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Maréchal Juin de l'Académie française
LA BRIGADE MAROCAINE A LA BATAILLE DE LA MARNE
LA BRIGADE MAROCAINE AVANT LE 1er
SEPTEMBRE 1914
PREFACE
Août 1914 - Opérant au Maroc, la Brigade de Troupes Indigènes à laquelle appartient le
Lieutenant Juin, est appelée en France.
Avec le style simple et familier qui lui est propre, le Maréchal Juin nous dépeint, dans tout
son pittoresque, le voyage de ces rudes guerriers vers une France dont ils ne se font pas une
idée très précise.
Septembre 1914 - La Brigade Marocaine qui vient de vivre quelques épisodes mouvementés,
fait partie de la VIe Armée qui se prépare à prendre l'offensive. Elle se heurte, le 5 septembre,
à l'arrière-garde de l'Armée von Kluck. Devant Monthyon et Penchard vont s'échanger, un
jour avant la date prévue, les premiers coups de feu de la grande bataille. Les Marocains
doivent s'emparer des hauteurs boisées des Penchard. Sans le moindre soutien d'artillerie,
dépourvus de mitrailleuses, ils parviendront néanmoins, sous un feu terrible, à aborder
l'ennemi et à lui imposer le corps à corps. Devant l'écrasante supériorité numérique et
matérielle des Allemands, ils se replieront dans la soirée avec l'impression de laisser sur place
un adversaire désemparé. Les jours suivants verront en effet se préciser la défaite de
l'envahisseur.
Les différents engagements auxquels prit part le Lieutenant Juin nous sont relatés avec une
clarté et une précision qui nous permettent d'en revivre foutes les phases. Les manœuvres de
chaque unité, les initiatives prises à chaque échelon, sont exposées sous l'aspect d'un compte
rendu vivant et détaillé, établi le jour même, sur les lieux de la rencontre. Rien ne peut donner
une idée plus exacte de ce qu'était, au début de la grande guerre, le combat d'infanterie.
De ces premiers jours de lutte, le jeune officier a tiré de précieux enseignements dont il ne
cessera jamais de s'inspirer au cours des rudes années suivantes.
PREMIÈRE PARTIE
LA BRIGADE MAROCAINE A LA BATAILLE DE LA MARNE
AVANT-PROPOS En septembre dernier, j'ai tenu à refaire, au nord de Meaux, le pèlerinage des combats qui,
après l'échec des premières batailles engagées aux frontières, marquèrent, le 5 septembre
1914, le premier redressement de la France à la bataille de la Marne.
Ce n'était pas la première fois que je l'accomplissais. Aussi n'eus-je aucune peine à m'y
retrouver, bien qu'éloigné par près d'un demi-siècle des opérations dont j'avais dessein
d'évoquer le souvenir. Le terrain présentait le même aspect qu'en septembre 1914, terrain
dénudé, favorable à la défensive, offrant ses croupes molles dans une alternance de champs de
blé et d'avoine moissonnés ras et de plantureux carrés de betteraves, véritables glacis de mort,
sans autres découpures profondes que celles de quelques rus sillonnant du nord au sud le
champ de bataille.
Dominant l'ensemble, deux hauteurs de faible altitude, deux " mottes ", comme on dit dans le
pays, constituaient les seuls môles d'amarrage dans cette région fertile du Valois, entre la
coupure de l'Ourcq, à l'est, et le camp retranché de Paris à l'ouest : Monthyon au nord et le
bois de Penchard au sud.
J'étais présent à cette mémorable bataille, dans les rangs de la brigade marocaine, accourue,
l'une des premières, à la déclaration de guerre d'août 1 914, arrivant directement du Maroc où
elle servait depuis le début des opérations du printemps : deux bataillons à la colonne
Gouraud, cherchant la jonction avec l'Algérie par la trouée de Taza et trois autres bataillons
opérant également dans le Moyen Atlas, le pays zaïan et le sud du Maroc.
Je savais retrouver, au cours de mon pèlerinage, deux tombes symboliques conservées en
mémoire de deux officiers français tombés là, avec tant d'autres, le 5 septembre 1914, pour
arrêter l'avance allemande.
D'abord celle du lieutenant de réserve Péguy du 276e régiment d'infanterie de réserve, ce
poète si pur qui nous a légué le mystère de charité de sainte Jeanne d'Arc et qui, de son vivant,
s'était juré de donner une mystique à la France. Puis celle du capitaine Hugot Derville, des
tabors marocains de ma brigade, dont j'avais, le 6 septembre, à l'aube, découvert le cadavre au
sommet du bois de Penchard, face aux batteries ennemies et entouré d'Allemands contre
lesquels il s'était défendu le revolver au poing.
Deux tombes symboliques en effet, car les nombreux morts tombés sur ce champ
catalaunique, recueillis après coup par le service d'identification, ont été inhumés dans les
cimetières de Chambry, de Marcilly et de Saint-Soupplets au cours des journées qui suivirent
le 5 septembre et furent, elles aussi, marquées par de sanglants holocaustes.
C'est avec une émotion poignante que je les ai revues, entourées de la ferveur de tout un
peuple agenouillé devant ces douloureux témoignages.
Péguy repose, non loin de Villeroy, sous une simple croix indiquant qu'il est tombé là, dans
un paysage rappelant sa Beauce natale et prolongeant les grands terroirs de l'Ile-de-France qui
avaient encadré sa vie en attendant de recevoir son corps.
Hugot Derville, le Marocain, est toujours au pied du bois de Penchard où nous l'avions
inhumé et où son bataillon s'engagea le 5 septembre au soir, à l'heure même où, un peu plus
loin, se sacrifiait Péguy. Sa famille lui fit édifier plus tard une croix avec une plaque rappelant
sa mort héroïque, le 5 septembre 1914, et associant à sa mémoire celle de ses deux frères
officiers tués au cours de la Première Guerre mondiale.
Maintenant que j'ai évoqué le souvenir de Péguy et celui de mes nombreux camarades des
tabors marocains tombés le même jour sur les champs de bataille de Villeroy et de Penchard,
il me faut exposer les circonstances ayant amené l'incorporation de notre brigade à l'armée de
Paris, celle de Maunoury, la VIe, qui était appelée à porter les premiers coups de la bataille de
la Marne.
Cette brigade de cinq bataillons représentait les plus récents rejetons de notre vieille armée
d'Afrique. Elle fut engloutie avec honneur et gloire dans les combats de septembre 1914, au
point d'être quasiment réduite à rien à l'issue de ces combats.
L'odyssée de cette troupe, relatée sous l'aspect sévère des rudes réalités de l'époque, a laissé
dans l'esprit de ses rares survivants le souvenir de l'intrépidité des hommes que le Maroc nous
avait confiés et celui des lourds sacrifices qui leur furent imposés dans les premiers jours de
septembre.
Voilà pourquoi j'ai tenu, à la suite de mon pèlerinage, à retracer leur action et à rappeler
l'héroïsme de ceux qui sont tombés, donnant le plus bel exemple, comme si les troupes
réunies dans ce rassemblement composite, péniblement constitué, qui formait l'armée de Paris
(réservistes français et soldats marocains) avaient pénétré à l'avance le sens de l'ordre du jour
adressé le lendemain à nos troupes par notre généralissime, le grand Joffre.
Signé le 6 septembre par le chef de nos armées, cet ordre du jour fut lancé après un minutieux
examen de la marche de l'envahisseur et de la situation créée par la première rencontre avec
l'ennemi de notre gauche pourtant bien faible. II disait simplement ceci : " Au moment où
s'engage une bataille dont dépend le sort du pays, il importe de rappeler à tous que le moment
n'est plus de regarder en arrière; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler
l'ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain
conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles,
aucune défaillance ne peut être tolérée. "
Les deux régiments de la brigade dite des " Chasseurs indigènes à pied ", constitués sous la
désignation de "troupes auxiliaires marocaines " étaient issus des tabors, premiers éléments de
l'Armée Royale, que le sultan Mouley Hafid avait cherché à se constituer à Fez après avoir
détrôné son jeune frère Abd el-Aziz. L'ensemble de ces forces avait été confié à une mission
militaire française pour son encadrement et son entraînement. Cette mission était dirigée par
le colonel Mangin, qu'il ne faut pas confondre avec son homonyme du même grade, déjà
célèbre au Maroc en tant que vainqueur d'El-Hiba à Sidi ben Othman et libérateur de
Marrakech en 1912.
Ces tabors avaient été employés autour de Fez, sous le contrôle de la mission française
d'encadrement, pour collecter l'impôt chez les tribus guich (Tribus guich exonérées du
paiement de l'impôt (tertib) à condition de répondre à tout ordre de mobilisation sur simple
appel du souverain.)). Celles-ci avaient, comme on peut le penser, fort mal reçu les
collecteurs. Depuis quelque temps, en effet, Moulay Hafid, qui avait de gros soucis d'argent,
ne décolérait pas de voir que la subvention promise par notre gouvernement dès l'ouverture
des négociations relatives à la conclusion d'un traité de protectorat français, tardait à être
officialisée. Aussi, M. Gaillard, notre agent consulaire à Fez, las de répéter que le retard était
imputable au Parlement français, avait fini par suggérer au sultan cette idée d'un impôt
provisoire levé sur les tribus guich qui disposaient, cette année-là, de récoltes magnifiques.
C'était malheureusement faire bon marché d'un vieux droit de fondation immémoriale, et les
collecteurs (colonne Brémond) qui n'avaient pas la main légère, furent accueillis à coups de
fusil, en sorte que le pays fut bientôt mis à feu et à sang.
Il eût mieux valu, sans conteste, accorder notre aide financière sans discuter plus longuement,
mais cette façon de procéder n'était pas encore entrée dans nos habitudes. Le résultat fut le
retour de la colonne du général Moinier rappelée à grands frais de la côte Atlantique, de fa
Chaouïa et de la région de Rabat, pour ramener l'ordre dans la région de Fez.
Outre les réactions des tribus guich, cette région était également troublée par l'arrivée des
Berbéres descendus des montagnes environnantes, attirés invinciblement par ce désordre. Il
nous fallait compter au surplus avec l'hostilité plus ou moins déguisée des tabors de l'Armée
royale à l'instruction, soumis depuis longtemps à une propagande anti-française effrénée,
dirigée par le Palais et les éléments bourgeois de la population, pour faire obstacle à la
signature du traité de protectorat. Entretenue activement par les prostituées du quartier de
Moulay Abd Allah (Quartier réservé de Fez dans l'enceinte de la cité impériale), cette
propagande avait réussi à provoquer, en 1912, une insurrection des tabors qui massacrèrent
quelques-uns de leurs cadres.
L'arrivée opportune de la colonne Moinier et son installation au camp de Dar Debibagh,
dominant la ville de Fez, avaient rétabli l'ordre et permis la reprise en main des émeutiers.
