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Malaise dans le capitalisme La logique du système capitaliste et ses incidences sur le lien social Marie-Jean Sauret, psychanalyste, membre de l’Association de psychanalyse Jacques Lacan (APJL) Professeur de psychopathologie clinique à l’université Toulouse-Le Mirail Co-directeur du Laboratoire de Cliniques Psychopathologique et Interculturelle (EA4291) La logique dont il s’agit n’est pas, au sens strict, celle du système économique, mais celle du lien social qu’il sous-tend et dans laquelle sont emportés, qu’ils s’y soumettent ou non, les sujets qui en participent. Le titre finalement me paraît contenir une tautologie : mais cela fait justement partie de ce qu’il s’agit de rendre compréhensible. Pour cette approche, pour saisir le réel en jeu, j’ai emprunté à la psychanalyse sa conception du sujet et du lien social. Je l’indique, car, depuis que Pierre Besses et Nicole Gauthey m’ont transmis l’invitation du GREP, la psychanalyse a subi une attaque sans précédent de la part de parents d’autistes réunis en associations hostiles, de la part d’élus (au moins Bernard Accoyer, Daniel Fasquelle), de la part de l’administration de la santé (quoique la HAS soit demeurée modérée), de la part de disciplines académiques (la psychologie comportementale, une part de la psychologie cognitive), de la part d’organisations universitaires (les chercheurs réunis sous l’étiquette « Clinique scientifique » lors des élections au CNU), et même de la part du législateur (à s’en tenir à certains aspects de la loi sur la psychothérapie et du débat qu’elle a suscité) - qui viennent s’ajouter au climat créé par tels rapports scientifiquement problématiques de l’INSERM (sur la détermination des enfants et sur l’efficacité des psychothérapies), ainsi que par les ouvrages de Benesteau (Les mensonges freudiens), Onfray (Le crépuscule d’une idole) et Le livre noir de la psychanalyse 1 . Que s’est-il passé, que se passe-t-il ? 1 Institut National Scientifique d’Études et de Recherches Médicales, Psychothérapie, trois approches évaluées, Édi- tions Inserm, ISBN 2-85598-831-4, 568 pages, Février 2004 ; Institut National Scientifique d’Études et de Recherches Médicales, Trouble des conduites chez l'enfant et l'adolescent, Éditions INSERM, 2005 ; Jacques Benesteau, Men- songes freudiens, Histoire d’une désinformation séculaire, Colline de Wavre, Mardaga, 2002 ; Catherine Meyer (sous la direction de), Livre noir de la psychanalyse. Vivre, penser et aller mieux sans Freud, Les Arènes, 2005. 275 PARCOURS 2011-2012

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Malaisedans le capitalisme

La logique du systèmecapitaliste et ses incidences

sur le lien social

Marie-Jean Sauret,psychanalyste,

membre de l’Association de psychanalyse Jacques Lacan (APJL)Professeur de psychopathologie clinique à l’université Toulouse-Le Mirail

Co-directeur du Laboratoire de Cliniques Psychopathologique et Interculturelle(EA4291)

La logique dont il s’agit n’est pas, au sens strict, celle du système économique, mais celle du lien social qu’il sous-tend et dans laquelle sont emportés, qu’ils s’y soumettent ou non, les sujets qui en participent. Le titre finalement me paraît contenir une tautologie : mais cela fait justement partie de ce qu’il s’agit de rendre compréhensible. Pour cette approche, pour saisir le réel en jeu, j’ai emprunté à la psychanalyse sa conception du sujet et du lien social. Je l’indique, car, depuis que Pierre Besses et Nicole Gauthey m’ont transmis l’invitation du GREP, la psychanalyse a subi une attaque sans précédent de la part de parents d’autistes réunis en associations hostiles, de la part d’élus (au moins Bernard Accoyer, Daniel Fasquelle), de la part de l’administration de la santé (quoique la HAS soit demeurée modérée), de la part de disciplines académiques (la psychologie comportementale, une part de la psychologie cognitive), de la part d’organisations universitaires (les chercheurs réunis sous l’étiquette « Clinique scientifique » lors des élections au CNU), et même de la part du législateur (à s’en tenir à certains aspects de la loi sur la psychothérapie et du débat qu’elle a suscité) - qui viennent s’ajouter au climat créé par tels rapports scientifiquement problématiques de l’INSERM (sur la détermination des enfants et sur l’efficacité des psychothérapies), ainsi que par les ouvrages de Benesteau (Les mensonges freudiens), Onfray (Le crépuscule d’une idole) et Le livre noir de la psychanalyse1. Que s’est-il passé, que se passe-t-il ?

1 Institut National Scientifique d’Études et de Recherches Médicales, Psychothérapie, trois approches évaluées, Édi-tions Inserm, ISBN 2-85598-831-4, 568 pages, Février 2004 ; Institut National Scientifique d’Études et de Recherches Médicales, Trouble des conduites chez l'enfant et l'adolescent, Éditions INSERM, 2005 ; Jacques Benesteau, Men-songes freudiens, Histoire d’une désinformation séculaire, Colline de Wavre, Mardaga, 2002 ; Catherine Meyer (sous la direction de), Livre noir de la psychanalyse. Vivre, penser et aller mieux sans Freud, Les Arènes, 2005.

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Je souhaite profiter de cette situation pour montrer latéralement que le traitement subi par la psycha-nalyse est précisément un indice du malaise dans le capitalisme, ou, en d’autres termes, que l’autisme est le symptôme d’un monde hostile au symptôme.

Vous me pardonnerez de commencer par un détour qui consiste à vérifier que nous disposons d’une langue commune en précisant quelques-uns des concepts que cette analyse nécessite : non pour vous obliger à adopter l’analyse elle-même, mais afin de pouvoir échanger autour de ce que j’ai déjà qualifié de « réel » en jeu, par rapport à quoi nous pourrons indiquer comment nous nous positionnons et situer nos critiques éventuelles de l’approche elle-même.

1 - La première étape est l’occasion d’une thèse :il existe un lien entre le fonctionnement psychique et la forme du « vivre ensemble ».De façon sommaire, disons que la psychanalyse appelle sujet non pas l’individu « bio-psycho-so-cial » que chacun est nécessairement, mais ce qui parle en lui. Celui qui consent à parler est obligé de faire avec la structure du langage : celui-ci ne peut que représenter. De sorte que le sujet ren-contre à la fois l’obligation de se poser à lui-même la question de ce qu’il est, et obligé de faire avec une réponse qui lui révèle qu’il ne trouvera pas dans le langage le réel de ce qu’il est. Il parle, il manque, il désire pourrait résumer un aspect de la découverte freudienne : il existe un savoir indisponible, l’inconscient. Comment fait-on quand le sujet est déterminé par ce trou dans le sa-voir et qu’en même temps le réel du sujet ne cesse pas d’exiger d’être signifié (dans les lapsus, les rêves, les actes manqués) ?

Freud en a déduit sa première théorie du « vivre ensemble » dans Malaise dans la civilisation. La force animale, ce que l’humain doit à la nature, doit être subordonnée au droit et à la justice : telle est la métaphore au principe de la civilisation. Mais cette substitution du Droit à la Force - qui désigne le processus de sublimation, trouve sa limite dans le fait que la violence demande une satisfaction directe. Pour la contenir, la société enrôle la sexualité qu’elle invite à se sublimer dans l’amour du prochain désexualisé2. A ceci près que pas plus que l’agressivité, la sexualité ne saurait passer toute en-tière au service de la civilisation : l’une et l’autre « alimentent » ce réel qui exige pourtant sinon d’être signifié, du moins une issue - il lui faut une satisfaction directe sans quoi, d’ailleurs, l’humanité serait mise en extinction faute de se reproduire. Paradoxalement, l’exigence de satisfaction de la part de l’agressivité et de la sexualité oblige au développement des solutions que la civilisation est contrainte d’inventer pour que l’humanité se survive.

L’humain est ainsi fait qu’il demande son être à l’autre parlant, lequel ne peut lui fournir qu’un être fabriqué de mots. C’est une façon de dire que pour la psychanalyse, l’essence de l’humain est sociale (cf. l’excentration sociale de l’humanité de Lucien Sève3). Et sans doute la faiblesse de cette réponse l’a-t-elle poussé à inventer un Autre capable de fournir des ontologies plus consistantes : shamanisme, religion, philosophie, etc. L’histoire de l’humanité se confond un moment avec le perfectionnement de ses productions. L’humain est ainsi fait qu’il ne peut pas ne pas mettre sa vie en récit : espèce fictionnelle, « fabulatrice » écrit Nancy Houston4. Sauf que tous les récits ne se valent pas, toutes les productions symboliques ne sont pas du même type.

2 Il faudrait situer ici l’invention de la famille qui à la fois régularise l’exercice de la sexualité entre adultes, protège les enfants de la jouissance des aînés et contribue au refoulement de leur sexualité propre, sublimée dans les apprentissages : au point que Freud pouvait écrire que le plus grand pas pour la civilisation que chacun ait à effectuer consiste à s’émanciper des parents : « Le roman familial des névrosés (1909) », Névrose, psychose et perver-sion, Paris, PUF, 1974 (3e éd.), p. 157.

3 Cf. Freud : « (…) la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale (… », « Psychologie des foules et analyse du moi (1921) », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 p. 123.Cf. Lucien Sève, Psychanalyse et matérialisme historique [1972], dans Pour une critique marxiste de la théorie psy-chanalytique, avec Catherine Clément et Pierre Bruno, Éditions sociales, Paris, 1973, p. 195-268 ; Qu'est-ce que la personne humaine ? : Bioéthique et démocratie, Éditions La Dispute, Paris, 2006.

