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Espace éthique la lettre Numéro 12-13-14 Été - automne 2000 L’euthanasie en question Précarités : responsabilités de l’hôpital Éthique en milieu pénitentiaire Information des patients douloureux Dépendances et soins Dossiers

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Espace éthiquela lettre

Numéro 12-13-14Été - automne 2000

L’euthanasie en question

Précarités : responsabilités

de l’hôpital Éthique en milieu

pénitentiaire Information

des patients douloureux

Dépendances et soins

Dossiers

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SOMMAIRE

ÉditorialGérard Vincent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 3

TribuneLes fondements de l’éthique et l’évaluation de l’agir justePr Denis Müller . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 4Les enjeux éthiques de la décision Éric Fiat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 5Éthique, hôpital public et administrationDominique Noiré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 5Éthique et fragilité : approches de la personne malade en AfriqueJean-Godefroy Bidima . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 11Souffrances des victimes de conflits et besoin de justice . .Dr Jacky Mamou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 13Ronald Dworkin, prendre au sérieux et interroger le droit individuel au suicide médicalement assistéDavid Smadja . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 16Respect et présence à l’autrePère Bernard Matray . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 19

Débats, Espace éthique des réflexions en mouvementEuthanasie en questionRéfléchir avec humilité et sérénité à la vie et à la mort à l’hôpitalPr Didier Sicard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 21 L’euthanasie en questionDr Gilbert Desfosses, Père Patrick Verspieren, Dr SadekBeloucif, Pr Jean-François Mattei . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 22Jeunes médecins, voulons-nous une permission d’euthanasier ?Laëticia Duché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 27

Précarités sociales : enjeux d’hospitalité, responsabilité de l’hôpital Politiques hospitalières et pratiques inhospitalièresPr Didier Fassin, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 29Éthique, précarité et santé : le sens des décisionsDr Thierry Brigaud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 31Un enjeu sous-évalué : l’accès aux soins bucco-dentairesPr Françoise Roth . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 33

Éthique des pratiques de santé en milieu pénitentiaire La santé des détenus et l’enfermementDominique Lhuilier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 36Médecin en détention : soignant et témoinDr Dominique Faucher . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 41Réflexions sur le sens éthique de l’éducation pour la santé en milieu pénitentiaireDorothée Martin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 43Engagement éthique d’un médecin en prisonDr Véronique Vasseur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 45

L’information donnée aux patients douloureux Ce qu’une douleur signifieDr Claire Vulser-Cristofini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 47L’expérience intime de la douleurNicole Landry-Dattée et coll. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 48L’information sur la douleur communiquée aux enfants dans le cadre de douleur chronique ou répétéeDr Elisabeth Fournier-Charrière, Pr Jean-Paul Dommergues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 51Éthique et douleur chez l’enfantDr Christiane Buisson, Dr Pascaline de Dreuzy . . . . . . . . p 55Quelques repères pour une éthique de la communication et de l’information en pédiatriePr Emmanuel Hirsch . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 56Améliorer les relations soigné/soignants et l’information du patient au quotidienDr Jean-Christophe Mino et coll. . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 59Devoir d’information du médecin, droit à la compréhension du patientDr Jean Dagron . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 61

Dépendances et soins Le déplacement du vieillard en institutionSylvain Siboni . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 63La dépendance : une exclusion ?Michel Billé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 64Alzheimer : les familles comme acteurs de soinsJudith Mollard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 67

Groupes thématiques MiramionQuelques réflexions autour de la responsabilité soignanteJacqueline Zolla . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 69Vérité et communication : aux limites de la parole Gérald Larché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 70Doit-on dire la vérité aux personnes malades ?Dr Danièle Lecomte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 70Charte de l’Acte médicalClaude Lingagne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 74Le soin de présenceJacques Normand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 75Éthique et formationClaude Lepresle & coll. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 76L’art à l’hôpital ?François Arnold . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 79

Cellule de réflexion de l’espace éthique

Génétique et médecine de prévisionPr Axel Kahn, Pr Pierre Jouannet, Pr Marie-Louise Briard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 81

Initiatives éthiques à l’AP-HPÉtats végétatifs persistants : ces folles de mèresDr Christian de Maricourt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 86Quelques réflexions éthiques sur la notion de recherche du risque zéroDr Marcel-Louis Viallard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 87Aspects éthique de l’accueil aux urgences des personnes en situation de vulnérabilité socialeNathalie Vandevelde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 88Charte d’éthique commune aux professions s’exerçant en relation directe avec la personne humaine . . . . . . . p 91Hôpital San Salvadour : ces tableaux qui n’en finissent pas de donner . . . . . . . . . . . . . . . p 92

PublicationsRevue de Presse internationalePr Herbert Geschwind . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 93Une sélection des ouvrages reçus à l’Espace éthiqueMarc Guerrier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 96Médecine Légale HospitalièrePatrick Chariot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 99

Directeur de la publication :Emmanuel Hirsch

Rédaction :Anne Broussard, Emmanuelle Fardel, Paulette FerlenderMarc Guerrier, Emmanuel Hirsch.

Espace éthiqueCentre hospitalier universitaire Saint-Louis1, avenue Claude Vellefaux 75475 Paris cedex 10E-mail : [email protected]éléphone : 01 44 84 17 57Télécopie : 01 44 84 17 58

Conception : E. Fardel, Espace éthiqueRéalisation : Perroquet bleu /RouenImpression : IMB /BayeuxISSN 1288-5525

© Les articles et graphismes de la lettre de l'Espaceéthique sont la propriété exclusive de l'Espace éthique.

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PUBLICATIONS

Médecine Légale Hospitalière

PATRICK CHARIOT

Rédacteur en chef.

Lancé en février 1998, MédecineLégale Hospitalière, journal de lacollégiale des médecins légistes,aborde les aspects réglementaires,déontologiques et éthiques de lamédecine. Le journal concernel’ensemble des soignants, pour les-quels il se veut à la fois outil deréflexion et aide dans l’exercicequotidien, tant dans la relation avecle malade que dans les rapportsavec les tutelles. Ce choix a étéguidé par la volonté d’intégrer lejournal dans une démarche d’expli-cation des phénomènes situés àl’interface de la médecine et de lasociété.

Un journal à l’interface de la médecine et de la sociétéLa première étape a été de fairesavoir que la médecine légale ne selimitait pas à l’autopsie. La créationet le développement des unitéshospitalières de médecine légale —les unités de consultations médico-judiciaires — y contribuent grande-ment. La seconde étape est de fairesavoir que la médecine légale ne selimite pas à la médecine judiciaire.De même que chaque citoyen évo-lue dans un cadre législatif et régle-mentaire et que seule une minoritéest en contact avec le monde judi-ciaire, chaque médecin est concer-né à tout instant par les aspectséthiques, déontologiques, législatifset réglementaires de sa professionet n’est qu’exceptionnellementconcerné par ses aspects judi-ciaires. De la thanatologie à lamédecine judiciaire, de la médeci-ne judiciaire à la médecine légale.Les besoins d’information des soi-gnants ne se limitent pas aux seulesconnaissances scientifiques et tech-niques. La pratique médicale estconfrontée quotidiennement à uncadre juridique parfois ressenticomme pesant. Peu d’informationssont disponibles pour celui qui n’apas un goût particulier pour lesquestions de droit, ce qui leconduit à considérer avec crainte

des questions qui pourraient êtresimplement et rapidement résoluess’il disposait d’informations claires,accessibles et actuelles. MédecineLégale Hospitalière veut combler cemanque. L’existence d’informationsécrites est particulièrement impor-tante en médecine légale.L’importance de l’écrit concerne lesdomaines où existe une informa-tion précise et non ambiguë, maisparfois plus encore ceux où lesconnaissances médicales sontrécentes et incertaines : il est pri-mordial pour le praticien de pou-voir disposer de documents faisantla part entre les aspects résolus etceux qui ne le sont pas. L’importantn’est pas tant de préciser ce que laplupart admettent, mais de fixerautant que possible les limites desfaits établis. Ainsi, nous nous inscri-vons également dans le mouve-ment actuel vers l’evidence-basedmedicine, ou médecine basée surles faits prouvés, issue des paysanglo-saxons.L’époque du médecin-roi appar-tient au passé. Le médecin est deplus en plus soumis au devoir d’in-former. Jusqu’où informer ? Noussommes maintenant trois ans aprèsl’arrêt Hédreul du 25 février 1997,largement commenté, parfois com-pris comme faisant obligation aumédecin d’établir la preuve qu’ilavait informé son patient, et donton rappelle qu’il ne s’agit qued’une décision de justice, n’ayantdonc pas force de loi. Devrait-onremettre systématiquement aupatient des informations écritesavant toute intervention à visée dia-gnostique ou thérapeutique, oumême lui faire signer un consente-ment ? Plutôt que d’encourager unesurenchère dans l’informationexhaustive et écrite à tout prix,anxiogène pour le malade commepour le médecin, nous voulons,avec Médecine Légale Hospitalière,promouvoir une troisième voie,celle d’une information du patient,claire et loyale comme le prévoitnotre Code de déontologie, quipasse par la formation et l’informa-tion des médecins pour tout ce quiconcerne les implications juri-diques et éthiques de leurs activités

de soins et de recherche clinique :responsabilité, secret professionnel,information et droits des patients.

Thèmes abordésLe journal est organisé en dossiersthématiques. Les premières annéesde parution reflètent la diversité denos centres d’intérêt. Ainsi, lesthèmes des dossiers déjà traitéscomprenaient : les accidents d’ex-position sexuelle, la recherche cli-nique, les urgences, la responsabi-lité en chirurgie, la psychiatrie léga-le, la responsabilité en biologiemédicale et en pharmacie, la méde-cine du sport, le vieillissement, laprocréation médicalement assistée,la cancérologie, la dermatologie etla chirurgie esthétique, la médecinejudiciaire. Les quatre thèmes rete-nus pour l’année 2000 sont : lamédecine face à la mort, le risquemédicamenteux, VIH-sida, éthiqueet droit, le risque alimentaire.En dehors des dossiers théma-tiques, nous avons abordé plusponctuellement des sujets tels quele secret professionnel à l’hôpital, latransmission des documents médi-caux au patient, comment devenirexpert ?, les effets secondaires desmédicaments (que dire aupatient ?), l’obligation de résultat, laresponsabilité sans faute.

Pour s’abonnerLe tarif annuel est de 250 F pour lesparticuliers, 450 F pour les institu-tions et 120 F pour les étudiants(sur justificatif). Demande d’abon-nement et règlement, par chèque àl’ordre de Médecine LégaleHospitalière, sont à adresser à :Médecine Légale Hospitalière –CMJ, hôpital Raymond-Poincaré –92380 Garches.Nous serons heureux d’adresser unexemplaire du journal à qui en ferala demande.

Contact : Dr Patrick Chariot, médeci-ne légale, hôpital Henri-Mondor –94010 Créteil. Tél. : 01 49 81 27 34.E-mail : [email protected]

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Deux siècles et demi plus tard, les mots n’ont en rien perdu de leur intensité. Que faudrait-il en

effet penser d’une société qui n’assurerait pas, à notre époque, l’accès de tous aux soins, qui ne

garantirait pas la qualité des pratiques et la sécurité des patients, dont les établissements de santé ne

seraient pas synonymes d’accueil, de solidarité et de dignité ? Dans un monde où l’individualisme le

dispute à l’égoïsme, l’hôpital n’est-il pas l’ultime espace où la collectivité retrouve le sens de l’altéri-

té et de la générosité face aux extrêmes de la maladie et de la souffrance ?

C’est toute une société qui doit réfléchir sans cesse sur ses valeurs intrinsèques et se réfléchir en per-

manence dans le miroir qu’est l’hôpital.

Penser l’hôpital moderne se réduit trop souvent à une analyse purement technocratique. Il est sûre-

ment difficile pour nos contemporains de le concevoir autrement qu’en rupture totale avec un passé

tombé dans l’oubli. Sans doute, à la fois vitrine de la science médicale et géant économique, l’hôpi-

tal d’aujourd’hui tout de verre vêtu fait-il oublier qu’il est le fruit d’un héritage millénaire et qu’il a

intégré autant de valeurs humaines qu’il en a créées. L’hôpital est l’une des créations originales des

villes médiévales de l’Occident chrétien. L’étymologie du terme est très éclairante non seulement sur

l’histoire de l’institution mais également sur son acception actuelle. « La maison des hôtes », domus

hospitalis, est devenue au Moyen Âge un nom, l’hospitalis. Le mot vient lui-même de hostis, l’étran-

ger, qu’il soit un ami, un « hôte », ou un ennemi, un être « hostile ». L’hôpital est bien ce lieu à double

facette, les deux faces de Janus, à la fois attraction et répulsion. Il traduit toutes les ambiguïtés d’un

espace d’abord destiné aux indigents et aux vieillards, indépendamment de toute maladie, puis aux

maladies sophistiquées et à la technologie de pointe, avant d’être rattrapé par son passé avec l’arri-

vée de personnes précaires pour qui l’hôpital est bien souvent le dernier recours, l’ultime lueur. La

personne justement est au cœur de l’institution hospitalière, son fondement même. Sur le front du

soin, les soignants, en touchant au plus intime de chacun, font preuve d’un dévouement qui renvoie

à la relation à l’autre, à ces instants indicibles qui lient ceux qui soignent à ceux qui souffrent.

À l’heure où l’économique tient la réflexion en l’état, il n’est pas vain de confronter les valeurs hos-

pitalières pérennes à la modernité d’un hôpital en pleine mutation. Dans notre société en quête de

nouvelles références, l’hôpital a le devoir de se montrer digne de ses valeurs humaines, universelles

et éternelles. Il doit faire montre en permanence de sa capacité à réagir tout en respectant sa nature

originelle, ses fondements traditionnels. Au-delà des simples considérations socio-économiques,

il y a là une exigence éthique et philosophique qui mérite d’être pensée.

Gérard Vincent

Délégué général de la Fédération

hospitalière de France

* Jacques Tenon, Mémoire sur les hôpitaux de Paris, réédition, Paris, AP-HP/Doin, 1998.

ÉDITORIAL

« Les hôpitaux sont en quelque sorte la mesure de la civilisation d’un peuple », écrivait le chirurgien Tenon

dans son Mémoire sur les hôpitaux de Paris (1760)*.

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PR DENIS MÜLLER

Professeur d’éthique, président du département interfacultaire d’éthique de l’Université de Lausanne (Suisse).

Entrer véritablement en dialogue et en débat

Le succès croissant de l’éthiquedans notre société est un phéno-mène réjouissant mais non dénuéd’ambivalence. Afin de permettreà chaque citoyen et à chaque sujetde participer au débat éthique etd’apporter sa contribution person-nelle dans les domaines concretsde sa profession ou de ses enga-gements, il me paraît important desouligner les liens entre l’action etla réflexion.Toute éthique procède à partir desréalités contradictoires et problé-matiques de l’action. Noussommes confrontés, comme indi-vidus, à des situations spécifiquesqui font appel de notre part à desdécisions éclairées, responsableset cohérentes. Cela concerne natu-rellement aussi les unités, les ser-vices, les collectivités, à plus oumoins grande échelle. Commentpouvons-nous agir de manièrejuste et bonne, comment pouvons-nous harmoniser l’efficacité requi-se de nos interventions et de nospratiques avec leur finalitééthique ?

J’aimerais relever à cet égard trois thématiques particulièrementsignificatives.

• Il faut éviter d’opposer demanière stérile la réflexion théo-rique sur les fondements del’éthique et les applications pra-tiques de l’éthique au quotidien. Jepense qu’on ne saurait se satisfairede simplifications démagogiquesvisant par exemple à répartir l’hu-manité en deux catégories, cellesdes penseux et celle des beso-gneux. L’éthique du soin – pourreprendre une expression chère à

Emmanuel Hirsch – nous concernetoutes et tous, du technicien desurface ou de l’employé de la café-téria le plus “modeste” à l’intellec-tuel “payé pour penser”. La sépa-ration excessive entre l’action et laréflexion, entre l’éthique appli-quée et l’éthique fondamentale,n’est pertinente ni au plan pra-tique, ni au plan théorique. Je neveux certes nullement nier par làla différence des positions et desfonctions dans l’institution hospita-lière ou dans d’autre type d’institu-tion (y compris les Universités).Mon propos est plutôt de militeren faveur d’une intégration plusfine et plus dialectique de l’agir etde la pensée réflexive et critique.

• L’action humaine est susceptiblede plusieurs éclairages. Il seraitillusoire de ramener le sens del’action uniquement à sa dimen-sion éthique. Agir a des réso-nances psychologiques, person-nelles, biographiques, sociales,économiques, politiques. Toutdans l’action n’est pas éthique.Afin de déjouer les pièges dumoralisme et de l’éthiquement cor-rect, nous devons reconnaître quel’éthique éclaire la réalité sous unangle particulier, mais jamais n’enépuise la signification.

• De même que l’action humaine,en appelant à des décisions res-ponsables, ouvre un espace pra-tique de délibération contradictoi-re et démocratique, le débat surles fondements éthiques suscep-tibles de justifier nos actions et nosdécisions présuppose un espaceéthique complètement loyal etouvert, à l’abri des violences doc-trinaires et idéologiques. La plura-lité des motifs et des argumentsvisant à fonder l’éthique révèlel’importance des convictions etdes représentations culturelles,symboliques et religieuses dontnous sommes porteurs commeindividus et comme société. Sansdoute nous faudra-t-il dépasserune conception étroite de la laïci-té et de la sécularité du monde, sinous voulons faire droit à la paro-le de l’autre, à sa présence phy-

sique et culturelle, à son inscrip-tion religieuse, au monde multico-lore de ses idéaux et de ses désirs.La “laïcité ouverte”, telle que je lacomprends, suppose l’accueil dela différence et l’acceptation de lasingularité. Loin d’aplatir la diver-sité des convictions ou de la résor-ber sous une citoyenneté abstraite,elle permet aux différents acteursde la société d’entrer véritable-ment en dialogue et en débat. Onvoit ici que le projet d’un espaceéthique de base (par exempledans le milieu de l’assistancepublique et de l’hôpital) s’appuiesur une visée démocratique plusvaste, dans le sens d’une éthiquesociale et politique au plein sensdu terme.

Telles seraient, selon moi, lesconditions d’un espace éthiquedynamique et interactif : en don-nant plus de place à la parole, à laculture, à la conviction de l’autre,nous contribuerons à forger notrepropre identité, à déployer lespuissances du sujet éthique quenous sommes, dans le sens d’unapprofondissement des ressourcesdu Soi.

Les fondements de l’éthique et l’évaluation de l’agir juste

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Les enjeux éthiques de la décision – 1e partie

ÉRIC FIAT

Professeur agrégé de philosophie, Espace éthique.

Ce qu’est une décision

Est-ce au philosophe de parler dela décision ? Le philosophe n’est-ilpas le plus indécis de tous les êtreshumains ? N’éprouve-t-il pas plaisirextrême à délibérer, spéculer, ana-lyser et penser ?Arrêtons-nous sur chacun de cesmots. La délibération, c’est l’hésita-tion entre plusieurs solutions pos-sibles. Le mot vient du latin librare,en lequel on trouve libra, le livre,qui déjà à l’époque était une unitéde poids. Délibérer, c’est doncpeser avant d’agir. La spéculation,c’est l’action d’observer. En latin, lemiroir se dit bien speculum.L’analyse, c’est l’art du découpage,l’art de résoudre le tout en ses par-ties. Penser, c’est également peser ;du latin pensare : peser, évaluer.Éloquente série ! Car ne sait-on pasbien des exemples où la délibéra-tion, l’analyse, la spéculation, lapensée enfin ne débouchent suraucune décision ? « Ne faut-il quedélibérer, la cour en conseillers foi-sonne ; Est-il besoin d’exécuter, l’onne rencontre plus personne » (LaFontaine).À la contemplation fascinée et sté-rile des possibles, opposons doncla décision elle-même, car decidaresignifie couper, détacher en cou-pant, trancher enfin.Si l’on en croit la légende, un phi-losophe né en 1300 et mort en1366, Recteur de l’Université deParis entre 1328 et 1340, nomméBuridan, aurait en ses cours parléd’un âne qui, ayant aussi faim quesoif, et placé à égale distance d’unebotte de foin et d’un saut d’eau, neparvint pas à choisir et mourut den’avoir pu choisir. Que les philo-sophes ne se conduisent pascomme leurs ânes ! D’autant plusque les ânes véritables ne se com-portent pas comme l’âne deBuridan. Développons ce premierpoint.

Les gestes et les actes

Notre âne de Buridan vit ce queles philosophes appellent volon-tiers une situation aporétique.L’aporie, c’est la situation sansissue, la difficulté. Le mot estconstruit à partir du préfixe a quisignifie en grec sans et poros quiveut dire le passage. Aristote décritl’aporie comme la difficulté oul’incertitude (l’indécision) résultantde l’égalité des choix contraires :on ne sait plus que faire.Que faire ? Voilà bien la questionéthique fondamentale de ce jour.Certains philosophes affirment quela raison donne toujours — évidem-ment et infailliblement — la bonnesolution. Aristote prévient ducontraire : il y a un usage impru-dent de la raison, dont la raison doitse garder elle-même. Un enchaîne-ment de décisions en elles-mêmesraisonnables peut conduire à desrésultats qui heurtent à la fois larationalité économique et les consi-dérations éthiques. C’est là sansdoute l’élément le plus original del’éthique d’Aristote. Parce qu’il y a,comme le dit Alain Finkielkraut,risque de divorce du raisonnable etdu rationnel, nécessité de soumettrecelui-ci à celui-là.La prudence, comme disait Aristote,impose de confronter les conceptsde la raison pure à l’expérience, à cequ’elle a d’incertain, de gris ou debigarré.Que faire ? Remarquons à nouveauque cette question est proprementhumaine, que ne peut se la poserun être entièrement mu par l’instinctnaturel. Dirigé par la nature, dirigépar l’instinct, l’animal n’a bien sou-vent pas même le temps de se poserla question que déjà la réponse asurgi, sous forme de gestes stéréoty-pés et non réfléchis. L’instinct serait-il la réponse immédiate à la ques-tion : que faire ? Non point. Il s’agitplutôt du cas où la réponse surgitavant même que la question puisseêtre posée : « L’instinct trouve sanschercher » (Bergson). Et Bergson denous narrer savoureuses “histoiresnaturelles”, comme celle d’un insec-

te dont le nom seul est effrayant —l’hyménoptère paralyseur — frap-pant dès après les avoir rencontréesses victimes aux points précis où setrouvent leurs centres nerveux prin-cipaux, de manière à les immobili-ser sans les tuer. Nulle délibération àl’origine de ces gestes ingénieux,leur infaillibilité le prouve assez :c’est ici d’instinct qu’il s’agit.Donc, les ânes ne se comportentpas comme l’âne de Buridan. Lesanimaux jouent bien souvent unscénario qu’ils n’ont pas eux-mêmesécrit. Comme le dit Sartre, ils fontdes gestes, et non des actes. L’acte,c’est ce dont je suis l’auteur ; ce dontje dois par conséquent répondre,origine du mot responsabilité. Laresponsabilité est une réelle créationhumaine, un fait d’humanité.C’est à cette même distinction desgestes et des actes que se heurteKean — héros de la pièce de théâtrede Sartre réécrite d’après Dumas —,comédien qui, interprétant Othellodevant le Prince de Galles, cesse àun moment de jouer (c’est-à-dire defaire des gestes qu’il n’a pas lui-même décidé, étant le jouet deShakespeare et du metteur enscène) et s’adresse lui-même à lasalle pour se ressaisir de lui-mêmeet reprendre son autonomie (Kean,Acte IV, scène 2).Le vocabulaire médical, qui parle degestes d’urgence et d’actes médi-caux, ne mériterait-il pas lui aussipatiente analyse ?Que faire ? Chercher à répondre àcette question, c’est délibérer. Cemoment d’incertitude où l’on hésiteentre plusieurs solutions contraires,est le moment de la délibération.Moment extraordinaire, où l’hommefait en frémissant la découverte desa propre liberté ! Jules Lequier, phi-losophe français du XIXe siècle affir-mait : « Quand l’homme délibère,Dieu attend. » Formule qui montreassez que notre être, que le mondemême ont une étonnante plasticité,une plasticité que ne connaît pas lemonde animal. Le moment de ladélibération, le moment aporétique,pourra donc être décrit comme unesyncope dans le cours du temps,comme une faille dans l’être.Moment de vertige, où l’homme réa-

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lise qu’il peut sortir du jeu de larépétition. Beaucoup de points ontété décidés en amont de moi-même : mon existence elle-même,ma couleur de peau, mon sexe, malangue et ses règles, et toute unesérie de codes, lois, règles, cou-tumes que je n’ai pas choisis. Mais ilme revient, en aval, de décider et deme décider. Moment de surprise, oùl’on est surpris, qui ouvre sur untemps d’incertitude, le temps de ladélibération devant amener à unedécision.Quand y a-t-il à l’hôpital momentsde délibération ? Lorsqu’il ne s’agitpas, ou plus, ou pas encore d’ac-complir des gestes d’urgence. Cesgestes d’urgence qui ne sont pasinstinctifs, mais habituels, commeaurait dit Aristote.

Instinct et habitude

L’instinct est naturel ; l’habitude estculturelle. Elle est, selon Aristote,une seconde nature. Une secondenature, en ceci que les actes quel’on fait par habitude sont sponta-nés, non précédés d’une délibéra-tion, d’une réflexion conscientes : ilsressemblent aux gestes instinctifs.Mais aussi une seconde nature,parce que les actes habituels ne fontpas partie du programme génétiquede la personne. L’habitude est cequi peut se prendre et donc seperdre. L’instinct animal est aucontraire ce que la bête possèdetoujours déjà, et ce qu’elle ne peutperdre sans se perdre tout à fait elle-même en mourant. Ainsi, un hymé-noptère paralyseur incapable dedétecter les centres nerveux de sesproies favorites va mourir.Comme le dit Rousseau, seul un êtreperfectible est capable d’habitudes.L’habitude est un sommeil, unengourdissement de la conscience,pas sa mort rigoureuse. Dans l’ins-tinct, la conscience est nulle ; dansl’habitude, la conscience est annu-lée. Et n’en déplaise aux mathémati-ciens, le premier zéro n’est pas égalau deuxième. Car dans l’habitude,subsiste la possibilité d’un réveil dela conscience ; celle-ci est empê-chée, provisoirement obstruée, mais

peut se réveiller. L’instinct estcomme un foyer de cendres ; l’habi-tude comme un foyer de braises.Ou pour le dire autrement : laconscience est au cœur de l’habitu-de comme la belle dormant dansson bois : elles peuvent se réveiller.Quel prince viendra de son baiserréveiller le soignant dont laconscience morale s’est commeendormie dans l’habitude ? Alorsque les gestes instinctifs sont « l’ex-pression d’une spontanéité naturel-le échappant totalement aux prisesde la raison » (Ravaisson), les gestesque l’homme fait par habitude peu-vent être, sinon en fait, du moins endroit, ressaisis par la conscience.L’habitude est une bonne chose : lemouvement prolongé ou répétédevient graduellement plus rapideet plus assuré. On s’approche,comme certains soignants, de la vir-tuosité, d’un rapport plus “délié”aux choses, même si l’habituden’aura jamais l’infaillibilité de l’ins-tinct. Mais l’habitude est aussi dan-gereuse. Elle engendre la routine,se fige en automatismes. Elle endortla conscience, l’attention au cas sin-gulier, rend difficile le discerne-ment, l’utilisation de l’esprit critique.Sans doute est-il nécessaire queparfois le soignant se ressaisisse delui-même, par rassemblement, cris-tallisation, refixation, reconcentra-tion, de manière à retrouver cepouvoir de décision que l’habitudetend pernicieusement à lui faireperdre. C’est alors qu’il délibère,en vue d’une prise de décision.Il n’en reste pas moins qu’il y ades cas où l’urgence commandede faire des gestes, et non desactes, c’est-à-dire de ne pas déli-bérer, tergiverser ; des cas où ladélibération peut être la perte d’untemps précieux.C’est cependant aux cas où unedécision est à prendre, aux cas oùplusieurs solutions sont possibles,que nous devons consacrer notreindustrie. Quand y a-t-il des déci-sions à prendre ? Quand y a-t-ilnécessité de délibérer ? Tentons demettre à jour les principes d’unebonne délibération. Afin de ne pasdemeurer dans ce moment d’incer-titude, ce moment d’angoisse

qu’ouvre nécessairement la ques-tion “que faire ?”, il faut, noussemble-t-il, se poser d’abord deuxquestions : • Quelles sont les règles à respecter ?• Que veut-on ?Autrement dit, savoir ce qu’il en estde la déontologie et de la téléologie.

La déontologie et la téléologie

Quelles sont les règles à respecter ?Répondre à cette question, c’estfaire de la déontologie (du grecdeon, le devoir, et du grec logos, lediscours). La déontologie, c’est lediscours sur les devoirs. Mais là, onconstate parfois des conflits dedevoirs et donc de nouvelles occa-sions de délibérer.Que veut-on ? Répondre à cettequestion, c’est faire de la téléologie(du grec tele, le but, et logos, le dis-cours). La téléologie, c’est donc lediscours sur les fins et les buts. Veut-on la bonne santé des gens ? leurbonheur ? l’équilibre économiquede l’hôpital ? sa prospérité même ?ou tout cela à la fois. Est-ce pos-sible ? Quelles priorités choisir ? Làencore, il faut délibérer !Si donc il est indispensable pourbien délibérer de se demanderquelles sont les règles à respecter etce que l’on veut, on voit ici que cesdeux questions donnent aussi biend’autres occasions de délibérer.Mais il s’en ajoute une troisième, quiouvre sur une délibération plus dif-ficile encore, parce qu’il arrive qu’ily ait contradiction entre la téléologieet la déontologie, entre les fins et lesdevoirs. Il arrive que mon désir deréaliser mes buts (soigner ce mala-de, ou le rendre un peu moins mal-heureux) entre en conflit avec mondésir de respecter mes devoirs, parexemple en tenant compte du règle-ment de l’hôpital. La simple applica-tion des règles ne donne pas tou-jours assez de lumière pour savoirque décider.Et puis il y a des cas uniques, abso-lument singuliers : sous quelle règlegénérale ce cas particulier tombe-t-il ? Mais, comme Paul Ricœur nousl’a appris, cela dépend déjà de la

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manière de raconter ce cas particu-lier. Fragilité du témoignagehumain.Bien délibérer, c’est se poser entoute lucidité un certain nombre dequestions nécessaires. Mais com-ment s’y retrouver au milieu detoutes ces interrogations qui sem-blent jaillir à un rythme toujoursplus soutenu ? La délibération n’estpas une fin en soi. Elle est unmoyen visant à une bonne décision.Comment ne pas l’oublier ?Pour nous aider à sortir de nos diffi-cultés, à surmonter la peur légitimequi s’empare de nous à la seule idéequ’il faudra pourtant décider et tran-cher, Aristote inventait il y a vingt-cinq siècles la phronesis, prudenceou sagesse pratique. Qu’est-ce àdire ? Voyons d’abord ce que n’estpas la prudence, avant de voir cequ’elle est.Quand se pose la difficile, la périlleu-se question “que faire ?”, deux atti-tudes, également condamnées parAristote, sont trop souvent les nôtres.Dans l’une comme dans l’autre, unmanque de courage qui paralysel’exercice de notre propre liberté.

L’esquive et la tragédieLa première attitude, l’esquive,consiste à laisser les choses déciderà notre place, alors qu’elles n’y peu-vent mais, à laisser les événementschoisir à notre place, ce qui équi-vaut à la décision de ne pas décider.On s’en remet à la pièce de mon-naie — pile, ou face ? —, plus sou-vent à l’opinion commune. Et l’onfinit par choisir la solution quimécontentera le plus petit nombrepossible de nos amis, ou collègues.On fait confiance ou bien on s’enremet au hasard, à la fortune, auxautres. Par fatigue, par lâcheté, parhabitude, l’homme saborde alors sapropre autonomie, gâche sa propreliberté et refuse de juger.Arrêtons-nous un instant àl’exemple de la fatigue. L’hôpital estun lieu de fatigue. Soignants et soi-gnés le savent. Or, la fatigue, enne-mi d’autant plus dangereux qu’il estdéjà entré en nous au moment où

on le remarque, rend difficile ce queKant appelait l’exercice de notrementalité élargie, comme capacitéde se mettre à la place de l’autre(capacité de ne pas oublier que cevieillard qui nous excède pourraitêtre notre propre grand-père). Il estdifficile d’exiger d’un soignant quivient de travailler toute la nuit uneattention pleine de fraîcheur et definesse à l’égard du malade… Nousl’exigeons pourtant ! La fatigue, alibide toutes nos lâchetés est sansdoute l’une des principales raisonsde cette pratique de l’esquive, parquoi on refuse de penser, de jugerpar soi-même.Ce que nous appelons l’esquive,c’est le rendez-vous manqué avecsoi-même, avec sa propre volonté,sa liberté et sa responsabilité. Parpeur de choisir, de tailler dansl’épaisseur du possible une forme,on s’en remet à l’uniforme. Onrentre dans le rang. À partir dumoment où les autres cessent dedécider pour moi, je me découvremoi-même comme instance suprê-me de décision : la naissance du“je”, du sujet autonome capable dedécisions est toujours difficile, arra-chement aux catégories imperson-nelles du groupe ou de l’équipe.Comment cette naissance ne ferait-elle pas peur ? Si cette peur expliquel’esquive, le renoncement à l’espritcritique, l’acceptation tacite duconsensus mou, elle ne les légitimepourtant en rien.La seconde attitude, est celle où l’onne parvient pas à choisir : fasciné,comme paralysé par l’aporie oucontradiction, on devient personna-ge tragique. La tragédie, c’est préci-sément l’impossibilité de choisir. Onne peut vivre sans les raisons quirendent la vie invivable. Le person-nage tragique vit des conflits dedevoirs : le Roi doit à la fois proté-ger son fils et le condamner à mortpour crime. La tragédie, c’est l’apo-rie mal vécue. Puisqu’il ne peut tran-cher, c’est la mort qui tranchera.Ainsi se terminent les tragédies, parla mort du héros, seule possibilitépour sortir d’une situation propre-ment impossible.Alors que l’homme commun esqui-vait sa possibilité de choisir, s’en

remettait à une altérité quelconque,c’est dans une terrible solitude quele héros tragique s’enferme. Il refu-se tout conseil, toute consultation,ou bien ceux-ci glissent sur luicomme l’eau glisse sur la peau desgrenouilles. Son moi glorieux seconfond alors avec la somme de sesdoutes, sa délibération solitaire sefait indécision, perte de vue de l’ac-tion, et devient mise en suspens,rumination à l’infini. Il prolonge sesconnaissances, sans jamais les tra-duire en actes. La délibération quidevrait être moyen au service de labonne décision, devient alors fin en soi.Si l’homme commun fuyait la peurde passer à côté de la bonne déci-sion, le héros tragique se complaîtdans cette peur, s’y installe avec uneexquise souffrance. Crispé par laconscience du risque et la perspec-tive du remords, il se laisse torturerpar le possible, avec une angoissemêlée d’un étrange plaisir. Commele dit Gabriel Liiceanu, « Par chacu-ne de nos décisions, nous spolionsl’être de la richesse du possiblepour ne lui accorder que la pau-vreté du réel ». Enfermé dans unecontemplation stérile des possibles,notre personnage tragique se laisseparalyser par la possibilité duremords : si je choisis mal, j’éprou-verai un tel remords…À la sommation d’agir, il ne répondque par une gesticulation de la pen-sée, « par des atermoiements auseuil de l’être » (G. Liiceanu). Ceséjour prolongé dans l’espace rumi-natoire de la conscience ne satisfaitpourtant pas le personnage tra-gique, qu’un tourment sans cessedéchire : le regret de ne pas agir…L’esquive qui fait qu’on rentre dansle rang, et la tragédie qui fait qu’ons’installe dans une héroïque maisterrible solitude, sont en fait deuxmanières de manquer de courage.Car décider, c’est toujours prendredes risques, s’appuyer sur descontours frêles, incertains et fra-giles. L’indécis n’arrive pas à com-poser avec le risque ; l’hommeprudent l’assume pleinement : oùl’on voit que la prudence n’est ni attitude précautionneuse, ni pusillanimité.

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Éthique, hôpital public et administration

DOMINIQUE NOIRÉ

Directeur, hôpital Beaujon, AP-HP,diplômé de l’Institut éthique et soinshospitaliers de l’Espace éthique.

Nos missions au service de la personne malade

Depuis désormais près de vingtans, s’est engagé un développe-ment exponentiel des réflexionsautour du thème de la santé.Législation sur la bioéthique, évo-lution jurisprudentielle de la res-ponsabilité en matière sanitaire,développement des droits devantêtre reconnus au malade, sophisti-cation des techniques d’expertiseset des critères de choix permettantde répondre au mieux aux besoinsde santé en fonction du contextefinancier, font aujourd’hui partiede l’environnement dans lequelchaque professionnel de santé estinvité à exercer son savoir-faire.Ces questions sont fondamentales.Elles reflètent l’inquiétude de notresociété qui, malgré les progrèsscientifiques et technologiques, seheurte toujours aux problèmes del’inégalité sociale, de la souffranceet de la mort. Elles soulèventdivers types d’interrogations,éthiques et philosophiques, juri-diques et réglementaires, scienti-fiques et techniques. Elles trouventen l’hôpital public un lieu privilé-gié de leurs expressions concrètes.Comment garantir à chaque mala-de une prise en charge médicale laplus efficace possible et le main-tien du respect intégral de sa per-sonne, quelle que soit sa situationsociale, physique ou mentale ?Comment agir pour que le servicepublic dispense des soins de qua-lité, égaux et continus pour tous,dans un contexte économiqueinflué par les lois du marché ?Comment permettre à chaque tra-vailleur hospitalier, quel que soitson niveau hiérarchique, de réali-ser pleinement sa mission aubénéfice de la personne maladetout en prenant en compte sespropres aspirations ?

Ces questions sont celles aux-quelles est en permanenceconfronté le cadre administratif dedirection, garant de la qualité et dela sécurité des soins dispensés, durespect des droits du malade parchaque membre de la communau-té hospitalière et responsable de lajuste utilisation des fonds publics.Il peut être intéressant de fairepartager à d’autres catégories pro-fessionnelles certains des ques-tionnements auxquels concrète-ment un directeur d’hôpital doitapporter réponse et peut-être ainside montrer, qu’au-delà des cli-vages corporatistes et des idéespréconçues, c’est bien un mêmeidéal de solidarité et de compas-sion, identique à celui qui animechaque soignant, qui justifie etguide son action, même si, bienévidemment, la forme de sa miseen œuvre est différente.

Responsabilités ducadre administratifTrois grands champs d’action peu-vent schématiquement être identifiés.Le premier concerne la gestion auquotidien des problèmes se rap-portant à des malades pour les-quels un arbitrage et une décisionadministrative sont sollicités. Pardéfinition, ces cas sortent de lanorme, sont singuliers et/ou com-plexes et sont souvent motivés parun souhait de déroger à la règleadministrative, celle-ci pouvantparaître mal adaptée à une situa-tion donnée. Bien que souventd’apparence mineurs, ces pro-blèmes posent en réalité fréquem-ment de véritables questions deprincipe et recèlent souvent desquestions juridiques complexes,susceptibles d’engager la respon-sabilité de l’institution, voire per-sonnelle, en cas de mauvaise déci-sion. Respect du droit des usagersvis-à-vis du service public, défensedu principe d’égalité d’accès auxsoins, vérification du respect desdroits du malade et vigilancequant au bon fonctionnement desservices et à l’organisation généra-le de l’hôpital, constituent les

sujets les plus couramment soumisà la sagacité du cadre administra-tif, chargé de faire appliquer ledroit et de garantir le bon fonc-tionnement du service public. Cette responsabilité devient deplus en plus prégnante du fait del’évolution du contexte réglemen-taire et des concepts juridiques,supports de la relation entre soi-gnant et soigné. Depuis quelquesannées s’est en effet engagée uneévolution notable en ce domaine.La notion de faute lourde a étéainsi progressivement remplacéepar celle de faute légère puis parcelle d’insuffisance de précautioncontre le risque pour conduire lejuge à retenir la responsabilité civi-le et/ou pénale du médecin et/oudu cadre gestionnaire. Même sicette orientation nouvelle peut secomprendre puisqu’elle vise àmieux garantir les droits de la vic-time, elle pose cependant une dif-ficulté majeure pour prendre déci-sion au quotidien. En effet, pourpouvoir assumer une responsabili-té, il est nécessaire de disposer deréférences juridiques claires, fixantles devoirs et les obligations. Cecin’est actuellement pas le cas. Lesdivergences d’appréciation entreles juristes quant aux principes àappliquer en matière de droit dumalade sont fréquentes, les déci-sions contradictoires récemmentintervenues concernant la restérili-sation de matériel en sontl’exemple concret. Cette situationconduit à être responsable en droitsans connaître l’état du droit.Paradoxalement, cette incertitudes’accompagne de la multiplicationde textes normatifs contraignants,nécessitant la mise en œuvre demoyens et générant des procé-dures administratives complexes,parfois difficiles à mettre enœuvre. Sécurité anesthésique, sté-rilisation, Guide de bonne exécu-tion des analyses médicales,manuel d’accréditation del’Agence nationale d’accréditationet d’évaluation en santé(A.N.A.E.S.), prévention des infec-tions nosocomiales, démarchequalité, constituent progressive-ment un corpus de règles de fonc-

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tionnement s’imposant aux ser-vices. Codifier l’activité est en pre-mière intention satisfaisant car celadéfinit les modalités d’action à res-pecter et permet de disposer deréférences médico-légales en casde contentieux. Cependant, cetteévolution présente le risque devoir s’instaurer une conception de l’humanitaire réglementaireconduisant à appliquer à la lettreles textes, éventuellement au détri-ment du bien-être du malade, detransformer la démarche éthiquedu décideur en démarche juridico-administrative et, peut-être et sur-tout, de progressivement atténuerla responsabilité morale dont sesent investie aujourd’hui chaqueprofessionnel hospitalier à l’égarddu malade.

Un engagementmoral personnelCe débat reprend celui posé parKant entre éthique du devoir etéthique des devoirs. La premièrerelève d’un engagement person-nel, librement accepté, de faire lebien en fonction de la loi moralequi s’impose, quelle qu’en soit laconséquence. La seconde reposesur le respect des codes déontolo-giques par engagement personnelou pour être en conformité. Ladémarche kantienne, par sarigueur, est parfois incompatibleavec la compassion attendue parle malade. La seconde approche,même si elle permet une éthiquede la pratique, est insuffisante pouren faire une action vertueuse ausens aristotélicien. L’appropriationde la norme doit être complétéepour sa mise en œuvre par unengagement moral personnel duresponsable de l’acte et le main-tien de son sens de discernementlui permettant, d’une part deconserver une possibilité d’analysecritique du bien fondé de la normeet de ses modalités d’application,d’autre part de donner un réel senséthique à l’acte de prise en chargede l’autre, transcendant le simpleimpératif du respect de la règle.Concilier respect du droit et res-

pect d’autrui, surtout lorsquecelui-ci est en état de faiblesse,doit représenter l’une des préoccu-pations permanentes de chaquehospitalier, dont le directeur d’hô-pital se porte garant.Le second domaine important rele-vant du cadre administratif estcelui de la responsabilité prospec-tive, tant stratégique qu’écono-mique. L’hôpital est l’une des clefsde voûte du système de santépublique. En assurer la conduitesaine est un devoir de citoyen,dépassant largement la dimensionprofessionnelle. Mener à biencette obligation nécessite de défi-nir quels sont les principes à res-pecter en regard de cet objectif.Diverses étapes dans la réflexions’imposent. La première est d’iden-tifier les principes retenus par lasociété concernant la protectionde la santé et d’en déduire lalogique de répartition des moyensqu’il convient d’adopter. La solu-tion proposée par John Rawls dansson ouvrage Théorie de la justicepeut servir de référence. Elle cor-respond au principe d’équitévisant à l’égalité des personnesdans l’attribution des droits et desdevoirs en acceptant une inégalitédes traitements si, et seulement siceux-ci corrigent les inégalités debase.Appliquée à la politique de santé,la démarche revient à rechercherla garantie pour tous d’accès à dessoins de qualité identique, ce quiimplique de se donner les moyensde réduire les inégalités de l’offrede soins existante en tenant comp-te des besoins de soins, par défini-tion variables en fonction de l’étatde santé individuel et collectif. Leresponsable hospitalier se doitd’intégrer cette dimension dans saréflexion sur le projet d’hôpital etson insertion dans le schémarégional de santé, cœur de lacontinuité et de l’adaptation duservice public hospitalier.Un autre volet fondamental de laréflexion est celui du mode definancement du système de santé.Actuellement, le financement basésur la solidarité est privilégié parrapport à l’assurance individuelle.

Il est clair que le contexte écono-mique général induit une certainelimitation des moyens disponiblesen regard des aspirations deconsommation, ce qui permet ledéveloppement d’un courant depensée préconisant une libéralisa-tion des financements. Ce débatest majeur pour l’avenir et influesur la stratégie administrative,économique et technique à mettreen œuvre par le cadre administratifsuivant la réponse qui sera adoptée.

Le sens éthique deschoix économiquesLe système assurantiel revient àfaire entrer la santé dans le domai-ne commercial et à donner unevaleur marchande à la vie.Critiquable au plan éthique, cesystème risque de conduire enoutre, dans sa logique, à hiérarchi-ser les sujets à risques et à établirles barèmes de cotisations avecpour conséquence d’induire unediscrimination dans l’accès à l’offrede soins par la capacité financièrede chacun.Plus graves encore mais à pluslong terme peuvent être les inci-dences d’un tel schéma comptetenu des progrès de la médecinegénétique, permettant à chaqueindividu de déchirer le voiled’ignorance concernant son capitalsanté. Dans ce cadre, peut seposer la question pour la person-ne génétiquement protégée del’intérêt de financer une protectioncontre le risque maladie identifiécomme faible alors qu’à l’inverse,les assureurs opposeront un refusou des tarifs exorbitants pourgarantir une personne génétique-ment porteuse de risque élevé.Cette dialectique peut in fine setraduire par un double risque d’eu-génisme scientifique, le premierfondé sur l’inégalité des chancesgénétiques, le second, indirect maisencore plus redoutable, fondé surle tarissement des financements desproducteurs de soin faute pour lesconsommateurs de disposer desressources nécessaires.Ce bref développement critique

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sur les risques engendrés par uneindividualisation de l’assuranceconduit à rechercher commentoptimiser et pérenniser le systèmedu financement collectif pour seprémunir face à ces risques majeurs.Cette troisième étape de laréflexion stratégique et écono-mique revient à poser deux ques-tions :• comment déterminer le volumefinancier des richesses à consacrerà la santé par rapport au total desrichesses disponibles de la nation ?• qui fixe ce montant et en assureles modalités de gestion ?De fait, la réponse apportée à lapremière interrogation peut serésumer par la formule « le maxi-mum possible », et la responsabili-té des choix est renvoyée auxdécideurs collectifs que sont laCaisse nationale d’assurance mala-die et l’État. Dans ce contexte, lecadre administratif gestionnaire apour mission de préparer sur unplan technique les données néces-saires au choix puis de traduiredans la réalité les décisions finan-cières arrêtées.Ceci implique de dépasser lasimple approche comptable, cadreétroit dans lequel certains espritscaricaturaux, feignant d’oublier lacomplexité des problèmes, laissententendre que le gestionnaire estenfermé.En réalité, celui-ci est amené àprendre en compte l’expressiondes besoins de l’usager, à considé-rer la demande des moyens éma-nant du producteur de soins ettendre à concilier l’analyse écono-mique conjoncturelle avec uneperspective stratégique d’organisa-tion du système de soin respec-tueux d’un équilibre financierreposant sur la solidarité. Ainsi peuvent se résumer lesimpératifs à respecter pour menerà bien l’action stratégique et finan-cière. Pour réussir, celle-ci exigede la part de son promoteur sensdes responsabilités et volonté deles assumer, qualités que Aristotedéfinit comme la vertu qui permetà l’individu d’agir « comme il faut »,vertu d’autant plus accomplie lors-qu’elle s’accompagne du sens de

la justice et de la mesure, permet-tant ainsi à la personne de pouvoirla manifester « également à l’égardd’autrui et non seulement parrapport à lui-même ».

Le pouvoir d’arbitrageLe dernier domaine auquel estconfronté, à plus ou moins grandeéchelle, chaque responsable hié-rarchique est celui de la gestiondes hommes. À titre individuel,l’exercice est redoutable car ilnécessite d’analyser les situationspouvant avoir provoqué un com-portement hors norme de l’agent. Véritable cas pratique de morale,la décision à prendre dépasse trèssouvent la simple vérification durespect ou du non-respect du règle-ment et doit reposer sur un souci dejustice tant vis-à-vis de l’agent « fautif » qu’à l’égard du reste de lacommunauté. On peut admettreque la bonne mesure repose surl’équilibre entre rigidité et respectformel des textes et laxisme, syno-nyme de faiblesse. Elle impliqueun sens de la justice, c’est-à-direde concilier la rigueur morale kan-tienne, en l’occurrence appliquéeà autrui, et le principe de pruden-ce d’Aristote permettant d’adapterle principe kantien à la singularitéde chaque cas.Conserver le sens du discernementdans l’exercice du pouvoir hiérar-chique ne signifie pas pour autantl’acceptation d’un libre arbitrefondé sur la vertu du responsable.Le pouvoir d’arbitrage doit interve-nir dans les limites posées par lesrègles juridiques définies par lestatut. La mise en œuvre des règlesstatutaires est fondamentale. Outrequ’elles garantissent à tous lescitoyens une égale possibilité deservir l’État, elles permettent laprotection du fonctionnaire contretoute discrimination et servent degarant des droits et des devoirs dechaque agent, de ce qu’il doit àl’État et de ce qu’il peut enattendre en retour.Le cadre gestionnaire se doit depréserver le sens et la noblesse de

la qualité de fonctionnaire, telsque définit par Hegel dans la for-mule « la charge du serviteur del’État est une valeur en soi et poursoi car elle contribue au servicepublic qui permet de réaliserl’union de l’intérêt général et del’intérêt particulier ». Garant deces valeurs, il doit en permanenceconcilier le triptyque adaptationdu service public/ rationalisationde l’utilisation des fonds publics/amélioration des conditions de tra-vail des agents relevant de sonautorité, chaque rubrique ayant sapropre dynamique, parfois contra-dictoire. La problématique des 35 heures,dans le secteur hospitalier consti-tuera, en ce domaine, un bon indi-cateur de la capacité de chacundes professionnels de santé àaccepter d’accomplir la nécessairemodernisation des modes organi-sationnels des services tout enconservant, en les adaptant, lesprincipes statutaires fondamen-taux.Pour conclure ces quelquesréflexions, je rappellerai les quatredomaines dans lesquels le cadreadministratif exerce des responsa-bilités, graduées en importance enfonction de la place occupée dansla hiérarchie.Le premier est d’ordre social etconcerne la défense et la protec-tion de l’organisation générale dela santé publique, action à laquel-le contribue chaque cadre dedirection par son action pourgarantir le bon fonctionnement dela structure hospitalière et assurerau malade accueilli, sécurité etqualité du soin.Le second est de nature écono-mique, chaque décision de gestioncontribuant à l’équilibre généraldes comptes de la Sécurité Socialeet plus globalement des comptesde la nation. Ceci revient pourchaque cadre de direction à s’in-terroger systématiquement sur lajuste utilisation des fonds publicsdont il assume la gestion et à seconsidérer comme redevable decelle-ci au même titre que s’ils’agissait de son bien propre.Le troisième s’inscrit dans le

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champ juridique, le cadre adminis-tratif étant le garant pour l’usagerdu respect, au sein de l’hôpitalpublic, des droits du malade et,plus généralement, des lois de laRépublique.Le dernier, peut-être au demeurantle plus prégnant, repose sur lamise en œuvre effective d’un cer-tain nombre de référenceséthiques, comme aide et guidepour résoudre des difficultésconcrètes quotidiennes.Recherche du bien pour tous,volonté de défense du bien public,respect de la personne sont les filsconducteurs de l’action du direc-teur d’hôpital. Dans cette optique,des références éthiques sont indis-

pensables parmi lesquelles Aristote,Emmanuel Kant, Emmanuel Levinas,John Rawls et Lucien Sève semblentparticulièrement pertinentes.Il importe, en dernier lieu, de sou-ligner que la qualité des soins pro-digués à l’hôpital public n’est pasl’apanage d’une catégorie profes-sionnelle mais repose sur unechaîne d’union des compétences,chaîne dans laquelle chacun neserait rien sans la force des autreset dans laquelle chaque maillon aautant d’importance que ceux quil’entourent.Ceci implique que, quelle que soitla valeur individuelle de chacun,celle-ci ne peut s‘exprimer pleine-ment que si elle s’exerce dans la

complémentarité de l’équipe hos-pitalière, se fonde dans l’actioncollective permettant la bonnemarche de l’hôpital, s’inscrit dansle champ de compétence et deresponsabilité qui lui revient.J’espère que ces quelquesréflexions contribueront à mieuxfaire connaître le sens de la mis-sion du cadre de direction, le fon-dement de son adhésion auxvaleurs du service public hospita-lier ainsi que les modalités de sonengagement pour la réussite del’objectif commun à tout hospita-lier que représente la prise encharge optimale des besoins de lapersonne malade.

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Éthique et fragilité : approches de la personne malade en Afrique

JEAN-GODEFROYBIDIMA

Docteur en philosophie, enseignant au Collège international de philosophie et à l’Espace éthique.

Dans le cadre des formations universitaires 2000-2001 de l’Institutéthique et soins hospitaliers del’Espace éthique, Jean-GodefroyBidima proposera un séminaire dephilosophie comparée : Éthique etfragilité : approches de la personnemalade en Afrique. Il traitera lesthèmes : La personne et sa commu-nauté ; Annonce de la maladie et respect de la dignité ; Face à la dou-leur et à la mort ; Représentations de la maladie et relation de soin ;Fondements éthiques des pratiquesmédicales. Renseignements et inscriptions : Espace éthique : tél. 01 44 84 17 57.

Nous ne pouvons concevoir unêtre humain dans la situation defragilité qu’est la maladie sans enréférer à ce qui fait qu’un indivi-du se transforme en personne, àsavoir la société. Celle-ci lui offreun ensemble de repères qui ser-

vent au sujet à se construire undiscours sur lui-même, sur autruiet sur les Institutions. La consti-tution du soi, l’échange avecautrui et l’encadrement desInstitutions forment la charpentede l’identité du sujet. Commentcette identité s’ébranle-t-elle ous’enrichit-elle dans une posturede fragilité ? Celle-ci est uneoccasion de sonder ce qui faittenir (le lien) le soi, autrui et lesInstitutions dans une constella-tion. Comment s’institue ou sedestitue le lien (avec soi-même,avec autrui et avec les Institutions)dans la maladie ? Le lien entre lapersonne et la communauté est mouvant d’où, l’importanced’étudier les formes de sociabili-té. À travers leur examen sedégagent les images que le moiconstruit sur la société et cellesqu’elle lui renvoie. La commu-nauté est donc ce qui donne del’hospitalité au moi dans sesdiverses interactions, mais dansce don d’hospitalité réside juste-ment la possibilité du conflit.

Annonce de la maladie et respectde la dignité

La personne est toujours impli-quée dans une communauté à l’in-térieur de laquelle elle tisse desliens avec le monde et autrui pardes actes de langage dont certainssont performatifs, c’est-à-direqu’ils supposent une modificationdu comportement de la part desusagers. Par de tels actes de langa-ge, se pose le problème de l’usagede la parole dans une situation defragilité. Comment et au nom dequelle vérité ou exigence, user desénoncés performatifs dont la seuleproclamation entraînera un chan-gement bénéfique ou néfaste ducomportement et du tempéramentde mon semblable en souffrance ?Comment se structure et quelsenjeux éthiques et psychologiquesentraîne cette parole particulièrequ’est l’annonce de la maladie ?L’annonce est en même tempsdévoilement — l’annonceur ramènel’inconnu dans le champ de laconscience de son vis-à-vis —

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et occultation dans la mesure oùl’annonce ne dit pas tout sur lamaladie.L’annonce se veut partage d’infor-mations, et comme toute mise encommun d’une situation de fragili-té elle suppose un rapport particu-lier au temps. Dès lors, quellessont les intrications d’une subjecti-vité en situation de fragilité (outémoins de celle-ci) avec letemps ? Comment vit-on et per-çoit-on le rapport à l’instant et à ladurée devant l’annonce de lamaladie ? Ce rapport au temps estaussi un lien avec autrui qui estd’abord un regard, une voix et unsouffle avant d’être un sujet dedroit. Avant de se poser la ques-tion du droit (a-t-on le droit d’an-noncer à un malade l’issue fatalede son mal ?), il faut d’abord éva-luer la mise en rapport des regardsen situation d’annonce. Qu’est-cequi se passe quand un “je” regar-de un “tu” dans une situation defragilité ? Autrement dit, comment,par l’annonce, se constitue l’asy-métrie des deux regards : celui dumalade, forcément fragilisé, etcelui du thérapeute ? Le regard duthérapeute est parfois dirigé versle corps du malade, mais, le plussouvent, ce regard oublie, danscertains cas, de scruter le regarddu malade en tant que tel.Comment se fait et quels pro-blèmes recouvre ce croisementdes regards en situation d’annon-ce ? Un regard, mais aussi unevoix. Le malade met en jeu l’énig-me de la voix en situation d’an-nonce. Quel est le statut de lavoix, du timbre, de l’intensité, dela répétition, des circonlocutionset des silences en situation d’an-nonce ? Le souffle, enfin, indique àtravers son rythme (lent ou rapide)la modification particulière qu’ap-porte l’annonce aux moments de fragilité : dans quelle mesure lesouffle d’autrui — ce regard etcette voix fragilisés — retenu(pour écouter ou publier l’annon-ce), saccadé ou accéléré nousdévoile-t-il, à travers sa vitesse, lafinitude humaine ? Comment, àpartir des expériences du souffle,du regard et de la voix que nous

présente l’annonce, interroger l’in-tersubjectivité, la temporalité et lafinitude ? Il reste que cette expérience del’annonce ne se passe pas dans lecadre d’une relation bi-univoque(médecin/patient) dans d’autrescultures. Ces dernières — pour neprendre que le cas de l’Afrique —mobilisent la communauté en casde maladie. C’est ce qui expliqueque l’annonce d’une issue fatalede la maladie passera soit par lapersonne la plus âgée du clan(dans les sociétés segmentaires),soit par un dignitaire du clanmaternel (dans les sociétés à filia-tion matrilinéaire). Ce qui renvoieau problème de la médiation dansl’annonce. L’annonce doit-elle êtreune relation entre un “je” et un“tu” ou bien entre un “je”, un “tu”et un “tiers” ? Quel est le rôle du“tiers” dans l’annonce ? Reconstruit-il ou travestit-il l’annonce ? Aunom de quoi priver le malade dela primeur d’une nouvelle qui l’in-téresse au premier chef ? Un indivi-du est-il isolé ou un tissu de rap-ports sociaux ? Quel est le rôle du“tiers” dans la construction du récitsur la fragilité ? Que signifie“l’entre-deux” dans un rapport desouffrance ?

Face à la douleur et à la mortLa douleur et la mort sont deuxexpériences qui peuvent être liéeschez le souffrant. Mais face à ladouleur se posent plusieurs pro-blèmes dont d’ordre métaphysique(quelle est la signification de la dou-leur ? est-elle expiation, purificationou inutile ?), d’ordre éthique (quelleattitude adopter devant la douleurquand on souffre — se résigner ? serévolter ? — ou quand on voit souf-frir ?) et d’ordre déontologique (a-t-on le droit de laisser souffrir ? a-t-onle droit de harceler médicalement ?au nom du soulagement de ladouleur doit-on négliger la “digni-té” du malade ?). Quant à la mort,si elle paraît terrible dans certainscas, elle est l’instance par laquellele sujet s’éprouve vis-à-vis de l’in-

dicible. Assimilée au sommeil,dans certaines cultures africaines,à une technique de libération(Inde) et à une rédemption (dansune certaine forme de christianis-me), la mort est ce qui appelle lesujet à la relation de sens : il fautque la mort signifie. Mais la mortest un phénomène flou, car danscertaines cultures, un vivant peutêtre mort tout en étant vivant —en Afrique existent des cultes debannissement où l’individu, bienque biologiquement vivant estfrappé d’une mort sociale (lesDiola du Sénégal) — et vivantcomme ancêtre tout en étant mort.L’observation d’un malade devantl’imminence de sa mort devra tenircompte de ces paramètres anthro-pologiques liés à la significationde la mort. D’où l’urgence d’ins-taurer un dialogue permanentautour et avec le patient.Ce dialogue met le souffrant dansune situation de partage — onpartage sa souffrance autour de lui— où l’éventualité de la mort nese vit plus dans la solitude. Par laparole et le regard, le souffrant quise pose comme “visage”, envisagesa mort comme un événementpartagé par la communauté desvivants dont il fait encore partie.Autour de cette réflexion seposent des questions relatives à lamort, à la douleur, à la situation dumédecin, aux fantasmes autour ducadavre et aux rapports entre tem-poralité, subjectivité et mort.

Représentation de la maladie et relation de soin

La maladie se traduit par un cer-tain état dont la preuve visible estdonnée par la dégradation ducorps. La maladie peut aussi êtreune construction sociale liée auxfantasmes et aux peurs primitivesdes communautés. C’est ce quiexpliquerait en partie qu’ici l’épi-lepsie soit une maladie et là undon d’un dieu qui “chevauche” et“habite” l’épileptique. Ici, la peurde la contagion, là l’envie et ledésir de possession. La relation de

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soin n’est pas un simple acted’auscultation et d’administrationdes soins mais une constructiond’images. Le soignant construitune image du malade — qui peutvarier au cours de la thérapie —,ce dernier construit à son tour uneimage de lui-même et une autredu thérapeute. La constructiond’images est une mise en récit dela maladie et une mise en confian-ce de la relation entre le malade etle thérapeute. Qu’advient-il quandon ne permet plus au malade de mettre en récit sa maladie ?Qu’advient-il des relations de soinquand s’écroule la nécessaire rela-tion fiduciaire entre le malade et le thérapeute ?