Ceux-ci avaient alors été réorganisés par le colonel Pellé sous l'appellation de troupes
auxiliaires marocaines. On en avait formé 5 bataillons, deux en opérations à Taza avec
Gouraud et trois sous le commandement du général Henrys pour opérer chez les Zaïans, dans
le Moyen Atlas, après avoir renforcé leur encadrement. Celui-ci se composait d'officiers
français et de sous-officiers algériens tunisiens et marocains, ces derniers suivant une
hiérarchie spéciale : Khalifa ou Caïd mia (centurions) ayant rang d'officier dans l'armée royale
marocaine ; mokhadem (sous-officier) et maoun (caporal).
LA DÉCLARATION DE LA GUERRE
Le bataillon du commandant Poeymirau auquel, venant du Maroc oriental, j'avais été affecté
au début des opérations du printemps, était chargé de protéger contre les Riatta la ligne
d'accès à Taza par l'Innaouen.
Les combats devenaient de plus en plus durs quand, une nuit d'août 1914, parvint au camp
Gouraud, lancée par T.S.F., la nouvelle de la déclaration de guerre.
Les premiers ordres de départ arrivèrent aussitôt pour les troupes appelées à rejoindre
immédiatement la métropole. Les deux bataillons de Marocains étaient désignés pour partir
les premiers. Pour les officiers qui, toujours, avaient caressé un tel rêve et n'étaient
généralement venus en Afrique que pour en tromper l'attente et s'y mieux préparer, ce fut une
grande joie. Ils venaient justement de rentrer d'un sévère engagement avec les Riatta, par une
journée torride, en période de Ramadan, et les pertes avaient été sévères de part et d'autre.
Elles furent oubliées instantanément en pensant à la grande aventure qui nous attendait en
France. On se réjouissait de la décision prise par l'état-major d'éloigner les troupes indigènes
de leur propre sol déjà miné par les intrigues allemandes.
L'ordre parvint bientôt de diriger par terre les deux bataillons de Marocains du 2e Régiment
sur Taourirt pour gagner Oujda par la voie de 60, déjà construite, puis, par la voie normale,
Oran, afin d'être transportés par mer à Sète.
II y eut une dernière revue de tous ces hommes éreintés par trois mois de combats, de fatigues
et de privations, mais soudainement redressés dans leurs kakis effrangés et rapiécés, à la
pensée des horizons nouveaux et des émotions plus fortes de la grande guerre.
Leurs officiers étaient tous rompus aux fatigues de la guerre marocaine. On les avait vus à
l'œuvre dans cette colonne Gouraud où les unités se désignaient par les noms des chefs.
C'étaient Prokos, tué au dernier combat, et ses marsouins; Daugan et ses zouaves; Poeymirau,
Pellegrin et leurs Marocains; Billotte, Frérejean et leurs Sénégalais, Rollet et les légionnaires
de sa compagnie montée. Les colonels Girodon (gravement blessé à la montagne des Tsoul),
Niessel et Lardemelle conduisaient les groupes de manœuvre et, au-dessus d'eux, Gouraud,
directement inspiré de la pensée de Lyautey, combattait toujours au premier rang, comme un
nouveau duc d'Aumale. II s'efforçait de rallier les dissidents par une action politique
étroitement conjuguée avec l'action militaire, mais toujours profondément humaine.
Tous ces hommes, du plus grand jusqu'au plus petit, étaient semblables de sentiments et de
bravoure. On en voyait qui affectaient par coquetterie de ne paraître que bien sanglés, en gants
blancs et le visage soigneusement rasé, tandis que d'autres tiraient orgueil d'une barbe hirsute
et n'entendaient se battre qu'en espadrilles et le torse nu. Mais pas un ne se fût couché sous la
mitraille et ils ne se disputaient que pour l'attribution des postes les plus exposés, l'assaut des
pitons les plus durs.
Ces officiers n'avaient pas leurs pareils pour donner l'exemple des vertus exaltantes qui
doivent animer au feu un véritable officier de France.
Nous avions à marcher jusqu'à Taourirt pour nous embarquer sur le tortillard devant nous
conduire à Oujda.
A l'étape de Taza, où séjournèrent nos deux bataillons nous fûmes témoins, sans y être
engagés, d'une sortie de la garnison pour refouler une attaque provenant de la dissidence du
Tazek qui dominait la ville au sud. Chaude affaire dirigée par le lieutenant-colonel de Tinan,
commandant le 2e Spahis algérien que nous revîmes, avant le soir, grièvement blessé. Nous
comptions de nombreux morts, à la Légion notamment. J'appris avec tristesse que, parmi
ceux-ci, figurait un bon ami à moi, le lieutenant danois Sorensen, du 1er Étranger, dont tous
les camarades s'accordaient à reconnaître le pur héroïsme.
Deuxième affaire au poste de M'soun où nous fîmes étape le lendemain : fusillade au petit
jour sur une reconnaissance du 2e chasseurs d'Afrique précipitamment ramenée. Ma
compagnie, répartie le long de l'oued d'eau magnésienne où elle s'efforçait, en vain, de laver
son linge, reçut l'ordre de sauter sur ses armes pour étayer les chasseurs qui reprenaient la
poursuite. Le chef d'escadrons Jouin, commandant le poste, dirigeait l'opération. Je me mis à
ses ordres. Mais l'agresseur, voyant se former le renfort, s'éloigna avec une hâte d'autant plus
grande que le canon s'était mis de la partie. Nous rentrâmes à midi, éreintés par notre marche
accélérée, sous une chaleur torride, avec un seul désir, celui d'étancher notre soif à l'aide d'eau
potable.
Poursuivant notre route par Saf Saf et Guercif, nous gagnâmes de là Taourirt où nous fûmes
embarqués pour Oujda et Oran.
Pour nos Marocains, en colonne, sans désemparer, depuis le 1er mai, dans l'enfer surchauffé
de l'Innaouen, ce voyage à travers l'Algérie constituait une intéressante diversion. Les villes
européennes entourées de campagnes fertiles leur causaient un vif étonnement. Pour eux, la
route conduisant du front de Taza aux champs de bataille de cette France dont ils ne se
faisaient aucune idée précise, n'était qu'un entracte entre deux guerres, une résurrection
éphémère.
Par ce chemin semé de roses, où les accueillait l'enthousiasme délirant des populations, ils
s'engagèrent éblouis. Les cités qui les virent passer en de courtes escales ont peut-être
conservé le souvenir étonné de leur insouciance joyeuse et de leur ardeur à se ruer le soir vers
les lieux de plaisir. C'étaient, nous l'avons déjà dit, les derniers rejetons de l'Armée d'Afrique,
mais aussi, ne l'oublions pas, des mercenaires, une espèce d'hommes hors des lois communes,
aimant la fête entre les dangers et mus par un vague mysticisme n'ayant rien à voir avec
l'austère devoir de nos soldats citoyens. En les voyant passer dans leurs uniformes d'été de
toile kaki, les chleuhs (Chleuh : Berbère) portant de longs cheveux, signe de courage, chacun
se demandait ce qu'ils représentaient et surtout ce que signifiaient les syllabes gutturales du
chant étrange qu'ils entonnaient dans leur marche :
Men Moulay Idriss djina Za rebbi taafou àlina (Nous venons de Moulay Idriss, Que Dieu
efface nos péchés)
ARRIVÉE EN FRANCE ET PREMIÈRES TRIBULATIONS
A Oran, nous ne séjournâmes que peu de temps et notre régiment fut embarqué pour Sète. Des
ordres nouveaux avaient déjà transpiré. Nous devions, disait-on, retrouver le 1er Régiment à
Bordeaux pour une indispensable mise en état de mobilisation. Le 1er Régiment, à trois
bataillons, devait y être acheminé par la voie Atlantique en même temps que la division
Humbert comprenant les premières forces prélevées sur celles de statut français opérant au
Maroc. Le colonel Pellé, qui avait réorganisé à Rabat les forces auxiliaires marocaines et
qu'on nous avait dit devoir prendre le commandement de notre brigade, avait fait l'objet d'une
mutation pour le G.Q.G. Nous devions, en revanche, toucher à Bordeaux le général Ditte de
l'armée Coloniale, servant à Rabat, en permission en France au moment de l'ouverture des
hostilités. Nous le trouvâmes en effet à Bordeaux où déjà s'agitaient et bivouaquaient sur le
pavé des Chartrons, le 1er Régiment de troupes auxiliaires marocaines et la division Humbert
(Première division formée au Maroc par prélèvement sur les troupes de statut français y
servant) arrivés du Maroc. Étrange campement, emplissant les Bordelais eux-mêmes de
stupéfaction, où se mêlaient, sur les pavés vénérables de la ville, les troupes arrivant d'Afrique
et les territoriaux du midi de la France envoyés, disait-on, au Maroc, pour les remplacer.Nous
eûmes la joie de revoir tous nos camarades du 1er Régiment et même d'autres appartenant à
des renforts nouvellement affectés à notre brigade. Je retrouvai parmi ceux-ci mon camarade
de promotion Lançon affecté, à sa sortie de Saint-Cyr, au 4e Tunisien et servant depuis un an
dans un bataillon de ce régiment opérant en pays Zaïan. Tout récemment muté aux troupes
marocaines auxiliaires, il avait dû, avant de rejoindre celles-ci, participer à Khénifra, avec son
bataillon, à un sévère combat de dégagement et n'avait rejoint la brigade qu'au moment de son
embarquement pour Bordeaux. II était affecté à mon régiment, à la IIe Compagnie du
bataillon Pellegrin, le mien.
Nous dûmes d'abord nous occuper de notre mobilisation : constitution de trains de combat
militaires et régimentaires et répartition d'effets de toute nature. Nous fîmes immédiatement
place nette en changeant de nom. Nous devenions, suivant une décision nouvelle, des "
chasseurs indigènes à pied ". Des vestes alpines furent distribuées et les ceintures bleues
remplacèrent les rouges, trop voyantes. Nos djellabas d'hiver furent remplacées par les
pèlerines en usage chez les chasseurs alpins. Les chéchias rouges furent conservées, mais on
reçut, pour les couvrir un chèche (Chèche : couvre-chéchia) de couleur jaune canari d'un effet
plutôt inattendu.
Il me souvient que, dans les jours qui suivirent la Marne, alors que nous tenions, avec ce qui
restait de nos effectifs, un secteur sur l'Aisne, au château de Quarreux, des chasseurs alpins,
authentiques ceux-là, qui nous relevaient de temps en temps, eurent l'occasion d'abattre une
patrouille allemande égarée dans les bois couvrant les pentes du fort de Condé. Sur le sous-
officier, un Polonais, qui la commandait, on trouva, parmi d'autres papiers, un calepin où il
consignait, jour par jour, ses impressions avec l'indication des troupes françaises opposées à
son régiment. II nous désignait ainsi : " Vor uns die Französische Infanterie besteht aus
Bengallen Zouaven. "
Ces zouaves du Bengale avaient sans doute été ainsi baptisés par l'ennemi au seul aspect de
leur chèche dont la couleur attirait tous les regards.