4 Nancy Houston, L’espèce fabulatrice, Arles, Actes Sud, 2008.

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Le XVIIe siècle voit apparaître une « rationalité » d’une capacité de description, d’explication et de dé-monstration avec laquelle les ontologies sont incapables de rivaliser : la science moderne. Et du coup le sujet, dont Emmanuel Kant enregistre la mutation5, se trouve divisé, aux prises avec deux séries de questions : d’un côté celles auxquelles la science promet de répondre, de l’autre, celles qui portent sur le sens de sa présence au monde - désormais en impasse, puisqu’il n’y aurait pas de savoirs sus-ceptibles de procurer une réponse du niveau que la science exige.

Ce moment est aussi celui de l’invention du libéralisme : occasion saisie de renvoyer la question du sens (de l’existence) au privé et de mettre fin aux guerres de religion. Désormais ce ne sont plus les idéaux qui régissent le vivre ensemble, mais la mesure en terme marchand du rapport de chacun avec chacun. Ainsi naît l’économie - où plutôt échappe-t-elle à la mission que Dieu avait jusque-là confiée aux hommes6, et cela du fait que le rapport à Dieu devient une affaire personnelle.

A partir du XVIIIe siècle, la vie publique est (tendanciellement) entièrement soumise au calcul de la physique et de l’économie. Les individus sont invités à abandonner la vertu pour le vice : suivez votre caprice, jouissez, une main invisible finira par équilibrer les rapports dans l’intérêt de la collectivité. L’intérêt commun est la somme des intérêts particuliers dès lors que l’impératif de jouissance les commande. Sauf que le sujet ne cesse pas de parler et n’en finit pas de s’interroger sur ce qu’il est : et comme il ne trouve pas de réponse ontologique de portée universelle (malgré leur prétention), il se dote d’une réponse intime. Il s’accroche à la figure d’autorité qu’il a sous la main (la fonction paternelle du complexe d’Œdipe) qui le situe dans la lignée parentale, et il symbolise le manque qui l’habite à parler et qu’il n’arrive pas à combler sur le marché (opération symbolique du complexe de castration). Bref, il se fabrique une véritable religion privée : la névrose. S’il fallait illustrer ce moment d’un cas clinique, nous pourrions nous intéresser à Blaise Pascal qui d’un côté invente la physique ex-périmentale, le calcul de probabilité et les premiers organismes de spéculation, pour s’adonner à son addiction aux jeux d’argent, en même temps qu’il crée des entreprises commerciales et de transport pour alimenter ses revenus, et, de l’autre, réinvente la langue française, se réfugie à Port Royal pour expier ses péchés et traiter la culpabilité qu’il éprouve à l’endroit de sa libido sciendi - sa passion de savoir - vécue comme un vice : mais démontrant « en personne » la compatibilité de la science et de la foi via la névrose7.

Pour la petite histoire, il fallait donc à la fois l’invention de la science moderne et du libéralisme pour que le sujet échappe globalement à l’hétéronomie, au gouvernement de Dieu, et découvre sa déter-mination de névrosé : Dieu a quitté le ciel pour l’inconscient ! C’est pour la névrose que Freud, qui se soumet à l’injonction de l’hystérique de l’écouter, de la laisser parler, invente alors le dispositif de la cure psychanalyse. Se mettant à l’écoute du « nouveau sujet » né de cette mutation sociale, il apprend de sa bouche que chacun se construit une théorie pour soutenir son désir, viser ce qui est supposé lui procurer satisfaction - le fantasme -, et bricoler une solution qui lui permette à la fois d’éviter l’exclusion par le « vivre ensemble » au motif de sa singularité, d’éviter sa dissolution dans la masse s’il parvient à s’y loger - le symptôme. En quelque sorte le symptôme rappelle à chacun qu’il n’est réductible ni au formatage par l’Autre, ni à son propre fantasme, ni à aucune théorie fut-elle ontolo-gique ou même scientifique. C’est d’ailleurs ce que lui rappelle la souffrance du symptôme, qui traduit

5 Cf. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781 ; 2nde éd. 1787) ; Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science (1783). ; Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmo-politique (1784) ; Réponse à la question : « qu'est-ce que les Lumières ? » (1784) ; Fondation de la métaphysique des mœurs (1785) ; Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? (1786) ; Critique de la raison pratique (1788) ; Critique de la faculté de juger (1790).

6 Georgio Agamben, Homo Sacer. II, 2, Le Règne et la gloire, traduit par Joël Gayraud et Martin Rueff, Le Seuil, Paris, 2008.

7 Cf. Dany-Robert Dufour, Le Divin marché, Denoël, 2007, et, surtout, La Cité perverse, Denoël, 2009. Il faudrait aussi s’intéresser, à la suite de Dany-Robert Dufour, au marquis de Sade, autre façon de se positionner comme sujet dans ce virage qui fait la part belle à la perversion.

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cette tension entre le singulier et le social, et qui lui fait y tenir dans une sorte de cogito du névrosé : je souffre, donc je suis - dont la cure permettait pourtant de vérifier qu’il était possible d’extraire la dimension de solution (incurable) sans la confondre à la dimension pathologique (réductible)…

Deux neurologues, Frédéric Dubas et Catherine Thomas-Antérion, vont même jusqu’à rappeler que la pathologie organique elle-même s’inscrit dans l’histoire du sujet, et que la méconnaissance de cette dimension rend le traitement problématique - notamment dans les cas où la chronicité participe de l’identité, en quelque sorte, que celui-ci s’est construit8.

2 - Nous ne sommes plus au XVIIe siècle et pas davantage au temps de Freud : le capi-talisme est une civilisation qui suscite sa propre ontologie, sa propre anthropologie.Dire du capitalisme qu’il est une civilisation c’est affirmer qu’il suscite, avec le système économique, l’habitat langagier nécessaires à la vie de ses ressortissants. L’état actuel du capitalisme résulte déjà du mariage de la science et du marché « réglé » par l’économie libérale. La science qui domine est la tech-noscience, celle qui promet de fabriquer les objets que la science économique demande au marché de mettre à notre disposition. De sorte que le capitalisme d’une part substitue le calcul au droit dans la métaphore civilisationnelle, et, par là, fabrique une idéologie, le scientisme, qui prétend répondre par les moyens de la science aux questions qui lui sont légitimement adressées, mais également aux ques-tions existentielles. Le scientisme dessine un Autre de notre temps quatre fois menteur : il promet de tout expliquer, de tout comprendre, de tout fabriquer, de jouir de tout - sans reste qui échapperait au calcul, au tout évaluatif qui règne sur notre monde.

Historiens, sociologues, psychanalystes, philosophes, politologues et économistes se sont pen-chées sur ce moment et sur l’orientation qu’il donne à la logique selon laquelle se construit le « vivre ensemble ». Comment se fait-il que l’humain transforme sans hésitation la nature jusque dans ses moindres recoins si je puis dire, et en soit venu à proclamer que l’économie constituait un réel intan-gible et à affirmer l’impossibilité de rien modifier à la société ? Tout se passe comme si le XIXe siècle avait non pas éradiqué les ontologies, mais avait vu leur fonction capturée par la politique et le pou-voir pour « ajuster le monde » aux exigences du néolibéralisme, entre autre « à l’impératif technolo-gique9 ». Illustrons-le du propos de tel journaliste de France Culture distinguant les candidats aux présidentielles (2012) réalistes des idéalistes, au motif que les premiers ne s’en prennent pas plus au capitalisme qu’à l’air, l’eau ou le sable : or, justement, on s’en prend à l’air, à l’eau et au sable !

Jean-Pierre Fressoz, dans l’ouvrage récent10 auquel je fais allusion ici, évoque cette « forme ontolo-gique de la dés inhibition moderne » : il s’agit de circonvenir les craintes des citoyens en produisant des ontologies anxiolytiques. Nous vivons, ainsi que Christopher Lasch l’a écrit il y a déjà 35 ans pour les États Unis, une époque psychothérapique11 ! Cette pente à vouloir le bien de l’autre, à « servir les biens », semble avoir enrôlé ce que nous qualifions d’humanisme, de sorte que sous ce « beau » nom peuvent désormais se cacher toutes les turpitudes (cf. au moins les excès de l’ingérence « humani-taire », l’exportation de la démocratie par la force militaire, la requalification de la guerre en opération policière, etc.), avec en prime le fait de sembler maintenir une valeur ontologique. Le néolibéralisme feint d’y croire uniquement parce qu’elle permet la capture des individus à son service.

Dans ma langue, il s’agit de rendre « consommable » tout ce qui est proposé à la jouissance (sur le marché). Le problème est de rendre la machine fabriquée et tous les objets de consommation désirables et, j’y reviendrai, digestes : cigarette sans tabac, sexualité sans sexe, fromage sans matière

8 Frédéric Dubas, Catherine Thomas-Antérion, Le sujet, son symptôme, son histoire. Étude du symptôme somato-morphe, Paris, Les Belles Lettres, collection « Médecine & Sciences Humaines), 2012.

9 Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.

10 Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012, pp. 285s.

11 Voir Christopher Lasch, La culture du narcissisme - La vie américaine à un âge de déclin des espérances (New York, 1979, Paris, 1981), Paris, Climats, 2000, Paris, Flammarion 2008.

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grasse (Slavoj Zizek est là-dessus intarissable12). Ce monde faussement sécurisé frise l’ennui - fausse-ment, puisque cette sécurité n’est que le résultat d’un calcul économique, soumission au pouvoir de l’argent, qui pousse à mobiliser tel pouvoir.