Fondements éthiquesdes pratiques médicales

L’éthique a-t-elle à être fondée ? Sioui, est-ce sur l’universalité desinvariants de la “nature humaine”ou à partir de l’expérience particu-lière de chaque communautéhumaine ? À partir de cette ques-tion banale s’orienteront leséthiques universalistes (qui pen-sent déduire les conduiteshumaines à partir des principesuniversellement admis) et leséthiques contextualistes (dérivantles normes régulatrices de l’agirdes pratiques propres à chaque

communauté et à chaque situa-tion). Et quand il s’agit des pra-tiques médicales, sur quoi doiventêtre fondés le jugement, la déci-sion et l’action du médecin sur lesmalades ? Juger des cas, maisselon quels critères ? Agir sur lesmalades, mais de quel droit ?Décider de la mort ou de la sur-vie, mais en vertu de quelle légi-timation ? Comment penser lapratique médicale à travers lesprismes du devoir (éthique déon-tologique) ?Comment se pose le problème del’autorité dans la pratique médica-le ? Qu’est-ce que l’autonomie, lerespect, le contrat et la responsabi-lité dans la pratique médicale ?

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Souffrances des victimes de conflits et besoin de justice

DR JACKY MAMOU

Ancien président de Médecins du Monde.

Logiques d’exterminationEn situation de guerre, recouvrer lasanté passe par le témoignage et laconnaissance de la vérité. On nepeut pas se taire.C’est un siècle de nuit et brouillardqui se termine. Génocides et dépor-tations ont marqué notre époque.Et pourtant, après la SecondeGuerre mondiale et l’avènementdu crime contre l’humanité dans lajuridiction des hommes, tous s’ac-cordaient à dire « plus jamais ça ! ».Dans un élan de candeur et animéd’un fol espoir, les Nations Uniesont même sérieusement pensé àinterdire les conflits armés.Mais très vite, les GuerresColoniales et les affrontements liésà la Guerre Froide ont entraînéleur cortège de crimes contre l’hu-manité et de crimes de guerre

d’ailleurs jamais étiquetés commetels : on ne juge pas les grandespuissances.Abordées avec la notion de névro-se de guerre des soldats des deuxpremières Guerres mondiales,esquissées avec les survivants dela Shoah, ce n’est qu’avec les com-battants américains revenus deCorée que l’on parle des pertespsychiatriques ou des blessurespsychiques. Le caractère systéma-tique du debriefing, ou séance derécit cathartique à visée thérapeu-tique, constitue une premièreébauche de réponse des médecinsmilitaires américains à cette époque.Les multiples régimes dictatoriauxou autoritaires des décennies 70-80mènent des politiques de répres-sion violente où le terrorisme d’É-tat, l’usage généralisé de la torturesont des pratiques courantes. C’estalors que se mettent en place desstructures d’accueil et de soins spé-cifiques pour les victimes. À maconnaissance, le premier centre àprendre en charge les réfugiésvenus demander l’asile politiques’est ouvert au Danemark en 1970.

Avec la fin de la Guerre Froide, lanature des conflits évolue. De moinsen moins internationaux, ils oppo-sent des armées dites nationales àdes forces dites de libération. Maisintervient souvent aussi une multitu-de d’autres acteurs : milices eth-niques, armées étrangères, groupesparamilitaires, milices liées aux inté-rêts privés des multinationales ou degroupes mafieux.Ces conflits ont lieu en Afghanistan,au Soudan, au Rwanda, auBurundi, au Zaïre, en Angola, enex-Yougoslavie, pour n’en citerque quelques-uns. Mais tous ont un point commun.Ce sont les populations civiles quiy paient le plus lourd tribut.Les buts de guerre visent ainsi àexterminer une population, à net-toyer ethniquement un territoire.Déporter, affamer, massacrer lespopulations civiles sont les pra-tiques courantes de ces nouveauxconflits. L’actualité du Kosovo, duTimor et de la Tchétchénie com-plète cette triste litanie.

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Des blessures qui ne se voient pas

Et les organisations humanitaires ?Elles sont malheureusement lestémoins privilégiés de ces drames.Souvent, elles alertent, elles inter-pellent quand il est encore temps.Mais ce n’est que lorsque C.N.N.diffuse les images insoutenablesque les opinions publiquess’émeuvent, que les responsablespolitiques, culpabilisés, se sententconcernés. Il est alors le plus sou-vent trop tard. Dès lors, il s’agit de soigner lesblessures qui se voient et cellesqui ne se voient pas.Les blessures qui ne se voient pas,nous avons entrevu leur existenceen Amérique latine pendant lesdictatures militaires. Au Chilinotamment, les visites aux prison-niers politiques, systématiquementtorturés, l’accompagnement deleurs familles, les consultationsmédicales dans les poblaciones —les quartiers populaires en perpé-tuel état de siège — nous confron-tent à une pathologie que lesmédecins humanitaires neconnaissent pas.Le travail en commun avec desorganisations de la société civilechilienne qui résistent au régimedu général Pinochet nous faitdécouvrir “la santé mentale”. Pascelle enseignée dans nos facultésde médecine, mais une pathologieparticulière liée à un contexte spé-cifique, qui questionne l’articula-tion entre une histoire singulière etune histoire collective.Ce sont les psychiatres et les tra-vailleurs sociaux, notamment ceuxdu C.O.D.E.P.U. (Comité de défen-se du peuple) qui mettent enavant le concept de “personnetotale” à prendre en charge. C’estsous leur influence que nous met-tons en place des groupes desanté mentale, comprenant empiri-quement que les Chiliens écraséspar la dictature avaient besoin dedire leurs maux, d’avoir un lieud’écoute. Les personnes repéréesalors par les animateurs de ces ate-liers comme étant les plus souf-

frantes étaient dirigées vers unethérapie plus personnalisée.Les témoignages sur ce qui se pas-sait quotidiennement au Chili,étaient alors envoyés à des organi-sations de Droits de l’Homme oude solidarité internationale.Le lien avec le besoin de justicepour aider à soigner ces blessuresqui ne se voient pas, n’était alorsvécu par les médecins humani-taires que comme un positionne-ment politique, que nous parta-gions certes, mais non comme unélément clef de la réparation sym-bolique de la souffrance.Ce n’est qu’après l’effondrementdu régime de Ceaucescu enRoumanie et la découverte dudésastre des orphelinats roumains,que Médecins du Monde organise-ra un congrès de psychiatriehumanitaire amenant à approfon-dir cette problématique du trauma-tisme.L’engagement de Médecins duMonde au Rwanda, puis en ex-Yougoslavie, nous amènera àadapter notre action aux consé-quences des nouveaux conflitspour les populations civiles.

L’agression désarticuleune appartenanceEt que constatons-nous sur le terrain ?Face à l’inhumanité, à la barbarie,pour les victimes il y a distensionrupture ou perversion du liensocial. En parlant de la torture,Marcela N. Vinar et ses collèguesdéclarent1 : « L’usurpation de la loiet du code juridique frappe le lienavant l’individu. Par son moyen,on déclare inexistant et hors dumonde un type de croyance diffé-rente, situant l’agresseur et la vic-time dans une logique où lacondition de semblable est suppri-mée. Ainsi, la torture ne relèvedonc pas d’emblée d’une psycho-pathologie individuelle. On com-prendra pourquoi la pertinence etl’efficacité d’un discours qui seveut scientifique, dépend d’abordde l’articulation symbolique del’espace anthropologique, social etjuridique. Cet espace est le seul

vraiment capable d’intégrer leurmémoire historique. La torture seprésente comme le témoin vivant,comme le paradigme d’une placede la civilisation qui concernel’humanité entière. »L’agression, au-delà de la destruc-tion d’un individu, d’un groupe oud’un peuple, désarticule une appar-tenance. Cette rupture du liensocial s’accompagne d’une culpabi-lité d’être survivant : « Pourquoimoi ? » Cette parole c’est l’espéran-to des Bosniaques, des Rwandais,des Kosovars, comme l’a été celledes rescapés de la Shoah.L’explosion cathartique, la parolesub-réactive, constituent la miseen mots de l’indicible. Quand lavictime raconte ce qu’elle a vécu,la reconnaissance de la parole parcelui qui écoute prend une dimen-sion essentielle. Cette premièreétape, parfois très longue, estnécessaire.Elle n’est pas suffisante.Le médecin peut en effet, la plu-part du temps, établir un lien étroitentre l’impunité dont bénéficientles agresseurs et la souffrance desvictimes : dépression, difficultésde concentration, cauchemars,insomnies, angoisses, mutisme. Si le praticien prend en considéra-tion ces symptômes, il se trouvedans l’incapacité de les guérircomplètement.Le travail thérapeutique doit allerjusqu’à la réparation, fût-elle sym-bolique : dire le mal, séparer lesvictimes des bourreaux, obtenir lejugement des criminels. Si l’un de ces éléments fait défautil ne peut y avoir de guérison indi-viduelle ni collective.La mémoire d’une collectivitéhumaine qui a subi des crimescontre l’humanité, nécessite lareconnaissance de ceux-ci. Sansmémoire, il n’y a pas d’histoire pos-sible : le traumatisme passe alors degénération en génération. On l’aobservé avec les enfants et les petits-enfants des rescapés de la Shoah.On le voit encore avec le génocidearménien qui a alimenté, des décen-nies après, le terrorisme anti-turc. Le Chili n’en finit pas de panserses plaies.

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Le besoin de justiceet de réparation de la souffrance

La Justice est alors la seule théra-peutique à un traumatisme collec-tif. C’est aussi le meilleur moyende lutter contre les négationismesqui s’appuient sur l’immensitémême des crimes pour clamer l’in-nocence des bourreaux.C’est en Bosnie que la genèse del’engagement de Médecins duMonde pour la justice prend corps. Les volontaires recueillent lesparoles des victimes de la purifica-tion ethnique, aboutissant à lapublication d’un livre : L’enfer you-goslave2. Les témoignages ainsirecueillis seront transmis auTribunal pénal international sur lescrimes en ex-Yougoslavie.En 1995, Médecins du Monde,associé à Juristes Sans Frontières,participe à la reconstruction dusystème judiciaire rwandais etmilite, avec d’autres associations,pour demander que la France s’en-gage dans la lutte contre l’impuni-té, en soutenant le Tribunal per-manent pour le Rwanda et enadaptant sa propre législation.Depuis, Médecins du Monde s’estengagée activement pour l’instau-ration d’une Cour pénale interna-tionale.Auprès des déportés du Kosovo,alors que nous mettions en placeles premiers programmes de priseen charge du traumatisme, nousrecueillions avec la F.I.D.H. destémoignages aidant à qualifier lescrimes commis par les troupesserbes pour les porter au Tribunalpénal international.Devant la lenteur et la froideur desgrandes instances judiciaires inter-nationales, certains proposent desrituels collectifs, en présence desagresseurs des victimes et desreprésentants de la communautéinternationale : rituels qui assure-raient ainsi une justice de proximi-té sans rupture culturelle. L’unen’exclut pas l’autre. De toutemanière, comment faire autrementdans des pays où les bourreauxont été si nombreux, comme au

Rwanda ou en Bosnie ? Lesconcepteurs de ces crimes contrel’humanité, à défaut de pouvoirêtre jugés dans leur propre pays,doivent l’être par une instancejudiciaire internationale.Reste une question importante.Devant la massification du trauma-tisme à l’échelle d’un pays — et jepense à un pays comme l’Algérie :comment concevoir de véritablesplans de santé publique pourprendre en charge des millions depersonnes en souffrance ?Le Rwanda, sans aucun moyen, encréant le Centre national du trau-matisme a tenté d’y répondre. Nousavons essayé d’y apporter notrecontribution en déployant un pro-gramme de formation et de soutienaux enseignants agissant commerelais auprès des enfants et des ado-lescents frappés par le génocide.Initier et former les soignants algé-riens pour la prise en charge dugénocide dans une société gangre-née par la violence, baignée dansun climat de méfiance généralisée

où la peur de la délation, de la tor-ture et de la mort est omniprésen-te, est un pari délicat que nousessayons de mener avec le centrePrimo Levi et l’Apreva.Face à l’ampleur de ces tâches auKosovo, en Tchétchénie ou dansl’Afrique des Grands lacs, les orga-nisations médicales humanitairessont bien seules, « en sachantqu’aucune réparation ne pourravenir rendre à la victime ce qu’el-le a définitivement perdu ».

Bibliographie

1. Marcela N. Vinar, Maren Ulriksen-Vinar, Leopoldo Bleger, « Troublespsychologiques et psychiatriquesinduits par la torture », inEncyclopédie Médico-Chirurgicale,Paris, 1989.2. Claire Boulanger, BernardJacquemart, Philippe Granjon,L’enfer yougoslave. Les victimes de la guerre témoignent, Paris,Belfond, 1994.

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Ronald Dworkin,prendre les droits au sérieux et interroger le droit individuel au suicide médicalement assisté

DAVID SMADJA

Professeur de philosophie, Espaceéthique, membre de la Cellule deréflexion de l’Espace éthique.

Diplômé de Harvard et deOxford, Ronald Dworkin fût avo-cat et professeur de droit àl’Université de Yale durant lesannées soixante, puis professeurde Jurisprudence à Oxford. Il estactuellement professeur de Droitet de Philosophie à New York età Oxford. Il a publié de nom-breux articles dans des revuesjuridiques et philosophiquescomme la New York Review ofBooks. Ses principaux ouvragessont Prendre les droits au sérieux(Taking right seriously, 1977), Amatter of principle (1985),Freedom’s law (1996). En 1997, ila pris position dans le débatpublic à propos de la controverseconstitutionnelle autour du suici-de médicalisé et du jugement dela Cour suprême des États-Unis.

Au fondement du libéralisme politique : la question desdroits individuels

Les institutions américaines doi-vent à leur structure d’équilibredes pouvoirs entre le Congrès etla Cour suprême, l’émergence dela question des droits individuelset moraux, notamment à traversla reconnaissance et l’invocationtoujours actuelle du premieramendement, de la clause de laprocédure légale régulière et dela clause d’égale protection deslois. La voix distincte de RonaldDworkin résonne à partir de cecontexte d’où il fait entendreune théorie nouvelle du libéra-lisme et des valeurs primordialesqui le fondent – défense deslibertés individuelles contre l’É-tat – retrouvant la trace d’undroit individuel, au sein mêmede l’événement et des discourspolitico-juridiques qui en consti-

tuent la trame. Un tel droit irré-ductible, loin de constituer l’au-ne abstraite et métaphysique àlaquelle on pourrait mesurer lalégitimité des lois positives, s’af-firme au contraire de manièreimmanente et résulte d’unebonne compréhension de laconvention, de la règle et de lapratique judiciaire – indépen-damment de toute forme d’élitis-me moral. Pour se faire, ilimporte de combattre les préju-gés définis comme « (…)des postures de jugements quimentionnent des considérationsexclues par nos conventions. »Mais comment penser un teldroit sans se départir de la règlepositive et invoquer demythiques normes abstraites ouune référence confuse au règnedes convictions particulières ? Àtravers la justification d’un pou-voir des juges bien compris, l’en-jeu se dessine de défendre le « constitutionalisme », théoriepubliée et reconnue, selon laquel-le il convient d’imposer des limitesau pouvoir politique de la majori-té afin de protéger les droits indi-viduels. Cependant, en prônant lecontrôle de constitutionnalité,Dworkin indique encore le décala-ge existant entre la légitimité intui-tivement ressentie de jugementsvoués à défendre l’individu dansses droits et les théories dispo-nibles impuissantes à en fonderla prétention. Il s’ensuit l’exa-men minutieux des revendica-tions effectives des individusconjuguées aux décisions judi-ciaires inscrites dans l’histoirerécente des États-Unis – en rap-port avec la conscription, la dis-crimination, l’obscénité… – afinde juger leur respect du droitindividuel, droit dont la libertéd’expression constituera le modè-le privilégié.

Égalité de respect et d’attention

Ainsi, l’obligation juridique définiepar les règles positives n’est pas lacaractéristique exclusive du droitindividuel mais à l’inverse, celui-cine se réduit pas à être une sortede droit moral de la conscience.Reprenant, le problème crucial dela désobéissance civile durant laguerre du Vietnam, R. Dworkinmontre qu’une certaine désobéis-sance aux lois sur la conscription –si toutefois elle se fonde sur undésaccord raisonné qui la dis-tingue de la délinquance – loind’appeler nécessairement unecondamnation, se trouve en cer-tains cas justifiée par le droit lui-même, non pas en tant qu’il estvalide mais au contraire, par rap-port au « (…) fait crucial que lavalidité de la loi peut être douteu-se ». Ce doute par rapport à l’in-certitude du droit est partiellementaccueilli au sein d’institutions judi-ciaires comme la Cour suprême. Pourtant si la désobéissance auxlois sur la conscription appelleen certains cas une toléranceréfléchie de la part des juges, iln’en est pas de même pour toutelimitation des droits des indivi-dus. En effet, il ne s’agit pas detomber de Charybde en Sylla ensubstituant à l’application méca-nique des règles le recours auto-matique au contrôle de constitu-tionnalité. Juger en fonction d’unprincipe, ne consiste pas à privi-légier aveuglement l’intérêt desindividus abstraction faite deleur situation concrète dans l’É-tat et donc indépendamment detout progrès vers une sociétéplus juste. Pour élucider cepoint, Dworkin propose de dis-tinguer entre l’égalité respective-ment conçue en tant que poli-tique puis en tant que principe.« Les individus ont droit à un trai-tement égal, puis un droit d’êtretraité comme un égal – égalité derespect et d’attention. » Le conceptde droit n’est à tout le moins pascompris au sens faible de lacapacité indéterminée à faire

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quelque chose (traitement égalgaranti par une politique). Aucontraire, cette possibilité doitrevêtir une signification fonda-mentale pour l’homme en géné-ral et pour la conduite de sonexistence (droit à être traité avecrespect et attention qui fait l’ob-jet d’un principe). S’inspirant de John Stuart Mill, R. Dworkin propose de distinguerentre l’indétermination de la licen-ce, conçue comme une plus oumoins grande liberté de faire indif-féremment ce que l’on veut, et l’in-dépendance qui pondère les exi-gences de la liberté par l’affirma-tion d’autres exigences (égalité,sécurité). En elle-même, la libertécomme absence aveugle decontraintes politiques ne permetpas de s’immuniser contre un cer-tain irrespect de la personnalité etde la dignité reconnue commevaleurs morales propres au libéra-lisme. Ceci justifie que l’auteur deDe la liberté1 défende la libertéd’agir ou de penser par soi-mêmetout en apprenant toutefois à maî-triser ses impulsions afin de pro-mouvoir des finalités plus élevées. La seule reconnaissance populairedu droit à la liberté (Jefferson) quis’explicite dans la définition de SirIsaiah Berlin (la liberté renduepossible par une absence d’obs-tacles), se traduit par « une pertede sens et de force du droit ». Lecritère de légitimité du droit nedépend pas de l’abstraction indé-terminée d’un pseudo principe deliberté, mais de la force et de lavigueur d’un droit lorsqu’il se trou-ve revendiqué dans le cadre d’uneargumentation juridique, force quien garantit la plausibilité et l’intel-ligibilité. Ainsi, la réduction de laliberté, justifiée par la poursuited’un intérêt commun, est compa-tible avec le respect de mon droit.Par exemple, le sens unique surLexington avenue me contraintmatériellement et limite ma libertéde fait sans pour autant remettreen cause mon droit. Le régime propre à la pensée deRonald Dworkin doit être cherchénon pas en dehors de tout dis-cours situable et effectif, adoptant

ainsi une sorte de point de vue deSirius pour le moins chimérique,mais de l’intérieur menant uneffort critique immanent à la pen-sée politique. L’enjeu consiste àpenser un droit individuel ancrédans des principes de cohérenceet de moralité supérieurs sans êtreni abstrait ni transcendant, épou-sant au contraire les argumenta-tions inhérentes à la vie même dudroit. Ainsi, « prendre les droits ausérieux consiste à reconnaîtrel’existence effective d’une revendi-cation sociale des droits contre l’É-tat, tout en lui donnant un fonde-ment théorique solide propre àtoute thèse dont les implicationssont bien comprises ». Loin derenoncer à la convention, il s’agitau contraire d’en établir la fonda-tion et l’assise. Le langage qui uti-lise le concept de droit est compa-ré à une monnaie dont le coursdonnerait sa valeur au mandat denotre société pour contraindre lesindividus. La compréhension nereprésente donc pas une pratiquecontemplative et absolumentdésengagée, puisqu’elle permet deprotéger les droits de chacun àl’égalité de respect et d’attention àtravers le travail de clarificationdes concepts.Le système constitutionnel améri-cain ne représente pas dans lesfaits une garantie absolue desdroits individuels. Il a le mérite desusciter la question et de montrerque les droits des individus nepeuvent être garantis de manièreunivoque par un État, fût-il démo-cratique. La confrontation à l’ur-gence de l’action et la nécessité detrancher et d’agir, excluent néces-sairement la possibilité d’unaccord entre les hommes. MaisDworkin écrit : « Si nous ne pou-vons pas exiger du gouvernementqu’il parvienne aux bonnesréponses en ce qui concerne lesdroits de ses citoyens, nous pou-vons à tout le moins exiger qu’il s’yemploie. Nous pouvons exigerqu’il prenne les droits ausérieux… »

Incertitude et controverse autourd’un prétendu droitindividuel au suicidemédicalisé

La discussion juridique, actuelle etvivante, menée par Dworkinautour du droit de mourir2,témoigne d’une approche qui s’en-richit de la difficulté – pourrions-nous dire de l’impasse – à laquel-le les juges doivent nécessaire-ment faire face. À ce titre, elle per-met de comprendre de manièreconcrète l’exigence infinie du droitet le doute fécond qu’il instilledans les esprits. Tout d’abord, onobserve une situation trouble ausein des démocraties, faite derevendications tâtonnantes pondé-rées par de vives réactions, à l’ori-gine d’une certaine effervescencesociale. Le suicide médicalisé estappréhendé aux États-Unis dansun climat nouvellement propiceau changement, sourdement inspi-ré par le choix audacieux des élec-teurs de l’Oregon, approuvant parréférendum en 1994 le projet d’ai-de au suicide, et les précédentsrespectivement hollandais, austra-lien et suisse en matière de légali-sation. À chacune de ses avancéesfirent pendant autant de recoursen appel (Cour fédérale américai-ne) ou en annulation (le Sénataustralien) consacrant le règneglobalement accepté de l’interdic-tion.Puis, au désaccord latent et un peuflou s’est substituée en 1997 uneconfrontation lisible dans l’espacepublic, dont les enjeux clairementidentifiés ont provoqué l’émergen-ce d’un véritable problème poli-tique. Ceci à travers un glissementsignificatif de la simple revendica-tion d’un droit individuel jus-qu’alors trop faible pour êtreentendu dans l’équilibre constituépar les différentes représentationsd’intérêt, vers une revendicationd’un autre ordre prétendant fairevaloir un droit constitutionnelengageant l’authenticité des droitsindividuels et par conséquent l’in-

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tégrité même de l’État fédéral. Leconflit d’intérêt, somme touteconsubstantiel au fonctionnementmême d’une démocratie parlemen-taire qui le produit de manièreendogène, s’est transformé encontroverse fondamentale suite à lademande d’un groupe de maladeset de médecins dans les États deWashington et de New York enfaveur d’une reconnaissance d’undroit constitutionnel au suicidemédicalisé, finalement satisfaite parles décisions de deux Cours d’appelfédérales. À la négociation perma-nente, source d’arrangement entredes individus égoïstes, s’est doncsubstituée une confrontation pluscruciale entre les différents dis-cours prétendant à l’universalité.Progressivement, la situation decontroverse constitutionnelle s’estmise en place autour d’un clivaged’abord idéologique puis philoso-phique entre les tenants du statuquo ante (Association médicaleaméricaine et Conférence catholiquedes États-Unis) et les progressistes(Association américaine des étu-diants en médecine et Associationpour la santé des homosexuels).

Valeur de sa propre vieExtérieurement, la revendication desmalades pourrait par exemple s’ins-pirer de l’argumentation de HansJonas3 parce qu’elle attire aussi l’at-tention sur le scandale d’une hospi-talisation sans espoir qui pour main-tenir un corps en vie, en vient àsacrifier l’intégrité physique et mora-le des patients, consacrant l’ingéren-ce paradoxale du devoir de soigner.Ainsi, la liberté, inscrite dans laConstitution, serait mise en échecpar une loi injuste qu’il faudraitdonc abroger. C’est le sens de l’ar-gumentation présentée pour l’occa-sion par un ensemble de philo-sophes spécialistes des questions demorale dans un dossier présenté autitre de Amici Curiae – « Amis de laCour » 4. Ceux-ci démontrent la constitution-nalité du droit de mourir dignementen indiquant, entre autre, qu’il

constitue comme le droit d’avorter –reconnu par la Cour suprême dansl’affaire Casey – un droit de prendredes décisions fondamentales àcaractère religieux ou philoso-phique, concernant la valeur de sapropre vie.Pourtant, Dworkin anticipant à rai-son le rejet de la Cour suprême dejustice de l’autorisation de la pra-tique du suicide médicalisé, pénètrela logique propre à ce refus. Le pre-mier argument est valable mais enpartie extérieur au problème véri-table. Il consiste à faire valoir la forterésistance du passé – et de l’expé-rience qu’il façonne – à une pra-tique inédite dépourvue de fonde-ments, aggravée par le désaveu dela majorité. La validité d’un tel argu-ment est incontestable. Mais enjugeant le droit de mourir par rap-port à la volonté majoritaire ou parrapport aux valeurs traditionnelles,on fait malheureusement l’économied’une véritable réflexion en termede respect du droit individuel. Eneffet, on sait que, afin de prendre lesdroits au sérieux, Dworkin prône lerefus de toute réaction émotionnellepersonnelle non suivie de justifica-tion, ainsi que des propositions defait non fondées et des théoriesacceptées d’autorité. À ce titre, la difficulté rencontrée parla Cour suprême n’est pas contour-née par le seul rejet du suicidemédicalisé. Elle participe au contrai-re d’une sorte de dilemme fonda-mental, excluant toute forme dedécision, y compris le refus.Dworkin écrit : « La Cour est cepen-dant dans une position inhabituelleet difficile. Si elle ferme la porte à undroit constitutionnel à l’aide au sui-cide, cela causera un préjudice à lapratique constitutionnelle (encréant un précédent) aussi bienqu’à des milliers de personnes engrande souffrance. » Une stratégieéventuelle de refus serait probléma-tique eu égard au respect constitu-tionnel des libertés, mais aussicompte tenu de l’inégalité qu’ellecontribuerait à pérenniser entre lesmalades riches qui bénéficient defacto d’une telle liberté de fait, et lespauvres qui en sont dépourvus.Mais à l’inverse, si la Cour accepte le

droit à l’aide au suicide, comme lepréconisent les philosophes,arguant du droit de mourir digne-ment, elle se place dans une posi-tion où les États peuvent, faute demoyen et de volonté, contredire laConstitution en accord avec lesvaleurs consacrées par la tradition.De la sorte, la position de Dworkins’avère assez subtile. D’un côté, ilrefuse de se satisfaire de l’argumentd’autorité, qui constitue un frein à lavéritable réflexion sur les principes,et de l’autre il assume une certaineinertie du jugement prohibitif qu’ilrefuse d’identifier purement et sim-plement à un usage traditionnel irré-fléchi du droit. À ce titre, analysantle rejet de la demande des patientspar la Cour suprême en date du 26 juin 1997, il suggère à travers uncompte rendu presque neutre etdésengagé des débats et plaidoiriesle caractère indécidable d’une ques-tion qui selon sa propre philosophieressortit aux principes même dudroit.L’argumentation favorable au droitau suicide médicalisé est menée pardeux juges – O’Connor et Kennedy –,tous deux étant connus pour avoirexprimé une opinion favorable audroit à l’avortement dans l’affaireCasey, témoignant donc d’un refusdu test historique pour affirmerl’existence de droits constitutionnelsnouveaux. Les droits ratifiés parprescription historique ne sont pasassez forts pour s’opposer à la puis-sante reconnaissance du droit, pourune personne responsable en proieaux plus rudes souffrances, de solli-citer librement l’aide d’un médecinafin de hâter le moment de sa mort.La tradition n’épuise pas la significa-tion du droit. En certain cas, ellepeut faire preuve de faiblesse, alorsmême que son principal atoutdevrait être la force et l’effectivitéimpersonnelle des conventions pas-sées. On voit donc que, peu à peu,l’argumentation « traditionaliste » sefissure comme de l’intérieur, à tra-vers la prise en considération de lapart de certains juges conservateurs,défavorables à la reconnaissance dudroit de mourir, d’un droit pour cer-taines personnes libres de leur juge-ment, de mourir dignement, car il y

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va tout de même du respect de l’au-tonomie et de la liberté des indivi-dus. Pourtant, la reconnaissance enparole d’un droit de mourir seconjugue paradoxalement chez cer-tains juges avec une décisioncontraire proposant d’annuler leverdict novateur des Cours fédé-rales. Faut-il y voir une attitudecontradictoire ou inspirée par desarguties juridiques trop subtiles ? Ils’agit, plutôt, selon Dworkin, d’unsouci de contenir la loi afin qu’ellene produise pas dans une sociéténovice et donc relativement réfrac-taire, des effets pervers contraires aurespect des droits individuels,incompatibles avec le systèmeconstitutionnel. La reconnaissancedu droit de mourir n’est pas exclusi-vement dépendante d’une légitimitémorale clairement démontrée etintuitivement ressentie. Elle doitencore être plausible et s’intégreradéquatement dans le tissu de l’ex-périence quotidienne, sauf à courirle risque d’être valable en théorie etfausse en pratique.

Bibliographie

1. John Stuart Mill, De la liberté.2. Ronald Dworkin, Thomas Nagel,Robert Nozick, John Rawls, Thomas Scanlon, Judith JarvisThompson, « Assisted suicide. ThePhilosopher’s Brief », The New YorkReview of Books, 27 mars 1997.« From R. Dworkin to M. McConnell », in Assisted suicide,Dialogue Slate Archives, 8 juin 19973. David Smadja, « Hans Jonas :exercice de responsabilité et droitde mourir », La Lettre de l’Espaceéthique AP-HP, n° 9-10-11, automne-hiver 1999-2000. 4. Thomas Nagel, Robert Nozick,John Rawls, Thomas Scanlon, Judith Jarvis Thompson, The NewYork Review of Books, 27 mars 1997.

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HOMMAGE

Respect et présence à l’autre

PÈRE BERNARD MATRAY

Jésuite, Centre Sèvres, Paris.

Le Père Bernard Matray est considéré comme l’une des personnalités détermi-nantes investie durant de nombreuses années dans les réflexions qui concer-nent l’éthique du soin. Toujours disponible, attentif, sensible et au service d’unerecherche exigeante, il a consacré également son temps à une action de ter-rain, notamment dans les domaines du soin palliatif et du handicap. Il a honoré l’Espace éthique d’interventions dont nous conservons la mémoire.Nous tenions à lui rendre un hommage et marquer ainsi notre profonde consi-dération pour une œuvre qui à bien des égards anime notre action. BernardMatray est mort le 27 mai 1999. Nous reproduisons l’extrait d’une de ses inter-ventions dans le cadre du Groupe d’éthique de l’Association des paralysés deFrance dont il était membre.

E. H.

Présence de l’autre à soi et de soi à l’autre

Parler de la présence à l’autre et de son corollaire la présence de l’autre,c’est évoquer la finalité de la relation, sa réussite — celle qui est atten-due dans toute rencontre inter-humaine vraie. Cette présence estd’abord espérée, parfois acquise, parfois conquise, mais elle garde entoutes circonstances sa caractéristique essentielle d’être vulnérable. Ainsinous laisse-t-elle toujours dans l’incertitude de pouvoir l’établir et depouvoir la maintenir dans les multiples relations dont nous sommes lesacteurs. La présence dit la qualité d’un lien, elle n’est pas simple proxi-mité ou juxtaposition de deux partenaires dans l’indifférence. Elle nousest concédée librement par autrui et, de la même manière, nous laconcédons librement à autrui. Comme démarche où le sujet s’engage,elle ne peut s’établir que dans l’ordre de la reconnaissance et de la gra-tuité. Ce qui fait la valeur unique de la présence en fait donc aussi lafragilité — elle est totalement remise entre les mains de chacun des par-tenaires, dont nous savons qu’il peut à tout moment faire le choix des’en retirer.La recherche de la présence à l’autre et de la présence de l’autre consti-tue le tissu même de notre vie la plus quotidienne. Sans elle, nousserions enfermés dans une errance solitaire, synonyme de détresse et demort. Elle anime notre vie familiale, notre vie de travail, notre vie de loi-sirs, notre vie intellectuelle et notre vie politique.Au plan culturel, l’importance de cette présence de l’autre à soi et de soi à l’autre est aujourd’hui une valeur reçue, même si nous ne sommespas toujours experts dans sa mise en œuvre. Bien des recherches philosophiques contemporaines, depuis le personnalisme d’Emmanuel Mounier, l’éclairage de la phénoménologie, les analysesd’Emmanuel Levinas sur le visage humain, ont contribué à l’insérer dans« l’air du temps » et à forger une sensibilité commune qui constitue unatout majeur et une sorte de capital dans lequel nous pouvons puiser.

Le respect pour que s’exerce une liberté

La notion de respect nous introduit, elle, dans le champ des valeurs : lerespect d’autrui définit un mode de comportement tenu pour fondateurdu champ relationnel. Le respect de l’autre est d’abord un choix qui ins-pire des attitudes dans lesquelles cet autre est reconnu comme parte-naire, à égalité avec soi-même. Parler de respect, c’est privilégier unenorme éthique, et se rendre attentif, par le fait même, aux risques dedéviation grave et d’échec qui pèsent sur toute relation interhumaine.Ces risques sont ceux du rejet d’autrui, de son utilisation, de sa domi-nation, voire de sa destruction comme autre. Ils sont présents dans toute

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relation, si brève ou occasionnelle soit-elle, à partir d’une même attitude fondamentale : le refus de reconnaître àautrui le statut de partenaire dans la relation. Ainsi, par exemple, n’y-a-t-il plus de place pour la réciprocité dansune relation où ne cherchent à s’affirmer que des volontés de puissance. Le respect porte donc en lui un pré-supposé d’égalité, un souci de non-violence, un désir de non-appropriation, qui reconnaît et garantit à l’autre,de façon inconditionnelle, la sphère d’existence personnelle où il exercera sa liberté.Dans la relation thérapeutique, l’attention portée au respect d’autrui est d’autant plus essentielle qu’elle vientrééquilibrer l’inégalité inscrite dans toute relation de ce type, où l’un des partenaires est soignant et l’autre soi-gné, l’un soumis aux limitations de la maladie et du handicap, l’autre conforté dans un savoir et un pouvoir.L’importance donnée actuellement à la recherche éthique invite à reconnaître qu’un réel consensus s’élaboreaujourd’hui dans le champ des pratiques professionnelles chez les différents acteurs de la santé et que le soucide respecter le malade s’affirme dans bien des démarches d’information, de recueil du consentement, d’accepta-tion d’un éventuel refus de soin. Notre société semble mieux promouvoir que par le passé cette valeur du res-pect d’autrui et avec une certaine loyauté — ce qui, là encore, ne signifie pas, bien sûr, que sa mise en œuvresoit partout et toujours satisfaisante.Le respect est un concept éthique : il dit la loi qui, reconnue par les deux partenaires, permet à la relation d’exis-ter. L’enjeu du respect, c’est l’existence même de la subjectivité et de l’inter-subjectivité, c’est-à-dire la possibilitémême de la présence. Sans lui, il y a réduction du partenaire à la condition de chose et sa disparition commepartenaire. Le respect garantit que, dans le temps de la présence, une part de liberté restera non aliénée au plai-sir, au désir ou au savoir de l’autre.

Un auteur contemporain explicite ainsi l’obligation du respect dans un style suggestif qui paraphrase celui decertains passages de la Bible :« Vous commencerez par le respect. Vous ne prendrez pas à l’autre ce qui est son bien, ce qui fait partie de sapropre vie, ce qui le fait vivre, ce qui le soutient dans son existence. Vous ne lui prendrez pas sa nourriture, vousne lui prendrez pas son travail, vous ne lui prendrez pas sa maison, vous ne lui prendrez pas ceux qu’il aimeVous ne lui prendrez pas ses certitudes, son espoir, son désir, l’œuvre où il met son esprit, son cœur et ses mains.Vous ne lui prendrez pas sa vie. Vous ne lui prendrez pas sa mort. Vous ne lui arracherez par force rien de ce quile tient en vie. »

Le respect est la condition de la présence. Il maintient aussi la possibilité que la relation à l’autre demeure tra-versée par une promesse. Il légitime le dévoilement de l’intimité dans l’attente qu’une vérité advienne à laquel-le aucun des partenaires n’aurait accédé sans le secours de l’autre. Respecter l’autre revient à le rendre à lui-même, à son unité de sujet. Respecter l’autre revient à se poser soi-même sujet en attente de reconnaissance. Et à accueillir l’événement dans la joie.

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Résolution de l’Association Médicale Mondiale sur l’inscription de l’éthique médicale et des Droits de l’Homme au programmedes écoles de médecine du monde entierAdoptée par la 51e Assemblée générale de l’Association Médicale Mondiale, Tel Aviv (Israël), Octobre 1999.

• Considérant que l’éthique et les droits de l’homme font partie intégrante du travail et de la culture de la profession médicale ;

• Considérant que l’éthique et les droits de l’homme font partie intégrante de l’histoire, de la structure et des objectifs de l’Association Médicale Mondiale ;

• Il est par conséquent résolu que l’A.M.M. invite instamment les écoles de médecine du monde entier à inclure l’éthique médicale et les Droits de l’Homme au programme de leurs cours obligatoires.

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DÉBATSESPACE ÉTHIQUE : DES RÉFLEXIONS EN MOUVEMENT

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Réfléchir avec humilité et sérénité à la vie et à la mort à l’hôpital

PR DIDIER SICARD

Chef du service de médecine interne,hôpital Cochin, AP-HP, président duComité consultatif national d’éthique,membre de la Cellule de réflexion del’Espace éthique.

Laisser sa place à la mort à l’hôpital

La vie, la mort. Des frontières aussiévidentes, sans cesse bousculéespar la médecine contemporaine,comme si la question essentielleque se pose chaque être humainsur sa finitude finissait en quelquesorte justement par lui échapper.Affirmation, réclamation de sonautonomie jusqu’au bout, soumis-sion à la machine au-delà du rai-sonnable, déni ou affrontement,sont autant de chemins divers par-courus par notre espèce humaine,que la mort subite vient parfoiscueillir, sans que l’on puissenécessairement considérer qu’ils’agit d’une bonne mort… Ladésappropriation par le mourantde sa propre mort n’est pas seule-ment celle suscitée par la médeci-ne, elle est aussi celle de cettemort escamotée si souhaitée parnos contemporains, et pourtant sipeu en rapport avec la richessed’une vie ; frustration d’une lumiè-re brusquement éteinte en pleinereprésentation.Arrêtons de tisser des lieux com-muns sur le progrès d’une médeci-ne qui recule sans cesse l’échéan-ce et crée ses propres questionséthiques. Interrogeons-nous plutôtsur cette médicalisation de la finde vie. Médicalisation nécessaire-ment fondée sur la création deparamètres objectifs dont le destinne peut être que celui d’une per-formance sans cesse accrue etd’une mise en pièces de l’unitéd’un corps que la médecine nepeut affronter dans sa globalité ;médicalisation dont on peut s’in-terroger, plus que nous ne le fai-sons sur sa mise en œuvre, sur sonenclenchement, son initiation par-fois non accompagnée d’uneréflexion suffisante.

Il est peut-être temps de laisser saplace, toute sa place à la mort àl’hôpital, à ne pas faire comme siles rites de passages étaient desgestes de pur théâtre, des paro-dies, des contournements vains.Les rites ne sont pas simplementceux de l’après-mort. Ils sontencore ceux des vivants et de cetteavant-mort, de ce moment tou-jours si unique et pourtantmoment qui nous rassemble cha-cun d’entre nous. Ce moment quidonne sens à notre existence, l’im-prime dans l’éternité, qui fait de lavie un destin, comme le dit AndréMalraux. Comment se réappro-prier ce moment toujours siproche de la détresse sans céder àl’utopie, une fin indéfinimentrepoussée ou à la dépendanced’une extériorité machinale ? Sansl’utopie non plus d’une “bonnemort” parfois mise en avant defaçon irresponsable et lénifiante.La “bonne mort” proposée commela radicale thérapeutique, mais cesont peut-être les gestes, lesparoles, les soins qui se glissentdans cette béance, cette quête del’être souffrant qui rendent plusinutile, qu’interdite cette disconti-nuité décrétée.

La relation d’aide à celui qui va mourirL’unanimité croissante sur lacruauté de l’acharnement théra-peutique et l’inscription dans la loidu droit à l’accès aux soins pallia-tifs sont des données maintenantbien établies ; simplement, onpeut s’étonner qu’entre le discourset la pratique il demeure un telfossé que la médecine tarde àcombler. N’en serait-ce que lesimple témoignage de l’indifféren-ce, voire l’hostilité de touteréflexion en profondeur dans cedomaine ?Comme si la réponse techniqueconfisquait à son profit la réflexionet laissait hors champ l’essentiel, lafin de la vie, la fin de notre vie.Nous croyons savoir et nous nesavons rien, ou en tout cas nousavons un savoir lacunaire et nous

n’en saurons jamais beaucoupplus. Nous avons nos limites,qu’un scientisme très fin XIXe siècle repousse dans une bienillusoire fascination. Or, s’il y aune certitude, c’est celle de la rela-tion d’aide à celui ou celle qui vamourir, à ses proches mais aussi àl’équipe soignante. Les soignantsne sont jamais blindés vis-à-vis dela mort et c’est parce qu’ils ne lesont pas, qu’ils peuvent avoir descomportements excessifs de pro-longation ou d’abandon. Cette atti-tude existe parfois aussi au nomde convictions spirituelles enraci-nées dans leur subjectivité.Réfléchissons à cette ambiguïté dela fonction séculière de la médeci-ne, d’une médecine amarrée à unamont de convictions intimes. Cene sont pas les convictions intimesqui sont en cause ; ce qui est encause, c’est l’inscription dans unfaire uniquement articulé à unephilosophie de sa vie et non à la vie de l’autre.Les situations limites qui transgres-sent les principes mêmes de notresentiment d’appartenance à l’espè-ce humaine nous obligent à simul-tanément penser que toute pra-tique euthanasique doit être pros-crite et en même temps ne pass’entêter à empêcher la mortquand de toute manière elle seprésente comme inévitable.L’incertitude même, notre incerti-tude sur le moment de cette rup-ture ne nous oblige pas à agircomme si la finitude n’existait pas,mais à tisser une relation avec lemalade, sa famille, au sein del’équipe soignante qui lui permettede se sentir accompagné dans cemoment de plus grande détresse. Nous manquons de repères pourles situations de réanimation pulmonaire où le malade est deve-nu dépendant d’un respirateuraccessoire avec trachéotomie ;mais manquons-nous tellement derepères dans la mise en route ini-tiale de cette thérapeutique ? Nousmanquons de repères dans lessituations d’état végétatif chro-nique prolongé. Mais est-ce de nosconvictions dont le malade abesoin ou plutôt d’une discussion,

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d’un partage entre entourage etsoignant sans cesse renouvelé ?Nous manquons de repères pourles situations d’enfants atteints demalformation neurologique graveet pourtant autonomes. Mais man-quons-nous de repères pour favo-riser l’exploit de grossesses tou-jours plus hasardeuses ?

C’est en amont qu’il faut si pos-sible penser pour ne pas succom-ber à des réflexes de sauvetageautomatique, créant des situationséthiques inextricables. Nous nemanquons pas de repères, depoteaux d’angle, comme disaitHenri Michaux, pour percevoirque l’activisme, quel qu’il soit,

n’est pas toujours compatibleavec notre sentiment d’apparte-nance à l’espèce humaine. Il n’y aprobablement pas de sujet plusimportant pour une communautémédicale digne de ce nom que deréfléchir avec humilité et sérénitéà la vie et à la mort à l’hôpital.

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DR GILBERTDESFOSSES

PÈRE PATRICKVERSPIEREN

DR SADEK BELOUCIF

PR JEAN-FRANÇOISMATTEI

Le rapport n° 63 du Comité consultatifnational d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé : « Fin de vie,arrêt de vie, euthanasie » publié le 27 janvier 2000 a suscité de nombreuses réactions. Dès le 6 mars, soit quelques jours après son annoncepublique, l’Espace éthique a organisédes débats afin d’associer les personnesconcernées à une réflexion nécessaire.L’ensemble de ces échanges fera l’objetd’une publication ultérieure. Nousreprenons quelques extraits de laconférence-débat que nous avons orga-nisée le 6 mars à la Faculté de phar-macie de Paris, de manière à caracté-riser certains enjeux qui touchentdirectement aux pratiques soignantes.

Limites d’un débat qui se veut public

DR GILBERTDESFOSSES

Président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs(S.F.A.P.), médecin responsablede l’équipe mobile de soins palliatifs,Groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, AP-HP.

L’analyse du rapport « Fin de vie,arrêt de vie, euthanasie » du C.C.N.E.et surtout la lecture des journaux,même avant la parution du texte, avivement heurté la position de laS.F.A.P. En effet, ses statuts stipulentclairement, dès le préambule, quenous sommes opposés à provoquerintentionnellement la mort de nospatients. (…)Les soins palliatifs proposent desmodes de réponse dont ce rapportne tient pas compte. Je pense toutparticulièrement à la sédation tem-poraire ou sédation titrée, proposéedans des situations d’impasse théra-peutique. Progresser sur cette ques-tion de la sédation me semble préfé-rable, plutôt que d’aborder des pro-positions d’alternatives toutes autres.(…) Les situations qui relèvent d’unesédation deviennent de moins enmoins fréquentes. En effet, nousavons évolué à la fois dans le traite-ment de la douleur ainsi que dans ledépistage des grandes angoisses et

des situations de grande détressepsychosociale qui mènent au déses-poir. Le plus intéressant, à mon avis,ne tient pas tant dans la réponseapportée à ces situations extrêmesque dans le travail à faire en amontpour éviter qu’elles ne se produisent.Le rapport du C.C.N.E. ne fait pasallusion à ce fait. (…)Il est rappelé qu’il existe des eutha-nasies de fait. Mais toutes les ques-tions doivent-elles être débattuespubliquement ? Tout relève-t-il de latransparence sociale ? Il est dit dansle rapport que l’euthanasie neconstituera jamais un acte clair ettransparent. Ne s’agit-il donc pasplutôt d’une question de conscienceindividuelle que le débat publicactuel ne permettrait de se poser ?Ce rapport dont personne ne peutmettre en doute le sérieux, risque deconduire certains intervenants à sedécharger de questionnements per-sonnels : cela me paraît critiquable.(…) Dans des cas extrêmes, prati-quer ou non une euthanasie poseune question de conscience indivi-duelle. C’est un enjeu de politiquegénérale qui devrait être au cœurd’un éventuel débat parlementaireet non l’exception euthanasiquequi ne représente pas un problè-me général. Les situationsextrêmes ne relèvent pas d’un pro-blème de santé publique. La ques-tion publique est celle du déve-loppement des soins palliatifs, del’accompagnement, de l’accueil,des structures et non celle de l’euthanasie.

L’euthanasie en question

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Des grands principes à la réalité des soinspalliatifs

PÈRE PATRICKVERSPIEREN

Jésuite, Centre Sèvres, Paris.

Nous sommes dans un contexte dedéveloppement des soins palliatifs.On peut remercier tous ceux qui yont collaboré, parlementaires et soi-gnants. Nous constatons un déve-loppement encourageant qui est évi-demment à poursuivre. Ce dévelop-pement des soins palliatifs ne résoutpas tout actuellement, du fait qu’ilest encore partiel. Et il ne résoudrapas tout lorsqu’il sera pleinementdéveloppé, parce qu’on ne peut pas« résoudre » toutes les questions dif-ficiles. (…)Ceux qui mettent en œuvre les soinspalliatifs ont droit à être soutenus etcela exige un engagement de lasociété. Un engagement financier,certes ! Mais la société doit aussi direà tous ces soignants engagés danscette tâche difficile, qu’elle reconnaîtl’importance de cette tâche. Il arriveque ces professionnels passent pardes moments difficiles, par desmoments de vacillement. Ils ontalors besoin de repères forts, fautedesquels ils risquent d’en venir àposer des actes qui leur échappe-raient partiellement. (…) « Nousavons besoin de repères fermes etdénués d’ambiguïté ». Alors affirmer« il n’y a qu’à développer les soinspalliatifs et dans les cas difficiles onpassera à l’euthanasie », ce n’est quereprendre ce qui avait été proposé en1991 par le rapport d’uneCommission du Parlement Européen.Ce rapport avait fait scandale àl’époque. Il avait été fermementréprouvé par le Comité consultatifnational d’éthique. En mars 2000, lemême Comité consultatif, au nomd’une réflexion plus approfondie,prend à son compte ce qui avait étérejeté neuf ans plus tôt, tout en l’as-sortissant de grandes déclarations deprincipe. Le texte permet ainsi les

interprétations les plus diverses.C’est peut-être ce qui lui a permis defaire l’objet d’un « consensus » ausein du Comité. Un consensus repo-sant sur une grande confusion, àl’opposé des besoins de clarté que jeviens d’évoquer.Le contexte actuel est aussi marquépar une certaine pratique de l’eu-thanasie. Le Rapport du C.C.N.E. enfait un argument pour justifier saposition. Mais il n’analyse pas cettepratique. C’est une des grandes fai-blesses du texte. Certains des pas-sages du rapport qualifient cette pra-tique « d’engagement solidaire ». Aunom de quoi ? En France, on ne dis-pose pas d’enquête développée surla fréquence, les circonstances et lesmobiles des actes d’euthanasie. Maisles équipes mobiles de soins pallia-tifs et des professionnels, qui s’expri-ment dans des groupes de forma-tion, ont une certaine connaissancede ce qui se passe en réalité. Ilsconstatent notamment que nombrede ces actes résultent non d’un« engagement solidaire » mais dudésarroi de certaines équipes soi-gnantes qui ne bénéficient pas dusoutien nécessaire. D’autres soi-gnants donnent suite à desdemandes de familles qui, ellesaussi, sont dans le désarroi, notam-ment parce qu’elles supportent diffi-cilement la durée de l’attente.D’autres actes d’euthanasie corres-pondent à un pur et simple rejet dumalade. Et tout ceci se fait de maniè-re masquée, sous couvert de l’em-ploi de médicaments antalgiques etpsychotropes. On constate aussi desdemandes d’euthanasie formuléespar les malades eux-mêmes. J’aientendu dire par pratiquement tousles médecins des équipes mobilesde soins palliatifs que ces demandessont assez rares et qu’elles peuventle plus souvent être levées grâce ausoulagement de la douleur et desinconforts : surtout par une présenceattentive et un regard positif portésur ces hommes et ces femmes quien sont venus à douter d’eux-mêmes. Beaucoup de demandespeuvent donc être levées, mais celademande une mobilisation, un« engagement » de l’entourage, soi-gnants et si possible de la famille.

« L’exception d’euthanasie » permet-trait-elle de mettre fin aux pratiquesclandestines, notamment à celles quine correspondent pas à une deman-de du malade ? Comment ? Le rap-port du Comité ne dit rien à ce pro-pos. On ne voit pas comment ceprocédé juridique apporterait unsoutien aux équipes en désarroi oules aiderait à se mobiliser pour sou-lager la souffrance de certainsmalades. (…)La réflexion éthique doit toujoursfaire place à la décision en conscien-ce d’une personne qui agit sous sapropre responsabilité. Pour leC.C.N.E. lui-même, un acte d’eutha-nasie, même s’il est ainsi décidé enconscience, même s’il répond à unedemande du malade, demeure unetransgression morale et une trans-gression du droit. Mais faire placedans le droit à une telle transgres-sion, c’est, en dernier ressort, nierqu’il y ait une transgression du droit,et, de ce fait, contredire les grandesdéclarations de principe.

Considérer les faits et apporter un éclairage nécessaire

DR SADEK BELOUCIF

Membre du Comité consultatif nationald’éthique, service d’anesthésie-réani-mation, hôpital Bichat, AP-HP.

(…) Je voudrais éviter de centrer laquestion une fois encore sur lessoins palliatifs ou sur les sociétésd’accompagnement qui sont una-nimes contre l’euthanasie.Finalement, peut-être justement quedans les soins palliatifs et dans l’ac-compagnement, le problème del’euthanasie ne se pose pas. Il fau-drait aborder en partie le monde dela réanimation. Là, le problème sepose dans l’illégalité et la clandesti-nité dans ce qu’elle peut avoir deplus abject. Ce Rapport du Comitéconsultatif national d’éthique, consti-tue une condamnation très forte del’euthanasie clandestine, dans l’illé-galité et la folie. L’essentiel est de

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mettre un point d’arrêt à certainespratiques que je considère commeinacceptables. (…) Dans les com-mentaires des articles 37 et 38 liésaux fins de vie et à l’euthanasie, leCode de déontologie médicale pré-cise bien notre mission de soignants,avec deux écueils à éviter. Le pre-mier, par défaut : la pathologien’était pas au-delà de toute théra-peutique curable, le médecin arenoncé trop vite à son rôle premierqui consiste à soigner et si possibleà guérir. Le second, par excès : lepraticien a imposé des explorationsou des soins inutilement pénibles,peut-être même susceptibles d’en-traîner des accidents, et ceci afin de“gagner” quelques jours d’une vieirrémédiablement compromise. (…) Le commentaire du Code relatifaux demandes d’euthanasie, choisitle dernier alinéa de l’article 38 : « Lemédecin n’a pas le droit de provo-quer délibérément la mort. » Le com-mentaire indique : « Ce laconismeévite les ambiguïtés liées aux dérivesdu terme euthanasie. Ce mot a perdu son sens primitif de mort douce et sans souffrance.L’adjonction d’adjectifs a obscurciencore plus le débat. Peut-on par-ler d’euthanasie active, passive,rampante ? »J’aimerais rappeler ici la belle et cou-rageuse réflexion du père PatrickVerspieren, qui a le mérite de ne passe voiler la face quand il écrit :« L’euthanasie consiste dans le fait dedonner sciemment et volontaire-ment la mort ; est euthanasique legeste ou l’omission qui provoquedélibérément la mort du patientdans le but de mettre fin à ses souf-frances. » Il précise quelques pagesplus loin : « En tout cas, il devientindispensable, à mon avis, d’éviterd’affubler ce terme d’une série d’épi-thètes. Le mot d’euthanasie neconvient pas par exemple, et beau-coup s’en rendent compte, pourqualifier la plupart des décisionsd’abstention thérapeutique. Aussi,pour désigner une telle pratique,beaucoup de personnes emploientl’expression d’“euthanasie passive”.L’épithète “passive” vient atténuer larigueur du substantif. Mais celui-cidemeure quand même, avec son

contenu de causalité et de responsa-bilité vis-à-vis de la mort du malade.L’expression vient donc, dans la plu-part des cas, embrouiller laréflexion. » Nous sommes encoreprès du père Patrick Verspieren lors-qu’il affirme : « Au lieu de se deman-der : “Peut-on pratiquer l’euthana-sie ?”, on pourrait, plus simplement,poser la question : “Est-il légitime dedonner la mort ?” Et même, plusconcrètement : “Telle ou telle pra-tique médicale est-elle juridique-ment et éthiquement acceptable ? »Notre réponse aux deux premièresquestions est un “non” indiscutableet sans hésitation. La troisième ques-tion, n’appelle pas une réponsebinaire ; elle est plus intéressante etest au centre de la réflexion actuelle.En tout cas, l’euthanasie, ce pouvoirde donner la mort est une folie. Onne saurait cautionner l’administrationdélibérée de l’on ne sait quel “cock-tail lytique” (ou plutôt létal) qui vaentraîner la mort, un non-droit abso-lu, en contradiction totale avec lapratique médicale. Didier Sicarddans son livre Hippocrate et le scan-ner s’interroge : « Que sera la méde-cine si un jour un malade arrivantà l’hôpital peut se demander dequelle nature est la perfusion qu’onva lui poser ? »Ce sont des questions fortes quiinterpellent les milieux de la réani-mation bien plus que ceux des soinspalliatifs. Nous sommes encore trèsen retard dans l’organisation et ledéveloppement de ces derniers quidoivent encore être encouragés.Dans le numéro spécial de laLettre de l’Espace éthique « Fins devie et pratiques soignantes », lajournaliste Marianne Gomez écrit :« L’euthanasie comme l’acharne-ment thérapeutique sont les deuxfaces d’une même médaille : ilsmarquent l’impossibilité d’accepterla mort, soit en l’anticipant, soit enla retardant. La seule attitude quilaisse la mort venir est l’accompa-gnement. » Pour moi, l’ensemble del’avis du Comité tend vers un telaccompagnement, en même tempsqu’il condamne fortement ces pra-tiques illégales, illicites, amorales ethorribles. (…) La réanimation, ce monde un peu

noir, opaque, est parfois difficile àimaginer. En situation de réanima-tion, la décision d’arrêt thérapeu-tique peut être très difficile à gérer,parce que la notion de traitement“ordinaire” ou “extraordinaire” estrarement évoquée, si l’on imagineque la pratique même de cette disci-pline fait appel à des moyens extra-ordinaires en regard des contexteshabituels d’hospitalisation. Il n’em-pêche qu’une certaine moralisationdoit être envisagée. Le rapport duC.C.N.E. essaie de ne pas rester uni-quement focalisé sur les pratiquesd’euthanasie. On parle beaucoupd’acharnement thérapeutique. Dansle paragraphe sur l’acharnement thé-rapeutique, on a dit, je crois demanière tout à fait claire, qu’il y ades moments où l’arrêt de touteassistance respiratoire ou cardiaquesignifie qu’on reconnaît la vanité decette assistance et l’imminence de lamort. Certains peuvent qualifier cespratiques d’euthanasie passive. Nousne sommes pas de cet avis. On peutimaginer plutôt que ces notions derestriction des traitements peuvents’inscrire dans le cadre d’un refus del’acharnement thérapeutique oud’un refus d’une obstination dérai-sonnable. Le Conseil national del’ordre des médecins parlait initiale-ment d’acharnement thérapeutique,puis d’obstination déraisonnablepour qualifier en fait les mêmes faits.Au début, j’étais troublé par cettenuance sémantique dans le discours,et lorsque nous avons auditionné lePr Bernard Glorion, nous lui avonsdemandé si cette modification deformulation ne signifiait pas uneévolution, un pas vers l’euthanasie ?Sa réponse fut fort claire : ce n’étaitpas l’intention ou le sens de la for-mulation. L’obstination représenteau départ une attitude de qualité dela part du médecin. Il est bon d’êtreobstiné pour pouvoir traiter efficace-ment. Cependant, il est effectifqu’existent des moments où uneobstination peut devenir déraison-nable au sens où la situation médi-cale fait que l’on est malheureuse-ment conduit vers une impasse. Dans le texte, il est clairement ditque nous devons faire un effort d’in-formation extrême à l’intention de la

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famille, de ses mandants ou de sesreprésentants. Cette communicationdoit être prise en compte à tous lesinstants et à tous les niveaux ; elledoit également s’établir entre le per-sonnel soignant. Ce devoir de com-munication s’étend à l’institutionmédicale toute entière pour l’encou-rager à rédiger, dans une approchemultidisciplinaire, des protocoles deprise en charge permettant de définirde manière générale les circons-tances et les situations qui posentproblème afin de consigner par écritles éléments utiles ayant guidé leschoix décidés. (…)Voilà pourquoi, avec mes collèguesj’adhère à ce texte susceptible defaire reculer les pratiques euthana-siques en France, l’objectif étant deles supprimer. On prétend que cetavis facilite l’euthanasie, alors qu’enréalité il la rend plus difficile. Ellen’est en aucun cas dépénalisée. Aucontraire, les nouvelles dispositionsobligent un contrôle a posteriori etpermettront davantage dans le futurde limiter les pratiques euthana-siques que par le passé où ellesétaient soi-disant interdites.

Préserver nos repèresdans un contexteincertain

PR JEAN-FRANÇOISMATTEI

Député des Bouches-du-Rhône, directeurde l’Espace éthique méditerranéen.