Au cours de notre voyage entrepris avec la division marocaine du général Humbert, aucun
doute n'existait quant à notre futur point d'application. Nous étions, nous le savions, destinés à
la Ve armée française poussée au nord de notre dispositif frontalier, à la droite des Anglais, et
sur le point d'être engagée sur la Sambre. Cependant, nous fûmes immobilisés au camp de
Châlons tandis que la division marocaine, dont nous allions être définitivement séparés,
continuait sa route. Elle arriva d'ailleurs trop tard pour Charleroi.
Que s'était-il donc passé nous concernant ?
Des indiscrétions d'État-Major finirent par nous l'apprendre.
Appartenant aux troupes régulières du Maroc, nous relevions, en principe, de la seule autorité
du Sultan lequel, il convient de le souligner, n'avait pas encore, à l'époque, fait acte de
renonciation à l'exercice de sa souveraineté. Ce monarque n'ayant pas, jusque-là, pris
officiellement position dans le conflit, nous n'avions aucun titre à figurer sur l'ordre de bataille
des forces françaises et l'on se faisait scrupule de nous engager dans des conditions
diplomatiques aussi mal définies qui pouvaient amener les Français de l'encadrement, eux-
mêmes servant dans la position hors cadres, à être passés par les armes en cas de capture. Fort
heureusement, Moulay Youssef, grand-père du souverain actuel Moulay Hassan, appelé sur le
trône au départ de Moulay Hafid, ne fit aucune difficulté pour apposer son sceau royal sur une
beya (Beya : déclaration officielle émanant de l'autorité souveraine.) déclarant officiellement
la guerre à l'Allemagne. Un danger sérieux se trouvait ainsi écarté.
Notre séjour au camp de Châlons nous permit notamment de recevoir quatre sections de
mitrailleuses Saint-Étienne, deux par régiment. Celles du 2e régiment provenaient du 77e
R.I.T. et étaient portées par des chevaux de réquisition de grande taille. Je sais, pour ma part,
qu'elles firent le désespoir de mon camarade, le lieutenant Hugues, excellent mitrailleur qui en
hérita. Les malheureux territoriaux qui les servaient, initialement destinés à des postes fixes
de défense, soumis sans entraînement aux marches que nous dûmes bientôt effectuer
d'Amiens à la Marne, à Meaux et sur l'Ourcq, se transformèrent rapidement en éclopés. Au
surplus, ils éprouvaient, au feu, les plus grandes difficultés pour décrocher leurs mitrailleuses
trop haut perchées qu'ils n'arrivaient pas à atteindre.
Au soir du combat de Penchard, le 11 septembre, Hugues m'affirma qu'il avait eu toutes les
peines du monde à tirer lui-même une caisse de cartouches.
En prévision des sérieux combats qui s'annonçaient, nous mîmes à jour la liste des noms des
officiers de la brigade afin de pouvoir nous y retrouver plus facilement à l'heure des grands
sacrifices. Cette heure approchait. La bataille des frontières était déjà perdue comme nous en
avions eu le sentiment dans les jours d'indécision passés au camp de Châlons.
Voici comment se présentait notre ordre de bataille :
ORDRE DE BATAILLE DE LA BRIGADE DES CHASSEURS
INDIGÈNES (Il faut noter le nombre très élevé de tués le 5 septembre 1914.)
Commandant Général de Brigade DITTE.
État-major Capitaine Le BOUCHER de BREMOY ( R. L.).
Lieutenant MARCHE (J.A., tué le 5 sept.). Lieutenant
LARCHER (M.C.L.).
1er Rég. Chasseurs Indigènes. Lieutenant-Colonel TOUCHARD (J.L., évacué le 1er septembre).
Chef de Bataillon AUROUX (F.M.).
Officier adjoint Sous-Lieutenant PANABIÈRES (A.F.).
Officier des Détails Lieutenant GRIGNON (A.).
Officier d'approvisionnement Sous-Lieutenant ROQUES
Commandant la S.H.R. ... Sous-Lieutenant CHACUN
Médecin-Chef Médecin-Major de 1re classe BARON
3e Bataillon Chef de Bataillon AUROUX (F.M.)
Capitaine-Adjudant-Major du PARQUET (Em. J.M.).
Médecin-aide-Major BALLET.
1re Compagnie Lieutenant PERTHUS (J.C.R.).
Lieutenant BORDENAVE (A.L.).
Lieutenant HUGUES (V.P.).
Sous-Lieutenant indigène AIT-EL-HADJ (blessé le 5
sept.).
7e Compagnie Lieutenant GRAUX (A.G.L., blessé le 5 sept.).
Lieutenant BEZERT (E.M.J., blessé le 18 sept.).
Sous-Lieutenant DIOLE.
Sous-Lieutenant indigène MANSOUR.
13e Compagnie Capitaine MAIGRET (M.J.E.M., blessé le 5 sept.).
Lieutenant MICHET de la BAUME (F.L.M.R.).
Lieutenant des MARES de TRÉLONS (P.A.).
Sous-Lieutenant indigène NECHACHE FERRAT
BEN HACEN.
17e Compagnie Capitaine SIMONET (P.F.T.S.)
Lieutenant MARTY (G.M., tué le 1 7 sept.).
Lieutenant PAGUENNAUD (J.L., tué le 31 août).
Sous-Lieutenant indigène NAITLADJEMIL TAHER
BEN BOUDJEMA.
4e Bataillon Chef de Bataillon FUMEY (J.P.).
Capitaine-Adjudant-Major de VILLARD (blessés
tous deux le 6 sept.).
Médecin-aide-Major SPEIDER.
4e Compagnie Capitaine de SARTIGES (G.. tué le 5 sept.).
Lieutenant BLANCHE (B.T.).
Lieutenant ARRIGHI (H.A., blessé le 6 sept.).
Sous-Lieutenant indigène BOUSILA (blessé le 5
sept.).
14e Compagnie Capitaine BRIHAT (D.J.L., tué le 30 août).
Lieutenant POUSSIÈRE (G.M., blessé le 17 sept.).
Sous-Lieutenant indigène AIACH HAMRIOUI.
Adjudant-Chef GOURLIN.
15e Compagnie Capitaine RICHET (J.M., blessé le 17 sept.).
Lieutenant DURAND (Maurice F.).
Lieutenant LEJEUNE (F.L.).
Lieutenant indigène BOUCHARRIS BEN CHAA.
20e Compagnie Capitaine BAYARD (G.A.L.).
Lieutenant SOULIER (J.F.C., blessé le 5 sept.).
Sous-Lieutenant GAUTIER (tué le 5 sept.).
5e Bataillon Capitaine de RICHARD d'IVRY (J.E.G.M., tué le 5 sept.).
Capitaine - Adjudant - Major PORTMANN (G.B.A.,
blessé le 17 sept.).
Médecin-aide-Major MAUX.
3e Compagnie Capitaine FLEURY (M.H.V.).
Lieutenant BEAUJARD (C.J.).
Lieutenant de LAULANIE-SAINTE-CROIX
(J.P.M.C., tué le 5 sept.).
Sous-Lieutenant POYELLE (E.M.G., tué le 5 sept.).
8e Compagnie Lieutenant GUILLEMETTE (J.J.L., tué le 5 sept.).
Lieutenant CHARVET (J.E.H.).
Lieutenant BRUNE (A.S.).
Sous-Lieutenant indigène GHRIB (Larbi Ben Habib)
(tous trois blessés, le 5 sept.).
9e Compagnie Capitaine HUGOT-DERVILLE (G M.G.C., tué le 5
sept.).
Lieutenant de HOUDETOT (P.M.L.E.).
Lieutenant LAURENCE (M.J.).
Lieutenant indigène BEGHDADI (Mohd oul Habib).
18e Compagnie Capitaine WOLFF (M.J.A.).
Lieutenant PIET (B.F.).
Lieutenant SEISSAN de MARIGNAN (H.A.P.).
Lieutenant indigène DEHILI (Omar Ben Taher).
2e Rég. Chasseurs. Indigènes. Chef de Bataillon POEYMIRAU (J.F.).
Lieutenant FRANCOIS (M.J. adjoint).
Lieutenant BONNAFOUS (E.L.L., offic.
d'approvisionnement).
Sous-Lieutenant JOUVE (A.C., officier des déta.).
1er Bataillon Chef de Bataillon PELLEGRIN, (F.T., blessé).
Capitaine-Adjudant-Major ALLARDET (tué le 11
sept.).
Médecin-aide-Major LHEUREUX.
11e Compagnie Capitaine FERNET (A.F.N. tué le 5 sept.)
Lieutenant DENTZ (P.A., blessé le 16 sept.).
Lieutenant LANÇON (C.J.M.A., blessé le 17 sept.)
Sous-Lieutenant indigène HABI BELAID BEN
MEHD.
12e Compagnie Capitaine ROGERIE (M.A.).
Lieutenant de LESQUEN du PLESSIS CASSO
(R.R.M., blessé le 5 sept.).
Lieutenant JUIN (A., blessé le 6 sept.).
Sous-Lieutenant indigène MOHAMED BEN
AHMED (blessé le 5 sept.).
16e Compagnie Capitaine PARIS (Léon blessé le 15 sept.)
Lieutenant GAILLOT (C.J.N.R.).
Lieutenant CRISTIANI (M.R.).
Sous-Lieutenant indigène BOUCHE TAYEB (blessé
le 16 sept.).
19e Compagnie Capitaine BLANC (Eug., blessé le 16 sept.).
Sous-Lieutenant du PERRON de REVEL (de réserve,
tué le 11 sept.).
Sous-Lieutenant indigène MEDJKRANE BEN
KAER (blessé le 6 sept.).
2e Bataillon Chef de Bataillon CLEMENT (F.A.F.).
Lieutenant BERTHILLIER (Frd., blessé le 6 sept.).
Médecin-aide-Major DARGEIN.
2e Compagnie Capitaine TONNOT (C.C.M.)
Lieutenant GIRARD (P.C.P.).
Sous-Lieutenant indigène MAZ TAHAR
5e Compagnie Lieutenant SUZEAU (M.C.C.H., blessé le 5 sept.).
Lieutenant BERTRAND (blessé le S sept.).
Lieutenant JUNACA (blessé le 5 sept.).
Lieutenant indigène IFTENE (Saada ben Chabane,
blessé le 5 sept.).
6e Compagnie Capitaine FOULON (H.J.).
Lieutenant SIGOLET (A.M.J., tué le 5 sept.).
Lieutenant LAURENT (blessé le 5 sept.).