Celui qui se laisse suggestionner adopte en effet cette nouvelle anthropologie pour se penser. Quelle que soit son contenu, elle est caractérisée par la substitution du pouvoir à l’autorité (laquelle se met à son service), soumission obtenue par la force, que cela soit celle de la suggestion (le pouvoir des mots), de la démonstration scientifique ou de puissance physique, policière, etc. Cette anthropologie est encore caractérisée par la faillite de la capacité à symboliser le manque, opération symbolique de la castration, devenue inutile, au profit de la croyance dans la promesse d’une jouissance sans limite (mais sans risque). Cette mutation du savoir en scientisme s’accompagne de la disqualification de la religion privée qu’est la névrose : les Dieux, qui avaient déserté le ciel pour l’inconscient, sont renvoyés dans le réel - d’où ils reviennent avec plus de férocité encore, l’actualité en témoigne (cf. la montée en puissance des intégrismes et l’apparition de nouvelles sectes rivalisant en certitude avec la science), tandis que leur fonction ontologique est assumée par l’idéologie (le scientisme) et le pou-voir politique qui lorgnent sur (et empruntent à) leur fonction.

Dans cette optique, il conviendrait d’évaluer l’effort de scientifiques pour rendre leur démarche compatible avec la foi - depuis le problématique Intelligent Design jusqu’à l’entreprise de l’Université Interdisciplinaire de Paris qui entend renouer le dialogue entre science et sens13. Il faudrait encore explorer les raisons qui poussent des disciplines diverses telles que l’astrophysique, la physique quantique, les théories de l’évolution, les neurosciences et la philosophie de l’esprit, prix Nobel en tête, à s’allier dans une entreprise quasi théologique : L’UIP écrit sur son site qu’elle entend « contri-buer à renouer le dialogue rompu par une certaine modernité entre l’ordre des faits et l’ordre des valeurs afin de mieux comprendre l’articulation entre les implications de la recherche scientifique et la quête de sens. Pour ce faire, elle propose à des scientifiques, des philosophes, des religieux et des acteurs du monde économique de confronter leurs domaines de connaissance14 ». Sans plus de commentaires.

Plusieurs questions sont à éclairer. D’abord ce qui fait le succès du capitalisme qui réussit à asservir de plus en plus de monde. Pierre Bruno15, dans son dernier ouvrage, a montré que Marx en produisant sa théorie de la plus value livrait en quelque sorte à son insu le secret du capitalisme : celui-ci enrôle le désir derrière la plus value, il convoque le manque qui le cause et la sorte d’objet perdu dont le

12 Concernant un auteur aussi prolixe que Zlavoj Zizek il est difficile de s’en tenir à un seul ouvrage. On peut consulter, par exemple : 1990 : Ils ne savent pas ce qu'ils font, Le sinthome idéologique, Point hors ligne ; 1993 : L'Intraitable, Psychanalyse, politique et culture de masse, Économica ; 1999 : Subversions du sujet, Psychanalyse, philosophie, politique, Presses universitaires de Rennes ; 2004 : Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més) usages d'une notion, Paris, Éditions Amsterdam, traduction de l'anglais par Delphine Moreau et Jérôme Vidal (la table des matières et l'introduction peuvent être lues sur le site de l'éditeur) ; rééd. coll. « Poches » 2007 ; 2004 : La subjectivité à venir, Essais critiques sur la voix obscène, série de textes écrits entre 1998 et 2004, Climats ; rééd. Flammarion, coll. « Champs » 2006 ; 2006 : La marionnette et le nain, Le christianisme entre perversion et sub-version, Le Seuil ; 2007 : Le sujet qui fâche, Le centre absent de l'ontologie politique, Flammarion ; 2007 : Au bord de la révolution : Sur Lénine et la révolution d'Octobre, Aden Éditions ; 2008 : Robespierre : entre vertu et terreur, Stock ; 2008 : Fragile absolu, Pourquoi l'héritage chrétien vaut-il d'être défendu ? Flammarion ; 2008 : Parallaxe, Fayard ; 2010 : Après la tragédie, la farce ! Flammarion ; 2011 : Vivre la fin des temps, Flammarion, Paris.

13 Cf. les ouvrages des animateurs de l’UIP, Jean-François Lambert, Trinh Xuan Thuan et Jean Staune. Par exemple : Jean Staune, Bernard d'Espagnat (Auteur), Jean Kovalevsky (Auteur), Trinh Xuan Thuan (Auteur), Ahmed Zewail (Auteur), Paul Davies (Auteur), Christian de Duve (Auteur), Charles H. Townes (Auteur), Thierry Magnin (Auteur), Science et quête de sens, Paris, Presse de la Renaissance, 2005 ; et, de Jean Staune, La science en otage. Comment certains industriels, écologistes, fondamentalistes et matérialistes nous manipulent, Presses de la Renaissance, Pa-ris, 2010 ; Au-delà de Darwin. Pour une autre vision de la vie, Jacqueline Chambon Éditions, 2009 ; Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique, Presses de la Renaissance ; Jean Staune (dir.), L'Homme face à la science, Criterion, 1992 (textes d’Hubert Reeves, Ilya Prigogine, René Lenoir, Jacques Arsac et d'autres) ; Michael Behe, La Boîte Noire de Darwin - Intelligent Design, Préface de Pierre Perrier (conseil scientifique de l'UIP), collection Science et Quête de Sens sous la direction de Jean Staune, Presses de la Renaissance, 2009.

14 Cf. http://uip.edu/presentation.

15 P. Bruno, Lacan passeur de Marx. L'invention du symptôme, Toulouse, Erès, 2010.

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sujet cherche à obtenir un plus de jouir pour le confondre avec la plus value. Concrètement il fait croire, grâce à cet artifice, que l’objet manufacturé est susceptible de combler le dit manque (cet objet comblant serait la jouissance). S’en déduit, si tel objet me complète, que lui et moi sommes de même nature : et donc que je suis, comme lui, marchandisable ! Marx souligne à juste titre ce « fétichisme de la marchandise » qui occulte le fait que l’objet, loin d’être réductible à sa valeur marchande, est le résultat de rapports sociaux.

Si la « jouissance » était possible (si le manque constitutif de l’humain était curable), cela entraînerait la fin du désir et les affects qui accompagnent son extinction : l’angoisse, la dépression, la mélancoli-sation - qui s’observent chez de plus en plus de nos contemporains. La plupart des autres ne font que l’expérience de la frustration : l’objet obtenu n’est finalement pas le bon, et ils retournent se servir sur le marché ou rêvent du moment où ils auront l’opportunité de le faire. La source capitaliste est ainsi fabriquée que celui qui y boit pour étancher sa soif a encore plus soif après qu’avant16 : le capitalisme fabrique une société de frustré, et cela indépendamment de l’avoir de chacun. Le capitaliste ne veut pas d’argent - il veut plus d’argent. L’homme économique est celui qui soumet ainsi son désir au calcul17…

Sans doute est-ce l’une des raisons subjectives du succès du capitalisme financier et des possibilités inédites et sans limites apparentes qu’il offre à la spéculation : grâce à l’argent comme équivalent général, le capitalisme permet de s’émanciper du monde concret (il faudrait s’arrêter sur ce passage du capitalisme industriel au capitalisme financier) et de donner à l’évaluation une puissance jamais égalée jusque-là. En ce sens, il n’y a pas de crise économique chez les milliardaires, dont le magazine américain Forbes vient de publier le palmarès, tandis que la presse française regrettait ouvertement que la France ne vienne qu’en 5 ou 6e rang18 !

Selon la façon dont chacun se représente l’humain dicté par cette anthropologie - et il est probable que nous soyons tous plus ou moins contaminés -, il est contraint de se penser, nous l’avons évoqué, comme étant de même nature que les objets supposés le compléter ou le prothéser sur le marché : il se pense alors soit en organisme et la société telle l’organisation d’un biopouvoir (Michel Foucault19), soit en machine - par exemple de traitement de l’information (cf. le trans ou le post-humain20) à l’instar des machines qu’il désire21, en entreprise (l’homo œconomicus de Dardot et Laval22) - utile, rentable, productif, efficace, économique, flexible… Les théories académiques sont réquisitionnées et l’université avec pour en perfectionner la doctrine : la psychologie, la psychiatrie, le droit, la justice, la philosophie (la philosophie politique) outre l’économie, etc.

D’un côté la philosophie politique libérale (l’idéologie du moment, le politiquement correct) réalise

16 Pierre Bruno, Lacan, passeur de Marx, op. cit., p. 213.

17 Christian Laval, L'Homme économique, Gallimard, 2007 ; cf. Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 2010 ; Pierre Dardot, Chris-tian Laval, Marx prénom Karl, Paris, Gallimard, 2012.

18 Forbes pour l'année 2012. Les milliardaires de la planète (à l'exception des monarques, sauf si leur fortune est privée), et exprime leur fortune en milliards de dollars américains (l'unité retenue dans la suite du texte). Le monde compte ainsi actuellement 1226 milliardaires2 se partageant plus de 4600 milliards de dollars.

19 Foucault, M., Il faut défendre la société, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », Paris, 1997

20 Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Une nouvelle éthique à l’âge du clonage, Éditeur : Hachette Litté-ratures Parution : 18 février 2009 ; ou : Bruce Benderson, Transhumain, Payot, 2010 : ce dernier ouvrage expose la théorie de la Singularité, notamment de Ray Kurzweil. Ce technologue futuriste affirme, entre autre, que l’huma-nité, du fait du progrès technologique, est sur le point de se métamorphoser en une nouvelle espèce : jusqu’à télédé-charger le cerveau et son contenu dans des ordinateurs, etc. D’où l’appellation de « transhumanisme ». Quoique l’on pense du caractère réalisable ou non de ce fantasme ou de ce délire, il dit le poids que prend le scientisme jusque dans la science.

21 Relire de ce point de vue la conception du désir comme une entreprise qui permet à Gilles Deleuze et Félix Guat-tari de penser une machine désirante (Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1995 ; Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1994.