Ce sont des situations difficiles. Jevoudrais dire très clairement que jene sais quelle aurait été ma positionsi j’avais siégé au Comité consultatifnational d’éthique lors de la discus-sion et de l’adoption de ce texte.(…) J’ignore quelle aurait été maposition, mais étant extérieur, cetavis me bouleverse.Il me bouleverse pour plusieurs rai-sons. D’abord, parce que, contraire-ment à ce dont nous avons l’habitu-de de discuter en matière d’éthiquebiomédicale, la technique n’occupepas le devant de la scène, même si

les techniques de réanimation sontsouvent impliquées. D’habitude,nous parlons de biologie de pointe,telle que fécondation in vitro, théra-pie génique, séquençage, etc. Noussommes alors l’otage de la techniqueet il nous faut trouver des solutionsà des situations que la technique acréées. Or, au plus loin que lamémoire humaine puisse remonter,le problème de l’euthanasie s’estposé, contrairement à la plupart desproblèmes éthiques qui se décou-vrent à nous aujourd’hui. Il s’agitdonc d’un problème de toujoursauquel nous n’avons jamais trouvéde solution. Pourquoi aujourd’hui entrouverions-nous une ? Voici monpremier doute.Second doute : je ne peux m’empê-cher de penser que cet avis vientdans un contexte historique peupropice. Le siècle qui s’est terminéest un siècle qui nous aura privé denos valeurs, de nos références, denos repères, qui nous aura amené àremettre en cause l’essentiel denous-mêmes, dans une société qui abien souvent perdu sa cohésionsociale et tout simplement perdu lesens. Ce n’est pas un hasard si prati-quement simultanément, noussommes confrontés au débat surl’embryon, au débat sur la mort etl’euthanasie, au débat sur la breveta-bilité du vivant. Autant de questionsdifficiles auxquelles il nous fautrépondre, quand justement nousn’avons plus de repères, de valeursni même de références. (…)En discutant avec les uns et lesautres, on se rend compte qu’aufond, ces solutions qui apparaissentcomme des solutions de facilité, nesatisfont personne. Ceci est tellementvrai que le Conseil de l’Europe aadopté, voici neuf mois, un texte surla protection des droits de l’hommeet la dignité des malades incurableset des mourants à la quasi-unanimi-té. J’ajouterai, pour étayer ce seconddoute, que nous sommes aujour-d’hui sans armes pour nousdéfendre. Aussi, face à ces pro-blèmes qui nous agressent, baissons-nous les bras. Je ne peux acceptercet aveu d’impuissance, face à descombats perdus parce qu’ils ne sontpas livrés. Je ne peux accepter que

l’on modifie le fond parce que noussommes incapables d’adapter laforme. C’est-à-dire incapablesd’avoir la volonté politique de mettreen œuvre, comme il convient, lessoins palliatifs, la formation desmédecins, le traitement anti-douleur,etc.J’enfonce peut-être des portesouvertes mais il me paraît certainqu’entre accéder à l’euthanasie etfaire les efforts nécessaires pourrépondre à ce qui sous-tend lademande d’euthanasie, c’est-à-dire lasouffrance, la solitude, l’abandon, ily a une troisième voie.J’en arrive à mon troisième doute : larécurrence de ce débat. Pour des rai-sons de changement de président,du temps nécessaire à touteréflexion sage, cet avis du C.C.N.E.arrive plus d’un an après que nousayons refusé l’euthanasie àl’Assemblée nationale. Alors queBernard Kouchner était encoresecrétaire d’État à la Santé, nousavons voté à l’unanimité un texte quiécartait totalement l’euthanasie, etsur lequel Lucien Neuwirth avait tra-vaillé avec un humanisme rigoureuxen amont. Nous avions refusé l’eu-thanasie, voici déjà un an en votantla loi du 9 juin visant à garantir ledroit à l’accès aux soins palliatifs.Aussi, l’avis du C.C.N.E. arrive-t-il unpeu à contretemps.

Il y a des limites avec lesquelleson ne peut transiger

J’en viens maintenant à un quatriè-me doute, directement lié au travailmené au Conseil de l’Europe.Depuis 1997, je ne suis plus auC.C.N.E., ce que je regrette, car j’au-rais aimé siéger sous la présidencede Didier Sicard. Mais j’assume uneautre responsabilité : j’ai été désignédans la délégation parlementairepour représenter la France auConseil de l’Europe. Je préside lacommission Santé et siège auComité directeur de bioéthique où jereprésente l’Assemblée parlementai-re. Autrement dit, je suis le repré-sentant de toutes les délégations

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nationales des 41 pays du Conseilde l’Europe au Comité directeurde bioéthique.Un texte présenté par MadameGatterer a nécessité une longuepréparation. Nous avons beau-coup auditionné, notamment lesPays-Bas où malgré la loi envigueur l’euthanasie médicalementassistée est pratiquée dans la clan-destinité. Dans ce pays, la loi estdonc contournée. On a le senti-ment que, la plupart du temps, lesmédecins qui décident de l’eutha-nasie le décident seuls et veulentcontinuer de l’assumer seuls car ilsconsidèrent que c’est une décisionqui leur appartient en conscience.Dans la très grande majorité descas, ils n’utilisent pas le recours àla loi extrêmement contraignante.Après avoir entendu de très nom-breuses personnes, nous sommesarrivés à un texte que je ne veuxpas comparer à l’avis du C.C.N.E.,mais qui émane d’une instancepolitique. C’est un des meilleurs etdes plus équilibrés que j’ai jamaisvu. Il explique très clairement toutd’abord que la dignité de la per-sonne doit fonder les principes.Sur ce point, nous ne sommes pasdu tout en désaccord avec l’avisdu C.C.N.E. : il est clair que ladignité humaine est imprescrip-tible. La dignité humaine peut êtreviolée ou respectée mais elle nepeut ni être attribuée ni être enle-vée. Or celui qui est en train demourir et souffre est porteur de sadignité. Cet élément ne peut pasêtre méconnu.Le deuxième élément rejoint unpeu ce que je disais sur l’évolutionde notre société : c’est la mécon-naissance totale de la mort. Depuisquelques années, je demanderégulièrement à mes étudiants enmédecine de quatrième ou de cin-quième année combien de gens ilsont vu mourir. Cela relève de l’ex-ception. La mort a déserté la vie.Nous avons désappris la mort. Cequ’on ne connaît pas, on l’écarteet on en a peur. Il y a là une sortede contradiction entre d’un côté laprise de conscience de la dignitéde la personne et de l’autre, cettemort qui fait peur.

Après avoir posé ces deux élé-ments de départ, ce texte affirmetrois choses. D’abord, le droitabsolu de tout malade à accéderautant que nécessaire aux struc-tures de soins palliatifs, à l’accom-pagnement aux mourants et auxtraitements anti-douleur. Ensuite,deuxième point, le respect dudroit à l’autodétermination desmalades incurables et des mou-rants. Protéger le droit à l’autodé-termination des malades incu-rables et mourants, nous a amenésà revenir à la déclaration deMadrid de 1987, à la déclarationde Marbella de 1992 del’Association médicale mondiale.La déclaration de Madrid de 1987nous a permis d’introduire l’idéeque le maintien en survie n’étaitpas la finalité de l’action médicale.Et qu’à un moment donné, quandun malade demandait que l’onarrête, il fallait savoir respectercette demande. C’était déjà uneavancée considérable car il n’y apas si longtemps, on imposait(presque par la force) des perfu-sions, des traitements, etc. Ce textedéclare toutefois très clairementque ce droit à l’autodéterminationne s’étend pas à l’euthanasie.D’ailleurs, si on entérinait lademande du malade de mourir, ilfaudrait alors s’interroger sur laconduite à tenir devant des tenta-tives de suicide. Ces gens ont bienexprimé leur désir de mourir ! Or,que fait-on ? On les réanime. Cequi est quand même assez para-doxal. Cette contradiction provienttout simplement du fait que noussentons bien qu’il y a des limitesavec lesquelles on ne peut transiger.(…) Une société ne peut vivresans interdits. Et l’interdit fonda-teur de notre société est : « Tu netueras pas. » Naturellement, lanotion d’interdit s’accompagneobligatoirement de la notion detransgression, car elle fonde notreconscience. Si nous n’avions pasde conscience, il y aurait un inter-dit, on ne discuterait pas. Maisparce que nous sommes des êtreshumains doués de conscience,nous pouvons juger en conscienceque, dans telle situation, il est jus-

tifié de transgresser. À titre indivi-duel, dans une sorte de dialogueintérieur, on répond à cette trans-gression par un examen deconscience. Je peux parfaitementl’admettre. En revanche, passer àla transgression collective quiserait en quelque sorte prévue parla loi…, c’est autre chose. Or,quand on parle de transgression,on ne peut évidemment transgres-ser que de l’intransgressable. Àpartir du moment où on introduitla notion de transgression, on luienlève par avance sa force. Alors,certes, elle est exception mais tantd’exemples l’ont montré au traversde la loi, toute exception conduit àtolérer son élargissement progres-sif et des limites un peu plussouples. La tolérance, après l’ex-ception, devient usage. Et l’usage,avec le temps, devient habitude. Etl’habitude tue l’interdit. Prévoir latransgression, c’est supprimer paravance l’interdit et donc nier lanotion d’exception.Je voudrais également attirer l’at-tention du C.C.N.E. sur le dangerqu’il y a à dire, en utilisant l’argu-ment de la loi qui doit suivre lesmœurs, qu’il ne peut pas y avoirde décalage trop marqué entre lestextes qui organisent une sociétéet son évolution. Il a probable-ment raison mais à condition dene pas changer les règles dans despériodes de mutation, dans despériodes de désert de valeurs oùne se dessine aucun chemin clair.Car après, quand revient laconscience morale et qu’émerge ànouveau la conscience éthique, iln’y a plus de repères.

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Synthèse du débat

LAËTITIA DUCHÉ

Interne de santé publique, Espace éthique.

MARC GUERRIER

Interne à l’Espace éthique, a créé Leforum des jeunes médecins et des étu-diants infirmiers.

Au cours d’une réunion, le 22 mars2000, le débat était consacré au rap-port n° 63 du Comité consultatif national d’éthique rendu public le 3 mars : “Fin de vie, arrêt de vie,euthanasie”.

Marc Guerrier, interne, rappelleque la fonction de l’Espace éthiquene consiste ni à rendre des avis ni à soutenir des points de vuedogmatiques, mais à donner à cha-cun des outils à sa mesure pourréfléchir à la pratique quotidienne,favoriser une réflexion fondée surl’expérience de terrain des profes-sionnels de santé. Il s’agit d’offrirun espace de délibération, deconstruction et de formation à ceuxqui en expriment le souhait. C’estdans cet esprit qu’à la demanded’externes et d’internes sont organi-sées des conférences-débats. Le 6 mars dernier, le Comitéconsultatif national d’éthique ren-dait public un avis intitulé “Fin devie, arrêt de vie, euthanasie”.Même si son contenu est loin deproposer une dépénalisation del’euthanasie, ce rapport abordeclairement la possibilité d’envisagersocialement et d’une certaine façon“législativement” les pratiqueseuthanasiques. Le sujet, relative-ment dans l’ombre jusqu’alors, atrouvé un fort écho médiatique. Ilsemblait légitime de réserver auxpraticiens de demain un lieu deparole à ce sujet lourd d’enjeux.C’est pourquoi a été organisée surle vif une telle rencontre. Le princi-pe choisi a été celui de solliciterdes intervenants apportant leurexpertise sur le sujet, et de laisserle débat ouvert au public.

Pour le Pr Bernard Glorion, pré-sident du Conseil national del’Ordre des médecins, le Code dedéontologie médicale, fondé surles principes du respect de ladignité, de la liberté et de l’auto-nomie des personnes, garantit unepratique médicale à la fois compé-tente et humaine. Les articles 37 et38 concernent respectivementl’obligation de « soulager les souf-frances de son malade (…) et évi-ter toute obstination déraisonnabledans les investigations ou la théra-peutique », et « d’accompagner lemourant jusqu’à ses derniersmoments (…) sauvegarder la digni-té du malade (…) ». L’article 38 setermine par l’unique interdit duCode : le médecin « (…) n’a pas ledroit de provoquer délibérément lamort. » Pour le président del’Ordre, ces deux articles du Codede déontologie synthétisent la pra-tique telle qu’elle devrait existerdans tous les cas où nous accom-pagnons des patients en fin de vie.Un étudiant de troisième année,demande si l’extubation d’unpatient après une période deréanimation jugée a posteriori tropintensive ne revient pas finalementà pratiquer une euthanasie. Le Dr Pascale Vinan, médecindans l’équipe mobile de soins pallia-tifs de l’hôpital Cochin, souligne lanuance qui existe entre euthanasieet arrêt de l’escalade thérapeutique :injecter une dose létale à un patientavec l’intention de le tuer est très dif-férent d’un arrêt de réanimation.Le Dr Elisabeth Lepresle, méde-cin au Samu 94, répond qu’en effet,la mise en pratique des articles 37et 38 évoqués par Bernard Glorionpose des problèmes complexes,par exemple dans le domaine del’urgence vitale où euthanasie etsoins palliatifs n’entrent pas enopposition binaire. Citant des phi-losophes du XVIIe siècle, elle pré-cise par ailleurs que la question del’euthanasie n’est pas nouvelle etpropose de réfléchir aux phéno-mènes qui font émerger à nouveauce débat actuellement.Robert William Higgins, psycha-nalyste, pionnier des soins pallia-tifs en France, rebondit sur cette

question. Les interrogations sur lamort et la tentation d’abréger la vieface à l’intolérable souffrance exis-tent depuis toujours. Pour lui, larésurgence du débat est liée au fait que de nos jours la mort setrouve complètement médicalisée.Auparavant, la fin de vie apparte-nait symboliquement au domainede la croyance notamment religieu-se. La médecine s’est vue attribuerde manière insidieuse cette fonc-tion symbolique. Or, le médical seveut scientifique. Cela est-il compa-tible ? Robert William Higginsillustre son raisonnement en repre-nant une déclaration d’un chef deservice de réanimation qui expli-quait : « Nous nous concertons etquand nous constatons qu’unpatient n’a plus sa dignité, nous ledébranchons. » Faut-il entendre icique la dignité d’une personnepeut être constatée médicalement,comme s’il s’agissait d’un diagnos-tic ? Le professeur Bernard Glorioninsiste également sur le fait que ladignité se vit dans le contexte d’unrapport et d’un contact humains.Elle se partage et prend tout sonsens dans la relation. Ainsi lepatient la perçoit au travers duregard que nous lui portons.À l’inverse, pour Janine Girnt,secrétaire générale de l’Associationpour le droit de mourir dans ladignité (A.D.M.D.), c’est le patientlui-même qui estime si sa dignitéest ou non préservée. C’est pour-quoi il n’est pas légitime de luirefuser une aide active à mourirs’il ne s’estime plus digne de vivre,dans le contexte d’une maladiegrave ou suite à un accident dontil porterait des séquelles. Parailleurs, elle met en doute la facili-té de l’accès aux soins palliatifs àtous ; de plus trop de personnesmeurent encore dans des condi-tions qui relèvent de la déchéance.Le Dr Pascale Vinan rappelle queles souffrances, tant physiques quepsychiques, nous interrogent surnos compétences dans leur priseen charge, notamment sur le planrelationnel. Comme médecin desoins palliatifs, elle considère quec’est parfois le manque de forma-tion dans ce domaine et le désar-

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Jeunes médecins, voulons-nous une permission d’euthanasier ?

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roi dans lequel se trouvent plon-gés les soignants qui aboutissent àla tentation d’accélérer la fin devie. Elle nous rappelle que mêmesi le discours sur la mort est fré-quent chez les grands malades ;les demandes effectives d’euthana-sie sont très rares en pratique.Enfin, elle souligne la position dela Société française d’accompagne-ment et de soins palliatifs (S.F.A.P.)qui s’oppose vivement à touteforme de permissivité dans ledomaine de l’euthanasie, en insis-tant sur l’importance de la qualitédes soins à apporter. Simone Bevan, cadre infirmierdans l’unité mobile de soins pallia-tifs du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, affirme qu’il existe dif-férentes natures de souffrances aucours d’une fin de vie, notammentdu point de vue existentiel. Lepatient se voit confronté à desquestions de sens qui lui apparais-sent absolument fondamentales :sens de sa vie passée et de ce qu’iléprouve au présent. Il vit le deuildouloureux des pertes dont il estl’objet : son autonomie, son inté-grité corporelle, parfois l’estime desoi, etc. En tant que soignant, il estnécessaire de prendre en comptece cheminement afin de pouvoirredonner un sens à notre relationavec la personne malade. Maisnous devons admettre notreimpuissance face à certainesdétresses et accepter de ne pou-voir de toute façon ni empêcher lepatient de mourir, ni posséderd’aucune manière son histoire.En conclusion, Marie-FrédériqueBacqué, maître de conférence enpsychologie à l’Université de Lille III,émet de grandes réserves quant àl’opportunité de légiférer actuelle-ment sur l’euthanasie. Il serait trèsdangereux pour le respect desdroits des personnes d’entrer dansune forme de logique de régula-tion que pourraient également ins-pirer des considérations d’ordreéconomique. Se poserait égale-ment le problème de la personneen charge de pratiquer l’acteeuthanasique. Sur le plan déci-sionnel, Marie-Frédérique Bacquérappelle que l’affectif des soi-

gnants est actuellement au premierplan dans les processus décision-nels des équipes au sein des-quelles se posent des questionsrelatives à l’euthanasie. Elle sou-ligne enfin toute la culpabilité quiexiste chez les proches lors d’undeuil post-euthanasique et les dif-ficultés psychologiques qui s’ensuivent.

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Le forum des jeunes médecins et des étudiants infirmiersCoordonnateur, Marc Guerrier, interne, Espace éthique

Conférences-débats

• Quelles responsabilités pour l’étudiant hospitalier auprès de la personne malade ?MARDI 7 NOVEMBRE 2000, 18H30-21H.

LIEU : FACULTÉ DE MÉDECINE PITIÉ-SALPÊTRÈRE.

• La personne handicapée est-elle malade ?MARDI 19 DÉCEMBRE 2000, 18H30-21H.

LIEU : FACULTÉ DE MÉDECINE PITIÉ-SALPÊTRÈRE.

• Autopsie et dissections : utiliser le corps après la mortMARDI 30 JANVIER 2001, 18H30-21H.

LIEU : FACULTÉ DE MÉDECINE PARIS-SUD / HÔPITAL BICÊTRE.

• Question d’actualitéMARDI 13 MARS 2001, 18H30-21H.

LIEU : ESPACE ÉTHIQUE.

• Étudiants hospitaliers : qu’avons-nous à faire de la loi ?MARDI 24 AVRIL 2001, 18H30-21H.

LIEU : FACULTÉ DE MÉDECINE PITIÉ-SALPÊTRÈRE.

• Médecine et sexualité : jusqu’où intervenir ?MARDI 5 JUIN 2001, 18H30-21H.

LIEU : ESPACE ÉTHIQUE.

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PR DIDIER FASSIN

Anthropologue et médecin, professeur à l’Université de Paris XIII et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

Fonction caritative et ordre social

Au-delà de l’apparente provoca-tion que représente l’intitulé de cetarticle, la contribution que je vou-drais apporter à l’échange suscitéautour des questions éthiques quepose la prise en charge des “pré-carités sociales” à l’hôpital est uneréflexion sur les ambiguïtés pro-fondes – anthropologiques, pour-rait-on dire – du rapport auxpauvres et à la pauvreté tel qu’ils’est historiquement constitué àl’hôpital.Hôpital, le mot même est étymolo-giquement pris dans une étonnan-te contradiction qu’a bien montréele grand archéologue de notre lan-gage, Émile Benveniste, puisqu’enlatin il a une double origine avecles mots hostis, ennemi (qui donnehostilité), et hospes, hôte, qui endérive (et qui donne hospitalité).Les deux termes renvoient d’abordà l’idée d’étranger, le premier sensde ces deux mots étant même, àRome, celui qui n’est pas Romainet à qui l’on doit égalité et réci-procité. Hôte et ennemi, hospitali-té et hostilité, traitement égal etréciproque vis-à-vis de l’étranger,toutes ces significations en appa-rence hétérogènes et parfoiscontradictoires se retrouvent à lasource étymologique de l’hôpitalet Michel Foucault a montré com-ment elles se manifestent aussi àsa source historique, dans la mis-sion caritative de l’hôpital publictout autant que dans sa fonctionrépressive à l’Âge classique.Politiques hospitalières et pra-tiques inhospitalières. La tensionentre les deux adjectifs n’est assu-rément pas nouvelle et l’on auraitassurément tort de voir dans lesdifficultés contemporaines uninédit ; les origines de cette ten-sion, dans le langage et dans l’his-

toire, sont trop lointaines et tropprofondes pour qu’on les négligeou qu’on les occulte. À cet égard,je ne suis pas de ceux – respon-sables et sociologues – qui seréjouissent, à mon sens un peuvite, de ce qu’à travers la répéti-tion des discours généreux de sesautorités administratives ou lacréation de dispositifs d’accueilpour les patients en difficulté,l’hôpital aurait retrouvé ses mis-sions de toujours : soigner lespauvres. Si la médecine sociale estau principe fondateur de l’hôpitalpublic, et il faut rappeler que,bien avant le Moyen Âge, c’estsous l’Empire romain qu’apparaîtpour la première fois en Occident,au Ier siècle de notre ère, unemédecine et même des hospicespour les pauvres ainsi que nousl’a appris l’historien GeorgesRosen. Si donc, cette fonctioncaritative a existé dès l’origine,elle a également toujours étécontre-balancée par un souci decontrôle social et une préoccupationde normalisation morale.Aujourd’hui encore, il me sembleque l’on retrouve cette tension, etsingulièrement dans les établisse-ments de l’Assistance Publique -Hôpitaux de Paris. Je dis “il mesemble” et je précise que je m’ex-prime sur ce thème à deux titres : entant que responsable du dispositifprécarité, appelé Unité Villermé, del’hôpital Avicenne où je fais l’ex-périence quasi-quotidienne de latension entre les différenteslogiques ; mais aussi en tant quecoordinateur d’une enquête finan-cée par le Fonds d’intervention ensanté publique et qui porte sur lesUrgences et la précarité dans cinqétablissements hospitaliers deSeine-Saint-Denis, dont deux del’Assistance Publique - Hôpitauxde Paris, publics et privés. Juge etpartie, peut-on me rétorquer parconséquent. Pour ma part, jedirais plutôt : intervenant et cher-cheur, ce double jeu d’engage-ment et de distanciation, pourreprendre une distinction deNorbert Elias, me semblant,comme souvent, intéressante et utile.

Un désir d’humanité

L’ambiguïté et la tension entrehospitalité et inhospitalité, je vou-drais l’exprimer, s’agissant despauvres, d’une manière particuliè-re : les pauvres à l’hôpital meparaissent, et c’est un paradoxequ’il me faudra expliquer, à la foisdésirés et indésirables. Désirés, ausens fort, comme ceux qui justi-fient la mission de toujours del’hôpital, sa mission d’hospitalité :et vis-à-vis de qui se montrer hos-pitalier sinon vis-à-vis du pauvre,surtout peut-être s’il est étranger ?Ce désir, dont les consignes lais-sées et la lettre de démission del’ancien directeur général del’Assistance Publique - Hôpitauxde Paris, Alain Cordier, donnaientle témoignage le plus expressif,c’est probablement ce qui animeprofondément tous ceux qui s’oc-cupent de précarité. Une grandeassociation humanitaire françaiseavait lancé une revue dont le pre-mier numéro, luxueux mais sanslendemain, s’intitulait : Le désird’humanitaire. Il y de cela dans cequi nous fait nous mouvoir (etnous émouvoir) les uns et lesautres autour de cette question,même si nous parlons aussi de jus-tice et de solidarité : un désir d’hu-manité, au sens où l’entend HannaArendt. En même temps, l’indési-rabilité des pauvres et plus parti-culièrement de certaines catégo-ries, ici les toxicomanes, là lesimmigrés demeure manifeste àl’hôpital, comme dans tous les ser-vices publics, parfois de manièrebrutale comme dans le cas de cechef de service responsable d’unepoliclinique dans un grand hôpitalde la région parisienne qui décla-rait : « Les Africains, je veux bienqu’on les soigne, mais chez eux,dans leur pays ». Plus souvent demanière subreptice, dans l’insis-tance obsessionnelle des adminis-trations hospitalières à vérifier lescomptes des dispositifs précaritébien plus que ceux des autres ser-vices pourtant infiniment plus coû-teux ou dans le commentaire tantde fois entendu dénonçant les

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DÉBATSESPACE ÉTHIQUE : DES RÉFLEXIONS EN MOUVEMENT

Politiques hospitalières et pratiques inhospitalières

PRÉCARITÉS SOCIALES : ENJEUXD’HOSPITALITÉ, RESPONSABILITÉ DE L’HÔPITAL

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“abus” de soins ou de médica-ments dont les pauvres se ren-draient coupables, alors même quetoutes les études économiques desCaisses d’assurance-maladie éta-blissent au contraire leur sous-consommation. Désir et indésirabi-lité se conjuguent ainsi à l’hôpitalde façon multiple et différenciée.Multiple, et par exemple, il estfrappant de constater la tolérance,et chez certains, la réelle sympa-thie à l’égard des sans-domicile-fixe en tant qu’ils sont les porteursemblématiques de la misère dumonde. Dans un hôpital de Seine-Saint-Denis, certains patients trèsdésinsérés et bien connus peuventpasser plusieurs jours et nuitsconsécutifs dans un recoin desurgences, chacun y allant de sapièce, de son sandwich, de soncafé ou de sa cigarette. Dans unautre, la responsable des urgencesdéclare bien aimer ces patients surla situation desquels elle a dirigéune thèse de médecine. Mais dansle même temps, l’absence ou laperte de droits sociaux font l’objetd’une grande indifférence et nesont pratiquement jamais repérésdans ces mêmes services : on sup-pose bien, sans en donner dedémonstration convaincante, quebeaucoup d’urgences sont en faitdes problèmes sociaux déguisés ;on soupçonne même, sans preuveempirique, que les patientspauvres consulteraient souvent lesoir, une fois les caisses fermées, sipossible sous un faux nom, afin dene pas avoir à payer le montant deleur consultation. À cet égard, jesuggérerais volontiers de suppri-mer du vocabulaire de nos métiersles expressions “fausses urgences”et “urgences sociales” qui ne cor-respondent à aucune réalité claire-ment et consensuellement caracté-risée par les médecins, mais quiopèrent un véritable travail implici-te de désignation et de stigmatisa-tion. Gênée, une assistante socialehospitalière parlait à ce propos « des patients qui ont des mau-vais comportements » ; on nepouvait mieux dire le jugementmoral qui sous-tend ces expres-sions.

De l’obligation d’assistance aux droits sociaux

Différenciées, ces pratiques le sontégalement. Ainsi on constate quedans nombre d’hôpitaux, l’adminis-tration développe, conformémentdu reste aux directives ministérielleset maintenant à la législation en lamatière, une politique bien plus hos-pitalière à l’égard des pauvres que cen’était le cas il y a quelques annéeset, je dois le dire aussi, bien plushospitalière que ne le souhaitaient laplupart des médecins et des para-médicaux. Les médecins, en particu-lier, maintiennent une positionéthique restrictive en ce domaine : « Nous sommes là pour soigner, disent-ils souvent, nous ne faisons aucune dif-férence, quel que soit le statut dupatient. » Mais, ajoutent-ils, « s’ils n’ontpas de droits sociaux ouverts ou s’ilsn’ont pas les moyens de s’acheter lesmédicaments, ce n’est pas notre pro-blème ». Dans plusieurs hôpitaux dela région parisienne, ils ont été les principaux ennemis, souventoccultes, des dispositifs précarité misen place par un de leurs collègues.Ce n’était plus seulement les pauvresqui devenaient pour eux indési-rables, mais aussi les médecins despauvres. Transfert classique oùl’agressivité à l’égard d’un public setrouve déplacée sur les profession-nels et les institutions qui le pren-nent en charge. Là encore, tout propos mérite d’êtredifférencié et l’enquête conduite enSeine-Saint-Denis caractérise, aumoins dans les discours, deux atti-tudes opposées dans le cadre desurgences : celle du “médecin large”,que certains trouvent même troplaxiste, mais qui se préoccupe de cesquestions, et celle du “médecinferme” qui, lui, refuse de prendre encompte des critères sociaux dans saprise en charge.Politiques hospitalières et pratiquesinhospitalières. Que la formulationne paraisse pas trop dure ni leconstat trop cynique. Chacun doit seréjouir des avancées de la législation,même si la Couverture médicale uni-verselle risque de faire apparaître

des discriminations nouvelles quitendaient à s’estomper, comme pource qui concerne les étrangers ensituation irrégulière qui, dans cer-tains hôpitaux parisiens, représen-tent la majorité des patients dits pré-caires. Chacun peut aussi constaterune certaine prise de conscience demissions délaissées de l’hôpital entant que service public, de l’ouvertu-re de permanences d’accueil socialet de soins, de développement d’in-terfaces avec la ville à travers desréseaux de soins. Mais personne nepeut être dupe de la permanenced’un traitement différentiel, et parfoisdiscriminatoire, des pauvres, notam-ment étrangers. Je ne prendrai qu’unexemple qui me semble, bien queminime en apparence, au cœur denotre sujet : quand un patient est enretard, nous nous en accommodonsou nous nous en indignons ; mais sice patient est pauvre, nous disonsque c’est parce qu’il est pauvre, queles pauvres n’ont plus le sens dutemps et de la ponctualité, qu’il fautleur donner des rendez-vous strictspour leur apprendre à retrouverleurs repères. Il suffit d’un patient enretard dans une consultation de pré-carité quand, dans une consultationnormale, le fait passerait quasimentinaperçu, pour nous confirmer dansla représentation que nous nous fai-sons des pauvres mauvais gestion-naires de leur temps. Cette surdéter-mination culturelle, qui n’est riend’autre que la réactualisation de laculture de la pauvreté, est le signe leplus invisible et le plus constant denotre intolérance.Politiques hospitalières, pratiquesinhospitalières. Si comme je l’ai dit,cette tension trouve son origine dansle désir et l’indésirabilité dont onentoure les pauvres, peut-être faut-il,pour en sortir, passer d’un régimeimplicite de justification de la mis-sion de l’hôpital en termes d’obliga-tions (obligation morale de soignerqui est l’équivalent de l’obligationmorale de donner aux pauvres) à unrégime explicite de revendicationdes droits sociaux (en matière d’ac-cès aux soins comme de logementou de revenus). De l’obligation d’as-sistance aux droits sociaux : c’estaussi compliqué que cela.

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DR THIERRY BRIGAUD

Médecin régulateur, Réseau d’accèsaux soins pour personnes en situationde précarité (RESO).

« C’est à travers le regard de l’Autreque l’on s’invente. »

Face aux populationsdites précaires

Pour commencer, il faudrait écou-ter les paroles des patients : « Leregard des autres, ça isole, ça rendmalade ou ça aide… » ; « Ce quipeut aider, c’est d’abord d’êtrereconnu, mais aussi le soutien del’entourage et parfois d’un profes-sionnel. » Puis essayer de redéfinirl’éthique à travers le prisme de laprécarité, comme relevant desmoments d’une construction inter-humaine à travers laquelle on ten-terait de sublimer nos peursmutuelles.Les mots éthique et précarité nousrenvoient à deux grands principesde notre médecine occidentale :• le principe de la gratuité parfoisnécessaire (se référer au Sermentd’Hippocrate). Cependant, cettegratuité fait fis de la notiond’échange, ce passage presqueobligé pour toute relation humai-ne. De la part du soignant, le refusd’échange par la gratuité risque deconférer à l’Autre un statut d’objet,ce qui peut aboutir à une situationde non-droit ;• le principe de l’obligation desmoyens. Reste cependant à définirquels sont les moyens qui doiventêtre mis en œuvre pour être soi-gné, mais aussi qui décide de l’op-portunité des moyens engagés.Dans un premier temps, en pre-nant des exemples tirés d’expé-riences de terrain nous essayeronsd’interroger ces deux principes, cequi nous conduira à la question dela responsabilité. Dans un secondtemps, en schématisant les diffé-rents maillons des chaînes déci-sionnelles dans les systèmes desanté, nous tenterons de poser laquestion de la responsabilité face

aux populations dites précaires.À partir d’une expérience demédecine humanitaire, la reformu-lation de questions d’éthique ren-contrées sur le terrain permetd’éclairer les thèmes relatifs aurapport entre éthique et précarité.

À Bogota avec les enfants de la rue.Nous étions exposés aux pro-blèmes des filles enceintes vivantdans la rue. Qu’elle était la“bonne” décision à prendre pourleurs enfants et pour elles ? Dupoint de vue de l’enfant et afin delui donner toutes ses chances, leretrait de la famille des rues était leplus souvent envisagé. Ainsi, cer-tains enfants se retrouvaient-ilsdans les filières d’adoption pour lemeilleure ou pour le pire.Du point de vue de la mère, leplacement de son enfant en adop-tion représentait une catastrophe.Il reproduisait des ruptures affec-tives graves déjà présentes dansson histoire personnelle. S’ensuivaitune réaction de survie dans larecherche d’une nouvelle sécuritéaffective avec un autre père et unefuture grossesse. Ce qui, dans undeuxième temps, rendait illusoiretoute tentative de projet de contra-ception chez ces jeunes femmes.Si l’on reprend dans l’histoirecontemporaine les différentesréponses apportées, on retrouve les thèmes de responsabilité et de répression : • indifférence, non-regard, non-être ; d’où l’expression employéeen Colombie pour les vieuxenfants des rues : déchets jetables.Au pire, élimination physique ;• répression par la ligature destrompes réalisée par un médecinsans le consentement éclairé de lapatiente ;• enfermement dans une institu-tion pour jeune fille-mère selon lemodèle charitable du pêché - par-don - rachat de la faute. Il fautsans doute se méfier des attitudestrop “charitables” qui relèguentl’Autre dans une position d’objet etplacent celui qui donne dans uneposition de toute-puissance dan-gereuse ;• décision de la justice sociale

pour un départ en adoption, justi-ce où la mère le plus souvent n’adroit à aucun défenseur ;• construction humaine avec lemodèle des “maisons vertes”,crèches parentales communau-taires selon un modèle éducatifque critiqueront sûrement les pro-chaines générations.

Le dispensaire Sévignéde Médecins du Monde.Cet exemple se rattache au princi-pe d’obligation des moyens et deformation des acteurs soignants.Des patients originaires de paysétrangers, présentaient un syndro-me dépressif (de déracinement ?)et possédaient mal la langue fran-çaise. Pour le soignant cette com-munication insuffisante ne lui per-mettait pas de connaître la deman-de réelle de soins. S’ensuivait unesurenchère dans les prescriptionsdes examens para-cliniques visantà rassurer le médecin. Cette coursevers les services d’examens para-cliniques ne pouvait qu’augmenterl’angoisse des patients et il existaitun risque de chronicisation de ladépression induit par la pratiquedes soignants très anxiogènes.

Boutique pour toxicomanes.Autre exemple pour illustrer lesmêmes thèmes.Un jeune adulte séropositif au VIH,vivait dans la rue avez son traitementantiviral dans son sac à dos. Il neprenait qu’un repas par jour. La pres-cription de sa trithérapie selon unprotocole nécessitant trois prisesquotidiennes, produisait des effetssecondaires de plus en plus gênants.Las, le patient décide d’arrêter le trai-tement. Les médecins parlent alorsde “non compliance au traitement”.Pour cette personne, l’arrêt du traite-ment peut avoir des conséquencesdramatiques. Pourquoi est-il si diffi-cile d’obtenir une place dans desappartements thérapeutiques ? Quiest responsable ?

RESO : réseau d’accès aux soins pourles personnes démunies.Questionnement relatif aux respon-sabilités auxquelles sont confron-tées les appareils institutionnels ou

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Éthique, précarité et santé : le sens des décisions

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autres qui se déshumanisent.Nous avons reçu l’appel d’unemère de famille concernant sapetite fille malade. La P.M.I.,(Protection Maternelle Infantile)avait refusé de prendre en chargeen urgence l’enfant : les urgencesne relèvent pas des attributionsdes P.M.I. Après plusieurs jours, lamaman se rend aux urgences.L’enfant est hospitalisé en pédia-trie pour bronchiolite, puis quittel’hôpital après une amélioration deson état général, muni d’une pres-cription de séances de kinésithéra-pie respiratoire et d’aérosol à pra-tiquer à domicile. Dans la situationde cette femme qui ne bénéficiepas de protection sociale etmanque d’argent, ce traitement estimpossible à réaliser. Quelquesjours plus tard, l’enfant retourne àl’hôpital et une enquête sociale estdécidée…

Assumer le sensd’une décision complexe

La prise en charge de la santé despopulations en situation de préca-rité, dépend d’une chaîne déci-sionnelle classique, avec une(non ?) - responsabilité collectivedans les réponses apportées. Cettechaîne part de la définition desstratégies de santé publique, deleur application dans les diffé-rentes strates du système de santé,ainsi que de leurs expressionshumaines et techniques sur le ter-rain. Tentons une critique à traversdes exemples concrets tout enschématisant ces trois étages orga-nisationnels.

Éthique et responsabilités politiquesen santé publique.Le rapport du Haut comité de lasanté publique : « La progressionde la précarité en France et seseffets sur la santé » démontre queplus on est pauvre, plus l’espéran-ce de vie se réduit.Il conviendrait aussi de revenir surla définition de la santé : autono-mie dans les prises de décisionspour améliorer son bien-être et

celui de sa communauté. Le modè-le curatif avec accès au droit etaccès aux soins s’avère alors insuf-fisant. Quelle politique de santéenvisager en matière d’éducation àla santé et de prévention à desti-nation des personnes démunies ?Comment la mettre en œuvre ? Lesaspects concrets de la réalité nousinterrogent. Le nombre trop limité d’apparte-ments thérapeutiques pour lespersonnes séropositives au VIH ;le standard téléphonique du Samusocial de Paris difficilement joi-gnable ; l’absence de protectionsociale pour les enfants dont lesparents sont en situation irréguliè-re et sans aide médicale, alors quela Convention internationale desdroits de l’enfant, adoptée par laFrance, impose une protectionsociale aux mineurs sur le territoi-re français ; le dépistage du satur-nisme lorsque le relogement estimpossible.

Éthique et réponses institutionnelles.Les réponses initiées par les diffé-rents hôpitaux de l’AssistancePublique - Hôpitaux de Paris mon-trent bien la difficulté d’inventerune structure d’accueil adaptéeaux populations dites en situationde précarité :- selon quels critères définir lapopulation cible ?- structure d’accueil spécialisée ou non ?- formation du personnel soignant ;- fonctionnement avec ou sans ren-dez-vous (risque de passe-droit) ;- distribution (gratuite ?) du traite-ment complet ;- horaires d’ouverture ;- participation des patients pourélaborer ces projets…« Trois modes organisationnels :• des dispositifs centrés sur la complé-mentarité ville-hôpital : les moyens dudispositif sont aux urgences ; la moti-vation est soignante ;• des dispositifs socio-sanitaires : desprojets structurés reposent sur lamobilisation d’une personne ;• des dispositifs centrés sur le patienthospitalisé : référent social, réseauinterne d’assistantes sociales ; lamotivation est gestionnaire.

Deux logiques s’opposent : l’une cen-trée sur l’institution qui n’incite pasà s’ouvrir sur l’extérieur et fonction-ne avec ses moyens ; l’autre centréesur le patient, plus orientée vers lacontinuité des soins hors des mursde l’hôpital. » 1

C’est probablement dans la diversitédes propositions que se maintientune réponse institutionnelle éthique.

Éthique et colloque singulier.La différence sociale et/ou cultu-relle des deux acteurs oblige par-fois à modifier le modèle du col-loque singulier : place d’un pair“passerelle”, formation ethno-sociale, travail communautaire…La communication difficile imposeparfois la présence d’un traduc-teur, personne proche du patient(problème du secret médical), tra-ducteur professionnel avec peud’empathie…Pour expliquer le comportementde populations dont la survie quo-tidienne est très éloignée de la réa-lité de vie des soignants, le plussouvent bien insérés dans la socié-té, les scenarii inventés posent leproblème du “contre-transfert” dela part des soignants. L’exemplede la prise en charge de la toxico-manie par les psychiatres lors dudébut de l’épidémie du sida estdémonstrative. Ce sont plutôt desmédecins généralistes et lespatients eux-mêmes qui ont misen place les programmes d’échan-ge de seringues, contre l’avis despsychiatres qui avaient jugé leurspatients suicidaires. Les résultats(baisse du nombre de nouveauxcas de sida dans la populationtoxicomane, baisse du nombred’overdoses, etc.) donnent tort auxpsychiatres.La prise en charge de la santé despopulations en situation de précari-té dépend donc de toute une chaî-ne décisionnelle classique. Le pro-blème de responsabilité ne doit passe dissoudre derrière des maillonssans visages. Dans certaines circons-tances, la désobéissance dite civiledevrait être enseignée comme unearme éthique pour lutter contre ladéresponsabilisation.

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La question relative à la place despatients dans la prise des décisionsn’est pas résolue et se ressentencore plus pour les programmesen direction des populationsdémunies. Les techniques de santécommunautaire pourraient consti-tuer un bon garde-fou pour initierdes réponses qui ne reproduisentpas l’exclusion.

Dans une logique de protectiondes droits des populations enprécarité, un lieu de réceptiondes plaintes des usagers et demédiation pourrait peut-être sedévelopper comme instrumentde vigilance de nos “services” etd’apprentissage à l’éthique.

Bibliographie1. Patte D. Marchand-Buttin F., Brodin M. ; « Accueil des patientsen situation de précarité à l’hôpital :analyse des dispositifs dans les hôpi-taux français » in Santé publique :des quartiers à l’Europe, Grenoble,1998, p. 78.

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PR FRANÇOISE ROTH

Service d’odontologie, Hôtel-Dieu, AP-HP.

Le 17 juin 1998, Antoine Durrleman,directeur général de l’AssistancePublique - Hôpitaux de Paris confiaitune mission au Pr Françoise Roth.La lettre de mission précise sonimportance dans le cadre desréflexions menées par notre institu-tion afin de favoriser l’accès de tousà des soins bucco-dentaires : « Laspécialisation des institutions et despersonnels dans ce domaine de l’ac-tivité sanitaire, et les limites qui ysont jusqu’à présent apportées parles organismes de protection socialedans l’indemnisation des dépensesde soins, ont en effet pour consé-quence de dissuader un grandnombre de patients d’entreprendredes soins bucco-dentaires qui leurssont pourtant nécessaires. De nom-breuses réclamations de patients etles témoignages des responsablesd’institutions et de services sociauxnous le confirment en permanence ».L’important rapport de Françoise Roth— « L’accès aux soins bucco-den-taires dans le cadre de la précarité »— peut être consulté au Centre dedocumentation et de recherche del’Espace éthique.

Devoirs de santé publique

Aborder un problème commecelui de l’accès aux soins bucco-dentaires, vise à attirer l’attentionsur une situation particulière dontles spécificités pèsent lourdementsur les plus démunis.Des soins bucco-dentaires dignesdu terme “soins” nécessitent uneprise en charge globale pour laguérison de désordres inflamma-toires ou infectieux souventalgiques et pour la récupérationfonctionnelle ou esthétique.Ce suivi est souvent long et coûteuxmais ses justifications sont respec-tables. En effet, les désordres fonc-tionnels entraînent des troubles diges-tifs et alimentaires. Les problèmesinfectieux peuvent susciter des mani-festations à distance et les dommagesesthétiques aggravent la désocialisa-tion dans un monde où l’image cor-porelle revêt une telle importance etou chercher un emploi sans un “équi-pement dentaire” minimum constitueune véritable épreuve.Les devoirs de santé publique méri-tent d’être précisés en ce domainesur quelques points : outre l’obli-gation de non-discrimination quiest un cadre éthique apparaissentclairement :• l’obligation de soins qualitatifs etéclairés, donc une prise en chargeglobale ;

• l’obligation d’aider les patients àobtenir les avantages sociaux aux-quels ils ont droit ;• l’obligation pour les Établisse-ments publics de santé d’une priseen charge de tous pour tous soinsavec obligation de continuité.Ces notions indiquent claire-ment que le seul enjeu n’est pasl’accueil de l’urgence. C’est cet“au-delà” qui pose problèmeaujourd’hui de manière généra-le, y compris en secteur public.Sans revenir sur les droits qui sontclairement définis, s’agissant dessoins bucco-dentaires, il convientd’insister sur l’extrême complexitédes aides dites complémentaires etpourtant essentielles : en l’occur-rence, en raison de la persistanced’une nomenclature N.G.A.P.obsolète qui laisse persister desdépassements d’honoraires trèsimportants, notamment pour lesprothèses dentaires pour les-quelles la somme laissée à la char-ge du patient est d’environ 4 foisle montant du remboursementalors que cette différence n’estjamais prise en totalité au titre desaides complémentaires de typecartes santé. Il faut alors conjuguerinformations, temps et astucespour juxtaposer des aides venantde sources diverses, attribuées leplus souvent de manière stricte-ment administrative sans que desexperts odontologistes aient faitvaloir leurs arguments.

Un enjeu sous-évalué : l’accès aux soins bucco-dentaires

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Par ailleurs, des soins particuliersrépondant aux évolutions médi-cales ou de la prévention, restentencore totalement exclus des rem-boursements.La C.M.U. constitue une indéniableavancée. Elle apporte beaucoupaux exclus des circuits classiquesmais ne résout pas les problèmesdes personnes “au-dessus du pla-fond” de 3 500 francs et des dépas-sements d’honoraires s’ils ne sontpas plafonnés par convention.Ceci nous amène à nous interrogersur la consommation de soins etsur la population concernée.

Le renoncement auxsoins : un constat

22 % de personnes renoncent auxsoins dentaires pour des raisonsfinancières (sur un échantillon de11 528 personnes)Rapport du C.O.M.E. de 1995 : « (…) Les soins dentaires sont de trèsloin ceux pour lesquels les personnesrenoncent à faire appel pour des rai-sons financières ; les soins dentairesse caractérisent, du point de vue desménages, par une prise en chargeparticulièrement faible par l’assu-rance maladie, en particulier pourles plus chers d’entre eux (appareilsamovibles et prothèses fixées). Laprise en charge par la protectioncomplémentaire ne comble généra-lement pas entièrement cette lacuneet on a donc une relation forte entrefaible prise en charge collective dessoins et renoncement. (…) »

• Ce renoncement est maximum entre20 et 40 ans avec des premiers besoinsen prothèse non satisfaits et l’installa-tion progressive d’un renoncement.• Selon le revenu, dans lescouches socio-professionnellesconcernées, on note un pic derenoncement pour les revenuscompris entre 5 500 à 6 500 francs :pour les revenus inférieurs, l’âge(population âgée) et la résignationpondèrent cette situation.• En l’absence de revenus, la prio-rité est souvent “ailleurs” et recou-vrir des droits n’est pas toujoursun acte spontané ni jugé facile.

Face à cette situation, l’offre desoins en Ile-de-France dans le sec-teur institutionnel, apparaît poly-morphe et mal coordonnée. Sipour la grande précarité l’urgencebucco-dentaire est généralementassurée par des Associations oul’hôpital public, la prise en chargesecondaire n’est ni suffisante nicoordonnée et pourtant lesbesoins sont là. En effet, pour unepopulation fortement désocialiséeet pour laquelle les priorités sontavant tout l’hébergement et l’hy-giène, les soins bucco-dentairesreprésentent sans doute une pré-occupation initiale marginale.Toutefois, l’action de dépistageglobal qui est menée au Samusocial de Paris ou dans des Centresmédico-sociaux devrait pouvoircomprendre un bilan dentaire des-tiné à la mise en évidence despathologies bucco-dentaires quisont des corollaires de la misèremais aussi de l’alcoolisme et destoxicomanies qui touchent 90 %des populations gravement déso-cialisées chez lesquelles ellesentraînent d’importants désordresau niveau buccal.L’expression bucco-dentaire despathologies de la précarité estrarement signalée. Pourtant,quand les patients orientés par leSamu social de Paris ou une autrestructure d’accueil se présententdans les consultations de précari-té des hôpitaux de l’AP-HP, ils’avère qu’un large pourcentagedes personnes demande àconsulter pour des problèmesbucco-dentaires.Pour les “petits revenus”, l’offre estsouvent financièrement inadaptée,même en secteur public ou lesdépassements d’honoraires bienque parfois maîtrisés sont souventconséquents.Enfin, l’hôpital en Ile-de-Franceoffre très peu de capacités enprises en charge bucco-dentairesglobales, l’essentiel de l’offre étantconstituée par les consultations destomatologie dont la mission estsurtout médicale et chirurgicale.Pourtant les capacités structurellessont numériquement suffisantes,même si la politique parisienne en

la matière, au niveau de la D.A.S.E.S.et du C.A.S.V.P., a limité ses effortsau minimum. L’accompagnementsocial est très insuffisant, accaparéailleurs.

L’offre globale de soins doit êtremieux organisée et plus solidaire

En conclusion, on peut releverles éléments suivants : • des problèmes de financementdes soins bucco-dentaires ;• une offre globale de soinsinsuffisamment coordonnée etorganisée ;• un accompagnement socialindividuel insuffisant. Les modes de financement desaides complémentaires sontcomplexes, de mise en œuvrelourde et longue. Ils font inter-venir des organismes aux pra-tiques différentes mais jalouse-ment préservées.Le bien-fondé de ces aides estexpertisé ou non et dans ledeuxième cas on donne trop oupas assez.• La nomenclature des actes doitévoluer.• Les aides complémentaires nedevraient laisser aucun exclu.• Les modalités d’attribution deces aides devraient dans l’intérêtde tous (dispensateurs et usagers)être simplifiées et harmonisées.L’offre de soins en Ile-de-France,partagée entre les structures nonlibérales et les cabinets privés,apparaît tout à fait suffisante.Malgré cela, face à une offreéparpillée, mal identifiée, neproposant pas toujours des diffé-rences très significatives face ausecteur libéral, des besoins élé-mentaires ne sont pas satisfaits,notamment en prise en chargeglobale des traitements bucco-dentaires.L’hôpital public se voit chargéde toutes les contraintes mais n’apas toujours une utilisationrationnelle de ses moyens et deses structures.

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Les Centres de santé ont peu decontraintes et s’inscrivent dansun contexte libéral qui les sous-trait pour bon nombre d’entre-eux à des obligations sociales.Personne ne fonctionne enréseau et les efforts sont peupartagés, c’est pourquoi le sec-teur associatif a tant à faire.L’accompagnement social, enfin,fait cruellement défaut et pour-tant il est situé au cœur de larésolution des problèmes. Là oùse trouvent des travailleurssociaux motivés et efficaces, seréalise un travail remarquabled’accueil et d’interface.Cet accompagnement est tradi-tionnellement réservé à des sec-teurs de prises en charge pluslourdes mais il se vérifie que là où on veut répondre à une demande sociale de soinsbucco-dentaires générateurs dedémarches complexes, la pré-sence d’assistantes sociales estimpérative : elle est d’ailleursréclamée par les usagers eux-mêmes. L’accompagnement socialindividualisé devrait donc êtredéveloppé.

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Conférence

Les urgences et la précaritéÀ l’occasion de la journée mon-diale de la misère, ATD Quart-Monde. En partenariat avec lecentre de recherche sur les enjeuxcontemporains de santé publique,Université de Paris XIII, sous ladirection scientifique du Pr DidierFassin.

17 OCTOBRE 2000, 14H-17H30,

ESPACE ÉTHIQUE AP-HP.

CODE GIPSIE : 0002993001

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DOMINIQUE LHUILIER

Psychosociologue, laboratoire de changement social, Université de Paris VII.

Le 16 mars 2000, le groupe thématiqueMiramion Éthique des pratiques alter-natives à l’incarcération, coordonnépar le Dr Roland Broca, organisait unatelier de réflexion : Éthique des pra-tiques de santé en milieu pénitentiaire.Nous reprenons certains exposés pré-sentés dans le cadre de cette réuniondont l’importance justifie la poursuitede cette réflexion au sein de l’Espaceéthique.

L’histoire de l’institution carcéralerévèle une double constante : leprincipe suivant lequel la privationde la liberté ne doit pas être aggra-vée par l’altération de la santé, ledécalage entre les efforts doctri-naux et réglementaires manifestéset la réalité des conditions de vieet de la morbidité carcérale.La reconnaissance juridique pro-gressive du droit à la protection dela santé en prison s’amorce à laLibération mais, dans les faits, lesévolutions seront lentes (M. Colin,J.-P. Jean, 1997). Cette contributionau débat sur les pratiques de santéen milieu pénitentiaire s’appuiesur deux recherches réalisées avecle Dr C. Veil et A. Simonpietri surle sida et la santé en prison.Durant 4 ans, nous avons réaliséplus de 200 entretiens individuelset collectifs dans 10 établissementspénitentiaires.

La santé en prison :un enjeu de santépublique ?

Parce que le présent est à la foishéritage et innovation, un retour àl’histoire s’impose pour tenter dedéceler les évolutions dans lesconceptions de la santé en prisonet les conditions nécessaires à lareconnaissance des besoins sani-taires en milieu carcéral.La nécessité de soigner les détenusapparaît le plus souvent associée

aux épidémies qui ont toujoursfrappé le monde carcéral : il s’agitde protéger les honnêtes gens quitravaillent, et interviennent en pri-son ainsi que d’empêcher la diffu-sion des « semences » contagieusesdes ex-détenus. « Pour les méde-cins des prisons du XIXe siècle, ilparaît incongru de prendre tropsoin des malfaiteurs, à moins quela préservation de leur santé nesoit indirectement utile à celle dela société extérieure aux prisons »(J. Léonard, 1984).Jusqu’au XIXe siècle, les maladiestraditionnelles des prisons sont letyphus et le scorbut. Le typhus,appelé aussi « fièvre des prisons »est lié à la surpopulation et aumanque d’hygiène. Le scorbut, lui,est en relation avec les carencesalimentaires. On peut encore évo-quer la typhoïde, la dysenterie etles maladies respiratoires tellesque les pneumonies et pleurésies(A. Corbin, 1984).Les tuberculoses pulmonaires etganglionnaires sont des maladiescaractéristiques de la prison duXIXe siècle : elles sont respon-sables de la moitié des décès,sachant que la mortalité en prisonest de 4 à 5 fois supérieure à lamortalité générale.Alors qu’au XIXe siècle « la prisonélimine et tue beaucoup plus quene le faisaient les supplices del’Ancien Régime » (J.P. Petit, 1991),les médecins hygiénistes voientleur place reconnue dans les pri-sons dès qu’il s’agit d’enrayer lesrisques d’épidémies pour la popu-lation libre.On ne peut manquer bien sûr demettre en perspective l’histoire desépidémies en milieu carcéral etcelle de l’infection par le VIH. Lespremiers cas de séropositivité auVIH ont été identifiés en 1984,mais il faudra attendre 1989 pourque soit mis en place un dispositifde couplage entre les Centresd’Information et de Soins de l’Imnunodéficience Humaine(C.I.S.I.H.) et des établissementspénitentiaires. « La révélation desconditions de collecte du sangdans les prisons, analysées dans lerapport public I.G.A.S. - I.G.S.J. de

novembre 1992, fit admettre, au-delà d’un cercle de spécialistesconvaincus, la nécessité de sortirdéfinitivement de son ghetto lamédecine en milieu carcéral » (M. Colin, J.P. Jean, 1997).L’attention portée aux risques detransmission intra-muros paraîtmoins justifiée par l’exigence depréservation de la santé des per-sonnes incarcérées que par lareconnaissance du risque de diffu-sion extra-muros.Les maladies transmissibles appa-raissent comme les causes pre-mières d’une réévaluation des pro-blèmes de santé en prison. Lamaladie, voire le risque de mort,ne concerne alors plus seulementle délinquant incarcéré : elle est,parce que contagieuse, une mena-ce pour le monde libre.La prise en compte de la questionsanitaire en prison suppose sonaccès au domaine de la santépublique. Cette affirmation peuts’entendre de deux façons :• la reconnaissance d’un droit auxsoins pour les détenus supposequ’y soit associée une visée deprotection des honnêtes gens ;• c’est parce que le détenu estreconnu aujourd’hui commecitoyen que l’affirmation d’un droitaux soins est rendue possible.

Entre corps et châtimentL’hypothèse qui est la nôtre tientmoins à l’idée d’une évolution desreprésentations des détenus qu’àcelle d’une évolution des repré-sentations de la prison. Les signesobservables d’une conception dudétenu-citoyen nous paraissentmoins probants que ceux relatifs àcelle d’une prison lieu de passageplutôt que prison-oubliette. Laprogressive reconnaissance que laprison n’a pas qu’une seule porte,celle de l’entrée, et la place tenuepar la notion de récidive dans lechamp pénitentiaire, récidive sup-posant sortie préalable, viennentaujourd’hui s’ajouter aux fan-tasmes originels de la prisoncomme haut lieu de contamina-tion. Si la porosité des murs estgrandissante, la santé des détenusn’est plus seulement un problème

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La santé des détenus et l’enfermement

ÉTHIQUE DES PRATIQUESDE SANTÉ EN MILIEU PÉNITENTIAIRE

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interne à gérer autant que lesmoyens disponibles le permettentmais un enjeu de santé publique.On peut sans doute éclairer lesfreins à la prise en compte de laquestion sanitaire en prison par laréférence à l’œuvre de MichelFoucault et, plus particulièrement,aux deux axes de lecture retenusici : celui des structures et méca-nismes punitifs, celui de « l’écono-mie politique du corps » ou com-ment le corps est investi par lesrapports de pouvoir et de domina-tion. « Dans nos sociétés, les sys-tèmes punitifs sont à replacer dansune certaine économie du corps ».Peu importe que les châtimentssoient sévères ou doux, « c’est bientoujours du corps dont il s’agit –du corps et de ses forces, de leurutilité et de leur docilité, de leurrépartition et de leur soumission »(M. Foucault, 1975).La punition vise toujours le corps,qu’il s’agisse du corps supplicié,objet majeur de la répressionpénale avant le XIXe siècle ou ducorps incarcéré dont la souffrancedoit être enfouie, effacée. Le pas-sage du supplice à la détentionouvre à une nouvelle relationentre corps et châtiment. « Le corpsselon cette pénalité est pris dansun système de contrainte et de pri-vation, d’obligations et d’interdits.La souffrance psychique, la dou-leur du corps lui-même ne sontplus des éléments constituants dela peine… Mais un châtimentcomme les travaux forcés oumême comme la prison – pure pri-vation de liberté – n’a jamaisfonctionné sans un certain supplé-ment punitif qui concerne bien lecorps lui-même : rationnementalimentaire, privation sexuelle,coups, cachot. (…) La prison dansses dispositifs les plus explicites atoujours ménagé une certainemesure de souffrance corporelle ».

Rapport entre douleur et fauteOn est frappé par la permanencedes résistances à la reconnaissancedu droit à la préservation de lasanté en prison telles qu’elles semanifestent par exemple par laprojection du pathogène hors de

ses murs et l’affirmation réitéréeselon laquelle la prison soigne oupar des réactions à la récenteréforme du dispositif de soins enprison qui s’inquiètent de ce quel’accès et la qualité des soins intra-muros ne soient supérieurs à ceuxrencontrés au dehors. Ou, pour ledire autrement, que les délin-quants incarcérés soient mieuxsoignés que les honnêtes gens.Ces commentaires souvent expri-més par le personnel de surveillan-ce font écho aux analyses de M. Foucault. « La critique souventfaite au système pénitentiaire dansla première moitié du XIXe siècle(la prison n’est pas suffisammentpunitive ; les détenus ont moinsfaim, moins froid, sont moins pri-vés au total que beaucoup depauvres ou même d’ouvriers)indique un postulat qui jamaisn’a franchement été levé : il estjuste qu’un condamné souffre phy-siquement plus que les autreshommes. La peine se dissocie mald’un supplément de douleur phy-sique. Que serait un châtimentincorporel ? »Le passage du régime pénal de l’Âge classique à une pénalité de l’enfermement au début du XIXe siècle s’est traduit par un pas-sage du supplice à la détention descorps, détention marquée par leprincipe de la privation, et par le renversement du rapportpublic/secret. En passant d’un pro-cès secret suivi d’un supplice publicà un système inverse où le procèsest public et l’application de lapeine cachée, c’est aussi « ce sup-plément de douleur physique » quidoit être maintenu occulté.Si « la honte à punir, qui n’exclutpas toujours le zèle » est à l’originede la disparition des supplices, del’effacement de ce spectacle, seprolongerait-elle dans cette résis-tance à reconnaître l’état sanitairedes personnes incarcérées et dansl’ambivalence à l’égard desmesures visant à l’amélioration desconditions de vie en détention ?Les « collectes à risques » (A. Morelle, 1993) révélées par l’af-faire du sang contaminé peuventconstituer un exemple de cette

résistance arc-boutée sur l’associa-tion don de sang/rédemption desdétenus.

Le principe selon lequel la douleurpeut acheter la faute est au cœur desmécanismes punitifs : il éclaire la per-manence des représentations de lafonction de la prison au-delà des dis-cours et des visées réformatrices.

Logiques sanitaire et sécuritaire : conflictualité ou dialectique ?

La réforme du système de soins enprison, que consacre la loi du 18 janvier 1994, se traduit par l’en-trée de l’institution hospitalièredans l’institution pénitentiaire : lesunités de consultation et de soinsambulatoires (U.C.S.A.) rempla-cent les anciennes infirmeries.Les missions de l’hôpital représen-tées par l’U.C.S.A. s’organisentautour de quatre axes :• les soins en milieu pénitentiaire ;• l’accueil des détenus à l’hôpitalpour des consultations, examens ouhospitalisations de courte durée ;• la préparation du suivi sanitaireà la sortie de prison ;• la coordination des actions de pré-vention et d’éducation pour la santé.Cette externisation de la fonctionsanitaire se présente comme uneforme de réponse au paradoxeque connaît la prison qui, si ellen’a pas pour vocation d’assurer unrôle de succédané d’hôpital géné-ral, est effectivement un lieu deprise en charge sociale et médica-le sur le plan sanitaire. Mais cedéplacement maintient ouvertesles questions relatives aux modali-tés de coordination et de coopéra-tion nécessairement à établir entre les différents professionnelsconvoqués autour de la questionde la santé de la population carcé-rale. La mise en place de la réfor-me pourrait, comme l’a été en sontemps l’introduction de la missionde réinsertion, donner lieu à desjuxtapositions de différents ser-vices et catégories profession-

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nelles travaillant sans liens fonc-tionnels entre eux si, au-delà dutravail prescrit, n’est pas pris encompte le travail réel des person-nels de surveillance dans son rap-port à la santé des détenus.La prévalence d’une logique sécu-ritaire faisant obstacle à la préven-tion aux soins est classiquementrelevée dans la littérature relative àla prise en charge des détenus.Comme est soulignée la divisionentre les logiques pénitentiaires etsanitaires censées inscrire dans lespositions conflictuelles leurs repré-sentants respectifs (soignants-sur-veillants).La prison est bien souvent penséeen termes de clivage : on distingueles mauvais délinquants et lesdétenus exposés à l’arbitraire et àla maltraitance de l’institutionpénitentiaire, les bons soignantsou éducateurs ou enseignants etles matons bornés et pervers… :ceux qui « cassent » et ceux qui« réparent ».Cette vision de la prison fait l’im-passe sur les rapports dialectiquesqu’entretiennent ces logiques, etsur la construction des compro-mis négociations au fondementdes pratiques concrètes de travail (M. Bessin, M.-H. Lechien, M.-C. Zelem, L. Cambon, 1997).La santé des détenus n’est pasétrangère à la logique pénitentiai-re et ce à un double titre.