Sous-Lieutenant indigène ABDELOUAHAB BEN
SALAH.
ENTRÉE EN COMPAGNIE
Nous fûmes embarqués dans un train à destination d'Amiens, exactement à Longueau. On
assista le lendemain matin au retour précipité d'un groupe de divisions de réserve qui s'était
laissé surprendre dans le Nord, en Picardie, et paraissait avoir été sérieusement malmené. Puis
le canon commença à tonner vers Villers-Bretonneux; c'était sans doute le corps de Marwitz
commandant la cavalerie de l'armée von Kluck qui cherchait à s'ouvrir le passage de la
Somme. Mais, de ce côté, nous étions parés. Des dispositions avaient été prises pour amener
de Franche-Comté, après ses premières opérations en haute Alsace, l'essentiel du VIIe Corps,
à savoir sa meilleure division et l'artillerie de corps, 4 groupes de 75 maniés par un des
meilleurs artilleurs de l'époque, le colonel Nivelle, dont la carrière devait être dès lors
fulgurante jusqu'au jour où, en sa qualité de généralissime des Armées françaises, il subit un
échec au Chemin des Dames en avril 1917.
Mais nous étions bien loin de ce moment crucial. Pour l'instant, une première manche était
perdue par l'engagement défectueux de notre bataille des frontières. II convenait de recoudre
devant l'invasion qui s'annonçait!
Quelques esprits lucides du Grand Quartier avaient suivi attentivement cette invasion née du
concept initial d'un large débordement par la Belgique. Les mêmes esprits lucides avaient
immédiatement entrevu ce qui constituait pour nous des points forts, à savoir le camp
retranché de Paris confié à Gallieni et la position des Hauts-de-Meuse où s'accrochait Sarrail.
Dans l'ensellement ainsi creusé entre ces deux môles, où nos adversaires allaient se ruer,
cherchant à déborder notre gauche, il ne faisait aucun doute qu'une opportunité finirait par se
présenter. Une simple erreur de calcul ou d'appréciation, pouvait suffire à la déterminer. On
devait compter, évidemment, sur le choix des hommes mis en place, chacun avec son
tempérament propre, sur le front de bataille de nos adversaires. Mais, en attendant une
révélation à cet égard, il fallait meubler notre front, mettre en place nos cartes, et ce fut un
travail d'état-major de longue haleine où la tâche des uns consistait le plus souvent à couvrir
un débarquement en chemin de fer puis à prendre immédiatement du champ pour se
rapprocher de sa destination définitive.
C'est ainsi qu'il fut bientôt discernable que von Kluck. commandant l'armée allemande
formant l'aile débordante de droite, semblait n'avoir d'autre préoccupation que celle de jouer
un rôle décisif dans l'anéantissement de notre aile gauche battant en retraite (armée anglaise et
Ve armée Franchet d'Esperey). On crut bientôt discerner qu'il négligeait Paris et les forces que
notre G.Q.G. y avait assemblées, en particulier la VIe Armée du général Maunoury. Sur
l'immense arc de cercle dont la convexité vers le sud s'accentuait de plus en plus entre le camp
retranché de Paris et les Hauts-de-Meuse, allait bientôt apparaître la faute du commandant de
la première armée allemande, mettant en péril ses voisins encore plus que lui-même.
On devait apprendre plus tard que von Kluck, ayant reçu l'ordre du G.Q.G. allemand de porter
son armée en échelon et à droite de la IIe armée de von Bülow, n'avait tenu aucun compte de
ces instructions et avait fait franchir la Marne au gros de ses forces.
Attirés sur les bords de la Somme par la canonnade, nous assistâmes de loin au combat livré
par le VIIe Corps pour défendre le passage du fleuve. Il nous apparut bien vite que nous
n'étions là qu'en vue d'un éventuel renforcement de la défense. Devant l'efficacité du barrage
établi par l'artillerie, notre intervention ne parut pas nécessaire et l'on nous fit rompre, dès le
soir, vers le sud. Après une longue marche de nuit, la brigade en entier se retrouva au matin
dans le Santerrois, au nord de l'Avre, sur les croupes molles couvrant, à l'est, Montdidier. La
moisson des blés y était achevée et des jonchées de gerbes de blé s'étalaient dans les champs.
La vue s'étendait devant nous parfaitement dégagée jusqu'à un horizon dense de forêts d'où
débouchaient des routes par où allaient certainement surgir amis ou ennemis venant du nord-
est. Effectivement, nous vîmes défiler, sans se presser, dans le matinée, le VIIe Corps que
nous avions vu combattre la veille. II disparut vers Montdidier où l'attendaient les moyens
d'embarquement qui lui étaient destinés. Je reconnus au passage un de mes camarades de
promotion de Saint-Cyr, nommé Hugon et que je ne devais plus jamais revoir. Je le trouvai
plein d'entrain. Il me parla de sa belle campagne d'Alsace sur laquelle il se montrait
intarissable (La campagne en haute Alsace du général Pau au début de la campagne). Puis
nous envisageâmes l'avenir.
- Et à propos, où sont tes hommes ? me demanda-t-il. - Sous les gerbes de blé, lui répondis-je.
Ils n'y sont pas mal.
- Eh bien, méfie-toi, car ceux qui nous suivent déboucheront de l'horizon, du front que tu vois
au loin; avec leur artillerie, ils sont capables de leur sonner un drôle de réveil et de les
matraquer sérieusement sur un pareil terrain.
Puis il disparut sur les pentes, suivi de ses biffins.
A partir de midi, le défilé du VIIe Corps cessa complètement, et nous connûmes une large
pause. Mes yeux et mes jumelles se fixaient sur l'horizon d'en face où rien ne se présentait. Je
me réjouissais à l'idée de voir déboucher bientôt des cavaliers ennemis de reconnaissance,
curieux de voir la façon dont ils se comporteraient devant nos cinq bataillons. Nous
attendîmes trois bonnes heures, après avoir recommandé à nos gens de se tenir tapis sous leurs
gerbes de blé, et d'attendre les ordres pour ouvrir le feu, quelles que soient les tentations qui
leur seraient offertes.
Nous vîmes enfin, à l'horizon, un officier se détacher du bois qui nous faisait face, précédé de
deux cavaliers. Ils s'avancèrent au pas jusqu'à un petit boqueteau situé en avant de la ligne de
mon bataillon. Là, l'officier - dont je me rappelle qu'il avait une carte d'État-major enfoncée
dans sa tunique - vint chapitrer ses cavaliers sur le devant du boqueteau. Visiblement étonné
par le silence pesant, il avait, sans aucun doute, l'intention de les envoyer voir de plus près nos
gerbes, espérant provoquer ainsi quelques coups de feu. Ses deux cavaliers, auxquels il avait
indiqué du geste le terrain à reconnaître, se mirent à tourner en rond devant nous, non sans
marquer une certaine inquiétude.
Cela fut bref. Nous entendîmes jaillir de dessous les gerbes un commandement suivi d'une
fusillade intempestive et mal ajustée, qui fit incontinent repartir au grand galop , nos trois
cavaliers. Un hussard, car c'étaient des hussards allongé le long du cou de son cheval, y perdit
son bonnet. Dans notre déconvenue, nous prîmes à partie le malheureux sous-lieutenant
algérien qui, malgré les recommandations, avait lancé l'ordre prématuré. Les cavaliers avaient
disparu dans les bois à l'horizon. Nous attendîmes un bon moment, puis un coup de canon
ébranla le plateau et un obus de 77, aussi mal ajusté que notre précédente fusillade, passa sur
nous, descendant les pentes plus à l'ouest. II n'y avait pas à s'éterniser sur ce plateau où la
canonnade allait devenir générale. Les embarquements à la gare de Montdidier, que nous
avions mission de couvrir, devaient d'ailleurs être bientôt terminés.
Un officier d'État-major vint nous donner l'ordre de repli vers le sud-ouest. Nous apprîmes
que l'artillerie allemande, dans cette brève rencontre, nous avait tué un commandant de
compagnie : le capitaine Brihat, du bataillon Fumey du 1er régiment de chasseurs marocains.
C'était le premier officier de la brigade tué au cours des préliminaires de la bataille de la
Marne qui devait être si sanglante.
LA BRIGADE MAROCAINE DU 1er
AU 17 SEPTEMBRE 1914
SENLIS, 1er ET 2 SEPTEMBRE 1914
L'ordre de repli devait nous acheminer du côté de Creil où, le 1er septembre au matin, nous
fûmes embarqués en camions pour être transportés à Senlis. Par une voie détournée, et à
travers bois, on nous débarqua à la sortie nord de cette ville, pour une mission encore
indéterminée, mais qu'on semblait avoir hâte de nous voir remplir. Au point où mon régiment,
celui de Poeymirau, se reforma, des officiers d'État-major distribuaient hâtivement des ordres.
Parmi eux se trouvait un forestier qu'on n'arrivait pas à réveiller; il avait dû servir de guide
toute la nuit à travers la forêt. On éprouvait une impression rassurante à constater qu'en haut
lieu et dans cette mise en place infiniment complexe des éléments groupés autour du camp
retranché de Paris (VIe armée), nous étions pour ainsi dire toujours conduits par la main.
Nous recueillîmes, pendant cette journée du 1er septembre, des chasseurs à pied qui avaient
assuré la défense de Pont-Sainte-Maxence et les éléments d'une brigade de cavalerie anglaise
qui avait été surprise par l'ennemi au petit jour, dans le brouillard, à Néry.
Poeymirau lut rapidement ses ordres. Notre brigade était répartie en arc de cercle couvrant les
avancées au nord de Senlis. Il s'agissait de couvrir un débarquement de forces dans la journée,
à la gare même de cette ville. On nous distribua des cartes au 1/80 000e des environs de Paris.
J'eus un frémissement en dépliant la mienne. Ainsi, c'était pour aboutir à cette guerre de siège
que nous marchions depuis plus d'un mois, venant du Maroc par l'Algérie, Sète, Bordeaux,
puis le camp de Châlons et Amiens.
Mais de la situation générale, nous ne savions toujours pas grand-chose. Ma compagnie - la
12e - fut dirigée à l'extrême droite de notre dispositif, non loin du Mont-Pilloy, où nous
devions nous mettre en liaison avec les Anglais de la division de cavalerie de l'Armée du
maréchal French. Mon capitaine, Rogerie, s'en fut immédiatement au Mont-Pilloy pour établir
cette liaison. La journée fut relativement calme. Les Anglais lui avaient dit et assuré qu'ils
tiendraient le lendemain, ce qui ne fut pas confirmé par la suite. Au lever du jour, le canon se
fit entendre, cherchant la gare de Senlis derrière nous, sans négliger pour autant nos amis
anglais sur la droite du Mont-Pilloy.