22 Cf. la note 17.

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son projet anthropologique en fabriquant ce sujet capitalo-compatible, égoïste, calculateur, opposé aux morales traditionnelles du don, du sacrifice et de l’honneur (sacrifiées avec les idéaux, vertus et autres ontologies traditionnelles) ; d’un autre côté ce sujet ainsi fabriqué exige en retour « un monde taillé à sa mesure, repensé, reconstruit et redéfini afin que puisse s’exercer librement la recherche de la plus grande utilité ». Sujet et idéologie s’entraînent l’un l’autre : je suis frappé en voyant autour de moi la complicité active avec la logique dont nous avons à pâtir. Les historiens datent du XIXe siècle le processus de mobilisation des sciences et techniques par cette politique (cette idéologie) appelée aussi bien par la logique du marché que par l’individu qu’elles formatent : et sciences et techniques « ajustent les ontologies et les objets dans le but d’instaurer un monde économique23 ».

Si le sujet est bien ce que nous avons essayé de dire : un être parlant, il ne peut pas ne pas protes-ter - résister - contre ce formatage généralisé à l’échelle de la globalisation qui répond pourtant à sa propre quête ontologique (« Que suis-je ? »). Mais ces protestations sont interprétées en fonction de la nouvelle grille anthropologique : comme du politiquement incorrect, comme des accidents du fonctionnement et des troubles à rectifier. Fin de la référence possible à la fonction du symptôme.

Je suis frappé de lire dans un autre ouvrage récent, de Josépha Laroche, La brutalisation du monde, la même analyse appliquée à l’évolution de l’organisation politique. Je cite la quatrième de couver-ture : « Si l'émergence des États au sortir du Moyen Âge a progressivement conduit à une réduction des violences privées, le processus qui s'est alors mis en marche semble de nos jours s'être enrayé. Ce tournant civilisationnel s'est traduit jusque-là par un refoulement de la pulsion de mort qui a pris la forme d'un monopole de l'État sur les guerres et d'une pacification diplomatique. Mais il témoigne à présent d'un épuisement inquiétant. Cela tient à l'affaiblissement des acteurs étatiques, si discrédités et contestés qu'ils ne sont plus en mesure d'intervenir comme instances légitimes de régulation et de protection. Désormais, avec la mondialisation des violences non étatiques et des communautarismes, les sociétés doivent faire face à la brutalisation du monde - affrontements identitaires, destructions du lien social et des solidarités, exclusion de la communauté nationale d'individus lentement réifiés avant d'être socialement néantisés. Conjuguant les apports de la psychanalyse, de l'histoire et de la sociologie, cet essai propose un cadre d'analyse qui rend compte des reconfigurations actuelles d'une scène mondiale traversée par les forces destructrices de la décivilisation24 ».

La crainte de Freud semble accomplie : le triomphe de la pulsion de mort ne semble jamais avoir été aussi près… Et nous sommes de ce monde : en quoi le servons-nous, en quoi lui résistons-nous, lui créons-nous l'une possible alternative et laquelle ?

3 - Le symptôme est un index de la résistance à cette logiqueet le désir une raison d’espérer.C’est la troisième fois, en fait, que je suis invité par le GREP. Et je me souviens qu’une réaction qui m’a été renvoyée visait mon pessimisme supposé ou celui de Freud. Le terme vise chez lui son interroga-tion sur le fait de savoir si justement la civilisation, en raison du développement de la science et de la transformation de l’État, ne fournirait pas à la pulsion de mort les moyens de satisfaire une fois pour toutes les poussées de l’agressivité et de la violence (en ce sens, le nazisme n’est pas une exception dans l’horreur mais un révélateur des forces qui trament la société).

Certes nous savons l’interprétation des symptômes en termes d’accidents d’une machine, de dys-fonctionnement, de trouble… Certes nous constatons que la psychologie et la psychiatrie fabriquent désormais des ingénieurs et des techniciens habiles à l’auto-bilan, au changement des pièces défec-tueuses, capables de booster les moteurs… Mais ils ne font qu’accroître les conditions de la protesta-tion des sujets ainsi traités, ce dont témoignent les formes privilégiées par les symptômes modernes : des pathologies de la consommation et de l’ennui (vol compulsif, anorexie, hyperphagie, conduite à risque, violence de toute sorte contre soi, les autres et les biens…).

23 Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, op. cit., p. 293.

24 Josépha Laroche, La brutalisation du monde, Paris, Seuil, 2012.

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Le symptôme demeure une sorte de « tout, mais pas ça », ainsi que le traduit Jacques Lacan : « Tout ce que tu veux, mais là, tu vas trop loin, tu en demandes trop ». « Franchir cette ligne, ce serait sacrifier mon existence à l’être formaté que tu me vends ». Et, là, quelque chose du sujet « proteste logique-ment » et cherche une solution pour garder cette frontière : ce quelque chose, Freud l’avait déjà noté, c’est le symptôme lui-même. La défense de cette solution va parfois jusqu’à la mort. C’est ainsi que je m’explique le fait que, dans nos sociétés, le suicide soit devenu l’une des premières causes de mortalités : on aurait tort de n’y voir que le geste de désespérés, de mélancoliques, de déprimés et autres psychopathologies graves. Pourquoi les suicides sur le lieu même du travail et pas à la maison, par exemple ?

Pourquoi Mohamed Bouazizi est-il allé se faire brûler devant le gouvernorat de Sidi Bouzid ? La police venait de lui enlever son étalage ambulant et une femme en uniforme l’avait frappé - humiliation suprême pour ce musulman : les motifs ne sont pas forcément idéologiquement tous politiquement correct. Son acte a pris l’allure d’un « vous avez pu m’humilier et me déposséder de mon moyen de subsistance, mais moi, vous ne m’aurez pas ». Sans doute ce suicide aurait pu prendre place dans la série de ceux qui l’ont précédé comme de ceux qui le suivent d’ailleurs. Or quelques-unes de ceux qui là, ont reconnu dans son geste la limite de leur propre « Ça suffit » : ils se sont en quelque sorte identifiés à son symptôme. Et ce « tout mais pas ça » est devenu le point d’appui de la révolution qui a chassé Ben Ali. La thèse est déjà présente chez Hannah Arendt et elle est la tâche que Jacques Lacan a dévolu à la psychanalyse : extraire l’effet révolutionnaire du symptôme…

Ici, nous mesurons en quoi le symptôme, son effet concrètement révolutionnaire, est indissociable du lien social : mais qu’il est de la responsabilité de chacun, sans doute, que cet effet ne se perde pas dans le sable…

La révolution nous débarrasse d’un système et accompagne la fin d’une représentation du monde dominante jusque-là : mais elle oblige à réfléchir sur la sorte de « vivre ensemble » que nous voulons réaliser - quitte à repasser, les Tunisiens nous le rappellent, par la case ontologie… Il y a là, dans l’impossibilité d’éradiquer la question du sens, dans la pente à l’ontologie, une véritable question politique qui appelle le débat sur la France, l’Europe, le monde que nous souhaitons pour nous et abandonnerons à ceux qui nous suivent…

Conclure :Ainsi donc la structure du sujet parlant le pousse à l’aliénation, à emprunter les mots de l’Autre, à lui réclamer un être formé de mots, à en obtenir les objets susceptibles de calmer son désir, à construire un monde qui convienne à son anthropologie. Et le capitalisme s’empare à la fois de sa quête d’être et de son désir, substitue le calcul au droit, le transforme en homo œconomicus pour peu qu’il se laisse suggestionner, réquisitionne les savoirs au service de la technoscience pour changer les représenta-tions de l’humain, éradique toute trace de singularité (le symptôme), combine le pouvoir et la science pour organiser une nouvelle modalité du vivre ensemble : tel est le début d’une analyse qu’il faudrait peaufiner encore. Cette analyse comme la pensée de cette nouvelle modalité de « vivre ensemble » n’est possible qu’à maintenir vivant un autre usage du savoir - à quoi le GREP s’emploie.

C’est dans ce contexte que nous pouvons apprécier ce qui se passe avec l’autisme : voilà un individu qui se présente sinon sans langage du moins embarrassé gravement du côté de la communication, replié sur soi, quasi réduit à cette machine sans désir et sans langage, etc. N’est-il pas la preuve vivante que l’humain est réductible à son fonctionnement biologique, machinique ? N’est-il pas la justification des entreprises de formatage par l’éducation et tout autre procédé ?

La psychanalyse admet, bien sûr, que des accidents biologiques puissent handicaper le fonctionne-ment organique. Mais elle n’y réduit pas le sujet : d’une part les accidents biologiques associés à un autisme sont innombrables (une centaine de gènes et une centaine de « lésions » candidates), d’autre part ces accidents se retrouvent souvent impliqués dans d’autres affections psychologiques. Dans ces conditions entre la lésion et l’autisme, ne devrait-on pas soupçonner la réponse du sujet : ce qu’il fait des déterminations biologiques qui empêchent sa relation aux autres et à l’Autre du langage ? C’est en

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ce sens que, ainsi que je l’indiquais en commençant, la psychanalyse est justifiée de voir dans la que-relle autour de l’autisme « le symptôme d’un monde hostile au symptôme ». La psychanalyse abrite cette conception du symptôme : l’attaque contre elle est donc bien un indice de la nouvelle forme du malaise dans la civilisation capitaliste - laquelle n’admet chacun qu’à condition qu’il renonce à ce qui fait sa singularité : à ce qui fait sa propre altérité, sa propre étrangeté au regard de chacun des autres - et qui est pourtant la condition du renouvellement du « vivre ensemble »…

débat

Un participant - Je voudrais vous interroger sur la mort et le suicide des enfants, tabou des tabous. Nous avons reçu ici Boris Cyrulnik qui a commenté ce problème. Comment vous situez-vous par rapport à cette fameuse « résilience » dont il parle ? Il y avait un article dans le journal Marianne qui disait : « Cyrulnik préconise une meilleure politique de prévention, formation spécifique dans les métiers de la petite enfance, lutte contre le harcèlement à l’école, valorisation des associations de quartier, pour le pape de la résilience il suffit d’une seule rencontre structurante pour sauver un enfant de lui-même ».

