Marc Augé Et Daniel Fabre - D'Un Rite à l'Autre Entretien Entre - Terrain 8 - Avril 1987

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Authors: Marc Augé Et Daniel FabreTitle: D'Un Rite à l'Autre Entretien Entrepublished on Terrain n.8, Avril 1987

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  • 8 | AVRIL 1987 : Rituels contemporainsRITUELS CONTEMPORAINS (PUIS)

    D'un rite l'autre Entretien entre Marc Aug et Daniel Fabre

    Marc Aug et Daniel Fabrep. 71-76

    Entres dindex

    Thmes :rituelsLieux d'tude :Afrique

    1Daniel FABRE : Votre parcours d'ethnologue me semble ponctu par une rflexion sur le ritecomme si celui-ci tait, pour vous, un de ces moments privilgis o l'altrit s'prouve. Un universsocial et symbolique s'est rvl vous, en Afrique, par le biais de la sorcellerie ; c'tait ce que l'onpeut appeler le "grand Autre", la diffrence majeure. Mais des textes autobiographiques rcents, telL'Ethnologue dans le mtro, dbusquent jusque dans l'enfance un tonnement face l'intensit trsvariable des pratiques de dvotion au sein de votre propre famille, comme si l'exprience de ces"petits autres", de ces diffrences fines et multiples dont toute socit est tisse, tait le terreau de lacuriosit scientifique future. Mais il s'agit peut-tre l d'une reconstruction. En tout cas, quel est lerle intellectuel et existentiel que le rite a jou dans votre passage l'ethnologie et dans votrerflexion ethnologique elle-mme ?

    2Marc AUG : Diable ! C'est une vaste question... Ce ne fut certainement pas une curiosit l'garddu rite ou au contraire une familiarit plus ou moins distante avec certains rites de ma socit quim'ont consciemment veill l'ethnologie. Au dbut, il y a eu des raisons qui ne sont pas trsavouables : l'ennui qui me prenait imaginer une carrire d'enseignant, une thse sur un auteurclassique j'avais fait des tudes littraires , et puis, surtout, l'envie de partir, d'aller ailleurs... Toutcela beaucoup plus qu'une curiosit de type intellectuel. Par contre, une fois ailleurs, tout ce qui seconstruit, tout ce qui se met en place progressivement renvoie sans doute aux pratiques rptitives,aux habitudes, aux observances d'enfance et d'adolescence. A l'image de ce que font les autres, ons'aperoit qu'on a soi-mme fait des choses qui n'taient pas si diffrentes. Mais cette vidence nes'impose que dans l'approfondissement de l'exprience ethnologique, c'est l que l'on peut percevoirle ct ritualis au sens large et banal du terme du social et alors, sans doute, l'exprience passea-t-elle une vertu heuristique.

    3D.F. : Mais cela n'apparat qu'a posteriori dans ce mouvement qui conduit l'ethnologue essayer depenser la totalit de son propre itinraire...

    4M.A. : Oui, sans doute, ce semblant de cohrence ne vient-il qu'aprs coup.

    5D.F. : Je souhaiterais que nous parcourions maintenant quelques-uns de vos sujets de prdilectionet d'abord la sorcellerie. Elle est au centre de vos travaux africains et dans un ample compte rendudu livre de Jeanne Favret-Saada vous n'hsitez pas crire : "La sorcellerie dans le bocage et enAfrique c'est pareil", affirmant ainsi l'identit anthropologique de ce thme. Comment cet intrtest-il n ?

