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29 Recherche en soins infirmiers N° 65 - juin 2001 ÉTHODOLOGIE M Sommaire 1. L’exigence scientifique 2. Structuration de l’espace de recherche 3. Construction de l’objet de recherche 4. Réalisation de la recherche 5. Les étapes épistémologiques de la scientificité de la recherche 6. La conception classique de la scientificité 7. La scientificité de l’instrumentation 8. Vers un élargissement des critères de scientificité 9. Synthèse des critères de scientificité 10. La validité de reliance 11. Une épistémologie postmoderne 12. La liberté de la recherche Bibliographie 1. L’EXIGENCE SCIENTIFIQUE Tout chercheur doit faire preuve de vigilance épistémo- logique, affirme G. Bachelard car le fait scientifique doit être conquis sur les préjugés, construit par la rai- son et constaté dans les faits. Ainsi, la démarche scien- tifique implique une rupture par rapport aux croyances, une construction de l’objet de recherche et une confir- mation par les faits. Quelle que soit la recherche scien- tifique à mener, ces trois étapes sont indissociablement liées. L’excellente présentation de cette perspective par R. Quivy dans un article précédent 1 nous a amenés à élaborer un outil de référence destiné à tous ceux qui s’engagent dans la voie particulièrement exigeante de la recherche scientifique. Effectivement, le manque – voire l’absence – de vigilance épistémologique conduit inéluctablement à l’erreur. Notre but est de présenter étapes par étapes la réalisa- tion d’une recherche scientifique. Nous présenterons donc ci-après ce que nous avons appelé « les points- charnières de la recherche ». En elle-même, chacune des étapes doit faire l’objet d’une vigilance particulière. Par exemple, nous savons que l’instrument de recueil des données doit être reconnu comme valide (validité de contenu, de construct,…) pour répondre à l’exi- gence scientifique. De même, les interprétations des résultats doivent, elles aussi, être validées (validation externe). Mais par delà – et c’est ce sur quoi nous dési- rons insister ici – il importe d’examiner les interactions entre les divers points-charnières. Si ces interactions ne sont pas cohérentes entre elles, la recherche n’aura pas droit au statut scientifique. Sa validité, sa crédibilité sera mise en défaut. Pour faire face à ce piège, le cher- cheur doit s’exercer à une démarche que nous avons qualifiée de « validité de reliance », notion proche de la « validité de complexité » (Eisenhart et Howe, 1992) ou encore de celle de « validité logique » de Smith et Glass (1987). Ces auteurs écrivent : « si l’étude a une valeur logique, le lecteur devrait pouvoir suivre l’argu- ment et voir si l’hypothèse se développe logiquement à partir du problème, si les méthodes découlent logique- ment et de façon consistante des hypothèses, les résul- tats des méthodes et les conclusions des résultats » (p. 2). En d’autres termes, examiner chaque lien de cohérence entre les divers points-charnières s’impose. C’est dire que la démarche scientifique n’est nullement linéaire mais circulaire et exige des boucles de rétroac- tion avec chacune des étapes précédentes. A tout moment, le chercheur a donc à revoir sa construction et à ajuster toutes les phases de la recherche. J.-P. Pourtois, H. Desmet et W. Lahaye Université de Mons-Hainaut Université de psychologie et des sciences de l’éducation LES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE 1 QUIVY R., La construction de l’objet de recherche dans la démarche scientifique, Recherche en soins infirmiers, n° 50, septembre 1997, pp. 32-39. Mots clés : Recherche - méthodologie - étapes - scientificité - validité.

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29Recherche en soins infirmiers N° 65 - juin 2001

ÉTHODOLOGIEMSommaire

1. L’exigence scientifique2. Structuration de l’espace de recherche3. Construction de l’objet de recherche4. Réalisation de la recherche5. Les étapes épistémologiques de la scientificité de

la recherche6. La conception classique de la scientificité7. La scientificité de l’instrumentation8. Vers un élargissement des critères de scientificité9. Synthèse des critères de scientificité10. La validité de reliance11. Une épistémologie postmoderne12. La liberté de la rechercheBibliographie

1. L’EXIGENCE SCIENTIFIQUE

Tout chercheur doit faire preuve de vigilance épistémo-logique, affirme G. Bachelard car le fait scientifiquedoit être conquis sur les préjugés, construit par la rai-son et constaté dans les faits. Ainsi, la démarche scien-tifique implique une rupture par rapport aux croyances,une construction de l’objet de recherche et une confir-mation par les faits. Quelle que soit la recherche scien-tifique à mener, ces trois étapes sont indissociablementliées. L’excellente présentation de cette perspective parR. Quivy dans un article précédent 1 nous a amenés à élaborer un outil de référence destiné à tous ceux quis’engagent dans la voie particulièrement exigeante de

la recherche scientifique. Effectivement, le manque –voire l’absence – de vigilance épistémologique conduitinéluctablement à l’erreur.

Notre but est de présenter étapes par étapes la réalisa-tion d’une recherche scientifique. Nous présenteronsdonc ci-après ce que nous avons appelé « les points-charnières de la recherche ». En elle-même, chacunedes étapes doit faire l’objet d’une vigilance particulière.Par exemple, nous savons que l’instrument de recueildes données doit être reconnu comme valide (validitéde contenu, de construct,…) pour répondre à l’exi-gence scientifique. De même, les interprétations desrésultats doivent, elles aussi, être validées (validationexterne). Mais par delà – et c’est ce sur quoi nous dési-rons insister ici – il importe d’examiner les interactionsentre les divers points-charnières. Si ces interactions nesont pas cohérentes entre elles, la recherche n’aura pasdroit au statut scientifique. Sa validité, sa crédibilitésera mise en défaut. Pour faire face à ce piège, le cher-cheur doit s’exercer à une démarche que nous avonsqualifiée de « validité de reliance », notion proche dela « validité de complexité » (Eisenhart et Howe, 1992)ou encore de celle de « validité logique » de Smith etGlass (1987). Ces auteurs écrivent : « si l’étude a unevaleur logique, le lecteur devrait pouvoir suivre l’argu-ment et voir si l’hypothèse se développe logiquement àpartir du problème, si les méthodes découlent logique-ment et de façon consistante des hypothèses, les résul-tats des méthodes et les conclusions des résultats »(p.2). En d’autres termes, examiner chaque lien decohérence entre les divers points-charnières s’impose.C’est dire que la démarche scientifique n’est nullementlinéaire mais circulaire et exige des boucles de rétroac-tion avec chacune des étapes précédentes. A toutmoment, le chercheur a donc à revoir sa constructionet à ajuster toutes les phases de la recherche.

J.-P. Pourtois, H. Desmet et W. LahayeUniversité de Mons-HainautUniversité de psychologie et des sciences de l’éducation

LES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

1 QUIVY R., La construction de l’objet de recherche dans la démarche scientifique, Recherche en soins infirmiers, n° 50, septembre 1997, pp. 32-39.Mots clés : Recherche - méthodologie - étapes - scientificité - validité.

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Nous développerons d’abord les éléments de structura-tion de l’espace de recherche. Nous discuteronsensuite de la nécessaire validité de reliance.

2. STRUCTURATION DE L’ESPACE DE RECHERCHE

Le tableau page 31 permet de visualiser l’ensemble desétapes nécessaires à l’élaboration d’une recherche.Nous constatons d’emblée que la démarche est circu-laire. Les lignes fléchées centrales, avec à leur pointd’intersection la validité de reliance (VR), signifient quechaque étape doit être examinée dans son lien avectoutes les autres.

Examinons les différentes étapes qui structurent l’es-pace de la recherche.

Deux grandes séquences sont à envisager : d’une part,il s’agit de construire l’objet de recherche, d’autre part,il faudra réaliser celle-ci. Soulignons que l’article deR.Quivy précédemment mentionné servira de guide à la structuration de la première séquence : « la cons-truction de l’objet de recherche ».

3. CONSTRUCTION DE L’OBJET DE RECHERCHE

Construire l’objet de recherche consiste à mettre enplace une série d’opérations qui vont permettre lareprésentation conceptuelle de celui-ci. Sept opéra-tions sont nécessaires pour cette construction ; ce sontelles qui serviront de guide à la seconde séquence dela recherche, celle de la réalisation.

(1) Problématique et question(s)

La problématique est à la base de la construction del’objet de recherche. Elle repose sur les conceptionsthéoriques du chercheur, conception née de sesexpériences, observations, lectures, confrontations de

résultats de recherche. Elle va donner naissance à desquestions de recherche qui nécessiteront d’autres lec-tures, d’autres prises d’information afin d’accroîtreleur précision et leur pertinence. À cet endroit, toutchercheur doit s’interroger : «Quel est l’intérêt de marecherche ? », « En quoi est-elle originale ? », « Vais-jeapporter des éléments nouveaux à la science et/ou àla pratique ? ». Cette étape implique de l’audace, dela créativité, de l’ingéniosité. Elle nécessite parfois deprendre des risques qui peuvent mener à découvrirdes résultats insoupçonnés et producteurs d’un sensnouveau. L’intuition du chercheur est indispensable.Elle peut conduire au meilleur mais aussi au pire sielle n’est pas inscrite dans un contexte de connais-sances riches et éclairantes. C’est aussi et déjà à cetendroit que se poseront les questions relatives àl’éthique de la recherche. Comment celle-ci sera-t-elle menée à l’égard des sujets de la recherche ?Dans le choix de la problématique et des questionsqui en découlent, on ne peut négliger une telleréflexion.

C’est à la suite de l’énoncé de la problématique et desquestions de recherche que se formuleront les buts etles objectifs. Le chercheur devra dès cette premièreétape s’interroger sur la faisabilité de son projet. Lapopulation est-elle accessible ? Le recueil des donnéesest-il possible ? Les données sont-elles traitables ?Soulignons encore que, dès le départ, tout texte scienti-fique doit obéir à des règles de composition : stylelogique, dépouillé, formel et clair. La transparence,l’impartialité, l’objectivité et l’absence d’approxima-tions doivent être les principales caractéristiques. C’estdire que le chercheur doit toujours s’imposer uneréflexion sur ses motivations, son histoire, sescroyances (c’est ce qu’on appelle une triangulationinterne) afin d’assurer la fiabilité de sa recherche.L’objectivité et la subjectivité s’affronteront donc inévi-tablement. Cette analyse est peu aisée car ce que lechercheur doit examiner – en fait, son idéologie – estlargement implicite (et par là même extrêmement puis-sant). C’est pourquoi on trouve si peu souvent décritecette démarche pourtant essentielle.

(2) Paradigme

La recherche destinée à répondre à la (aux) ques-tion(s) émise(s) va s’inscrire dans un paradigme quipeut être descriptif, explicatif ou compréhensif.Certains chercheurs opteront pour l’utilisation dedeux ou même de trois paradigmes sachant que les

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ÉTHODOLOGIEMLES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

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LES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

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savoirs qui en résulteront seront de natures différentesvoire conflictuelles et qu’il faudra traiter ces diver-gences.