M-J. Sauret - Chacun fait avec les concepts qui sont les siens. Boris Cyrulnik se place d’un point de vue clinique. Je trouve le concept de résilience problématique, je ne vous le cache pas, parce que je cherche des données concrètes. Mais je peux me poser les mêmes questions pour certains concepts de la psychanalyse : est-ce que ce n’est pas simplement une solution verbale ? « Résilience » c’est un terme que la psychologie emprunte à la physique. Quand vous avez un matériau sur lequel vous exercez une pression, si vous ne le détruisez pas, il a une pente naturelle à reprendre sa position de départ et même peut-être de l’accentuer. Face à cette explication je suis perplexe. Je vous dirai ce que j’y trouve de positif, mais je suis a priori perplexe pour toute façon de penser l’être humain à partir de concepts naturels qui contribuent à sa naturalisation comme un objet physique. Parce que je me dis que même quand nous essayons de résister nous contribuons à cette anthropologie qui nous façonne. C’est plutôt une critique.

Par ailleurs, Boris Cyrulnik nous pose deux questions très différentes. L’une qui est de savoir pourquoi l’enfant considère que le monde dans lequel il est attendu n’est pas viable. Je pense que le nombre de suicides d’enfants est nettement supérieur à celui que l’on nous indique, tout simplement parce que beaucoup de parents, pour des raisons parfaitement compréhensibles, transforment le suicide en ac-cident domestique. Je pense aussi que beaucoup d’accidents domestiques concrets sont des suicides. Il y a une chose qui relève du passage à l’acte dont il est difficile de parler, qui demande beaucoup de délicatesse. Mais c’est vrai quelquefois qu’il suffit d’une rencontre pour inviter l’enfant à parier pour la vie. Je n’aime pas ce mot « parier » à cause de la « récupération » de Pascal par le libéralisme, mais je l’emploie quand même. Je ne l’aime pas, parce que le pari de Pascal, c’est penser Dieu et l’intérêt qu’il y aurait à penser Dieu sur le mode du calcul financier. Et cela a tout à fait à voir avec l’idéologie dans laquelle nous sommes. Vous voyez que c’est très difficile de penser les questions sans être emporté par notre époque.

Mais ceci dit, oui, il faudrait essayer d’être là. Cependant, je ne crois pas que l’on puisse prévenir, parce que la prévention nous met dans cette idée qu’il existerait un Autre qui pourrait construire un monde tel qu’il nous conviendrait. C’est précisément ce à quoi chacun veut échapper. La contradic-tion c’est ça, Nous devons construire un monde tel que l’enfant puisse s’en échapper autrement que par le suicide. En général il en sort parce que, à dix ans, treize ans, il dit ou il ne dit pas, et il passe par la porte ou par la fenêtre (pas forcément pour se défenestrer, pour se rendre à son rendez-vous avec l’autre sexe, entre autre). En effet, il y a quelque chose qui le pousse et qui fait qu’il s’en va, qu’il y

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va, qu’il sort. Et il sort pour vérifier si les solutions qu’il s’est données en termes de fantasmes et de symptômes vont tenir le coup dans la rencontre d’autres de sa vie. Telles sont les questions cliniques qu’il faut se poser.

L’autre question, à laquelle je vous renvoie, et que je me pose à moi-même, c’est : « Est-ce que nous aimons la vie ? » Parce que, pour dire à l’autre « parie sur la vie », il faut l’aimer. Et est-ce que vous aimez la vie ? Attention : pas la vôtre, parce que pour le moment on l’a, on fait ce qu’on peut jusqu’au bout. Je vous indique tout de suite que ça finira mal. (rires dans la salle). C’est drôle que ça puisse faire rire ! C’est une histoire drôle mais enfin en général on en sort les pieds devant. Il ne s’agit pas de cette vie-là. C’est la vie de l’autre. Et pas de notre partenaire, pas de celui qui partage le monde avec nous et qui est à peu près dans la même situation. Encore que si on ne l’aime pas c’est embêtant. Non. C’est : est-ce que vous aimez la vie de celui qui vient après nous ? Celui à qui nous avons la charge de transmettre des conditions de vie, c’est-à-dire à qui nous allons léguer le monde que nous habitons actuellement ? Est-ce que ce monde est viable pour la génération après nous ? Je ne suis pas convaincu que nous fabriquions un monde viable pour la génération après nous. Cela, je crois qu’un enfant, et pas seulement un enfant, peut le savoir très tôt. Et vous voyez que la question du suicide des enfants est vraiment une question politique, un index de la viabilité des conditions que nous transmettons, c’est-à-dire des fonctions que nous transmettons. Pour moi c’est là une des questions essentielles (aux plans politique, éthique, clinique…).

Prenons un exemple : le débat sur l’autisme qui défraie la chronique. C’est un débat biaisé idéologi-quement, complètement. D’un côté il y a bien les souffrances pour les familles, les éducateurs, les enseignants, l’entourage, les souffrances de la vie quotidienne… Il y a un vrai problème là, il n’y a pas assez d’institutions, pas assez de présence, les moyens éducatifs ne sont pas ce qu’il faut, etc. C’est incontestable. Mais à côté de cette réalité, la querelle est idéologique. Il n’est qu’à écouter ce qu’une partie des gens disent : « vous les psychanalystes, vous ne voulez pas éduquer, vous dites que l’autisme ce n’est pas biologique, alors que c’est biologique, et surtout vous recevez des autistes (sous entendu : allongés sur un divan !), vous vous asseyez et vous attendez que le désir vienne ; et puis vous (les psychanalystes), vous affirmez bêtement que c’est la faute des mères ». Je ne veux pas entrer dans cette querelle. Je veux simplement dire que je me moque du fait que l’autisme soit biologique ou pas, au sens où la réalité ne dépend pas ici de nos convictions réciproques. Mais surtout parce que la première énigme est : qu’est-ce qu’on appelle « autisme » ? C’est vrai que, d’une part, des corrélations désigneraient une centaine de gènes (et plus) candidats pour expliquer que certains « individus » soient autistes ; il y a également une centaine de lésions candidates, et peut-être beaucoup plus : si vous les réunissez dans le cerveau d’un seul autiste je crois qu’il aurait l’allure d’un steak haché ! D’autre part, ces accidents biologiques se retrouvent dans d’autres pathologies que l’autisme. Je ne conteste pas le fait qu'un accident biologique puisse hypothéquer votre vie, votre rapport au monde et votre rapport aux autres. Mais j’appelle « autiste » une certaine façon de faire avec les conséquences de ces « accidents ».

La dispute porte là-dessus, sur le fait de savoir s’il faut traiter l’autiste simplement comme un handi-capé (je caricature, la réalité est plus subtile), s’il convient de considérer l’autiste comme une machine à éduquer, etc. Il est vrai qu’on est pressé par le temps, il faut qu’il soit autonome. Si l’autonomie se réduit à se laver, si c’est s’habiller, si c’est se rendre dans les établissements tout seul, si c’est prendre le train, prendre l’avion, ce n’est assurément pas rien. Si le sujet dit autiste arrive à se débrouiller tout seul, on est un peu plus rassuré, surtout devant la pénurie de lieux d’accueil, c’est déjà ça. Bien sûr qu’il convient de viser cette autonomie. Mais ne peut-on imaginer en même temps que le même sujet dit autiste arrive à s’expliquer ce qu’il arrive à faire de sa vie ? Le considérer ainsi revient à supposer que même lui est potentiellement un sujet, et qu’il est capable de fabriquer un monde (de contribuer à fabriquer, de nous donner des indications pour cela), un monde dans lequel les autistes peuvent vivre avec nous. Si nous réalisions cela, alors le monde sera meilleur pour nous aussi. C’est la même question que celle de savoir si nous aimons la vie. Et vous pouvez la transposer sur d’autres situations.

Donc je crois que l’autisme est, hélas, instrumenté pour valider l’idéologie du moment. Je crois que l’anthropologie dominante, le scientisme, nourrit une conception précise de l’humain aujourd’hui,

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que je vous indique. Sans doute vais-je vous surprendre parce que je suis persuadé que beaucoup d’entre vous pensent ainsi : beaucoup pensent que nous avons notre libre arbitre. Mais c’est quoi le libre arbitre ? C’est justement la théorie du moment selon laquelle, si vous avez la chance d’avoir la bonne biologie, la bonne psychologie et la bonne sociologie, alors vous avez votre libre arbitre. Vous voyez comment cela se retourne : si vous pensez que je pense de travers, vous pouvez me soupçonner d’être bio-psycho-sociologiquement malade, handicapé. C’est exactement le modèle qui était celui de la psychiatrie soviétique : une psychiatrie d’État selon laquelle, si vous n’étiez pas communiste, si vous étiez dissident, on vous mettait en hôpital psychiatrique ou au Goulag en toute logique. Cela nous choquait dans les années 80, cela ne nous choque plus que l’État aujourd’hui se prononce sur une psycho-psychiatrie d’État. Dans tels textes on décrète quel est le bon dispositif psychologique, quel est le bon modèle que doit pratiquer le psychothérapeute, ce qu’est la perversion. Le pervers devient quelqu’un qui est un malade de naissance. D’ailleurs, de ce point de vue, il devient incompréhensible qu’il faille le juger : puisqu’une fois qu’il a été jugé, on lui dit : « Monsieur, vous êtes puni pour ce que vous avez fait. C’est-à-dire qu’il est responsable de ce qu’il a fait, de sa perversion. » - jusque-là je suis d’accord., et ensuite on lui dit : « Monsieur, il faut rester enfermé à cause de ce que vous êtes ». Voilà où nous en sommes. Nous pouvons détruire quelqu’un pour ce qu’il est. Cela a déjà été présent dans l’idéologie nazie. Et comment ces versions (staliniennes, nazies) que nous avons combattues, se sont-elles introduites dans la loi, chez nous, certes, apparemment au moins, sous ce mode soft ? Ce que j’essaye de soutenir à partir de cette questions-là, c’est de nous inviter à regarder les idéologies que nous avons et comment elles formatent non seulement la loi et les institutions, mais la psychopatho-logie et jusqu’à nos façons de penser…