    6M.A. : Je crois pouvoir dire qu'il s'est impos de lui-mme. Lorsque j'ai choisi de partir tudier lesAlladian, en Cte-d'Ivoire, au bord de l'ocan, entre mer et lagune, je n'avais absolument aucuneide de ce que j'allais y trouver. C'tait une population mal connue, qui vivait dans unenvironnement intressant et, une fois install dans le village central, j'ai tout simplement entrepris

  • une monographie villageoise, j'ai commenc par recenser, par compter les gens cour par cour pouressayer de voir qui vivait avec qui... Ce fut immdiatement riche ; la mmoire gnalogique taitvivante, les rgles de rsidence relativement maintenues, la stratification sociale n'tait pas un secretfarouche. Donc, je parvenais reconstruire des ensembles dans le temps, retracer des gnalogieso je reprais la fois des segments de lignages et des ramifications incluant des descendants decaptifs. Mais, en mme temps, je vivais au village attentif au quotidien. Et, sur les deux plans celui de la reconstitution des histoires lignagres, celui des vnements de la vie au jour le jour , larfrence la sorcellerie est devenue trs insistante. Ainsi pouvait-on gloser sur les causes de lamort de tel ou tel ancien en remontant la gnalogie alors que, d'autre part, il tait facile d'observerque, dans la vie quotidienne, toute mort, toute maladie ou mme tout malaise pouvaient fournirl'occasion d'une interrogation, voire donner lieu une procdure d'accusation et d'enqute.

    7D.F. : Ce sont donc ces affleurements institutionnels et rituels du systme sorcellaire qui, d'emble,ont dnot sa considrable emprise sociale...

    8M.A. : Oui, ainsi le rite d'interrogation du cadavre qui, en 1965, tait assez gnral : le mort estport sur la tte et il y a tout un protocole de questions dont les rponses, par oui ou par non, setraduisent par une avance ou un recul des porteurs. Mais il y avait surtout le fait que des gensaccuss de sorcellerie taient conduits chez un homme, Atcho, un Ebri tranger donc et capablede porter un regard clairvoyant sur les affaires alladian , la fois gurisseur, juge, contre-sorcier,dont la fonction tait de comprendre ce qui s'tait pass, de mettre en cause les auteurs del'agression magique. Et c'taient des aller et retour frquents chez Atcho. Je n'ai pas tard dcouvrir ainsi que mon informateur prfr tait lui-mme impliqu dans une srie d'affaires etdonc moi aussi un peu, par l mme ; plusieurs de ses comportements qui m'avaient d'abord paruaberrants s'clairaient ds que je les considrais sous cet angle. Ainsi, de tous cts, le thmesurgissait, s'imposait moi, ce qui m'a conduit y rflchir de faon systmatique.

    9D.F. : Et donc en faire une voie de connaissance de la socit alladian et d'autres socitsafricaines.

    10M.A. : En effet, la sorcellerie est d'abord insparable de la question du pouvoir. Le personnagemme du sorcier, celui qui est cens avoir la capacit d'attaquer les autres, en double, de les dvorer,de les manger de l'intrieur, a une rputation ambigu. Il est redout tant qu'il n'est pas dnonc augrand jour, donc tant qu'il ne devient pas un misrable dsign, une sorte de victime. Au fond, lesorcier parfait est celui que l'on souponne sans oser l'accuser. Eh bien, telle est exactement chez lesAlladian la dfinition du chef. Un grand chef de lignage est un homme qu'il n'est pas questiond'accuser de sorcellerie mais qui lui-mme peut laisser entendre qu'il a des pouvoirs, qu'il n'a rien craindre... C'est un jeu la fois de langage et de comportement qui met l'homme fort en position dele rester. Bien sr, s'il tombe malade, il conviendra d'interprter cette dfaillance, et l'autorit duchef risque d'en ptir. Cette relation au pouvoir est systmatique, on la retrouve aussi bien dansd'autres socits africaines o le pouvoir politique est plus nettement marqu, spar.

    11Mais il y a aussi tout un ordre cognitif qui, dans la lutte sorcellaire, se trouve manifest. Celam'est surtout apparu propos des contre-sorciers. En effet, ct d'Atcho qui est ce qu'on appelle,en Cte-d'Ivoire, un prophte , il y avait des agents plus ordinaires, des "contre-sorciers decampagne", comme on dit des "mdecins de campagne", dont les pouvoirs sont dcrits commequivalents ceux des sorciers. Certains ont pignon sur rue, ils interprtent les sorts, ils connaissentaussi des remdes. Je crois qu'il est intressant d'tudier leur activit comme mise en uvre desmodles de connaissance. Car, pour surprenant que puisse paratre leur diagnostic, il repose autantsur un certain ordre d'observation psychologique entre autres que sur une mise en ordrepralable du monde.