L’administration pénitentiaire a lacharge de « la garde et de l’entre-tien » des personnes incarcérées.La garde n’est pas seulement syno-nyme d’enfermement : elle com-porte aussi une visée de protectiondes détenus et de ce fait de pré-servation de leur santé (préventionde la contagion-transmission desinfections inta-muros, des automu-tilations, des suicides, etc.). Demême, la mission d’entretien entermes de satisfaction des besoinsessentiels concerne les conditionscontribuant à la santé (accès auxsoins, alimentation, hygiène, etc.).Et cette mission d’entretien sou-tient celle du maintien de l’ordre.En effet, l’ensemble des tâchescontribuant à l’entretien du détenu

et le rôle d’intermédiaire occupépar le surveillant entre les per-sonnes incarcérée et les servicesde soins inscrivent ces personnelsdans une relation de service auxdétenus. Et c’est à l’occasion deces services rendus que les sur-veillants obtiennent la coopérationdes détenus, qu’ils s’assurent de latranquillité de la détention.Ainsi, l’opposition souvent souli-gnée entre visée sécuritaire et pro-jet sanitaire se complique si onprend en compte non pas seule-ment le modèle sécuritaire répres-sif fondé sur la discipline exercéepar les surveillants et la soumis-sion des détenus, mais aussi l’autremodèle qui coexiste avec celui-ciet qui met plus l’accent sur lesrôles de prévention des tensions etdes conflits assurés par le person-nel (D. Lhuilier, N. Aymard, 1997).Ce rapport est ambivalent, pris à lafois entre l’affirmation d’une posi-tion idéologique sur le métier quirevendique une distance face auxsoins et la relation quotidienneaux détenus centrée sur la répon-se à leurs besoins dans une dyna-mique de négociation et d’échange.

Carcéralité et usagedes services de soinsen prison

L’usage des services de santé enprison ne se réduit pas à celuiattendu par les personnels hospi-taliers et pénitentiaires. On ren-contre dans les établissements lareprésentation commune d’un“mésusage”, décliné sous diversesformes. Elle conduit ces person-nels à s’interroger sur les mobilesdes demandes adressées, sur l’au-thenticité des plaintes ou symp-tômes, et à tenter de différencierusages légitimes et illégitimes, àpartir de critères définissant celuiqui peut être considéré commemalade, comme patient.L’usage légitime des soins supposela conformité à des attentes derôles, l’écart à celles-ci pouvantêtre interprété comme un détour-nement des prestations offertes.

Les demandes de médicaments etleurs modes de consommationconstituent un exemple souventdonné pour illustrer ce décalage.De même que peut être évoquéeune “surconsommation” des pres-tations sanitaires, signalant ainsil’inadéquation des demandes àl’usage normé tel que défini parles professionnels. Cette normepeut être différente pour les per-sonnels de santé et pour les per-sonnels de surveillance, mais dansles deux cas elle oriente les modesde réponses contenues dans lespratiques.Du point de vue des personnesincarcérées, l’usage des prestationssanitaires porte la marque de lacarcéralité. Alors que beaucoup nesont que rarement, dehors, desusagers des institutions de soins,elles sollicitent, dedans, une priseen charge sanitaire importante.Les transformations du rapport aucorps et à la santé qui sontinduites par l’expérience de l’en-fermement peuvent contribuer àexpliquer ce changement dans lesrelations aux structures de soins.La perte ou la fragilisation desrelations objectales s’accompagned’un repli sur soi, d’un investisse-ment du corps, des sensations, dela pensée, de l’imagination. Laplace prise par le corps, dans ceprocessus, tient aussi au fait quec’est à travers ses plaintes et sesmaladies que le détenu peut enco-re communiquer, attirer l’attentionsur lui en tant qu’individu, récla-mer des soins pour ce corps qui lefait exister.L’importance accordée au bien-être, ou du moins à la préservationde ce corps, est manifeste à traversles différents modes d’entretienévoqués (activités sportives, ali-mentation, etc.) mais aussi à tra-vers les usages des services desanté en prison. Le corps devientun moyen d’exister par rapport àautrui, dans une sorte de retour aulangage le plus archaïque. Les sen-sations corporelles traduisent desétats de mal-être ou d’inconfort, etle corps devient vecteur d’expres-sion. C’est à travers lui, à son pro-pos, que la sollicitation, l’interpel-

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lation de l’autre, électivement desprofessionnels de santé, sont réali-sées.Ce retour au langage primitif peutencore s’éclairer par la suspensioncontrainte de l’agir et par le rap-port à la parole dans l’enferme-ment. « L’emprisonnement attaquela parole » (A. Escobar-Molina,1989). Elle se dissout dans unexcès de circulation et devientbavardage dénué de sens parperte de la valeur de l’échange. Lerituel morne du quotidien consti-tue la trame d’une sociabilitédécrite souvent comme factice.Quand ce qui soutient la parole sedérobe et que celle-ci se réduit àun discours ritualisé, la penséeaussi se dilue, comme empêchéepar le vide ou la carence d’objets àinvestir.L’attention portée au corps et lerecours à la prise en charge sani-taire peuvent tenter de combler cevide dans une rétraction sur le nar-cissisme qui peut prendre la formede préoccupations hypocon-driaques.Mais le rapport aux soins ne peutêtre seulement éclairé par cetteperspective. Il est aussi orienté parles représentations des différentesressources disponibles intra-muros.L’offre sanitaire s’inscrit en prisondans l’ensemble des différentesprestations proposées, qu’il s’agis-se du travail pénal, de l’enseigne-ment, des activités sportives, cultu-relles, etc. La variété de ces pres-tations peut être très différented’un établissement à l’autre.Lorsque la diversité des ressourcesfait défaut, l’usage électif desseules accessibles ou perçuescomme telles, vient tenter de com-penser ce manque. La fortedemande de soins en maison d’ar-rêt peut s’éclairer par le peu deressources alternatives.On peut encore évoquer, pourcomprendre cette consommationde soins, leur gratuité intra-muros.Il s’agira, ici, de profiter de cettegratuité pour engager des traite-ments ou des examens préalable-ment différés par défaut desmoyens nécessaires.

Usages utilitaires et identitaires des offres sanitaires

Au-delà de ces différents éclairagesde l’importance du recours aux ser-vices de santé en maison d’arrêt, onpeut distinguer essentiellementdeux types d’usage de ces mêmesservices : des usages utilitaires etdes usages identitaires.Par usage utilitaire, nous entendonscelui qui a pour visée l’améliorationdu quotidien carcéral, l’allégementdu poids des privations et descontraintes, l’accroissement desmarges de liberté dans cet universclos et morcelé. Ici, le sanitaire peutêtre un moyen d’obtenir ce qui faitdéfaut, ce qui pourrait compenserles restrictions et les manques.De multiples exemples peuvent êtredonnés de cette première formed’usage. Le recours au médical pourpermettre d’obtenir une “douchemédicale”, c’est-à-dire l’autorisationd’une douche quotidienne, alorsqu’elle est le plus souvent limitée àdeux douches hebdomadaires. Laconsultation peut permettre, enco-re, d’obtenir des médicaments quiseront ensuite échangés contred’autres produits ou services endétention. Les régimes alimentairesprescrits peuvent aussi donneraccès à une nourriture considéréecomme améliorée. Certains médica-ments délivrés par les U.C.S.A. peu-vent aussi être utilisés comme dessubstituts de produits illicites ousimplement absents en détention.Le recours aux services de soinspermet aussi de sortir de la cellule,de se déplacer dans la détention, devoir d’autres détenus dans la salled’attente. Il donne accès à de nou-veaux espaces, à de nouvelles ren-contres. Il représente une occasionde se procurer informations etobjets, de s’inscrire dans d’autresréseaux relationnels.Par usages identitaires, nous enten-dons ceux qui s’inscrivent dans unequête de préservation de soicomme sujet. Et nous voudrionssouligner ici l’importance de l’enjeuidentitaire comme motif et effet del’usage des offres sanitaires.

La prise en charge sanitaire repré-sente un temps et un lieu qui peutconstituer un hors-jeu par rapport à l’enfermement, une possibilitéd’abstraction du monde carcéral ouau moins un cadre de dégagementde son emprise. Les relations per-sonnalisées qui peuvent s’y établiroffrent une sorte d’îlot relationneloù la distribution des rôles usuelsgardants-gardés se trouve suspen-due ou atténuée.La fonction de protection symbo-lique attribuée aux soignants tientd’abord aux divers signes etmoyens de restauration d’une per-sonnalisation. Les services de soinspeuvent être des lieux où la per-sonne incarcérée n’est pas vue, sur-veillée, mais regardée, et cet autreregard porté conforte une identitésingulière toujours menacée par lesentiment d’atemporalité et d’indif-férenciation.Les soins sont l’occasion d’uneremise en perspective de l’histoirepersonnelle sous l’angle de la conti-nuité. Le retour sur l’histoire sanitai-re de chacun soutient une repré-sentation de soi qui ne se réduit pasà la situation définie par l’ici et le maintenant de l’incarcération.Comme les protocoles de soin peu-vent restaurer une dynamique tem-porelle orientée par des étapes, despronostics, des projections dans unfutur immédiat ou plus lointain.L’accès aux soins peut aussi signi-fier l’accès à d’autres “statuts” (demalade, de patient) qui ont unefonction décisive en termes de dif-férenciation de soi et de reconnais-sance par autrui. Le dégagement del’uniformisation contenue dans laprise en charge et le traitement car-céral passe par la recherche de toutce qui peut asseoir la différence etconforter la singularité. L’identité,entendue comme processus et noncomme structure, repose sur l’affir-mation d’une différenciation entresoi et autrui, et sur la reconnaissan-ce par autrui de celle-ci. Le soignantapparaît comme le support de cettereconnaissance qui réinscrit la per-sonne dans d’autres temporalitésque celle sur laquelle tend à se figerl’institution pénitentiaire, et peut-être plus particulièrement la maison

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d’arrêt comme espace-temps rétrac-té sur le dedans et le présent.Mais les bénéfices identitairestrouvés à l’occasion du recoursaux soignants supposent que cer-taines conditions soient réunies.

Souffrances de l’enfermement

Nous voudrions souligner ici lanécessaire différenciation entre souf-france et maladie. L’écoute des per-sonnes incarcérées comme l’analysedes demandes adressées aux ser-vices de soins conduisent à se déga-ger d’une lecture centrée sur la oules pathologies.De souffrance il est massivementquestion : souffrance associée à laperte, à la séparation, au manque…Et les demandes renvoient massive-ment à une quête de restaurationd’une position de sujet désirant etnon seulement aux besoins d’uncorps emprisonné.La mise en avant de symptômes, deplaintes somatiques comme l’usagedu corps en tant que vecteur d’ex-pression offrent aux soignants destableaux cliniques dont ils pourrontse saisir. Les demandes, façonnéespar l’offre et l’importation en prisonde pratiques sanitaires élaborées enmilieu hospitalier, prennent la formed’affections ou de troubles qui pour-ront faire l’objet d’un diagnostic etd’un traitement. Mais les demandesindéfiniment répétées et leur perma-nente insatisfaction signalent aussique l’objet de la demande n’est pascelui qui est formulé et attendu.L’ambivalence des détenus à l’égarddes services de soins tient aussi à desformes perçues de redoublement del’objectivation et de la dépendancedéjà expérimentées en détention. Àchaque fois que la personne déte-nue se sent traitée comme un corpsà soigner ou à investiguer, commeun objet à traiter, elle se trouve ren-voyée à une relation asymétrique oùse rejoue sur une autre scène, celledu sanitaire, des rapports de pouvoiret de dépendance. La prise en char-ge pénitentiaire et hospitalière tend àéluder la question de la demande et

procède à une réduction du sujet àson corps. Car c’est bien ce corpsqui est enfermé, nourri, diagnosti-qué, soigné…Enfin, il nous faut souligner qu’enprison comme ailleurs, la santé ne seréduit pas aux soins ou aux rapportsservices sanitaires.Les personnes incarcérées construi-sent chacune « une manière de fairesa prison » en puisant dans les res-sources dont elles disposent (res-sources économiques, sociocultu-relles, relationnelles et psychiques,ressources disponibles dans lecontexte carcéral, ressources offi-cielles et clandestines). Elles élabo-rent des stratégies d’accès à ces res-sources (en composant et encontournant les contraintes carcé-rales). Elles mobilisent des méca-nismes de défense qui tendent àeuphémiser et à atténuer la souffran-ce de l’enfermement mais aussicelles plus anciennes que l’enferme-ment dévoile.Dans le prolongement de cette ana-lyse qui met l’accent sur la manièredont les personnes incarcéréescontribuent elles-mêmes à l’entretiende leur santé, il nous faut aussi dis-tinguer les actions-dispositions prisesen matière de prévention et les pro-cessus de préservation de soi.Si la prévention s’inscrit, encore timi-dement, dans les projets péniten-tiaires et hospitaliers (ses principalesdéclinaisons renvoyant à la distribu-tion d’eau de javel, à la mise à dis-position de préservatifs dans lesU.C.S.A., aux actions d’éducationsanitaire, aux pressions exercéespour l’entretien corporel et celui dela cellule), la préservation de soirelève des personnes incarcéréeselles-mêmes. On pense ici aux res-sources et aux stratégies mobiliséespour trouver des formes d’adapta-tion à la vie en détention qui neconduisent pas à ce qui a été appe-lé la prisonniérisation (en référenceà la chronicisation asilaire).La prévention est présentée à partirde présupposés normatifs fondés surun savoir d’expert. La préservationest une forme toujours singulière denégociation entre un sujet et sonmilieu physique et relationnel. Ellepeut être méconnue, entravée par la

pauvreté ou la rigidité des ressourcesoffertes comme elle peut être favori-sée par la reconnaissance de la placedu sujet dans son rapport à la santéet du rôle des pairs dans la transmis-sion et l’entretien de ces savoir-faireet de ces stratégies de résistance faceà l’emprise carcérale.

Bibliographie

• Bessin M., Lechien M.-H., Zelem M.-C.,« Soigner en prison : principes et senspratique des acteurs de la réforme »,Revue Française des affaires sociales,1997, 51, 1, pp. 111-116.• Colin M., Jean J.-P. « Droit aux soinset amélioration de la condition desdétenus : deux objectifs indissociables,Revue française des affaires sociales »,1997, 51, 1, pp. 17-29.• Corbin A. Purifier l’air des prisons,in Petit J. (s. dir.), La prison, le bagneet l’histoire, Genève, Librairie desMéridiens, Coll. Médecine et Hygiène,1984, pp. 151-157.• Escobar Molina A., L’enfermement,Paris, Klincksieck, 1989.• Foucault M., Surveiller et punir.La naissance de la prison, Paris,Gallimard, 1975.• Lénorad J., « Les médecins en prison »,in Petit J. (s. dir.), La prison, le bagneet l’histoire, Genève, Librairie desMéridiens, Coll. Médecine et Hygiène,1984, pp. 141-150.• Lhuilier D., Aymard N., L’universpénitentiaire. Du côté des surveillantsde prison, Paris, Desclée Brouwer,1997.• Lhuilier D., Ridel L., Simonpietri A.,Veil C, « Identité professionnelle, iden-tité de sexe et sida : le cas des sur-veillants de prison », (Contrat derecherche ANRS n° 96009), UniversitéParis 7, laboratoire de psychologie cli-nique, 1998.• Lhuilier D., Simonpietri A., Veil C., « VIH-sida et santé : représentations etpratiques des personnes incarcérées »,laboratoire de changement social,Université Paris 7, 1999, 326p.• Morelle A., « L’institution médicaleen question» , Esprit, 1993, n° 195, pp. 5-51.

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DR DOMINIQUEFAUCHER

Médecin à l’U.C.S.A. du centre péni-tentiaire de Fresnes, diplômée del’Institut éthique et soins hospitaliersde l’Espace éthique.

La pratique médicale en milieucarcéral est l’occasion chaquejour de questions sur les aspectséthiques du soin. Ces interroga-tions se sont imposées dans monexpérience avec plus d’acuité eten plus grand nombre que danstout autre cadre d’exercice de lamédecine générale.Le milieu carcéral génère dessituations étonnantes, trou-blantes voire choquantes. Cessituations incitent le médecin àse rappeler les règles (devoirs etdroits) de sa pratique de soi-gnant et à les rappeler à sesinterlocuteurs. Parallèlement, lemédecin est un témoin privilégiéde la vie en détention, interve-nant en tout lieu et à touteheure. À ce titre, ne doit-il pastémoigner au sein et en dehorsde la prison ? S’il en a le devoir,en a-t-il le droit ?Rappelons-nous la définition dela santé donnée par l’O.M.S. : « La santé qui est un état de completbien-être physique, mental et social etne consiste pas seulement en l’absen-ce de maladie ou d’infirmité, est undroit fondamental de l’être humain. »

Cadre réglementaire del’exercice médical en milieu carcéral

La loi du 18 janvier 1994 prônel’accès aux soins « dedans commedehors ». Le médecin doit soignerdedans comme dehors, en respectant :- le serment d’Hippocrate : « Monpremier souci sera de rétablir, depréserver ou de promouvoir la santédans tous ses éléments, physiques etmentaux, individuels et sociaux. Je

respecterai toutes les personnes. (…)J’interviendrai pour les protéger sielles sont affaiblies, vulnérables oumenacées dans leur intégrité ou leurdignité. » ;- et le Code de déontologiemédicale, dont les articles 5, 7 et10 revêtent une particulièreimportance en prison :• Article 5 : « Le médecin ne peutaliéner son indépendance profes-sionnelle sous quelque forme que cesoit. » ;• Article 7 : « Le médecin doitécouter, examiner, conseiller ou soi-gner avec la même consciencetoutes les personnes quels que soientleur origine, leurs mœurs et leursituation de famille, leur apparte-nance ou leur non-appartenance àune ethnie, une nation ou une reli-gion déterminée, leur handicap ouleur état de santé, leur réputation oules sentiments qu’il peut éprouver àleur égard. (…) » ;• Article 10 : « Un médecin amenéà examiner une personne privée deliberté ou à lui donner des soins nepeut, directement ou indirectement,ne serait-ce que par sa seule présen-ce, favoriser ou cautionner uneatteinte à l’intégrité physique oumentale de cette personne ou à sadignité. »Combien de fois nous laisse-t-onentendre que le Code de déonto-logie n’est pas valable en prison ?Son application s’arrête, seloncertains, à l’enceinte de la prisonou dans d’autres situations.De plus, le Code de procédurepénale précise le cadre légal dessoins donnés aux personnesdétenues (chapitre VIII « De l’hy-giène et de l’organisation sanitai-re », édition 2000).En milieu carcéral, diversescontraintes viennent égalementencadrer la pratique des soi-gnants : sécurité, ordre, discipli-ne, règlements et… arbitraireaussi.

La pratique quotidienne

En prison, le médecin est sou-vent confronté à des situationstrès limites quant au respect deces quelques impératifs déonto-logiques et certains articles duCode de procédure pénale sontdifficiles à appliquer dans lesanciens établissements.« Rétablir, préserver ou promou-voir la santé physique » : lesconditions d’hygiène sont souventprécaires, les locaux vétustes (eaufroide, aération, chauffage etéclairage insuffisants), le mobilieret les outils de travail inadaptés. Ilest parfois difficile de soignerdans un tel contexte certainesdermatoses, les engelures, lesdouleurs rachidiennes, les pro-blèmes visuels, etc.La santé, c’est aussi la santémentale : l’enfermement sansoccupation, sans projet pour laplupart des personnes détenues,l’absence de vie affective ne lafavorisent guère.La santé, état de bien-êtresocial : quelle action peut avoirle médecin quand il n’est pasautorisé à communiquer avec lesfamilles (les éducateurs et lesvisiteurs le sont), quand il soigneles personnes détenues en quar-tier d’isolement ou au quartierdisciplinaire, privées de toutevie sociale ?Quelle indépendance profes-sionnelle quand certains se per-mettent de donner des indica-tions sur la façon de remplir lescertificats médicaux, quand cescertificats ne sont pas pris encompte ou soumis à l’apprécia-tion du personnel pénitentiaire,quand certains discutent mêmenos constatations d’examen, nosdiagnostics et les mesures qui endécoulent.

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Médecin en détention : soignant et témoin

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Être témoin, malgré tout

Il arrive au médecin exerçant enprison d’être témoin d’atteintes àl’intégrité physique et mentaleainsi qu’à la dignité des personnesdétenues.Les atteintes à la santé sont lesconséquences de l’enfermement,des modalités d’exécution de lapeine (durée, inactivité, travail),de conditions particulières dedétention (locaux vétustes, quar-tier disciplinaire, quartier d’isole-ment). S’y ajoutent les difficultés àla mise en place de certains soins(régimes alimentaires, rééduca-tion, prothèses, convalescence, finde vie). La privation de vie affecti-ve et sexuelle, peu prise en comp-te par les soignants, retentit aussisur la santé.Les atteintes à la dignité sont quo-tidiennes et banalisées : brimades,conditions d’accueil à l’arrivée,fouilles à corps, manque de res-pect, manque d’intimité, infantili-sation et maintien en isolementpendant des années…Le médecin est aussi témoin d’at-teintes aux droits : absence deréglementation du travail (horaires,congés, contrats, « licenciement »,outils de travail inadaptés, respectdes règles de sécurité, etc.), absen-ce de défense des accusés lors dupassage au prétoire. La Déclarationuniverselle des droits de l’Hommesemble parfois ignorée dans l’uni-vers carcéral : la liberté d’opinion,d’expression (article 19 de laDéclaration universelle des droitsde l’Homme) n’est pas respectée,le droit de pratiquer sa religion,non plus (accès aux offices reli-gieux impossible à certains déte-nus), le droit à l’éducation, à la vieculturelle. Article 5 : « nul ne serasoumis à la torture, ni à des peinesou traitements cruels, inhumains oudégradants. » Qu’en est-il de l’iso-lement prolongé, des fouilles àcorps ? Pour la détention en isole-ment, le texte de loi précise qu’ils’agit d’une détention ordinaire,que ce n’est pas une sanction dis-ciplinaire. Or, la réalité prouve le

contraire. La circulaire sur l’isole-ment elle-même stipule que « leseffets néfastes d’un isolement prolon-gé imposent un contrôle vigilant dela durée de la mesure et que lemédecin a l’obligation de visiter lesdétenus placés à l’isolement » ! Lesmédicaments que nous prescri-vons pour soigner doivent être tes-tés au cours d’essais cliniquespour obtenir une autorisation demise sur le marché ; ces essais étu-dient et comparent les effets béné-fiques et les risques des traite-ments. Les méthodes appliquéespour surveiller et punir en prisonne devraient-elles pas faire, ellesaussi, l’objet d’études d’efficacitéet de rentabilité ? Combien de sai-sies intéressantes pour assurer lasécurité lors des centaines defouilles à corps quotidiennes ? Lesétablissements qui ne les prati-quent pas sont-ils le cadre de plusde trafics et de plus d’évasions ?

Témoigner constitueun devoir éthique

Témoigner au sein de la prison :cela passe par les discussions avecle personnel pénitentiaire à tousles niveaux, de la base à la direc-tion. Ces échanges aboutissent àquelques améliorations ponc-tuelles, à une meilleure compré-hension des contraintes respec-tives de l’administration et du ser-vice médical et aussi à des repré-sailles diverses (intimidation, rap-ports, fabrication de « fautes »,manque de coopération dans l’ac-compagnement des détenus auservice médical, à l’ouverture desportes, etc.).Témoigner, auprès des autres soi-gnants, c’est partager nos expé-riences dans le cadre de réunionsdes professionnels de santé.Témoigner, c’est aussi, avec lesdifférents intervenants impliquésdans la vie en milieu carcéral, par-ticiper à des groupes de réflexionsur les soins, l’éthique ainsi quesur les modalités d’exécution despeines.Témoigner, constitue un devoiréthique. Il y a encore du chemin à

faire pour qu’il s’agisse d’un droitreconnu aux personnes exerçantou intervenant en prison.Le médecin ne doit-il pas alerter lasociété sur les conditions généralesd’incarcération ? : sur des condi-tions particulières telles que l’incar-cération des femmes enceintes, lequartier disciplinaire où les suicidessont plus fréquents qu’ailleurs, lequartier d’isolement. L’isolementprolongé est vécu par ceux qui lesubissent comme une condamna-tion à mort. Cela ne mérite-t-il pasun débat de société comme lapeine capitale autrefois ?Témoigner auprès des médias oudans des manifestations, dont lesjournalistes se feront l’écho, soulè-ve aussitôt des levées de bou-cliers : le médecin a-t-il le droit deparler, de témoigner lorsqu’il tra-vaille en prison ? Certains avancentl’obligation de réserve voire l’inter-diction de parler au dehors sanspouvoir définir le devoir de réser-ve, ni dire sur quel texte reposeraitune interdiction de témoigner. Lemédecin n’a pas le droit d’obser-ver toutes les atteintes à la santé età la dignité des personnes sansrien dire. Il a le devoir d’en témoi-gner pour qu’elles cessent.Notre rôle est de soigner et detémoigner, surtout lorsque noussoignons des personnes privées deparole ou dont la parole est sou-vent mise en doute, niée, peuécoutée et pas toujours entendue.Ce témoignage implique un res-pect total des partenaires avec quinous travaillons et des personnessoignées, en particulier le respectdu secret médical et l’absence dejugement de ces personnes. Soigner, restaurer la santé, c’estsouvent restaurer l’estime de soichez celui qui est incarcéré et rap-peler à son entourage qu’il estdigne, digne de respect.

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DOROTHÉE MARTIN

Chargée de projets au Comité desYvelines d’éducation pour la santé.

Exercer nos missionsdans un cadre spécifique

Professionnel de santé publiquedans le domaine de l’éducation pourla santé, j’interviens, depuis trois ans,dans les établissements péniten-tiaires du département constitués dedeux maisons d’arrêt et d’une mai-son centrale.

Nous agissons soit à la demande desU.C.S.A. (Unité de consultations ensoins ambulatoires), qui ont entreautres missions, la coordination desactions de prévention, soit à lademande des S.P.I.P. (Service péni-tentiaire d’insertion et de probation)et en lien avec la mission de « réin-sertion sociale » de l’AdministrationPénitentiaire.Dans tous les cas, nous tentons detravailler la demande et de construi-re les projets en concertation avecl’ensemble des services concernés, ycompris les personnels de sur-veillance.Pour Philippe Lecorps, psychologueenseignant à l’École nationale desanté publique, l’éducation pour lasanté « vise à améliorer l’état de santé,c’est-à-dire la capacité, la dynamiquepersonnelle et relationnelle à agir ».Cette pratique implique une convic-tion personnelle. L’individu est aucentre de nos préoccupations et nousle considérons comme :• responsable, donc souverain deses actes et capable d’y répondre ;•en devenir ; donc en perpétuelleévolution et construction ;• doué d’un potentiel de capacité àagir sur son parcours de vie pourson bien-être, que lui seul peut défi-nir, dans la reconnaissance et le res-pect de l’Autre en tant que sujet pou-vant prétendre à des aspirationssimilaires.En milieu carcéral, notre approchede l’éducation pour la santé estdouble.

Au plan individuel, il s’agit de reva-loriser l’estime des personnes incar-cérées. Cela implique un réinvestis-sement corporel comme lieu d’émo-tions ressenties et acceptées, uneréhabilitation de la parole commepouvant être entendue, constructiveet suivie d’effets, le développementdes capacités créatives et artistiquesde chacun, et enfin une réponseadéquate à leurs préoccupations desanté exprimées.Au plan institutionnel, il s’agit depromouvoir un cadre de détentionconstitué de services et de pratiquespropices à rendre le sujet acteur desa vie. Pour ce faire, nous privilé-gions le partenariat avec les profes-sionnels du milieu carcéral enouvrant les logiques institutionnellesaux intervenants extérieurs.L’éducation pour la santé en milieupénitentiaire soulève certaines ques-tions fondamentales.Le cadre éthique qui sous-tend notreactivité est-il réellement compatibleavec la population carcérale ?Nos pratiques correspondent-ellesaux préoccupations de santé despersonnes incarcérées ?Y a-t-il cohérence entre nos missionset celles des professionnels dumilieu carcéral ?Enfin, aujourd’hui nos activitéssont-elles conciliables avec le cadrepénitentiaire ?

Le cadre éthique qui sous-tend notre activité est-il réellementcompatible avec lapopulation carcérale ?

La non-reconnaissance et le non-res-pect de l’Autre en tant que sujet, sontsouvent à l’origine de l’incarcérationet ont pu se traduire par des actesviolents commis sur autrui, extrêmeset renvoyant à la mort.Notre éthique qui vise à considérerl’être « responsable », en « devenir »,capable d’agir pour son « bon-heur »… est loin de la réalité et duvécu des personnes incarcérées etpeut paraître, de prime abord, uto-pique.Il nous semble que la revalorisation

de l’estime de soi est la premièrepierre nécessaire à la construction desoi. Elle est indispensable. Elle sous-tend la question de l’autonomie indi-viduelle, qui elle-même relève duparadoxe de nos interventions.Peut-on aspirer à l’autonomie indivi-duelle en milieu d’enfermement ?Pour conserver un regard neutre vis-à-vis de la personne incarcérée, nousavons choisi de ne pas connaître lesmotifs d’incarcération, dès lors qu’ellene nous en fait pas part.Ne pas connaître le motif d’incarcé-ration, c’est ignorer une partie signi-ficative de la réalité de l’individu quidevrait participer à sa reconstructionet à l’expression de sa capacitéd’agir. C’est aussi ne pas figer l’indi-vidu à l’acte commis. Nous tra-vaillons avec lui parce qu’en toutêtre humain, les principes de dualitéexistent : il y a toujours du bon et dumauvais. L’éducation pour la santé,sans nier cette dualité, s’inscrit dansla valorisation du meilleur et ne veutpas figer l’individu dans le pire.

Nos pratiques correspondent-ellesaux préoccupations desanté des personnesincarcérées ?

Si l’on considère la santé comme« la capacité, la dynamique per-sonnelle et relationnelle à agir »,les projets d’éducation pour lasanté sont, d’après les évaluationsfaites à court terme, productifspour l’individu.Ils peuvent lui permettre de dire« je », de s’estimer, de retrouverune parole constructive, de deve-nir acteur du contenu d’un projetet enfin de voir le fruit de son tra-vail reconnu.Mais, après tout projet, le suivi despersonnes demeure difficile. Nousmanquons d’éléments sur leursimpacts à moyen ou long terme.Si les capacités de la personne nesont pas soutenues en dehors ouaprès le projet, l’estime de soi retrou-vée peut-elle perdurer dans le cadrecarcéral ou le milieu extérieur ? Nerisque-t-on pas de provoquer des

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Réflexions sur le sens éthique de l’éducation pour la santé en milieu pénitentiaire

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effets inverses de ceux escomptés ? :c’est-à-dire engendrer chez la person-ne une perte totale de confiance dansla valeur d’un travail sur soi qui n’au-rait pas été reconnu au-delà d’uneaction d’éducation pour la santé.Si maintenant on se penche sur lasanté « objectivée » par les profession-nels ou « exprimée » par la populationcarcérale, les préoccupations sani-taires sont telles que l’éducation pourla santé peut paraître déplacée faceaux problèmes somatiques, psycho-logiques, psychosomatiques, et d’ac-cès aux soins des personnes incarcé-rées.L’éducation pour la santé ne doit pasêtre un palliatif au manque demoyens structurels. Des besoins sup-plémentaires, tant humains que maté-riels, semblent, aujourd’hui encore,nécessaires pour que les équipes desU.C.S.A. puissent d’une part, assurercorrectement les soins et d’autre part,coordonner, comme défini dans leursmissions, les projets d’éducation pourla santé.Les enjeux sont effectivementdoubles : améliorer l’état sanitaire despersonnes incarcérées et assurer lapérennité des projets d’éducationpour la santé qui ne peuvent s’inscri-re que dans la durée.

Y a-t-il cohérence entrenos missions et cellesdes professionnels du milieu carcéral ?

La personne incarcérée est pournous un « sujet incarcéré en deve-nir ». N’est-elle pas pour les soi-gnants un « patient détenu » ouencore un « détenu patient » ? Pourle personnel de surveillance, un« détenu à surveiller » ou un « déte-nu à réinsérer » ?…Sans avoir débattu au préalable dela diversité de nos approches,comment prétendre assurer unaccompagnement cohérent de l’in-dividu ?Nos cadres de référence, nos cul-tures professionnelles sontdiverses et ne se croisent quedepuis peu. Les récents déplace-ments d’attributions ont boulever-

sé le jeu des acteurs et leurs habi-tudes, et la rencontre des culturessemble encore aujourd’hui assezconflictuelle. Un projet d’éducation pour la santéproposé par un tiers extérieur favori-se, pour un temps, le décloisonne-ment, les échanges entre profession-nels. Mais, n’y a-t-il pas d’autres alter-natives possibles pour que ceséchanges perdurent ?

Aujourd’hui, nos activités sont-ellesconciliables avec lecadre pénitentiaire ?

Du fait de sa mission de « maintiende la sécurité publique », selonBernard Larosse, psychologue-psychanalyste, directeur duComité régional d’Aquitaine d’édu-cation pour la santé (C.R.A.E.S.),l’institution carcérale génère,encore aujourd’hui et malgrétoutes ses évolutions, un cadre dedétention « régressif et répressif ». Cecadre est le résultat de l’interactionentre la structure, les profession-nels et les personnes en prison.Pour la personne incarcérée, ce cadrepeut s’exprimer au quotidien par : l’absence de clarté et de visibilitédu mode de fonctionnement de ladétention ; des demandes préa-lables incontournables ; une néga-tion du mode de communicationclassique avec les professionnelsdu monde carcéral et l’absenced’intimité.L’individu déjà fragilisé à son entréeen milieu carcéral perd peu à peu sonidentité et par là même les repèresd’une reconstruction possible.Comment l’homme incarcéré peut-il devenir acteur de santé lorsque laparole a perdu son sens et que sacapacité de décision n’existe plus ?Paradoxalement, la prison consti-tue parfois le seul endroit où lespersonnes peuvent retrouver uncadre, se sentir en sécurité etprendre soin d’elles. Les préoccu-pations de santé, qui n’étaient pasune priorité en état de liberté,peuvent, à l’inverse, le devenir endétention.

Se réjouir de ce constat, c’estaccepter que la prison comble unécueil que la société n’a su assu-mer, en l’occurrence, l’accès à lasanté de manière égale pour tous,au sens du soin et du besoin des’occuper de soi.À nos yeux, même si l’incarcéra-tion peut présenter cet avantage, ilne faut pas se méprendre, l’antici-pation et la capacité à agir sontdeux paramètres de l’autonomiequi n’ont pas cours en milieu péni-tentiaire.Dans ce cadre « régressif et répres-sif », dans quelles mesures l’éduca-tion pour la santé peut-elle contri-buer au développement d’attitudescompatibles avec la santé ?Ces quelques réflexions ont pourobjet de questionner la cohérenceentre nos pratiques d’éducationpour la santé, notre éthique et lemilieu pénitentiaire.

Pour rendre encore plus efficacesnos pratiques, il y aurait lieu :• de faire évoluer, par des projetsd’éducation pour la santé, lesreprésentations sociales liées à laprison afin de favoriser la recon-naissance de la personne incarcé-rée en tant qu’individu citoyen et« en devenir » ; • d’inciter les professionnels, sousl’égide d’un médiateur extérieur, àpartager leurs points de vue surleurs pratiques professionnelles,l’institution carcérale et la person-ne incarcérée ; ceci pour per-mettre la cohérence de l’accompa-gnement de l’individu ; • enfin, d’accroître les moyens desU.C.S.A. et de l’éducation pour lasanté pour assurer l’efficacité, laqualité et la pérennité des projets.Comment susciter un besoin ausein de la société afin qu’elle s’in-terroge sur les prisons ?

Comment le milieu carcéral peut-ilpermettre une évolution de laconception de « détenu » vers celled’individu citoyen ?Les professionnels sont-ils vrai-ment prêts à questionner leurspratiques ?

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DR VÉRONIQUEVASSEUR

Médecin-chef de la prison de la Santé,groupe hospitalier Cochin Saint-Vincent-de-Paul La Roche-Guyon, AP-HP.

Avec son livre Médecin-chef à laprison de la santé, Paris, Le cherchemidi éditeur, 2000, le Dr VéroniqueVasseur a su restituer son expérienceau sein de la prison de la Santé. Plusqu’un document exemplaire, juste etsensible qui reprend le quotidien sou-vent insoutenable d’une réalité qu’onse refuse à assumer, ce témoignage estdevenu un réquisitoire public à l’origi-ne d’un débat politique sans précé-dent. Donner humanité et parole àceux qui sont relégués dans l’indiffé-rence d’un espace de violence et demépris, exprimer ce que dans un telcontexte un médecin représente et peutincarner, c’est aussi conférer unevaleur remarquable à l’éthique médi-cale comprise comme un engagementcourageux. C’est pourquoi ce livre estdevenu un événement dont il convientde comprendre la signification là oùla dignité humaine est trop souventbafouée.

E. H.

L’exigence démocratique

Depuis la loi de 1994 rattachant leservice médical d’une prison àl’hôpital le plus proche, le méde-cin est libre et ne dépend plus del’Administration Pénitentiaire.Il est indépendant et donc n’estplus considéré comme complicede l’administration.Actuellement, le service médicalest le seul intervenant extérieur àl’intérieur. il constitue une deuxiè-me force qui dérange car nousavons la totale liberté de nousopposer et de dire non.Mon témoignage a évidemmentrenforcé ce sentiment. Est-ce la finde l’omerta ? Connues mais igno-rées, les prisons viennent enfind’intégrer l’espace public.Le Garde des Sceaux, ElisabethGuigou, reconnaît que « la situa-tion dans les prisons n’est pas digned’un pays comme le nôtre ». Les

réactions s’enchaînent. La pressenationale et internationale sedéchaîne, deux commissions d’en-quête parlementaire sont consti-tuées.Les lois sur la présomption d’inno-cence sont votées, la commissionCanivet rend son rapport favorableau vote d’une véritable loi péni-tentiaire affirmant les droits dudétenu et l’instauration d’une véri-table transparence par un contrôleindépendant.Une volonté politique, toutes cou-leurs politiques confondues, s’ac-corde sur la nécessité de réformeren profondeur une institutionarchaïque fonctionnant en vaseclos. L’opinion publique découvreune réalité cachée incompatibleavec l’exigence démocratique.Notre mission est de soigner, d’ai-der et d’écouter. Elle se trouve encontradiction avec la contrainteexercée sur le corps du détenu.L’exercice du don et de l’écoutedemande une énergie intacte.Cette énergie doit être puiséeailleurs, car les limites physique etpsychique de chaque individu lepoussent à ne plus penser qu’à lui.Le médecin se protège par l’indif-férence, l’autorité de sa blouseblanche, ainsi que la technicitémédicale. S’il est sincère et sponta-né, en empathie avec son malade,il risque aussi à son tour d’êtreatteint par le syndrome de l’enfer-mement, de se sentir responsablede la détresse qu’il côtoie, de sesentir coupable et frustré car lepatient détenu attend tout dumédecin et lui prête souvent unpouvoir qu’il n’a pas.Le médecin soigne, écoute etréconforte. Il est présent dans lessituations de détresse, de désespoir,pour entendre des histoires ter-ribles, éprouvantes, émouvantes.Il écoute, « fait éponge », fait ce quiest en son pouvoir, mais se sentsouvent impuissant face à lamachine carcérale. Tout y est fait,institutionnalisé, pour broyer l’in-dividu, casser sa personnalité et leréduire à un matricule aux ordres.Quels sont ses ordres ? Jusqu’oùva la liberté du détenu ? Jusqu’oùva le pouvoir de la pénitentiaire ?

Tout est dicté dans le Code deprocédure pénale, tant en ce quiconcerne l’hygiène que la sécuritéLes articles concernant l’hygiènene sont pas respectés, quant àceux concernant la sécurité ils sontrelativement flous, laissant àchaque établissement pénitentiairequi a son propre règlement inté-rieur la liberté de faire ce qu’ilveut.

L’exercice d’un respect sans condition

Peut-on trouver un terrain d’enten-te ? Cela dépend de la faculté dedialogue individuel. Il semble qu’ily ait de plus en plus d’affronte-ments ; c’est épuisant et salutaire,il ne faut jamais oublier que ledétenu est un citoyen qui, privé desa liberté pendant une parenthèsede sa vie, est appelé à se retrouverpar la suite dans le monde libre.Le médecin ne peut pas « s’arran-ger » avec sa conscience. L’exercicede sa responsabilité quotidiennedoit le maintenir toujours en éveilafin de ne pas s’habituer à l’insup-portable et à l’absurde. Car lemédecin en prison n’est pas là uni-quement pour soigner mais aussipour réconcilier l’homme détenuavec lui-même par l’exercice du res-pect, un respect sans condition etsans préalable.« Certaines personnes estiment qu’ennourrissant et entretenant bien lesdétenus on se conforme à la loi etque cela suffit. Si avili qu’il soit, toutindividu exige d’instinct le respect desa dignité d’homme. Il se sait undétenu, un réprouvé, il connaît lesdistances qui le séparent de ses supé-rieurs mais ni les chaînes, ni lesmarques de flétrissures ne lui fontoublier qu’il est un homme. Et puis-qu’il en est un, on doit le traitercomme tel. Mon Dieu ! Un traite-ment humain peut relever jusqu’àceux chez qui l’image de la divinitésemble obscurcie. »Ce passage extrait de La Maisondes morts de Dostoïevski, écrit en1862, laisse songeur, quand on saitque l’hygiène de base n’est mêmepas respectée en l’an 2000 !

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Engagement éthique d’un médecin en prison

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Il ne faut pas se tromper de dis-cours. Ce n’est pas en construisantde nouvelles prisons qu’on réglerales problèmes.Le service médical offre des soinsdont la majorité des malades nepourraient bénéficier à l’extérieur.La population carcérale est unepopulation, dans la plupart des casprécaire, marginalisée, pauvre,n’ayant que peu ou pas d’accèsaux soins à l’extérieur.La réforme de la médecine en pri-son apporte les mêmes soins àl’homme prisonnier qu’à l’hommelibre. La surmédicalisation (150lettres/jour, 200 patients/jour, pour1200 détenus) à la maison d’arrêtde Paris la Santé ne masque-t-ellepas les inadaptations sociales ? Leservice médical ne devient-il pas lacaution humanitaire d’une admi-nistration pénitentiaire en perte desens et de crédibilité ? Ne déverse-t-on pas dans les prisons les per-sonnes dont on ne sait que faire àl’extérieur, dans un but de pacifi-cation sociale ? Je réponds à cesquestions de manière affirmative.À part les détenus embastilléspour crimes et délits, que font enprison les sans-papiers, les toxico-manes et les patients psychique-ment très perturbés, les personnesâgées, les handicapés sans parlerdes nombreuses personnes enpréventive, présumées innocentesjusqu’à leur jugement.

Un combat pour l’éthique

L’éthique médical doit cohabiteravec la logique sécuritaire. Lemédecin qui volontairementaccepte de travailler en prison,doit se soumettre à un certainnombre de règles, de consignes,d’obligations et d’interdits.Les détenus font appel au servicemédical pour se soigner, pour êtreécoutés, rassurés mais aussi pouraméliorer le quotidien et adoucirleurs conditions de détention.Comment peut-on refuser unedouche ? une chaise pour unpatient de 80 ans ? un certificatpour non-port d’entraves pour un

handicapé ? une cellule seule pourun détenu qui souffre de douleur ?La liste est immense. Le médecinest traitant, parfois aussi à la limitede l’expertise, parfois de l’assistan-ce sociale. Il doit palier aumanque évident d’hygiène de basemais aussi au manque de compré-hension et de respect de la part del’administration.Le langage à la prison déformetout. La banalité ne peut être demise. Si les murs sont gris, les rap-ports sont blancs ou noirs, jamaisde demi-mesure. La promiscuité,la loi du plus fort, le caïdat, le rac-ket, les violences entre détenus ousur eux-mêmes sont le quotidien.Leur corps ne leur appartient plusvraiment. C’est un corps rejeté parla société, humilié et souvent auto-mutilé comme seul moyen d’ex-pression pour crier leurs souf-frances et leurs revendications.Le médecin doit faire face à cesautomutilations, à des ingestionsde corps étrangers, à des grèvesde la faim, à des tentatives de sui-cide.Cette souffrance n’est pas recon-nue par la pénitentiaire qui laconsidère comme un chantage etdont la réponse est disciplinaire.Si la moitié des suicides à lieu auquartier disciplinaire ce n’est pasun hasard. Si les cas de suicidesprogressent chaque année, cen’est pas un hasard non plus.Que peut faire le médecin devantcet immense gâchis humain ? :témoigner ? dénoncer ? Son exerci-ce est difficile car il doit êtrehumain mais ferme. Éviter uneattitude maternante car la prisonest déjà infantilisante. Être ni com-patissant, ni répressif. N’être ni unmédecin de l’extérieur à l’intérieur,ni un médecin de l’intérieur coupéde l’extérieur.Le détenu est très demandeur decommunication, il en est mêmeattendrissant. Il a soif d’extérieur etle besoin d’échanges fait qu’uneconsultation doit représenter unebouffée d’oxygène. Rien ne faitplus plaisir que lorsque le patientsort de la consultation en riant ouen souriant.Le respect réciproque, la tolérance

et l’humour sont les mots clés pourque la relation médecin/maladefonctionne bien.Un médecin ne doit pas exercer enprison à perpétuité. Au cours desannées, une dérive peut se produi-re par lassitude. Le médecin fatiguéde se battre risque d’accepter despratiques contraires à sa déontolo-gie et à l’éthique médicale.

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DÉBATSESPACE ÉTHIQUE : DES RÉFLEXIONS EN MOUVEMENT

Séminaire

Fonction sociale de la prisonrépublicaineLe groupe thématique MiramionÉthique des pratiques alterna-tives à l’incarcération coordon-né par le Dr Roland Broca, pré-sente au cours de l’année uni-versitaire 2000-2001 un séminai-re de réflexion pluridisciplinaireconsacré à la prison.

SÉANCE D’OUVERTURE :

JEUDI 16 NOVEMBRE 2000,

19H30-22H30, ESPACE ÉTHIQUE.

Programme

• Abolition de la peine de mort : vingt ans après

• Le sens de la sanction• La prison : état des lieux• Exclusion et incarcération• Prison et citoyenneté• Soigner ou punir

Renseignements, inscriptions : Espace éthique, tél. 01 44 84 17 57.

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DR CLAIRE VULSER-CRISTOFINI

Service d’anesthésie-réanimation,hôpital Broussais, AP-HP.

Comme chaque année, en partenariatavec la Sofred l’Espace éthique a orga-nisé le 26 novembre 1999 une journéed’étude : L’information donnée auxpatients douloureux. Approches pra-tiques, enjeux éthiques II. Le groupe thé-matique Miramion Douleur et éthiqueapprofondit les réflexions consacrées àcet aspect déterminant du soin.

La place de la douleur

Beaucoup se sont déjà essayés àparler de la signification de la dou-leur : les philosophes, les religieuxde tout bord, les écrivains, lessociologues, les psychologues, lesanthropologues mais aussi tout unchacun lorsqu’il y est confronté.On cherche à comprendre la ou lesraisons, à trouver une justificationphysique, morale, affective ou spi-rituelle à une douleur. Mais je nesuis pas certaine que l’on puisse entrouver une, même si Bouddhaaffirmait dans son premier sermon :« Toute existence n’est que douleur.À l’origine de cette douleur univer-selle, est la soif d’existence, la soifdu plaisir et même la soif de mou-rir. Ne vous révoltez pas contrevotre condition actuelle car elle estpunition du passé. La mort et ladouleur sont les navettes du métierdu destin ; l’amour et la vie en sontles fils. Attendez tout de vous-même… »Effectivement, le propre de la dou-leur est avant tout de toucher quel-qu’un et de l’atteindre dans sa viequotidienne. La douleur constitueavant tout une rupture avec labonne santé. Elle signe un dysfonc-tionnement physique mais aussisouvent psychique. Pour le patientdouloureux, elle représente unévénement personnel, intime. Ellemodifie le cours de la vie habituel-le. Elle peut perturber les projetsd’avenir plus ou moins proches. Etsurtout, la douleur nous renvoie deplein fouet à l’expérience que l’on

habite un corps qui peut être malade.De là procède la crainte et l’angois-se que l’on peut projeter sur lamaladie, sa gravité, son pronostic etbien sûr, sur sa propre mort.On peut différencier la douleuraiguë, qu’il va falloir très vite cher-cher à expliquer, à traiter et à jugu-ler, de la douleur chronique aveclaquelle il va falloir s’habituer àvivre : apprendre à l’apprivoiser, àla maîtriser, à guetter les premièresmanifestations.Cette douleur va être éminemmentvariable selon les individus, leurhistoire, leur vécu, leur culture etleurs croyances. Lorsqu’elle devienttrop intense, elle remplit à elleseule toutes les pensées et les sen-sations du patient. Elle rythme savie et envahit son existence. Cetaspect très intrusif transforme ladouleur en une sensation émotion-nelle qui peut être très forte.Ainsi, des hommes et des femmesse sentent exister au travers de leurdouleur. Lorsque Freud écrit :« Tant que l’homme souffre, il peutencore faire son chemin dans lemonde », on sent bien que la dou-leur ou la souffrance peut servir demoteur émotionnel ou affectif dansun projet de vie. On retrouve celadans les propos de FrançoisMauriac : « Tu t’éveilles et d’abordtu cherches la place de ta douleurpour t’assurer que tu existes. » Desmalades cancéreux en cours derécidive, mais aussi des lombal-giques déprimés par leur handicapse donnent des raisons de vivre autravers de leur douleur.On en arrive alors à chercher unsens à la douleur : vouloir lui trou-ver une finalité, une rédemptionchez les catholiques, une valeursuprême chez les stoïciens, voireun plaisir chez les masochistes, cequi peut être considéré comme uneperversion en psychiatrie. Maisbien souvent c’est plutôt dans lecombat contre sa propre détresseou sa déchéance, dans la remise encause de ses valeurs habituellesque le patient va chercher à raison-ner, ce qui pour beaucoup demeu-re une absurdité.Douleur absurde et incompréhen-sible. C’est ce que l’on ressent à la

moindre rage de dent ou lorsquenous atteint une migraine inopinée.Pourtant, le personnel soignant aété pendant longtemps témoind’une certaine culture qui conféraitune raison d’être à la douleur. Ellejustifie la mise en route d’unedémarche diagnostique, des exa-mens complémentaires, despiqûres (douloureuses !), des inter-ventions, des traitements, etc. Ilconviendrait donc de la respecter…Encore récemment, on savait malcomment contrôler la douleur phy-sique. On évitait même d’en parlerau patient. Les traitements antal-giques étaient peu enseignés et l’onest resté longtemps sur de faussesidées, entre autre s’agissant de l’uti-lisation de la morphine. Dans lesannées 20, un grand chirurgienorthopédique de Paris interdisaitl’emploi de la morphine dans sonservice. Par ailleurs, il n’était pasrare d’entendre des chirurgiensdéclarer que les malades pouvaientbien souffrir quelques jours encontrepartie de leur guérison ! Dureste, on rencontre encore despatients en post-opératoire qui necraignent pas d’avoir un peu malpour guérir plus vite.

Le sens humain d’un combat

La douleur du patient s’avèregênante pour les soignants. Ellepeut aussi les placer en situationd’échec lorsqu’elle manifeste unecomplication post-opératoire ouune récidive de cancer. D’autrepart, la douleur exprimée constitueune plainte : la revendication demeilleurs soins. Si l’on évoque la notion de plainte,encore conviendrait-il que tous lesmédecins aient été formés à l’écou-te une plainte, à la relever afin depouvoir exprimer une compassion.Trop souvent, les soignants méses-timent l’importance de ce mal-être,tant physique que moral, surtouts’il s’agit de patients éprouvant desdifficultés à s’exprimer : les enfantsou les personnes âgées.Des efforts sont réalisés depuisquelques années. Toutes les

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Ce qu’une douleur signifie

L’INFORMATION DONNÉEAUX PATIENTS DOULOUREUX

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L’expérience intime de la douleur

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démarches de prise en charge de ladouleur en sont la preuve. Balint ya contribué en expliquant : « Àchaque malade, sa douleur spéci-fique. Le médecin traite un patientqui souffre et non une douleurdésincarnée. »Les formations médicale et paramé-dicale font des progrès pour géné-raliser cette prise en charge. Il enva de même au sein de la société,par l’intermédiaire de ses diffé-rentes institutions. On prendconscience de l’importance duretentissement de la douleur d’un

l’homme malade. D’autre part, auplan économique, on sait que leslombalgiques chroniques représen-tent environ 20 % des arrêts de tra-vail et donc d’absentéisme, et queles psychotropes sont de plus enplus prescrits pour essayer decontenir un mal-être de plus enplus répandu.On dit que l’homme moderne sup-porte de moins en moins de souf-frir. C’est possible, d’autant plusque nous disposons de moyensefficaces pour atténuer les consé-quences de la douleur. Face à la

douleur et à la souffrance, bien quesensible et attentive aux réalitésconcrètes et quotidiennes, j’éprou-ve une grande difficulté à trouverune signification. Lutter contre ladouleur représente un enjeu déter-minant dans le soin. Cela permet-tra, je le souhaite, aux personnesqui souffrent comme aux soignantsde conférer un sens humain à cecombat.

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NICOLE LANDRY-DATTÉE

Psychanalyste, unité de psychiatrie et du traitement de la douleur

DR EVELYNEPICHARD-LÉANDRY

Chef de l’unité d’analgésie et du traitement de la douleur

DR ANNIE GAUVAIN-PIQUARD

Chef de l’unité d’oncopsychologie,Institut Gustave-Roussy, Villejuif.

Depuis 1999, l’Espace éthique organiseavec la Cité des sciences & de l’industrieun cycle de conférences : Médecine et bio-logie : questions éthiques, choix de socié-té. Le 4 mars 2000, le thème traité, intro-duit par Nicole Landry-dattée, étaitconsacré à : Vaincre la douleur : est-cepossible ?

Oser parler de la douleur de l’autre,n’est-ce pas une imposture ? Commentdire l’innommable, l’irreprésentablealors que les patients eux-mêmes n’ontplus de mots pour la décrire ? S’il existeune dimension objective de la douleur

mesurable par des échelles, il y a sonimpact, son ombre portée sur le psy-chisme. Tout au plus, peut-on tenterde l’apprécier à sa plus juste valeur,mais jamais nous ne pourrons l’éva-luer fidèlement. Cependant, si tous lesmots sont faux, sans eux rien n’existe.De notre place d’analyste ou demédecin, nous souhaiterions, trèsmodestement, tenter de nous fairel’écho des mots que nous confientles patients pour décrire leurs maux.Vaincre, évoque la notion de com-bat. Qui se bat contre qui ou contrequoi ? Les patients expriment leurvolonté de se battre contre la mala-die, y mettre toute leur énergie ; lesmédecins aussi. Mais, est-ce lemême combat, à armes égales ?Pour combattre l’ennemi, encorefaut-il le reconnaître, l’entendre.

Entendre pour soigner

« Ceux qui n’ont pas connu la dou-leur comme ça, ne peuvent pas com-prendre », nous disent certainsmalades. Sous-entendu, probable-ment, que certains médecins ne peu-vent pas comprendre, comme pourles excuser de ne pas entendre. Car,comment entendre l’incompréhen-

sible ? Mais aussi les accuser d’avoirprêté une oreille distraite à leurplainte. « Cela fait des mois que je luidisais que j’avais mal, il ne m’enten-dait pas », « On n’a eu de cesse de medire que c’était psychique, qu’il fal-lait que je me repose, que je prennedes vacances », ou bien, « c’est lestress ».Monsieur P. s’est plaint pendant plusd’une année d’une violente douleurlombaire accompagnée d’uneimpuissance sexuelle. Aprèsquelques mois de thérapie decouple conseillée par le médecintraitant, la douleur était de plus enplus aiguë et le scanner qu’on a finipar pratiquer a révélé des métastasesosseuses d’un cancer de la vessie…Cette non-reconnaissance du cri estune violence qui s’ajoute à celle pro-duite par la douleur elle-même. Iln’y a rien de plus terrible, de plusdéstructurant, voire déshumanisantque de n’être pas cru, pas entendu,pas reconnu. À la supplique du PetitPrince : « Je désire que l’on prennemes malheurs au sérieux », fait échocelle des patients : « Je désire que l’onprenne ma douleur au sérieux. »Qu’est-ce qui fait obstacle ? Hormis lesproblèmes très pratiques tels que laformation, la technique, il y a ce àquoi la douleur renvoie.

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La douleur : un vrai traumatisme

Traumatisme dans le sens d’un « évé-nement de la vie du sujet qui sedéfinit par son intensité, l’incapa-cité où se trouve le sujet d’yrépondre adéquatement », commele précise le dictionnaire de la psy-chanalyse. La douleur violente,intense, déborde le psychisme etsidère la pensée. Ce qui expliquel’impossibilité d’y mettre des mots.Et, en cela, elle coupe de la rela-tion et isole le malade qui estenvahi dans sa vie psychique parsa douleur et qui désinvestit lemonde extérieur. Il met toute sonénergie à lutter contre la douleurcontre laquelle il ne peut rien etqui se fait de plus en plus pré-gnante, de plus en plus persécu-tante : « Ça occupe tout le temps :vous ne pensez qu’à ça. » Toutel’attention est focalisée sur la dou-leur et il n’y a plus aucun intérêtpour les motivations antérieures.« La douleur est lancinante, elleabsorbe toute l’énergie. » « La dou-leur me rend irritable, je ne sup-porte plus rien ni personne. » « Ladouleur vous ronge, elle vouspince, elle vous broie. » Telle unemachine infernale contre laquellele malade ne peut rien. Il est ren-voyé à l’impuissance, tout commel’entourage peut l’être. Dans lesgroupes de soutien aux enfants deparents atteints de cancer quenous animons à l’Institut Gustave-Roussy, Marie-France Cosset etmoi-même, un des thèmes récur-rents est “l’impuissance à rejoindrel’autre dans sa souffrance”. Ceconstat renvoie à l’impossibilité des’identifier à l’autre, à se recon-naître dans l’autre. D’une part,comme le précisent les malades,on ne peut pas comprendre quandon ne l’a pas vécu et d’autre part,celui qui en est témoin ne veutsurtout pas penser qu’il puisse seretrouver dans cette situation. « Çan’arrive qu’aux autres… »La douleur persécute le maladequi, dans l’incapacité d’y mettre finseul, malgré ses tentatives, se tour-ne vers un tiers auprès de qui il

cherche secours. Il s’adressed’abord à ses proches dans unappel à l’aide, puis au médecin, àson supposé savoir, pour être sou-lagé. S’il n’est pas entendu, paspris au sérieux, par conséquence,pas soulagé, la plainte se répète,incessante comme la douleur, eten retour l’entourage se sent per-sécuté. Sa non-réponse ou saréponse inadaptée est égalementvécue comme une persécution etl’on se retrouve face à une escala-de d’agressivité, voire de violence.Chacun est enfermé dans sonimpuissance : le malade car il nepeut rien seul, l’entourage parcequ’il ne dispose pas plus que lepatient des moyens adéquats pourcalmer efficacement la douleur, etle médecin, parfois voire souvent,parce qu’il se retrouve face à unedouleur rebelle qui échappe àtoutes ses thérapeutiques et qu’ilne peut se résoudre à orienter lemalade vers un confrère plus com-pétent.Cette situation génère une véri-table spirale d’agressivité, de ten-sion qui ne peut se mettre en mots.Puisqu’ils ne sont pas entendus, ilsdeviennent inutiles. Or, l’êtrehumain est un être de langage. Làoù il n’y a pas ou plus de parolespossibles, il y a perte de sens, desymbolisation et de représentation.Il n’y a plus de travail, d’élabora-tion psychique possible. Il n’y aplus de relationnel. La situation sedéshumanise et devient très anxio-gène. L’angoisse qui ne peut se dégagerpsychiquement par la pensée et lamise en mots, trouve une issuedans sa mise en acte.

Du non-sens au passage à l’acte

L’enquête menée par le Dr ChantalRodary (Institut Gustave-Roussy)sur le stress infirmier, a montréqu’un des facteurs de stress, voirede burn-out, n’était pas tant larépétition de la mort que la dou-leur des patients non calmée ounon prise en compte. Il est insup-portable d’être face à un autre soi-

même qui souffre et de ne rienpouvoir faire. Soulager l’autre,c’est aussi se rassurer sur la possi-bilité qu’on pourrait l’être aussi sion était à sa place, cela s’avérantsécurisant pour tout le monde.L’inverse génère beaucoup d’an-goisse pour chacun.Si ces situations de douleurs nonsoulagées sont stressantes pour lessoignants, combien même le sont-elles pour le patient et pour sonentourage ! Pour le patient que ladouleur enferme sur lui-même,limité dans ses mouvements et sesdéplacements, la seule préoccupa-tion consiste à maintenir la posi-tion où la douleur se fait la plussilencieuse. Réduit dans sa capaci-té à se mouvoir, à investir lemonde et particulièrement le rela-tionnel, le malade se trouve isolé,replié, incompris, inutile. Il se sentcoupable d’infliger cette souffran-ce à sa famille. De plus, la douleurperturbe le sommeil, elle empêchede s’endormir, réveille. Il n’y aplus de repos et de récupérationpossibles. Tout cela faisant le lit dela dépression qui peut se traduirepar des idées suicidaires, un pas-sage à l’acte ou faire l’objet d’unedemande d’euthanasie. Si nousnous inquiétons auprès du patientpour savoir à quoi cela mettraitfin, la réponse est presque tou-jours « à la douleur », rarement oujamais « à la vie ». Cependant, lavie n’est plus supportable poureux dans ces conditions et surtout,ce n’est pas la vie. La douleurentrave la vie. Le malade estcomme mort avant d’être mort.Quant à l’entourage, il ne suppor-te plus de voir le patient dans cettesouffrance. Comme nous l’avonssouligné, il est confronté à l’im-puissance et voudrait, par amourpour l’autre, qu’il ne souffre plus.Son amour pour lui est mis à malpuisqu’il ne suffit pas à le soula-ger. De plus, ses proches ne lereconnaissent plus, ce n’est pluscelui ou celle qu’il aime. Ils sontdéroutés par ce sentiment d’étran-geté et d’intolérable qu’ils éprou-vent. La douleur délie, elle romptles liens affectifs. D’autre part,dans un mouvement d’identifica-

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tion et de projection, les prochess’imaginent qu’à la place du mala-de, ils ne supporteraient pas devivre dans de telles conditions. Lacommunication rompue, le sensperdu, la situation devient inhu-maine et l’entourage peut êtreamené à exprimer son désir demort pour le malade voire égale-ment à proférer une demanded’euthanasie. Demande qui peutégalement émaner de l’équipe soi-gnante, confrontée à l’insuppor-table qui ébranle l’idéal profes-sionnel qui vise à soigner, à défautà soulager. Quant à consoler, com-ment avoir cette outrecuidance sila douleur n’est pas calmée ? Pourreprendre les propos d’AmbroiseParé : « Guérir parfois, soulagersouvent, consoler toujours. »Même les enfants perçoivent l’in-humanité de cette situation qui afait dire à certains rencontrés dansle groupe déjà évoqué : « La mortest préférable à la souffrance, à lamisère et à la solitude. » Ce qui estla condition même du malade quisouffre et dont la douleur n’est pascalmée.