Le paradigme descriptif vise à décrire des phénomènesou une situation. Par exemple, l’observation étholo-gique, c’est-à-dire « un inventaire systématique descomportements d’un sujet dans une situation donnée »(de Landsheere, 1979) est de plus en plus utiliséeactuellement. La description et la classification ducomportement sont un préliminaire nécessaire à sonanalyse (ibidem). Celles-ci apparaissent aussi impor-tantes que la recherche des causes des phénomènes.Les taxonomies, les typologies sont des exemples derecherches descriptives. Aujourd’hui, l’utilisation desanalyses multivariées permet de structurer les donnéesdescriptives récoltées en établissant des groupements etdes dissociations selon une conception statistique.

Le paradigme explicatif privilégie exclusivement l’ex-plication causale, c’est-à-dire qu’il a pour seul but demettre en évidence les causes qui expliquent le phéno-mène. Il implique l’utilisation de la méthode expéri-mentale où on met en place des plans expérimentauxafin d’examiner le changement d’une variable à expli-quer (variable dépendante) lorsqu’on soumet une (des)autre(s) variable(s) à des variations (variable(s) indépen-dante(s) ). Les plans expérimentaux constituent donc unchamp de manipulations de variables destiné à établirdes lois, des explications de portée générale. Dans ceparadigme, c’est la cohérence du dispositif qui est pri-vilégiée en ce sens que les chercheurs sont amenés àopérer un découpage de la réalité en variables isoléesen vue d’examiner les relations qui les lient dans uncontexte de causalité.

Le paradigme compréhensif recherche le sens des phé-nomènes et non l’explication car celle-ci en cacheraitle sens. Il utilise l’attitude phénoménologique qui s’ef-force d’expliciter le sens que le monde objectif des réa-lités a pour les hommes dans leur expérience quoti-dienne. Il cherche donc à appréhender lesphénomènes de conscience vécus qui sont chaque foisdes constructions humaines. L’approche compréhen-sive consiste dès lors en des constructions (objectives)de constructions (subjectives) faites par les acteurs. Onen arrive ainsi à construire, en compréhension, desmodèles de comportements humains (des modèles« idéal-typiques », selon Weber). Pour comprendre lemonde, il faut donc saisir l’ordinaire et les significa-tions attribuées par les acteurs à leurs actes à traversune démarche d’intersubjectivité entre locuteur et

chercheur. Il n’en reste pas moins que cette approchepermet l’élaboration de théories scientifiques qui doi-vent répondre aux critères de validité exigés pourtoutes les sciences empiriques.

L’articulation de deux ou trois paradigmes peut êtreillustrée par la pratique de la recherche-action. Noussoulignons ici la multiplicité des formes de cetteapproche qui, à des moments divers, peut faire appelaux différents paradigmes. Selon P. Paillé (1996) 2, elleprésente quatre caractéristiques :

- elle est appliquée : c’est une recherche pour / dans /de l’action ;

- elle est impliquée : le chercheur influe toujours sur lecours des événements ;

- elle est imbriquée : il existe des liens étroits entrechercheur, acteur et contexte ;

- elle est engagée : la recherche et l’action, non étran-gères l’une à l’autre, s’engagent à changer une situa-tion-problème.

Etant donné ces caractéristiques, la recherche-actionprivilégie une méthodologie et une analyse qualitatives(mais pas toujours) pour, en fonction de ses objectifsconstamment réajustés, décrire et/ou expliquer et/oucomprendre les phénomènes qui s’y déroulent.

(3) Revue de la littérature

Que sait-on sur la problématique que l’on veut investi-guer ? La lecture de recherches proches du thème àétudier s’impose dès le départ. Cette démarche va per-mettre de préciser les questions de recherche. Bref, lebilan des connaissances dans le domaine concerné nepeut jamais être négligé. Le chercheur aura recours auxbanques de données. Soulignons toutefois que le cher-cheur le plus minutieux ne pourra jamais avoir tout lu !Il ne faut pas que la sensation de ne pas maîtriser toutela littérature dans le domaine concerné bloque l’évolu-tion de la recherche.

(4) Hypothèse ou référent

Une hypothèse est une proposition admise provisoire-ment avant d’être soumise à l’épreuve des faits.

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2 Dans «Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales», sous la direction de A. Mucchielli, Paris, A. Colin, 1996.

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La démarche scientifique repose sur les hypothèses quidoivent être explicites. Elles peuvent prendre deuxformes. L’une se présente comme une simple présomp-tion de la nature du réel (élaboration d’un concept, sacomposition) ; l’autre met en relation deux concepts oudeux phénomènes. Dans ce dernier cas, le plus fré-quent, on peut trouver des hypothèses non orientées(qui portent sur l’ensemble de la population, comme,par exemple : le milieu social influence l’apprentissagede la lecture) ou des hypothèses orientées (qui portentsur une partie de la population, comme, par exemple :les enfants de milieu social favorisé apprennent plusfacilement la lecture).

Dans les cas de recherches exploratoires, lorsque ledomaine d’investigation n’est pas encore débroussaillé,la construction d’hypothèses au début de la recherchepeut s’avérer impossible. Rappelons toutefois que lerôle de la recherche exploratoire est de générer deshypothèses qui devront être mises à l’épreuve des faitspar la suite. Toutefois, la vigilance épistémologiqueimpose à toute entreprise scientifique de présenter unréférent, c’est-à-dire une description précise de lasituation dans laquelle se déroulera la recherche ainsique le développement des intentionnalités du cher-cheur.

(5) Concepts opératoires

Les hypothèses impliquent la mise en jeu de concepts.Que recouvrent-ils comme signification ? Leur simpledéfinition ne suffit pas. Il s’agit d’en cerner les mul-tiples dimensions de sens. C’est à travers les multipleslectures et prises d’information que la conceptualisa-tion va être enrichie en s’ouvrant aux différentes pro-blématiques que le concept soulève. Le travail du cher-cheur sera alors de clôturer l’espace conceptuel qu’ilva retenir dans sa recherche car un concept est le plussouvent polysémique. Le chercheur doit donc opérerune sélection des dimensions et significations duconcept en fonction des aspects de la réalité qu’il veutsaisir.

(6) Concepts théoriques

Les concepts opératoires retenus doivent alors être pla-cés dans un système de raisonnement qui relie entreeux des concepts ou des propositions. Il ne s’agit passeulement ici de juxtaposer des informations sur les

concepts concernés (comme dans la phase précé-dente), il convient aussi de les intégrer dans un cadrede référence afin de rompre au mieux avec les faussesévidences et les préjugés. Ce cadre peut être celui desgrands courants de pensée telle que la psychanalyse,le courant behavioriste, l’analyse systémique, structu-rale, etc. Ce peut être aussi des théories ou desmodèles élaborés par des chercheurs expérimentés.Sachons néanmoins qu’une théorie ne reflète jamais leréel dans sa totalité. C’est pourquoi, il est souventopportun de faire référence à plusieurs éclairages théo-riques pour mieux cerner l’objet d’étude dans ses diffé-rentes facettes. Une telle démarche est appelée trian-gulation théorique.

(7) Indices

Les indices font partie du monde réel qui est multipleet complexe. Nous avons souligné précédemment quele concept opératoire recouvrait de multiples dimen-sions qui ne sont pas toujours observables directement.Quels indices nous rendent ces dimensionsrepérables ? Dans l’exemple mentionné précédemment(point 4 : Hypothèse), on recherchera l’ensemble desindices concrets qui caractérisent la situation d’appren-tissage de la lecture. On observera la présence d’unenfant apprenant à lire avec l’aide d’un adulte ; onnotera que le texte servant de support est accompagnéde dessins illustratifs ; on remarquera un rythme de lec-ture, un contexte descriptible, etc… Comme ces élé-ments sont nombreux, le chercheur est aussi tenu defaire une sélection parmi les indices mis en évidence.Les indices reconnus pertinents pour la recherche sontretenus et constituent l’ensemble des indicateurs.

(8) Indicateurs

Les indicateurs désignent un champ de réalité qui estextrait d’un ensemble plus vaste composé d’indicesissus du monde réel. Les indicateurs forment donc laréalité maîtrisable d’un espace de recherche. Dansl’exemple relatif à l’apprentissage de la lecture quinous a déjà servi d’illustration (point 4 : Hypothèse), il peut s’agir des éléments suivants : la vitesse de la lec-ture, les erreurs, la qualité de la compréhension, lescomportements verbaux et non-verbaux de l’adulte quiaide l’enfant à lire, etc. Sans les indicateurs, larecherche ne serait que pure spéculation. Ils rensei-gnent le chercheur sur ses questions et jalonnent

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l’espace de réalité de la recherche. Ils peuvent prendrela forme d’un comportement, d’une opinion, d’une atti-tude, d’un témoignage oral ou écrit.

4. RÉALISATION DE LA RECHERCHE

Les huit points décrits précédemment visaient àconstruire l’objet de recherche. Cette construction aelle-même pour but de guider la réalisation de larecherche qui nécessite, elle aussi, une série d’opéra-tions à mener rigoureusement. Toutefois, la construc-tion de l’objet de recherche n’est pas pour autant ache-vée. Effectivement, sur la base des résultats constatéslors de la réalisation de la recherche, le chercheur peutêtre amené à revoir les étapes de sa construction préa-lable qui elle-même entraînera d’autres types d’ana-lyses et ainsi de suite jusqu’à une cohérence qu’il jugeacceptable. C’est le phénomène de circularité quenous évoquions précédemment et qui retient toutenotre attention ici. Huit points-charnières constituent lepassage obligé de la réalisation de la recherche.

(1) Données/instrumentation

Les données sont les éléments fondamentaux servantde base à la réalisation de la recherche. Elles découlentdirectement des indicateurs retenus mais leur recueilnécessite toujours de l’ingéniosité. Celui-ci se fait parl’intermédiaire d’instruments dont on doit être certainqu’ils fourniront des informations valides.

Les données pourront être quantitatives ou qualitatives.

Les données quantitatives renvoient à la notion d’unité.On comptabilise alors les unités (qui peuvent être descomportements, des erreurs, des opinions, des mots,…)pour les soumettre à un traitement statistique.

Les données qualitatives, quant à elles, renvoient à lanotion de qualité. Elles mettent en évidence le sens sin-gulier, unique, spécifique des phénomènes vécus. Ellesse recueillent le plus souvent dans un contexte d’inter-subjectivité (c’est-à-dire dans une intercompréhension

non tronquée entre locuteur et chercheur) et sont trai-tées par l’argumentation.

Dans un dispositif expérimental, les données sont desvariables qui peuvent prendre des statuts différents :variables dépendantes ou variables indépendantes.Elles entrent alors dans un dispositif expérimental dontil faut éprouver le bien-fondé.

Dans une approche communicationnelle, c’est-à-direbasée sur l’intersubjectivité (entretien, récits de vie,…)où l’on tente de saisir le monde vécu interprété del’acteur, le chercheur recueille des énoncés, des actesde langage. Ceux-ci, qui constituent le « donné », nesont pas nécessairement valides. Les actes de langagesont en effet des foyers d’incertitude. Aucunerecherche ne peut faire abstraction de la phase demise à l’épreuve des énoncés. Le passage du« donné » à la « donnée » est une opération qui néces-site une vigilance particulière. Tout acte de parole, ausein d’une intercompréhension, doit pouvoir êtrecontesté selon un certain nombre de prétentions à lavalidité bien décrites par J.Habermas (l’énoncé est-ilvrai, juste et sincère ?). Par ailleurs, cet énoncé doitaussi être intelligible pour l’autre (validité de signi-fiance) 3.