  • 12D.F. : Que le contre-sorcier partage avec ses clients...

    13M.A. : C'est une mise en place qui classe les maladies, l'univers vgtal o l'on puise desremdes. Il n'y a pas en fait d'un ct ce qui serait magie et de l'autre ce qui serait empirisme. Celaest tout fait important.

    14D.F. : Et vaut sans doute, de faon gnrale, pour tous les rites de gurison...

    15M.A. : Qu'est-ce qu'un rite, en effet, si l'on admet ce point de vue ? Une mise en ordresymbolique de la ralit dans laquelle on ne peut dissocier la reprsentation du corps, de celle de lanature avec tous ses lments, ni de la socit avec tous ses modles de relation, incluant lesrapports avec ce que nous appellerions les dieux.

    16Pouvoir et systme symbolique viennent enfin croiser une troisime perspective pour qui travaillesur la sorcellerie : appelons-la le contact culturel, qui est l'preuve de l'autre, le grand Autre dontvous parliez tout l'heure, c'est--dire, dans ce cas prcis, le christianisme. Les missionnaires ontrencontr, en ce lieu comme en d'autres, des ralits qui les surprenaient, ils ont donc essay de lesinterprter dans leurs propres termes et cette traduction a t, en retour, adopte par les Alladians ;ce qui donne des discours tout fait tonnants. Par exemple, le sorcier qui est capable d'agresser parson double matriel et spirituel la distinction n'est pas faite se trouve associ des "diables"selon la terminologie chrtienne. Un contre-sorcier ou un prophte pourra dire un accus "tu es undiable". L'activit "en double" qui rend compte de la dissociation de la personne elle est l,prsente, et elle agit par ailleurs devient donc une activit "en diable", toute cette pense paenneest ainsi diabolise. Cela peut avoir des consquences importantes dans le discours de la sorcellerie.Dans la logique chrtienne, pour cesser d'tre un diable, il faut se confesser ; or, dans la logiquetraditionnelle, avouer c'est mourir. Pour le prophte qui cherche provoquer l'aveu, reconnatre lediable, faire que le diable s'avoue pour ce qu'il est, c'est le rendre vulnrable, le dominer, et commel'chec est signifi par le mal du corps, le rendre malade. Il n'y a qu'un pas du diable au pauvrediable. D'une certaine faon, l'activit des prophtes se situe donc au contact des deux cultures.

    17Mais l'effet du christianisme est peut-tre plus radical encore. Tous les types d'agressionsorcellaire sont inscrits dans la structure sociale. Chez les Alladian matrilinaires, la relation desorcellerie privilgie sera celle de l'oncle maternel et du neveu utrin, ailleurs une autre relationpourra tre marque de mme faon. La sorcellerie est donc pense comme un effet de structure,elle n'est pas une anomalie du fonctionnement social, elle est tout simplement une de ses modalits.Or, la prdication chrtienne tente de casser ce lien structurel pour individualiser l'acte, pour le faireapparatre comme une faute personnelle imputable la mchancet d'un homme ou d'une femme enparticulier.

    18Mais je crois savoir que cette tentative pour isoler l'action de la relation est trs ingalementrussie.

    19D.F. : N'y a-t-il pas aussi un point essentiel souligner et qui vaut autant pour le mode dedescription que pour la dmarche d'analyse ? Tout au long de votre parcours, nous avons rencontrdes personnes : un informateur privilgi, un prophte vers lequel conduisaient maints voyages, et,si vous aviez pu entrer dans le dtail, c'tait tel ou tel cas qu'il aurait fallu examiner et que vous avezdtaill ailleurs. Un tel propos sur le rite rompt avec la vieille habitude des noncs sans sujet, dusocial traduit par l'indfini : "on fait ceci, on croit cela..." La tentation est d'autant plus forte avec lerituel que l'on imagine donner par l une juste ide de sa fixit, de sa rptition, de son impositionuniforme. Or, l'vidence, les personnes et les situations comptent au premier chef, leursparticularits deviennent la matire mme d'une ethnologie qui accde aux scnarios mais pourmieux comprendre chaque acteur.