Le fantôme de la douleur

Ainsi, le malade est prêt à toutpour que cesse sa douleur, y com-pris au prix de sa vie. En cela, lebourreau l’a bien compris qui,pour obtenir un aveu, utilise la tor-ture pour en venir à ses fins.Mais quand la douleur est soula-gée, les traces qu’elle laisse dans lapsyché ne sont pas pour autanteffacées. Il faudra le travail dutemps pour qu’elles s’estompentprogressivement et encore, ellesne feront jamais l’objet de l’oubli.Tel un fantôme, le malade vit dansl’angoisse qu’elle ne revienne levisiter. Il est aux aguets, en alerte.De plus, le souvenir revient, ladouleur hante les cauchemars quise répètent. C’est en cela aussi quel’on peut réellement parler de trau-matisme car ces symptômes rési-duels s’apparentent à ceux de lanévrose traumatique.De l’impalpable à la machine

infernale, en passant par l’animalqui ronge jusqu’au fantôme quirode, la douleur se personnifie etle malade s’adresse à elle commeà un autre lui-même qui l’envahit,le persécute, voire le torture. Ce quifait dire au poète « Sois sage, ô madouleur, et tiens-toi plus tran-quille… »Qu’il s’agisse d’une douleur aiguëou chronique, l’impact de la dou-leur sur le psychisme s’inscritcomme une trace indélébile quifait dire aux patients que « plusrien ne sera comme avant ».Du souffrir pour être belle au souf-frir pour gagner son ciel, qu’est cequi a changé ou est restéimmuable dans la non prise encharge de la douleur ? En dehorsdes questions idéologiques, qu’enest-il à ce jour de ce perpétuelcombat pour la dignité et le res-pect de notre humanité ?Dieu, lui-même, à défaut d’antal-gique, n’a t-il pas adopté l’endor-missement pour pratiquer la pre-mière thoracotomie ?

Médecine et biologie : questions éthiques, choix de sociétéDepuis 1999, la Cité des Sciences & de l’Industrie et l’Espace éthiqueproposent en partenariat un cycle de débats : « Médecine et biologie :questions éthiques, choix de société. » Ouverte au public le plus large,cette initiative s’intègre au programme “Oser le Savoir” présenté par laCité des Sciences & de l’Industrie. LIEU : CITÉ DES SCIENCES ET DE L’INDUSTRIE ; 30, AVENUE CORENTIN-CARIOU - 75019 PARIS.

Renseignements et inscriptions : tél. 01 40 05 82 97 (entrée libre).

Cycle de débats• Vieillir : pour quelle qualité de vie ?

SAMEDI 9 SEPTEMBRE 2000, 15H-17H30.

• Données génétiques : éviterons-nous les discriminations ?JEUDI 14 DÉCEMBRE 2000, 18-21H.

• Information médicale : droit de savoir et nouvelles responsabilitésSAMEDI 3 FÉVRIER 2001, 15-17H30.

• Fins de vie : dignité et libertéSAMEDI 24 MARS 2001, 15H-17H30.

• Expérimentations sur l’homme : quelles finalités ? quelles limites ?SAMEDI 16 JUIN 2001, 15H-17H30.

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L’information sur la douleur communiquée aux enfants dans le cadre de douleur chronique ou répétée

DR ELISABETHFOURNIER-CHARRIÈRE

PR JEAN-PAULDOMMERGUES

Unité douleur, département de pédiatrie, hôpital Bicêtre, AP-HP.

L’information du jeune enfant dou-loureux n’a pas encore été réelle-ment systématisée et nous ne pou-vons apporter qu’un témoignagede terrain. Notre exercice quoti-dien concerne les enfants doulou-reux en pédiatrie, aussi nous nedétaillerons pas le contexte péri-opératoire.

L’information s’impose

Un premier tour d’horizon de cetteproblématique nous montre quel’information représente une pré-rogative, un droit du malade.L’évolution de la société et cellede la médecine tendent actuelle-ment à la fin du paternalismemédical et à une médecine plustransparente. Cela nous renvoie àla conception du “soin citoyen”soutenue lors d’un congrès qui s’esttenu récemment à l’U.N.E.S.C.O.sur l’éducation des malades. LeCode de déontologie médicale yest attentif : nous sommes dansl’obligation de délivrer une infor-mation simple, accessible, intelli-gible, loyale, appropriée à nospatients sans distinction d’âge1,2.Le Code de déontologie médicaleprécise : « Le médecin appelé àdonner des soins à un mineur doits’efforcer de prévenir ses parentsou leur substitut et d’obtenir leurconsentement. Si l’avis de l’intéres-sé peut être recueilli (…), le méde-cin doit en tenir compte dans lamesure du possible ».La Charte de l’enfant hospitaliséélaborée par la Conférence euro-péenne des associations de l’en-fant à l’hôpital en 1988 à Leyden eten cours de ratification au ParlementEuropéen, précise : « Les enfants

doivent être informés des actes etexamens nécessaires à leur état desanté en fonction de leur âge et deleur faculté de compréhension,dans la mesure du possible etindépendamment de l’indispen-sable information de leurs repré-sentants légaux ».La circulaire de la D.G.S. du 23 novembre 1998 relative au régi-me de visite des enfants hospitali-sés en pédiatrie, précise que « leconsentement de l’enfant hospitali-sé, lorsqu’il peut l’exprimer, doitêtre recherché pour tous les exa-mens et actes médicaux pratiqués ».Cette démarche nécessite à la foistemps et compétence3. Il fautemployer des mots compréhen-sibles, à la portée de l’enfant etveiller ne pas mentir. Des connais-sances complètes sur le problèmemédical et les possibilités des thé-rapeutiques sont nécessaires. Ladouleur n’échappe pas à cetteobligation d’information. Ainsi,nous remarquons que la loi “rat-trape” ici la médecine de qualité :dès avant l’existence des textesévoqués, les soignants attentifs àleurs patients privilégiaient déjàcette information.Concernant la douleur, le plantriennal d’action contre la douleur(circulaire D.G.S. du 22 septembre1998), demande qu’il soit délivré àtout patient entrant à l’hôpital un“carnet douleur” qui doit êtreremis avec le livret d’accueil dèsl’arrivée. Cependant, dans sa pré-sentation actuelle ce “carnet dou-leur” n’est pas adapté dans sa for-mulation aux enfants et à leursparents.

Ignorer la détresseintérieure de l’enfant

Notre deuxième approche nousamène à nous demander : où ensommes-nous en terme de douleurde l’enfant et s’agissant de son trai-tement ? Cette prise en charge adébuté en fait il y a seulement dixans et les spécialistes de la douleurde l’enfant sont encore peu nom-breux. Cette méconnaissance de ladouleur de l’enfant est un fait his-

torique, un fait de société : onpensait que l’enfant n’était pascapable de ressentir la douleur dufait de l’immaturité du systèmenerveux ; qu’il était incapabled’évaluer sa douleur ; qu’il exagé-rait et de toute façon oublierait. Ila fallu des années pour prouverl’inanité de ces mythes, démontrerau contraire l’inverse pour que cesfausses conceptions se délitentpeu à peu.Mais les pièges du déni sont enco-re à l’œuvre aujourd’hui chez lessoignants comme d’ailleurs parfoischez les parents. Humiliation pourl’enfant de s’entendre dire : « C’estnormal que tu aies mal… », phra-se qui ignore et minimise la souf-france. On observe encore uneconception qui a été qualifiée de“révisionniste”4 : « Ce n’est pas sigrave ; ça ne fait pas si mal ; cen’est rien ; c’est fini ; c’est unenfant douillet… » De tels propossont ressentis comme écrasantspar l’enfant confronté au soignantaffirmant qu’il connaît mieux quelui ou ses parents son état intérieuret son ressenti. Quand il apparaîtque la douleur est difficile à soula-ger, on en blâme l’enfant ou onl’ignore, évitant ainsi les senti-ments de culpabilité et d’impuis-sance : « Si tu ne bougeais pas, tun’aurais pas mal… » Si l’on ne sedonne pas les moyens de soulagerla douleur, alors on maintient l’en-fant, du moins tant qu’il est petit etque la contention est possible.Pourtant, depuis 1995 la loiNeuwirth fait obligation aux éta-blissements de soins de mettre enœuvre les moyens destinés à sou-lager la douleur des patients qu’ilsaccueillent.On observe aussi couramment unenvahissement de la pensée dessoignants par la crainte des com-plications des traitements antal-giques : dans l’imaginaire dumédecin, la solution aggraverait leproblème. Ainsi, dans l’enquête deSchechter en 19865, 39 % desmédecins interrogés exprimentleur peur de la toxicomanie en casde traitement morphinique. En1998, dans l’enquête de Shapiroauprès des médecins prenant en

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charge des drépanocytaires, 46 %des urgentistes interrogés pensentque 10 % des enfants drépanocy-taires sont toxicomanes6. Plusrécemment, en 1999, lors de l’en-quête dans les services de soinspédiatriques réalisée en France àla demande de la D.G.S.7, un chi-rurgien opérant des enfants a affir-mé qu’il n’y aurait jamais de mor-phine dans son service. Ces peursirrationnelles conduisent les soi-gnants à minimiser les consé-quences délétères de la douleur.Enfin, intervient la conceptionpragmatique selon laquelle enmatière de soins la fin justifie lesmoyens : ainsi la douleur infligéepourrait être acceptable avec l’ar-rière-pensée que, premièrement,la douleur forge le caractère etdeuxièmement, elle est à respecteren médecine comme symptôme àobserver. A minima, ce déni, cettenégligence se retrouvent dans desphrases comme : « Sois courageux ;sois grand ; sois brave ; sois sage. »Minimiser la douleur, c’est ignoreralors la détresse intérieure de l’enfant.Dans cette logique de fuite et dedéni, si on ne soigne pas ou si onne prévient pas la douleur, il n’y apas lieu de communiquer d’infor-mations à son sujet, ce qui évite aumédecin d’être confronté àquelque chose sans doute à l’anti-pode de sa vocation : le non-soin,le non-soulagement.Ce déni induit aussi des erreursdiagnostiques ; on va ainsi classerla douleur aiguë en manifestationd’anxiété ou la douleur prolongéeavec l’atonie psychomotrice quis’observe chez l’enfant en symptô-me dépressif. En se trompant ainside classification diagnostique, onempêche toute prescription antal-gique. Dans ce cas, il n’y a pasnon plus d’information sur la dou-leur. Chez de nombreux soignants,de véritables filtres perceptifs sesont installés empêchant de “voir”la douleur. Enfin, la résistance auxchangements, très élaborée dansl’institution hospitalière — « On atoujours fait comme ça… » —,aggrave les difficultés. C’est ainsique le médecin prêt à prescrire unantalgique peut avoir l’impression

de franchir un interdit8. Celui quiveut mettre en œuvre un traite-ment antalgique et l’expliquer àl’enfant et aux parents, risque fortd’être paralysé et de s’arrêter enroute. Tous ces éléments pèsent etcompliquent sérieusement ladémarche d’information au coursdu diagnostic et du traitement dela douleur de l’enfant.Ainsi, l’acquisition de connais-sances et l’analyse de ces piègesnous paraissent constituer de véri-tables pré-requis à l’informationdu patient en matière de douleurchez l’enfant.

La communicationavec l’enfant douloureux

Venons-en maintenant à l’aborddu jeune enfant douloureux. Chezle soignant d’enfants, la compas-sion accompagne le désir de sou-lager autant que faire se peut.Sensibilité et émotivité sont utilespour l’engagement relationnelauprès de celui qui souffre maisnécessitent aussi une certainemodération. Dans cet équilibredélicat, un rien peut faire basculerla conduite diagnostique dansl’échec. Nous proposons de semettre au niveau de l’humeur del’enfant, dans la même tonalitéaffective, d’être syntone. L’enfantest inerte ou agité : l’approchertrès doucement, progressivement,avec un ton de voix calme et posé,d’autant plus lent que l’enfant estplus douloureux et moins acces-sible à la relation, en respectant audébut une petite distance. On per-çoit alors avec acuité que le méde-cin est examiné par le malade,autant qu’il l’examine lui-même.Deux dangers doivent être pris encompte dans cette approche : userde la séduction, d’un faux engoue-ment visant à minimiser le problè-me : « Qu’il est mignon ! » ; éviterla relation en passant très vite oumême en n’entrant plus dans lachambre9.Des phrases comme : « Je sais quetu as mal » ou « Tu as très mal »permettent que l’enfant se sente

entendu. Au jeune enfant, on peutensuite proposer une évaluation :« J’ai besoin que tu me dises à com-bien tu as mal, que tu me dessinesoù tu as mal sur ce schéma. »L’enfant est alors restitué commeun être à part entière, comme uninterlocuteur crédible. Il peut aussinous donner son avis : « Qu’est-ceque tu fais quand tu as mal ? »,« Qu’est-ce que tu veux qu’on fassepour toi quand tu as mal ? »L’information est donc réci-proque10. Pour le tout petit enfantet le nourrisson, l’observation sefait en proposant d’entrer en rela-tion à l’aide d’un biais comme unpetit objet attractif. Les gestes cha-leureux accompagnent cette analy-se sémiologique avec un toucherqui va être relationnel avant dechercher à objectiver tout symptô-me. Le but est que la confiancenaisse : il faut toujours du tempspour installer un climat de respect,de reconnaissance mutuelle etd’acceptation de l’autre. L’emploides échelles d’évaluation permetaussi de prendre un léger recul parrapport aux émotions généréeschez le soignant par la vue d’unenfant douloureux. Il est utile d’avoir en mémoire cequ’éprouve l’enfant douloureux.Pour lui, la douleur est une sensa-tion désagréable, inquiétante,inexplicable, dépourvue de sensimmédiat. Aussi, il est vite envahipar des sentiments de punition, deculpabilité et d’abandon. Angoisse,peur, colère aggravent la détressequel que soit l’âge. De plus, l’ab-sence de contrôle de la notion dutemps qui passe, fait que le jeuneenfant peut se sentir perdu dansune éternité de douleur. Enfin, ladouleur liée aux soins n’est qu’uneagression incompréhensible quipeut parfois s’apparenter à la tor-ture. Mettre des mots autour detoutes ces sensations et émotions,expliquer les soins, aide, contient,donne du sens, même si chez lesplus petits la signification échappe.L’enfant vit dans l’immédiat, dansle présent. Sa maladie l’oblige àaffronter un monde inconnu, l’hô-pital et parfois la première sépara-tion d’avec ses parents. Ce qui l’in-

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téresse ce n’est pas son diagnosticmais : « Qu’est-ce qu’on va mefaire ? Est-ce que je vais avoir mal ?Combien de temps cela va durer ?Est-ce que j’aurai des piqûres ? Est-ce que maman sera là ? » Il estindispensable de réfléchir à l’infor-mation relative aux soins et aumoment propice pour les donner.Les premières informations quel’enfant réclame concernent ladouleur. Nous devons y répondreen priorité.Les parents sont les observateursprivilégiés de l’enfant. Ils attendentdes informations et souhaitent endonner. L’expérience des parentspermet d’affiner le diagnostic dedouleur et ainsi d’optimiser le trai-tement. Des questions simples sus-citent l’échange : « Que fait-ilquand il a mal ? », « Quels motsemploie-t-il quand il a mal ? », « Etvous, que faites-vous quand il amal, qu’est ce qui le soulage lemieux ? ». Il s’agit d’une boucled’information, d’une réciprocité.Du reste, la circulaire ministériellede 1998 relative au régime devisites des enfants hospitalisés enpédiatrie précise : « Le personnelsoignant doit être particulièrementattentif aux remarques formuléespar l’entourage de l’enfant hospita-lisé, notamment en ce qui concernele comportement de l’enfant et touteattitude de sa part qui pourrait tra-duire une douleur physique. »Réaliser cette analyse sémiolo-gique et évaluative, c’est “êtreavec” l’enfant et sa douleur, l’en-fant et sa détresse intérieure. “Êtreavec” les parents et leur détresse,dans une attention consacrée etmaintenue avec constance. Alorsl’enfant n’est pas seulement unobjet de soins mais devient le sujetde son histoire.

L’information sur lesméthodes de traite-ment de la douleur

Le diagnostic de douleur une foisposé, des informations sur lesméthodes de soulagement doiventêtre données aux parents et à l’en-fant, leur permettant ainsi de

retrouver une cohérence à traversles événements et un sens. Ladédramatisation du traitementmorphinique est nécessaire, enavançant selon son propre ressen-ti au-devant des questions et desinquiétudes. Récemment, uneenquête menée auprès d’un paneld’environ 3000 foyers françaisavec enfants11 a montré que 40 %des parents accepteraient désor-mais facilement que leur enfantreçoive de la morphine en cas demaladie douloureuse. C’est déjàbeaucoup, mais ce n’est pas assez(22 % ne sont pas d’accord et 38 %ne se prononcent pas). La craintede la toxicomanie est à évacuer.Ici se fait encore sentir le poidsdes interdits du traitement morphi-nique. L’information sur les effetsindésirables éventuels du traite-ment antalgique est probablementencore timide : le désir de proté-ger les parents s’oppose ici audevoir d’information. On sait deplus, d’expérience, que dans la“culture” de bien des services hos-pitaliers, le traitement antalgiquerisque d’être “accusé” d’être le res-ponsable de n’importe quellecomplication survenant ensuite !De telles considérations peuventamener à minimiser en partie lescomplications potentielles du trai-tement antalgique.

Quelques situationssignificatives

Au quotidien, nous distingueronsplusieurs situations chez les jeunesmalades douloureux de façon chro-nique ou répétée comme des dré-panocytaires ou des enfants souf-frant d’arthrite chronique juvénile.• Consultation « à froid » : la gammedes traitements est expliquée ; unprotocole est proposé avec uneordonnance qui sera évolutiveselon le niveau de douleur ; l’éva-luation est alors confiée à l’enfantet/ou à ses parents. La qualité devie est la préoccupation dominan-te : l’information va circuler dansles deux sens à l’aide, en particu-lier, d’un agenda de douleur oùl’enfant et le parent notent au quo-

tidien l’intensité des événementsdouloureux.• À l’hôpital, l’urgence à soulageramène à prescrire rapidement ennégligeant d’informer. Cette infor-mation peut être faite une fois lesoulagement au moins partielobtenu. Le risque est de minimi-ser : on lui donne “un petit cal-mant”, alors qu’il s’agit d’un mor-phinique.• Chez l’enfant assez grand pourl’analgésie auto-contrôlée, c’est-à-dire au-dessus de 5 ou 6 ans,expliquer le fonctionnement de lapompe est gratifiant pour le soi-gnant qui restitue ainsi au patientune maîtrise et une autonomie sursa douleur.• Parallèlement, quel que soitl’âge de l’enfant, ce que peuventfaire les parents pour soulager leurenfant est conseillé et valorisé.• Cette démarche peut être aidéepar les livrets d’information del’Association Sparadrap. Ces bro-chures sont destinées aux enfantset aux parents. 2 livrets sont dis-ponibles : « Aie ! J’ai mal… » et « J’aime pas les piqûres ! » ainsiqu’une fiche d’explications surl’analgésie auto-contrôlée12.• Il est nécessaire de transmettrepeu après à l’équipe soignante,l’information qui a été donnée àl’enfant et aux parents.

Schématiquement, selon le dia-gnostic, on peut distinguer deuxsituations initiales.• Soit le diagnostic est clair etdonné : les parents sont alors sou-lagés d’un poids en apprenant, deplus, que le traitement antalgiqueest mis en œuvre. Ils sont en géné-ral satisfaits et très réceptifs à l’in-formation sur le traitement de ladouleur.• Soit le diagnostic est difficile :pendant cette période d’attentequi comporte souvent des exa-mens complémentaires invasifs, letraitement antalgique est instituémais il est parfois source d’angois-se pour les parents qui peuventavoir l’impression erronée qu’onne s’occupe que du symptôme etnon pas du diagnostic étiologique,ce qui est source d’une certaine

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agressivité de leur part. Les infor-mations sont alors délicates à donner et le médecin référent estessentiel pour donner une cohé-rence au dialogue.

Selon l’évolution, deux situationssont possibles.• La douleur est facile à soulager : lesuccès est encourageant pour tous.• La douleur est difficile à soula-ger : le sentiment d’impuissance,d’incompétence voire de culpabili-té risque d’être envahissant pourles soignants. Il est nécessaired’accepter nos limites, de lesexpliquer et de continuer à “sesentir” suffisamment bons soi-gnants en restant près de l’enfant.On prévient qu’on va essayer d’at-ténuer la douleur mais qu’on n’estpas sûr de réussir ; alors l’enfantl’accepte, ses parents aussi. Il s’agitde l’ébauche d’un contrat.

Plusieurs situations sont à peineévoquées ici.• Les soins antalgiques de la fin devie : l’accompagnement se pour-suit ; l’objectif est « le moins dedouleur possible » ? C’est un butclairement établi avec l’enfant etses parents.• La recherche clinique sur lesantalgiques : nous connaissons degrandes difficultés d’inclusiondans les protocoles de rechercheclinique avec ou sans bénéficesdirects et avec ou sans emploid’un placebo. Nous éprouvons lanécessité — imposée par la loiHuriet du 20 décembre 1988 maiségalement par notre exigence declarté et celle des parents — d’ex-plications prolongées.• Nous attirons l’attention sur ledanger de l’emploi au quotidiendu placebo. N’importe quelle dou-leur, organique ou non, fonction-nelle ou non, peut réagir favora-blement au placebo mais defausses notions très enracinéeschez les soignants font que si l’en-fant réagit au placebo, sa plainteest disqualifiée. C’est pourquoi, endehors d’une étude contrôlée quiimpose alors une information pro-longée et délicate, nous décon-seillons son emploi.

Il est donc important de soulignerque l’information sur la douleurliée à la maladie, sur la préventionde la douleur liée aux soins, n’estpas isolée d’une information glo-bale sur la maladie, sur la vie àl’hôpital.Qu’attend-t-on de l’information ?Qu’obtient-on avec une informa-tion sur la douleur et son traite-ment ?• Une amélioration du traitementantalgique mieux appliqué et doncun meilleur soulagement.• Une diminution de l’anxiété : lesconnaissances rassurent et permet-tent de rationaliser.• Une progression vers la clarté del’exercice médical : la médecinen’est plus “magique”, le traitementantalgique est clarifié ; le médecindescend de son piédestal, la rela-tion est simplifiée avec une certai-ne humilité et dans la transparence.• Un échange de pouvoir au pro-fit du malade. Les parents et l’en-fant retrouvent une maîtrise et unecompétence.La rencontre entre ces trois ouquatre personnes — celui quisouffre, l’enfant, ceux qui l’élèventet l’aiment, et celui qui soigne etqui n’est pas indifférent à la souf-france de l’autre — crée un espa-ce de connaissance et de soindans une responsabilité partagéecentrée sur l’enfant. Cependant,aujourd’hui le souci éthiquemajeur qui nous préoccupeconcerne encore l’enfant en dan-ger de douleur et non pas l’enfanten danger de défaut d’informationsur la douleur. Le devoir d’information relative àla douleur et à ses traitements n’estsans doute pas actuellement enco-re assez réfléchi et partagé.

Bibliographie

1. Hirsch E., « Exigences éthiques del’information médicale », in La rela-tion médecin-malade face aux exi-gences de l’information, Paris, AP-HP/Doin, 1999, pp. XI-XXII.2. Dossier L’information à l’hôpital,la Lettre de l’Espace éthique AP-HP,1997, n° 2-3, pp. 58-73.3. Nihoul-Fékété C. « Situations pré-natales et chirurgie de l’enfant » InLa relation médecin-malade faceaux exigences de l’information,Paris, AP-HP/Doin, 1999, pp. 59-63.4. Cassidy R.C., Walco G.A.,« Pediatric pain : ethical issues andethical management », Children’sCare, 1996, 25, pp. 253-264.5. Schechter N.L., Allen D.« Physicians’ attitudes toward painin children », J. Dev. Behav. Pediatr.,1986, 7 : 350-354.6. Shapiro B.S., Benjamin L.J., PayneR., « Sickle-cell related pain : percep-tions of medical practitioners », J. Pain Symptom Manag., 1997, 14,pp.168-174.7. Bloch J., Spira R., Goldman S.,Annequin D., Enquête sur la prise encharge de la douleur chez l’enfant,www.pediadol.org.8. Gauvain-Piquard A., « La décisionde traiter un enfant pour sa dou-leur », in Cook J., Tursz A., L’enfantet la douleur, familles et soignants,Paris, Syros, 1998, pp.105-113.9. Fournier-Charrière E., « À cha-cun sa conscience », Film réalisépar R. Hamon, Association ATDE,Pediadol, 1999.10. Hester N.O., Barcus C.S.« Assesment and management ofpain » in Children Pediatr. NursingUpdate, 1986,1, pp. 2-8.11. Rhône-Poulenc-Théraplix, Despetits maux de l’enfant à l’urgence,Santé Scan Théraplix, Montrouge 1999.12. Livrets « Aïe ! j’ai mal… », « J’aimepas les piqûres ! », AssociationSparadrap, Paris 1997 et 1998.

Remerciements à C. Buissonet à B. Edda-Messi pour leurs conseils.

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DR CHRISTIANEBUISSON

Anesthésiste-réanimateur,

DR PASCALINE DE DREUZY

Pédiatre, groupe douleur, hôpitalNecker-Enfants malades, AP-HP.

Le terme douleur est réducteur s’ilsignifie uniquement « douleur phy-sique » ; le stimulus nociceptif isolén’existe pas dans la mesure où ilatteint un être vivant, sensible quil’intègre immédiatement dans sonchamp émotionnel.Le terme souffrance est préférable :il englobe les deux composantesphysique et psychique de la dou-leur, indissociables dès que l’onparle d’être humain.Comment la lutte contre la douleurs’inscrit-elle dans une démarcheéthique ? Soulager la souffranced’un enfant et éviter l’inscriptionindélébile de sa douleur lui per-mettent de se construire et dedevenir un être épanoui. Onreconnaît à présent tous les enjeuxdès la toute petite enfance. Touteréférence positive ou négative lais-sera une trace qui aura sonexpression à l’âge adulte. Il est dudevoir du soignant de réfléchir paranticipation à la qualité de la priseen charge antalgique proposée àun enfant.

Les compétences de l’enfant

Pendant longtemps, la souffrancede l’enfant, même reconnue, n’apas été prise en considérationparce que l’on pensait, sous pré-texte qu’il ne s’exprimait pas ouqu’il s’exprimait par des moyensnon spécifiques, qu’il allait oubliervoire gommer cette expérience.Parallèlement, de nombreuxpédiatres et pédopsychiatres necessaient de révéler les compé-tences qu’ils reconnaissaient auxnouveaux-nés et aux nourrissons.

Le paradoxe de ces petits si intelli-gents mais qui ne souffraient pasn’étonnait personne. Une telleapproche arrangeait les médecinsdont les traitements antalgiquesétaient limités soit par manque demolécules adaptées, soit par peurdes dérivés morphiniques. Lesenfants plus grands peuvent s’ex-primer mais le repérage de leurdouleur est faussé par un schémacorporel non acquis, un langageen cours d’élaboration, pauvre enmétaphores et le manque d’expé-rience de référence.Chez cet enfant neuf devant ladouleur, ce qui pourrait être unatout devient un handicap : sasouffrance est décuplée par cettecarence cognitive qui ne lui per-met pas d’attendre un quelconquesecours d’autrui. Il ignore les solu-tions thérapeutiques et l’impactdes soignants. Il est démunidevant ce qui lui arrive et l’associeà une image de mort. Il peut àl’extrême éprouver des terreursqui hypertrophient sa douleur. Laseule “parade” à cette détresse etson seul réconfort résident dans laprésence de ses parents, souventremise en question par le mondesoignant.

La relation de confiance

L’attitude idéale consiste à s’adres-ser directement à l’enfant, interlo-cuteur privilégié, ce qui n’altèrepas le message du fait d’une quel-conque interprétation. On lui faitconfiance pour qu’il nous com-prenne et adhère au projet com-mun, on l’autorise à prendre uneauthentique place dans la relation,à s’exprimer et à faire part de sesinterrogations.Lui faire confiance, c’est aussi ledoter d’outils qui l’aident à gérerlui-même sa douleur ; l’enfantmême jeune est capable de manierune pompe d’analgésie auto-contrôlée et est rassuré de pou-voir, à sa convenance, maîtriser sadouleur. Chez l’enfant qui n’a pasencore acquis la parole, le messa-ge est perçu par osmose à travers

le filtre parental. C’est dire toutel’importance d’une informationclaire, adaptée qui se doit d’êtrecomplète tout en restant honnête.La présentation idyllique oumagique de la prise en charge dela douleur est un mirage : douleuret inconfort sont intimement liés.Subir une contention même justi-fiée, ne pas pouvoir boire, avoirfaim ne sont pas des stimuli dou-loureux mais des sources d’incon-fort qui ne céderont pas avec desantalgiques. L’enfant ne comprendpas le bien-fondé de cescontraintes et il s’y plie difficile-ment. Obtenir son accord et sacoopération, c’est savoir lui com-muniquer ainsi qu’à sa famille,dans la mesure du possible, uneinformation au préalable.

L’offre de traitement

La réponse médicamenteuse isoléeà une douleur exprimée par l’en-fant est inadaptée voire dangereu-se. Puisque toute douleur a unimpact sur le psychisme de l’en-fant, être en développement, sontraitement nécessite une percep-tion globale de toutes ses compo-santes et une réponse pluridimen-sionnelle, bien différente de la dis-pensassion d’un antalgique pur.Cette démarche permet de donnerun sens à l’événement traumatiqueet évite peut-être une cicatriceindélébile, toujours réactivableultérieurement.Si l’on dit couramment que la dou-leur aiguë, mal ou non traitée, faitle lit de la douleur chronique, nepeut-on penser que les douleursnon ou mal traitées dans l’enfancepourraient favoriser l’émergenced’une maltraitrance transgénéra-tionnelle ?Le respect de l’enfant et l’écoutede sa parole, laquelle ne reflètepas toujours le discours de sesparents, créent une relation deconfiance permettant d’instaurerune réponse antalgique ajustée àchaque situation.

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Éthique et douleur chez l’enfant

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PR EMMANUELHIRSCH

Directeur de l’Espace éthique.

Impliquer dans la décision

« Les enfants et leurs parents ont ledroit de recevoir une informationsur la maladie et les soins, adap-tée à leur âge et leur compréhen-sion, afin de participer aux déci-sions qui les concernent. » L’article4 de la Charte de l’enfant hospitalisé(U.N.E.S.C.O., O.M.S. Europe, 1989)considère que s’il convient d’ajusterles modalités de communication del’information destinée à l’enfant, elleconstitue toutefois un droit qui enga-ge les soignants et détermine lesconditions d’expression d’une allian-ce dans le soin. La spécificité dessituations relevant du traitementd’un enfant, implique également sesparents ou ses tuteurs qui doiventexercer, si nécessaire, leurs respon-sabilités dans la prise de décision. Larelation n’est donc pas strictementlimitée au colloque singulier, ce quiinciterait à considérer de manièrespécifique les enjeux relatifs auxdroits de l’enfant malade.On pourrait distinguer théorique-ment la position de l’enfant soignéde celle de l’adulte, du point de vuede l’expression de son autonomie etde sa faculté de délibérer justementafin d’envisager dans des conditionsconformes à ses intérêts propres leschoix qui le concernent. De tellesorte que semblerait trop souvents’imposer un principe de substitu-tion assumé par d’autres personnesestimées plus aptes ou compétentesà comprendre et à préserver ses inté-rêts propres, voire « à se mettre à saplace pour son plus grand bien ». Aunom d’un « bien » protecteur, lesintervenants s’exonéreraient ainsi detout devoir particulier à l’égard del’enfant, limitant la relation à desprocédures qui pour être médicale-ment fondées se refuseraient tropsouvent à un échange véritable pre-nant en considération ce à quoi aspi-re réellement l’enfant, ce qu’il éprou-ve, ce à quoi il se refuse. Une telle

situation ne me semble pas conci-liable avec l’expérience que nousrestituent nos professionnels investisauprès des jeunes malades. Ils noussignifient la valeur d’une communi-cation et d’échanges qui ne sauraientêtre limités aux seuls enjeux de l’op-tion thérapeutique. La globalité dusoin engage à d’autres dimensionsdu rapport à l’autre, à d’autres exi-gences d’écoute, de compréhensionet de respect. Les soignants se doi-vent d’élaborer un lien particulierque je qualifierai d’unique, d’intime,au service de la personne qu’ils soi-gnent. Leur fonction est spécifique ;il y va de leur dignité comme deleurs responsabilités.

Se lier dans le soin

Il est vrai que le champ de l’exercicesoignant auprès d’enfants s’avère àbien des égards particulier, délicat etparfois douloureux ; que la proximitéaffective, la difficulté de maintenirune position strictement profession-nelle ne sont guère compatibles avecle cumul d’enjeux et de positionsmultiples, y compris s’agissant desparents. Ne convient-il donc pas dechercher à mieux comprendre dequelle manière établir des repères,mais aussi de s’interroger dans cer-taines circonstances à propos deslimites d’un interventionnisme parfoisexcessif ou abusif ? Comment conci-lier avec les contraintes pratiques, lerespect inconditionnel d’une attenteet d’une volonté parfois imparfaite-ment formulées, qu’il convient préci-sément de solliciter, d’accueillir etd’estimer dans leurs significations.Observons qu’à l’extérieur de l’hôpi-tal, les approches pédagogiques del’enfant visent à le rendre actif et res-ponsable, mettant à sa disposition età sa portée des informations qui sti-mulent sa sensibilité au monde envi-ronnant et contribuent à sa prise deconscience. Son éducation mêmecontribue à un discernement et luipermet progressivement de se situer,de trouver ses marques et les assu-rances à la fois indispensables à l’éla-boration de sa personnalité et à l’ac-quisition de savoirs de manièreadaptée.

Confronté à l’expérience de la mala-die, l’enfant n’est-il pas davantageque d’autres en besoin d’un cadrequi lui permette d’assumer et decomprendre au mieux ce qu’il vit ?Considéré, certainement à tort, horsdu temps et d’une certaine normali-té, l’espace du soin pourrait-il sesoustraire aux évolutions ainsi vali-dées dans les pratiques quotidienneset désormais consacrées par lestextes internationaux qui considè-rent que « Dans toutes les décisionsqui concernent l’enfant, (…) l’inté-rêt supérieur de l’enfant doit êtreune considération primordiale »(article 3 de la Convention de NewYork relative aux droits de l’enfant,O.N.U., 1991) ? Comment interpré-ter alors cette notion d’« intérêt supé-rieur de l’enfant » dans le champ depratiques soignantes qui concernentsa vie, son devenir mais aussi à biendes égards ses proches, tout particu-lièrement dans un contexte incertainqui confère à la décision une gravitéévidente ? Auprès de lui, quel estl’interlocuteur légitime et qualifié quiest reconnu garant du respect de sonintérêt ? Selon quels principes déter-mine-t-il ses positions et pour viser àquelles fins ? En cas de conflits d’in-térêts, l’arbitrage relève-t-il seule-ment d’une approche médicale,alors que d’autres considérationsdoivent être également honorées ?En fait, qu’en est-il de l’enfant dansce qui touche à sa personne ?Dans le domaine qui nous concerneplus spécifiquement, la Conventionde New York stipule (article 12) :« Les États garantissent à l’enfantqui est capable de discernement ledroit d’exprimer librement sonopinion sur toute question l’inté-ressant, les opinions de l’enfantétant dûment prises en considéra-tion eu égard à son âge et à sondegré de maturité. » Nos obligationssont explicites et tangibles. La capa-cité de discernement, la liberté d’opi-nion sont constitutives des droitsreconnus à toute personne. De tellesorte qu’il importe d’affirmer quel’hôpital ne saurait être considérécomme un lieu de non-droit, toutparticulièrement à l’égard des per-sonnes les plus fragilisées par l’étatde maladie pour lesquelles tout doit

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Quelques repères pour une éthique de la communication et de l’information en pédiatrie

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être mis en œuvre afin de préserverleur identité et leurs droits. Il nousrevient de prendre en compte de telsprincipes afin de penser et d’ajusterles modalités d’une relation qui n’estacceptable que pour autant qu’ellepuisse satisfaire ces exigences. C’estdu reste ainsi que les professionnelspréservent la liberté d’exercice d’uneactivité qui doit toujours être rame-née aux valeurs déontologiques quila constituent.L’exigence de relation et de commu-nication doit situer l’information auniveau le plus élevé du soin. Il n’estpas acceptable de décider sans asso-cier d’une manière ou d’une autre lapersonne directement concernée,c’est-à-dire sans définir les modalitésd’une communication qui la respec-te et l’implique en tant que partenai-re du soin.

Liberté de consentir

« L’information des malades, qu’ils’agisse de recherche et de soins, estla condition nécessaire d’unconsentement de qualité. Aprèsavoir été informé, le malade peutaccepter ou refuser la procédure quilui est proposée (…) ». Le 14 sep-tembre 1998, le Comité consultatifnational d’éthique pour les sciencesde la vie et de la santé affirmait ainsison attachement à la valeur queconstitue le consentement, y consa-crant un rapport et des recomman-dations (n° 58) : « Consentementéclairé et information des personnesqui se prêtent à des actes de soin etde recherche. » Il n’est pas de déci-sion éthiquement concevable qui nereconnaisse la personne dans sesvaleurs, son autonomie et ses droits,notamment du point de vue de lamise à sa disposition des informa-tions qui lui permettent d’assumerlibrement ses responsabilités afin deconsentir dans la clarté, lorsque celas’impose.Dès lors, peut-on contester à l’enfantmalade son statut de personne etaccentuer ainsi son sentiment de vul-nérabilité par la négation de ce qu’ilest ? Tenter, comme on y prétend, delui épargner une trop forte confron-tation avec la maladie et ses repré-

sentations, c’est privilégier uneoption parmi d’autres qui nécessite-rait pour le moins d’être justifiée.D’autant plus que l’on constate àquel point, dans certaines circons-tances douloureuses, l’infantilisationde la relation de soin, y comprisavec la personne malade adulte,relève d’arguments identiques visantégalement à la prémunir des réalitésqui risqueraient de l’affecter. En fait,il s’agit là plus souvent d’un évite-ment de la personne que d’une pré-venance témoignée à son égard. Àl’analyse, les équipes qui ont investides efforts dans la définition et lacohérence d’un projet de soin adap-té, privilégient la responsabilisation,l’échange, le partage de la décision,en d’autres termes le partenariat.Elles réfutent les approches compa-tissantes ou surprotectrices qui peu-vent constituer un prétexte avanta-geux au dessein d’éviter la moindreconfrontation.On le dit, le parternalisme médicalaurait fait son temps. Ce mode derapport trop souvent marqué par unautoritarisme sans mesure, souventexercé au mépris du respect de lapersonne, ne semble plus conci-liable avec l’exigence d’une relationéquilibrée et profondément soucieu-se de l’intérêt direct de celle ou decelui qui sollicite un soin. Je ne suispas certain que la critique soit à cepoint fondée et que la personnemalade ne sollicite pas, plus souventqu’on ne le dit, cette relation deconfiance qu’incarnait aussi uneconception éclairée du parternalis-me. Désormais, le principe d’auto-nomie est privilégié. On pourraittoutefois le discuter, tant il paraîtsouvent arbitraire et inapproprié.Jusqu’à quel point le concept d’auto-nomie est-il pertinent face à la mala-die ? Doit-on en faire la valeur supé-rieure, alors que dans les faits,enfants et adultes notre maîtrise descirconstances s’avère tout aussi rela-tive et aléatoire : à tant d’égardsdépendante ?Force est de constater la nécessité derecourir dans certaines circonstancesfondées et encadrées, à la médiationd’un mandataire, comme le suggèrele Comité consultatif nationald’éthique dans son rapport n° 58 :

« Il est par ailleurs aussi injuste devouer à la recherche des personnessans défense. Lorsque le recueil duconsentement est rendu impossible,la possibilité de désigner un “repré-sentant” ou un “mandataire” seraitune avancée possible. » Là égale-ment, la substitution à la volontéd’une personne doit relever d’uneintelligence de la situation et davan-tage encore d’une compréhension,d’une connaissance de ce à quoipourrait aspirer la personne. Il n’estpas évident de « prendre la place »d’un autre, même si son « intérêt »semble privilégier certaines déci-sions. Dans ce cadre, les condi-tions de délibération justifient àelles seules une argumentationincontestable. Nous devons accepter, dans cer-tains cas, de prendre le risqued’initier des démarches parfoisinédites qui soient soucieuses del’exigence d’un rapport de véritéqui s’avère garant d’une relationde confiance susceptible d’évoluerefficacement dans la durée.

La faculté d’appréciation

Ces quelques considérations étanténoncées, elles nous permettent dereprendre le difficile et même lepérilleux des pratiques soignantesauprès de l’enfant et de ses parents,notamment lorsque l’annonce d’unemaladie peut induire des décisionsurgentes, dans un contexte d’incerti-tudes, de menaces vitales qui affec-tent sa qualité de vie du fait desconséquences des options thérapeu-tiques envisagées.Qu’en est-il alors de la nécessité,voire du devoir d’informer ? Doit-onou peut-on tout révéler ? Que direquand il n’est rien de certain à affir-mer ? Comment concevoir dans cedomaine un suivi de l’enfant et deses parents ? Comment gérer lesinterrelations entre eux ? Commentestimer ce que les uns et les autressouhaitent connaître ou veulent quel’autre sache ? Que signifie, à l’épreu-ve des faits, le principe de prudence,la retenue, la décence, le respect ?Comment ne pas abolir, à trop en

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dire, les conditions nécessaires àl’émergence des ressources intimeset personnelles qui pourront contri-buer à la lutte contre la maladie ?Convient-il d’« épargner » l’enfant devérités humaines qui ne seraientassumables que par un adulte ? Peut-on aborder et de quelle manière, lasouffrance, les mutilations, voire lamort prochaine de l’enfant ? Au nomde quels principes et de quellesvaleurs fonder dans ces domainesune décision recevable ? Les questions sont multiples et nepeuvent jamais se réduire à des for-mules dûment établies, chaquesituation étant spécifique et évoluantdans un contexte particulier.Je crois opportun de considérercomme un principe incontestable,l’importance d’une communicationde qualité qui soit adaptée aux cir-constances. Elle permet à chacun deparvenir au niveau d’informationqu’il sollicite et qu’il estime être enmesure d’assumer. D’autre part, dupoint de vue des règles, respecter lasphère du privé, la volonté proprede la personne, le secret et la confi-dentialité, c’est lui témoigner concrè-tement un attachement profond à sapersonne. Parvenir à solliciter chezl’autre une faculté de compréhen-sion, d’expression, voire de revendi-cation, c’est probablement contri-buer à le renforcer face à la maladie,à lui procurer des atouts souventinsoupçonnés. Réciproquement,sensibles à ce type de position et àces postulats, les soignants se décou-vrent en position d’assumer leursresponsabilités, selon leurs déontolo-gie et les principes qu’ils élaborent àpartir de leurs expériences quoti-diennes. Les médecins ne peuventque mieux apprécier la signification etla portée pratique de l’article 35 duCode de déontologie médicale, décretn° 95-1000 du 6 septembre 1995 : « Le médecin doit à la personne qu’ilexamine, qu’il soigne ou qu’ilconseille, une information loyale,claire et appropriée sur son état, lesinvestigations et les soins qu’il luipropose. Tout au long de la maladie,il tient compte de la personnalité dupatient dans ses explications et veilleà leur compréhension.« Toutefois, dans l’intérêt du mala-

de et pour des raisons légitimesque le praticien apprécie enconscience, un malade peut êtretenu dans l’ignorance d’un dia-gnostic ou d’un pronostic grave,sauf dans les cas où l’affectiondont il est atteint expose les tiers àun risque de contamination.« Un pronostic fatal ne doit êtrerévélé qu’avec circonspection,mais les proches doivent être pré-venus, sauf exception ou si lemalade a préalablement interditcette révélation ou désigné les tiersauxquels elle doit être faite. »Les pratiques médicales doivent sedoter de règles fortes qui résistentaux idéologies et aux pressions dumoment. L’éthique nous questionnedavantage qu’elle nous confortedans des positions par nature déli-cates, parce que relevant dedilemmes qui favorisent rarement lemeilleur choix. J’estime essentiel deprivilégier une approche rigoureuseet juste. Elle relève des bonnes pra-tiques et ne vise pas à l’idéal d’unbien dont on ne saurait au juste quiil sert et quelles seraient ses fins.

Tendre à une reconnaissancemutuelle

Pour conclure, je considère qu’unecommunication envisagée dans sonévolution, un échange respectueux,un rapport de confiance et d’estimeréciproques constituent les fonde-ments d’une éthique du soin et lesrepères indispensables à cette viséed’une information adaptée de hautequalité. Une fois prises en compteles spécificités de l’expérience d’unemaladie vécue par l’enfant, je consi-dère que nos fondements éthiquesrelèvent des principes de la déonto-logie et de la morale universelle.Nous y trouvons les repères indis-pensables aux engagements soi-gnants les plus exposés à leurslimites, à leurs paradoxes mais plusencore à leurs valeurs et significa-tions humaines.Nous sommes confrontés à dessituations souvent inédites que l’onne peut réduire aux seuls enjeux de

savoir ou du devoir de savoir. En soi,et à lui seul, le devoir d’informern’est en rien garant de la légitimité etde la qualité d’une démarche desoin. Ainsi, pour ne citer qu’unexemple d’une pressante actualité,comment prendre en compte etgérer respectueusement un savoirgénétique dont on ne peut actuelle-ment rien faire en terme de théra-peutique avérée, voire qui peut pré-senter des désavantages détermi-nants pour la personne ? Ces questions concrètes et urgencesnous renvoient donc aux considéra-tions à reprendre dans le cadre de l’information soignant/personnemalade. Il me semble opportun departir d’analyses concrètes de situa-tions humaines personnelles afind’éviter de nous engager dans deslogiques dont on pourrait très viteregretter les conséquences, s’agissantdes principes éthiques qu’il convientencore d’honorer.La transparence n’est aucunementgarante de la qualité humaine d’unerelation. Ce que souhaitent les per-sonnes malades, c’est d’être recon-nues pour ce qu’elles sont au-delàde la maladie, d’être estimées et res-pectées comme des personnesmorales dignes d’un soin attentif etde qualité. Dans tous ces domaines,j’estime indispensable d’envisagerun effort de formation pédagogiquedes professionnels et simultanémentune action de sensibilisation despublics. C’est de responsabilitéseffectivement partagées que nousavons le plus besoin. Je ne suis pascertain que les tendances actuelles ycontribuent. Mieux, je constate quetout est mis en œuvre pour déres-ponsabiliser, ce qui produira néces-sairement des effets néfastes à courtterme.

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DR JEAN-CHRISTOPHE MINO

Médecin et chercheur en santépublique, groupe Image E.N.S.P.,membre de la Cellule de réflexion de l’Espace éthique

DR MARIE ODILEFRATTINI

Médecin de santé publique, Fondationde l’Avenir pour la recherche médicale appliquée

MARC GUERRIER

Interne en pédiatrie, membre de la Cellule de réflexion de l’Espace éthique

CHRISTELLEROUTELLOUS

Sociologue, Centre de sociologie desinnovations, École des mines de Paris.

Pratique réelle de l’information et du consentementdes personnes

L’information et le consentementdu patient sont au centre de l’ac-tualité. Depuis janvier 2000, leConseil d’État s’est mis au diapa-son de la Cour de cassation. Ildemande qu’en cas de litige avecun patient, les médecins hospita-liers du secteur public fournissentla preuve qu’ils lui avaient biendonné les informations sur lessoins reçus et leurs risques poten-tiels. On peut longuement discuterdes conséquences de ce nouveaucoup de tonnerre juridique dansun ciel médical qui n’était plustout à fait serein mais il est certainque les exigences médico-légalesapparaissent de plus en plusfortes. Lorsque l’on exerce lamédecine, il faut informer sespatients et être capable de prouverqu’on les a informés. La responsa-bilité du médecin reste celle de la

décision diagnostique et thérapeu-tique. Mais elle comprend aussiexplicitement un devoir d’informa-tion, qui rend indispensable pourle praticien certaines qualitéspédagogiques voire de bonnescapacités de négociation.Plutôt que de se lamenter en agi-tant l’épouvantail américain à pro-pos des risques d’une « judiciarisa-tion » des pratiques soignantes etde la montée en puissance d’unemédecine « de consommation », ilnous semble préférable que lesmédecins et les autres profession-nels de santé reprennent la balleau bond. Informer le patient est unimpératif, certes louable, mais quireste très flou. Qu’est ce que celasignifie au juste dans l’exercicequotidien ? Comment fait-on pourdélivrer des informations à unpatient ? Quelles sont ses attentes ?Quel type d’informations lui don-ner ? Dans quelles conditions ? Àquel moment ? Souhaite-t-il unmini cours de médecine, la listeexhaustive des risques qui mena-cent de le terrasser ou des infor-mations sur les conséquences destraitements sur sa vie quotidienne ?Face à toutes ces questions, ledépartement Innovation évalua-tion en pratiques de soins de laFondation de l’Avenir pour larecherche médicale appliquée adécidé de réunir un groupe de tra-vail pluridisciplinaire tout au longde l’année 1999. Y participaientdes médecins cliniciens et cher-cheurs en santé publique, desreprésentants d’usagers, desjuristes, un sociologue et une psy-chologue. Alors que l’accréditationdes établissements de santé faitune place centrale à ce thème, ils’agissait de voir si l’on pouvaitaméliorer en pratique réelle l’in-formation et le consentement despatients.En théorie, la conclusion de cetteannée de travail est relativementsimple. Jusqu’à maintenant, l’infor-mation et le consentement dupatient ont été préférentiellementabordés sous un angle « tech-nique » et dans un sens unique :du médecin vers le patient. Enpratique, c’est plus compliqué.

D’après différentes études de satis-faction et les résultats des ÉtatsGénéraux de la Santé, les patientsn’attendent pas seulement des élé-ments médico-techniques de lapart des professionnels. Ils veulentdes informations sur le retentisse-ment concret de la maladie et destraitements dans leur vie quoti-dienne. Ils souhaitent aussi uneprise en compte et une reconnais-sance de leur vécu, de leursconnaissances de la maladie et deleurs avis dans la prise en charge.On constate donc que la questionde l’information est intimementliée à ce que l’on a longtempsappelé « la relation médecin/mala-de » et qu’on pourrait appelermaintenant « les relations entreune personne malade et une équi-pe de soignants » ou plus simple-ment les relations soigné/soi-gnants. Notons que, selon nous, lemédecin est un soignant qui faitpartie de l’équipe au même titreque les non-médecins. Cette rela-tion ne se limite plus à une ren-contre duelle, le colloque singu-lier. Elle prend maintenant placedans un véritable processus decommunication qui comporte demultiples interactions entre lepatient et tous les professionnelsde santé. Si la place du médecinreste primordiale dans ce proces-sus, elle s’intègre dans une organi-sation des soins qui se doit defavoriser les échanges entre tous.

Connaître et mieuxcomprendre commentse déroule le processusde communication

Suite à ce constat, la Fondation del’Avenir a décidé de mener unerecherche-action sur ce thème etl’Espace éthique est associé à ceprojet qui concerne au plus prèsses préoccupations. Ce travail sedéroulera en milieu hospitalier eten médecine de ville. En intégrantles attentes des usagers et lescontraintes des pratiques profes-sionnelles, son premier objectif estd’identifier les dimensions ou élé-

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Améliorer les relations soigné/soignants et l’information du patient au quotidien

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ments importants de la communica-tion au cours des relationssoigné/soignants. Dans un secondtemps, il s’agira de chercher à amé-liorer la qualité de cette communica-tion et donc de l’information et duconsentement en trouvant des moda-lités organisationnelles adaptées à lapratique.Ce travail est une recherche car ilcherche à décrire et à comprendrequels sont les éléments importantsde la communication au cours desrelations soigné/soignants. Jusqu’àprésent, la relation médecin/maladeavait été essentiellement abordée defaçon théorique par la déontologie,le droit ou la philosophie. Dans cetravail, au contraire, on s’appuierasur l’expérience pratique par le biaisde groupes de travail avec les pro-fessionnels, d’entretiens avec les soi-gnants et les soignés, ainsi que d’ob-servation des pratiques concrètes insitu. Il s’agit de bien comprendrequelles sont les pratiques au quoti-dien et au sein de l’organisation desservices de santé. Quel acteur inter-vient-il et à quel moment dans la tra-jectoire du patient ? Que dit-il et com-ment ? Qu’écoute-t-il ? Comment est-il compris ? En quoi le cadre organi-sationnel de la médecine influe-t-ilsur le processus de communication ?Quels en sont les conséquences surles décisions de la prise en charge etdans le travail en équipe ? Quel enest l’impact pour le patient dans lagestion de sa maladie ? En quoi cedernier influence-t-il le travail desprofessionnels ?Mais l’objectif d’un tel projet est aussil’action. On veut agir pour améliorerla communication, les informationsdonnées au patient et in fine sonconsentement. Cette seconde phasese déroulera en collaboration avecles groupes de travail pluri-profes-sionnels qui émettront un certainnombre de propositions concrètes. Àpartir des résultats de la phase derecherche, on élaborera différentsoutils, supports de communication etplans d’action qui auront pour ambi-tion d’améliorer le processus decommunication et l’information dansla pratique quotidienne. Ces proposi-tions seront appliquées dans les ser-vices et les cabinets médicaux pen-

dant plusieurs mois. Leur mise enœuvre sera évaluée afin d’observeret de juger des effets produits surchacun au fur et à mesure.Permettre de mieux connaître et demieux comprendre comment sedéroule le processus de communica-tion et la délivrance des informationsaux patients dans l’organisation etl’exercice quotidien de la médecine.Observer quels sont les éléments desrelations entre les usagers et les soi-

gnants qui facilitent un échange réci-proque entre les acteurs et unconsentement des patients réelle-ment « libre et éclairé ». Proposer des pistes d’améliorationqui soient adaptées à la pratique etaux attentes des patients et des pro-fessionnels. Tels sont les objectifs decette recherche action qui se veut enlien avec la réalité du soin.

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• Troisième colloque d’éthique de BicêtreDossier médical, dossier infirmier : pourquoi ? pour qui ?En partenariat avec la Faculté de médecine Paris-Sud, la Faculté Jean Monnet (Université de Paris XI) et le GREBB6 OCTOBRE 2000, 9H-17H.

LIEU : FACULTÉ DE MÉDECINE

PARIS-SUD, HÔPITAL BICÊTRE.

CODE GIPSIE : 0002988501

• Annoncer le handicap en postnatal : pour une image restaurée de l’enfantAvec la Mission Handicaps de l’AP-HP30 NOVEMBRE 2000, 9H-17H.

LIEU : FACULTÉ DE MÉDECINE

PARIS-SUD, HÔPITAL BICÊTRE.

CODE GIPSIE : 0002988601

• Droits, responsabilités hospitalières et soignantesJuridiciarisation des pratiques : quellesnouvelles responsabilités ?1er FÉVRIER 2001, 9H-17H.

LIEU : ESPACE ÉTHIQUE.

CODE GIPSIE : 0002987600

• Pratiques de la relation et prise en charge à l’hôpital au quotidienEn partenariat avec la Fondation de l’Avenir1er MARS 2001.

LIEU : ESPACE ÉTHIQUE, 9H-17H

CODE GIPSIE : 0003007501

• Quatrième Journée d’éthique des cadres hospitaliersDroits de la personne malade : nouveaux droits, nouveaux devoirs26 AVRIL 2001, 9H-17H.

LIEU : INSTITUT DE FORMATION

DES CADRES DE SANTÉ,

GROUPE HOSPITALIER PITIÉ-SALPÊTRIÈRE.

RENSEIGNEMENTS, INSCRIPTIONS :

TÉL. 01 42 16 07 80.

CODE GIPSIE : 0003009601

• Quatrième Journée annuelle de l’EspaceéthiqueUsagers de l’hôpital et professionnels :pour une nouvelle éthique de la relation 14 JUIN 2001, 9H-17H.

LIEU : INSTITUT DE FORMATION

DES CADRES DE SANTÉ,

GROUPE HOSPITALIER PITIÉ-SALPÊTRIÈRE.

RENSEIGNEMENTS, INSCRIPTIONS :

TÉL. 01 44 84 17 57.

CODE GIPSIE : 0002986601

L’information du patient au quotidienPoursuivant son implication dans ce domaine très actuel de l’éthique dusoin, l’Espace éthique propose dans le cadre de l’année universitaire2000-2001 plusieurs colloques. Renseignements et inscriptions : Espace éthique, tél. 01 44 84 17 57.

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Devoir d’information du médecin, droit à la compréhension du patient

DR JEAN DAGRON

Unité d’informations et de soins dessourds, service de médecine interne,groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière,auteur de Sourds et soignants, deuxmondes, une médecine, Paris, PressÉditions, 1999.

Intolérance à l’égard de la personne sourde

Le 5 janvier 2000, le Conseil d’État aétendu à l’ensemble des médecinsl’obligation d’informer leurs patientsde tous les risques inhérents auxgestes diagnostiques et thérapeu-tiques qu’ils doivent effectuer. PourLe Monde du 20 janvier, ce jugement« modifie dangereusement la naturede la relation médecin/malade ». Lerisque de judiciarisation plane surl’activité médicale. Mais se cantonnerà l’élaboration et à la remise defiches d’information aux patientscontribuerait à réduire à son aspectprocédural le débat sur l’informationdu malade, alors que des avancéesexistent déjà.Pour analyser un système, un desmoyens est l’examen des cas limites.Le recours aux soins des sourds enest un. D’anecdotique, s’il est consi-déré comme un fait isolé il devientsymptomatique, par la mise en reliefde pratiques fort répandues qu’ilrévèle. Le médecin demande : « çava ? ; vous avez compris ? » à unepersonne sourde qui a pris l’habitu-de de dire oui, même si elle n’a riencompris. Le « malentendu » est com-plet. Le médecin a pu être boulever-sé la veille au soir en voyant l’actriceEmmanuelle Laborit “signer” authéâtre. Le lendemain, dans soncabinet, il estime que la communica-tion « est passée ». Le sourd, lui, estfrustré et ne se sent pas respectécomme personne humaine. Devant une pathologie plus com-plexe, le problème de communica-tion commence à embarrasser. Leréflexe habituel consiste à faireappel à la famille. Les sourds sontobligés de faire ce que personnen’accepterait de faire. Parler d’intimi-té par l’intermédiaire de sa mère, de

son frère ou même de son enfant.Les premiers sourds séropositifshésitèrent ainsi à consulter les méde-cins dans de telles conditions.L’inacceptable fut enfin perceptible.Intolérable éthiquement et aussicondamnable politiquement.

Dire la santé en langue des signes

Une fonction régalienne de l’Étatconsiste à préserver la sécurité phy-sique de l’individu et la sécurité sani-taire de la population. Si en périoded’épidémie, certaines personnes ontun accès aux soins beaucoup plusdifficile que le reste de la popula-tion, l’État est concerné. Quand dessourds ont appris ce qu’était l’épidé-mie du VIH-sida le jour où leur séro-positivité a été dépistée, dans sondevoir d’informer la population desdangers qui la menacent l’Étatn’était-il pas mis directement encause ? L’accès aux soins des sourdsne représente pas une revendicationde plus émanant d’un groupe socialet un budget supplémentaire à trou-ver, mais relève de la sécurité sani-taire, cette mission assumée par l’État moderne. Le Secrétariat d’État àla Santé et l’Assistance publique -Hôpitaux de Paris ont permis dedévelopper des réponses adaptées àcette réalité. Dans un esprit d’expéri-mentation, face à un besoin malconnu, une consultation en languedes signes s’est ouverte à l’hôpital dela Salpêtrière en 1995. Son objectifs’avère clair : favoriser l’accès auxsoins des sourds selon le droit com-mun. Cette résolution imposait dèslors une nouvelle exigence : la maî-trise par les professionnels de lalangue des patients.Les besoins sont évidents. En 5 ans,1200 sourds ont eu recours au dis-positif. D’autres pôles se créent enFrance sur les mêmes bases : deséquipes de professionnels bilinguesavec des soignants médiateurssourds. Au cours de cette année2000 on assistera à la première pro-motion d’aides-soignants sourdsainsi qu’à la création d’un diplômeuniversitaire pour « dire la santé enlangue des signes ».