Dans une approche plus instrumentale, qui tente derecueillir des connaissances sur le monde objectif del’autre (tests, questionnaires,…), la vigilance est aussi derigueur à travers la recherche des validités de construct,de contenu,… Cette vigilance a très fortement retenul’attention des experts dans les années 60-70 et la litté-rature de cette époque est riche en la matière.

Soulignons tout l’intérêt qu’il y a à utiliser la triangula-tion des méthodes (utilisation de deux ou plusieursméthodes dans la collecte des données), la triangula-tion temporelle (utilisation de modèles répétés dans letemps) et la triangulation des observateurs (engagementde plusieurs observateurs ou correcteurs) ainsi que lesdémarches de la critique historique (contrôle dessources d’information).

(2) Méthodologie

Nous entendons par méthodologie les façons de fairerequises par l’approche scientifique. Elle implique unplan d’action établi selon les exigences de toute

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3 Voir Pourtois J.-P. et Desmet H., 1997, 2ème éd., Epistémologie et instrumentation en sciences humaines, Bruxelles, Mardaga.

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LES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

démarche scientifique. V. Despret (1996) oppose laméthodologie a priori à la méthodologie a posteriori.

Le méthodologue a prioriste va sur le terrain avec unehypothèse à laquelle il entend soumettre les faits. Sonbut est de répondre à la question du « comment » et derechercher la régularité du réel (la loi). Il utilisera ladémarche de l’expérimentation, à savoir la manipula-tion de variables. Pour cela, il optera pour un dispositifexpérimental qui impose des limites, des frontières auréel qu’il veut expliquer. Il construit des variables indé-pendantes et dépendantes pour examiner les relationsqui les lient et élimine les variables parasites qui pour-raient interférer sur les résultats. Toutes les procéduresdoivent ici répondre aux critères d’objectivité : ellesexigent du chercheur une position extérieure à la réa-lité étudiée. Par ailleurs, celui-ci mettra en place desmesures pour lutter contre les biais qui pourraientréduire la validité interne du dispositif.

La méthodologie a posterioriste s’oppose à la métho-dologie précédente. Aucune hypothèse explicite n’estformulée avant d’aller sur le terrain. La seule intentiondu chercheur est, dans un premier temps, de voir cequi va s’y dérouler et, dans un deuxième temps,d’émettre a posteriori des hypothèses et des interpréta-tions au sujet de ce qui a été observé. Il va de soi,néanmoins, que les hypothèses ne sont pas absentesmais sont généralement implicites. L’a posterioristerecueille les faits observés et tente de leur donner unsens en créant des liens entre eux. Il s’attache à lavariété des événements qui se produisent plutôt qu’à lavariation des éléments. Les frontières ne sont donc pasfixées a priori.

La méthodologie a posteriori laisse ainsi un espacepour la nouveauté et l’étonnement. Cela n’exclut toute-fois pas l’analyse des biais inhérents à cette démarchetelles que notamment la recherche de prétentions à lavalidité (Habermas, 1987), la validité écologique (ana-lyse des conditions créées par l’environnement), lavalidité théorique, etc.

Reprenant une terminologie judiciaire, V. Despret (ibi-dem, p. 144) souligne qu’à la méthodologie a prioristecorrespond une démarche de procès et qu’à la métho-dologie a posterioriste correspond une démarche d’en-quête.

L’a prioriste fixe donc au réel les cadres stricts de saréponse et a pour visée de tester le réel : il vérifiera laconstance, la fidélité, la validité de ses données. Ils’agit ici de manipuler les variables, c’est-à-dire demodifier le réel, pour le mettre à l’épreuve afin deconfirmer ou d’infirmer les hypothèses préalables.

Comme dans un procès judiciaire, on met à l’épreuveune fiction (manipulation d’une variable) et on exa-mine le résultat ; on fait de même avec une autre fic-tion alternative et ainsi de suite. On confronte doncentre elles chacune des fictions et on élimine les fic-tions qui n’aboutissent pas pour montrer, le caséchéant, que l’hypothèse posée a priori était la bonne.

La posterioriste, quant à lui, doit réaliser une enquêteminutieuse : il doit chercher, au-delà des apparences, lesens des faits observés ainsi que mettre en relation deséléments apparemment non reliés entre eux. L’enquêteest la recherche d’une variété d’indices. Il en résulteune hypothèse qui constitue une mise en relation d’ob-servations qui fait sens. L’enquête est un moment anté-rieur au procès car rien ne permet chez elle de départa-ger des fictions alternatives (il n’y a pas de confrontationde fictions). Elle met néanmoins en présence des faits«qui ne collent pas» avec certains témoignages ou desfaits qui «ne collent» pas entre eux. Son but est unerécolte minutieuse d’indices singuliers et anecdotiquesqui contredisent certaines apparences, comme dansune enquête judiciaire. Elle constitue donc elle-mêmeune construction fictionnelle qui a pour seul objectif deconvaincre car elle n’a pas le pouvoir d’éviction des fic-tions alternatives. Lorsque l’enquête est terminée, leshypothèses qui en découlent peuvent être soumises auprocès, c’est-à-dire à l’épreuve des fictions.

(3) Population – Echantillon

Il est toujours difficile, voire matériellement impossible,de travailler sur une population entière. Il faut doncéchantillonner, c’est-à-dire choisir un nombre limitéd’individus, d’objets ou d’événements permettant detirer des conclusions (inférences) applicables à la popu-lation entière (univers) à l’intérieur de laquelle le choixa été fait (De Landsheere, 1979, p. 83).

Cette opération peut se réaliser selon diverses modali-tés : échantillon stratifié, aléatoire, apparié, raisonné,événementiel, par grappes, etc.. Il peut être à un ouplusieurs degrés (étapes), représentatif ou occasionnel,etc.

Dans une approche qualitative, on peut estimer à quelmoment arrêter l’échantillonnage des groupes perti-nents par la saturation théorique. Ce concept est atteintlorsqu’aucune donnée suffisamment nouvelle ne res-sort des derniers entretiens ou observations pour justi-fier une augmentation du matériel empirique.

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Quoi qu’il en soit, la qualité de l’échantillonnage estétroitement liée à la validité des résultats et à la généra-lisation des inférences à la population parente(approche expérimentale) ou à la transférabilité desconclusions à d’autres contextes (approche qualitative).

Dans tous les cas, la description du contexte (expéri-mental, social, situationnel,…) est indispensable afinque les conditions qui sous-tendent la recherche soientparfaitement connues.

(4) Analyse des données

Les données recueillies au moyen d’un ou de plusieursinstruments auprès de l’échantillon retenu doivent alorsêtre traitées en vue de décrire (paradigme descriptif),expliquer (paradigme explicatif) ou comprendre (para-digme compréhensif) le phénomène étudié. Les ana-lyses peuvent être quantitatives (statistiques) ou qualita-tives (analyse de contenu).

Soulignons ici que huit types de recherche peuvent êtreenvisagés en partant des méthodologie, analyse et don-nées. Le schéma suivant permet de visualiser ces huitpossibilités :

Ainsi, il est tout à fait possible qu’une analyse quanti-tative provienne soit d’une méthodologie a priori, soitd’une méthodologie a posteriori et traite des donnéessoit qualitatives soit quantitatives. De la même façon,une analyse qualitative peut émaner de l’une oul’autre méthodologie et traiter un type ou l’autre dedonnées. Dans la pratique, au cours d’une mêmerecherche, on peut combiner plusieurs cheminements.

L’analyse des données donnera lieu à une lecture desrésultats obtenus. Cette phase nécessite l’introductiond’une démarche interprétative.

(5) Interprétation des résultats

L’interprétation comprend deux étapes. La premièreconsiste en une lecture à basse inférence, c’est-à-direune approche qui «colle» au plus près des résultats.Cette phase de proximité vise à mettre les résultats enlangage. Cette mise en forme s’accompagne de com-mentaires qui sont directement issus de l’observationdes résultats : ces derniers peuvent faire surgir destendances manifestes, des regroupements, des opposi-tions, des paradoxes, des cas singuliers. Les conceptsthéoriques et la revue de la littérature intégrée à larecherche viendront étoffer les commentaires réalisés.Dans ce cas, l’interprétation devient une lecture àhaute inférence. Au niveau d’une lecture seconde, lechercheur élargit le cadre de ses commentaires : l’in-terprétation vise alors à corroborer, nuancer, voirepréciser la singularité et l’originalité des résultatsobtenus.

L’interprétation peut être enrichie de différentesmanières : une interprétation en aveugle peut être réali-sée par une personne extérieure qui apportera d’autreséclairages. Les résultats de l’analyse peuvent égalementêtre soumis à l’interprétation des acteurs. Une questiond’éthique sous-tend cette phase d’élargissement de l’in-terprétation : qui a le droit de maîtrise de l’interpréta-

tion ? N’est-il pas normal que le groupe étudié puisseintervenir dans les commentaires que l’on fait de leurscomportements ou témoignages ? Le pouvoir d’inter-préter est-il juste l’apanage des scientifiques ? Le pro-cessus interactif chercheur / acteur mentionné précé-demment permet, d’une part, de travailler sur lesdésaccords, ce qui accroît la richesse et la validité dela recherche (versant scientifique) et, d’autre part, deconsidérer les acteurs comme des sujets et non seule-ment comme des objets d’étude (versant éthique). Cetype de démarche est privilégié dans le paradigmecompréhensif.

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méthodologieanalyse données

a priori

a posteriori qualitative qualitatives

quantitative quantitatives

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(6) Vérification des hypothèses/des référents

Lorsque les résultats ont été commentés et interprétés,le retour aux hypothèses ou aux référents initiaux s’im-pose.

Dans l’approche expérimentale, le chercheur a àconfirmer, infirmer ou nuancer par les preuvesrecueillies, les affirmations provisoires concernant larelation entre deux ou plusieurs variables (c’est-à-direles hypothèses) qu’il avait émises initialement.

Dans l’approche exploratoire, l’intentionnalité du cher-cheur mentionnée au départ doit faire émerger des fais-ceaux de relations qui ont du sens et qui sont suscep-tibles de donner naissance à des hypothèses à éprouverultérieurement par une démarche de procès.

(7) Discussion des résultats

La discussion est une véritable mise en débat des résul-tats de recherche. Cette étape consiste à éprouver parl’exercice de la confrontation, la portée et les limitesdes résultats obtenus. Le chercheur dégage ici lesenseignements de son étude. Il s’interroge sur les corol-laires ou les implications des résultats de la recherche.Il vérifie si cette discussion est bien située dans lecontexte théorique présenté au début de l’étude et s’in-terroge sur la pertinence épistémologique de ses choixen matière de concepts, indicateurs, etc.. C’est doncune véritable analyse critique de sa recherche que lechercheur sera amené à réaliser.