Un participant - Dans votre exposé qui a pour objet le capitalisme et le libéralisme, là où vous parlez de l’objet, éventuellement de l’autre, il y a aujourd’hui quelque chose qui est très particulier, (dont un de nos candidats à la présidence a dit que c’était la seule chose à laquelle il s’attaquait), c’est la finance. Et la finance se distingue de tous les objets du capitalisme, en ce sens que c’est un objet qui n’a pas d’utilité en soi. Il n’a d’autre utilité que de se reproduire, à tel point qu’il a pris la place de tous les autres objets, parce que là où on fabriquait et où on avait devant soi des objets qui avaient des utilités, qui avaient un attrait, qui répondaient à un désir, ou un plaisir, aujourd’hui on n’a plus ça, mais quelque chose qui nous place devant la nécessité de le laisser et de le faire se reproduire. Alors le problème, la crise que nous avons maintenant, c’est que ce système lui-même en arrive à ne plus pouvoir se reproduire. Qu’en pensez-vous ?

M-J. Sauret - Je suis d’autant plus satisfait que vous introduisiez cette dimension que je cherchais des paragraphes que j’ai sautés et notamment sur les transformations du capitalisme. Si on faisait une histoire du capitalisme il faudrait regarder comment on est passé d’un capitalisme industriel à (assez récemment) un capitalisme financier qui veut faire de l’argent un équivalent général. Ce qu’on veut (quand on est capitaliste et que l’on a beaucoup d’argent déjà), ce n’est pas de l’argent, c’est beau-coup plus d’argent.

Vous dites qu’il y a crise. D’un certain point de vue il n’y a pas de crise, plutôt un état qui est la consé-quence logique d’un fonctionnement. Je force le trait. En réalité il y a une crise pour nous, c’est-à-dire qu’il y a une crise de tous ceux qui sont victimes de tout ce que le capitalisme doit inventer pour es-sayer malgré tout de faire plus d’argent, alors qu’on est en train « d’hériter » de cette thèse de la baisse tendancielle des taux de profit, (thèse qu’on a regardée de loin depuis le début du capitalisme). Je dis qu’il n’y a pas de crise : je suis passé rapidement dessus tout à l’heure en disant que les milliardaires ont des milliards, mais des milliards qui ne servent à rien. Le milliardaire ne mange pas ses milliards. Il les mangerait (et il aurait une indigestion) qu’encore il en resterait après sa mort. Je ne dis pas que c’est la faute au milliardaire si nous allons mal, comme à l’époque où l’on parlait des cent familles. Encore que cela serait bien qu’il distribue son argent. Vous savez que certains milliardaires sont des « milliardaires sociaux » ! C’est le cas de Bill Gates, de Ted Turner, de Georges Soros, qui préconisent de réinjecter de l’argent pour rien dans le marché et dans l’économie, ainsi que chez les gens qui meurent de faim, parce que sinon on va tuer… « la poule aux œufs d’or ». Mais la poule aux œufs d’or ne sert qu’à faire des œufs d’or, pas des omelettes, alors qu’il faut quand même essayer de manger. Cette situation va peut-être devenir encore plus difficile avec le capitalisme financier.

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Tout à l’heure, j’ai essayé de dire que le capitalisme capturait le désir. Si on est capable de séparer le désir, de restaurer la dimension et la logique du manque, d’un côté, et, de l’autre, le capitalisme néoli-béral, si vous ne confondez pas le désir pour les objets avec les objets du marché, sans doute vous ne sortez pas du capitalisme, mais vous mettez le capitalisme hors de votre fonctionnement psychique. Et cela me paraît un des premiers actes de résistance. Après, il faut aller plus loin. Ce n’est pas pour cela que vous n’allez pas rouler en voiture, mais si on vous abîme la voiture vous n’aurez pas l’im-pression qu’on vous a mutilé. Regardez jusqu’où ça va : si on leur abîme un objet, un certain nombre de gens vivent cela comme une mutilation. Un voleur entre dans votre maison, (j’ai pu observer ce phénomène de près) : pour certains, on est entré dans votre intimité. Ce branchement qu’on a sur les objets, cette complémentation, elle est terrible - et témoigne des effets de l’idéologie dominante (et donc du capitalisme) sur chacun de nous. Le capitalisme financier virtualise les moyens de faire de l’argent et les effets idéologiques sur nous un peu plus. Il est d’ailleurs possible qu’il existe de nou-velles formes de capitalisme. On parle déjà du capitalisme virtuel à vérifier.

Ce que je constate, parce que je suis aussi universitaire, c’est qu’on est en train de transformer l’école et l’université en entreprises néolibérales de fabrication des connaissances et des compétences. Cela veut dire quoi l’économie des connaissances ? Cela veut dire qu’on a un problème quand on est ca-pitaliste. Si je vous vends ma montre, elle sera à vous et elle ne sera plus à moi. Si je vous vends ma conférence, si il y a une bonne idée dedans, si vous êtes cent cinquante, à la sortie on sera cent cin-quante et un à la connaître. C’est un problème, du point de vue du capitalisme, il faut contrôler cela, il faut faire en sorte que la compétence que je vends ne soit disponible que pour celui qui l’achète. Regardez sous cet angle les lois Hadopi et les tentatives effectuées au motif de « il faut protéger les créateurs ». Non, la vraie raison est souvent : « il faut marchandiser la création ». C’est un des pro-blèmes que les agents du capitalisme essayent de résoudre - on se doute dans quel sens.

On pourrait dans beaucoup de domaines examiner comment on essaye de résoudre les problèmes actuels pour relancer le capitalisme en s’emparant d’un certain nombre d’objets qui étaient indispo-nibles. C’est quand même effarant qu’on ait réussi à faire du CO2 un objet de marché. On va faire de l’eau un objet de marché, on y arrive. On va faire de l’air un objet de marché. Cela nous paraît presque normal de payer des impôts locaux, c’est-à-dire que là où vous posez les pieds il faut payer. Finalement à quelque endroit que nous nous trouvions, nous allons nous trouver bien encombrés : comment s’étonner alors qu’il y en ait qui veuillent « sortir » de toutes les façons (examinons les phobies sociales de ce point de vue) ? Pour être plus précis il faudrait examiner l’emprise du capitalisme financier sur notre façon de penser.

Un participant - Vous avez évoqué la polémique sur la remise en cause de la psychanalyse et vous avez souhaité ne pas caricaturer. J’ai une constatation à faire sur ce sujet. Je suis retourné il y a peu à la bibliothèque de psychologie dont vous avez été le responsable (il y a longtemps) et j’ai été surpris de voir que les œuvres fondamentales étaient remplacées par des résumés à destination des étudiants qui ne retournent plus aux textes fondateurs et sont devenu incapables de comprendre des termes comme le désir, la jouissance, le symptôme, etc. Que faire ?

M-J. Sauret - Je suis d’autant plus touché que j’ai écrit un certain nombre d’Essentiel aux Éditions Milan (rires dans la salle) et vraiment c’est une question de fond, parce que il n’y a pas que Milan, tous les éditeurs font un certain nombre de topos, des sortes de résumés qui sont une tentative de mettre aux normes de la vente des compétences et des connaissances : ce qu’il faut savoir au minimum. Et je fais partie de ceux qui ont tenté d’utiliser ces vecteurs que nous offraient cet éditeur pour continuer à toucher nos lecteurs…

Il faut replacer ça dans l’histoire, parce que, vraiment, nous enregistrons une mutation du savoir. J’en donne deux indices. On a eu dans l’histoire quelque chose qui a ressemblé à ceci à la fin du Moyen Âge. On pensait que le savoir était vrai depuis toujours, garanti par Dieu et par les maîtres, et qu’il ne cessait pas de s’accumuler. Cela devenait très encombrant, on en faisait des bouquins, puis des ency-clopédies (le mouvement était à l’inverse du résumé, mais il existait aussi). Heureusement de temps en temps une bibliothèque brûlait (j’espèe que l’on entend que j’ironise) ! Puis on a fini par mettre ces livres dans des endroits qu’on a appelé « universités ». Cela attirait le chaland, dès qu’on mettait cela

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(du savoir) quelque part, tout le monde venait. Mais il fallait alors tout savoir. C’est pour cela qu’on a inventé des systèmes de disputes, la disputatio. C’était très intéressant. On disputait les thèses. Mais il ne fallait rien mettre en question. Il s’agissait d’interpréter et de comprendre ce qui était vrai. Il a fallu la science moderne pour dire que ça ne marchait pas comme cela.

En attendant, entre la fin du Moyen Âge et la science moderne il y a eu ce qu’on a appelé « les huma-nistes », Rabelais, Érasme, qui ont osé dire que c’était une approche stupide que de vouloir bourrer les têtes, qui vont exploser ! C’est Montaigne qui a avancé : « mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ». Et on a dit : on va choisir quatre livres essentiels dans les quatre champs du savoir dominant ; l’homme cultivé ce sera celui qui les connaîtra. On lisait cela et on pouvait avoir des dis-cussions de salon convenables, exactement comme on fait semblant d’avoir vu les films parce qu’on a lu Télérama.