Poser la question de la langue,dépasse le colloque médecin/mala-de. L’année dernière, le Conseilconstitutionnel s’est opposé à laCharte sur les langues régionales etminoritaires en ces termes : « Les par-ticuliers ne peuvent se prévaloirdans leurs relations avec les admi-nistrations et les services publicsd’un droit à l’usage d’une langueautre que le français. » Considérantque l’usage du français est la garan-tie de l’égalité devant la loi. Maisalors, comment les Français qui pré-cisément ne sont pas physiologique-ment en mesure de penser et des’exprimer en français font-ils ?L’utilisation de la langue des patientssourds “signeurs” ne constitue-t-ilpas le véritable moyen de garantirune réelle égalité ? L’utilisation de lal.s.f. (langue des signes française)dans des services publics de santéne représente pas un droit particulierqui serait reconnu aux sourds, maisle moyen d’assurer une mission fon-damentale de l’État.Soigner les sourds dans leur langue,représente bien sûr un cas extrême.Cependant, en plaçant l’exigencelinguistique du côté de l’équipe soi-gnante on applique de manièrelogique de l’article 35 du Code dedéontologie médicale : « Le médecindoit à la personne qu’il soigne ouqu’il conseille une information loya-le, claire et appropriée sur son état. »Au-delà de la situation spécifiquedes sourds, chaque patient bénéfi-cie-t-il toujours d’une communica-tion adaptée ? Cette exigence n’est-elle pas plus légitime encore enpériode de fragilité, comme c’estsouvent le cas dans un parcours hos-pitalier ?

Accéder à une communication adaptée

En France, la Charte du patient hos-pitalisé du 6 mai 1995 traite de l’ac-cessibilité « afin de garantir à tousl’égalité d’accès à l’information. »Mais cette formulation n’est pas suf-fisante, du moins pour les sourds. Lamajorité des hôpitaux ne s’est jamaispréoccupée de disposer d’une

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convention avec une structure d’in-terprètes. De nombreux servicesrefusent systématiquement lesdemandes d’interprètes formuléespar les patients. Le présupposéd’une bonne information est unebonne compréhension. Le patientest fondé à exprimer ses souhaitss’agissant de l’adaptation desmoyens. Un choix clair et explicitedevrait être recueilli. Exemple pourun sourd : « Oui, je n’ai pas de pro-blème de communication avec cemédecin. » Ou : « Oui, j’accepte quece membre de ma famille serve d’in-terface. » Ou : « Oui, je préfère la pré-sence d’un interprète professionnel. »La possibilité de disposer d’un inter-prète ne doit plus dépendre de lamotivation d’un directeur d’hôpitalou d’un chef de service mais êtreinscrite dans le fonctionnement nor-mal du service public.Dans sa version actuelle, la Chartedu patient hospitalisé stipule : « Lesétablissements doivent veiller à ceque l’information médicale et socia-le des patients soit assurée et que lesmoyens mis en œuvre soient adaptésaux difficultés de communicationou de compréhension des patients. »L’efficacité de la Charte serait davan-tage probante s’il était précisé : « enaccord avec ceux-ci ou à leurdemande. »Aux États-Unis, des recommanda-tions sont élaborées et ensuite la jus-tice intervient comme mode derégulation. En France, le système desanté est mixte : les praticiens béné-ficient d’une totale liberté d’exerciceet d’une entière responsabilité déon-tologique et professionnelle. Enmême temps, l’État est régulateurdes activités médicales : il élabore lapolitique de santé et doit se doterd’un centre nerveux et de moyenspour l’appliquer. Reprenonsl’exemple des sourds. Actuellement,des compétences se développent,des consultations pilotes se créent.Ce ne sont pas des filières isolées etobligatoires. Chaque personne sour-de peut continuer à fréquenter lesystème général et dispose, de sur-croît, du choix d’aller dans un lieupossédant une compétence particu-lière en cas de nécessité. Auprès deces réseaux bilingues, les profession-

nels peuvent trouver, pour ce qui lesconcerne, une aide et des conseils. Quelle régulation ? Récemment, aucours d’une deuxième consultationun médecin de la région Rhônes-Alpes a refusé la présence de l’inter-prète amené par la patiente sourde,alors qu’elle n’avait rien compris lapremière fois. Que faut-il faire ? Rien,si l’on se contente de la situationactuelle. La patiente subit alors leseffets permanents et durables del’angoisse, de l’ignorance et de laviolation de sa dignité. Si l’onengage une procédure judiciaire,on risque de contribuer auxdérives observées aux États-Unis. Un travail d’explication semblereprésenter le meilleur moyen per-mettant de nous faire avancer danscette problématique qui ne surgitpas spontanément dans l’exercicequotidien de nombreux médecins.Pour ces derniers, comme pour laplupart des “entendants”, il est eneffet difficile d’imaginer que lacommunication passe par les yeuxet non par la voix. Surtout, si lapersonne sourde produit des motscompréhensibles pour une oreilled’entendant.

Souvent, le français demeure unelangue morte. Le français oral estun langage qui ne sera jamais parlénaturellement, sans obstacles.Quant à l’écrit, la majorité dessourds déchiffre quelques motsmais est en fait illettrée. À la lecture d’un traité de médeci-ne, on constate que la surdité estabordée en fonction de la courbeaudiométrique ou de la personna-lité des personnes atteintes. La sur-dité est aussi un rapport entre unsourd et un entendant. Un rapportvariable selon les circonstances etles enjeux. Le mot surdité ne doitpas gêner l’analyse de situationsd’interactions très variées. Au coursd’une hospitalisation, à quelmoment faut-il un interprète, unprofessionnel signant, une cassettevidéo, un professionnel sourd ? Là,aussi, au-delà des sourds, les situa-tions de surdité où « un dit » ne ren-contre pas « une compréhension »ne sont pas réservées aux seulssourds. À côté du diagnostic médi-cal et du diagnostic infirmier, pour-quoi ne pas concevoir un diagnos-tic de communication élaboré avecet pour le patient ?

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SYLVAIN SIBONI

Psychologue, hôpital Charles-Foix, AP-HP.

Extrait de la réunion de la Cellule deréflexion de l’Espace éthique : Le place-ment en institution de la personne âgée,20 mai 1999.

Combler le videPlus que le placement, c’est l’idée dedéplacement qui m’intéresse, dépla-cement d’une personne de la placequ’elle s’est faite au fil des ans, de savie (de son histoire). Notre place,c’est notre histoire qui la détermine :« se faire sa place, avoir une bonneplace, faire de la place. » D’où l’im-portance de reconstituer cette histoi-re ou du moins les étapes impor-tantes de l’anamnèse. Quel tempsconsacre-t-on à l’histoire de vie ? Àmon sens l’histoire de vie est plusimportante que l’histoire de la mala-die. La maladie n’étant qu’une étapede l’histoire de vie. Laisser la placeaux jeunes… L’idée de placementengendre, celle de vide. Vide qu’ilfaut combler. Le problème du place-ment en institution pose très certai-nement celui de la place du vieillarddans notre société. Hors les murs del’institution, qu’elle est la place duvieux dans notre société, de cevieillard déplacé ? “Placé” peut êtrepris également dans le sens du rôle.L’idée de placement en institution neserait pas heurtante si ce vieillarddéplacé pouvait encore “servir” lasociété, à sa nouvelle place. D’oùcertains enjeux à caractériser.

À quoi les vieux en institution sont-ilsencore bons ?

L’histoire des institutions nousenseigne que celles-ci, quels quesoient leurs résidents, ne leur laissentque très peu d’autonomie. Tout sedécide en dehors d’eux et sans eux(problème d’échelles d’autonomie).La place du vieillard en institution sedécide en fonction de son degréd’autonomie. On pourrait imaginer

d’autres critères. Les vieux sont trai-tés en tant que charge et coût,chaque intervention ayant un coûtqui se détermine en fonction de l’in-tervenant et du “temps” passé. Lesvieux deviennent du temps qu’il fautleur consacrer, alors qu’ils sontl’exemple vivant du temps écoulé.Leur survie dépendra donc du tempsque nous pourrons leur consacrer.Or, une des plaintes principales dessoignants n’est-elle pas de couriraprès le temps ? L’exigence qui poin-te de la part des gestionnaires n’est-elle pas celle d’une gestion du tempsdes soignants au plus près desbesoins ? La personne âgée en insti-tution n’a plus beaucoup de temps àvivre, son temps est compté. Le nôtreégalement. Ce temps est précieux,donc très cher. Les vieux coûtentcher, on nous le martèle suffisam-ment !

Restaurer un rapportde réciprocité

Mais revenons à la place, celle que cevieillard devra investir en institution :9 m2 en moyenne dans celles qui ontété rénovées. On ne peut que consta-ter la réduction de leur espace vital.Quel rôle peut tenir le vieux dans unsystème qui n’en prévoit aucun pourlui, si ce n’est celui d’objet : objet desoins, de travail, de charge. Toujourspassif, jamais actif, le vieux va secomplaire et tenir ce rôle à merveille,puisqu’on ne lui en pose aucuneautre. Toute tentative de lui faire tenirun autre rôle sera vouée à « l’échec ».Cette vision des choses ne tientcompte que des besoins que levieillard ne peut plus assumer sansl’aide d’une tierce personne.Il est perçu et investi comme un êtreingurgitant et déféquant qui doit êtrelavé et couché dans un lit propre etqui plus est, coûte cher à la société,à ses proches qui se retrouvent endette vis-à-vis de ce vieillard qui n’aplus les moyens de sa vie : plus demonnaie d’échange, il n’assume plussa vie, il ne s’assume plus. Commentne pas déprimer dans un tel statut,dans semblable contexte ? Et qu’enest-il des autres besoins ?À noter, que ceux qui s’assument

encore, détiennent, possèdent unemonnaie d’échange. Il peut s’agir dupouvoir, du savoir, de l’expérience dela vie, de l’argent ou du patrimoine…Un vieux dicton populaire ne nousconseille-t-il pas de ne « jamais distri-buer son héritage avant sa mort » ?Je pense en conclusion que notresociété se fourvoie complètement enconsidérant le vieillard institutionna-lisé comme un « être éponge » quiprend et ne rend rien, ne donne rienen échange du temps que nous luiconsacrons. Pour modifier cet étatde fait, nous devons envisager notrerapport sous l’angle de la réciprocité etde l’échange. Qu’a-t-il a nous offrir ?Son identité ?

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Le déplacement du vieillard en institution

DÉPENDANCES ET SOINS

Diplôme d’université Éthique appliquée à la santé et aux soins

Institut éthique et soins hospitaliers de l’Espace éthique, Faculté de médecine Lariboisière Saint-Louis.Objectif Acquérir des compétences en philosophie, en éthique et en sciences humaines dans des domainesqui concernent directement les pratiques hospitalières.ProgrammeModules obligatoires :Sciences humaines et pratiques hospitalières.Histoire de la philosophie,fondements de l’éthique.Modules optionnels : Rencontre autour d’un philosophe.Rencontre autour d’un thème philosophique.Introduction de la philosophie politique.Philosophie comparée.Grands philosophes d’aujourd’hui.Psychanalyse et pratiques biomédicales.Durée Environ 100 heures.Directeur de l’enseignementPr Emmanuel Hirsch, Espace éthique.Responsables d’enseignementPr Dominique Bertrand et Pr Catherine Girre, Faculté demédecine Lariboisière Saint-Louis.

RENSEIGNEMENTS, INSCRIPTIONS : ESPACE ÉTHIQUE, TÉL. 01 44 84 17 57.CODE GIPSIE : 0002987300

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MICHEL BILLÉ

Sociologue, Institut régional du travail social Poitou-Charentes, Poitiers.

« Toute personne âgée dépendantegarde la liberté de choisir son mode de vie ».

Article Ier, Charte des droits et libertésde la personne âgée dépendante.

Une logique de fragilisation du statut des personnes âgées

Peut-être suffit-il, au fond, d’énon-cer ce premier article de la Chartedes droits et libertés de la person-ne âgée dépendante pour saisir, demanière intuitive au moins, qu’ildoit bien y avoir une relation, unlien entre dépendance et exclu-sion. Peut-être suffit-il d’énoncerencore ce premier article pour sai-sir aussi que l’exclusion sous-jacente à tout cela est, sans doute,non seulement une affaire dedépendance mais aussi, une affairede liberté, donc de droit : de Droitsde l’Homme.Bien sûr, cette perception intuitivene suffit pas. Ce lien que l’on pres-sent, il faut le préciser, regarder cequi le constitue et tenter de nom-mer ce dont tout cela relève. Celaest difficile parce que l’on sentaussi combien ces notions dedépendance et d’exclusion sontincertaines, combien elles varientd’un auteur à l’autre et par consé-quent combien elles sont manipu-lables et manipulatrices de la pen-sée. S’agit-il alors d’une simpleassociation de termes qui fonction-nerait d’autant plus facilement quenous sommes tous persuadés« qu’un malheur n’arrive jamaisseul » ? Comment, dès lors, serions-nous surpris de voir associées cesdeux notions de dépendance etd’exclusion à propos des per-sonnes âgées ?Qui, encore, n’a pas ou n’a pas euconnaissance de ces situationsd’immense solitude dans lesquelles

se trouvent certaines personnesâgées ? L’association que l’on faitalors entre isolement, vieillesse,dépendance et exclusion est biencompréhensible, et si elle manqueun peu de rigueur théorique, ellerend bien compte d’une situation desouffrance.Par ailleurs, pour explorer correcte-ment cette piste de travail sur les rap-ports entre la dépendance et l’exclu-sion, il faut bien noter les usagesmultiples que l’on peut faire de cesdeux notions.Lorsqu’en 1974, René Lenoir publiaitLes exclus, certaines personnes âgéespouvaient être considérées commeexclues, au sens quasi-économiquedu terme. Privées de revenusdécents, elles accédaient difficile-ment à la consommation ordinairede biens et de services : logement,nourriture, vêtements, loisirs, culture,etc., alors même qu’elles pouvaientbénéficier d’une assez forte intégra-tion familiale et sociale.La situation s’est quelque peu inver-sée et s’il y a, aujourd’hui, exclusionde certaines personnes âgées, cen’est plus — sauf situations de pau-vreté particulières — sans doute surune logique économique mais biensûr une logique de fragilisation dustatut des personnes âgées, de dété-rioration du lien social, de perte de laplace qu’occupaient ces personnestouchées par le grand âge, les pro-blèmes de santé physique ou menta-le, situations que l’on a tôt fait de glo-baliser sous le terme de dépendance.Dépendance, exclusion, deuxnotions incertaines donc susceptiblesde décrire des situations multiples etdans lesquelles nous pouvons sansprécaution faire entrer nombre d’in-dividus, que les problèmes qui lesconcernent soient économiques,psychologiques, physiques, men-taux, familiaux ou autres.

Une détérioration identitaire

Pourtant ces deux notions me parais-sent intéressantes, d’abord parcequ’elles sont là, actives et que parconséquent, pour une part au moins,elles s’imposent à moi, et puis parce

qu’un lien implicite les relie, un lienfait d’image de soi, d’identité ou plu-tôt de détérioration identitaire. Monhypothèse de travail est qu’il existeun lien implicite, indirect entredépendance et exclusion, un lien quipasse par la détérioration de l’identi-té de l’individu.Je me propose donc d’explorer celaen prenant d’abord quelques pointsde repère sur l’identité, pour com-prendre comment la dépendance estdestructrice de l’image que l’on a desoi-même. Nous étudierons ensuiteen quoi, pour une part au moins, letraitement social de la dépendanceentretient, à sa manière, cette dyna-mique d’exclusion à travers les mul-tiples atteintes aux Droits del’Homme qu’il met en œuvre sciem-ment ou non.« Mon identité, nous dit Pierre Sansot,sociologue français contemporain,c’est l’image que j’ai de moi, forgéedans le rapport aux autres, parceque j’ai par la suite à répondre àleur attente ».Cette manière de définir l’identité est,à mes yeux, riche de réflexionspotentielles sur les rapports entre ladépendance et l’exclusion. En effet,entrer dans un processus de dépen-dance, c’est toujours exposer auregard de l’autre une image de soidégradée par rapport à ce qu’ellea été. La représentation de soi-même qui se forge, en retour,intègre évidemment cette dégrada-tion. L’autre me renvoie donc demoi-même une image dégradéeque j’intègre ; c’est là le ressort dela dégradation identitaire. En effet,chacun de nous intègre une multi-tude d’images de soi qui, conver-geant, se conjuguant, finissent parconstituer une image globale etassez unifiée de soi-même.

La dynamique d’exclusion est àl’œuvre dès lors qu’une partiesignificative de ces images, de cesfacettes identitaires est détruite.Mais les autres ne nous renvoientd’image de nous-mêmes qu’auterme d’un jeu subtil d’attentesqu’ils développent à notre endroit.« Mon identité c’est l’image que j’aide moi, forgée… »

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La dépendance : une exclusion ?

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La dépossession d’un rôle social

Ces attentes sont des attentes derôle. La spirale de la dépendance,physique ou psychique, a poureffet que les autres, progressive-ment, attendent de moins en moinsde celui qui devient dépendant. Cefaisant, il est lentement privé desrôles qu’il pouvait jouer et ce lentprocessus, précisément, l’exclut. Jesuis exclu non pas forcément parceque ceux qui m’entourent me rejet-tent activement, mais simplementparce que, passivement, ils n’atten-dent plus rien de moi, de moi quine suis plus en mesure de jouer lesrôles que je jouais.Dépossédé de mon rôle, me voiciprivé de mon statut, celui qui luiétait lié, plongé dans un vide socialoù, à la limite, plus personne n’at-tend rien de moi… si ce n’est peut-être que je quitte la scène, que jemeure pour coûter moins cher à laSécurité Sociale et pour que d’autrepart, on puisse procéder, devantnotaire, à la transmission d’héritage.Fondamentalement et brutalement,au fond, voilà, je crois, comment ladépendance, parce qu’elle s’ac-compagne d’une dégradation iden-titaire, d’une dégradation de l’ima-ge de soi, est une porte d’entréemagistrale dans la dynamique del’exclusion.On pourra, dès lors, observer lamise en scène de cette exclusionsur différents théâtres. Exclusionde la scène professionnelle biensûr, mais aussi associative, c’estplus tardif, plus discret mais effica-ce et puis surtout exclusion de lascène familiale, peut-être la plusdouloureuse.Je sais bien que pour masquercette exclusion ou pour luttercontre elle on valorise l’intergéné-rationnel… Mais justement, si l’ona tellement besoin de l’encouragerc’est qu’il ne nous est pas sponta-né. Il faut dire, de ce point de vue,que nous sommes dans une situa-tion inédite où pour la premièrefois se multiplient les familles à 4voire à 5 générations. Je crois quenous savons fort bien évoluer à

l’intérieur de l’édifice familial à 3 générations : les enfants, lesparents, les grands-parents.Surtout, on l’aura compris, si cesgrands-parents sont plutôt jeunes,dynamiques et en bonne santé. Toutse complique, lorsqu’à ces trois étagesintergénérationnels on en ajoute unquatrième et un cinquième.Quel contenu relationnel vrai, unenfant de 5 ou 10 ans peut-ilaujourd’hui développer avec sesarrières grands-parents alors qu’ilest en relation avec des grands-parents jeunes, actifs, disponibles ?Je crains fort que cela se résume àla visite annuelle — camescopéecomme il se doit — que l’onconsent à effectuer parce qu’on nesait jamais… Il s’agit peut-être de ladernière ! Cette société décidémentn’est pas spontanément pour tousles âges. Il faut conduire un vraitravail sur le contenu des liensintergénérationnels pour que lesreprésentations qui y circulentpuissent servir la structuration oule maintien d’images de soi posi-tives, d’identités fortes et ainsidésamorcer les dynamiques d’ex-clusion.

Placement, dépersonnalisation et perte d’identité

Les choses se compliquent encorelorsque nous examinons non plusseulement le processus de dépen-dance et de détérioration identitai-re mais également la manière dontcollectivement, et pour leur bienprétendu, nous traitons les per-sonnes dépendantes.En effet, le traitement social de ladépendance doit être mis en ques-tion. Il ne s’agit pas de mettre enaccusation tel ou tel soignant, maisun fonctionnement social, global,admis, qui paraît tellement normalqu’on a du mal à lui imaginer desalternatives. Ce traitement social,notre manière de parler le révèle,je pourrais presque dire le trahit.Le fait que, par exemple, dans lelangage ordinaire, le nôtre sou-vent, “dépendance” soit devenu lecontraire “d’autonomie”, induit que

nous sommes en grande difficultépour considérer que quelqu’unpuisse être dépendant et autonomec’est-à-dire capable de prendre desdécisions qui le concernent et dediriger sa vie.Une exclusion pernicieuse, subtile,mais efficace commence aumoment où l’individu perd denotre fait la liberté de décider pourlui-même.Deux situations se présentent alorset le langage, encore, les révèle : lemaintien à domicile, et le place-ment en établissement.Il se peut qu’un jour, je sois, à mondomicile, dans l’obligation de mefaire aider, de recevoir des soins,quel que soit mon âge, et à plusforte raison si je suis vieux.Devenant dépendant, je dépendraide quelqu’un pour la réalisation decertains actes même simples de lavie quotidienne. Personne ne peutprétendre y échapper a priori etchacun espère, ce jour-là, trouverdans son environnement des ser-vices de soutien à domicile com-pétents, attentifs et performants.Mais justement, des services desoutien, pas de maintien. Et cen’est pas qu’une question de mots :je veux bien être soutenu, il sepeut que je le demande, mais dequel droit prétendrait-on me main-tenir fut-ce à mon domicile ? Qui al’initiative ? De quel droit nouscroyons nous, parfois, autorisé àdéposséder l’autre de l’initiative sursa propre vie ? C’est-à-dire à ladéposséder de son autonomie.Je sais bien que les processus dedétérioration mentale sont parfoisterribles et qu’ils me guettent. Il y apar conséquent beaucoup de pré-tention dans mon propos. Maisnous savons aussi que c’est préci-sément en dépossédant la person-ne de l’initiative sur sa propre viequ’on la fait entrer plus sûrementdans les processus démentiels,ceux-là même qui, détruisant l’ima-ge positive de soi vous précipitentdans la dynamique de l’exclusion.Que dire alors du placement enétablissement ?Le placement, la place, on pourraitdire « l’obsession de la place » :trouver une place, réserver une

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place, chercher une place, avoirune place, avoir “sa” place… enmaison de retraite. Se plaindrequ’il n’y ait pas assez de places,espérer qu’on en ouvrira… Et puissaisir la place, ne pas la laisser pas-ser, « parce qu’après… on ne saitpas s’il y en aura une autre… niquand, ni… on sait jamais ».Pour aider les personnes âgées,pour leur bien, il faut qu’elles sedéclarent ou qu’on les déclareincapables de rester là où ellessont, chez elles le plus souvent. Ilfaut alors changer de place, cher-cher et trouver une place. Un pla-cement commence toujours par undéplacement.Cette logique du placement est, enfait, une logique hospitalière (pourne pas dire asilaire dans sa formela plus archaïque). Tout ce qui faitdésordre doit être rangé, tous ceuxqui pourraient troubler la quiétudesociale doivent être enfermés. Biensûr, il y a entre l’asile, l’hospice, lelong séjour ou la maison de retrai-te, des différences qui ne sont pasminces, mais le mouvement fonda-teur est toujours le même : conte-nir au sein d’une institution, inscri-te dans des murs épais à l’intérieurdesquels on attend de la sciencemédicale et paramédicale, qu’ellesoigne, prenne en charge, main-tienne et contienne.On trouve alors tout naturel, pourleur bien, d’imposer ces contraintesaux personnes âgées ainsi placéeset qui paient pour cela.Pour que les vertus supposées duplacement opèrent, la vie collecti-ve et ce qui l’accompagne s’avèreindispensables : les restrictions oules privations de liberté, les règlesde vie institutionnelle, la soumis-sion à l’autorité des responsables,etc. Enfin, pour justifier le place-ment, il faut encore, et l’on sait lefaire, développer un discours dis-qualifiant sur la famille, les enfants,les filles de préférence…, la famil-le disqualifiée, indigne et coupabled’avoir abandonné ses vieux.Entre les murs clos de l’institution,il sera toujours possible decontraindre pour protéger, de sur-veiller pour soigner, de punir poursocialiser. Bref, d’interdire, d’exi-

ger, de réglementer, au prétextefondé ou non, de l’aide que l’onentend apporter à autrui, du bienque nous voulons lui faire.Ainsi placés, en pension, les pen-sionnaires vont pouvoir se féliciterd’avoir trouvé une place et de lagentillesse du personnel. Ne leurfaites pas dire qu’ils sont entrés làen cédant à la pression de leurentourage ou parce qu’ils n’ont pastrouvé d’autres solutions, vousseriez coupable de manipulationpsychologique visant à démoraliserplus faible que vous.Il se peut, bien sûr, que l’institutionconcernée soit plus souple quecela ; que le foyer-logement impo-se moins de contraintes que la mai-son de retraite. Tant mieux, mais ladynamique institutionnelle, bienqu’atténuée, reste la même.Le traitement social, lorsqu’il prendla forme particulière du placement,réduit toujours celui qui en faitl’objet précisément au statut d’ob-jet. Ce n’est admissible pour per-sonne même si je suis parfois endifficulté pour énoncer des solu-tions alternatives. Bien sûr, nousavons et nous aurons besoin d’ins-titutions. Mais comment collective-ment, je pourrais presque dire poli-tiquement, pourrions-nous nouscroire “quittes” en nous libérantainsi de nos obligations solidaires àl’égard des plus vieux d’entrenous ?Cette réduction à l’état d’objet,objet de placement, représenteprécisément la dépersonnalisa-tion qui accompagne la perted’identité et qui rend effectivel’exclusion des plus dépendantsvers des lieux conçus pour lescontenir et les retenir une foisqu’ils ont perdu ou que l’on adétruit leur autonomie, c’est-à-dire leur capacité à prendre poureux-mêmes les décisions qui lesconcernent.

Les Droits de l’Homme âgé

Dans ce traitement social dont fontl’objet les personnes âgées dépen-dantes se dessine non seulementdes réponses plus ou moins adap-tées, plus ou moins agréables ouenviables à des situations difficiles,mais encore une véritable problé-matique des Droits de l’Hommeâgé.Dans son rapport de février 1999sur la progression de la précarité enFrance, le Haut comité de la santépublique définit l’exclusion de lamanière suivante : « L’exclusion esten fait, une réalité dynamiquecaractérisée par l’absence pen-dant une période plus ou moinslongue, de la possibilité de bénéfi-cier des droits attachés à la situa-tion sociale et à l’histoire de l’indi-vidu concerné. »Il ne me paraît pas abusif de rete-nir ce propos pour analyser lessituations des personnes âgéesdépendantes : « absence de possi-bilité de bénéficier des droits atta-chés à la situation sociale et àl’histoire de l’individu. »Et ce peut être vrai en héberge-ment comme à domicile. Onconstate dans nos modes de priseen charge, une véritable expro-priation du droit de la personneâgée à décider de son sort, àexprimer ses goûts, à faire valoirses intérêts en fonction de son his-toire personnelle et de son appar-tenance sociale et culturelle.La dilution individuelle dans lecollectif de prise en charge et lediscours qui vient la fonder,constituent de ce point de vue desdénégations identitaires et parconséquent de véritables atteintesaux Droits de l’Homme, fut-il âgé !Ce n’est pas, en effet, parce quenous faisons vivre en collectivitéles personnes âgées qui devien-nent dépendantes, que ce collectifpeut justifier les restrictions delibertés dont les “pensionnaires”font si souvent l’objet.Sommes-nous capables alors decesser de prendre pour une véritépremière et définitive, cet aphoris-

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me qui prétend que la liberté desuns s’arrête ou commence celledes autres ? Non que cela soitfaux, sans doute, mais peut-êtreinsuffisant.La vie collective, qui s’impose auxpersonnes âgées dépendantesquand nous les accueillons en ins-titution ou que nous les contrai-gnons à y entrer, n’a de sens quesi elle permet à chacun de com-prendre qu’on ne se libère jamais

les uns contre les autres, maisensemble. La communauté n’a desens que si elle permet auxhommes, fussent-ils âgés, de fairechaque jour valoir un peu mieuxleurs droits, et finalement si elleleur permet de se libérer chaquejour un peu plus du poids de la col-lectivité et de la bêtise humainequand elle prend forme d’institution.Ceci suppose que nous appre-nions à penser que la liberté des

uns commence là où commencecelle des autres, parce que l’histoi-re de toutes les libérations et detoutes les libertés nous apprendfinalement que les femmes et leshommes se libèrent ensemble. C’està cette condition que peut-être nousvieillirons en toute liberté.

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Alzheimer : les familles comme acteurs de soins

JUDITH MOLLARD

Psychologue, association France Alzheimer.

Professionnaliser l’accompagnementpar le proche du malade, c’est l’aider àtraverser différentes étapes et en pre-mier lieu le conduire à accepter le dia-gnostic ou tout au moins reconnaîtrela maladie en l’autre. Le caractère d’in-visibilité de la pathologie n’est pas faci-litant, surtout quand son expressiontouche plus particulièrement le com-portement et la vie relationnelle dusujet dans laquelle les proches sontintimement impliqués.Et pourtant, rien n’est pire, pour lemalade et pour son proche, que desubir passivement le verdict de lamaladie d’Alzheimer. Bien que l’aspectdégénératif soit présent, ce n’est paspour autant qu’il n’est rien de possibleà envisager. Les professionnels pré-sents à l’annonce du diagnostic doi-vent situer le malade et son entouragedans une position active et adaptative.Mais pour accéder à cette position, leproche doit faire l’épreuve nécessaired’une certaine forme de séparation.Épreuve très culpabilisante, voireinsurmontable quand la relation anté-rieurement constituée s’est faite sur unmode fusionnel ou fortement idéalisé.Se séparer de ce qu’était l’autre avantle début des troubles, c’est disparaîtresoi-même un peu ou en partie.

Les différentes étapesqui marquent l’accès àune position adaptative

Dénégation et surprotectionLa famille oscille entre la dénégationet la surprotection du malade. Il estdifficile d’évoquer soi-même la mala-die et plus encore d’en parler avec leproche malade. On veut à tout prix leprotéger et se protéger, si on n’enparle pas, à soi-même, aux autres etau malade, de telle sorte que la patho-logie a des chances de ne pas existeret de ne pas s’exprimer.Ce premier temps est évidemment àrespecter. L’annonce du diagnostic,même si celui-ci peut soulager puis-qu’il donne sens aux bizarreries, auxtroubles relationnels, représente unvéritable traumatisme pour qui lereçoit. Il faut du temps pour l’appri-voiser.Cela va obligatoirement provoquer ausein de toute famille d’importantsbouleversements. Un déséquilibres’opère et remet en cause l’harmoniefamiliale autrefois conçue entre sesdifférents membres. Les conflits peu-vent émerger à nouveau, les rivalitésanciennes dans la fratrie trouver unevoie d’expression. On ne forme plusun tout familial qui protège de l’exté-rieur ; la dimension narcissique de lafamille est attaquée.Comment se reconnaître dans ce

parent ou ce conjoint qui petit à petitne peut plus jouer le rôle qui lui étaitimparti, notamment vis-à-vis de l’exté-rieur ? Origine de l’isolement.

Culpabilité et éloignementC’est le temps d’une certaine forme deséparation. On fait le deuil d’une par-tie de la relation antérieure, des pro-jets d’avenir communs, d’une partiedu rôle intra-familial tenu par le mala-de. On fait aussi le deuil d’une certai-ne intimité familiale puisque vontcommencer à intervenir autour ducorps du proche des professionnelsétrangers.C’est à cette seule condition que l’onpourra poser des limites à l’investisse-ment suscité par la relation d’aide. Lafamille traversera cette étape dans unegrande ambivalence, agitée par dessentiments de culpabilité et d’aban-don, de colère et d’injustice, dedépossession et d’éloignement.Ce temps durera longtemps maispourra ne jamais être traversé :• si la dette due par l’enfant à sonparent est trop lourde et mise enéchec, le sentiment de culpabilitéprendra toute la place et sera impos-sible à dépasser. L’enfant se vivracomme mauvais, mettant en douteson propre droit à la vie ;• si l’enfant ou le conjoint n’a pasdépassé une position d’identificationtrès forte, lorsque le parent malade atoujours joué un rôle d’étayage

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garant de l’intégrité et du sentimentd’exister ;• si la maladie du proche vientréveiller, voire expliquer, une fauteancienne de transgression desrègles familiales. Il se peut aussique l’enfant ou le conjoint trouvedes bénéfices certains à ce renver-sement des rôles et de l’ordre desgénérations. Dans un souci de répa-ration, il materne à son tour en fai-sant l’expérience de la toute puis-sance. Le couple ainsi constitué seratrès difficile à aider car sur la défen-sive : l’extérieur est vécu commemauvais et le passage de relaisdevient presque impossible, lesprofessionnels ne sont jamais suffi-samment bons.

Organisation de l’avenirCette troisième période intervientquand la famille a pu laisser de laplace au sujet et à sa maladie enl’identifiant et en la reconnaissant,sans faire un deuil prématuré du sujet.C’est le temps de la réorganisationet d’une certaine forme de profes-sionnalisation. Le sentiment de cul-pabilité va laisser sa place à un sen-timent de responsabilité. Être res-ponsable, c’est identifier les besoinsdu malade et trouver des réponsesadaptées qui intègrent différentesdonnées, telles les données écono-miques mais aussi les limites dechacun des membres de la famille,les ressources de l’environnement.Certaines familles vont se réunir defaçon très protocolaire pour mettreen commun et répartir les tâches etles rôles, pour avoir une penséecommune venant suppléer celledéfaillance du patient atteint, pourréorganiser les rôles de chacun desenfants dans la situation actuelle,sans que celle-ci serve à régler desconflits anciens. Si les conjoints ontle sentiment que les professionnels(aides à domicile, orthophoniste,accueil de jour) répondent en partieaux besoins des malades, ils envisa-geront de prendre en compte leurspropres besoins, mais cela ne sefera pas du jour au lendemain. Ils’agit d’une longue réadaptation etmalgré son épuisement, l’aidantrenoncera difficilement à l’interdé-pendance entre lui et son proche, le

seul lien d’attachement demeurant.Qui sommes-nous l’un pour l’autre,si ce besoin qu’il a de moi et moi delui n’existe plus ?

Le rôle de la familleConsidérer la famille comme un véri-table acteur du soin, c’est :• l’aider à décrypter le comportementdu malade au regard des altérationstouchant ses capacités cognitives etainsi donner du sens. Sans quoi, leproche risque une lecture uniquementinterprétative à la source de conflits. Iln’est pas question de tout faire à laplace du malade mais d’identifier cedont il a besoin pour être en situationde réussite. C’est initier le geste, placerdans le contexte, répéter la consigne enrespectant les capacités limitées de lamémoire de travail et respecter la capa-cité d’analyse plus restreinte du maladequi n’explore pas toutes les donnéesqui lui parviennent ;• l’aider à ne pas adopter une attitudede rééducation, de réapprentissage per-manent qui s’avérerait sans résultats etmettrait en échec le malade et sonaidant. S’il est utile de reprendre unenfant qui dit des gros mots ou urinedans la corbeille à papier, il ne sert àrien de convaincre le malade qu’il amal fait. C’est insupportable et disqua-lifiant, d’autant plus que le malade nese souvient plus d’avoir uriné derrièrele radiateur. Cela suscite une réponseagressive du malade et augmentenotre souffrance d’aidant ;• l’aider à ne pas mettre le malade ensituation d’échec permanent, c’est-à-dire de ne pas demander au maladece pour quoi il n’est pas compétent(mémoire épisodique) et au contrairele solliciter pour ce qu’il a toutes leschances de réussir (mémoire séman-tique, mémoire procédurale).De ce suivi fait suffisamment tôt,dépendront les conditions, si celas’avère nécessaire, de l’entrée en insti-tution, pour éviter l’état de crise qui vaprécipiter violemment le coupleaidant/aidé dans l’univers soignant.Cette rupture peut être alors vécuepar l’aidant comme un échec supplé-mentaire et être source d’inadaptationdu couple malade/famille à l’institution.Si l’entrée en institution a été suffi-samment pensée et préparée, la famil-le devient un partenaire indispensable

à la prise en charge du malade. Elle aide grandement les soignants àdonner du sens aux soins prodiguéset situe la personne en tant que sujetet non pas seulement comme maladedans la réalité du moment.En institution, c’est aussi à l’équipesoignante de réfléchir à la place de lafamille. On n’accueille pas seulementun malade mais aussi sa famille. À tra-vers une relation en complémentarité,on allie nos capacités à comprendre età entendre la personne atteinte.Nous sommes tour à tour soutien de lafamille et soutenu par l’image qu’ellerenvoie de l’existence du sujet à soigner. Ceci explique les difficultés de cer-taines équipes, lorsque la famille estinexistante, à investir le maladecomme sujet et non pas comme objetde soins autour duquel aucun projetne peut se construire.L’institution doit devenir un espacetransitionnel entre le patient et lafamille. Elle se place comme tiers etde ce fait peut permettre la réorgani-sation du lien entre le patient et lafamille, parfois mis à mal.

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Colloque

Alzheimer : on peut mieuxfaire dèsaujourd’hui

Sous le haut patronage du Secrétariat d’État à la Santé et aux handicapés.

Organisé par le groupe théma-tique Miramion Éthique et vieillesse,à l’occasion de la Journée mon-diale Alzheimer, sous la directiondu Dr David Bessey et du Pr Robert Moulias.

21 SEPTEMBRE 2000, 18H-20H30.

LIEU : MINISTÈRE DE L’EMPLOI ET DE LA

SOLIDARITÉ, SALLE PIERRE LAROQUE.

RENSEIGNEMENTS, INSCRIPTIONS :

ESPACE ÉTHIQUE, TÉL. 01 44 84 17 57.

CODE GIPSIE : 0002988401

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JACQUELINE ZOLLA

Cadre formateur, I.F.S.I. Tenon, AP-HP, membre du Groupe thématiqueMiramion Dignité, liberté et responsa-bilité du patient, diplômée de l’Institutéthique et soins hospitaliers del’Espace éthique.

Demande et besoinde responsabilité

Qu’a de si particulier notre sociétépour éprouver le besoin presquecompulsif de nous rappeler que nousdevons assumer les actes que nousaccomplissons, que nous devonsrépondre de… : que nous devons êtreresponsables. Est-il aussi certain quele prétendent ceux qui le proclamenthaut et fort que chaque individu estprêt à prendre ses responsabilités ?Notre monde moderne nous plongedans la perplexité car ce qu’on pou-vait penser immuable et éternelcomme l’eau, la terre et même le cielest fragilisé par nos actions. C’est cepouvoir qu’a l’homme sur son envi-ronnement qui fera dire à PaulRicœur commentant l’œuvre de HansJonas (Le principe responsabilité) quequelque chose m’a été confié, qui estéminemment fragile. L’objet de maresponsabilité, c’est le périssable entant que tel.Il est souhaitable de tenter de définirce qu’est la responsabilité, ce quidétermine ce en quoi l’être humain engénéral et le soignant en particuliersont responsables de leurs actes et vis-à-vis de qui. La pratique soignante,dans sa singularité, nous permettrapeut-être d’en dégager une spécificité.La recherche et la démarche éthiquespermettent de s’interroger sur lanotion de responsabilité située aucœur de l’activité soignante. Ce « prin-cipe responsabilité » est à décliner tantsur le plan moral que juridique. Ilsemble malheureusement que le juri-dique devienne extrêmement pré-gnant dans les soins. Il s’avéreraitopportun que le soignant soit vigilantà l’égard de ce qui pourrait devenirune dérive fâcheuse qui le conduiraità manifester une inhibition anxieusedevant l’administration de soins quirequièrent toute son attention.

L’éclairage philosophique peut nousaider à mieux cerner la problématiquede la responsabilité, en particulieravec Emmanuel Levinas qui place laresponsabilité bien en amont de l’ac-te : « Le visage de l’autre me requiertet me demande de l’aimer commemoi-même ; je suis interpellé car le tuest un alter-égo qui est moi, l’autre estmon semblable dans l’altérité. » Dansla pensée de Levinas, la responsabili-té est constitutive de la subjectivité etnon sa conséquence. Mais qu’en est-ildu point de vue de la responsabilitésoignante ? Le vécu de la responsabi-lité se situe dans un champ beaucoupplus vaste que celui de la rencontresommaire du malade et du soignant.Par-delà les paroles échangées, noustoucherions à l’ontologique au traversde la responsabilité. C’est sans doutepour cette raison que pour le soignantil est parfois si difficile de devoiraffronter « la nudité de ce visage » qui« nous requiert », de croiser les regardsinterrogateurs des patients, surtout sila situation de soins est annonciatricede mauvaises nouvelles.

Croiser des libertés

Pour lui permettre de saisir tout lesens de cette responsabilité, ilconvient que le soignant s’interrogesur la notion de liberté : il ne peut yavoir responsabilité sans liberté. Laresponsabilité n’existe que si l’indivi-du est libre de ses choix, laconscience morale n’est opéranteque dans ces conditions : « La mesu-re de la responsabilité est propor-tionnelle à la mesure de la prévi-sion, qui est toujours incomplète,car aux effets directs et immédiats denos actes s’ajoutent des effets indi-rects et lointains » précise AndréLalande dans son Vocabulaire de laphilosophie. Lorsqu’on évoque lapromesse de liberté du soignant faceà la personne qu’il soigne, qu’en est-il de cette liberté, de cette liberté despossibles si nécessaire à l’autonomiede l’individu ?Sur le terrain, champs d’action dusoignant, y a-t-il rencontre de cettelibre volonté de deux personnes quichemineraient ensemble ? La réaliténe rencontre pas toujours nos inten-

tions. Nous sommes plus souventconfrontés à ces situations quiconsistent à distiller l’information, enfonction de ce que nous appréhen-dons des capacités du malade àentendre ou à comprendre. Cela nepermet que très exceptionnellementà la personne malade de faire deschoix fondamentaux. Il est très fré-quent de constater que les patientssemblent ignorer leur diagnostic,surtout si celui-ci met en jeu le pro-nostic vital, alors que la familleproche est informée. Cette situationconduit souvent le malade à perdretoute confiance en l’équipe soignan-te car il est rarement dupe et n’igno-re rien de ce que l’on veut lui cacher.À ce sujet le Code de déontologiemédicale apporte un éclairage inté-ressant, notamment dans l’article 35 :« Le médecin doit à la personne soi-gnée qu’il examine, qu’il soigne,qu’il conseille une information loya-le, claire et appropriée sur son état,les investigations et les soins qu’il luipropose. Tout au long de la maladie,il tient compte de la personnalité dupatient dans ses explications et veilleà leur compréhension. Toutefois etpour des raisons légitimes que lepraticien apprécie en conscience,un malade peut être tenu dansl’ignorance d’un diagnostic ou d’unpronostic grave. (…) » Ce texted’une parfaite ambiguïté laisse toutelatitude au médecin et ne nous ren-seigne guère sur les désirs et les sou-haits de la personne soignée. Notreresponsabilité serait-elle à ce pointdéterminante qu’elle nous autoriseraità mettre en cause jusqu’au « bien-êtreexistentiel » de notre interlocuteur ?

Illusion d’un partenariat

Animés par le sens de nos responsa-bilités et par le constant souci de par-tager cette liberté et cette responsabi-lité, ne serait-il pas souhaitable que lesoignant communique les informa-tions nécessaires à la personne soi-gnée afin de lui permettre de gouver-ner ses choix ? de telle sorte que cet« être sujet » qui se confie, puisse sesoustraire aux exigences des circons-tances qui l’ont amené à s’en remettre

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Quelques réflexions autour de la responsabilité soignante

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GÉRALD LARCHÉ

Professeur agrégé de philosophie,membre du groupe thématiqueMiramion Éthique et limites.

Une vérité scientifique inaudible

La définition ordinaire de la véritéveut que celle-ci consiste dans l’adé-quation entre le contenu d’une pro-position et l’état de choses dans lemonde auquel elle se rapporte :ainsi la proposition « le ciel est bleu »est vraie si et seulement si le ciel estbleu. En fait, cette thèse soulève plusde problèmes qu’elle n’en résout : ilse peut que le ciel soit gris aujour-d’hui. La première proposition est-elle pour autant fausse ? Que signi-fie être d’une certaine couleur ?Néanmoins, elle laisse entendre quela vérité est finalement chose facileet possible : il suffit d’avoir les moyensde valider nos propositions et lascience offre théories, méthodes etinstruments pour cela.Or, précisément, la discussion col-lective, l’examen de certains cas ettémoignages au sein de notre grou-pe Miramion Éthique et limites ontfait éclater cette définition aussi

simple de la vérité. Il est apparuparadoxalement que la vérité objec-tive de la science pouvait être la plusinaudible, à la fois pour les patientset les praticiens ; la plus inacceptableprécisément lorsqu’elle était proféréesous la forme du langage médicalthéorique et du langage ramenantl’état du malade à un ensemble deprocédures techniciennes qui s’ap-proprient son corps et qui ne « disentrien » au malade, ou plutôt quicachent et dévoilent en même tempsl’imminence de la mort. Dans cer-tains cas, la vérité objective de lascience oscille pour les acteurs — lesmédecins et les soignants, ainsi queles patients — entre le non-sens, etle faux. Dit-on la vérité à un patientquand on lui annonce que la tumeurqu’il présente après examen s’avèreêtre un cancer, pour ensuite annon-cer les examens à effectuer, la théra-pie, avec la présentation statistiquedes succès de celle-ci ? Il s’agit indis-cutablement de la vérité scientifiqueet objective, mais qu’en est-il de ceque signifie pour le patient l’annon-ce d’une maladie le plus souventassociée dans son esprit à delongues et pénibles souffrances et àla mort ? Et que dire lorsque lemême langage scientifique permetd’occulter les mots qui effraient,

d’occulter le sens existentiel de lamaladie, laissant ainsi le malade dansle rapport étrange avec une entité ouun processus — la maladie — qu’ilne peut pas ainsi s’approprier, rap-porter à sa vie, pour en même tempstrouver des ressources symboliquespermettant de transformer cette mala-die en quelque chose de signifiant ?De ce fait, le paradoxe que nousavons rencontré est le suivant : ilsemble que le langage tende à nousplacer toujours en dehors de la véri-té ou du moins d’une vérité quifasse sens, et ceci aussi bien lors-qu’elle est dite que lorsqu’elle estévitée, contournée, exprimée parun langage théorique et technique.Comment dire la vérité ? Commententendre la vérité ? Pourtant, n’est-ilpas également évident que leconcept même de vérité perdraittoute signification si celle-ci ne pou-vait pas avoir une dimension inter-subjective ? Comment la communi-cation et l’échange sont-ils la condi-tion de possibilité d’une vérité qu’ilne faudrait plus entendre sous uneforme objective, mais intersubjecti-ve, porteuse d’un sens qui seconstitue dans l’échange de person-ne à personne ? Et d’abord, pour-quoi la vérité est-elle si difficile ?

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aussi aveuglement à l’équipe soignan-te. Ces propos que certains considére-ront quelque peu excessifs nous ren-voient aux résultats des enquêtes desatisfaction effectuées auprès despatients accueillis à l’AP-HP. Ils fontapparaître que le premier motif d’insa-tisfaction des malades interrogés est liéà la pauvreté des informations qui sontdonnées.À l’abri des textes et au nom d’unsavoir scientifique que nous avons lesplus grandes difficultés à partager,nous ne sommes pas encore prêts à

permettre au malade d’être un parte-naire dans le soin. Souvent, nous nousprétendons choqués par les idées, lescomportements ou les attitudes véhi-culés par les modèles anglo-saxons : lanotion de contrat de soins nouséchappe, les principes d’autonomie etde bienfaisance tels qu’ils sont définispar H. Tristram Enguelhardt nousparaissent à des années lumières.Même si le corps soignant s’en défend,nous avons tendance à traiter lepatient comme un « majeur inca-pable ». Nous choisissons en son nom

et pour son bien. Nous faisons sou-vent de lui un instrument passif, objetde nos soins bien sûr les plus attentifs,mais dans un état de dépendancecomplète. Le mot patient contientd’ailleurs implicitement, la connotationde la passivité symbolisant l’attitudesouvent moralisatrice des soignants.N’entend-t-on pas d’ailleurs dire dumalade qui accepte sans aucune révol-te les soins les plus redoutables qu’ilest un « bon patient » ?

Vérité et communication : aux limites de la parole – 1e partie

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L’insoutenable vérité de la mort

L’indifférence blasée que j’ai souventrencontrée chez mes élèves à proposde la mort et l’acceptation de celle-cicomme un terme inévitable qu’il fautsubir sans y penser, m’avaient nonseulement confronté au divertissementet à la référence inauthentique au « onmeurt », mais aussi presque convaincuque finalement la mort ne méritait pasqu’on lui consacre tant d’attention.Au bout d’une année de discussion ausein du groupe Miramion Éthique etlimites, il est devenu clair qu’il existe,par nécessité, dans le cadre de lamédecine au moins une confrontationpermanente avec une vérité, la véritéexistentielle suprême à laquelle nousconfrontent l’accident et la maladie. Cepatient va mourir, il va falloir mourir, tuvas mourir, je vais mourir. « En nais-sant, nous mourons ; en notre origines’inscrit notre fin » écrivaitManilius, Astronomiques, 4,16, citépar Montaigne. L’expérience qui aété rapportée montre un refus, unrejet de « la vérité de la mort », de soncaractère inéluctable mais égalementl’extrême difficulté de dire la mort àvenir, en acceptant les limites de lamédecine ainsi que la nécessité dedemeurer raisonnable dans les soinsprodigués. La vérité de la mort repré-sente une expression à entendre endeux sens : le fait que la mort va adve-nir — voire qu’elle est advenue, quasi-advenue, car la médecine moderneréussit le prodige de faire vivre lesmorts ! — et le renvoi à notre finitude,au fait que, comme le disaient si sage-ment les Anciens, nous autres leshommes, nous sommes les mortels. Lamort implique la séparation absolue,la fin des possibles, la transformationde la personne dans l’histoire de savie, le fait que le soleil ne brillera pluspour elle : le poète Horace écrivait :« Ni les mets de Sicile n’auront desaveur pour eux, ni le chant desoiseaux ou de la lyre ne les conduirontau sommeil. » Horace, Odes, 2, 3, 25.La mort devient toujours plus scanda-leuse, et ce d’autant plus que les réus-sites de la médecine et de la techniquemédicale s’accentuent. Quels sont lesproblèmes ? D’une part, pour les pra-

ticiens, le refus de se rendre à l’évi-dence que leur tâche ne consiste pasà faire vivre des morts et des mori-bonds, à gagner quelques heures ouquelques jours par des moyens tech-niques lourds, qui entraînent uneétrange appropriation par la tech-nique de celui qui est destiné à mou-rir et qui se voit parfois arraché à lapossibilité d’une mort plus sereine,moins angoissante voire moinshideuse, pour le malade commepour la famille. Comme si mourirétait un acte obscène qui exigeaitque l’on déploie systématiquementdes efforts prométhéens afin de riva-liser avec celle qui finit toujours parl’emporter. Les témoignages seraientnombreux des personnes traumati-sées non par la mort de la personnechère mais par la violence faite aucorps et à la personne : intubation,ventilation, drains, perfusions, quisont infligés dans certains cas pourrien et qui rendent la mort encoreplus douloureuse, voire inhumaineselon le témoignage des familles.Que dire des larmes versées par cegrand-père qui ne peut adresser sesdernières paroles à sa petite-fille ?Seize ans après, elle en reste encorebouleversée et choquée. Que dire decette vieille femme qui finira parmourir seule, après avoir été refuséeen neurochirurgie où elle avaitd’abord été envoyée parce qu’il fallaittenter l’impossible, au lieu tout sim-plement de lui prodiguer des soinsqui auraient visé à l’accompagnerdans la mort et de permettre la pré-sence de son mari dans ses derniersmoments ? Les médecins refusent souvent lavérité de la mort, estimant que fina-lement il existe toujours quelquechose à entreprendre sur le plantechnique. Ce type de récits attesteplusieurs faits : le refus de la mort, lerefus des limites de la techniquemédicale — d’autant plus qu’ellepeut faire vivre les morts ! —, pourlequel on peut trouver des raisonsbien sûr existentielles et psycholo-giques ainsi que socio-historiques.Les études de sociologie historiqueont largement démontré quel’Occident, au vingtième siècle, ten-dait à cacher la mort, à rendre quasi-ment indécent le deuil lui-même, en

lui ôtant toute possibilité d’expres-sion sociale symbolique. Mais enmême temps, en refusant ainsi lamort qui arrive, parce qu’elle faitpeur, parce qu’elle est un gâchis, parcequ’elle est l’échec de la médecine et letragique de l’existence, le médecin nerenonce-t-il pas à une dimension pro-prement humaine, altruiste et compas-sionnelle de sa vocation ? Le médecindoit-il être celui qui lance des défisimpossibles contre la mort, contre lavérité de la mort, ou ne devrait-il pas,avec toute l’équipe soignante, prodi-guer des soins de présence et d’ac-compagnement ? « Rien de ce qui esthumain ne m’est étranger ». Cette for-mule humaniste de Térence peut inci-ter à se demander si le soignant n’estpas aussi celui qui doit accepter lacondition de mortel des hommes et,au lieu de la nier dans le déploiementdémesuré de moyens lourds et intru-sifs, la transformer au contraire enexpérience humaine ?

Face à la séparationet à l’absurdité

Il est vrai qu’on meurt toujours seulet que personne ne peut faire cetteexpérience à la place de quiconque.Il n’empêche que la mort peut deve-nir aussi bien pour le mourant, poursa famille et pour le soignant uneexpérience riche qui, par le don desoi et l’échange, permet de com-battre deux traits de la mort : la sépa-ration et l’absurdité. La mort ne l’em-porte pas tout à fait si elle permet deréunir au lieu de séparer et si ellepermet d’affirmer dans la réciprocitéque j’existe pour l’Autre, que je suisresponsable de sa fragilité. Jamais lestextes si sévères d’EmmanuelLevinas ne m’ont paru aussi vraisque lorsque j’ai été confronté direc-tement ou indirectement à ces expé-riences limites, dans lesquelles lepatient et sa famille doivent pouvoiréprouver que la mort qui approchene condamne pas à subir les assautsde la technique ou le désintérêt dumédecin. Quelques jours avant derédiger cette intervention, j’entendaisdes collègues de lycée exprimerqu’elles avaient été les témoins scan-dalisés du désintérêt brutal et com-

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DR DANIÈLELECOMTE

Médecin responsable de l’équipemobile de soins palliatifs des hôpitauxBroussais et Laënnec, AP-HP, membrede la Cellule de réflexion de l’Espace éthique.

Organisé par la Maison des usagers del’hôpital Broussais avec l’Espaceéthique, « Parlons d’éthique au café ! »était consacré le 16 juin 1999 à : Doit-on dire la vérité à la personne mala-de ? C’est dans le cadre de cette ren-contre ouverte à un large public d’usa-gers de l’hôpital que le Dr DanièleLecomte a exposé son point de vue.

Une parole qui engage

Doit-on dire la vérité aux personnesmalades ? Je dois avouer d’emblée que cettequestion m’irrite dans sa formulation.Doit-on ? Introduire d’emblée lanotion de devoir me dérangeparce que cela suppose uneréponse claire et univoque.Chacun est supposé connaître etaccomplir ses devoirs. Y aurait-ilun devoir de dire ? Dans le 2e cha-pitre du Code de déontologiemédicale, intitulé « Devoirs enversles patients », l’article 35 est clair :

« Le médecin doit à la personnequ’il examine, qu’il soigne ou qu’ilconseille, une information claire,loyale et appropriée sur son état,les investigations et les soins qu’illui propose. » Ce devoir d’informa-tion s’est renforcé, puisqu’en casde litige c’est maintenant au méde-cin de fournir la preuve que lemalade a bien été informé1.La question de l’information nepeut pas être abordée dans l’uni-versel, mais au contraire elle relè-ve d’une situation particulière quirenvoie à une relation particulière depersonne à personne. Je tenteraidonc de l’aborder de ma place demédecin.Dire la vérité. Quand j’entends le motvérité, deux expressions me viennentà l’esprit : « Je jure de dire la vérité,toute la vérité, rien que la vérité… » « En vérité, je vous le dis… »Justice des hommes, paroledivine : nous sommes dans l’abso-lu, loin d’une parole de médecin.Dans le Petit Robert, je lis la défi-nition de la vérité : « Connaissanceconforme au réel. Connaissance àlaquelle on attribue la plus gran-de valeur. La vérité (comme lasagesse) est un principe. »Y aurait-il une « vérité médicale » ?Il s’agit peut-être d’un abus de lan-gage. Les progrès des connais-sances montrent à quel point cettenotion est relative. Ce qu’on tient

pour vrai aujourd’hui peut se trou-ver contredit par une nouvelledécouverte demain. De plus, lapratique clinique est fondée sur larelation de personne à personne.La vérité devient donc très contin-gente, liée à l’état des connais-sances et à l’expérience du méde-cin. Il serait donc plus juste deparler de réalité médicale.Toutefois, c’est le principe de véri-té qui doit inspirer l’énoncé decette réalité dont les conséquencessont si lourdes : il s’agit d’uneparole vraie, d’une parole quiengage, qui se dit à la premièrepersonne.

Enjeux de l’annonce

Il me paraît nécessaire de distin-guer deux situations : la réalitédiagnostique et la réalité pronos-tique.Concernant le diagnostic, attenteet incertitude sont souvent plusnégatives et destructrices que laréalité. Martine Ruszniewski2, psy-chologue de l’unité mobile de soins palliatifs du groupe hos-pitalier Pitié-Salpêtrière, écrit à propos des personnes grave-ment malades : « Le temps de l’in-certitude est de tous les chemins àparcourir le plus douloureux carle plus solitaire. » Dans l’attente,

plet envers le malade pour lequel « iln’y avait plus rien à faire », de la partde spécialistes reconnus en cancéro-logie. Comme si le malade qui nedonne plus l’occasion du combatcontre « le Maître absolu » de l’hom-me n’était plus intéressant, ou peut-être comme si s’occuper de lui étaitdevenu trop désespérant.C’est la raison pour laquelle notre grou-pe n’a cessé de marquer sa réticence àl’égard de l’idée que les soins dits pal-liatifs, dont l’objet est d’apporter un trai-

tement soulageant la douleur et un cer-tain confort, mais dont le but n’est plusde guérir, fussent une spécialité.Pourquoi le médecin ainsi que le soi-gnant, dans tout service, n’auraient pastâche aussi d’apporter ces soins qui ren-dent l’arrivée de la mort moins pénible ?« Rien de ce qui est humain ne m’estétranger… » Dans la pièce de EugèneIonesco, Le roi se meurt, le Roi sentantla mort s’approcher, fait la suppliquesuivante : « Vous tous, innombrables,qui êtes morts avant moi, aidez-moi.

Dites-moi comment vous avez fait pourmourir, pour accepter. Apprenez-lemoi. Que votre exemple me console,que je m’appuie sur vous comme surdes béquilles, comme sur des bras fra-ternels. Apprenez-le moi. (…) Et vous,qui étiez forts et courageux, qui avezconsenti à mourir avec indifférence etsérénité, apprenez-moi l’indifférence,apprenez-moi la sérénité, apprenez-moi la résignation. » Lourde tâche pourles vivants. Que peut dire le langage ?Comment dire la vérité ?

Doit-on dire la vérité aux personnes malades ?

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temps et pensée sont suspendus.Pour se construire un projet devie, il vaut mieux savoir surquelles bases on le bâtit. Maisquand un malade ne veut passavoir — ce qui arrive — il saitsouvent nous le faire comprendre.Dans le contexte de la maladiegrave, la vérité est souvent asso-ciée à la violence. Annoncer unemauvaise nouvelle, est un desrôles du médecin. C’est mêmecomme le rappelle Louis Dionne3,médecin directeur d’une maisonde soins palliatifs à Québec, l’unedes responsabilités fondamentalesde la pratique médicale. Il mesemble nécessaire que celui quichoisit ce métier en ait conscience.Tout l’art médical consiste à ne pasajouter à la violence de la réalité àdire, la violence des mots pour ladire. Le médecin est souventbavard quand il maîtrise la situa-tion. Lorsqu’à l’inverse, le contrôlelui échappe, le silence s’installe,un silence « qui en dit souventlong » pour le malade.Annoncer une mauvaise nouvelle,cela s’apprend. Cela s’enseigned’abord par l’exemple. C’est sou-vent le chef de service qui tientlieu de modèle dans ce savoir-êtreque la Faculté n’enseigne pas.Mais que peut faire le jeune méde-cin, quand son patron, remar-quable chirurgien, quitte l’hôpitalpar les sous-sols lorsque la familled’un malade qui vient de décéderattend dans le hall ? La compré-hension de nos mécanismes de fonctionnement psychique et lamise en situation fictive dans des jeux de rôle, nous instruisentpourtant sur nous-mêmes et nouspréparent à affronter les situationsréelles.Annoncer le diagnostic d’unemaladie grave dès le début, c’estse donner la possibilité de la dis-cussion et du partage avec lemalade pendant la durée de l’évo-lution de sa maladie, car l’informa-tion du patient constitue un pro-cessus dynamique qui supposeune attention et une patience detous les instants4.