Afin d’accomplir cette phase de discussion, le cher-cheur prend soin de confronter ses résultats à ceuxd’autres recherches ainsi qu’à des théories reconnueset bien définies. Il est intéressant à cet endroit deconsulter des spécialistes qui n’ont pas participé à larecherche afin de discuter des interprétations propo-sées. Notons tout l’intérêt qu’il y a à soumettre lesrésultats de recherche à la critique des acteurs concer-nés. Les divergences observées méritent toujours d’êtreanalysées. Par ailleurs, il convient aussi que le cher-cheur fasse part de ses fausses pistes, de ses expé-riences avortées qui jalonnent tout parcours scienti-fique. La science n’est pas une aventure linéaire allantinexorablement vers l’avant, vers la vérité. Cettedémarche, cruciale, n’est pourtant pas fréquemmentdécrite car elle met en évidence les échecs plutôt queles réussites.

Ces multiples confrontations permettront de préciser larichesse des enseignements de la recherche, mais ausside mettre l’accent sur ses limites, car l’exercice de laconfrontation conduit nécessairement à la remise encause de l’étude. Une telle démarche ne peut qu’ac-croître la validité, la crédibilité et la fiabilité de larecherche.

(8) Synthèse des points-charnières

La première phase de cette dernière étape de larecherche consiste généralement à faire une synthèsedes résultats saillants mis en évidence. C’est unedémarche centripète qui doit répondre aux questionsposées au départ. Les conclusions auxquelles le cher-cheur aboutit sont-elles bien en adéquation avec laproblématique initiale ? Montrent-elles bien qu’au typede recherche retenu correspondent les produits recher-chés : conclusions en terme de lois pour la rechercheexplicative, émission d’hypothèses pour la rechercheexploratoire, décision et action innovantes pour larecherche évaluative, description et classification pourla recherche descriptive, etc. ? La multiplicité des don-nées et la diversité des relations mises à jour ne doi-vent pas masquer, comme le signale G. Bachelard, le caractère régional de toute découverte. Les limitesde la généralisation (ou de la transférabilité) sont-ellesbien tracées ? En d’autres termes, le chercheur contrôlera la prudence dont il a fait preuve dans sesconclusions.

La deuxième phase consiste en des propositions etperspectives nouvelles. C’est une démarche centrifugequi oriente les recherches à venir. Elle résulte de toutesles pistes alternatives qu’aurait pu prendre la recherchemenée et suggère des propositions de prolongement audépart des résultats obtenus. Elle envisage aussi lesretombées pratiques et éthiques des conclusions aux-quelles l’étude a abouti. Des recommandations àl’égard du politique peuvent également être formulées.

5. LES ÉTAPES ÉPISTÉMOLOGIQUES DE LA SCIENTIFICITÉ DE LA RECHERCHE

Après avoir déterminé les points-charnières qui structu-rent l’espace de recherche, il reste à définir la manièredont on peut juger la scientificité de la recherche. Quels

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LES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

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critères sont utilisés ? Quelles étapes de la rechercheconcernent-ils ? Dans le parcours que nous avons effec-tué à travers l’ensemble des points-charnières, ces deuxquestions ont partiellement été abordées. Elles sont liéesau problème inhérent à la construction de chaque étapede l’espace de recherche : chacun des points-charnièresest d’emblée confronté à la question de sa validité. Enfin,une troisième question est soulevée : les critères descientificité évoluent-ils en fonction de l’histoire dessciences humaines ? Ici, nous nous interrogeons plus par-ticulièrement sur les grandes étapes épistémologiquesdes critères de scientificité. Cette question confronte lechercheur en sciences humaines à l’impossibilité d’êtreexhaustif dans le domaine de la validité de la recherche.Mais cette incomplétude fonde l’essence même dessciences humaines qui traitent toujours d’une matière tra-versée par l’histoire (l’homme) qui reste inachevée, hété-rogène et donc «impure» (Ardoino et de Peretti, 1999).

6. LA CONCEPTION CLASSIQUE DE LA SCIENTIFICITÉ

(1) Validités, fidélité et fiabilité

Qu’est-ce qui fait vraiment la scientificité d’une étude ?La recherche peut-elle prouver ? Quelle est la naturede cette vérité tant convoitée ? En règle générale, lecaractère scientifique de la recherche repose sur laqualité des réponses qu’elle apporte. L’épistémologiedes sciences humaines définit classiquement quatrecritères qui permettent d’évaluer la qualité desréponses de la recherche.

Le premier de ces critères est celui de validité. Dansquelle mesure les réponses apportées par la recherchesont-elles valides ? A ce niveau, deux types de validitésont distingués, d’une part, la validité interne de larecherche, et, d’autre part, la validité externe de larecherche. La première vise à fournir les garantiesnécessaires liées aux hypothèses (aux référents) et àleur vérification. Les observations sont-elles présentesen qualité et en quantité suffisantes ? Les relations éta-blies par le chercheur entre les observations sont-ellesexactes ? Ces questions ont pour finalité de rendre larecherche crédible. Il s’agit d’examiner dans quellemesure les conclusions de la recherche découlent desobservations effectuées et non pas d’autres élémentsqui interviendraient à l’insu du chercheur. D’autre part,la validité externe de la recherche examine le degré deprécision avec lequel il est possible d’étendre les

conclusions d’une étude à d’autres contextes (de popu-lations, de temps et de lieux). Les questions liées à cetype de validité externe concernent essentiellement lespossibilités et les limites de l’application du dispositifde recherche à d’autres populations, à d’autresmoments et à d’autres lieux.

Outre ces deux formes de validité s’ajoutent générale-ment deux autres critères qui permettent de juger de lascientificité d’une étude. La fidélité juge l’indépendancedes observations et des interprétations par rapport à desvariations soit accidentelles soit systématiques. Cesvariations peuvent être dues par exemple aux circons-tances de temporalité, au cadre expérimental, aux ins-truments ou aux conditions de recueil des données. Lesquestions soulevées par le critère de fidélité visentessentiellement à renforcer la stabilité des conclusionsd’une recherche. Enfin, la fiabilité détermine la qualitéobjective des données. Des observations sont ditesfiables lorsque celles-ci peuvent être reproduites.D’autres personnes peuvent alors vérifier les constatsd’un observateur. Cette pratique permet d’attester l’in-dépendance entre les données et le chercheur.

(2) La conception classique de la scientificité au sein des points-charnières de la recherche

Les critères de validité, de fidélité et de fiabilité concer-nent différents points-charnières de la recherche.

L’examen de la validité interne de l’étude consisteessentiellement à surinvestir deux pôles dans la structu-ration de l’espace de recherche. Il s’agit des hypothèses(ou des référents) et de la vérification des hypothèses(ou des référents). Certes, l’examen des autres points-charnières est possible au sein de la validité interne dela recherche, mais cet examen doit avoir pour finalitéde garantir la validité des deux pôles cités. Il s’agit enquelque sorte d’un rabattement des différents points-charnières sur deux étapes considérées comme guidantl’étude. Par exemple, on examine la qualité et la quan-tité des indices et des indicateurs afin de savoir s’ils per-mettent de saturer entièrement les hypothèses en jeusans outrepasser le cadre de ces mêmes hypothèses. Ons’intéresse également aux données, à leur traitement età l’interprétation des résultats pour examiner dansquelle mesure ces différentes étapes permettent de véri-fier les hypothèses ou les référents de départ.

Le cas de la validité externe de la recherche est simi-laire à celui de la validité interne si ce n’est qu’auniveau externe, l’examen de la validité surinvestit les

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points-charnières suivants : la population et l’échan-tillon, la discussion des résultats, la synthèse et lesconclusions. L’examen des autres points-charnières apour seul objectif de contrôler la généralisabilité ou latransférabilité de la recherche. Par exemple, on s’inter-roge sur les possibilités d’appliquer une théorie, un ins-trument, telle hypothèse ou tel concept opératoire dansle cadre d’un élargissement de la population de larecherche ou dans un contexte culturel différent decelui de la recherche initiale.

La fidélité vise essentiellement la maîtrise des points-charnières que constituent l’instrumentation, l’analysedes données et l’interprétation des résultats. Il s’agitd’abord de contrôler la stabilité des données fourniespar l’instrument. Tout élément lié à l’outil lui-même ouaux circonstances de son application qui perturbentcette stabilité doit être identifié afin de contrôler toutesource de biais. La fidélité s’attache aussi à contrôlerl’indépendance des analyses et des interprétations duchercheur. Dans ce cas, une personne extérieure à larecherche peut doubler les analyses et les interpréta-tions (reproduction indépendante). Plusieurs chercheursextérieurs à l’étude peuvent aussi participer à ces deuxmoments de la recherche en réalisant de manière indé-pendante leurs analyses et leurs interprétations(contrôle en double insu). Ces deux formes de contrôlepermettent de confronter les résultats obtenus dans lesdifférentes situations. Une telle confrontation permetd’accroître le degré de fidélité de l’étude. Remarquonsaussi que l’examen des validités interne et externe peutégalement se centrer sur l’instrumentation. Mais dansce cas, ces validités se rapportent à d’autres critères descientificité qui seront spécifiés ultérieurement.

Enfin, la fiabilité se consacre plus particulièrement àl’examen du choix des indicateurs, de la qualité et del’analyse des données ainsi que de l’interprétation desrésultats. Au sein de ces quatre étapes, l’indépendancedu chercheur doit être assurée en évitant au mieuxtoute connotation idéologique de la part du chercheur.Il s’agit donc de s’assurer de la transparence du cher-cheur afin que l’on puisse estimer l’influence quecelui-ci peut exercer sur certaines étapes fondamen-tales de la recherche.

7. LA SCIENTIFICITÉ DE L’INSTRUMENTATION

Depuis leur naissance, les sciences humaines ont étéimprégnées par la démarche logico-expérimentale,

processus qui vise à tester la réalité par la mise enœuvre d’expériences rationnellement élaborées. Cettedémarche est empruntée aux sciences exactes et médi-cales. Elle fut inventée par G. Galilée au 16ème siècle etredéfinie par C. Bernard au 19ème siècle. Une descaractéristiques principales du processus logico-expéri-mental est la construction d’une technique, d’un ins-trument qui permet de récolter les données. Galilée parexemple construit un plan incliné sur lequel roule unebille afin d’étudier la chute des corps et leur accéléra-tion ; Bernard s’est en grande partie consacré aux pro-cessus de la digestion en réalisant des expériencesnotamment sur des lapins auprès desquels il analyseles sécrétions physico-chimiques du pancréas à l’aided’instruments de mesure.

L’instrumentation présente dans la démarche logico-expérimentale exercera également un rôle prépondé-rant dans les sciences humaines. L’instrument (le ques-tionnaire, le test, l’activité expérimentale à laquelle estsoumis le sujet) permet la récolte de données. La qua-lité de ces observations qui fondent la recherche, estessentiellement liée à la qualité scientifique de l’instru-ment. Pour cette raison historique, les critères de scien-tificité de la recherche ont longtemps été focalisés surla qualité de l’instrumentation.