  • 20M.A. : Oui, c'tait en tout cas trs frappant en Afrique et je vais faire un petit rappel qui va dansvotre sens. Souvent, dans les monographies, les donnes sont prsentes de faon indiffrencie :"Chez les X ou les Y, on croit que l'agression sorcellaire vient plutt de ceci ou de cela...", or, ce quim'est apparu, c'est que ce type de phnomnes ne pouvait tre spar des ralits dans lesquelles ilse manifestait. Qu'il y ait des constantes du scnario et des rgles de la mise en scne connues detous n'implique pas que toutes les pices soient identiques, c'est donc l'acteur qui fait la diffrence,tant donn, bien sr, que la rgle du jeu comporte une sorte de dfinition moyenne du rle. Le faitque quelqu'un soit de grande stature ou non, qu'il ait le regard brillant ou terne, la parole forte oufaible se laisse toujours interprter et chaque individu, le sachant, va essayer d'en jouer, de pallier lamdiocrit de sa taille par une voix particulirement puissante, etc. Comme il y a quantitd'affrontements de cet ordre, la manire dont un individu se manifeste compte beaucoup ; tout cequ'il donne voir, il le donne interprter. D'ailleurs, n'est-ce pas la mme chose dans nos mdiasavec la faon dont nos hommes politiques essaient de trouver le ton juste, le masque adquat...

    21Cette mtaphore thtrale n'est d'ailleurs pas continment mtaphorique, il y a bien des momentso tout est vritablement jou. Je suis parti tout l'heure du rite d'interrogation du cadavre. Il mettoujours en opposition chez les Alladian des groupes structurs, soit les paternels du mort contre sesmaternels d'o l'agression sorcellaire est cense tre venue. Se droule alors un scnariod'affrontement, un effort d'laboration, d'interprtation qui mobilise beaucoup de personnes enmme temps, qui connat des avances et des revirements. Au bout du compte, il peut arriver que lesorcier soit reconnu et, une fois l'affaire claircie, ont lieu les funrailles au cours desquelles toutel'histoire est nouveau joue au sens thtral du terme puisque le mort lui-mme est reprsent. Onrappelle donc la succession des pisodes, on interroge encore une fois celui qui a t accus, quiencore une fois nie pour finalement avouer. Toute l'histoire, qui a pris des semaines et des mois, est"reconstitue", pourrait-on dire en termes judiciaires, mais dans ce cas la reconstitution ne fait pasprogresser une enqute encore son dbut, elle vient au contraire la clore, y mettre ce que l'onpense tre un point final, mme si, partir de l, tout peut encore rebondir.

    22D.F. : Donc, ces funrailles, en rptant la suite des vnements qui ont surgi l'un aprs l'autredans l'incertitude du prsent, confrent ce qui a eu l'vidence d'une ncessit. Ne peut-on y voir unmodle trs complet de rite ? L'ordonnance rituelle y rsulte d'une relle mise en ordre sociale etsymbolique, indissociablement. Mais tous les rites ne s'imposent pas comme tels avec cette force,l'usage du terme est plus flou, sa forme mme varie : rite, rituel, pratiques rituelles... O situer lafrontire ?

    23M.A. : Dans les cas que j'ai cits, l'accord se fera sans peine, il s'agit bien de crmonies l'interrogation du cadavre, les funrailles qui impliquent la fois une rcurrence, une prciserpartition des rles...

    24D.F. : Oui, mais c'est bien l'extension de la notion de rite qui fait problme, surtout si l'onsouhaite la transfrer aussi nos socits modernes ou plutt aux aspects les plus modernes de notrevie sociale.