Une relation constanteet respectueuse

S’agissant de la réalité pronos-tique, le Code de déontologie estassez ambigu à propos des obliga-tions des médecins. L’article 35,pourtant clair sur le devoir d’infor-mation, se poursuit ainsi : « (…)Toutefois, dans l’intérêt du maladeet pour des raisons légitimes que lepraticien apprécie en conscience,un malade peut être tenu dansl’ignorance d’un diagnostic oud’un pronostic grave, sauf dans lescas où l’affection dont il est atteintexpose les tiers à un risque decontamination. Un pronostic fatalne doit être révélé qu’avec circons-pection, mais les proches doiventêtre prévenus, sauf exception, ou sile malade a préalablement interditcette révélation ou désigné les tiersauxquels elle doit être faite. » Cetarticle mériterait à lui seul une soi-rée de débat ! L’annonce de lamaladie mortelle cesserait-elle deposer un cas de conscience aupraticien lorsque la pathologie esttransmissible ? Et les proches n’au-raient-ils pas besoin d’être proté-gés de cette révélation alors qu’onla dissimule au malade lui-même ?Refuser de dire, dans l’illusionbienveillante de protéger le mala-de, c’est souvent imposer de vivredans le non-dit, empêcher unecommunication authentique entrele malade et son entourage. Carcomment les proches pourraient-ils dès lors s’autoriser de partagerce savoir qui les fait souffrir et quele patient est censé ignorer ? C’estégalement prendre le risque d’alté-rer la relation de soin, le soignantse maintenant dans la crainte de sevoir poser la question qui va lepiéger !Enfin, pour le médecin rêvantd’une médecine toute-puissante,espoir est synonyme de guérison.Dire la vérité équivaudrait à tuerl’espoir. Mais quel espoir ? C’estfaire peu de crédit à nos sem-blables qui ont pourtant la capaci-té de s’adapter à la réalité, de vivreavec… et qui gardent l’espoir debien vivre jusqu’au bout, pour

autant qu’ils se sentent accompa-gnés et respectés.Annoncer un mauvais pronostic,c’est peut-être avoir l’humilité dedire : « Je ne sais pas vous gué-rir… », mais c’est aussi, c’est sur-tout, pouvoir dire : « Je ferai toutce que je peux pour vous aider àvivre… »Les personnes malades attendentde bons soins et le profond soucique nous leur témoignons, davan-tage que des traitements agressifsqui n’ont plus leur place ou desdiscours rationalistes et techniquessouvent incompréhensibles etangoissants.C’est dans ce contrat de non-aban-don, dans ce souci de préserver laqualité de vie physique et relation-nelle de celui qui ne va pas guérir,que la médecine retrouve sonhumanité.Je conclurai en disant qu’annoncerune mauvaise nouvelle, « dire lavérité », ce n’est pas seulementdonner une information, c’est s’en-gager dans une relation vraie, depersonne à personne. La questionqui se pose au médecin ne devraitplus être « Doit-on dire la vérité ? »,mais « Comment dire la vérité ? ».Selon moi, dans le respect del’autre qui souffre et qui apprendqu’il va bientôt mourir.

Bibliographie

1. L’arrêt du 25 février 1997 de lapremière chambre civile de laCour de cassation, fait désormaissupporter au médecin la charge dela preuve de l’information dumalade.2. Ruszniewski Martine, Face à lamaladie grave, Paris, Dunod, 1995.3. Dionne Louis, Courrier des lec-teurs, revue de l’Association JAL-MALV, 1997, n° 49, pp. 36-37. 4. Mongodin Bertrand, « Anatomied’une réalité complexe : l’informa-tion médicale », in Frontières,1999, n° 11 (2), pp. 20-24.

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Charte de l’Acte médical

CLAUDE LINGAGNE

À la suite d’une réunion « Parlons d’éthique au café ! », Claude Lingagne nous a remis son projet de Charte de l’Acte médi-cal. Ce texte rédigé par un usager attentif aux modalités d’une relation contractuelle qui clarifie les positionnementsréciproques, nous semble avoir toute sa place dans la réflexion menée actuellement au sein de nos hôpitaux et plus glo-balement au plan législatif.

Madame, Monsieur,

Vous êtes venu me consulter et je vous remercie pour votre confiance. Mais vous êtes libre et moi aussi. Vous pouviezaller voir l’un de mes confrères et vous pourrez toujours le faire. Et moi, si je ne suis pas content de vous, je pourrai,sauf en cas d’urgence, vous demander d’aller consulter l’un de mes confrères.En venant me voir, vous m’accordez une délégation de pouvoir parce que je sais des choses que vous ne savez pas etque j’ai une expérience que vous n’avez pas.Vous devez me décrire tous vos symptômes, sans choisir à ma place ceux qui valent la peine d’être cités. Il faut m’ap-porter tous les documents en votre disposition, les ordonnances de mes confrères non pas des indications verbales, etme dire quels médicaments vous prenez en auto-médication.Vous devez savoir qu’un diagnostic, même s’il est vérifié par un scanner, par exemple, porte toujours sur une personneet qu’un traitement est un essai. Il y a donc une part d’erreur possible et vous ne devez pas me le reprocher. Mais si jeme suis trompé, je vous le dirai. Il faut comprendre aussi que je ne peux travailler dans la crainte d’un procès, ce neserait ni juste, ni efficace.Si vous ne voulez pas prendre un médicament, vous devez me le dire maintenant et pas après au pharmacien. Et essayerun médicament au moins une fois.Certaines guérisons impliquent des efforts et des sacrifices dans votre mode de vie. Si vous ne voulez pas ou si vous nepouvez pas les faire, souvenez-vous que le fonctionnement de votre organisme n’est pas négociable.Je ne suis pas votre père et ne vous dirige pas. Si je dois prendre une décision, je vous en informerai et nous en parta-gerons la responsabilité. Je ne suis pas votre mère et si je vous écoute évoquer vos problèmes, vous devez comprendreque je ne peux dépasser le stade d’une compassion que je vous prie de croire sincère.Souvenez-vous du fait que je dois, dans le temps imparti, vous écouter, vous ausculter, prendre connaissance des docu-ments, élaborer un diagnostic et un traitement, en prendre note, rédiger une ordonnance.Je vous souhaite une bonne amélioration et si possible, la guérison.

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@L’Espace éthique sur le site www.ap-hp.frL’Espace éthique et l’Institut éthique et soins hospitaliers proposeront sur le site internet de l’AP-HP :

• Le programme actualisé de l’année universitaire 2000-2001 : enseignements, formations, recherches, conférences exceptionnelles.

• Les textes de synthèse de certains séminaires et conférences.• Des données actualisées et les références relatives à l’éthiquehospitalière.• La synthèse des recherches menées dans le cadre des diplômes universitaires de l’Institut éthique

et soins hospitaliers.• L’actualité du Cercle des diplômés de l’Espace éthique.• La présentation des activités des groupes hospitaliers d’éthiquede l’AP-HP.

Informations :Paulette Ferlender : [email protected]

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JACQUES NORMAND

Aumônier, hôpital Antoine-Béclère,AP-HP, membre du groupe thématiqueMiramion Éthique et limites.

Disposition de l’hôpital à être disponible

Les actions des personnels médicauxou soignants et des bénévoles (aumô-neries en particulier) concourent aumême but : le bien-être et le confortde l’être humain malade sur tous lesplans. Leur travail est complémentairepour arriver à prodiguer une médeci-ne humaine complète. Il s’agit doncpour ces divers types d’acteurs, defaire œuvre commune d’accompa-gnement (action commune à mener). Un malade n’est pas satisfait d’unséjour hospitalier si on ne l’a pasconsidéré comme une personnehumaine. Le malade attend autrechose que le pur soin médical. Ilporte une exigence qui sous-tend etmotive sa vie et de ne souhaite passe sentir envahi par un univers tech-nique où il se sent perdu. Il a besoind’une présence, d’une rencontre quis’adresse à son côté immatériel,somatique, spirituel incluant écoute,contact humain, affectivité, tendres-se, compassion (au sens étymolo-gique de "souffrir avec") devant sescraintes et ses espoirs sur la vie et lamort. C’est tout cet ensemble qu’onpeut ranger sous l’expression "soinde présence". Ce soin concerne ladimension humaine originale et ladignité de la personne qui ne sau-raient être mises entre parenthèsespendant son séjour à l’hôpital,notamment dans le désarroi créé parla perte de ses moyens, par la souf-france et la perspective de la mort.Le soin de présence consiste aussi à"veiller" au bien-être du patient poursa seule présence, pour lui-mêmeavec sa conscience en éveil. L’actede veiller, la "veille", est entendu iciau sens de la disposition de l’hôpitalà être disponible : disponible àl’autre, à son écoute et à la présenceparfois silencieuse, car il n’y a rien àdire devant une grande souffrancemorale.

Une parole soignante

Une expérience vécue d’accompa-gnement d’une personne en fin de vie, illustrera ce propos. Cesactions ont été menées en profon-de intelligence et en collaborationentre personnel hospitalier, psy-chologue, assistante sociale etaumônerie.L’accompagnement de Christelle,37 ans, mariée, 2 enfants de 14 et8 ans, en fin de vie a été vécu dansla paix et la sérénité. Un moisavant sa mort, elle a voulu être lelieu d’une réconciliation des siens,de ses parents qui, séparés, nes’étaient pas vus depuis 22 ans maisqui se sont relayés à son chevet.Réconciliation aussi avec son maridont elle était séparée depuis plu-sieurs mois. Avec son frère, enfin.Elle, qui n’était pas croyantequelques mois avant, avait appro-fondi une réflexion et un chemi-nement. Un dimanche soir, ellem’a appelé afin d’organiser une"célébration" dans sa chambrepour demander à tous ceux pré-sents et à travers nous auxabsents, pardon des manquesd’amour manifestés dans sa vie etqui avaient pu entraîner des déchi-rures dans la vie des siens.Pendant tout le mois précédent samort, sa chambre a représenté unlieu de paix, de sérénité, de parta-ge, jusqu’au dernier jour vécuentre toutes les personnes quiavaient à intervenir : sa famille, lepersonnel soignant, l’aumôneriedans des rencontres et deséchanges journaliers, dans le par-tage de valeurs communes. Sonbonheur lui a donné espérance etpaix jusqu’à la fin. Elle a vouluchoisir des textes de ses obsèquesen toute lucidité. Ce soin de pré-sence lui a permis de vivre sesderniers moments en paix et dansla sérénité avec sa famille, dansune réelle communion. Ainsi laparole devient soignante dans lamesure où la patiente se trouveapaisée à l’approche de la mort.

D’autres soignants

À l’époque où le personnel médicalou soignant a de moins en moins detemps à consacrer aux malades, endehors de la technique médicale, ilconvient de souligner que la présen-ce représente du temps et constituedu soin. Par définition, le bénévoleaccorde du temps aux patients parsa présence : à ce titre, il est un soi-gnant. Le soin de présence peut êtreefficacement pris en charge par deséquipes intégrées, composées depersonnels médicaux, soignants etbénévoles (comme les aumôneries),adéquatement formés pour assurerle soin de présence auprès desmalades. Toutefois, gérer cette présencerequiert une formation spécifiquepermettant d’interagir dans uneéquipe pluridisciplinaire. Une inno-vation serait que les professionnelsaient la présence d’esprit d’intégrerces nouveaux “soignants“ dans leurstaff ou dans une autre structure s’ilsl’estimaient préférable. Ce seraitreconnaître ce que le malade recon-naît déjà. D’autre part, cela permet-trait aussi aux bénévoles d’adapterleur formation, par nécessité, nonpas à leur propre souhait mais à laréalité hospitalière plus complexe,dans une dynamique plus globale.De telles considérations posent leproblème du bénévolat à l’hôpital,de son rôle et de l’intégration de sonaction dans un ensemble coordon-né, donc de l’implantation d’unbénévolat d’un type nouveau et res-ponsable. Les bénévoles participantà de telles équipes seraient évidem-ment tenus au secret médical,comme le sont déjà les personnelsd’aumôneries tenus par ailleurs ausecret des confidences. L’action de ces bénévoles serait demême nature que l’action des béné-voles dans les équipes de soins pal-liatifs qui réunissent des médecins,des soignants et des bénévoles. Ilsauraient à débattre des cas depatients en partageant avec les per-sonnels hospitaliers les observationsrelevant de leur domaine propre.L’une des actions à mener dans lecadre d’une telle équipe intégrée est

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Le soin de présence

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l’accompagnement des malades etdes mourants. L’action des béné-voles et des aumôneries au sein deces équipes, consiste à assurer unecontinuité des soins au-delà du soinmédical technique, essentiellementpour écouter, être proche, partager,donner ou redonner espérance jus-qu’au bout, être une présence silen-cieuse dans la difficulté et la souf-

france, quand tout autre moyen estépuisé. Le point de vue récemmentexprimé par une malade de l’hôpitalAntoine-Béclère mérite d’être cité.Cette femme me disait que c’esttoute la singularité d’un opéré, souf-frant, anémié, au fond du troud’avoir besoin de solitude et pour-tant aussi d’une présence humainequi ne la fatigue pas par des mots.

Le soin de présence, c’est aussisavoir être absent, en état de veille,en état de disponibilité.L’homme ne peut se développer,croître et grandir, traverser l’épreuve,sans amour, sans avoir une placedans la communauté, sans y êtrereconnu et aimé.

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Éthique et formation

CLAUDE LEPRESLEResponsable de formation, hôpital Laënnec, AP-HP

Et les membres du groupe thématiqueMiramion Éthique et formation

CAROLE BILCIKResponsable de formation, hôpital Boucicaut, AP-HP

MARIE-NOËLLEDESPLANCHESDirecteur du C.F.T.A, AP-HP

CHRISTINE FRANCKFormatrice

GUY GOUTERMANResponsable de formation, hôpital Rothschild, AP-HP

JEAN-LUC LECATResponsable de formation, hôpital Bicêtre, AP-HP

FABIENNE MARIZYFormatrice, hôpital Lariboisière, AP-HP

CHRISTINE MOSSOTFormatrice, groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, AP-HP

HÉLÈNE QUELMEResponsable de formation, hôpital Broussais, AP-HP

SABRINA ROUYANIConsultante en ressources humaines,hôpital Laënnec, AP-HP

LAURENCE VILMONTFormatrice, École de radiologie, AP-HP

MICHÈLE VITSEFormatrice.

Depuis quelques années, on assiste audéveloppement de la réflexionéthique relative la formation1. Celui-ciest sans doute lié à l’essor de la for-mation continue et à la recherche ensciences de l’éducation. Cependant, cequestionnement a de tout temps exis-té notamment en ce qui concerne larelation “maître-élève”. Dans toutesituation d’apprentissage, les institu-tions constituent un cadre de référen-ce influent. La formation n’est pas unefin en soi, mais pour ce qui concernel’Assistance Publique - Hôpitaux deParis, un moyen au service de sa mis-sion de soin du patient. Ainsi, la notionde formation dans laquelle s’inscritcette réflexion se situe dans le champdu service public hospitalier.L’environnement socio-économique,les enjeux et les défis sont des para-mètres que le service public doitprendre en compte pour assurer lapérennité de ses missions. Dans cecontexte, il convient de se demandersi l’évolution des finalités et desmoyens de la formation s’accomplitdans le respect des valeurs fondamen-tales liées à la personne humaine. Dès lors, la réflexion ne se limite pas à la relation singulière forma-teur/formé, mais s’inscrit dans unchamp systémique.

Éthique et formation : une vision systémique

Le contexteLa formation se situe dans un espacesystémique dans lequel sont position-nés ses différents acteurs. Pour plus delisibilité, la réflexion s’articule autour detrois approches : pédagogique, mana-gériale et sociale. L’approche pédago-gique renvoie à des notions d’objectifs,de conditionnement, d’autonomie et deconstructivisme. L’approche managéria-le, se réfère à des notions de projet, de compétence et d’objectifs.L’approche sociale fait appel auxnotions de citoyenneté, de promotion,d’épanouissement et de paix sociale…Le questionnement émerge de laconfrontation des valeurs fondamen-tales liées à la personne humaine —liberté, respect, dignité — face à cettetriple approche. Il est sous-tendu par laquestion essentielle : comment sont res-pectées ces valeurs liées à la personneen fonction des différentes approcheset surtout en fonction des pratiquesliées à ces différentes approches ? Aujourd’hui, le lien formation/travail,formation/emploi, formation/compé-tence est de plus en plus prépondérant.

La logique économiqueCette logique pose le rôle del’agent, du professionnel ! Est-ceque la formation se doit de n’êtreque professionnelle parce qu’elle

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se situe dans un contexte institu-tionnel et dans un contexte écono-mique de plus en plus contrai-gnant et prégnant ? Nous voilàinterrogés sur la nature éthiquedu choix entre logique écono-mique et logique formative. La for-mation se situant dans l’histoirecontemporaine est maintenantdéterminée au plan des valeurspar les enjeux économiques. Dansle champ du travail, elle n’est plusun moyen d’éducation au servicedes personnes. L’individu est ren-voyé dans le champ productiviste,compétitif, et donc dans une cour-se en avant vers la recherche deplus de compétences, ce dont laformation se fait l’outil privilégié.

La question du sujetIl y a un type d’acteur, qui, quelleque soit l’approche que l’on ait dela formation, est toujours présent.C’est soit l’agent (dans uneapproche statutaire de la person-ne), soit le professionnel (dansune approche managériale), soitl’apprenant (dans une approchepédagogique). Quelle que soitl’appellation que l’on donne à cetindividu, la personne est toujoursau cœur de la formation. Pourautant, cette personne est-ellereconnue comme sujet ou consi-dérée comme objet de la forma-tion ? Les discours de la formationtendent à placer de plus en plusles professionnels dans une fonc-tion d’acteurs de la formation.Qu’en est-il dans la pratique ?Quel est réellement le rôle véri-table du professionnel dans cechamp ? Est-il réellement sujet desa propre socialisation, de sapropre formation, auteur-acteur,acteur social ? L’individu est-il sujettout au long du parcours de for-mation ? Quels sont les droits etles devoirs des personnels enmatière de professionnalisation, auregard de leurs missions indivi-duelles dans le cadre des missionsinstitutionnelles ? De telles consi-dérations suscitent les questionsde la responsabilité, de l’autono-mie, de la liberté et de la légitimi-té de chacun par rapport à ses pra-tiques professionnelles, mais éga-

lement celles du respect, de ladignité, de l’intégrité, de l’intimitédes personnes dans les pratiquespédagogiques et managériales.Le processus de formation, c’est-à-dire en amont, pendant et en avalde l’acte de formation, peut égale-ment être interrogé, notammentsur le rôle véritable du profession-nel. Choisit-il, par exemple, enamont de l’acte de formation lesactions auxquelles il souhaite serendre ? Dispose-t-il d’une marge demanœuvre ? Peut-il véritablementfaire valoir certaines attentes ?Qu’en est-il de la liberté de l’indi-vidu et de son autonomie ? Seposent également les questions dejustice, d’égalité et d’équité del’ensemble des agents de l’institu-tion dans l’accès à la formation.Sur quels critères éthiques ou nonse fait la sélection des participantsaux formations ? Sous prétexte devolontariat, toute pratique pédago-gique peut-elle se justifier ?

Le projet en questionAujourd’hui, le lien entre forma-tion et projet (qu’il soit de service,personnel, professionnel, etc.) estconsidéré par tous comme néces-saire, obligatoire, incontournableet allant de soi. Ainsi, toute forma-tion ne reposant pas sur un projetindividuel ou collectif est considé-rée comme nulle et non avenue,voire sans objet. Pourquoi un indi-vidu qui ne se situe pas dans une“logique de projet” ou qui ne leformalise pas, ne bénéficie-t-ild’aucun droit d’accès à la forma-tion ? Ce lien doit-il être absolu-ment obligatoire, déterminant ?Est-ce dû à la restriction de nosmoyens liée à une conception éco-nomique et utilitariste de la forma-tion ? La sacralisation du lien directformation/travail, aboutirait-elleaujourd’hui à ce que toute forma-tion qui ne serait pas profession-nelle n’aurait quasiment pas ledroit de citer, y compris dans uneinstitution publique ? Ce lien estreconnu comme légitime, y com-pris par les partenaires sociaux,alors qu’il ne fait que répondre àune logique productiviste de laformation. La compétence repré-

sente désormais une notion quipréside de plus en plus à la miseen place de formations. C’est une“valeur” prépondérante qui com-porte des incidences sur le com-portement des personnes et lespratiques pédagogiques. Toutesces questions sont en lien avec lesvaleurs fondamentales liées à lapersonne, que sont la liberté del’individu et son autonomie. Laquestion de la justice pour l’en-semble des agents de l’institution,la question de l’équité et de l’éga-lité de tous, interviennent quand ils’agit d’accéder à la formation.Comment sont prises en compte,comment sont comprises la moti-vation et l’implication considéréescomme indispensables à la qualitéet à la réussite d’une formation ?Des conditions sont-elles mises enplace par les professionnels de laformation pour les faire émerger,ou attend-on de chaque individud’être motivé pour être formé ?

Éthique et pédagogie : un colloque singulier“L’éducateur est toujours supposéconduire son action en vue de cequi est préférable pour l’éduqué.L’éducation a donc une dimen-sion axiologique qui lui est essen-tielle.”2 De cette affirmation nais-sent l’interrogation sur la relationduelle éducateur/éduqué et lequestionnement suivant : qui dit etqui définit ce qui est préférablepour l’éduqué ?Ces questions se déclinent selontrois axes.• Le formateur, par sa pédagogie, res-pecte-t-il l’intégrité de l’apprenant ?• Tous les moyens sont-ils bonspour enseigner ou pour former ?• Peut-on imposer à l’institution,au formateur ou à l’apprenant unepédagogie précise ?Le formateur, par sa pédagogie, res-pecte-t-il l’intégrité de l’apprenant ?La formation n’est pas un simpleapport de connaissances totale-ment extérieur à l’individu. Le for-mateur tente de rejoindre l’appre-nant dans sa dimension psychoso-

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matique autant que dans sa réalitéhistorique, pour lui permettred’apprendre. Il tente de découvriret d’utiliser tout ce qui va concou-rir à l’apprentissage. Mais jusqu’oùle formateur peut-il aller sans por-ter atteinte à la personnalité duformé ? Le formateur cherche àfaire “alliance” avec celui qui entreen formation, à créer un dialogueet à établir un climat de sympa-thie. Jusqu’où peut-il aller sansmenacer l’autonomie du formé ?N’y a-t-il pas risque de “manipu-ler” l’apprenant ? La fin est-elleavouable ? La fin justifie-t-elle lesmoyens ? Parce que l’acte pédago-gique amène à prendre en comptel’apprenant dans sa globalité, laformation ne risque-t-elle pas, par-delà son objectif avoué, d’entraî-ner des changements qui mettenten danger la personne dans sa vieprofessionnelle et sociale ? Parcequ’elle interfère sur les milieuxprofessionnel, familial et social, laformation a des impacts dont cer-tains peuvent ne pas être pas ano-dins. De ce fait, peut-on imposerune formation à un agent ? A-t-onle droit de l’entraîner dans unetelle aventure ? Au nom de la pro-fessionnalisation et de l’acquisitionde compétences au service del’institution, a-t-on le droit de “for-cer” un agent à s’y engager ?Tous les moyens sont-ils bonspour enseigner ou pour former ?Étant donné l’impact que peutavoir la pédagogie sur l’apprenant,il est nécessaire de réfléchir à ladimension éthique des grandesoptions pédagogiques prises parun intervenant ou par le comman-ditaire de l’action, et sur chacundes moyens utilisés au sein mêmede ces grandes options pédago-giques. Les outils pédagogiquessont-ils indifférents ? Existe-t-il despédagogies éthiquement inaccep-tables ? Toute pédagogie portantatteinte à la dignité et à l’intégrité,à l’intimité de l’homme est néces-sairement inacceptable puisqu’ellene respecte pas ce qui est essentielà l’homme pour être homme. Quelques situations permettentd’éclairer les rapports de la péda-gogie à l’éthique. La violence, le

conditionnement, la manipulation,le maternage, l’infantilisation, lasoumission, la séduction que l’onrencontre parfois, font perdre devue l’objectif poursuivi dans l’actede formation et nuisent à laconquête de l’autonomie.Peut-on imposer à l’institution, auformateur ou à l’apprenant, unmodèle pédagogique parfaitementdéfini ?Le commanditaire est-il en droitd’exiger un modèle pédagogiquevis-à-vis du formateur ? Lesgrandes options pédagogiques duformateur doivent être précisées. Ilrevient à l’institution de les accep-ter ou de les refuser en fonctionde ses propres choix éthiques. Enrevanche, les outils pédagogiquesrelèvent d’un choix du formateur.Mais le commanditaire n’a-t-il pasmalgré tout à exercer un droit deregard afin d’en déceler la perti-nence et la cohérence avec la fina-lité de la formation ? Le comman-ditaire est-il en droit de l’exigervis-à-vis des agents à former ? Lechoix du modèle pédagogique est-il le fruit du hasard ? Vise-t-on seu-lement à un accroissement decompétences ou est-on attentifégalement à une valorisation de lapersonne formée ? Le formateurpeut-il imposer son modèle ? Leformateur est-il en droit, au coursde la formation, de prendre despositions ou de mener des actionsen désaccord avec les options dedépart ? Ne se doit-il pas de res-pecter la démarche globale sur labase de laquelle il a été embau-ché ? La question est de savoir cequi prime en pédagogie : lesobjectifs du commanditaire ou lerespect de l’apprenant ? Commentrésoudre les conflits de cet ordre ?Le formateur est-il en droit d’obli-ger l’apprenant à “participer active-ment”, à s’exprimer et à produire.Dans cette approche, ne sont pré-sentées que des pistes de réflexionet des interrogations qui peuventaccompagner tous les acteurs. Se poser les questions, n’est-ce pasdéjà introduire l’éthique dans l’ac-te de formation ?

Bibliographie1. En 1994, la revue Éducation permanente, n° 121, consacrait saréflexion à cette question.2. De Villers Gérard, « Éthique despratiques de Formation », Éduca-tion permanente, 1994, n° 121, p. 54.

Rentrée universitairede l’Institut éthiqueet soins hospitaliersde l’Espace éthique

• Présentation des activitésuniversitaires de l’Institutéthique et soins hospitaliers

Pr Dominique Folscheid,

Pr Emmanuel Hirsch, Kine Veyer

• Leçon inaugurale : La personne,

par Lucien Sève, philosophe,

membre du Comité consultatif natio-

nal d’éthique, auteur notamment de

Pour une critique de la raison bioé-thique, Paris, Odile Jacob, 1996.

• Présentation des mémoires soute-

nus par des étudiants de 2e année du

D.E.S.S. d’éthique médicale et hos-

pitalière.

• Présentation du Cercle des diplô-

més de l’Institut éthique et soins hos-

pitaliers de l’Espace éthique.

MERCREDI 18 OCTOBRE 2000,

17H30-19H30

Lieu : amphithéâtre de l’I.F.S.I.,

Pitié-Salpêtrière

Renseignements : 01 44 84 17 57

Entrée libre dans la limite des

places disponibles.

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L’art à l’hôpital ?

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FRANÇOIS ARNOLD

Artiste-peintre, Groupe thématiqueMiramion Éthique et esthétique.

Plus encore que dans un contextede vie “normale”, l’art, sous toutesses formes, peut et doit trouver saplace à l’hôpital. Mais ce n’est pas sisimple.L’hôpital est pour le malade un lieud’attente et de souffrance, un passa-ge obligé et souvent douloureuxpour retrouver la santé ou, dumoins, surmonter le malaise ou lamaladie. Un lieu aussi de dépayse-ment et parfois même d’exclusion.Parler d’art, dans ces conditions,semble presque déplacé. C’est unluxe que certains jugent mêmesuperflu.Et pourtant les échanges, les travauxet les engagements sur lesquels legroupe thématique MiramionÉthique et esthétique a réfléchi et quiont permis de développer à l’hôpitalune expression artistique, quel qu’el-le soit, révèlent qu’art et beauté fonttoujours souffler, dans ces lieux par-ticulièrement dépersonnalisés etanxiogènes, un vent de pacificationet d’humanité.

Un soin de l’âme

L’art apporte au malade un "autre"soin qui ne peut concurrencer lessoins médicaux ou infirmiers indis-pensables. C’est un soin du regard,du toucher, de l’ouïe, de l’esprit, del’âme… qui donne une chance sup-plémentaire de se reconstruire.L’art a un pouvoir de médiation quipermet au soigné – mais aussi ausoignant – d’appartenir encore à lavie ordinaire et de se sentir, en dépitdes circonstances, un homme "nor-mal", toujours capable d’admirer unpaysage, un visage, d’apprécier unemusique, un concert, de goûter unbon plat…Si dans ce lieu inhabituel il lui estégalement permis de créer, de s’es-sayer à peindre ou à jouer de lamusique, d’apprendre à danser avecson fauteuil roulant, l’homme retenupar la maladie ou la vieillesse peut

même découvrir en lui des richessesinsoupçonnées.Comme une catharsis, l’art le plonge,alors, au fond de son être, le révèleà lui-même et lui permet ainsi de sereconstruire. D’objet de soin ildevient sujet de sa guérison ou dumoins “autonome”.

Un antidote à tout ce qui est mortifère

Pour jouer ce rôle de révélateur oude libérateur, art ou beauté ne peu-vent être soumis à des normes ou àdes canons préétablis. L’important estle plaisir que le malade prend à s’ex-primer et à créer, même si son goûtdu beau diffère de celui de l’artisteou du soignant qui l’accompagne.Il faut se dire, comme Épicure, qu’estbelle toute œuvre qui favorise en soiune contemplation joyeuse : « Il fautestimer le beau, les vertus et autreschoses semblables s’ils nous procu-rent du plaisir, autrement non. »Quand, dans un lieu qui ne lui est pasconsacré, la beauté devient ainsi syno-nyme de plaisir, la laideur ne peutengendrer que la douleur. Il est alorsporté sur la qualité de vie des maladeset des soignants un tout autre regard.Dans cette recherche d’harmonie etd’authenticité naissent des questions :pourquoi ces propos avilissants, cesendroits sales, ces décors inhospita-liers, ces bruits abrutissants ? L’art nepourrait-il pas devenir l’antidote detout ce qui est néfaste à l’homme etmortifère au milieu qu’il accueille ? Labeauté ne pourrait-elle être un fer-ment pour apprendre à vivreensemble harmonieusement ?

Un maillage social

L’expérience révèle, particulière-ment en gériatrie et en psychiatrie,que la médiation par l’art permetencore davantage que la recons-truction d’un être ou la quête d’au-thenticité d’une équipe. Elle rendpossible, en de nombreuses occa-sions, la restauration du lien social.Quand ayant écouté ensemble unmorceau de musique, on partageson émotion, sa douleur ou son

rejet, quand on contempleensemble une exposition, quandon crée en atelier, on réapprend àvivre en société.Dans un atelier de peinture ou demusique on se regarde, se stimule,s’entraide, se conseille, s’admirel’un l’autre. Et ce bien-être que legroupe rend palpable, demeurequand on se retrouve seul dans sachambre. En effet, le fait de réali-ser soi-même une œuvre d’art, faitnaître le désir et la fierté d’en fairequelque chose.« Est-ce que je peux emmener montableau, disent souvent avec émo-tion les malades âgés qui partici-pent à des ateliers de peinture, jevoudrais le montrer à mes enfants,car jamais ils ne pourraient ima-giner que c’est moi qui ai faitcela ! »Signer cette œuvre devient alorsun acte important qui fonde lasocialisation. En effet, imposer sasignature sur l’œuvre, c’est direaux autres : « Ce tableau que j’airéalisé, je l’habite de mon être et jeviens vous le présenter ! »

Une chaîne d’acteurs

Pour réaliser ces activités si diffé-rentes de celles qui ponctuent unehospitalisation, encore faut-il créerune chaîne d’acteurs de beauté.Cette chaîne existe dans certainslieux. Animateurs, artistes et per-sonnels en sont les maillons.

Les animateursPrésents surtout dans les hôpitauxde pédiatrie, de gériatrie et de psy-chiatrie, ces animateurs sont lesinterlocuteurs – l’interface obligée– des artistes intervenant dans l’ins-titution.Issus pour la plupart du personnelsoignant, ces animateurs dévelop-pent initiatives, générosité etbonne volonté mais regrettent sou-vent de n’avoir pu suivre, dans cecadre si particulier et fermé del’hôpital, une formation qui facilite-rait leur rôle. En effet, l’animationperçue par les soignants commeun travail "doux" s’avère en fait undur métier.

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Les artistesProfessionnels rémunérés oubénévoles donnant leur temps, lesartistes reconnus pour leur compé-tence et leur qualité profession-nelles jouent un rôle primordial.Mais ils ne peuvent le remplir réel-lement qu’en lien étroit et perma-nent avec le personnel soignant.Leur mission est de faire goûter àdes personnes souvent fragiliséeset déstabilisées, des moments de plaisir, même si ceux-ci sontuniques et sans lendemain. Pour yparvenir, ils ont besoin de dévelop-per des aptitudes à communiquer,des capacités à partager leur savoir,une grande disponibilité et une cer-taine finesse d’esprit… C’est beau-coup demander à des personnessouvent mal payées.Pourtant, les artistes affirment qu’ilsn’y perdent rien. Les malades leursont, en effet, un public mer-veilleux et plein de gratitude. Parailleurs, le face à face avec unpatient, un enfant ou un grandvieillard stimule leur propre élan decréativité.Une présence d’artistes représentetoujours un “plus” dans une institu-tion, car elle engendre une autremanière d’échanger et de commu-niquer. Venant de l’extérieur, lesartistes portent un regard neufvoire “naïf” sur l’environnementhospitalier qu’ils découvrent avecétonnement : « Tous les objets sonttristes et gris, les murs blancs outernes… »Ce regard d’artiste posé sur l’hôpitalest donc très important, d’autantqu’il se double de celui de témoinprivilégié et membre de la cité.

Les personnelsComme cela vient d’être souligné,l’artiste ne peut rien faire sans l’ai-de et la collaboration des person-nels, particulièrement celles du per-sonnel soignant. Souvent d’ailleurs,c’est le malaise et la souffrance dessoignants qui ouvrent la porte del’hôpital à l’artiste. Conscients quela surcharge de travail les prived’échanges gratuits avec lesmalades, de temps pour faire autrechose que des soins, comme de lamusique par exemple, ils réclament

une présence d’artistes leur permet-tant de “respirer” et parfois mêmede se ressourcer.

Un environnement bénéfiquePour accueillir et soigner deshommes et des femmes maladesainsi que les soignants qui lesentourent, il faut des bâtiments, deslocaux, des murs : des murs sur-tout ! C’est d’ailleurs la premièrechose que voit le malade en péné-trant dans l’hôpital et qui déclenchesouvent un sentiment d’enferme-ment, d’angoisse et d’isolement.L’hôpital est défini comme un “lieude soin”. Considère-t-on que“l’état” des lieux favorise ou entra-ve les soins ?Les plans qui déterminent uneconstruction tiennent-ils compteseulement de la rationalité des espaces ou intègrent-ils aussiles normes d’habitabilité et debeauté ?Lors de transformations, de réfec-tion et de modernisation, a-t-on lesouci d’entourer les architectes,d’artistes et d’anciens malades ?A-t-on pleinement consciencequ’une personne couchée ne voitque les murs ou parfois même quele plafond ? Donne-t-on toute saplace à la fenêtre, seul lien avecl’extérieur, la société et la cité ?Beauté des lieux mais aussi beautédes “petits riens” qui font la vie etl’environnement des malades et dessoignants : la présentation et lasaveur des plats, la couleur desobjets, des matériaux, des appa-reils, l’habillement du personnel etcelui des malades…Cette beauté des lieux n’est passans influence sur le bien-être etmême sur le comportement desmalades.La dernière croisière sur le Rhin,organisée par l’AP-HP, qui regrou-pait sur un bateau de luxe plus de80 vieillards handicapés, a révélé,s’il en était besoin, que “l’esprit dedépendance” de ces grandsmalades pouvait disparaître peu àpeu, comme happé par la beautédu paysage et des lieux. Ainsi, lespersonnes âgées se sentant trèsentourées et respectées, “couches”et “repas moulinés” se sont réduits

de jour en jour. « Il faut, disait l’unede ses personnes qui donnait librecours à sa coquetterie, se montrerdigne de ce décor de rêve qu’on n’ajamais connu et que l’on neconnaîtra plus jamais ! »Fiers d’avoir été choisis, fiers de laconfiance qui leur était accordéepar un personnel pourtant surchar-gé mais heureux de sa missiontemporaire, ces "grands" maladesvoulaient, au travers des actes quo-tidiens, témoigner de leur recon-naissance et de leur respect.Chaque hôpital ne peut évidem-ment se transformer en bateau decroisière, mais cette expérience,qui se renouvelle tous les deux ans,ne peut-elle susciter la réflexion del’institution ?

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Génétique et médecine de prévision

CELLULE DE RÉFLEXION DE L’ESPACE ÉTHIQUE

PR AXEL KAHN

Directeur de l’unité 129 Génétique etpathologie moléculaires de l’Inserm,membre du Comité consultatif natio-nal d’éthique

PR PIERREJOUANNET

Chef du service d’histologie-embryolo-gie orientée en biologie de la repro-duction, hôpital Cochin, AP-HP

PR MARIE-LOUISEBRIARD

Service de génétique médicale, hôpitalNecker - Enfants malades, AP-HP,membre de la cellule de réflexion de l’Espace éthique

Extraits de la réunion de la Cellule de réflexion de l’Espace éthique :Médecine prédictive, 20 février 1997.

Connaissance, destinée et libertéPr Axel Kahn

L’évolution des possibilités engénétique est appelée à modifierprofondément la conception etl’exercice de la médecine, aussibien du point de vue scientifique,de la pratique quotidienne que dela relation entre le malade, sonmédecin et la société.Les programmes de recherches encours, ont pour but d’isoler etd’élucider la structure et la fonc-tion des gènes impliqués ou nondans certaines maladies géné-tiques. La structure du génomehumain sera connue complète-ment dans sept à dix ans. D’icideux à trois ans, on connaîtra lesséquences partielles de chacun desgènes. Actuellement, on en a iden-tifié environ les trois-quarts. Bienentendu, cela ne veut pas dire quel’on connaît leur rôle individuelle-ment, en combinaison ou en inter-action avec l’environnement. Pourles futurs biologistes, il s’écouleraencore des siècles avant de percer la

signification de ce programme. Onconnaîtra la nature programmatique,sinon la signification. Une présentation redoutablementréductionniste, malheureusementtoujours présente à l’esprit desgens, a été produite par les améri-cains promoteurs de ce projet quiont déclaré que l’objectif consistaità « écrire et élucider le grand livrede la vie de l’homme », c’est-à-diresa susceptibilité biologique maiségalement sa destinée en général.Pour le public, de fait le génomeparfaitement identifié et interprétédevrait permettre de donner accèsà la destinée individuelle. Cettevision ne tient pas. Mais elletémoigne dans le public d’une pré-occupation majeure et s’avère êtreun puissant renfort aux concep-tions du déterminisme biologique.Pour les gens, la génétique ouvrel’accès au fil conducteur de leurdestinée ! Du point de vue médical, si l’onconsidère toutes les maladies, cer-taines sont entièrement géné-tiques, c’est-à-dire qu’il suffit de lamodification d’un gène pourqu’elles apparaissent. D’autres nele sont pas du tout : la fracture ducol du fémur par exemple. La plu-part des maladies ont une basegénétique : plusieurs gènes eninteraction avec l’environnement.Ces dernières représentent en faitla majorité des maladies dont onmeurt : la susceptibilité aux mala-dies infectieuses, la démenced’Alzheimer, les maladies neuro-dégénératives, l’hypertension arté-rielle, l’obésité, les cancers, etc.Les gènes ont beaucoup à direpour quiconque s’intéresse à cesmaladies. L’aspect de prévision ne représen-te cependant qu’une partie de lajustification de ces efforts, l’autrepartie étant l’amélioration de laprise en charge thérapeutique desmaladies à travers une meilleurecompréhension de leurs méca-nismes physiopathologiques cellu-laires. Mais cela reste un processusassez long. Entre la compréhen-sion de la physiopathologie d’uneaffection, la possibilité de savoir sielle surviendra et la possibilité

d’empêcher qu’elle ne survienne— si on y parvient un jour — oude la soigner mieux, le délai peutêtre très important. C’est danscette longue période qu’intervien-nent le maximum de problèmes.Ces gènes vont donner accès, soità un diagnostic pré-symptoma-tique (par exemple dans la Choréede Huntington, permettre d’êtrecertain que le sujet développera lamaladie), soit alors aboutir à desdiagnostics de susceptibilité : lors-qu’une maladie intéresse une per-sonne sur cent mille dans la popu-lation, on pourra calculer le risquepour un individu donné de ladévelopper. Enfin, il sera sansdoute possible de proposer destests d’aptitudes de capacités, cequi pose un tout autre problème.Les questions se posent à la fois àl’individu, au médecin et à lasociété.Pour l’individu, la principale ques-tion se situe à la croisée entre lesnotions de connaissance, de desti-née et de liberté. Quelle libertéreste-t-il, lorsque l’on connaît par-faitement sa destinée et que celle-ci est sévèrement compromise ?Ces conditions sont-elles compa-tibles ou non avec l’épanouisse-ment optimum de la personnalité ?Questions importantes auxquelleson ne peut pas répondre simple-ment. Nous connaissons tous dansnotre entourage des personnes quis’épanouissent quand bien mêmeelles se savent condamnées etd’autres qui ne cessent de se pré-occuper d’autre chose que decette échéance promise quiapproche à grand pas.Pour le médecin, les questions seposent par rapport au diagnostic desusceptibilité. Cette situation n’estpas nouvelle. Aujourd’hui, on peut,grâce à l’anamnèse familiale, détec-ter des terrains prédestinés à cer-taines affections comme la diabèteou l’hypertension artérielle. Mais lepouvoir prévisionnel reste faible. Ilest vraisemblable que dans un futurproche, le médecin disposera deplusieurs dizaines de tests de sus-ceptibilité génétique dont certainspermettront d’agir pour éviter quela maladie ne survienne.

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Deux exemples récents et assez fré-quents illustrent ce propos.L’hémochromatose, qui diagnosti-quée dans l’enfance, permet au prixd’une saignée mensuelle à vie d’évi-ter que la maladie ne se déclare. Demême, on a trouvé un gène de pré-disposition au glaucome familial àangle ouvert, dont le traitement pré-ventif médical ou chirurgical permetd’éviter la complication majeure decette affection, à savoir la cécité.D’autres fois, ce diagnostic pré-symp-tomatique ou de susceptibilité peutêtre difficile à gérer. Il s’agit, parexemple, du cas de susceptibilitégénétique au cancer du sein où l’onne peut pas s’attendre à une transfor-mation radicale du pronostic. Danscertains cas, enfin, comme dans laChorée de Huntington, le médecin setrouve dans l’incapacité de faire autrechose que d’apporter son soutienpsychologique au malade. Lorsque lasituation est rendue à ce point délica-te à gérer, le médecin ne peut querépondre favorablement auxdemandes des membres d’une famil-le à risque qui souhaitent se fairedépister, préférant ainsi la certitudedu pire ou la satisfaction d’être sain, àl’angoisse d’incertitude. On peut ainsiaboutir soit au soulagement qui ne vacependant pas sans une certaine cul-pabilisation d’être indemne d’unemaladie qui touche si durement unproche, soit à une confirmation de lacrainte qui n’est parfois pas pire quel’angoisse antérieure. En revanche, il est clair qu’il n’y adans ces cas aucun intérêt en termede santé publique ou individuelle, dese lancer dans des campagnes dedépistage de masse. Mais en réalité,deux logiques s’affrontent : la logiqueéthique et médicale, et de l’autre côté,la logique industrielle des fabricantsde ces tests qui ont tout intérêt à aug-menter le marché en convainquantla population générale de se fairetester. Pour donner une idée, lemarché pour le cancer du sein estau minimum de quinze milliards dedollars. Sous peu, de très nombreuxtests de ce genre existeront. On setrouve donc face à une situationqu’il faudra très clairementapprendre à gérer.

Le "génétiquementcorrect"

Considérons également les pro-blèmes sociaux liés à ces évolu-tions scientifiques. On a trop sou-vent schématisé les conditionsdans lesquelles on aurait accès à laconnaissance, favorable ou non,du destin biologique des indivi-dus, en disant qu’il faut mettre enplace des garde-fous au niveau decertains groupes de pressioncomme les banques ou les assu-rances. Il convient de le faire maisil est peu probable que dans l’ave-nir ce soit la raison principale pourlaquelle les tests seront demandés.En effet, hormis les motifs médi-caux, c’est surtout la soif deconnaître l’avenir — attitude récur-rente dans toutes les sociétés —qui poussera les gens à se fairetester. Quand, depuis la nuit destemps, un homme ou une femmedemande à un devin de lui prédi-re l’avenir, ce n’est pas dans l’es-poir d’en modifier le cours. Le fait que la connaissance de sondestin biologique ne permette pasde l’améliorer, n’est pas de natureà dissuader les gens de vouloir leconnaître. Par conséquent, l’undes moteurs importants de laconnaissance par les individus deséléments de leur destin biologiquesera cette soif éternelle et ubiqui-taire de connaître leur avenir. Parailleurs, le marché aura tendance àamplifier ce besoin de savoir endéveloppant l’offre par des méca-nismes bien connus dans notresociété marchande. Cette connais-sance des destins biologiques,devrait avoir des conséquencesimportantes par les mécanismesdifficilement contournables qu’ellesuscite, comme, par exemple, auniveau de l’embauche ou de l’as-surance. Pour se rassurer, certains disentque puisque chacun d’entre nousa des prédispositions pour cer-taines maladies, cette multiplica-tion recréera une égalité dans cefardeau génétique et qu’ainsi lessanctions de type assurantiel n’au-ront pas lieu d’être. Il n’en est rien

car les maladies dont on meurtsont peu fréquentes dans nossociétés développées : on meurtde cancers, de maladies neuro-dégénératives, d’Alzheimer, devieillesse, d’hypertension artériel-le, de maladies cardio-vasculaireset d’obésité. Toutes ces maladiesont des composantes génétiquesfortes et on peut imaginer quecinq ou six tests génétiques per-mettent de façon très intéressantepour l’assurance privée de définirdes groupes de risques et d’entirer des conséquences. La logiquede l’assurance privée vise à propo-ser un contrat non pas égalitairemais équitable aux assurés, et lecontrat équitable est celui qui estproportionné au risque. La logiquede ces assurances et parfois aussides mutuelles, consistera donc àutiliser au fur et à mesure qu’ilsapparaîtront ces critères sensibles. Le problème social général estdouble. Tout d’abord, il représenteun facteur de dissolution sociale :on verrait probablement desmutuelles d’un nouveau typeapparaître. Une mutuelle corres-pond à la demande de gens qui,du fait de leur profession et deleur niveau socioculturel, appar-tiennent à une classe de risqueparticulière et qui en fonction decelle-ci décident d’être solidairesentre eux. Les gens possédant debons tests génétiques auraient toutintérêt à créer entre eux la mutuel-le des “génétiquement corrects”qui proposerait des tarifs bien plusintéressants que tout autre grouped’assurance. On peut même imagi-ner qu’une carte d’appartenance àcette mutuelle constituerait uneporte d’entrée à l’embauche ! Cesscenarii de dissolution et d’éclate-ment social sont désormais envisa-geables. Cette recherche qui tend àconvaincre les citoyens que ce quel’on est et ce que l’on peut faire sesitue dans nos gènes en fonctiond’un héritage biologique, aura unimpact évident du point de vue del’exigence de solidarité qui fondenos rapports sociaux. Une tellemutation peut expliquer la relationqui s’instaure entre l’excès de l’in-

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dividualisme et le déterminismegénétique. Dès lors qu’on admetqu’une grande partie de notre des-tin relève de nos gènes, il nousappartiendrait, avant toute autreconsidération, de faire prospérerau mieux ce à quoi nous donnentdroit nos gènes, sans aucun devoirparticulier à exercer vis-à-vis d’au-trui dont les devoirs et les droitsprocèdent également de sonpropre patrimoine génétique. Les droits de l’individu deviennentceux que confère le patrimoinegénétique. On constate aujour-d’hui, que des groupes ethniquespossèdent des marqueurs géné-tiques inégalement répartis. Peut-être, certains d’entre eux seront-ilsassociés à tel ou tel trait de carac-tère, à telle ou telle aptitude. Sousla pression idéologique cela sesaura. Nous aurons ainsi à faireface, comme au début du siècle, àl’utilisation de cette science géné-tique comme renfort et alibi desidéologies de l’exclusion et duracisme.

Les limites de dépistage desaffections génétiquesPr Pierre Jouannet

Je voudrais partir de la situationactuelle qui traite de la médecineprédictive et des empreintes géné-tiques dans les lois de bioéthiquede 1994. J’ai été frappé que ce sujetsoit traité dans deux lois : la loirelative au respect du corpshumain — qui dépend du ministè-re de la Justice —, et la loi relativeau don et à l’utilisation des élé-ments et produits du corps humain,à l’assistance médicale à la procréa-tion et au diagnostic prénatal —qui dépend du ministère de laSanté. En fait, le texte est à peuprès similaire dans les deux lois ets’inquiète de l’étude des caractéristiques génétiquesd’une personne et de l’identifica-tion d’une personne par desempreintes génétiques. Ces lois contiennent un certainnombre de recommandations.

Premièrement, ce type d’investiga-tions ne peut être fait qu’avec leconsentement de la personneconcernée. Deuxièmement, si unepersonne est soumise à la pratiquedes empreintes génétiques, celles-ci ne peuvent être pratiquées quedans le cadre d’instructions lorsd’une procédure judiciaire, ou àdes fins médicales ou de recherchescientifique. Seules sont habilitées àprocéder à des identifications parempreintes génétiques, les équipesayant fait l’objet d’un agrémentdans des conditions fixées pardécret en Conseil d’État. Enrevanche, rien n’était dit à proposdes conditions requises pour réali-ser les examens des caractéristiquesd’une personne. Puis, enfévrier 1995, dans une loi intitulée"Diverses dispositions d’ordresociale", un article traite des condi-tions dans lesquelles on peut iden-tifier les caractéristiques génétiquesd’une personne. Le texte déclare :« Un décret en Conseil d’État fixeles conditions dans lesquellespourront être réalisées, dans l’in-térêt des patients, la prescriptionet la réalisation de l’examen descaractéristiques d’une personne àdes fins médicales. » Dans undeuxième temps, le législateur adonc choisi d’encadrer de façonplus stricte, à la fois l’identificationd’une personne par ses empreintesgénétiques — dont on imaginebien toutes les conséquences surle plan éthique et social — etl’examen à des fins médicales etscientifiques. Les décrets ne sontpas encore parus et les praticiensque nous sommes les attendentavec impatience, car ils vont déter-miner les conditions dans les-quelles on pourra pratiquer cesexamens, les personnes autoriséesà les pratiquer et les conditionsd’autorisation de ces praticiens*.Au départ, les conditions d’autori-sation concernaient uniquementl’identification par empreintegénétique mais on peut se deman-der si l’autre aspect du problème— la médecine prédictive — sera,par le biais des prescriptions etdes réalisations des examens, sou-mise à autorisation.

Deuxième point. En pratique,comment sommes-nous amenés àenvisager de pratiquer des exa-mens recherchant les caractéris-tiques génétiques d’une person-ne ? À quel moment et chez quisommes-nous amenés à faire cetype d’investigations ? Il existedifférentes possibilités : toutd’abord, en postnatal, soit chezl’adulte, soit chez l’enfant (quipose par ailleurs des problèmesparticuliers en termes de consen-tement et de précautions).Chez l’adulte :• un adulte atteint d’une maladiegénétique diagnostiquée clini-quement, chez qui on va cher-cher une confirmation diagnos-tique, ou au contraire une infir-mation ;• chez une personne saine clini-quement mais que l’on soupçon-ne d’être porteuse d’un traitgénétique pathologique. La natu-re de la question est déjà là diffé-rente ;•un adulte apparenté : dans unefamille ou une fratrie, quelqu’unpeut-être atteint ou suspectéd’être porteur ; on peut chercherà savoir dans un but scientifiqueou médical si d’autres membresde la famille sont atteints. Noussommes là face à un nouveautype de questions : le problèmede la confidentialité et la condi-tion de réalisation de ces exa-mens et du conseil génétique quiles accompagne.

Le conseil génétique

Il existe d’autres situations dont onparle moins et qui sont liées à laprocréation. En effet, on peut êtreen présence d’un couple dont l’undes deux partenaires est porteurd’une mutation génétique que l’onsait à risque pour la descendance.Si cette personne procrée avecune autre personne possédant lemême trait génétique patholo-gique, le risque est majoré. Sepose alors la question de larecherche chez le partenaire dequelqu’un qui est porteur ou quiest atteint. Ce n’est donc pas un

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membre de la fratrie ou de lafamille mais quelqu’un quicherche à procréer avec.Nous sommes aussi amenés à pra-tiquer ce type d’examen dans lecadre du don de gamètes, quandcelles-ci vont être utilisées chezquelqu’un que l’on sait porteurd’une pathologie. Un exemple quia fait couler beaucoup d’encre estle problème de la mutation delta F508, responsable à l’état homozy-gote de la mucoviscidose. Doit-onla rechercher chez les donneurs desperme ? Si un couple s’adresse àun C.E.C.O.S. (Centre d’étude etconservation des œufs et du sper-me humains) pour un don degamètes et que la femme se saitporteuse de la mutation, peut-onlui refuser de rechercher un don-neur qui ne sera pas porteur decette mutation, pour éviter uneprobabilité d’un sur quatre d’avoirun enfant atteint de mucoviscido-se ? La question se pose de pou-voir faire ce type d’examens chezdes donneurs de gamètes qui nesont ni des personnes atteintes, nides porteurs, ni des membres de lafamille, ni un partenaire, du moinsdans le sens social du couple.Toutes ces personnes sont desadultes qui peuvent accéder à cesexamens à différents moments deleur vie : à l’occasion de la décou-verte d’une pathologie, quelque-fois en prénatal lors d’une grosses-se à risque ; mais à présent aussien préimplantatoire quand, lorsd’une fécondation in vitro uncouple demande que seuls soienttransférés dans l’utérus lesembryons que l’on sait indemnesde la pathologie que l’on chercheà éviter, ou encore en pré-conceptionnel. La technique,maintenant pratiquement dispo-nible pour trier des spermato-zoïdes en fonction des chromo-somes sexuels, a déjà été utiliséeune fois : on utilise le tri desspermatozoïdes en préconcep-tionnel pour éviter la transmis-sion d’une maladie liée au sexe,en utilisant uniquement des sper-matozoïdes porteurs du chromo-some X.Encore en amont, en prénuptial,

les secrets génétiques vont êtrerecherchés avant que le couplene passe sa vie ensemble. C’estpar exemple le cas dans la poli-tique en vigueur à Chypre, pource qui concerne la thalassémie.On est donc confronté à dessituations très variables. Les ques-tions posées par les couples ensituation très précise, renvoientsurtout à des conseils qui visent àorienter leur vie et la conceptionde leur famille, en fonction desconnaissances qu’ils peuventavoir des risques génétiquesqu’ils connaissent souvent selonla situation de leur famille. Ils’agit pour nous de savoir com-ment les aider. Vers quoi lesorienter ? Quelle stratégie de pro-création employer ? Les autresquestions importantes, quiconcernent nos responsabilitésde médecins gérants de tant degamètes, nous incitent à nousdemander jusqu’où aller ou nepas aller dans le dépistage d’af-fections génétiques chez les don-neurs et dans l’organisation de laprocréation assistée.

*Le décret n° 2000-570 du 23 juin2000 fixe désormais les conditionsde prescription et de réalisationdes examens des caractéristiquesgénétiques d’une personne et deson identification par empreintesgénétiques à des fins médicales(J.O., n° 147, 27 juin 2000).

Le risque de déciderPr Marie-Louise Briard

La génétique au quotidien ren-voie à deux types de préoccupa-tion : répondre à la demande decouples posant des questions etrépondre à la demande desmédecins. Mais il importe égale-ment de se demander jusqu’oùles médecins peuvent aller dansleur pratique, au regard des tech-niques dont on dispose mainte-nant. Doivent-ils donner toutesles informations disponibles ? Quidoit informer dans une famille lespersonnes qui auraient un intérêt

personnel à réaliser un test géné-tique ? Les médecins doivent-ilsaller au devant d’une demande,l’anticiper et présenter l’ensembledes possibilités qui peuvent êtreenvisagées, même si les per-sonnes intéressées n’ont riendemandé ? Doivent-ils privilégier,comme intermédiaire, commemessager de la mauvaise nouvel-le, leur patient ? On sait à quelpoint cela peut être difficilecompte-tenu du passé, de l’histoi-re de chaque individu au sein desa famille, des conséquences decertaines annonces, voire de lanaissance d’un enfant handicapé. J’aimerais prendre l’exempled’une maladie fréquente : le syn-drome de l’X fragile. Cette affec-tion peut s’aggraver au fil desgénérations et atteint essentielle-ment des garçons qui peuventavoir des troubles importants ducomportement et une débilité dedegré variable mais pouvant êtresévère. Dans ces familles, beau-coup de personnes peuventtransmettre à leur enfant cetteaffection presque aussi fréquenteque la trisomie 21, si l’on consi-dère les porteurs sains. Toutefois,lorsque l’on découvre cette mala-die liée au chromosome X chezun enfant, il est toujours très dif-ficile de prévenir ses frères et sessœurs. Le message passe mal.Cette nécessité d’informer lessujets à risque doit être comprisepar les médecins. Le problèmeest le même quand on découvreune anomalie chromosomiquecomme une translocation équili-brée. On réalise de plus en plussouvent des caryotypes face à desavortements à répétition, devantune stérilité notamment masculine. Dire à un patient qu’il doit infor-mer ses parents, ses frères et sessœurs de cette translocation afinqu’ils puissent eux-mêmes réali-ser un caryotype n’est pas évi-dent quand il existe un problèmede stérilité pour le couple. Pourla prescription d’un test géné-tique, l’article L145-15-1 du Codede la santé publique datant defévrier 1995 est très important : letest doit être réalisé dans l’intérêt

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du patient. Auparavant, un grou-pe de travail au ministère de laSanté, se penchant sur les condi-tions de réalisation du test pourla maladie de Huntington chezles sujets asymptomatiques, avaitconstaté qu’il n’y avait aucun

texte législatif pour encadrercette pratique.En génétique clinique, noussommes de plus en plus souventconfrontés à des difficultés. Laprofession de généticien devientun métier à haut risque : on peut

à tout moment enfreindre lesrègles de la déontologie si l’onn’y prend pas garde ou alors nepas effectuer tel test ou tellerecherche demandés. Par la suite,cela peut paradoxalement nousêtre reproché.

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L’Espace éthique aux Quatrièmes Journées de l’AP-HP

CITÉ DES SCIENCES ET DE L’INDUSTRIE, 11-13 OCTOBRE 2000

Conférence annuelle des Groupes hospitaliers d’éthique AP-HPMERCREDI 11 OCTOBRE 2000, 9H-12H30.LIEU : SALLE LOUIS ARMAND OUEST.

• La réflexion éthique au sein des hôpitaux • Violence et maltraitance dans l’institution hospitalière

Conférences de l’Espace éthiqueAvec le concours des groupes thématiques Miramion de l’Espace éthique.JEUDI 12 OCTOBRE 2000, 14H-18H.LIEU : SALLE LOUIS ARMAND EST.

• Éthique et responsabilités quotidiennes à l’hôpital1- valeurs et missions du soin2 - Auprès des personnes en situation de vulnérabilité

« Parlons d’éthique au café ! »Une confrontation argumentée qui réunit les professionnels engagés auprès de la personne hospitalisée.LIEU : STAND DE L’ESPACE ÉTHIQUE

• Professionnels et usagers : de nouvelles alliances ?MERCREDI 11 OCTOBRE, 12H30-14H.

• Renoncement thérapeutique : quelles responsabilités ?JEUDI 12 OCTOBRE, 12H30-14H.

• Face aux situations extrêmes : comment prendre une décision au sein de l’équipe ?VENDREDI 13 OCTOBRE, 12H30-14H.

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États végétatifs persistants : ces folles de mères

DR CHRISTIAN DE MARICOURT

Médecin-chef, hôpital Maritime de Berck, AP-HP.

À Buenos Aires, on les vit long-temps tourner sans fin sur la placede Mai, ces mères folles d’unepeine insondable et d’un infimeespoir qui disaient de la sorte etobstinément leur révolte, parcequ’avaient disparu leurs enfantsdévorés par la dictature militaireargentine. Peut-être maintenantest-ce encore ainsi ? Le monstresans tête n’est plus ; elles poursui-vent leur route sans fin et refusentd’oublier.À l’hôpital Maritime de Berck,nous en avons aussi des folles dece genre sublime ! Des mères —plus rarement des épouses — quirefusent l’évidence et que torturesans trêve l’injustice d’une agoniequi s’éternise. Elles vivent désor-mais passionnément pour un filsou une fille, pour des enfants, degros bébés de 20, 30 ou 40 anshospitalisés ici depuis des annéeset sans doute — récompense denos bons soins ? — pour desannées encore. Un accident ouune maladie dont l’issue aurait dûêtre rapidement fatale et unemédecine incomplètement effica-ce, ont fait d’eux comme desmorts vivants. État végétatif persis-tant : simple et inutile survie ?Apparence de vie ? Le corps restevivace et assurément fonctionne,mais l’esprit sans doute pas… ousi peu ! On est dans le domaine del’état végétatif, ce que le langagepopulaire, assez justement, dénom-me « état de plante verte ou de légu-me… », le mot végétatif, en physio-logie, désignant bien ce quiconcerne les fonctions vitalescommunes aux végétaux et auxanimaux !

Quand l’intelligencese dissout dans l’absurde

Qu’est-ce donc que ce semblantde vie ? Qu’est-ce que ce corpsdésormais réduit à l’état de puremachinerie et qui maintenantfonctionne à vide ? La raison vou-drait sans doute que l’on baisse lesbras, mais ni le cœur ni les tripesne s’y résolvent. Tout est bon pourque du plus profond du désespoirressurgisse sans cesse l’espoir ;tout en effet peut être signe — ouseulement le sembler — d’uneinfiniment improbable mais enco-re possible renaissance.Un jour pousse l’autre, et l’onattend, et passe la vie. Tour à tourdonc, un rien enflammant l’imagi-nation, on espère et l’on se déses-père. On ne peut rien décider, onne peut rien choisir ; c’est le des-tin ! On se révolte contre lui etc’est sans effet ; on fait mine del’accepter mais ce n’est pasmieux…On parle à celui qui ne peut plusvous entendre, on lui explique cequ’il ne peut comprendre, on letouche et il ne vous sent pas ; oncroit qu’il regarde et il ne voit pas ;on se persuade qu’il pense et l’onn’en sait rien…

Ces mamans de toujours sont d’an-ciennes petites filles que n’affec-taient pas la mutité et l’immobilitéde leurs poupées. Ces femmes quele drame à la fois écrase et rajeu-nit, sont ces mères attendries,sûres d’elles et fières que ravis-saient le babil du nourrisson etqui, dans le gazouillis d’un rejetonà nul autre pareil, n’entendaientqu’intelligence et sensibilité et sur-tout promesse de grandeschoses… Atroce retour en arrière.Celui ou celle qui les avait quittéespour un métier, un voyage, unefemme ou un homme… leur estrevenu dans la plus extrême desfaiblesses, et elles sont là prèsd’eux, à jamais fidèles.Quand l’intelligence se dissoutdans l’absurde et n’a plus rien àdire, c’est le ventre qui parle, c’est

le cœur qui impose sa conduite.Pour elles, pas de discussions pos-sibles, il faut être là. Tous les jourssi l’on peut, ou, au moins, chaquesemaine, il faut être là pour celleou celui qui a désormais besoin detout. Le sacrifice est immensémentlourd, mais il donne du poids àl’existence ; il lui redonne mêmeun sens quand justement la mala-die ou l’accident était venu toutbouleverser.