(1) Les critères de validité instrumentale

Plusieurs types classiques de validité se sont dévelop-pés afin de juger de la scientificité de l’instrumentation.Nous les définissons succinctement afin d’en apprécierles finalités :- la validité concourante (ou convergente) se réfère à

un critère approuvé et actuel (une norme, un spécia-liste par rapport à un néophyte,…) afin de déterminerla qualité de l’évaluation d’un instrument : un testdevrait être mieux réussi par un spécialiste que par unnéophyte ;

- la validité de construct vise à évaluer la corrélationentre les scores obtenus au test et les caractéristiquesque le test prétend mesurer en fonction d’un cadrethéorique. Il s’agit en somme de vérifier si les diffé-rents scores mesurent bien les différents facteursdéterminés par la théorie sous-jacente au test ;

- la validité de contenu consiste à vérifier si l’instru-ment couvre tous les aspects importants du domaineinvestigué. Cette validité fait appel au jugement et auraisonnement, ainsi qu’à une connaissance de la litté-rature scientifique ;

- la validité discriminante examine dans quelle mesureun instrument mesure réellement et uniquement ce

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LES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

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qu’il prétend mesurer. L’instrument ne doit avoiraucune superposition avec des notions extérieuresaux concepts mesurés. La qualité discriminante d’uninstrument en fait la sensibilité : plus cette qualité estélevée plus l’instrument est sensible ;

- la validité empirique (ou expérimentale) consiste àvérifier l’adéquation de l’outil utilisé avec les faitsconstatés dans l’expérience. Ici, l’instrument estconfronté à la réalité des faits ;

- la validité prédictive permet d’examiner dans quellemesure le pronostic formulé suite à l’emploi d’un ins-trument se vérifie ou non dans les faits. La validitéprédictive est une forme de validité empirique ;

- la validité rationnelle (ou logique) est complémen-taire à la validité de contenu. Celle-ci n’est pas tou-jours justifiée de manière exclusivement scientifique.Aussi, pour montrer dans quelle mesure l’instrumentenglobe les différentes caractéristiques du champtraité, le chercheur peut avoir recours au raisonne-ment logique, à des jugements, à des croyances, àdes convictions, au sens commun ;

- la validité conceptuelle permet de rendre compte desdiverses théories qui déterminent le champ concep-tuel à partir duquel le choix des items est réalisé lorsde la construction d’un instrument. Ce type de vali-dité rend explicite les théories sous-jacentes quiorientent l’instrument.

Les concepts de validités interne et externe sont égale-ment utilisés afin de contrôler la scientificité de l’ins-trumentation :- la validité interne examine la qualité de l’instrument à

cerner l’objet qu’il doit mesurer. Cette forme de vali-dité est mise en œuvre par les validités de contenu,de construct, rationnelle et conceptuelle ;

- la validité externe d’un instrument rend compte de saqualité à pouvoir refléter des critères externes. Les vali-dités concourante, discriminante, empirique et prédic-tive permettent d’assurer la validité externe de l’outil.

Enfin, un dernier critère de scientificité relatif à l’instru-mentation est généralement invoqué. Il s’agit de lafidélité de l’outil. La fidélité de l’instrument est assuréelorsque les mesures répétées sur un même objet, réali-sées dans les mêmes conditions, fournissent les mêmesrésultats. La stabilité des résultats peut être testée dedifférentes manières. De multiples formes de fidélitéexistent. Par exemple, la fidélité test / retest ; la fidélitéinterjuges ; la fidélité par split half ; la fidélité interne ;la fidélité calculée à partir de formes parallèles et lafidélité de correction.

(2) La validité instrumentale au sein des points-charnières de la recherche

Les différents critères de validité instrumentale qui ontété développés se rapportent tous au point-charnièreque constitue l’instrumentation. Plus précisément, cha-cun de ces critères examine la validité de l’instrumentsous l’angle d’un autre point-charnière : il s’agit devérifier l’adéquation de l’instrument aux autres étapesdéterminées dans la recherche. Ci-après, nous exami-nons successivement ces correspondances :- la validité concourante (ou convergente) confronte

l’instrument à un indicateur extérieur à la recherche,mais reconnu socialement ;

- la validité de construct permet d’examiner la satura-tion de l’instrument en fonction des concepts théo-riques définis dans l’étude ;

- la validité de contenu vérifie si l’instrument peut êtrecomplété en fonction d’éléments issus de la revue dela littérature, mais également en fonction du juge-ment et du raisonnement du chercheur. Ces construc-tions rationnelles qui participent à la structuration del’outil se trouvent dans les concepts opératoires etdans les indicateurs ;

- la validité discriminante permet de confronter l’instru-ment aux points-charnières des concepts opératoireset des concepts théoriques afin d’éviter la superposi-tion des notions que l’outil mesure ;

- la validité empirique évalue l’adéquation relative del’instrument aux indices explorés ;

- la validité prédictive met en relation l’instrument uti-lisé avec le stade de la vérification des hypothèsesafin d’examiner dans quelle mesure l’outil permet decontribuer à cette phase de la recherche ;

- la validité rationnelle vérifie dans quelle mesure laréflexion du chercheur permet de compléter l’outilutilisé. L’instrument est ici confronté aux conceptsopératoires et aux indicateurs formulés par le cher-cheur ;

- la validité conceptuelle permet de confronter l’instru-ment aux concepts théoriques afin d’identifier les dif-férentes théories investies par l’outil.

Les autres formes de validité liées à l’instrumentationtelles que la validité interne et la validité externe peu-vent être associées à d’autres types de validité déjàmentionnés ci-dessus. Par ailleurs, les points-char-nières correspondant à l’examen de la fidélité ont étéexplicités antérieurement.

Ces diverses modalités de contrôle consacrées à ladimension scientifique de l’instrument montrent com-bien les sciences humaines ont été polarisées par l’as-pect technique et expérimental de la recherche.

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L’instrument qui génère les données se trouve au cœurdu processus expérimental. Pour sauvegarder l’intégritéde ce processus, il s’agit de mettre en œuvre unensemble de critères permettant de garantir la scientifi-cité instrumentale de la recherche. Certes, une telledémarche ne peut que favoriser les qualités métrolo-giques des sciences humaines, mais simultanémentelle aboutit au surinvestissement du pôle instrumentalde la recherche.

Ce surinvestissement tend alors à faire croire que lascientificité d’une recherche est essentiellement déter-minée par la qualité de son instrumentation. Deuxconséquences majeures sont engendrées par ce phéno-mène. D’une part, l’accent mis sur l’outil tend à mini-miser l’importance de l’examen de la scientificité desautres points-charnières de la recherche. Or, les cri-tères de validité, fidélité et fiabilité s’exercent autantsur l’instrument et les données qu’il engendre que surla problématique de la recherche, son paradigme, seshypothèses ou son référent, ses concepts opératoires etautres points-charnières. Chaque étape de la construc-tion de la réalisation de l’étude est susceptible d’êtreexaminée sous l’angle des critères de scientificité. Cetexamen constitue un préalable nécessaire à l’applica-tion du critère de validité de reliance qui permet unestructuration coordonnée de l’espace de recherche.

D’autre part, la focalisation sur la qualité métrologiqued’une étude accentue le caractère instrumental etobjectivant des sciences humaines qui perdent ainsileur dimension proprement humaine, c’est-à-dire cul-turelle et historique. Les débats entre la recherche ditequantitative et la recherche dite qualitative ont permisde remettre en cause le monopole de la qualité instru-mentale comme critère de scientificité.

8. VERS UN ÉLARGISSEMENT DES CRITÈRES DE SCIENTIFICITÉ

Dès la fin du 19ème siècle et le début du 20ème siècle,les premières critiques s’élèvent à l’encontre dessciences humaines qui ont adopté une méthodologiede recherche expérimentaliste calquée sur le modèledes sciences exactes. Dilthey, Weber et Rickert dénon-cent cette confusion des genres et plaident pour une

distinction méthodologique entre les «sciences de lanature » et les « sciences de la culture ». Pour cesauteurs, il est clair que le sujet d’étude au cœur dessciences humaines est différent de l’objet de recherchedans les sciences de la nature. L’homme est lié à desdimensions sociale, culturelle et historique que ne pos-sède pas l’objet physique. Il existe en l’homme uneconstruction de sens absente de l’objet matériel. Pources raisons, la méthodologie des sciences de la naturene peut s’appliquer aux sciences humaines au risquede réduire l’homme à l’état d’objet car une méthodolo-gie expérimentaliste ne permet pas de saisir le senssocial, culturel et historique qui fait la singularité del’être humain.

Ces mêmes arguments seront repris par les défenseursde la recherche dite qualitative qui s’opposent auxtenants de la recherche dite quantitative. Les premiersveulent ouvrir l’espace de la recherche en scienceshumaines à la subjectivité des sujets, à leur histoire sin-gulière, à leur vécu, à leur construction de sens. Lesconclusions de la recherche sont relatives dans letemps et dans l’espace. Au nom d’une garantie descientificité, les seconds restent attachés à la démarcheexpérimentale qui est la seule à pouvoir expliquer lescomportements des groupes humains 4. Les conclu-sions de la recherche s’expriment sous forme de loisgénéralisables.

Dans les années 80, ce débat donne naissance à unélargissement des critères de scientificité de larecherche. Les concepts de subjectivité, d’historicité,de sens et de relativité transforment et complètent lechamp de la critique épistémologique de la recherche.Ainsi, trois types de critères de scientificité font leurapparition dans le champ des sciences humaines. Ils’agit des notions suivantes : le jugement critique(Rezsohazy, 1979) importé de la démarche scientifiqueen histoire, la triangulation (Cohen et Manion, 1980) ;la prétention à la validité (Habermas, 1987). Nousexpliciterons chacune de ces notions en spécifiantleurs rôles dans l’examen de la scientificité des points-charnières de la recherche.

(1) Le jugement critique

Déjà bien connu des historiens, la théorie du jugementcritique fait son entrée dans le domaine de la recherche

41Recherche en soins infirmiers N° 65 - juin 2001

LES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

4 Pour plus de détails sur les enjeux de ce débat, lire J.-P. Pourtois et H. Desmet (1997, 2ème édition), Epistémologie et instrumentation ensciences humaines, Bruxelles, Mardaga.

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en sciences humaines en attirant l’attention du cher-cheur sur les sources d’information. Selon Rezsohazy(1979), l’information doit être examinée de manière cri-tique car l’informateur, sujet de la recherche, ainsi quele chercheur sont des êtres subjectifs, dont l’histoire sin-gulière, le vécu et le sens connotent l’information. Lejugement critique examine ces liens qui existent entrel’informateur, l’information et le chercheur. Différentesformes de critique peuvent intervenir :

- la critique d’identité porte sur les caractéristiques del’informateur et du chercheur (leur personnalité, leurorigine, leur histoire,…). Il s’agit de mieux com-prendre ce qui motive l’individu à livrer l’informationtraitée. De même, cette critique permet de mieux cer-ner la démarche du chercheur ;

- la critique d’autorité consiste à déterminer quel créditon peut accorder à l’informateur. Il s’agit de trouverles preuves qui valident les informations données. Cetexamen doit également permettre de découvrir lesaltérations qui se produisent dans les témoignages ;

- la critique de restitution est relative à l’état de l’infor-mation. Il s’agit de déterminer la distance qui existeentre l’information dont on dispose et l’événementoriginal. Le document dont dispose le chercheur peutêtre un original, une copie, un dossier imprécis oualtéré,… ;

- la critique d’originalité a trait au lien qui existe entrel’informateur et l’information. Dans ce cas, le cher-cheur doit tenir compte de la distance qui sépare l’in-formateur de l’événement : l’informateur peut avoirassisté directement au déroulement des faits ; mais ilpeut en être aussi un témoin indirect à qui les faits ontdéjà été relatés ;

- la critique de confrontation consiste à dégager unerelation conforme à la réalité au départ de deux ou plu-sieurs versions des faits. Certes, dans ce cas, on retien-dra la version de l’observateur le meilleur, le plus exactet le plus sincère. Toutefois, l’analyse des contradic-tions apparentes peut s’avérer riche d’informations ;

- la critique d’interprétation examine le degré de com-préhension entre le chercheur et l’informateur. Ici, lechercheur se demandera s’il a bien compris ce quevoulait dire l’informateur ou s’il n’excède pas le sensdes propos de l’observateur.