    25M.A. : Bien sr, si le terme rite est appliqu toute activit un tant soit peu rptitive, ons'interdit de lui donner une valeur opratoire s'agissant de nommer, de dfinir et de comprendre desphnomnes particuliers. Mais faut-il pour autant rejeter ce que traduit le langage commun enparlant de "vies ritualises" ou de "rites de la vie quotidienne" ? Distinguons alors deux attitudes.Ou bien on s'accorde sur une dfinition la fois prcise et complte du rite et l'on se demande si, entoute rigueur, elle est applicable certains aspects de notre vie quotidienne ; la rponse serangative car il manquera toujours un lment de la dfinition, celle-ci tant donne au dpart. Oubien on admet qu'il y a deux objets le rite au sens fort du terme et une ritualit au quotidien , et

  • l'on se demande ce que les deux ont en commun ; je serais port croire que cette part communeconstitue l'essentiel de ce qu'est le rite. Il me semble donc, avec prudence, qu'il sera plus riched'explorer la deuxime voie, celle qui tente de rpondre la question : en quoi nos vies sont-ellesaujourd'hui ritualises ?

    26D.F. : Bien, mais cette ritualit-l, cette ritualit diffuse est-elle vraiment propre nos socits,faut-il rtablir partir du rite un nouveau "grand partage" entre nous et tous les autres ?

    27M.A. : Non, sans doute, et j'en reviens mon exemple africain. Tous les rites trs formels dontj'ai parl ne tirent leur sens que de ce qui les a prcds, et ce sens est ventuellement mis en causepar ce qui va suivre. Donc, l non plus, on ne saurait compltement sparer l'ordre du quotidien del'ordre de la crmonie. Cela n'te pas toute pertinence la notion de seuils mais ceux-ci sont trsmouvants. Dans les socits lignagres, l'existence n'est pas a priori enserre par une fouled'interdits mais ds que quelque chose ne va pas, on s'interroge sur ce qui n'a pas t respect.L'interrogation dcale est perptuelle. Il y a donc, sous-jacente, l'ide d'un ordre du monde quis'identifie un ordonnancement du prsent auquel il faut veiller pour que la vie ne pose pas dequestions ; ce qui implique, prcisment, un caractre trs ritualis du quotidien.

    28D.F. : Venons-en alors ces rites des socits modernes qui correspondent en fait ce que vousappelez des "moments de sacralit".

    29M.A. : Oui, peut-tre y a-t-il l quelque chose qui nous fait un peu avancer ? Ces moments desacralit, moments bien ritualiss de nos vies qu'elles soient lignagres ou modernes, saisies dansle quotidien ou l'exceptionnel sont ceux o il y a croisement de parcours, ceux o notre trajectoireindividuelle rencontre celle des autres. Et de cela les rites, au sens plein du terme, parlent sans cesse; un mme vnement est unique pour chacun on n'a quinze ans qu'une fois, on ne meurt qu'unefois mais pour les autres, qui assistent la crmonie d'initiation ou de funrailles, il s'agit d'unefte rgulire, qui revient, presque identique elle-mme. Nos petits objets culturels familiersexpriment bien cela : il y a dans les journaux un carnet du jour ; pour celui qui s'y trouve mentionnou impliqu, ce carnet est unique, ce qui n'empche pas que le carnet du jour revient chaque jour.Participer une activit rituelle, n'est-ce pas alors pour un individu tre intgr une action qui meten branle tout un groupe et o chacun se trouve impliqu dans l'histoire de tous ? Par exemple,prvoir de regarder un match de tlvision c'est d'abord s'engager dans un emploi du temps ; onsurveille sa montre ("est-ce que j'y serai ?", "je vais tre en retard") et puis voil l'vidence que cequi fait plaisir, l'action que l'on suit sur l'cran avec attention, mobilise un vaste groupe. Du coup lesrgularits de la vie quotidienne, qui elles seules ne suffisent peut-tre pas dfinir un rite au sensfort, composent ici un ensemble o, pour chacun des prsents, il y a sinon fusion au moinsimplication de l'histoire singulire dans l'histoire des autres. Lorsque ces effets de convergence semanifestent pleinement, il me semble que nous sommes dans l'activit rituelle. Bien sr,l'implication n'est jamais gale, dans l'assistance se ctoient des passionns et des humoristes, maiscela est vrai pour toutes les pratiques religieuses. Il y a aussi des situations intermdiaires o larelation de soi aux autres est ingale, disperse, machinale.