Mais ce n’est plus du tout ce qui se passe, parce qu’au XVIIe siècle, deux questions se sont « sépa-rées » : la question du sens et la question de l’explication. Et la science, à partir de Kepler et d’autres, s’est orientée vers le renouvèlement du savoir. Galilée « découvre » que la Terre tourne sur elle-même et autour du Soleil. Et on lui dit : « Attention, si tu ne veux pas finir sur le bûcher tu te rétractes ». Et il répond : « Je me rétracte, (j’ai du mérite, car pourtant elle tourne !) ». Il y en a qui ne se sont pas rétractés et on vu ce qu’il en est advenu. Et Kepler a de son côté, constaté à propos des astres : « Tout cela ne tourne pas rond, tout ce que j’ai appris depuis Ptolémée, toute la cosmologie est fausse ». Et cette affirmation a changé le rapport au savoir : le savant ne s’intéresse pas à ce qu’on fait du savoir, il s’intéresse au réel qui met en échec le savoir dont on dispose. Jean-Paul Malrieu explique très bien, dans son livre La Science Gouvernée, quelle est sa jouissance de chimiste quand il tombe sur quelque chose qui met en échec ce qu’on sait. C’est rare dans une vie. Vous comprenez pourquoi nous sommes complètement bouleversés, nous qui avons été nourris au biberon de la théorie d’une vitesse constante de la lumière, quand quelqu’un affirme qu’un photon que personne n’a vu irait plus vite. Est-ce que c’est un artéfact ou est-ce que vraiment il va falloir repenser les choses ? C’est un mo-ment extraordinaire (qui n’a pas fait long feu, hélas). Mais à l’époque de Kepler cela veut dire que le savoir, on peut se le remettre dans la poche. Ce qui nous intéresse, c’est le réel : on n’est sûr de rien, il y a toujours un fait qui peut venir faire obstacle au réel, et dont la prise en considération promet un gain de savoir nouveau, renouvelé, disqualifiant le précédent en quelque sorte.

Et aujourd’hui nous entrons dans une autre époque. Avec les machines de traitement de l’informa-tion, on peut mettre tous les savoirs bout à bout. Il y a même des projets comme l’Institut de la singu-larité, ou le projet BANG (biologie, atome, neurologie, informatique) où on pense qu’on peut traduire chacune de ces disciplines dans le langage de la communication et les brancher sur un ordinateur. Certains pensent qu’il faut du coup formater les connaissances comme on formate les énoncés dispo-nibles sur l’ordinateur (on voit le lien avec la transformation de l’université et de la recherche). C’est ce qui est en train de se passer : une mutation du savoir. Et des gens pensent que cela va créer une mutation de nous-mêmes, un Big Bang, (exactement comme avec le Big Bang de la physique, où on ne sait pas exactement ce qui s’est passé : c’est une singularité). C’est-à-dire, tout d’un coup, les condi-tions sont telles que brusquement un homme nouveau apparaîtra ! Je raccourcis, mais il y a l’idée que cela peut créer les conditions d’un nouveau Big Bang, un Big Bang au niveau de l’humain lui-même. L’idée d’agir sur le Big Bang est un peu débile, à mon sens, et pour un physicien elle doit paraître bizarre parce que justement nous ne savons pas ce qu’il y avait avant le Big Bang, (par définition la physique commence au Big Bang). Donc l’idée de déterminer un Big Bang est une idée surréaliste. Mais enfin, quand même, le fantasme existe, il est soutenu par des gens religieux, ça s’appelle les « transhumains » (ou « Transhumans ») mais il est soutenu par l’Institut de la Singularité, dans lequel Google ou d’autres ont placé des milliards. Aller sur Internet chercher « singularité ».

Vous voyez ce qu’est une singularité : en mathématique il y a des fonctions définies quelle que soit la valeur de X. Une formule du genre « ax = y ». Quel que soit x vous aurez une valeur y. Mettons « a » une constante qui permet de déduire votre taille en fonction du poids. Donc on pourrait avoir aX, X votre poids multiplié par ce coefficient) et Y votre taille. Connaissant votre poids, on pourrait détermi-ner taille (en multipliant par « a ») ou l’inverse (en divisant la taille par « a »). Mais imaginez une équa-

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tion de la forme « 1/x = y ». Elle présente une singularité, car elle est définie pour toutes les valeurs de x sauf une : x = 0. Et pour x = 0 on a appris à l’école que cela donnait l’infini (par convention). Mais l’infini c’est bien embêtant. Quand j’étais à l’école, l’infini nous plongeait dans des profondeurs mé-taphysiques où certains voyaient l’existence de Dieu ! C’est très spinoziste dans le fond. Du point de vue de la psychanalyse, le sujet c’est cela, une singularité telle que vous ne pouvez pas énoncer de loi générale qui valle pour tous, parce qu’elle nierait la singularité de chacun. C’est ce qui est probléma-tique dans le rapport de la psychanalyse avec la science. En science, il n’y a de science que du général : comment voulez-vous faire la science du singulier ? Mais ce n’est pas pour cela que la psychanalyse re-nonce à s’expliquer. La singularité existe aussi en mathématique. Donc on peut essayer de penser cela.

Là où je vois des conséquences à cette affaire, c’est concrètement dans l’usage que les gens font du savoir. Quand je donnais cours à l’université, il y a déjà de nombreuses années, j’avais pris l’habitude de demander aux étudiants : « Pourquoi est-ce que vous venez en psychologie ? » Et je vous assure que, sur mille cinq cents étudiants, trente ou quarante seulement savaient pourquoi. Les autres venaient avec l’idée qu’ils allaient rencontrer un savoir qui peut-être leur permettrait de répondre à des questions existentielles, et qu’ils ne perdaient pas leur temps. Je pense qu’ils se trompaient, certes, mais ils avaient une idée juste du savoir de l’époque (de sa « nature »). Du coup ils avaient un transfert sur le savoir (ils l’aimaient), parce qu’il n’y a pas d’enseignement sans transfert : c’est-à-dire il n’y a pas d’études sans l’idée que l’autre (le prof pour l’étudiant et réciproquement sans doute) est un sujet qui peut entendre ce qu’on lui dit quand on s’explique avec le savoir. Aujourd’hui, quand vous demandez aux mêmes étudiants (ils sont un peu moins nombreux parce que le savoir intéresse moins) ce qu’ils veulent faire, ils savent presque tous ce qu’ils veulent faire : ils veulent devenir ingénieurs, techniciens, apprendre à réparer la machine, à mettre les boulons au bon endroit, spécialistes de l’énergie humaine. Il y a une conception du savoir qui change vraiment et dont les bilans de connaissance sont un indice de cette mu-tation. Je pense d’ailleurs qu’il faudrait remettre dans les bilans ce petit truc qui ne se laisse pas digérer par le savoir et par le système : dire ce que l’on attendait du savoir concernant la réponse à ce que l’on est (inattrapable par cette voie, certes) quand on a accepté par exemple de s’inscrire en psychologie.

Une participante -… (longue intervention totalement inaudible).

Un autre participant - (également peu audible)… … il arrive que des gens qui gagnent leur vie n’ar-rivent pas à finir le mois… il y a une crise de cette jouissance infinie qui a permis au capitalisme de tenir un certain temps… dans la campagne électorale il y a un grand absent, c’est vivre autrement… le débat est absolument gommé, et les gens voudraient un autre mode de vie sociale, un autre mode de production, un autre mode de consommation…

M-J. Sauret - (répond aux deux questions précédentes) Je suis convaincu que si on avait le temps de passer le micro de chacun à chacun, on verrait que chacun a une façon à lui - singulière - de dire ces choses-là qui lui permettent à lui de vivre. Ce qui me gène dans le monde actuel, c’est qu’on ne fasse rien de ce petit écart de chacun avec chacun et avec le monde, qui pourtant contient la solution qui lui permet à lui de vivre et de partager. Si je peux dire ça autrement j’y reviendrai.

Il y a deux aspects. Il y a d’abord l’aspect système économique. Par exemple tout à l’heure j’entendais quelqu’un dire « il n’y rien à faire, il faut relancer la croissance, il faut relancer le système, etc. ». Moi, je crois que les mêmes causes produisent les mêmes effets, mais je ne me suis pas situé au niveau de la crise économique. Il y a des gens qui en sont spécialistes, qui en parleraient mieux que moi. Ce que je sais c’est qu’il y a des alternatives et il faut les examiner. Bien sûr, on ne sait pas à quoi elles conduiraient. Il y a un côté « pari » là aussi. Ce qui a été fait jusqu’à présent, on sait où cela a conduit, donc on peut tenter une voie différente.

Et deuxièmement il me semble que si on ne prend pas en considération le vivre ensemble lui-même, il y a un problème. Je voudrais qu’on m’explique qu’il faille sacrifier les gens à l’intérêt général. Je me rappelle avoir entendu au GREP, ici même, Jacqueline Chemillé-Jandreau, une juriste internationale, qui disait qu’on pouvait essayer de repenser le droit à partir de la singularité, c’est-à-dire non pas chercher une loi qui vaudrait pour tous, mais devant une situation se demander sur quoi il ne fallait pas céder, sinon à céder sur la singularité (l’humanité) d’un seul. Je traduis dans ma langue des propos qui articulaient les rapports entre coutume et droit si ma mémoire est bonne.

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Troisième remarque, regardez ce que vous êtes en train de faire : nous sommes là et nous faisons perdre de l’argent aux capitalistes. Je sais bien que vous avez payé une entrée : mais la question du lien social c’est cela, c’est ne pas céder sur la qualité du monde qu’on veut. Très concrètement, c’est faire avancer les idées. Je ne sais pas si c’est convaincre l’autre, parce que la suggestion c’est toujours ce contre quoi on se bat (nous voulons échapper au poids de l’Autre qui cherche à nous manipuler). Il s’agit plutôt de donner (et d’acquérir, d’expérimenter) les moyens de penser, c’est la tâche de chacun. Et il faut savoir que tout le système va contre : voyez la suppression des RASED par exemple. Tous les dispositifs d’accueil du symptôme dans la France contemporaine sont mis à mal : c’est un vrai problème.