(2) Le jugement critique et les points-charnièresde la recherche

L’ensemble des critères de la théorie du jugement cri-tique porte sur la validité des informations. En nousreportant à la structuration de l’espace de recherche,

les points-charnières concernés par les différentes cri-tiques peuvent être identifiés. La plupart des critiquesmettent en examen les indices. C’est le cas des cri-tiques d’autorité, de restitution, d’originalité, deconfrontation et d’interprétation. Quant à la critiqued’identité, elle porte aussi sur le point-charnière quiconcerne l’interprétation des résultats.

Les indices constituent le matériau premier sur lequelrepose la recherche. Ces indices peuvent être consti-tués de faits observables mais aussi de discours, detextes, de documents auditifs ou audiovisuels. Larichesse de ces indices détermine la qualité de larecherche. Or, les indices subissent de multiplesinfluences et sont nécessairement connotés parl’homme. L’examen critique des indices vise à détermi-ner l’impact non seulement des conditions matériellesmais aussi des chercheurs et des acteurs sur l’informa-tion. A ce titre, la critique d’identité permet de détermi-ner les caractéristiques des sujets de la recherche quisont susceptibles d’influencer la structure du champdes indices. Par ailleurs, la personne du chercheur peutexercer une influence sur l’orientation de la recherche(sa problématique et ses concepts théoriques) ainsi quela manière dont les informations sont interprétées (l’in-terprétation des résultats).

La mise en œuvre du jugement critique n’a pas pourfinalité d’épurer les indices de toute influence exté-rieure. Sachant que la production d’indices est néces-sairement contingente, c’est-à-dire liée aux aléas desconditions matérielles et soumises à l’action del’homme, il s’agit de déterminer au mieux les circons-tances dans lesquelles apparaissent les indices.

Si les indices et la population (ou l’échantillon) consti-tuent les étapes privilégiées du jugement critique,d’autres points-charnières sont indirectement impli-qués. En effet, la qualité des indices détermine a prioricelle des indicateurs et des données : ces deux stadesde la structuration de l’espace de recherche sont doncégalement impliqués par l’ensemble des examens cri-tiques.

La théorie du jugement critique nous rappelle que lesfaits en sciences humaines ne sont pas présents en soicomme des « noumènes » dirait Kant. Les faits sont lerésultat d’une observation. En ce sens, l’informateurconstruit en partie les faits : il compose les phéno-mènes du monde réel. C’est ainsi qu’il produit lesindices qui constituent le « donné » de la recherche. Lechercheur doit ensuite accomplir le passage du« donné » à la « donnée » qui constitue un desmoments-clés de la recherche. Afin de garantir lascientificité de ce passage, la théorie du jugement cri-

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tique s’applique à déterminer les conditions de l’appa-rition des phénomènes afin que le chercheur et l’acteurne soient pas dupes des matériaux qui permettent laconstruction de données, car les indices sont déjà liésà l’histoire, à la subjectivité et à la construction de sensdes sujets acteurs et chercheurs.

(3) La triangulation

Le débat qui oppose la recherche dite quantitative à larecherche dite qualitative met l’accent sur la com-plexité du comportement humain (Pourtois et Desmet,1997). Cette dimension plurielle du comportement del’homme oblige les sciences humaines à adopter unedémarche relativiste : la multiplicité des points de vuepermet de mieux cerner la complexité face à laquellel’approche unique serait une voie plus stérile. Rendrecompte de la richesse et de la diversité de l’hommeimpose de multiplier et de conjuguer les modalités dela recherche. Cette pratique est celle de la triangula-tion. Elle constitue aujourd’hui un critère de scientifi-cité qui permet de prendre en considération la com-plexité de l’homme et la relativité des points de vue.

Plusieurs types de triangulation peuvent apparaître.Nous en préciserons ci-après les caractéristiques. Nousexaminerons également les points-charnières de larecherche qui sont concernés par les différents modesde triangulation :- la triangulation des sources implique de récolter les

informations auprès d’informateurs multiples. Il s’agitégalement de rechercher les informations par laconsultation de divers documents objectifs (des docu-ments d’archives manuscrits, sonores ou vidéoscopéspar exemple). Selon cette définition, la triangulationdes sources peut être identifiée à la critique deconfrontation ;

- la triangulation interne examine le rapport qui existeentre l’information (ou les interprétations dans larecherche) avec les caractéristiques de l’informateur(ou du chercheur). A travers l’anamnèse, l’originesociale et culturelle, l’état psychologique des sujets(acteurs ou chercheurs), il s’agit de comprendre lesmotivations des personnes à donner telle informationou telle interprétation. Ce type de triangulation peutêtre identifié à la critique d’identité ;

- la triangulation des observateurs est associée à la pré-sence de plus d’un observateur et/ou correcteur dansle processus de la recherche. Cette démarche permetde contrôler les sources de biais lors de la productionde résultats au cours de la mise en œuvre d’instru-

ments (enquêtes, tests, décodage de séquences fil-mées,…), ce qui renforce la validité des données ;

- la triangulation méthodologique (ou instrumentale)consiste soit à utiliser le même instrument à différentsmoments (ce qui correspond à la fidélité), soit à appli-quer différents instruments pour le même événementétudié. Cette démarche permet d’examiner la conver-gence et/ou la diversité des résultats obtenus aux dif-férents modes d’investigation ;

- la triangulation théorique permet de décrypter lesinformations recueillies et d’interpréter les résultatsdu traitement des données à l’aide de théories com-plémentaires ou concurrentes. Cette procédure per-met au chercheur d’être attentif à la richesse et à lacomplexité des comportements humains en variantles points de vue lors de la lecture des phénomènes etau cours de la phase d’interprétation des résultats ;

- la triangulation par combinaison de niveaux, visel’utilisation de plusieurs niveaux d’analyse au coursde l’examen des données et/ou de l’interprétation desrésultats. On peut, par exemple, distinguer lesniveaux de l’individu, du groupe, de l’institution, dela culture, etc. Les étapes de l’écosystème constitueun exemple classique de mode d’analyse selon la tri-angulation par combinaison de niveaux ;

- la triangulation temporelle consiste à prendre enconsidération l’évolution ou la stabilité des résultatsd’une étude mise à l’épreuve dans le temps. Il s’agitd’examiner les facteurs de changement ou de perma-nence dans une étude en adoptant une démarchelongitudinale ;

- la triangulation spatiale met à l’épreuve une théorieou un instrument auprès de cultures différentes. Cetype de triangulation permet d’examiner la validitécross-culturelle de concepts théoriques ou d’instru-ments. Il s’agit surtout de prendre en considération lesdivergences qui apparaissent en fonction des lieux etdes conditions du recueil de données.

(4) La triangulation au sein des points-charnièresde la recherche

Le concept de triangulation prend en considération larelativité des points de vue, nécessaire à l’examen dela complexité humaine : croiser et diversifier lesapproches permet de mieux cerner le comportementhumain. La relativité des points de vue amène le cher-cheur à l’application de la triangulation sur plusieurspoints-charnières.

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LES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

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La qualité et la diversité des indices sont mises en exa-men par la triangulation des sources en multipliant lesinformateurs et les matériaux d’information.

La triangulation interne poursuit des objectifs similairesà la critique d’identité. La triangulation interne et la cri-tique d’identité impliquent donc les mêmes points-charnières pour les mêmes raisons.

La triangulation des observateurs concerne la qualitédes données. Cette démarche qui vise à croiser la pro-duction de plusieurs observateurs ou correcteurs peutêtre assimilée à la conception classique de la fidélitéinter-juges.

Les triangulations méthodologique et théorique prises ausens strict concernent respectivement des points-char-nières différents : la première est relative à l’instrumenta-tion et à l’interprétation des résultats ; la secondeimplique le croisement de diverses théories permettantde renforcer l’interprétation et la discussion des résultats.L’application de ces deux méthodes permet de dévelop-per un éclairage multiple au cours d’une même étude.Ces triangulations exercent toutefois un impact sur laplupart des autres étapes dans la structuration de l’es-pace de recherche. Par exemple, la triangulation métho-dologique peut engendrer l’apparition de nouveauxindicateurs et de nouveaux concepts théoriques qui sontsous-jacents aux divers instruments auxquels il est faitappel. Ces multiples instruments viendront égalementenrichir les données et leur traitement. L’interprétationdes résultats sera également élargie. Dès lors, une trian-gulation méthodologique aboutit inévitablement à trans-poser cette même démarche au niveau de plusieurspoints-charnières. Cet effet de contamination se produitégalement dans le cas de la triangulation théorique.Elargir le champ théorique implique l’apparition de nou-veaux concepts opératoires. La revue de la littératuresera étoffée et les hypothèses (ou les référents) pourrontêtre reconsidérées. La triangulation théorique apporteraaussi de nouvelles interprétations relatives aux résultats.Très proche de la triangulation théorique, la triangula-tion par combinaison de niveaux concerne plus spécifi-quement les concepts systémiques. Elle permet égale-ment de renforcer la validité de l’interprétation et de ladiscussion des résultats. Toutefois, les implications decette démarche sont identiques aux conséquences quipeuvent être engendrées par la triangulation théorique.

Les triangulations temporelle et spatiale ont égalementdes champs d’application bien spécifiques dans l’espacede recherche. La triangulation spatiale touche essentielle-ment les points-charnières suivants : la population, lesconcepts théoriques, l’instrumentation, la discussion desrésultats, la synthèse et les conclusions. Il s’agit essentiel-

lement d’examiner les répercussions de la modificationd’une population sur d’autres points-charnières. La trian-gulation temporelle concerne les données, l’interpréta-tion et la discussion des résultats ainsi que la synthèse etles conclusions. Dans ce cas, le chercheur est amené àobserver la stabilité ou l’instabilité au sein de ces diffé-rents points-charnières en fonction du temps. Au-delà del’application stricte de ces deux triangulations, force estde constater que tous les points-charnières sont suscep-tibles d’être réexaminés à l’issue de chacune de ces deuxdémarches, car il s’agit bien dans ces deux exemples detriangulation de mettre à l’épreuve toute la structurationde l’espace de recherche confrontée aux mouvancesqu’impose le cadre spatio-temporel.

(5) Les prétentions à la validité

Les débats épistémologiques qui ont traversé lessciences humaines ont engendré d’importantes interro-gations éthiques liées aux statuts du chercheur et del’acteur. Ces questions remettent essentiellement encause l’indépendance entre le chercheur et l’acteur quiest une exigence requise dans la démarche classiquede recherche. Le premier a longtemps été considérécomme le seul détenteur des connaissances imposantaux sujets observés sa propre démarche de recherche :au savoir le chercheur allie le pouvoir et constitue unpersonnage omnipotent. De l’autre côté, l’acteur seraitun objet de recherche qui se soumet au questionne-ment du chercheur. Le sujet n’accède pas à la connais-sance de la recherche, il n’en est pas le producteur et iln’exerce aucun pouvoir sur ce savoir.