    30Prendre les transports en commun conduit rencontrer des gens, partager un espace, prouverdes sensations identiques, percevoir les mmes images, qui sont autant de signes reprsentatifs desvaleurs de notre culture. Toutes les conditions sont donc remplies pour que, sous l'effet d'unecristallisation ventuelle, l'vnement fusionnel surgisse qui pourrait s'apparenter un rite.

    31A partir de ces notions histoire singulire et histoire collective, rgularits qui ordonnent leprsent..., on peut imaginer une dfinition largie du rite. N'est-elle pas susceptible de nous aider comprendre ce qu'il y a de particulirement insaisissable dans l'ordre rituel du quotidien, pour toutesles socits ?

  • 32D.F. : Il me semble que vos rflexions font cho au projet intellectuel qui donna naissance, en1938-1939, autour de Georges Bataille, Roger Caillois et Michel Leiris l'phmre maispassionnant Collge de Sociologie. Leur objet est bien "le sacr" en gnral, tel qu'on peut le saisirhors de l'enceinte religieuse, c'est--dire, d'une part, cette proprit qui fait que de vastes socitstelles que les ntres, tiennent ensemble soit la dimension "communielle" du social comme disaitBataille et, d'autre part, ces expriences singulires, intimes et relativement exceptionnelles o lapersonne sort de ses limites, se dissout, se disperse tout en prenant conscience de cette dispersion.Mais il me semble que les objets qu'ils se proposaient d'tudier taient en fait de deux ordres ou, dumoins, balisaient deux perspectives : d'un ct, les vastes ensembles, stables ou phmres, que lerite unifie (l'arme, le spectacle sportif...) ; de l'autre, les ritualisations personnelles, les trangesrcurrences qui, prleves dans la quotidiennet la plus banale, font le sens de l'histoire du moi,celles que Leiris dbusque et reconstruit dans sa confrence sur "Le sacr dans la vie quotidienne"et puis dans La rgle du jeu. Votre propos est de faire jouer diffremment cette opposition enprenant pour objet le moment de concidence de l'individuel et du collectif. Il faudrait donc dcrireet comprendre le croisement...

    33M.A. : Voil, penser le croisement... Ce n'est pas quelque chose que j'ai tudi de faonsystmatique, mais il me parat impensable que les deux types d'analyse que vous avez rappelspuissent s'opposer. En revanche, on voit bien qu'aux deux extrmes se situent des ordres de ralitqui ont pour point commun d'tre quand mme tous vcus par des individus et c'est bien ce lieucommun qui me semble devoir tre parcouru, explor. La notion de sacralit me parat donc utiledans la mesure o elle prend sens du fait de la prsence de l'autre, des autres. Durkheim a dit deschoses trs importantes l-dessus et, sur le fond, Bataille ne le dsavoue pas. C'est d'ailleurs unepierre de touche de la rflexion ethnologique : comment penser ce lieu intermdiaire o laconscience singulire se frotte l'vidence des autres consciences ? Quand Lvi-Strauss commenteet prolonge la notion de "fait social total" propos de M. Mauss, la perspective vertigineuse qu'ilentrouvre me laisse la fois admiratif et rveur. Le "fait social total" serait le fait social perutotalement, c'est--dire comme la somme de toutes les consciences singulires de ceux qui yparticipent. On est l devant l'impossible ! Et pourtant ne peut-on imaginer que ce fait social, dupoint de vue du participant, devienne sacr pour autant qu'il y a dans la conscience de chaque acteurune trace, une marque du fait que les autres aussi en prennent conscience. Il me semble en effet que,ds que l'on s'interroge sur l'ordre symbolique, sur l'efficacit du rituel, on fait surgir des questionsfondamentales sur l'ordre social et on ne peut couper la rflexion sur l'institution de la rflexion surl'individu.