Je pris sur moi d'aller voir ceux-ci au début de la matinée du 2 septembre et les trouvai en
plein déménagement, ce qui ne me surprit pas. Ils avaient dû méditer sur leur malheureuse
expérience de la veille à Néry. Un colonel de cavalerie m'assura même qu'ils avaient reçu
l'ordre de rompre plus en arrière. Je revins le dire au capitaine Rogerie. Les Allemands ne
s'intéressaient toujours pas à nous. Rogerie ne s'en inquiétait guère. Il avait reçu, m'annonça-t-
il, l'ordre de tenir jusqu'à midi. Si l'adversaire ne faisait pas montre de plus d'activité à notre
égard, nous prendrions à ce moment-là la queue de notre bataillon qui devait se replier sur
Senlis. A 13 heures, nous nous mîmes donc en route sur deux lignes de sections et par demi-
sections.
L'arrière-garde où je me trouvais fut prise à partie par une batterie allemande dans un espace
de terrain particulièrement découvert. Nous esquivâmes les coups par une marche sinusoïdale
qui réussit pleinement. Mais ce n'était pas fini. Arrivant à Senlis par la route de Chamant,
nous nous trouvâmes en présence de cavaliers ennemis. Quelques escadrons avaient sans
doute réussi à s'infiltrer dans la ville par la forêt. Dans la grande rue tortueuse où nous
pénétrâmes avec précaution, des chevaux dessellés étaient conduits à l'abreuvoir. Nous
apercevant, leurs conducteurs épaulèrent leurs carabines et les balles se mirent à siffler.
Rogerie, mon capitaine, qui avait du coup d'œil et une certaine jugeote en matière de
neutralisation par le feu, me conseilla de laisser une section à l'entrée de la grande rue avec
mission de faire tirer sur tous les arbres et les fenêtres. Protégée par nos feux, une autre
section devait glisser, homme par homme, le long des maisons, pour prendre position au
premier tournant afin d'assurer à son tour la neutralisation et de faciliter ainsi notre
mouvement, chaque section effectuant alternativement cette manœuvre. Ce n'était plus qu'un
combat de rues qui n'allait pas sans pertes, tant pour les Allemands, à qui notre arrivée
semblait inattendue, que pour nous-mêmes.
Après trois de ces va-et-vient, j'avais déjà une demi-douzaine de blessés dans ma section.
Nous commençâmes à respirer en arrivant devant la cathédrale où nous trouvâmes une foule
en désarroi. Le canon ennemi s'était remis en action mais, ne sachant sur quoi tirer dans la
ville, il avait pris pour objectif la flèche de l'édifice. Ce tir ne fit qu'augmenter la confusion
qui dépassa bientôt tout ce qu'on peut imaginer. L'entraîneur Carter, qui habitait Senlis,
voulait soustraire aux Allemands quelques-uns de ses chevaux de prix. Un de ses hommes
m'offrit un magnifique pur-sang. J'avais bien autre chose à faire et à penser dans un semblable
hourvari. On nous rassembla pour passer la Nonette et l'on nous dirigea au sud sur La
Chapelle-en-Serval, où une unité d'infanterie, probablement débarquée de la veille ou du
matin à Senlis, avait organisé la défense de la clairière. Nous nous répartîmes les
cantonnements un peu plus au sud : ma compagnie au Mesnil-Amelot où se trouvait le Q.G.
du groupe des divisions de réserve (5e G.D.R.) du général Beaudenom de Lamaze. La
traversée de Senlis n'avait pas été sans nous causer un vif émoi. C'était le jour anniversaire de
la bataille de Sedan, de funeste mémoire, qui avait vu l'effondrement du second Empire. Nous
devions apprendre que les Allemands avaient pénétré dans Senlis le 2 septembre au matin. Le
maire, M. Odent, interrogé par eux, leur avait déclaré que des troupes avaient débarqué à
Senlis la veille mais qu'elles avaient toutes quitté la ville. M. Odent ignorait la présence de la
brigade de chasseurs indigènes à pied qui couvrait les avancées nord de Senlis. C'est sans
doute en raison de ce renseignement erroné qu'il fut exécuté ainsi que plusieurs de ses
collaborateurs. A ce drame, les Allemands, exaspérés par notre traversée de Senlis, en
ajoutèrent d'autres. Ils mitraillèrent l'hôpital, tirant dans les salles sur les bonnes sœurs
infirmières et nos blessés sans défense.
Décidément la guerre prenait un bien mauvais tour avec un tel déchaînement d'atrocités. Le
désordre était déjà manifeste au Mesnil-Amelot où je cantonnai avec ma, compagnie. Je
m'aperçus qu'en cet endroit proche de Paris où les Allemands n'étaient pas encore venus, les
troupes, françaises ne s'étaient pas gênées pour fouiller les maisons, même les plus humbles,
des habitants qui avaient fui. Qu'avaient-elles bien pu emporter ? Dans les tiroirs restaient
seulement des lettres de famille qui n'avaient bien entendu tenté personne et dont la (lecture
était vraiment attendrissante. Ce n'était là qu'un côté du drame qui allait prendre bientôt pour
nous le tour le plus sanglant, mais il permettait de prévoir que cette guerre allait amener
l'abandon de certaines règles de correction.
Dans l'après-midi du lendemain, je reçus l'ordre de monter avec un peloton de ma compagnie
pour m'établir momentanément en grand-garde à l'est de Dammartin. La journée était belle,
d'un ciel serein. De la hauteur, dès que j'y arrivai, un spectacle saisissant s'offrit à ma vue. La
grande plaine débouchant de Crépy-en-Valois et de Nanteuil-le-Haudouin était recouverte
d'un nuage de poussière se déplaçant vers le sud-est, indice d'un vaste mouvement de troupes
dans cette direction. Il apparaissait nettement que l'aile droite de nos envahisseurs,
commandée par Von Kluck, délaissait visiblement Paris sur sa droite pour chercher plus loin
une décision. Erreur manifeste. Le chef de la Ire armée allemande devait bientôt s'en rendre
compte.
Je contemplais le spectacle qui se déroulait devant mes yeux, quand arrivèrent des autos d'où
sortirent quelques officiers généraux. Je reconnus l'un d'eux, c'était Gallieni, gouverneur
militaire de Paris. Il n'avait guère changé. Je le vis discuter longuement puis, silencieusement,
cartes en main, toujours froid et concentré derrière son binocle, examiner l'horizon. J'eus alors
l'impression qu'une grave décision s'élaborait. Il repartit bientôt vers Paris avec son état-
major. Je reçus à ce moment l'ordre de ramasser mon monde et de rejoindre Le Mesnil-
Amelot. Là, je constatai que ma compagnie avait disparu, s'étant portée plus au sud. On
m'indiqua que je devais la rejoindre à Messy et Cressy, au nord de Claye-Souilly, où se
trouvait le régiment. J'appris également qu'au cours de mon absence, notre officier de
ravitaillement était reparti avec les trains du 2e Régiment vers une destination inconnue,
incident d'autant plus grave que nous n'avions reçu aucune distribution.
Il y avait décidément dans la mise en place des moyens quelque chose qui ne tournait pas
rond.
REPRISE DE L'OFFENSIVE
La brigade marocaine, rattachée au 5e groupe de divisions de réserve, stationnait, dans la nuit
du 4 au 5 septembre, dans la zone de Mitry-Mory. Elle avait à sa gauche les 55e et 56e D.R. et
à sa droite la brigade de cavalerie de réserve de la garnison du camp retranché de Paris
commandée par le général Gillet. Le 4 au soir, les renseignements recueillis dans les états-
majors se bornaient en somme à préciser qu'il n'y avait plus d'ennemis au nord des forêts de
Chantilly et d'Ermenonville, ce qui permettait de penser, après les constatations faites de la
côte de Dammartin, que tous les corps de Von Kluck avaient franchi la Marne ou se
préparaient à la franchir. Ce mouvement de l'adversaire avait motivé la décision du G.Q.G. n°
6 du 4 septembre, 22 h., laquelle prescrivait de prendre, dans la journée du 5 septembre, toutes
dispositions en vue d'attaquer le lendemain en direction de Château-Thierry. Cet ordre
impliquait pour la VIe Armée la nécessité d'ordonner immédiatement le déploiement de toutes
ses forces disponibles au nord-est de Meaux, pour les tenir prêtes à franchir l'Ourcq le 6
septembre en direction générale de Château-Thierry. Il parvint un peu avant minuit à l'état-
major du général Maunoury, installé au Raincy, qui ordonna immédiatement le déploiement
de l'armée sur le front Saint-Mesmes-forêt d'Ermenonville, en vue d'une offensive ultérieure
vers l'est. Ces directives, parvenues à l'état-major du 5e G.D.R. au Mesnil-Amelot vers 1 h 30
du matin, étaient répercutées dès 4 heures aux éléments subordonnés. Elles prescrivaient à
ceux-ci de porter leurs avant-gardes à Villeroy (Brigade marocaine, 2e Régiment en avant-
garde, le 5e bataillon du 1er régiment (bataillon Richard d'Ivry), en arrière-garde de la
brigade, suivrait le 2e régiment), Iverny et Plessis-l'Évêque (55e D.R.), Cuisy, La Folie (56e
D.R.). Nous eûmes le loisir, étant à l'avant-garde sur la route de Charny, d'analyser le terrain
qui se déroulait devant nous et était susceptible de devenir notre prochain champ de bataille.
C'était un fragment de l'Ile-de-France, à l'ouest du cours de la Thérouanne, qui coule de Douy-
la-Ramée à Gué-à-Tresmes, où elle rejoint la Marne. Ce terrain est constitué dans l'ensemble
par un vaste plateau légèrement ondulé de 110 à 120 mètres d'altitude, coupé de ruisseaux
comme le ru de Rutel et son affluent le ru de Viry. Il est dominé au nord et à l'est par une
ligne de hauteurs allant jusqu'à 200 mètres, qu'on distingue très nettement sur la ligne de crête
qui barre l'horizon. Ce sont du sud au nord les hauteurs de deux gros villages : Monthyon et
Penchard qui partent du massif boisé des Tillières. A l'ouest de cette ligne de hauteurs et les
séparant, ce sont les villages d'Iverny, Villeroy, Charny, Neufmontiers, Chauconin; à l'est,
Saint-Soupplets, Barcy, Marcilly, Chambry, Penchard. Au mois de septembre, la contrée est
couverte de grosses meules de blé, de bottes d'avoine ou de champs de betteraves. Le terrain,
dont les cultures ont été fauchées, offre des champs de tir étendus, mais aussi des
cheminements faciles dans les vallons sillonnés de nombreux ruisseaux. C'est donc une
contrée favorable à la défense, meurtrière pour l'attaque. Une constatation s'impose tout
d'abord : l'importance des buttes de Monthyon et Penchard, excellents observatoires aux vues
lointaines, permettant de surveiller la région jusqu'aux abords de Paris, vers l'ouest, et jusqu'à
l'Ourcq, vers l'est.