Les limites incertaines de l’existence

Cependant, au bout de tant et tantde réponses jamais obtenues, debruits qui ne s’achèvent jamais enparoles, d’espoirs de sourires tou-jours déçus… y croient-elles vrai-ment encore à l’éveil possible ? Etmême, le souhaitent-elles quandelles savent qu’il risque d’être finale-ment pire que tout ? Les limitesincertaines de l’existence permettentau moins de continuer à rêver…On les soupçonne parfois de trou-ver quelque confort ou réconfortdans les bénéfices secondaires heu-reusement inhérents à tout drame.Leur inconscient de mère trouveraitplus ou moins son compte danscette situation dramatique qui leurredonne un bébé à jamais dépen-dant, et leur vie s’en trouveraitquelque peu refondée ! Qui le leurdirait, les révolterait et les outrage-rait. Pourtant, certaines doutent et sedemandent si leurs prières pour quevive encore l’enfant comateux n’estpas pur égoïsme.Rien n’est si simple ; là où tout n’estqu’incertitude et où s’éternise cequi devrait avoir une fin, un rien nesaurait être totalement beau et pur,non plus que laid ou mesquin. Iln’est plus ici de logique qui comp-te, plus de raison. Il n’est place quepour cette folie viscérale et amou-reuse qui lie la femme au fruit de sachair et lui dit de ne jamais aban-donner.Nous ne pouvons, d’abord étonnés,puis troublés et enfin admiratifs,que regarder ces mères avecamour, tendresse et respect.

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Quelques réflexions éthiques sur la notion de recherche du risque zéro

DR MARCEL-LOUISVIALLARD

Unité mobile de soins palliatifs, hôpital Tenon, AP-HP, membre de la Cellule de réflexion de l’Espace éthique.

Un totalitarisme d’exclusion

La recherche du risque zéro, quêtechimérique s’il en est, amène notresociété à un discours dont lesenjeux sont au-delà de la simplevolonté de sécurité. Si l’on ne s’inté-resse, pour limiter la portée de cetexte à notre activité quotidienne,qu’au seul domaine médical ou bio-logique, il n’en reste pas moins queles constats peuvent s’étendre à tousles champs d’activité humaine.Le discours ambiant concernant lanotion du risque zéro, présente unegénéalogie directe avec une attituderefusant la mort, la souffrance, la non-productivité, la non-correspondanceaux canons de beauté en cours à uninstant présent, le handicap, etc. Plus que le risque en lui-même,pour limité qu’il soit actuellementaux seuls aléas imprévisibles etimparables, n’est-ce pas la déviationdu connu vers l’inconnu qui nouspréoccupe ?Notre quête d’un risque zéro s’assi-milant pour le coup à la volonté decorrespondre à une norme parfaite.Le risque à éviter étant celui den’être plus à la norme. Comme sitout devait être prévu, organisé, jus-qu’à la fin des temps. Mais dès lors,le temps étant connu jusqu’à sa fini-tude, n’est-il pas figé et commestoppé dans un avenir déjà achevé ?Tout ce qui s’avérerait hors norme,serait hors temps et par conséquenthors vie. Ainsi ce qui n’est plus dansla norme ne doit-il pas être systé-matiquement évacué hors du social,puisque hors du temps et par-delàhors de l’humain ? Cela de façonparcellaire ou totale.La différence induite par nosconceptions de la “non-normalité”conduit inéluctablement vers l’ex-clusion, tant aux plans social, philo-sophique et psychologique.

Les discours, parfois même lesmieux intentionnés, en quête d’unhumanisme toujours plus solidaireet porté au rang de valeur, sans ni levouloir ni le présumer, au prétexted’un hymne à la vie que l’oncherche à tout prix à préserver, sem-blent sombrer petit à petit dans untotalitarisme d’exclusion.Au lieu et place du sens de l’hom-me, la société situe sa réflexion ausein de la seule problématique de lagestion du comportement par deslois ou règlements. La loi morale,l’éthique cèdent la place à la normeet à la règle.À travers ce mythe de la quête desécurisation absolue, quel est donccet homme qui fuit jusqu’à sonhumanité ? Qui est cet homme quiva jusqu’à nier sa singularité, saliberté en réglementant toute activi-té ? Quelle place reste-t-il à l’expéri-mentation, à l’apprentissage, à l’ad-venir surtout, si l’avenir, sécurisé àson maximum, est totalement bornéet prévu ?Le faire prend le pas sur le pensé etle transcendé. Seul le connu et lemaîtrisé vaudraient alors la peined’être vécus ! Quel déterminismesombre ! Et le rêve, l’imaginaire, lepoétique dans tout cela ? Le beaucomme le bien nous sont-ils déjà,définitivement et intégralementacquis ?À quoi sert demain, s’il n’est riend’autre qu’aujourd’hui qui n’est pasdifférent d’hier ? Serais-je immortelcar pétrifié dans un temps arrêté ?L’immortalité serait-elle dans la non-vie ? Quel paradoxe ! Dès lors, quelsens prend la vie dans un mondeachronos et sans imprévu, sansinconnu ? Quelle quête ? Quellemotivation ?Le risque est-il autre chose qu’unprétexte, même si l’on conçoit bienque la volonté de se protéger soitinhérente à l’appartenance aumonde du vivant ?Peut-on, sans sombrer dans un fata-lisme discutable, s’inscrire dans unenotion de risque contrôlé, accep-table qui ne serait pas ipso factoliberticide, inhibante et schématique-ment déshumanisante ? L’hommeprend sens dans l’altérité, du fait desa liberté et de sa volonté qui ne

peuvent, inéluctablement, pas êtrebridées.En terme de responsabilité, le sujetse doit, comme le professionnel,d’assumer ses choix. Le profession-nel doit garantir, du fait de sesconnaissances et de sa techniqueissues de la science, un savoir-fairede qualité qui relève de procédurestoujours perfectibles et donc, de fait,jamais parfaites. Le sujet est respon-sable de ses décisions (qui doiventêtre éclairées) procédant de sonautonomie et de sa liberté.

De la norme aux valeurs

Le savoir, considéré dans son insta-bilité temporelle liée à son dévelop-pement continu, n’est-il pas assimiléà ce dieu qui révélerait une absoluevérité mais oublie de préciser quecette vérité n’est réelle qu’à l’instant,un instant déterminé, jusqu’à la pro-chaine découverte ?Céder à une telle tentation, c’estfaire preuve du refus de prendreconscience de notre finitude. C’estaussi ne pas faire confiance en notrehumanité. Les vrais scientifiques lesavent bien. La science est dyna-mique. Sa source d’énergie procèdede sa capacité à mesurer et à accep-ter son ignorance à partir du savoirqu’elle développe. En cela elle estlibératrice et préserve le sens del’homme, notamment par son actiondémythifiante.La question consiste plus certaine-ment à tenter de concilier le soucide préserver et de privilégier la viesans lui retirer sa signification. Quecraint-on le plus ? : le risque identi-fié que l’on peut prévenir ou mini-miser ou le risque inconnu ou plu-tôt mal connu ?Naître, c’est prendre à bras lecorps le risque de mourir.Toutefois, ce risque de mourir, estconnu, inéluctablement connu. Il s’agit de la loi de la vie.La science est savoir. Elle n’est passagesse. On ne peut pas lui deman-der ce qu’elle ne peut nous offrir. Cen’est ni la science ni la technologiequi, au-delà du savoir, peuvent nousréconforter dans notre confronta-

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tion à la réalité finie de notrehumanitude. Elle nous permet decomprendre les limites de la vie.Elle ne donne pas sens à la vie etencore moins à l’homme. Elle secontente d’expliquer le comment.Le risque est, du fait même quel’homme est : il est inhérent à l’ac-tivité humaine.L’homme trouve sens par son exis-tence, son essence mais aussi parson dire comme par son faire. Lerisque a sens parce qu’il est

humain. Ce que l’on peut gérer, cesont ses conséquences et parfoisles causes de sa survenue. Le plussouvent, son sens nous échappe.La norme ne peut pas remplacer lavaleur. La norme limite, alors quela valeur transcende.Parce que je suis homme, je saisque je risque. Ma raison et monsavoir me permettent de limiter cerisque. Mais s’il disparaissait totale-ment, qu’adviendrait-il de ce quime constitue comme Être de liber-

té, de volonté et comme Êtred’imagination et de création ?La raison nous permet de com-prendre qu’on peut atténuer lamenace des risques. Elle n’ignorepas qu’une idéalisation aseptiséeet normalisée à l’extrême touche-rait à l’essence même de l’hom-me. Elle n’ignore pas non plusqu’une pensée totalitaire menacel’expression même de l’homme,parce qu’elle est liberticide et castratrice.

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Aspects éthiques de l’accueil aux urgences des personnes en situation de vulnérabilité sociale

NATHALIEVANDEVELDE

Cadre infirmier, hôpital Saint-Louis,AP-HP, coordonnatrice du groupe de réflexion Associations, servicesd’urgences et personnes en situationde vulnérabilité sociale, membre de la Cellule de réflexion de l’Espaceéthique, diplômée de l’Institut éthiqueet soins hospitaliers de l’Espaceéthique.

Depuis mai 1999, des servicesd’urgences, des services sociaux,des consultations précarité del’AP-HP ainsi que des associations,se retrouvent autour du problèmede l’hébergement des personnesen situation de vulnérabilité socia-le dans les services d’urgences, ausein de l’Espace éthique.Les services d’urgences, structuresqui assurent l’interface entre laville et l’hôpital, sont ouverts dejour comme de nuit et accueillenttoutes les personnes qui s’y pré-sentent. Ils assurent les premierssoins et le lien avec les serviceshospitaliers ou la médecine deville, lorsque les personnes ayantconsulté nécessitent un suivi. Pourles personnes sans domicile, celien n’existe pas : nos unités sontréférentes et assurent leurs suivismédicaux et sociaux.

Cet accueil nous incite quotidien-nement à nous interroger sur lesmissions de l’hôpital auprès despopulations sans domicile. Lessoins étroitement liés à leursconditions de vie ne peuvent êtrepertinents que si nous prenons encompte ce contexte. Les équipessont alors partagées entre deuxpositions : considérer que les soinseffectués, leur mission est termi-née ou décider d’assumer unmanque de continuité en permet-tant un accueil et donc un héber-gement au sein des unités.Nous avons établi une analyse desconditions d’accueil et de travaildans nos unités.

L’hébergement des personnes dans nos unités

Les personnes accueillies ne sontpas obligées de quitter l’unité tôtle matin, comme c’est le cas dansles centres d’hébergement d’ur-gence. On leur reconnaît la possi-bilité de rester dans le service oudans l’hôpital en journée : ellespeuvent manger, se laver ou êtresoignées au sein même de nosunités. Notre disponibilité structu-relle et humaine est permanente.Nous pouvons accueillir jour et

nuit toute l’année. Le personnelassure une présence tierce quipermet de garantir une sécuritérelative en gérant l’agressivité phy-sique et verbale entre les per-sonnes accueillies. Les personneshébergées gardent une grandeautonomie compatible avec leurstatut précaire. Peu de contraintesleurs sont imposées. Au sein denos unités, elles perdent l’anony-mat de la rue. Elles sont connuespar leur nom, leur histoire et éta-blissent des relations avec le per-sonnel ; cela favorise une relationprivilégiée.

Les difficultés d’unepratique différente

On observe un sentiment d’insécu-rité et une peur de l’agressivité,ressentis par les personnels desservices d’urgences. Les violencesphysiques ou verbales y sont fré-quentes. Nos services sont ouvertsde toutes parts. Alcool, armes(couteaux, cutters, bâtons, etc.)circulent sans possibilité réelle decontrôle. Nous ne sommes pas for-més et préparés à accueillir cettepopulation. Chacun fait selon sesconvictions, de telle sorte qu’onconstate un manque de cohérencerelatif au travail à effectuer dans

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les équipes et entre les différentsservices d’urgences.Par ailleurs, les directives reçuespar chaque unité ne sont pas iden-tiques : dans quelques hôpitaux,des repas sont prévus par l’institu-tion pour nourrir les personnesaccueillies, dans les autres rien.Certaines personnes disposent demoyens financiers suffisants pourassumer un logement. Dans cecas, le Samu social de Paris ne lesaccueille pas. D’autres refusentd’être conduites ailleurs.Nous éprouvons le sentiment d’an-crer ces personnes dans une situa-tion précaire : nous ne leur offronsaucune possibilité de réinsertion ;les conditions d’hébergement seréduisent aux brancards dispo-nibles, aux chaises de nos sallesd’attentes ou directement à mêmele sol…Nos services ne sont pas touscapables de leur assurer un suivipsycho-médico-social de jour etaucun de nuit, période où nousaccueillons le plus de personnessans domicile.L’accueil, tel qu’il nous est deman-dé de l’effectuer actuellement, estperçu comme relevant davantagede la charité et de la culpabilitédes personnels que d’un engage-ment professionnel et institution-nel. En l’absence d’un projet clai-rement défini, nous maintenonsces personnes dans notre institu-tion en situation d’assistés chro-niques, ce qui rend à terme nosactions préjudiciables à leur égard.De fait, depuis plusieurs années, lasituation se dégrade dans nos uni-tés. La circulaire ministérielle n°335 du 31 mars 1988 a fait de l’hé-bergement dans nos unités unrecours possible. Les demandes sesont multipliées sans que nousayons les moyens et la formationpour y répondre. Une grande par-tie des demandes d’hébergementsont faites en fin d’après-midi oude nuit, périodes où notre institu-tion ne dispose plus de travailleurssociaux présents et où notre seulrelais la nuit, le Samu social, ne sedéplace qu’à la demande de lapersonne hébergée. Elle se refusele plus souvent à effectuer cette

démarche. Les lignes télépho-niques du 115 sont par ailleursrégulièrement saturées jusqu’aumilieu de la nuit.Les demandes d’hébergementfaites de jour nous demandent par-fois plusieurs heures dedémarches téléphoniques, lescadres des unités n’étant dès lorsplus disponibles pour les autresactivités des services.Nous avons souhaité réaliserensemble une base référentielleindicative, pour accueillir et soi-gner les personnes en situation devulnérabilité sociale dans nos uni-tés en précisant les modalités d’ac-cueil de ces personnes. Celles-ciétant laissées à la libre apprécia-tion de chacun, nous constationsdes disparités importantes dansl’accueil et les soins réalisés ainsiqu’un malaise des personnelsquant au rôle qui leur était dévolu.Il nous paraissait d’autre partimportant de préciser notre enga-gement hospitalier auprès de cespersonnes.Nous ne souhaitions pas créer uncadre de soins obligatoire oucontraignant. Le soin demeureavant tout un rapport entre deuxindividus, soignant et soigné, dontla richesse et la variété sont à pré-server.Les points abordés dans cet articlepeuvent servir de base deréflexion pour permettre un débatdans les unités afin que chacunprécise ses positions et ses déci-sions. Nous souhaitons, à terme,promouvoir au sein des équipes lesentiment que nos actions sont encohérence avec nos missions desoignants.

Aspects administratifs

Les personnes hébergées sontrarement enregistrées sur nosbases informatiques Gilda. Il noussemble important d’effectuer cetenregistrement pour de multiplesraisons.Tout d’abord, afin de disposerd’un outil d’analyse rétrospectifconcernant la présence de ces per-

sonnes, tant pour permettre unéventuel suivi médical que pourévaluer la réalité de leur présencedans nos unités. Les rixes étant fré-quentes, nous sommes confrontésà la nécessité de soigner en urgen-ce des personnes dont nous neconnaissons pas l’identité, alorsqu’elles fréquentent nos unités surdes périodes souvent importantes :de plusieurs mois à plusieursannées. Identifier les personnes, permetd’autre part de travailler dans lasérénité : n’étant plus dans un noman’s land, connues nominative-ment, leur présence est constatéecomme étant plus sereine dansnos unités. L’enregistrement Gildapermet à ces personnes de retrou-ver leur nom dans leur rapport àl’autre. Elles ont souvent acquis unsurnom pendant leur parcoursSDF, un changement d’identité quine les situe que par rapport à leurpériode de “galère”. Sans enregis-trement Gilda, cette identité estsouvent la seule que nousconnaissions puisqu’elles refusentsouvent de nous donner l’autre.Leur identification nous paraîtdonc importante pour elles aussi,puisqu’elle leur permet de retrou-ver un Autre possible en elles-mêmes.Identifier dès l’accueil les besoinsde régularisation de papiers, auniveau social et/ou administratif(Sécurité social, R.M.I., retraite,C.O.T.O.R.E.P. etc.), peut enfinfaire l’objet d’un relais en journéeavec le service social de l’hôpital.Rappelons ici les difficultés incom-pressibles liées à l’absence de ser-vice social de nuit.

Besoins médicaux aux urgences

La situation médicale des SDF relè-ve, à pathologie identique, d’uneapproche différente de celle dureste de la population. Les risquesde complication sont majorés, lesaspects psychiatriques souventprésents et les soins difficiles àassurer jusqu’à la guérison.L’infirmière d’accueil et d’orienta-

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tion (I.A.O.) évalue systématique-ment les besoins de soins de cespersonnes. Nous avons noté à plu-sieurs reprises, au cours de noséchanges, que les situations d’iso-lement et de marginalité quevivent ces personnes les laissentsans capacité de verbaliser desdemandes. Il semble important des’assurer que leur présence dansnos services ne témoigne pas debesoins de soins qu’elles neseraient plus capables d’exprimer.Ce passage par l’I.A.O. peut per-mettre d’identifier la nature deleurs attentes : soins médicaux,hébergement, besoin relationnel,etc., pour envisager une orienta-tion et des actions plus perti-nentes.Selon les besoins identifiés, uneconsultation médicale est propo-sée. La pertinence de cette derniè-re reste à évaluer par la personneelle-même. L’obligation aux soinsn’est pas retenue, par respect de laliberté de choix et de décision quisemble importante à préserverpour cette population afin de pré-server un climat relationnel nonconflictuel. Nous souhaitons, àterme, l’acceptation des soins par la personne elle-même. Lesurgences vitales ne peuvent fairel’objet de cette restriction, la per-sonne n’étant pas en état de jugeralors de ses besoins de soins.Certaines unités ont fait le choixd’une consultation médicale systé-matique, quelle que soit la volon-té de la personne concernée. Cechoix est motivé par notre posi-tionnement comme structure desoins et par l’obligation légale àune auscultation médicale pourtoute personne qui se présenteaux urgences.Les soins médicaux qui font l’objetd’une demande par ces personnes,sont à traiter en priorité. Nousconstatons leur incapacité d’at-tendre et donnons priorité auxsoins à pratiquer. Nous voulonslimiter ainsi le risque de départ liéà une attente considérée souventcomme un refus de soins.L’importance de ces soins est àconsidérer pour la personneconcernée mais aussi en terme de

santé publique : cette populationétant porteuse d’infections àgermes multirésistants dues à destraitements mal suivis. Les soins assurés dans nos unitéspeuvent permettre de faire le pointau niveau médical et d’inciter à unsuivi.L’orientation sur des consultations“précarité” ne peut souvent êtreenvisagée qu’après des soins etune mise en confiance dans notreunité. Nous restons, malgré nosefforts et pour la plupart d’entreeux, la structure de soins référente.Notre questionnement, aujour-d’hui, est de savoir si nous devonsentériner cette situation et prendreles mesures qui en découlent ou sinous poursuivons nos effortsd’orientation sur ces consultations“précarité”.Nous constatons la nécessité degarder un vestiaire, attitude quenous avons tous déjà adoptée. Lessoins pour les poux, la gale, lespansements, etc. étant inefficacessans vêtements propres et chaus-sures à proposer. Nous avionsabordé l’importance de leur resti-tuer les vêtements personnels —même sales, dans un sac plastiqueavec des produits traitant le para-site si besoin : ils représentent sou-vent leurs seuls biens et partici-pent au sentiment d’appropriationqui leur est difficile de conserverpar ailleurs.Nous pouvons prodiguer les traite-ments de nuit, les week-ends etjours fériés et proposer une orien-tation sur une consultation préca-rité pour le suivi du traitement lereste de la semaine. Des liens plusétroits entre nos unités et les asso-ciations sont à envisager pourassurer une continuité des soinsréalisés.Nous rappelons aux personnesl’importance d’un suivi dans laprise des traitements.Les soins d’hygiène élémentaire,comme les bains, sont à aborderdans un cadre médical préventif.Les demandes de bains dits hygié-niques n’ont pas fait l’objet d’unconsensus dans nos débats surl’opportunité de leur réalisationdans nos unités.

Conditions de réinsertion aux urgences

Nous observons l’importance deposer des règles de vie communesdans nos unités.Elles permettent le ré-apprentissa-ge de comportements individuelsau sein d’une collectivité. Nousnotons donc la nécessité d’inter-dits comme l’absence d’objetscontendants, d’alcool, de tabac,etc. Notre exigence allant parfoisjusqu’au refus de maintenir parminous la personne qui transgresseces interdits.Il nous semble important de nepas présenter cette mise à l’écartcomme définitive afin de per-mettre aux personnes d’évoluerdans leur comportement et de leurlaisser envisager comme possibleune réintégration. Cette approchea l’intérêt de leur rendre ou deleur permettre de préserver unecapacité d’acteur et de respon-sable de leur propre devenir.Nous avions signalé lors de nosréunions, un sentiment de culpabi-lité de la part des personnels, cesderniers n’osant pas raccompagnerles SDF dehors, lorsqu’ils ont descomportements agressifs ouinadaptés. Une réflexion sur lesattitudes à adopter est préconiséedans chaque unité. De plus, uneplus grande tolérance à leur égardentérinerait un statut marginal etde notre part une forme demépris, puisque nous ne les pen-serions pas capables de s’incluredans une collectivité avec lesrègles qui la sous-tendent. Les rencontres avec nos parte-naires associatifs, nous ont aussiappris que les moyens qu’ils met-tent en œuvre pour faire respecterles interdits sont plus importantsque nous le pensions. Il convientque de notre côté aussi nous pen-sions les personnes capables deles observer, afin de leur renvoyerune image positive d’elles-mêmeset de les aider à ne pas baisser lesbras. Une trop grande tolérancepeut aussi représenter une formed’intolérance vis-à-vis des autres

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consultants. Certaines attitudes sontpour beaucoup choquantes et pous-sent à des sentiments de répulsion,de rejet ou de mépris. Elles peuventdevenir source d’intolérance et parti-ciper au cercle vicieux de l’exclusion.Nous rappelons, lorsque c’est néces-saire, l’existence des consultations“pansements” et “précarité” et yorientons les personnes. Réintégrerles filières de soins normales, nous

paraît essentiel pour permettre unsuivi médical et social mais aussipour réinscrire ces personnes dansun circuit qui soit celui du reste de lapopulation. Le débat ici étant lemême que celui abordé précé-demment.Cette orientation ne doit pas avoir uncaractère impératif, si notre objectifvise à ce que le soin soit réalisédans les faits.

Suivre un circuit institutionnelconstitue en soi un signe d’inté-gration à un mode de fonctionne-ment autre, ce qui s’avère souventtrès difficile.

Charte d’éthique commune aux professionss’exerçant en relation directe avec la personne humaine

L’Espace éthique est associé depuis 1998 aux travaux de la sous-commission Décennie des Nations Unies pour l’éducation aux Droits de l’homme de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme*. En février 1999, Antoine Durrleman, directeur général de l’AP-HP a signé l’adhésion de notregroupe hospitalier à la Charte d’éthique commune aux professions s’exerçant en relation direc-te avec la personne humaine, élaborée dans le cadre de cette sous-commission.

« Le pouvoir croissant dont l’homme dispose crée le devoir croissant d’en user pour le bien. »

René Cassin, 26 septembre 1968, Déclaration au Conseil de l’Europe.

Considérant que les professions s’exerçant en relation directe avec la personne humaine doivent être pra-tiquées dans le respect absolu de sa dignité, sans aucune discrimination de quelque nature que ce soit ;considérant que les hommes et les femmes qui les exercent ont acquis des connaissances et des savoir-faire leur donnant des pouvoirs qui ne sauraient être utilisés à l’encontre des droits fondamentaux ;

considérant que ces hommes et ces femmes appartiennent professionnellement à la famille des praticiensdes droits de l’homme et doivent veiller ensemble, dans le respect constant de leur éthique particulièremais aussi du bien commun, aux progrès de la condition humaine ;

les représentants de ces professions proclament solennellement leur attachement aux principes universelset indivisibles de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, et se déclarent prêts, en toutescirconstances, à assurer leur sauvegarde et leur promotion, non seulement en y référant explicitement leuréthique mais en les incluant dans leurs programmes de formation.

* L’Espace éthique est partenaire de la Fondation internationale des droits de l’homme pour l’organisation ducolloque Professions de santé et droits de l’homme. Mercredi 8 novembre 2000, 9h30-17h, Arche de laFraternité. Renseignements, inscriptions : Espace éthique, tél. 01 44 84 17 57. Code GIPSIE : 0003007401.

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Hôpital San Salvadour : ces tableaux qui communiquent avec nous et qui n’en finissent pas de donner

L’Espace éthique a présenté uneexposition des peintures réaliséespar les jeunes personnes polyhan-dicapées de l’atelier du Centred’activités thérapeutiques etd’éveil de l’hôpital San Salvadour,AP-HP, à Hyères dans le Var. Cetteprésentation d’œuvres originales asuscité un très grand intérêt.Favorisant une médiation néces-saire qui permet de mieux com-prendre cet univers bien particu-lier d’une création inspirée par lesreprésentations de la personne etde sa maladie, elle permet égale-ment de prendre conscience de lapart déterminante d’ateliers d’ex-pression artistique dans le cadrede nos hôpitaux.

« Le sujet polyhandicapé est atteint auplus profond de son être par les lésionsde son cerveau. Il est touché dans soncorps et son esprit et vit la plus terribledes exclusions, celle qui nous épou-vante. Face à un impossible, nousavons suivi la pente des passions cellede la création pour pouvoir enfin lerencontrer et partager.

« Le polyhandicap se définit par unedéficience intellectuelle et motrice, cequi entraîne une restriction extrêmede l’autonomie. La personne polyhan-dicapée doit être considérée commemaître de son psychisme au-delà deslésions qu’elle a subies. Elle développeun système d’échange au plus près dela perception sensorielle.

« La peinture favorise l’expression, la mise en mouvement d’un processussignificatif de création.

« Cet atelier peinture est un lieu où règnent calme et confiance.Jacqueline Gabry guide, accompagne,respecte, encourage et valorise leschoix, les gestes, les réalisations.

« L’ensemble de ces éléments a permisaux patients, malgré une motricitéparfois restreinte, d’exprimer de façonexceptionnelle et inattendue leur sensibilité à travers leurs œuvres. »

Brigitte Savelli, Jacqueline Gabry,Hôpital San Salvadour.

Œuvre communeAtelier du Centre d’activités

thérapeutiques et d’éveil, hôpital San Salvadour, AP-HP.

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PR HERBERTGESCHWIND

Département d’enseignement et de recherche en éthique médicale,Faculté de médecine de Créteil,membre de la Cellule de réflexion de l’Espace éthique.

Les faits et les fautes

Le 31 janvier 2000, le WashingtonPost annonçait qu’un hôpital deBoston, affilié à l’Université Harvard,avait interrompu l’été dernier, dansla plus grande discrétion, une thé-rapie génique au stade expérimen-tal après le décès de trois patientssur les 6 premiers inclus dansl’étude. Les chercheurs ont déclaréqu’il s’agissait de malheureusescoïncidences. Ils avaient simple-ment omis d’en avertir les orga-nismes de contrôle, en particulierle N.I.H. (National Institutes ofHealth). Cette omission n’était pasisolée mais faisait partie d’unesérie de centaines d’effets secon-daires tardivement signaléscomme l’a montré depuis uneenquête plus circonstanciée ouver-te à cette occasion. La loi, en effet,oblige le chercheur à déclarerimmédiatement tout incident ouaccident survenant dans le cadred’une recherche clinique. Ilsemble que seulement 6 % desinvestigateurs américains se soientconformés à cette obligation, surun total de près de 700 cas. On adécouvert depuis que plusieursdécès non signalés restaient inex-pliqués. Ils sont tous survenusdans le cadre expérimental de lathérapie génique, recherche enpleine évolution qui suscite d’im-menses espoirs mais n’a pas enco-re démontré totalement son effica-cité. C’est une raison de plus pourque les institutions responsablesqui sont les promoteurs des proto-coles et en publient les résultats,soient en mesure d’avertir la com-munauté médicale de leurs risqueset bénéfices. Le problème éthiquedevient d’autant plus aigu quenombre d’accidents, d’incidents

graves et de décès sont survenuschez des volontaires sains. C’estainsi qu’ont été impliquées danscette enquête des institutions pres-tigieuses comme l’Université dePennsylvanie, les hôpitaux univer-sitaires Beth Israël et Tufts deBoston. Dans cette institution estimpliqué un investigateur dont leprotocole de recherche a été com-mandité par le laboratoire dont ilest le fondateur. Y est mise aupoint, en particulier, une thérapiegénique destinée à promouvoir ledéveloppement de nouveaux vais-seaux pour suppléer le manqued’irrigation des membres inférieursou du myocarde survenant à lasuite de l’occlusion d’une artère.Tous les chercheurs soumis à l’en-quête du N.I.H. ou de la F.D.A.(Food and Drug Administration)qui contrôle la délivrance de nou-veaux produits et émet les autori-sations de mise sur le marché, ontallégué que les accidents et décèsn’avaient aucun rapport avec larecherche entreprise. Le mêmejournal est revenu le mois suivantsur cette affaire et a annoncé queles protocoles de recherche sur lathérapie génique avaient été aussisuspendus à Penn University et àCornell (New York). Le 12 février, toujours dans leWashington Post, un autre articlese fait l’écho de 12 accidents sur-venus au cours d’essais de théra-pie génique à visée anti-cancéreu-se par exposition au virus du Sida.Aucun de ceux-ci n’avait été signa-lés aux autorités officielles. Cettefois, d’autres institutions sontimpliquées, comme le Centrepédiatrique St Jude à Memphisdans le Tennessee et le BaylorCollege à Houston, au Texas.

Mise en cause des bonnes pratiquesÀ propos de la violation répétéede ces règles éthiques, juridiqueset administratives, le Lancet publiéà Londres et qui est une des quatrerevues internationales médicalesrelatant les résultats des grandsessais thérapeutiques internatio-

naux, écrit dans son éditorial du11 mars 2000 : « De nombreusesfautes et omissions ont été détec-tées dans la conduite des proto-coles de recherche portant essen-tiellement sur la thérapie génique.Il s’agit en particulier de l’absencede notification aux patients descritères d’inclusion dans l’étude,de la description sommaire descontraintes et inconvénients telsque la réalisation de biopsies, dusilence des investigateurs sur ledécès de 2 animaux lors de laphase initiale de l’expérimenta-tion et de la survenue d’effetssecondaires graves chez despatients qui auraient du sortir del’étude. » Par des sources offi-cieuses, on a appris par la suiteque dans un des protocoles, leproduit expérimental avait étéadministré directement dans l’artè-re hépatique, au lieu de la voieintraveineuse comme le stipulait leprojet d’étude. À propos de cesdysfonctionnements, le journal sedemande si l’enthousiasme deschercheurs ne les a pas incités àconduire le protocole à son extrê-me limite. Il pense que cette his-toire est sans doute symptoma-tique des enjeux de la rechercheclinique dans le domaine de labiologie moléculaire, lorsque lacourse aux lauriers devient troptentante. Si l’on veut améliorer laconfiance du public et des patientsdans les chercheurs spécialisés enthérapie génique, plusieurs condi-tions sont requises : • les associations de malades doi-vent être impliquées dans la rédac-tion du protocole, de la lettre d’in-formation et de consentement ; • des comités indépendants doi-vent surveiller le recueil des don-nées ; • aucun fait survenant au cours etau décours de la recherche ne doitrester secret. La publication surinternet des résultats de l’étude etde ses effets secondaires, pourraitaider à lever cette hypothèque.

La recherche médicale, l’industrie, la loi et l’éthique

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Des relations ambiguës

Le même journal, dans son numé-ro du 29 janvier 2000, avait attirél’attention de ses lecteurs sur ledifficile problème des rapportscommerciaux entre la rechercheuniversitaire et industrielle, parl’intermédiaire d’une équipe quiappartient aux deux institutions etutilise un produit fabriqué parl’une, pour être utilisée par l’autre.Le conflit devient encore plus pré-gnant quand un chercheur fondesa propre entreprise pour fabri-quer le produit expérimenté dansle centre hospitalo-universitaireauquel il appartient. Un nouveaumonde apparaît ainsi aux scienti-fiques. Il doit évoluer en fonctionde la courbe d’apprentissage poureux-mêmes, l’administration et lesinstitutions. De nouvelles règlesdoivent être élaborées et scrupu-leusement suivies, pour prévenirla survenue de tout accident chezles patients soumis à l’expérimen-tation et éviter à la communautéscientifique de commettre deserreurs irréversibles. Plus récemment encore, Le Figarodu 24 mai rapportait le contenu dedeux articles publiés dans le NewEngland Journal of Medicine du18 mai 2000 mettant en cause l’in-dépendance de certains investiga-teurs, par ailleurs consultants del’industriel qui fabrique le produitsoumis à la recherche et qui enpublient les résultats favorablesdans des revues de haut niveau.Ce statut leur confère une grandecrédibilité, élargit l’audience duproduit expérimenté et en accélè-re la mise sur le marché. Les règleséthiques que s’impose larecherche clinique à travers laconscience des chercheurs et lesinjonctions des communautésscientifiques, juridiques et admi-nistratives sont soumises à la pres-sion d’énormes intérêts financiers.Ils proviennent des promoteursdes protocoles qui financent engrande partie les études d’évalua-tion de nouveaux médicaments oude dispositifs. Cette collusion d’in-

térêts a conduit certaines revues etassociations médicales à obligerles auteurs d’articles concernantdes produits innovants, à révélerleur lien financier avec l’industrie.Ces liens subtils influencent sou-vent le jugement scientifique. C’estpourquoi il est indispensable quedes standards éthiques soient éta-blis et respectés pour la médecinecomme pour l’industrie. C’est unedes conditions pour éviter que laloi du marché ne maîtrise la pro-duction industrielle.Le Monde révèle à son tour l’expé-rience pratiquée à Montpellier enfévrier 2000 sur un patient para-plégique chez lequel a été implan-té un dispositif électronique pourstimuler ses neurones. L’objectifde l’étude est d’obtenir une repri-se de l’influx nerveux pour susci-ter des contractions musculairesartificielles des muscles desmembres inférieurs. À terme, onespère que le malade pourra selever sans appareillage. Par la voixd’un spécialiste du vieillissementdu système nerveux, le journal sedemande si cette nouvelle n’a passubi une trop forte médiatisation.Cette étude, en effet, ne repose suraucune publication scientifique. Lamédiatisation est destinée essen-tiellement à forcer la main descommissaires responsables duprogramme européen qui soutientle projet pour en augmenter lefinancement.

L’éthique en question

Les phénomènes d’interactionentre financement, industrie etrecherche sont la conséquencenaturelle et prévisible de l’évolu-tion explosive des technologiesmédicales. Elles deviennent deplus en plus accessibles aux utili-sateurs car plus faciles à faire fonc-tionner, produites en grande sérieet en perpétuelle innovation. Elless’inscrivent dans le cadre d’uneforte attraction de la science sur legrand public et le corps médical.Ce dernier est de plus motivé parles impératifs de succès dans sacarrière. Celle-ci est conditionnée

par la rapidité, le nombre et laqualité des publications scienti-fiques originales, c’est-à-dire inno-vantes. Dans cet impératif, inter-vient la forte pression de l’indus-trie engagée dans la compétitionde l’innovation et soumise à lanécessité commerciale du rapideretour sur investissement. Quel est le rôle de l’éthique dansce champ de réflexion ? IgnacySachs écrit dans Les cahiers desAnnales consacré aux sciences etaux techniques : « Le développe-ment n’est pas un processus neutrequi laisse intactes les structuressociales sur lesquelles il porte ; etla science et la technologie ne sontpas des leviers du changement quiaffectent toujours dans le sens dumieux ce qu’elles transforment.(…) En dépit de ce que promettaitle rationalisme du siècle desLumières et le positivisme du siècledernier, le progrès scientifique ettechnique ne coïncide pas néces-sairement avec le progrès social etmoral. »Dans ce contexte, que peut fairel’éthicien ? S’il existe, il ne cessed’osciller entre une consultationoù intervient l’autorité fondée surune théorie morale et celle où estrecherché d’emblée un consensuspolitique et procédural. JürgenHabermas propose ainsi une basede réflexion fondée sur le rôle duconsensus obtenu à partir d’unethéorie morale qui, de ce fait,assure une fonction théorique cen-trale. Pour lui, elle est susceptiblede fournir une justification à unemorale fondée sur le consensusdans une démocratie pluraliste. Aux dernières nouvelles,l’Université de Pennsylvanie, prin-cipale accusée dans ce comporte-ment qui a largement franchi leslimites des règles éthiques, et qui alancé un immense programme derecherche de thérapie géniqueanticancéreuse, a décidé d’arrêtertoute expérimentation dans cedomaine et de limiter à 100 000 Fles investissements autorisés auxchercheurs dans les entreprisesqui soutiennent financièrement lesprotocoles consacrés aux produitsutilisés dans cette recherche.

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En conclusion, ces informationsconstituent une illustration exem-plaire de la relation ambiguë entrel’industrie et la médecine, des ten-tations auxquelles sont exposéesles médecins, de la nécessité delever le voile du silence sur toutmanquement à un comportementéthique et d’imposer à la commu-nauté scientifique des règles deconduite adaptées à l’importancede sa responsabilité envers l’hom-me fragilisé par la maladie.

Bibliographie

• Casarett D.J., Daskal F., Lantos J.,« The authority of the clinical ethi-cist », Hastings Center Report,1998. 28, p. 6.• « Gene therapy under cloud » , édi-torial, The Lancet, 2000, 355 : 329.• « Medicine’s rude awakening to thecommercial world », éditorial, TheLancet, 2000, 355 : 857.• New England Journal of Medicine,2000, 18 : 5.• Sachs I., « Quelles techniques pourquel développement ? » in «Des Scienceset des Techniques : un débat », Cahiersdes Annales, Paris, Armand Colin,1998.• Vinck D., Sociologie des Sciences,Paris, Armand Colin, 1995.

Diplôme d’université d’éthique médicale

Université Paris XII - Val de Marne, Faculté de médecine CréteilCHU Henri-Mondor

DATES : DU 5 OCTOBRE 2000 AU 7 JUIN 2001.

HORAIRE : TOUS LES JEUDIS DE 9H À 13H (SAUF CONGÉS SCOLAIRES).

LIEU : FACULTÉ DE MÉDECINE DE CRÉTEIL - C.H.U. HENRI-MONDOR,

8 RUE DU GÉNÉRAL SARRAIL – 94010 CRÉTEIL.

Public : médecins, personnels paramédicaux, toute personne concernée par l’éthique médicale : administrateur, juriste, étudiant, enseignant, etc.

Enseignants : médecins, philosophes, juristes, sociologues, théologiens.

Programme : fondements philosophiques de l’éthique médicale, rela-tion médecin-patient, corps et âme, vieillesse et fin de vie, procréationet naissance, médecine et droit, médecine et société.

Renseignements : Pr Suzanne. Rameix, philosophe, DÉPARTEMENT D’ENSEIGNEMENT ET DE RECHERCHE EN ÉTHIQUE MÉDICALE, FACULTÉ DE MÉDE-

CINE DE PARIS XII : TÉL. 01 49 81 36 65 OU 01 45 56 16 24 / FAX. 01 45 56 17 47.

INSCRIPTIONS AVANT LE 5 OCTOBRE 2000.

FORMATION MÉDICALE CONTINUE : N° 1194 P 00794.

Espace création

Dès la rentrée universitaire, sous la responsabilité de PauletteFerlender l’Espace éthique présentera son Espace création.Il convenait de toute évidence d’associer à nos réflexions la per-ception des créateurs et leur sensibilité qui nous concernentintimement.Des artistes contemporains accueillis avec leur langage, leurmessage et leur vision de la société vont ainsi exposer leursœuvres dans le cadre de l’Espace éthique. Premier thème présenté à travers les créations des artistes pré-sents sur nos cimaises : L’enveloppe charnelle.En partenariat avec la revue Art-Scènes, Tu Be Art contempo-rain 2000 Broomhead. Junker & Cie.Encre sur parchemin

Olivier de Cayron

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Une sélection des ouvrages reçus à l’Espace éthique

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MARC GUERRIER

Interne, Espace éthique.

La fin de la vieGérontologie et société, n° 90,Fondation nationale de gérontologie,Paris, septembre 1999, 252 p.

Une approche transversale et multi-disciplinaire des questions liées à laprise en charge et à l’accompagne-ment des personnes âgées en fin devie en France aujourd’hui.

L’euthanasie volontaireAnita Hocquard,Paris, P.U.F., 2000, 257 p.

Cet ouvrage d’Anita Hocquard, doc-teur en sociologie, est le fruit deréflexions nées d’après une enquêteauprès de membres de l’Associationpour le droit de mourir dans la digni-té. La question de l’euthanasie volon-taire est ici abordée sous l’angle pas-sionnant de l’analyse sociologique etdes symboles, notamment celui dusacrificiel, dans un travail de qualitéuniversitaire.

Mourir en sociétéPrévenir, n° 38, Paris, Coopérative d’édition de la VieMutualiste, mars 2000, 253 p.

Un recueil de réflexions pluridiscipli-naires historique, sociologique,anthropologique, philosophique etmédicale concacrées aux aspects dela fin de vie et de la mort en Franceaujourd’hui. Un outil très complet deréflexion sur les transformations et lesenjeux profonds de ce thème quitrouve ainsi toute sa dimension.

La place des mortsPatrick Baudry, Paris, Armand Colin, 1999, 205 p.

Patrick Baudry est certainement l’undes sociologues qui apporte laréflexion la plus riche et la plus origi-nale dans le champ souvent insoup-çonné de la mort. Cette contributionimportante et indispensable contri-bue à mieux penser la place desmorts, de leur espace, de la ritualité

funéraire, et des comportementsadoptés par la société contemporaineavec ses défunts.

L’enfant soi-disant roiMarie-Thérèse Hermange, Paris, Albin Michel, 1999, 329 p.

Député européen, adjointe au mairede Paris, chargée de l’Assistancepublique - Hôpitaux de Paris, Marie-Thérèse Hermange analyse avecclairvoyance les ambivalencessociales dont l’enfant est l’objet etinvite à penser une nouvelle politiquede l’enfance et de la famille. Ce docu-ment de recherche constitue une trèsremarquable étude argumentée àpartir d’investigations menées sur leterrain et d’études critiques des dis-positifs en place. Il élabore les grandsprincipes d’une politique des droitsde l’enfant et de la prise en comptedes enjeux concrets d’un suivi adaptéet moderne des familles.

La vie en parenthèsesMichel Moriceau, Grenoble, Éditions Alzieu (B.P. 3045 – 33816 Grenoble Cedex 01), 1999, 174p.

Michel Moriceau, médecin au Centrede soins d’accompagnement de Praz-Coutant dans les Alpes, nous ouvreles portes du quotidien par natureéprouvant, souvent paradoxalementgrandissant, de l’expérience partagéeentre les personnes atteintes depathologies mortelles et leurs soi-gnants. Cet ouvrage remarquable deforce et de lucidité, traduit la visionengagée d’un médecin convaincu dela richesse de toute vie humaine jus-qu’à sa fin. Michel Moriceau a sutrouver les paroles justes qui resti-tuent la complexité des responsabili-tés dévolues aux personnes engagéesauprès des personnes qui vivent lamaladie chronique et sollicitent unsoin d’une profonde humanité.

Nous ne nous sommes pas dit au revoirMarie de Hennezel, Paris, Robert Laffont, 2000, 314 p.

Marie de Hennezel a su conférer àl’accompagnement des fins de vie

une dimension et une reconnaissan-ce sociales désormais acquises.L’extrême justesse de ses approches,la pertinence de son expériencecontribuent à l’émergence d’unesensibilité et d’une attention socialequi ont certainement participé direc-tement aux choix du législateur dansle vote de la loi du 9 juin 1999 visantà garantir le droit à l’accès aux soinspalliatifs. Dix ans d’expérience depsychologue psychothérapeute dansl’équipe mobile de soins palliatifs del’Institut mutualiste Montsouris, fon-dent les propos et les témoignagespoignants tracés par Marie deHennezel dans cet ouvrage qui nousdonne accès aux significations profon-dément humaines de la question del’euthanasie, aujourd’hui, en France.

Médecin de l’inguérissableClaude Grange, Paris, Bayard, 1999, 198 p.

Ancien généraliste « de campagne »en région parisienne, le docteurClaude Grange, livre avec vérité dansce bel ouvrage l’événement déchi-rant qui l’a conduit à devenir méde-cin de soins palliatifs, et sesréflexions personnelles sur l’aventuredans laquelle il se trouve engagé,comme médecin dans son histoired’homme. Sensible et infinimentproches des réalités les plusconcrètes, ce document constitueune précieuse référence à destinationdes professionnels et des personnesconfrontées aux réalités de la mort.

Le pouvoir des maladesVololona Rabeharisoa et Michel Callon,Paris, Les Presses de l’École des minesde Paris, 1999, 181p.

On sait l’importance du combatpolitique entrepris par l’Associationfrançaise contre les myopathies auservice des personnes handicapéesatteintes de maladies génétiques. Ils’avère donc passionnant de pou-voir pénétrer au cœur de cette struc-ture pour en mieux comprendre lesprincipes et tout autant les straté-gies. Cette étude constitue un pré-cieux outil d’information qui favori-se une connaissance approfondiede cette expérience associative hors

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du commun, qui a contribué à larévolution génomique dont onconstate aujourd’hui les premiersrésultats.

Le médecin, le patient et le droitFrédéric-Jérôme Pansier et Alain Garay, Paris, Éditions ENSP, 1999, 253 p.

Réflexion technique sur l’évolutionjuridique que connaît actuellementla relation entre médecin et person-ne malade, ce remarquable ouvraged’Alain Garay, avocat à la Cour d’ap-pel de Paris et Frédéric-JéromePansier, magistrat, a une vocationpratique : il apporte des réponsesaux questions concernant les droitset les obligations des différentes par-ties impliquées dans l’acte médical.

Savoir parler avec son médecinTim Greacen, Paris, Retz, 2000, 208 p.

Tim Greacen, psychologue etancien président de l’AssociationAIDES Ile-de-France s’est directe-ment investi dans la mise en placede la consultation ouverte le soirdans le service du Pr MichelKazatchkine, hôpital Broussais, AP-HP. C’est dire son expertise dans ledomaine qu’il traite avec talent etefficacité dans un livre qui concerneles personnes malades comme lesprofessionnels du soin. Il présenteainsi, de manière claire, concrète etpédagogique une série de points derepères et de stratégies. Ce « guidede la nouvelle relation patient-médecin » permet d’approfondir lanécessaire réflexion pratique àconsacrer à l’éthique de la relationde soin.

Survivre à la scienceJean-Jacques Salomon, Paris, Albin Michel, 1999, 373 p.

Les transformations techniques,sociales et intellectuelles que pro-duit l’homme, marquent aujourd’huiou peuvent changer demain le des-tin de l’humanité. Elles constituentl’objet des analyses développéesdans cet ouvrage qui propose unecritique argumentée de certains

aspects du progrès. Jean-JacquesSalomon, titulaire de la chaire« Technologie et société » auConservatoire national des arts etmétiers, invite à partager uneconception socio-historique et phi-losophique appliquée aux réalitéset aux implications des transfertsde pouvoirs s’effectuant vers lascience, notamment dans ledomaine médical.

Le groupe de parole à l’hôpitalMartine Ruszniewski, Paris, Dunod, 2000, 153 p.

Martine Ruszniewski est certainementl’un des psychologues-cliniciens-psy-chalanalyste parmi les plus compé-tents et les plus féconds dans lechamp des pratiques soignantes.Dans sa fonction très spécifique ausein de l’unité mobile de soins palliatifsdu groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière,AP-HP, elle dispose d’un observatoirequi lui permet d’être à l’écoute destransformations qui interviennentnotamment dans les situations limites.Cet ouvrage est destiné en premierlieu aux soignants désireux de décou-vrir ce qu’il en est des groupes deparoles que choisissent de formercertaines équipes hospitalières.Martine Ruszniewski restitue demanière non dogmatique et avec unegrande clarté, le vécu de ceux quiparticipent à cette mise en commund’expériences. Elle confère ainsi sajuste valeur à ces paroles qui circu-lent, se construisent et s’échangent,nous incitant certainement à mieuxcomprendre le sens de cettedémarche innovante pour y adhérer.

Les lois « bioéthique » à l’épreuve des faits Sous la direction de Brigitte Feuillet-Le Mintier, Paris, 1999, P.U.F., 341 p.

Les actes de ce colloque pluridisci-plinaire de novembre 1998, consti-tuent une source documentaire pas-sionnante, résultat de la confronta-tion des points de vue des juristes,scientifiques, philosophes et socio-logues, à la veille de la révisiondes lois françaises dites de bioé-thiques de 1994.

Vocabulaire de bioéthiqueLaurence Azoux Bacrie, Paris, 2000, P.U.F., 127 p.

Ce lexique très bien référencéreprésente un outil de travail dequalité, proposant une définitionconcise et précise de mots et d’ex-pressions utilisés dans le champde la bioéthique. Au-delà d’unsimple répertoire, pourtant indis-pensable, les concepts sont pré-sentés d’une manière accessible etargumentée, favorisant ainsi l’éla-boration de débats sociaux néces-saires.

Génétique et droits de l’hommeSous la direction de Arlette Heymann-Doat, Paris, 1999, l’Harmattan, 240 p.

Cet ouvrage constitue les actes ducolloque organisé par les quatrefacultés de l’Université Paris-Sud.Il constitue une réflexion multidis-ciplinaire actuelle et très riche,portant sur les questions et lesenjeux éthiques liés aux progrèsde la génétique. L’approche péda-gogique et documentée des réali-tés scientifiques et des débats juri-diques et éthiques, nous rendfamiliers des thèmes parfois tech-niques dont on prend consciencede leurs enjeux du point de vue dela vie démocratique.

Le retour du Dr KnockNicolas Postel-Vinay et Pierre Corvol,Paris, Odile Jacob, 2000, 301 p.

Chef du service d’hypertension arté-rielle de l’hôpital européen Georges-Pompidou, AP-HP, Pierre Corvolsitue son implication professionnelledu point de vue de la technicité dusoin et plus encore de la préventionrelevant de la santé publique. La par-tie prédictive de la médecinecontemporaine prend une place deplus en plus importante. Quel usagepratique faire des statistiques médi-cales et des nouvelles connaissances ?La cardiologie, riche d’une connais-sance des facteurs de risques cardio-vasculaire, sert de fondement à cetteétude passionnante consacrée à la

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prédiction et la prévention.Ouvrage de médecin et d’histo-rien, ce livre restitue également lapart déterminante d’une approchehumaniste de la personne soignée.

Le passeur d’universJean-François Mattei, Paris, Calmann-Lévy, 2000, 214 p.

Médecin, généticien et hommepolitique, Jean-François Mattei estl’une des grandes figures de laréflexion éthique. Auteur des loisdites de bioéthique, il est de tousles engagements, comme on a pule constater dans son combatrécent mené contre la brevetabilitédes gènes. C’est dire l’intérêt duregard qu’il porte sur les pratiquesmédicales modernes et leursconséquences sur la personne et lavie en société. Cet ouvrage de fondpermet de mieux comprendre lesréférences qui inspirent l’implica-tion de Jean-François Mattei etd’évaluer les risques auxquelsnotre collectivité est confrontée. Ilprésente, en quelque sorte, un pro-jet de société conciliant les avan-cées de la science et le respect desvaleurs constitutives de notresociété démocratique.

Quelle médecine au XXIe siècle ?Bernard Glorion, Paris, Plon, 2000, 166 p.

Président du conseil national del’Ordre des médecins, BernardGlorion est une personnalité mar-quante de la vie médicale françai-se. Il a su faire évoluer une insti-tution souvent critiquée, dans uncontexte pour le moins incertain,fidèle en cela à son prédécesseurLouis René. C’est dire l’intérêt dela réflexion qu’il consacre à lamédecine. Elle révèle la sensibilitéd’un médecin épris d’humanismeet conscient de ses responsabilitéssociales. Bernard Glorion est unhomme passionné qui cherche àfaire partager des convictions quitouchent à l’enseignement de lamédecine et aux enjeux d’une pra-tique médicale compétente, effica-ce, juste et solidaire.

Au-delà du malaiseGhislain Lévy, Paris, Erès, 2000, 203 p.

Une recherche psychanalytiquesur les racines de la violence et lesformes de déshumanisation queconnaît chacun dans sa vie ensociété. Ghyslain Lévy nous pres-se de reconnaître à quel point laparole humaine peut être ravagéeet réduite aujourd’hui. Son analy-se peut éclairer bien des situationsrencontrées dans les institutionsde soins, contribuant à mieuxsituer les enjeux et à envisagerdes modes d’approche appropriésà certaines situations de crise.

Le cœur réparéDaniel Loisance, Paris, Robert Laffont, 1999, 346 p.

Responsable du service de chirur-gie thoracique et cardio-vasculaireà l’hôpital Henri-Mondor, AP-HP,Daniel Loisance, fondé sur l’expé-rience d’une pratique interven-tionnelle des plus évolutivesdepuis 20 ans, communique uneanalyse et réoriente le débat surles questions et les malaises res-sentis par les partenaires engagésface aux progrès de la médecine.Un ouvrage optimiste, de bonsens, accessible au public et auxprofessionnels, qui nous impliqueau cœur de réalités qu’il convientde comprendre dans leurs com-plexités.

Les temps du cancerMarie Ménoret, CNRS éditions, Paris, 1999, 237 p.

Un grand apport pour ceux quisouhaitent enrichir leur réflexionsur les réalités humaines de lamaladie chronique. Partant d’uneétude de terrain menée dans uncentre anti-cancéreux, cet ouvraged’observation restitue, avec l’ou-verture ethnographique et toute sarichesse, les parcours des per-sonnes suivies dans le cadre d’unepathologie cancéreuse et des soi-gnants investis auprès d’elles.

Médecin-chefà la prison de la SantéDominique Vasseur, Paris, Le cherche midi éditeur,2000, 201 p.

Ce récit direct, cinglant, humain,du quotidien de la prison de laSanté est un témoignage bouscu-lant, cri d’interrogation et d’inter-pellation sociale, politique etéthique, imprégné de l’humanitéprofonde que sait communiquerDominique Vasseur. Fait de socié-té, ce livre a engagé notre sociétédans un débat qui concerne lesdroits des personnes détenues. Ilprésente une figure souventinsoupçonnée des missions dusoin au sein de la prison et permetainsi de prendre conscience decette autre dimension de la fonc-tion soignante.

Image, philosophie et médecineCorinne Pieters et Bernard-Marie Dupont, Ellipse, Paris, 2000, 110 p.

Épistémologues impliqués dans lesréflexions développées au sein denos hôpitaux, les auteurs de ceremarquable ouvrage nous per-mettent de découvrir la médecinesous un jour différent et à bien deségards inattendu. Faisant appel àl’éclairage de différentes disci-plines et à la multiplicité desregards et des productions artis-tiques traitant de l’homme, de soncorps et de ses représentations,cette étude rend accessibles lesréférences conceptuelles qui inspi-rent nos mentalités et contribuentà certains de nos choix.

Ces ouvrages peuvent êtreconsultés dans le Centre deRecherche et de documentationde l’Espace Éthique.Le C.D.R. réunit également l’en-semble des recherches menéespar les étudiants de l’Institutéthique et soins hospitaliers.

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Médecine Légale Hospitalière

PATRICK CHARIOT

Rédacteur en chef.

Lancé en février 1998, MédecineLégale Hospitalière, journal de lacollégiale des médecins légistes,aborde les aspects réglementaires,déontologiques et éthiques de lamédecine. Le journal concernel’ensemble des soignants, pour les-quels il se veut à la fois outil deréflexion et aide dans l’exercicequotidien, tant dans la relation avecle malade que dans les rapportsavec les tutelles. Ce choix a étéguidé par la volonté d’intégrer lejournal dans une démarche d’expli-cation des phénomènes situés àl’interface de la médecine et de lasociété.

Un journal à l’interface de la médecine et de la sociétéLa première étape a été de fairesavoir que la médecine légale ne selimitait pas à l’autopsie. La créationet le développement des unitéshospitalières de médecine légale —les unités de consultations médico-judiciaires — y contribuent grande-ment. La seconde étape est de fairesavoir que la médecine légale ne selimite pas à la médecine judiciaire.De même que chaque citoyen évo-lue dans un cadre législatif et régle-mentaire et que seule une minoritéest en contact avec le monde judi-ciaire, chaque médecin est concer-né à tout instant par les aspectséthiques, déontologiques, législatifset réglementaires de sa professionet n’est qu’exceptionnellementconcerné par ses aspects judi-ciaires. De la thanatologie à lamédecine judiciaire, de la médeci-ne judiciaire à la médecine légale.Les besoins d’information des soi-gnants ne se limitent pas aux seulesconnaissances scientifiques et tech-niques. La pratique médicale estconfrontée quotidiennement à uncadre juridique parfois ressenticomme pesant. Peu d’informationssont disponibles pour celui qui n’apas un goût particulier pour lesquestions de droit, ce qui leconduit à considérer avec crainte

des questions qui pourraient êtresimplement et rapidement résoluess’il disposait d’informations claires,accessibles et actuelles. MédecineLégale Hospitalière veut combler cemanque. L’existence d’informationsécrites est particulièrement impor-tante en médecine légale.L’importance de l’écrit concerne lesdomaines où existe une informa-tion précise et non ambiguë, maisparfois plus encore ceux où lesconnaissances médicales sontrécentes et incertaines : il est pri-mordial pour le praticien de pou-voir disposer de documents faisantla part entre les aspects résolus etceux qui ne le sont pas. L’importantn’est pas tant de préciser ce que laplupart admettent, mais de fixerautant que possible les limites desfaits établis. Ainsi, nous nous inscri-vons également dans le mouve-ment actuel vers l’evidence-basedmedicine, ou médecine basée surles faits prouvés, issue des paysanglo-saxons.L’époque du médecin-roi appar-tient au passé. Le médecin est deplus en plus soumis au devoir d’in-former. Jusqu’où informer ? Noussommes maintenant trois ans aprèsl’arrêt Hédreul du 25 février 1997,largement commenté, parfois com-pris comme faisant obligation aumédecin d’établir la preuve qu’ilavait informé son patient, et donton rappelle qu’il ne s’agit qued’une décision de justice, n’ayantdonc pas force de loi. Devrait-onremettre systématiquement aupatient des informations écritesavant toute intervention à visée dia-gnostique ou thérapeutique, oumême lui faire signer un consente-ment ? Plutôt que d’encourager unesurenchère dans l’informationexhaustive et écrite à tout prix,anxiogène pour le malade commepour le médecin, nous voulons,avec Médecine Légale Hospitalière,promouvoir une troisième voie,celle d’une information du patient,claire et loyale comme le prévoitnotre Code de déontologie, quipasse par la formation et l’informa-tion des médecins pour tout ce quiconcerne les implications juri-diques et éthiques de leurs activités

de soins et de recherche clinique :responsabilité, secret professionnel,information et droits des patients.

Thèmes abordésLe journal est organisé en dossiersthématiques. Les premières annéesde parution reflètent la diversité denos centres d’intérêt. Ainsi, lesthèmes des dossiers déjà traitéscomprenaient : les accidents d’ex-position sexuelle, la recherche cli-nique, les urgences, la responsabi-lité en chirurgie, la psychiatrie léga-le, la responsabilité en biologiemédicale et en pharmacie, la méde-cine du sport, le vieillissement, laprocréation médicalement assistée,la cancérologie, la dermatologie etla chirurgie esthétique, la médecinejudiciaire. Les quatre thèmes rete-nus pour l’année 2000 sont : lamédecine face à la mort, le risquemédicamenteux, VIH-sida, éthiqueet droit, le risque alimentaire.En dehors des dossiers théma-tiques, nous avons abordé plusponctuellement des sujets tels quele secret professionnel à l’hôpital, latransmission des documents médi-caux au patient, comment devenirexpert ?, les effets secondaires desmédicaments (que dire aupatient ?), l’obligation de résultat, laresponsabilité sans faute.

Pour s’abonnerLe tarif annuel est de 250 F pour lesparticuliers, 450 F pour les institu-tions et 120 F pour les étudiants(sur justificatif). Demande d’abon-nement et règlement, par chèque àl’ordre de Médecine LégaleHospitalière, sont à adresser à :Médecine Légale Hospitalière –CMJ, hôpital Raymond-Poincaré –92380 Garches.Nous serons heureux d’adresser unexemplaire du journal à qui en ferala demande.

Contact : Dr Patrick Chariot, médeci-ne légale, hôpital Henri-Mondor –94010 Créteil. Tél. : 01 49 81 27 34.E-mail : [email protected]