    34D.F. : C'est pourquoi le rite occupe, comme objet de recherche, une position centrale.

    35M.A. : Ah ! Oui ! Tout fait, car s'il est dfini la fois dans ses limites classiquement reues etdans sa gnralit, il est bien l'activit o par excellence s'prouve ce rapport de l'un aux autres. Ilpeut donc permettre de comprendre une certaine originalit de nos modes actuels d'existence : parexemple, on pourrait rendre compte en ces termes de la civilisation de l'image...

    36D.F. : Mais condition de ne s'arrter ni une conception canonique, trop fige, de ce qu'est unrite, ni un usage trop banalisant ; il faudrait sans doute remettre sans cesse ces dfinitions l'preuve des ralits que l'on interprte.

    37M.A. : Parce que les modalits actuelles de la vie sociale sont sans doute nouvelles par certainsaspects et, par d'autres, parfaitement comparables celles qui les ont prcdes ou que l'on a puconnatre par ailleurs. Il faut donc se donner des moyens d'analyse qui permettent la fois de ne pasmconnatre la nouveaut tout en la comprenant, et comprendre n'est-ce pas admettre que, sil'originalit existe, il n'y a jamais, en revanche, de radicale nouveaut ?

  • 38D.F. : J'ai tout de mme l'impression d'une divergence entre la faon dont vous interrogez le ritedans nos socits et les analyses qui tendent ne retenir que deux fonctions majeures etfinalement assez quivalentes. Pour les uns, le rite serait le moyen d'incorporer les distinctions degroupes et de classes et pour les autres, une sorte de "scne de l'identit" susceptible d'exprimer, defaon plus ou moins dlibre, l'aspiration tre "reconnus" des fractions les plus diverses de nossocits. Dans les deux cas, apparat le thme d'une production conflictuelle du rite, qui renvoietoujours une histoire et une sociologie de ses acteurs seule susceptible d'en dtenir le sens. Or,en donnant penser d'abord l'espce de convergence qui, entrecroisant des trajectoires, serait auprincipe de l'vnement rituel et de sa rptition, vous placez au premier plan non plus les stratgiesde la diffrence, mais l'nigme de la cohsion, ft-elle ponctuelle, provisoire, distendue oumdiatise...

    39M.A. : L'nigme de la cohsion vaut pour tous les groupes, si diffrents qu'ils se veuillent desautres.

    40Remarquez, au reste, que l'identit d'un groupe lui est parfois impose de l'extrieur, comme dansles crmonies d'initiation des classes d'ge ; on peut se demander, dans nos socits, si lesphnomnes de mode qui permettent certains groupes de s'identifier comme tels ne leur sont pas,pour l'essentiel, eux aussi, imposs de l'extrieur. La vraie question n'est sans doute pas l : qu'on sedmarque pour exister, cela est sans doute souvent vrai ; que d'autres se chargent de ce dmarquage,nous en avons l'exprience, y compris sous des modalits tragiques. Dans tous les cas le chemin del'identit passe par l'preuve de l'autre, l'autre repre (qui permet de penser ngativement le mme,l'identique) et l'autre proche, qui permet de penser positivement le mme et l'identique, l'autreproche, c'est--dire : la relation minimale. Car seule la solitude absolue, l'absolue individualit, estimpensable. Si le pensable commence avec la relation, on ne peut pas opposer pense du mme etpense de l'autre : c'est bien cette impossibilit que le rituel, quel qu'il soit, manifeste et met enuvre.

    Pour citer cet article - Rfrence papierAug M. & D. Fabre, 1987, Dun rite lautre. Entretien entre Marc Aug et Daniel Fabre ,Terrain, n 8, pp. 71-76.Rfrence lectroniqueMarc Aug et Daniel Fabre, D'un rite l'autre , Terrain [En ligne], 8 | avril 1987, mis en ligne le14 mars 2005, consult le 18 aot 2014. URL : http://terrain.revues.org/3155 ; DOI :10.4000/terrain.3155

    Auteurs: Marc Aug, Daniel Fabre

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