LA BATAILLE DE PENCHARD
Les ordres reçus dans la nuit du 4 au 5 avaient fixé le dispositif général et les missions
imparties aux différents groupements. Dès 7 h 40, Poeymirau, formant l'avant-garde avec le
2e régiment, était arrivé à Charny. A peu près au même moment, le 1er régiment commandé
par le commandant Auroux (le lieutenant-colonel Touchard ayant été évacué pour raisons de
santé après les premières marches depuis Amiens), s'était regroupé à Saint-Mesmes. La 55e
D.R. était en marche à gauche sur Iverny et la brigade de cavalerie Gillet avait simplement
occupé Messy et Gressy et poussé les reconnaissances qu'on lui avait prescrites, tout en ayant
détaché un escadron auprès de la brigade marocaine. Mais de nouveaux ordres étaient arrivés
dans la nuit du G.Q.G. à la 6e armée qui les diffusa avant 10 heures. Ils prescrivaient à cette
armée de porter le jour même ses avant-postes sur la ligne Crégy-Marcilly, c'est-à-dire
largement en avant de Penchard.
Des reconnaissances de cavalerie furent lancées sur Lizy, May, Mareuil, Meaux, Vareddes. La
Brigade marocaine, dernier élément d'infanterie au sud de l'Armée de Paris devait couvrir le
mouvement en se portant de Saint-Mesmes à Villeroy, puis à Neufmontiers, sous la protection
de l'avant-garde (2e régiment de chasseurs indigènes à pied). Il ne s'agissait donc, le 5
septembre, que de se mettre à pied d'œuvre en vue de l'action décisive envisagée pour le
lendemain.
Telle était sans aucun doute la décision dont j'avais eu le pressentiment en voyant à
Dammartin les grands chefs de l'Armée de Paris. Cette décision avait donc reçu l'assentiment
du G.Q.G. et l'on ne pouvait que s'en réjouir dans le camp français, car elle paraissait
absolument logique. Il manquait toutefois une donnée parmi celles qui avaient été utilisées
pour son élaboration. Certes, on supposait bien que les corps de Von Kluck étaient
entièrement passés sur la rive gauche de la Marne à l'exception de quelques éléments laissés
en observation au nord de la rivière, mais on ignorait que tout un corps d'armée ennemi (le 4e
C.R.), flanqué d'une division de cavalerie - la 4e - se trouvait à une marche en arrière des
autres et qu'il s'apprêtait le 5 septembre à défiler entre l'Ourcq et la Thérouanne, pour prendre
ses cantonnements dans l'après-midi au nord de Meaux. Cette ignorance surprenante de nos
services de renseignements se retrouve d'ailleurs chez l'adversaire. Le général von Gronau,
commandant le 4e Corps de réserve, n'était pas mieux renseigné que son chef d'armée sur la
valeur potentielle de l'Armée de Paris. Ce général devait faire preuve, dans la journée du 5, de
grandes qualités manœuvrières, mais sa division de cavalerie, la 4e, très diminuée et fatiguée,
était impuissante, depuis quelques jours, à percer le réseau de nos avant-postes. On peut donc
affirmer que, ni d'un côté ni de l'autre, les intentions initiales aient été de livrer bataille le 5.
La bataille de Penchard (5septembre 1914)
Sur la route de Charny à Villeroy, mon régiment (celui de Poeymirau), arrivé à 7 h 30, fait
une longue pause dans son dispositif d'avant-garde : le premier bataillon (Pellegrin) en tête et
le 2e bataillon (Clément) en arrière.
Aussi, à 11 heures, le général Ditte, après avoir prévenu son avant-garde qu'elle allait
reprendre le mouvement, donna-t-il au 2e régiment l'ordre de se porter par Villeroy sur
Penchard alors que le 1er régiment marcherait de Villeroy sur Neufmontiers, laissant toujours
le bataillon Richard d'Ivry, du 1er Régiment, en arrière-garde de brigade, derrière le 2e
Régiment. Les avant-postes devaient être poussés sur la ligne Crégy-Marcilly, c'est-à-dire
largement en avant de Penchard.
Poeymirau se remet en route dès 11 heures, précédé de l'escadron de dragons mis à la
disposition de la brigade marocaine. Le 1er bataillon (commandant Pellegrin) reçoit comme
objectif la corne ouest du bois 164 (bois de Penchard) aisément repérable. En échelon, en
arrière et à droite, deux compagnies du 2e bataillon (Clément), la 3e compagnie ayant été
laissée au Mesnil-Amelot pour la garde des trains du 5e G.D.R.
Le soleil est au zénith et la chaleur devient accablante. Nos chasseurs indigènes ont mis
heureusement de côté les vestes alpines pour reprendre leur ancienne tenue d'été de toile kaki.
Le seul renseignement que l'on possède sur l'ennemi date de 7 h 15 : il émane d'une
reconnaissance du 32e Dragons dont l'officier, parvenu à la ferme de Chaillou, au sud de
Penchard, signale que la région comprise entre la Marne au sud et la ligne Saint-Mesmes,
Neufmontiers, Penchard au nord, est absolument vide d'ennemis. Les éclaireurs montés n'y
ont, en effet, essuyé aucun coup de fusil. Poeymirau n'hésite donc pas à lancer son régiment
du côté du bois de Penchard. Les Marocains avaient dépassé Villeroy vers midi et demi et
continuaient leur route sur Neufmontiers quand le commandant reçut le compte rendu d'un
officier de dragons, signalant qu'arrivé à 12h 10 en avant de Penchard, il avait été arrêté par
des forces ennemies, estimées à trois escadrons et une centaine de cyclistes, qui l'avaient
obligé à se replier d'abord sur Neufmontiers, puis sur la rive gauche du ru de Viry. Ces forces
paraissaient prendre position dans le bois, à l'ouest de Penchard, c'est-à-dire en plein sur la
côte 164. Le compte rendu était adressé au général Ditte, commandant la Brigade marocaine,
mais Poeymirau, commandant l'avant-garde, prit à son compte l'information qui cadrait avec
les ordres qu'il avait déjà donnés. Le général Ditte était d'ailleurs parti à Thieux pour y
entendre l'exposé d'un chef d'escadron de l'état-major du 5e G.D.R. sur l'emploi de l'artillerie
au passage de l'Ourcq en vue de l'action du lendemain, laissant ainsi toute initiative au
commandant de son avant-garde en qui il avait toute confiance.
Poeymirau, en effet, que j'ai déjà dépeint (Dans mon article paru dans le Bulletin du comité de
l'Afrique française de l'année 1927, sous le titre : Poeymirau, tirailleur marocain) pour l'avoir
vu en action au Maroc et en France, était, il faut le répéter ici, un troupier-né, un troupier à la
française, ayant tous les enthousiasmes, tous les dévouements et toute la candeur que cette
heureuse disposition comporte. Foncièrement brave, amoureux du panache, sensible à l'excès
à la griserie de l'aventure et des batailles, il avait au surplus cette chaleur et cette générosité du
cœur qui lui faisaient rechercher le contact des humbles et trouver en toutes circonstances les
mots qu'il fallait leur dire. Aussi était-il adoré de ses hommes qu'il séduisait et retournait par
des attendrissements sincères, ses façons de bon garçon dépouillées de toute morgue et ses
histoires gaillardes dont il avait tout un sac pour faire rire son monde à l'occasion... Pour
mieux dire, il semblait que la plus fine fleur de l'officier de France se fût incarnée en ce
Béarnais si fin, si résolu et si près du peuple qu'il comprenait et qu'il aimait.
La situation devenait maintenant de plus en plus nette. On allait, dès le 5 septembre, à un
combat de rencontre déterminé par une volonté mutuelle des deux adversaires de s'emparer,
ce jour-là, des observatoires séparant Paris de la région de l'Ourcq. C'est ainsi que le général
Von Gronau, commandant le IVe Corps de réserve allemand, qui devait uniquement se porter
à ses cantonnements au nord de Meaux, avait décidé qu'une avant-garde de la 22e Division de
réserve se porterait sur Penchard, tandis que d'autres éléments de sa seconde division (la D.R.
saxonne) atteindraient Monthyon plus au nord. Von Gronau, averti qu'un adversaire sérieux
menaçait le flanc droit de la 1re Armée allemande, avait pris le meilleur parti, celui d'attaquer
afin de forcer l'ennemi à se dévoiler.
Dès que le 1er bataillon du régiment, marchant sur le bois de Penchard, se présenta à hauteur
de la transversale de Chauconin, il se trouva en butte au feu d'un groupe d'artillerie qui
accompagnait l'avant-garde de la 22e Division de réserve allemande. Ce groupe avait pris
position pour appuyer le 82e régiment de réserve qui, venant d'arriver à Penchard, se portait
sur le bois 164 déjà occupé par les éléments cyclistes et la cavalerie signalés par le compte
rendu remis au commandant Poeymirau. Le commandant Pellegrin fit donc prendre au 1er
bataillon la formation d'approche en ligne de demi-sections par un, les demi sections à trente
pas dans chaque compagnie, les compagnies en losange dans le bataillon, 16e en tête, 19e à
droite, 11e à gauche, 12e en arrière. Le bataillon descendit dans cette formation les pentes du
ru de Rutel, les compagnies de tête accélérant l'allure pour utiliser le cheminement du
ruisseau. La 19e (capitaine Eug. Blanc) gênée par les clôtures de fil de fer, doit obliquer pour
aller passer le ru au pont du chemin de terre de Villeroy à Neufmontiers. Les 11e et 16e sont
arrêtées sur la croupe entre le ru de Rutel et le ru de Viry; la 19e progresse jusqu'au chemin de
Neufmontiers à Iverny, puis est clouée sur place par des feux très vifs partant de la lisière sud
des bois de Penchard. La 12e s'apprête à renforcer la ligne de feu et à soutenir la progression.
Les deux compagnies du 2e bataillon (Clément) sont alors poussées sur la droite par le village
même de Neufmontiers.
Poeymirau a le sentiment, en effet, qu'il lui faut pratiquer un mouvement débordant sur la
droite pour obliger l'ennemi à abandonner sa position. Il n'éprouve pas d'inquiétude à cet
égard, sachant que derrière lui se trouve le bataillon Richard d'Ivry, du 1er régiment, en
réserve de brigade et que le restant du 1er régiment Auroux (2 bataillons : Fumey et
Duparquet) a reçu l'ordre d'atteindre Neufmontiers. Mais à ce moment, le commandant de
l'avant-garde aperçoit les deux bataillons du régiment Auroux qui s'engagent à la gauche du
2e régiment, sur la croupe à l'ouest du ru de Viry qu'ils ne dépasseront guère. C'est le
commandant Auroux qui a ordonné ce mouvement de sa propre initiative, attiré sans doute par
le combat qui se dessine à sa gauche sur Monthyon et par la nécessité d'établir une liaison
plus forte entre le 1er et le 2e régiments, en prévision de la bataille qui va se livrer entre
Iverny et Monthyon. Le terrain cependant ne s'y prête guère parce que sans protection aucune,
battu devant soi par la lisière du bois de Penchard tenu par le 82e R.I.R. allemand et de flanc
par des bataillons de mitrailleuses rompus à l'emploi de leur matériel.