Après, le capitalisme est en crise ou pas en crise, ça dépend de quoi on parle. C’est vrai que la crise 2008 est née du fait qu’aux États-Unis on a fait des prêts à des gens dont on savait qu’ils ne pourraient pas rembourser mais à qui on a permis l’achat d’une maison hypothéquée, c’est tout. Et puis on a vendu les dettes et on a constitué tout un système financier bâti sur de l’argent prêté et garanti par le Trésor. Quand les gens ne pouvaient plus payer, on leur reprenait la maison plus ce qu’ils avaient déjà payé. Et tout d’un coup les banques se sont retrouvées propriétaires de quasi toutes les maisons. Et l’un des spéculateurs sur la dette (les subprimes) a alors réclamé son argent. Et les banques ont envisagé de revendre les maisons. Mais à qui voulez-vous revendre les maisons quand tous les gens qui pouvaient les acheter, vous venez de les leur prendre parce qu’ils ne pouvaient plus payer ? D’un seul coup, une masse d’argent promise, sur laquelle on venait de spéculer, n’avait plus aucun équi-valent matériel. Et c’est la « dégonfle », l’éclatement de la bulle spéculative. C’est ça que permet le capitalisme financier, vendre des choses qu’on n’a pas faites. En ce sens-là on peut dire qu’il y a une sorte de crise. Mais à dire vrai on n’est pas obligé d’adopter ce système. Et puis ceux qui ont fait cela disent : on va moraliser le capitalisme.

Dans ma logique à moi, le capitalisme est structurellement immoral, dès le départ. Il n’y a pas de moralisation du système possible. Je ne dis pas non plus qu’il y a une alternative, je dis qu’il y a des alternatives qu’on n’a pas essayées et qu’il faudrait essayer. Cela, c’est la politique : quelle orientation prendre. Mais nous avons abandonné la politique à l’économie. On se demande même quelquefois si les politiques ne sont pas les marionnettes des décisions qui se prennent dans les milieux financiers. C’est effarant quand même que les banques nationales ne puissent pas nous prêter de l’argent, que c’est prêté à la banque européenne ou au FMI, et que c’est eux qui nous reprêtent l’argent en pas-sant d’un taux de 0,2 au taux de 7 %. Et il s’en trouve, même à gauche, pour vouloir mettre dans la Constitution une clause économique comme réglant notre fonctionnement. Je n’ose pas continuer là-dessus.

C’est vrai qu’on ne finit pas le mois, qu’il faut manger, qu’il y a des questions très concrètes, et c’est à partir de là qu’il faut essayer de reprendre les choses. Il y a 4 millions de pauvres en France, il y a des gens qui ont moins de 780 euros par mois, et je crois qu’on arrive à 20 % de chômeurs. C’est énorme, vous en voyez les incidences partout et qu’est-ce qu’on fait ? On attend ?

Une participante - (intervention inaudible).

M-J. Sauret - Je ne crois pas qu’il y ait contradiction entre les deux aspects. Je crois qu’ils sont soli-daires. Tout à l’heure j’ai rappelé comment Jean-Baptiste Fressoz, « l’auteur de L’apocalypse joyeuse », parlait d’idéologie anxiolytique, mais c’était juste pour donner une idée de la façon dont ça marche. D’un côté on nous dit « vous êtes des machines », on fournit ce qui convient à la machine, mais quand on se pense comme une machine on exige d’être traité comme une machine. On est pris là-dedans. C’est un fait, quand même, qu’on continue à se poser des questions, à penser, à demander pourquoi cela marche mal, et que la culpabilité est un élément qui va être exploité par la machine. Il y a là une machine à culpabiliser. Je suis effaré d’entendre des proches qui, quand on parle de sécurité sociale, sont prêts à étriper les tricheurs. Alors que, si l’un ou l’autre des milliardaires donnait un milliard, on n’en parlerait plus ! Ou bien que les entreprises payent simplement ce qu’elles doivent, et ça irait déjà mieux. Mais non, il faut trouver une cible qui est responsable de tous les malheurs du monde. C’est lié à plusieurs facteurs. Il y a l’idée que si vous voulez répondre à la question de ce que vous êtes, et si vous voulez sortir de votre singularité pour y répondre, vous allez chercher quelqu’un de différent

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qui l’incarne. Vous ne savez pas qui vous êtes, mais vous n’êtes pas comme lui. Et l’étranger prend une valeur identitaire, une fonction identitaire, ça donne une fonction logique au racisme. La montée du racisme n’est pas simplement liée à des gens de mauvaise foi, elle est une solution problématique et délétère que nous payerons cher.

Sur la question de l’égalité, le capitalisme a réussi une chose fantastique quand même : faire croire que le même objet, mis sur le marché, compléterait chacun d’entre nous. C’est une égalité par l’objet. Je viens de lire « la Société du Mérite » de Dominique Girardot, qui est philosophe, et c’est assez remar-quable de voir comment cette idéologie du mérite permet de justifier toutes les inégalités, au service d’un fonctionnement logique du système. C’est l’idée qu’il faut donner à chacun selon son mérite et pas selon ses besoins pour subsister à la surface du monde.

Un participant - (intervention inaudible, on entend simplement à un moment le mot « résilience »).

M-J. Sauret - Quand on est devant un problème réel, il faut se donner les outils pour pouvoir le penser. Or, pour penser le réel du sujet, le concept de résilience ne me va pas, il arrête ma pensée. Il est déjà une solution verbale. C’est comme si on disait : on peut toujours taper sur quelqu’un, il y a chez lui quelque chose qui reprendra sa forme initiale, ne vous faites pas de souci (je caricature). D’une part la clinique montre qu’il y a chez beaucoup de sujets quelque chose qui dit oui à la souffrance, qui en redemande même ; et en même temps, la même clinique confirme qu’il y a une limite où le sujet refuse, n’accepte pas cela.

D’une part, cliniquement, je ne vois pas de résilience spontanée (de reprise spontanée de la forme initiale) chez les gens que je reçois. Et d’autre part il me semble que, s’il y a un point chez le sujet sur lequel il peut s’appuyer pour réinventer son rapport au monde, c’est le symptôme (là où le sujet dit non à l’Autre tout en lui empruntant « les mots pour le dire »). Donc je me dis que si la résilience touche à quelque chose de pertinent, c’est parce que Boris Cyrulnik est sensible au rapport que l’en-fant entretient avec un réel. Mais je n’arrive pas à en faire une propriété du vivant. Quand il y a une propriété, une caractéristique, comme il y a le corps, comme il y a ça, dans ma logique, cela limite plutôt ma pensée. Je ne veux pas accabler Boris Cyrulnik qui n’est pas là pour se défendre, mais c’est mon point de vue. D’ailleurs la résilience se limite elle-même, il le dit. Elle suppose que quelqu’un tende la main à l’enfant. S’il n’y a pas l’autre, la résilience n’existe pas. Il faut aller chercher ce qui chez l’enfant ne demande qu’à faire le pari pour la vie. Il faut s’introduire dans cet endroit-là (là je suis d’accord). Les gens essayent de s’expliquer avec des concepts sur les problèmes qu’ils rencontrent. Mais il ne faut pas en se disputant entre nous démobiliser ceux qui se servent de cela pour justifier leur entreprise clinique au service des choses, il convient de les inviter à s’expliquer sur nos théories, parce que nos théories, ce que nous croyons, c’est ce qui nous empêche d’apprendre, d’écouter, de discuter. Donc je suis plus sensible au réel qui motive le concept qu’au concept lui-même. Cette vue-là fonctionne pour moi un peu comme un écran.

Une participante - (pratiquement inaudible, on entend les mots « entreprises »… « les jeunes »… « gagner mille euros par mois »… « continuer à travailler ou pas »).

M-J. Sauret - Si vous avez ces idées, c’est bien pour donner à vos enfants des conditions de vie alors qu’ils s’en moquent. La question que je me pose c’est que, si demain le monde que je laisse n’a plus d’oxygène, même si mes enfants s’en moquent, ils vont en mourir. Ce n’est pas une question pour eux, c’est une question pour nous. Quel monde laissons-nous tant que nous avons une responsabi-lité dans le fonctionnement du monde. C’est quand même quelque chose qui doit nous permettre de traverser la période où nous sommes, jusqu’à permettre à nos petits enfants de prendre le relais.

Je vais avoir l’air de sauter du coq à l’âne, mais je suis venu avec deux bouquins sous le bras, le mien (au cas où je ne me rappellerais pas quelque chose !), et l’autre de Raffa Nached : Psychanalyse en Syrie, édité aux éditions Erès, qui a reçu un prix exceptionnel de l’Évolution psychiatrique. J’inviterai simplement à le lire…

Encore merci de votre patience.

Toulouse le 17 mars 2012

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PARCOURS 2011-2012

Marie-Jean Sauret est psychanalyste, membre de l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan (APJL), Professeur de psychopathologie clinique à l’université Toulouse-Le Mirail, Co-directeur du Laboratoire de Cliniques Psychopathologique et Interculturelle (EA4291)

Bibliographie récente :

Malaise dans le Capitalisme (Presses Universitaires du Mirail, 2009)

Comprendre pour aimer : La psychanalyse (Milan, 2010)

Avec Pierre Bruno : Deux l’Amour (APJL, 2010)

Avec Alain Abelhauser et Roland Gori : La folie Évaluation (Fayard, Mille et une nuits, 2011)