Un tel cloisonnement du chercheur et de l’acteur a étél’objet d’une remise en question radicale faisant placeà une nouvelle éthique politique de la recherche. Lechercheur est ainsi considéré comme étant impliquédans la recherche : on n’observe pas un système, uncomportement, un échange de relation en toute exté-riorité. Observer une situation est déjà y être associé.L’acteur est lui aussi impliqué dans la démarche duchercheur : il interagit avec lui au cours d’une prise derenseignement, d’une enquête ou d’une interview. Iln’est pas un simple objet passif totalement indépendantdu chercheur et de ses questions. Il participe non seu-lement à la construction des données mais aussi à l’éla-boration des interprétations. A cet endroit, l’acteur joueun rôle déterminant car il peut confirmer ou infirmerles interprétations émises par le chercheur.

Afin de déterminer une éthique politique de larecherche, des critères issus de la théorie de l’agir com-

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municationnel (Habermas, 1987) ont été intégrés dansle champ de la recherche en sciences humaines(Pourtois et Desmet, 1997). Ces critères permettent deconsidérer le chercheur et l’acteur comme des per-sonnes placées dans une relation de communicationdont les finalités sont connues des interlocuteurs. Danscette relation, il n’y a aucune place pour des stratégiesimplicites ou des enjeux de pouvoir qui seraient dissi-mulés. Chacun peut remettre l’autre en question sur lateneur de ses paroles afin de pouvoir prendre position.Une telle démarche au sein de la recherche impose lerespect des personnes qui restent libres d’échanger etd’adhérer ou non aux propos de l’autre.

Quatre critères permettent de définir un échange detype communicationnel. Nous les explicitons ci-après :- l’intelligibilité détermine le degré de compréhension

qui existe entre deux ou plusieurs interlocuteurs.Chacun doit pouvoir comprendre le sens du messagede l’autre. Il s’agit d’un préalable à toute interactioncommunicationnelle.

Si l’intelligibilité est acquise, chaque interlocuteur doitavoir l’opportunité d’exprimer différentes prétentions àla validité susceptibles d’être critiquées par d’autres.Trois formes de prétentions à la validité sont possibles :- la prétention à la validité objective définit un énoncé

supposé vrai. L’individu s’exprime à propos d’un étatde faits qu’il prétend être vrai ;

- la prétention à la validité normative détermine unénoncé supposé juste. Dans ce cas, la personne s’ex-prime au sujet d’un événement dont elle juge la légi-timité au regard d’un contexte normatif ;

- la prétention à la validité subjective se situe auniveau des opinions des sentiments et des souhaits.L’énoncé est ici supposé véridique. La personnedéfend l’authenticité, la sincérité de ses propos.

Au sein d’une interaction communicationnelle, touténoncé a force de validité mais peut également êtreréfuté sous le mode d’une des trois prétentions défi-nies. Ainsi, ce que dit un interlocuteur peut être criti-qué comme étant faux, illégitime ou inauthentique. À ce stade, un débat argumenté peut être mis en œuvreentre les interlocuteurs afin d’aboutir soit à un accord,soit à un désaccord sur les éléments contestés.

(6) Les prétentions à la validité au sein despoints-charnières de la recherche

L’ensemble des critères définissant le champ de l’agircommunicationnel joue également un rôle dans la vali-

dité de la structuration de l’espace de recherche. Nousprécisons ci-après dans quelle mesure ces critères pren-nent place au cœur de la dynamique de la recherche.

Les quatre concepts qui gèrent l’acte communication-nel renvoient à la notion de validité de signifiance.Celle-ci considère le chercheur et l’acteur commeétant de véritables partenaires qui collaborent à l’édifi-cation d’une recherche. Au cours de cette recherche,les participants (chercheur et acteur) sont amenés às’interpeller afin que chacun puisse comprendre (entermes d’intelligibilité) et évaluer (en termes de préten-tions à la validité) le discours de l’autre.

Plusieurs points-charnières de la recherche sontconcernés par la validité de signifiance. Elle peut êtremise en œuvre lors de la constitution du champ desindices : le chercheur interpelle le sujet pour vérifiers’il comprend le sens et l’impact des propos de l’ac-teur. Ce dernier précise sa pensée par des argumentsliés aux prétentions à la validité et renforçant l’intelli-gibilité de son discours. Le même mécanismed’échange est possible au niveau de l’instrumentation.Dans ce cas, il s’agit d’examiner dans quelle mesure lechercheur et l’acteur s’entendent sur la compréhen-sion et l’impact des items qui composent un outil parexemple. Un processus d’argumentation entre le cher-cheur et l’acteur peut avoir lieu afin que les deux par-ties puissent avoir une compréhension et une maîtriseidentique de l’instrumentation.

L’exercice de la validité de signifiance peut égalementexaminer le passage des indices aux indicateurs. Lechoix de ces indicateurs par le chercheur peut être réa-lisé en concertation avec les sujets afin que ce choixcorresponde plus précisément à l’univers de réalités etde représentations des acteurs. Ici encore, chercheur etacteur sont amenés à argumenter leur position afin deguider le choix des indicateurs sur base des indices.Pour être valide, cette argumentation devra suivre lesrègles qui définissent l’acte communicationnel permet-tant de garantir le respect des multiples partenaires.

Deux autres étapes peuvent également faire place àl’usage de la validité de signifiance imposant uneinteraction et une concertation entre chercheur etacteur. Il s’agit des étapes qui permettent de confronterles indices avec d’une part, l’analyse des données et,d’autre part, l’interprétation des résultats. Dans cesdeux dernières phases, le chercheur est amené à s’in-terroger en compagnie des sujets sur la validité desanalyses et des interprétations face aux indices quiconstituent le monde réel des sujets. Chercheur etacteur argumentent afin de valider ou invalider l’adé-

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LES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

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quation entre les analyses et les interprétations enfonction des indices qui fondent la recherche.

L’introduction de la validité de signifiance au sein dela démarche scientifique donne nettement une impul-sion politique à l’éthique de la recherche. La validitéde signifiance identifie le chercheur et le sujet commedes partenaires impliqués dans une dynamique derecherche : sous le mode d’une interaction communi-cationnelle, le chercheur et l’acteur construisent encommun un savoir qui s’éduque, c’est-à-dire un savoirélaboré et partagé avec les acteurs, susceptible detransformation au cours du partenariat de recherche.

Cette conception de la recherche introduit une dimen-sion politique qui vise un partage du pouvoir sur lesavoir : la recherche devient un champ libre d’argu-mentations rationnellement réglées entre chercheur etacteur. Cette dimension politique est aussi liée à uneéthique de la recherche. On abandonne ici l’intérêttechnique de connaissance (Habermas, 1976) danslequel le chercheur est considéré comme étant totale-ment indépendant des acteurs qui constituent l’objetde recherche. La relation entre le chercheur et l’acteurest la plus distante, elle est appelée relation « je - il » :l’observateur-chercheur objective et instrumentalise lesujet.

L’éthique de recherche fondée sur l’interaction com-municationnelle des partenaires est centrée sur lesintérêts pratique et émancipatoire de connaissance.L’intérêt pratique de connaissance introduit la notiond’intercompréhension entre les partenaires de larecherche. Il s’agit, pour les chercheurs et pour lesacteurs de se comprendre mutuellement. Les uns et lesautres s’engagent dans la recherche en élaborant uneconstruction de sens communément partagée et vali-dée par chaque participant. La relation entre les parte-naires de la recherche est de type « je – tu ». Ce modede relation exprime un intérêt centré sur la compré-hension de l’autre. Enfin, l’intérêt émancipatoire deconnaissance vise le développement d’un savoir quiengendre un mécanisme de transformation, de déve-loppement de la personne. Ce mode d’intérêt deconnaissance définit précisément les fondements épis-témologiques de la recherche-action à visée émanci-patoire. Il s’agit d’un type de recherche que réalise enpartenariat un groupe de chercheurs et d’acteursconfrontés à une problématique concernant directe-ment les personnes impliquées. Le but est d’aboutir àune émancipation des personnes.

Cette phase émancipatoire doit faciliter la résolutiondu problème auquel le groupe doit faire face. Ainsi, larecherche-action peut être définie comme la produc-

tion d’un savoir agissant sur les personnes qui le pro-duisent. Le type de relation mise en œuvre dans l’inté-rêt émancipatoire est l’interaction « je – je ».L’individu élabore un partenariat de savoir dont il estle principal bénéficiaire car ce savoir le transforme,l’émancipe.

9. Synthèse des critères de scientificité

Remarquons d’abord que la synthèse proposée est loind’être complète car tous les types de validité n’ont paspu être pris en compte. Sans vouloir être exhaustifs,nous avons avant tout souhaité présenter une articula-tion épistémologique des critères de scientificité.Aussi, un certain nombre de critères pourrait êtreajouté dans le tableau présenté.

Deux conclusions majeures s’imposent suite à l’obser-vation de la synthèse des critères de scientificité quiont été décrits. Certains points-charnières sont surin-vestis par un certain nombre de ces critères : c’est lecas des indices, de l’instrumentation et des donnéesainsi que de l’interprétation des résultats. Un tel surin-vestissement peut s’expliquer par l’historique desgrandes étapes épistémologiques des scienceshumaines. Dans la phase essentiellement expérimen-taliste, les sciences humaines se sont évertuées à ren-forcer la validité du dispositif expérimental. Ici, l’ac-cent est mis sur l’instrumentation et les données.

L’ouverture des sciences humaines sur les courantsherméneutique et phénoménologique suite au débatopposant la recherche dite quantitative à la recherchedite qualitative, engendre un développement des cri-tères de scientificité. De nouveaux concepts (critiques,triangulation et validité de signifiance) apparaissent etdonnent d’autres repères de scientificité aux points-charnières déjà privilégiés dans la conception logico-expérimentaliste des sciences humaines. Ces critèresde sientificité envahissent aussi d’autres étapes de lastructuration de la recherche comme les indices etl’interprétation des résultats. Ces nouveaux conceptsaccompagnent un réaménagement de la démarche derecherche. Chercheurs et acteurs sont parties pre-nantes dans la construction de sens qu’est larecherche : il s’agit de pouvoir en maîtriser les tenantset les aboutissants dans les différentes étapes de larecherche. C’est un des buts fondamentaux des plusrécents critères de scientificité.