Il ne restait donc plus à Poeymirau pour développer sa manœuvre de débordement à droite,
que le 5e bataillon du 1er régiment (capitaine de Richard d'Ivry) jusque-là tenu en réserve de
brigade.
Richard d'Ivry avait acquis au Maroc une réputation légendaire par ses campagnes dans la
région de Meknès et au Tadla où il avait servi sous Mangin. Sorti de Khénifra, en pays Zaïan,
en plein été, pour venir en France, il n'était pas sans se ressentir des fatigues endurées au
cours de ses nombreuses colonnes et particulièrement des dernières. Obligé, dès son retour en
France, de participer aux longues marches sans ravitaillement possible qu'imposaient les
circonstances de la retraite, il souffrait d'une crise d'entérite aiguë qui eût nécessité un régime
qu'il ne pouvait suivre. Ne se déplaçant qu'à cheval, il tenait par des prodiges de volonté sur
lui-même. Le 4 septembre, une punition d'arrêts de rigueur lui avait été infligée pour s'être
emparé, dans la nuit qui suivit l'affaire de Senlis, d'un cantonnement qu'il avait ensuite refusé
de rendre à son légitime destinataire.
- Mon capitaine, vous aurez demain vos galons de commandant, lui avait dit, pour le
réconforter, un de ses officiers, faisant allusion à la bataille toute proche.
- Mes galons, je les aurai dans les phalanges célestes, avait-il répondu d'un air grave.
Il reçut, le lendemain à 15 heures, l'ordre d'engager son bataillon à la droite de notre régiment.
La situation de ce dernier, que Poeymirau avait poussé en avant, courant au point d'appui,
selon la doctrine de l'époque, était la suivante : Les trois premières compagnies du 1er
bataillon avaient progressé jusqu'à deux cents mètres de la lisière sud-ouest du bois, l'autre, la
12e, celle de Rogerie, était à trois cents mètres à l'ouest de la lisière de Neufmontiers. Les
deux compagnies du 2e bataillon occupaient Neufmontiers, une compagnie vers le haut, une
autre près de l'église, en réserve. En ligne de demi-sections pendant cette marche d'approche,
ma section, dès les premières balles, changea de formation au commandement : " En
tirailleurs à cinq pas. Halte! ". Puis elle reprit ensuite la progression en avant par demi-
sections en tirailleurs; je n'avais perdu que mon caïdmia (Caïdmia : officiers marocains
commandant à cent hommes dans l'armée royale du sultan Moulay Hafid que nous avions
incorporés dans les troupes auxiliaires marocaines comme conseillers politiques des cadres
français.), centurion de l'ancienne armée royale de Moulay Hafid, atteint au bras droit. Toutes
les compagnies engagées du 1er bataillon sont maintenant clouées au sol par un feu
d'infanterie très vif et quelques obus de 77. Le moment semble alors venu de faire un effort
vers la droite du bois de Penchard pour emporter la décision. Poeymirau s'y emploie
activement, indiquant au 5e bataillon ses directions avec un sang-froid imperturbable et un
sens remarquable de l'opportunité. Du reste, le bataillon d'Ivry, après avoir marqué un temps
d'arrêt dans le ru de Viry, parvient au bois sans avoir subi de grosses pertes. Il exécute sa
progression par bonds, en formation de plus en plus ouverte : La 3e compagnie en tête, la 8e à
droite (derrière la 3e), la 9e en arrière et à gauche de la 8e, la 18e en arrière, et encore plus à
gauche, en liaison avec le 2e bataillon du régiment Poeymirau vers Neufmontiers. L'action se
développe ensuite avec une grande rapidité. Les chasseurs enturbannés de jaune de la 3e
compagnie ont, en un rien de temps, dépassé la route qui mène à Penchard, se glissant dans le
village et les vergers, cherchant partout le corps à corps. La 8e compagnie a gagné la lisière
nord-est du bois, à la sortie de Penchard, où elle prend sous son feu les échelons des batteries
allemandes qui s'enfuient éperdues. C'est un vent de panique qui se déchaîne dans les rangs
ennemis, panique accrue quand la 9e compagnie rejoint la 3e dans le bois, cependant qu'on
s'entr'égorge dans les jardins du village. L'attaque par débordement et à droite du bois de
Penchard semblait donc sur le point de réussir. L'histoire nous a même rapporté que le général
Von Gronau éprouva à ce moment une très vive anxiété devant l'action du bataillon Pellegrin,
tenant sous le feu de ses trois compagnies la lisière ouest de la côte 164, cependant que les
trois compagnies engagées du bataillon de Richard d'Ivry, la contournant par sa lisière est,
s'avançaient jusqu'aux batteries allemandes.
Fort heureusement pour lui, le commandement ennemi disposait de ce côté de fortes
disponibilités appartenant à la 22e D.I., grâce au plan d'engagement de cette unité suivant un
vaste échelonnement en profondeur. C'est ainsi que cette division réussit à mettre bientôt en
ligne quatre bataillons de la 4e brigade d'infanterie de réserve qui, ayant fait halte à Chambry
un moment, avaient quelque peu tardé à arriver sur le champ de bataille et à prendre leur
formation de contre-attaque. Il y avait là le 32e régiment d'infanterie en entier et le 2e
bataillon du 27e. Toutes ces unités furent dirigées contre le bois de Penchard dont les
défenseurs allemands (cavaliers combattant pied à terre, fantassins du 82e R.) commençaient
à plier, et elles eurent la chance de parvenir au sommet avant les nôtres. La contre-attaque
générale se déclencha aussitôt sur nos troupes fatiguées et peu nombreuses qui ne tinrent pas
longtemps. Les Allemands débouchèrent à droite et à gauche du village de Penchard, tandis
que le 82e de réserve, qui s'était borné, pendant la première partie de l'engagement, à contenir
les efforts des trois bataillons marocains engagés, passait lui aussi à la contre-attaque.
Le 5e bataillon fut emporté par cette puissante poussée. Les 3e et 8e compagnies se retirèrent
par l'ouest, la 9e sur le village de Neufmontiers où elle fit un instant barrage. Le capitaine
Richard d'Ivry fut tué au milieu de la bagarre. Déjà atteint de deux coups de feu, il avait exigé,
tenant à aller jusqu'au bout de son calvaire, qu'on le hissât de nouveau sur sa monture, soutenu
par deux de ses hommes. Il ne tomba qu'après avoir reçu plusieurs balles, fidèle à son
personnage de héros légendaire. On le trouva le lendemain dans le champ creux et ras d'où il
avait dirigé le combat de son bataillon. A ses côtés, il y avait les cadavres de ses agents de
liaison. Il avait lui-même neuf balles dans le corps. Autre héros, le capitaine Hugot Derville,
commandant la 9e compagnie, que nous découvrîmes le lendemain au sommet du bois de
Penchard. Son cheval abattu et lui-même, blessé, ne pouvant plus se déplacer, il avait attendu
les Allemands, revolver au poing. Il avait fini par succomber, atteint de plusieurs balles. On
eut de la peine, avec le capitaine Rogerie, à lui enlever les gants de suède qui recouvraient ses
mains gonflées par ses blessures. Sous l'un d'eux était une chevalière que nous envoyâmes
sur-le-champ à Mgr Marbot, évêque de Meaux, qui était son parent.
Le lieutenant Guillemette, commandant la 8e compagnie, déjà immobilisé par une balle, fut
tué d'un éclat d'obus. Les trois officiers de sa compagnie furent mis hors de combat et les
survivants se regroupèrent sous les ordres d'un sergent. Le lieutenant de Laulanic Sainte-
Croix, de la 3e compagnie, atteint d'une balle au ventre, fut transporté à Paris où il mourut le
lendemain. Le lieutenant Poyelle, de la même compagnie, fut tué en se défendant à coups de
revolver.
Ainsi, peu avant seize heures, la situation avait complètement changé. Des fractions du 5e
bataillon refluaient en désordre dans le village de Neufmontiers dont les deux compagnies du
bataillon Clément tenaient les lisières pour protéger le repli du bataillon d'Ivry. Puis ce fut le
tour des deux bataillons du 1er régiment. Très aventurés dans un terrain difficile, sous le feu
des mitrailleuses ennemies, ils durent se replier devant la contre-attaque du 82e de réserve
allemand.
Pendant que les trois autres compagnies du bataillon investissaient, sous un feu d'enfer, le bois
Penchard, la mienne avait été tenue en réserve, prête à renforcer leur ligne. Me trouvant avec
ma section derrière la 11e, première compagnie à gauche de celles déjà engagées, j'avais vu
passer près de moi le capitaine Fernet qui la commandait. C'était un vieux légionnaire que rien
ne pouvait émouvoir. Il avançait, se tenant droit, mais le visage blême. Il me dit au passage
qu'il venait d'être blessé par une balle au ventre. Il devait mourir le soir même. Avant de
partir, il avait passé le commandement de sa compagnie à son lieutenant en premier, mon
camarade Dentz.
Enfin, le 1er bataillon (Pellegrin), découvert sur sa gauche par le repli du régiment Auroux,
dut se replier à son tour. Ma compagnie couvrit sa retraite, reculant par échelons de demi-
sections, l'une ouvrant le feu, l'autre se repliant. Les fantassins allemands débouchaient
maintenant du bois en bon ordre renforçant constamment leur ligne, officiers et serre-files à
leurs places réglementaires. La densité du feu d'infanterie devenait vraiment impressionnante.
Au bruit des détonations s'ajoutait le claquement des nappes de balles qui nous environnaient
et dont les points d'impact, par le temps sec de cette journée de septembre, soulevaient de la
poussière. je m'étais moi-même saisi d'un lebel pour renforcer le tir de mes demi-sections de
feu dont la gerbe m'apparaissait démesurément large. Pendant cette retraite sur Charny,
nombreux furent les hommes atteints sur la ligne de feu ou pendant l'exécution de leur
mouvement de repli. Beaucoup ne se relevèrent pas.
Bientôt cependant le feu de l'ennemi se ralentit jusqu'à cesser complètement. L'attitude de nos
adversaires n'était pas sans nous étonner après le succès de leur contre-attaque de la soirée.
Apparemment épuisés, ils semblaient plus enclins à rester sur leur avantage qu'à le
poursuivre. Leurs pertes étaient d'ailleurs sérieuses comme nous pûmes le constater le
lendemain matin. Certains signes donnaient même à penser qu'ils s'apprêtaient à abandonner
le champ de bataille. Le général Gillet, commandant la Brigade de cavalerie du camp
retranché de Paris, que nous croisâmes avant d'atteindre Charny, avait fait mettre pied à terre
à deux de ses escadrons. Il me demanda, à notre passage, si le moment était venu de charger.
Je lui répondis, sans la moindre hésitation, qu'une nouvelle attaque allemande n'était pas à
redouter. Effectivement, nous reçûmes l'ordre de nous regrouper pour la nuit à Villeroy. Le
capitaine Rogerie m'apprit que deux officiers de la 12e, le lieutenant en premier de Lesquen
du Plessis-Casso et l'officier algérien de la compagnie, avaient été blessés et évacués pendant
que nous protégions l'écoulement de notre bataillon.
A Villeroy où nous couchâmes dans les champs, la nuit était fort belle et nous évoquâmes
avec quelques rares survivants les affres de cette terrible rencontre. La grande erreur avait été
d'engager les Marocains en spéculant uniquement sur leur bravoure et leur esprit de sacrifice,
sans leur accorder le soutien d'un seul groupe d'artillerie de campagne. Cette négligence était
due sans doute à l'idée qu'il n'y aurait aucune rencontre avant le jour suivant. Cette carence de
l'artillerie pour nous appuyer était d'autant plus inexplicable que la 55e D.R., notre voisine,
possédait une artillerie divisionnaire et qu'une artillerie de corps devait exister au 5e groupe
de Divisions de Réserve. On savait, en tout cas, qu'il y avait le 7e corps d'armée avec ses
quatre groupes d'artillerie de corps, dirigés de main de maître par le colonel Nivelle. De retour
à son P.C., le général Ditte s'étant rendu compte que le repli des deux bataillons Auroux
menaçait d'ouvrir une brèche entre les positions de la 5e D.R. et le corridor de Monthyon,
avait obtenu l'intervention d'un bataillon disponible, le 5e du 276e R.I. Celui-ci reçut l'ordre
de s'engager en avant de Villeroy. Ce fut une mission de sacrifice sur un terrain absolument
nu exposé aux vues directes de l'artillerie et de l'infanterie ennemies et notamment à celles des
deux bataillons de mitrailleuses de la 22e D.R. allemande. Le lieutenant Charles Péguy y fut
tué héroïquement avec bien d'autres, parmi lesquels le lieutenant Marché, jeune breveté
affecté à l'état-major de la brigade Ditte qui, à cheval, entraînait à l'assaut les fantassins du 5e
bataillon du 276e régiment d'infanterie.
La brigade marocaine avait perdu, le 5 septembre 1914, 19 officiers et 1 150 hommes. Le 2e
régiment (6 compagnies) comptait à lui seul 338 tués et avait 9 officiers hors de combat, dont
6 au 2e bataillon. Tous les officiers de la 5e compagnie qui avaient couvert la retraite du
bataillon d'Ivry avaient été blessés.
On pouvait déplorer seulement, dans cette journée du 5 septembre, qui marquait le premier
combat digne de ce nom livré par la brigade marocaine de chasseurs indigènes à pied, la
carence de son artillerie d'appui direct et l'absence de nos mitrailleuses. Compte tenu du
terrain où nous opérions et de la densité des forces ennemies, le soutien de ces armes nous
aurait certainement permis une action beaucoup plus efficace. Il devenait évident, que dans la
suite de cette guerre, nous allions avoir à nous réadapter.
La mort de Péguy, qui dirigeait sa section, le visage transfiguré par la lutte où il se trouvait
plongé, fut chose sublime. Il voyait distinctement les fantassins allemands, couleur de
punaises, qui lui faisaient face, quand il fut atteint d'une balle en plein front par où sa vie
s'envola en un instant.
" Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre, Mais pourvu que ce soit dans une
juste guerre. "
Il n'avait pas eu le temps de se poser cette question, n'ayant jamais pensé que pour le soldat
chrétien qu'il était et qui défendait son sol envahi, il pût y avoir de guerre injuste.
Ce n'était plus qu'un mort impavide parmi les heureux tombés dans les grandes batailles "
couchés dessus le sol, à la face de Dieu ! "
Charles Péguy
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles
Couchés dessus le sol à la face de Dieu...
Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles...
Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre,
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.
Charles Péguy
LES JOURNÉES DES 6 ET 7 SEPTEMBRE 1914
La nouvelle du retrait des forces de Von Gronau sur la Thérouanne, à 10 km plus à l'ouest,
fut confirmée dans la nuit. Ce repli soulignait la volonté bien arrêtée du général allemand de
ne pas se risquer, malgré son succès de la veille, à engager un nouveau combat dans les
mêmes conditions. La journée du 5 n'avait pas non plus été de son côté sans inquiétudes. Ses
troupes avaient éprouvé des pertes sensibles dont nous pûmes mesurer l'importance dans la
matinée du 6. De nombreux blessés allemands avaient en effet été abandonnés sur le terrain
ainsi que des formations sanitaires où étaient soignés ceux qui avaient pu être ramassés.
Son chef d'armée, aventuré au sud de la Marne, n'avait pas été sans l'informer, au cours des
combats du 5, de la menace qui commençait à se préciser du côté de Paris. Il lui avait promis
de le renforcer par le 2e C.A. qui allait repasser la Marne à Vareddes. Donc, autant que
possible, pour le 4e C.R., éviter toute bataille offensive le 6; s'établir défensivement entre
Vareddes et Puisieux en attendant l'arrivée du 4e C.A. qui va repasser la Marne.
De notre côté, les ordres donnés par la VIe Armée étaient des plus nets : " Attaquer tout ce
qu'on trouverait devant soi en direction générale de Château-Thierry."
Une Division nouvelle, la 45e Division algérienne commandée par le général Drude
s'apprêtait à entrer en action. Elle était de formation B, donc composée surtout de réservistes
et comprenait une brigade de zouaves et une brigade de tirailleurs algériens ainsi qu'un
régiment de chasseurs d'Afrique provenant en grande partie du Maroc, aux ordres du colonel
Andrieux, commandant le 1er Chasseurs d'Afrique à Rabat. Son artillerie d'Afrique était
excellente. Mais l'intervention de cette division n'étant prévue que pour le soir, l'action de la
journée allait être menée avec les seules unités ayant combattu la veille et dans le même
dispositif, à savoir : le 7e C.A. puis la 56e D.R. au nord, la 55e D.R. au centre et la brigade
marocaine au sud, flanquées par la brigade Gillet à laquelle allait se joindre la division de
cavalerie provisoire du général de Cornulier-Lucinières, pour opérer ensuite à droite de
Meaux.
La brigade Ditte était orientée sur Penchard, puis sur le sud de Chambry, appuyée cette fois,
pour éviter l'erreur de la veille, par deux groupes de batteries de réservistes appartenant à la
garnison du camp retranché.
A cinq heures du matin, les Marocains quittent Villeroy et Charny où ils ont passé la nuit en
alerte.
Le 1er régiment est en tête dans l'ordre : 3e bataillon (capitaine du Parquet), 4e bataillon
(commandant Fumey) et deux unités de manœuvre représentant les débris du 5e bataillon avec
la 18e compagnie au complet. Le 1er régiment par Neufmontiers et Penchard a atteint à 7 h 30
la cote 114 près de Chambry, point dominant de la région. Le 2e régiment, celui de
Poeymirau, le suit en réserve, prêt à le soutenir. Le 1er régiment (commandant Auroux) parait
impatient de s'engager à fond pour emporter Chambry. Mais le village est très étendu et l'on
s'aperçoit que le cimetière, situé à 600 mètres au nord-est de la localité, est fortement occupé
par les fantassins allemands. D'où une série d'hésitations et d'erreurs. Les deux groupes de
batteries du 37e, formés d'artilleurs non expérimentés, se montrent impuissants à soutenir les
Marocains, bien qu'aidés par l'artillerie de la division de cavalerie provisoire qui fait, elle, du
meilleur travail. Un premier assaut tenté vers 10 heures échoue. Deux compagnies seulement
du capitaine du Parquet parviennent à déboucher du village. Le reste est arrêté par un très
violent tir d'artillerie qui bat les avancées de Chambry, le village lui-même et la cote 114.
Autre révélation stupéfiante, la présence du 2e corps allemand qui a commencé à repasser la
Marne et a mis en ligne immédiatement ses batteries lourdes de 150, lesquelles, tirant bien au-
delà de la portée de nos 75, infligent des pertes sévères au 1er et même au 2e régiment qui suit
en réserve au sud-ouest du village. Le commandant Fumey et son adjudant-major, le capitaine
Villars, sont blessés et le capitaine Bayard prend le commandement du 4e bataillon. Pendant
ce temps, la 55e D.R. a atteint Barcy où, pendant l'après-midi, elle se fera hacher sur les glacis
redoutables de la cote 115, en dépit de l'aide apportée par le 1er régiment marocain du
commandant Auroux qui, après avoir contourné Chambry par le nord, a pris contact avec les
fantassins sur la croupe Chambry-Barcy. Rien ne peut briser la résistance des Allemands et la
nuit tombante va empêcher la contre-attaque de la 45e D.I. Cette division commençait
seulement à arriver sur le champ de bataille.
La Brigade Marocaine dans le cadre de l'action de la 6e Armée (6septembre 1914)
Je me souviens que, dans l'après-midi, Rogerie, mon capitaine, s'étant porté en avant pour
suivre de plus près l'engagement, m'avait prié d'emmener toute la compagnie, la 12e, placée
en queue du bataillon Pellegrin. Après maints arrêts, je l'avais conduite dans un champ de
maïs, au-delà de la grande route de Meaux à Senlis, avant de franchir la route de Cregy à
Marcilly. C'était une route plantée d'arbres bien en vue. Un tir de 77 vint s'abattre à l'est de
cette route puis s'allongea, dépassant le champ de maïs où se cachait la 12e. Je commandai
aussitôt de courir à la route pour trouver abri dans ses fossés. J'y étais à peine arrivé avec la
1re section, commandée par un adjudant, reçu dans la nuit pour remplacer le lieutenant de
Lesquen du Plessis-Casso évacué le 5 septembre, qu'une autre rafale de 77 s'abattait sur la
route me blessant 8 hommes, dont l'adjudant. Je compris incontinent que l'artillerie allemande
avait recherché une fourchette pour battre la route, repérable aux arbres qui la bordaient; mon
ordre résultait d'une grossière ineptie de mon propre jugement. Je rectifiai mon erreur en
criant : " Tout le monde en arrière dans le champ de maïs! " Effectivement, l'artillerie
allemande nous y laissa en paix, toute à son tir d'efficacité sur la route devant nous.
Sous la rafale, je n'avais rien ressenti, mais je m'aperçus alors que ma main gauche était
ensanglantée;