D’autre part, le tableau synthétique permet d’identifierun ensemble de points-charnières faiblement pris en

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compte par les critères de scientificité voire totalementdésertés. C’est le cas de la problématique, du para-digme, de la revue de la littérature, des concepts opé-ratoires et de la méthodologie. Ces étapes sont généra-lement traitées comme des paramètres imposés dansla recherche. Or, chacun de ces points-charnières peutfaire l’objet d’une argumentation contrôlée. Parexemple, une confrontation avec les autres points-charnières permet de justifier la pertinence des choixrelatifs à la problématique, au paradigme et à laméthodologie. En confrontant la problématique à larevue de la littérature, le chercheur peut être amené àredéfinir le problème et les questions de la recherche ;on peut soulever la question du choix du paradigmeen fonction des hypothèses ou des référents de larecherche ; on peut aussi s’interroger sur l’adéquationréelle entre la méthodologie adoptée et les instrumentschoisis. La validité de reliance permet de remédier àces lacunes. Elle propose d’examiner la qualité d’adé-quation entre chacun des points-charnières de larecherche par leur confrontation. Elle ne constitue pasune solution englobante qui permet d’intégrer l’en-semble des autres critères de scientificité. Elle agit plu-tôt de manière complémentaire à ces critères. Enfin, lavalidité de reliance fait appel à une approche épisté-mologique fondée sur le questionnement plutôt quesur une épistémologie de la réponse qui a longtempsprévalu dans l’exercice des sciences humaines.

10. LA VALIDITÉ DE RELIANCE,

(1) La conception classique de la validité

Depuis Campbell et Stanley (1963), le concept de vali-dité est généralement utilisé dans le cadre de larecherche pour désigner le degré de confiance quel’on peut accorder aux inférences tirées à partir desdonnées. Ce qui est mis en examen sous la notion devalidité, c’est le statut et la qualité des réponses appor-tées par la recherche effectuée. Dans quelle mesureles réponses données aux interrogations de larecherche sont-elles valides ?

Centrée sur le statut et la qualité des réponses, la concep-tion classique de la validité impose au chercheur la miseen œuvre d’un ensemble de stratégies qui permettent derenforcer et de confirmer ces réponses. Veiller à la vali-dité d’une recherche, c’est tout mettre en œuvre « pourminimiser, voire éliminer, le plus grand nombre possiblede risques de non-validité » (Robert, 1988, p. 80). Il s’agitde contrôler et minimiser les facteurs qui menacent la

validité des réponses (Einsenhart et Howe, 1992). À cetitre, nombreux sont les auteurs qui réalisent un inven-taire des menaces de la validité d’une recherche tout enproposant des stratégies qui permettent d’y faire face(Campbell, Denzin, Goetz et Le Compte, Lincoln etGuba, Roman, Smith et Glass, cités par Eisenhart etHowe, 1992). Ce type classique de validité centrée surles réponses est essentiel pour la qualité scientifique de larecherche. Comme nous l’avons déjà signalé dans notreintroduction, nous y souscrivons totalement. Toutefois,même si nous acceptons entièrement cette forme de vali-dité, il nous faut constater qu’elle renvoie à une concep-tion moderniste de la science mobilisée par une culturede la réponse. L’épistémologie moderniste fondée par lecourant rationaliste de Descartes à Kant n’a d’autresambitions que de fonder les réponses scientifiques. Lesrègles du «Discours de la méthode» ainsi que la«Critique de la raison pure» constituent des ouvragesfondateurs de la validité classique. Ces ouvrages visent àvalider les jugements scientifiques tout en essayant de lesprémunir contre tout ce qui les menace, de l’expériencesensible et trompeuse pour Descartes à la métaphysiquepour Kant.

Ainsi, la conception conventionnelle de la validitéapparaît être une entreprise de purification desréponses apportées par la recherche, réponses quipeuvent être admises par la communauté scientifiqueune fois leurs limites découvertes.

Cette intention de purification présente dans l’acte devalidité constitue une des caractéristiques du cadre litté-raire d’un article scientifique. Celui-ci se présente géné-ralement comme « profondément anhistorique » (Broadet Wade, 1987, p. 162). « Au nom de la logique, le che-minement historique vers la compréhension doit êtrepassé sous silence » (ibidem). L’histoire du questionne-ment de recherche est totalement évacué du rapportscientifique. En somme, c’est l’historique des étapes dela recherche qui échappe à la conception convention-nelle de la validité et à l’épistémologie moderniste.

Le concept de validité de reliance permet de renoueravec la dimension historique de la recherche et situela question de la validité dans la perspective d’uneépistémologie postmoderne liée à une culture de laquestion plutôt qu’une culture de la réponse.

(2) La démarche de la validité de reliance

Contrairement à la conception conventionnelle de lavalidité axée sur les réponses et les procédures qui

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permettent de générer ces réponses, la validité dereliance est essentiellement centrée sur la démarchede questionnement et son développement dans larecherche. En effet, les points-charnières tels qu’ils ontété présentés constituent les étapes fondamentales duquestionnement qui structurent la recherche. On s’in-terroge tant sur la manière de construire l’objet quesur la réalisation de la recherche elle-même. Lespoints-charnières de ces deux phases de la démarchescientifique sont des questions élémentaires de larecherche. Par exemple, le chercheur examine la pro-blématique de sa recherche ; il s’interroge sur le para-digme à mettre en œuvre ; au moment de l’analysedes données, il réfléchit aux différentes pistes derecherche possibles en fonction des choix méthodolo-giques et du type de données collectées.

Ainsi, l’examen de la validité de reliance permetd’abord de mettre en relief les alternatives principalesface auxquelles le chercheur a été confronté au coursde son questionnement de recherche. Par cette opéra-tion, le chercheur réactualise le cheminement de sonquestionnement ; il repositionne les choix qu’il aeffectués et qui ont orienté sa recherche en fonctiondes alternatives qui se présentaient.

Cette mise à plat du cheminement historique de larecherche que sont les étapes du questionnement per-met ensuite au chercheur de mettre en œuvre la vali-dité de reliance. Celle-ci fait appel aux arguments quicontribuent à justifier la concordance entre les choixeffectués par le chercheur aux différents points-char-nières. Ces arguments veilleront par exemple à mon-trer la correspondance qui existe entre les questionsde la recherche, les hypothèses / le référent et lesconclusions. Il sera également nécessaire d’argumen-ter la concordance entre les choix qui ont déterminéle type de paradigme, l’axe méthodologique et lemode d’analyse des données. L’examen de la validitéde reliance met en jeu chacun des points-charnièresde la recherche. Les exemples peuvent être multipliéset inclure tous les points-charnières. Une chaîne d’ar-gumentation s’élabore et permet d’expliciter la corres-pondance de chacun d’entre eux. Cette chaîne d’argu-ments retrace l’historique de la recherche et examinela concordance des étapes du questionnement duchercheur.

(3) La reliance

La reliance s’oppose à la notion de déliance qui carac-térise aussi bien le système social que la démarche

scientifique issus du monde rationaliste moderne(Bolle de Bal, 1987). La pensée rationaliste est fondéesur une démarche analytique, objectivante (ou réi-fiante) et implique l’exclusion de toute subjectivité.Dans le domaine scientifique, le rationalisme s’estaccompagné d’une démarche logico-expérimentale etquantitative dont nous avons déjà explicité les fonde-ments (supra : « la scientificité de l’instrumentation »et « vers un élargissement des critères de scientifi-cité »). L’articulation de la raison avec l’expérimenta-tion a permis un développement scientifique fulgurantdu 17ème au 20ème siècles. Toutefois, la raison triom-phante produit un savoir essentiellement techniciste etcloisonnant qui aboutit à un phénomène de déliance.Cette dynamique de déliaison se traduit par une accu-mulation de savoirs particuliers, technicistes et isolésainsi que par un ensemble de clivages entre notam-ment le chercheur et l’acteur, le savoir et l’action, larecherche fondamentale et la recherche appliquée.Selon Bolle de Bal (1987), la déliance est aussi per-ceptible dans le système social du monde moderne ausein duquel germe une rupture des liens humains fon-damentaux. A l’image de la raison scientifique, leshommes modernes sont déliés, déconnectés,disjoints : ils ne sont reliés aux autres que par desmachines ; d’autre part, le carriérisme, l’esprit deconsommation et la surabondance d’informations nelaissent plus aux individus la possibilité de s’interrogersur le sens de leur vie.

Cette critique de la science et de la société pervertiepar l’exercice d’un hyper-rationalisme est déjà pré-sente dans la philosophie heidegérienne ainsi quedans la pensée critique de l’Ecole de Francfort.

Toutefois, notre intérêt pour cette critique se situe dansl’ouverture constructive et positive apportée par leconcept de reliance. Sur fond de déliance, Bolle deBal prône une action de reliaison. La reliance repré-sente la recherche d’une nouvelle alliance (Prigogineet Stengers, 1979), entre l’homme et la nature, entrel’homme et les sciences, entre les diverses scienceselles-mêmes, entre le système de l’observateur et lesystème observé, entre le chercheur et l’acteur. A cetitre, la recherche-action constitue une réelle mise enœuvre du concept de reliance car elle est attachée audéveloppement des interactions entre le chercheur etl’acteur. La reliance « consiste à se lier pour relier »(Bolle de Bal, 1987, p. 585). Dans le domaine de larecherche-action, il s’agit de favoriser les liens entreles personnes afin qu’elles puissent se relier, se ras-sembler autour d’un but commun.

La reliance présente en recherche-action implique unphénomène de rétroaction : l’action produite par les

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LES POINTS-CHARNIÈRES DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

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personnes les transforme ; elle implique égalementune causalité circulaire : l’action réalisée est à la foisla cause et l’effet du changement ; enfin, dans lareliance, il s’agit avant tout de re-lier ce qui est dé-lié :l’action vise à réunir des personnes dont les liens sontdéconstruits.

Ces caractéristiques propres à la reliance peuvent êtretransposées dans le contexte des critères de scientifi-cité de la recherche. Ils donnent ainsi naissance auconcept de validité de reliance. Soucieuse d’une dyna-mique de reliance, cette validité s’inscrit dans unelogique rétroactive : l’examen d’un point-charnièrepeut engendrer non seulement sa propre restructura-tion mais également un réaménagement en cascade del’ensemble des autres étapes de la structure derecherche. La validité de reliance met également enœuvre une causalité circulaire : la réorganisation d’unpoint-charnière produit une réadaptation des autresétapes de la structuration de la recherche dont l’abou-tissement peut exiger de reconsidérer le point-char-nière qui fut à l’origine du changement en cascade.Par exemple, reconsidérer la problématique d’unerecherche implique une remise en cause de la revuede la littérature (ainsi que des autres points-charnièresde la recherche) qui à son tour, une fois réaménagée,peut engendrer de nouvelles modifications au sein dela problématique. Enfin, la validité orientée par unedémarche de reliance vise à re-lier ce qui est dé-lié.Deux exigences caractérisent la validité de reliance.Chacun des points-charnières remplit un rôle fonda-mental dans la structuration de la recherche : aucund’eux ne peut être considéré comme étant plus impor-tant que les autres. Accorder plus d’attention et devaleur à certains points-charnières, c’est risquer desurinvestir une partie du champ épistémologique touten adhérant à une école de pensée (positivisme instru-mental, recherche qualitative, recherche quantitative,herméneutique, phénoménologie,…). La seconde exi-gence associée à la validité de reliance impose auchercheur de re-lier l’ensemble des points-charnièresde la recherche. Chacun d’eux doit pouvoir êtreconfronté et relié aux autres : tous les liens possiblesdoivent être examinés sans accorder de prépondé-rance à certains liens qui seraient privilégiés. Car cetype de privilège engendre l’apparition du phénomèned’école épistémologique et produit de la déliance ensousestimant les enjeux de certains point-charnières.

Lorsque l’exercice de confrontation de reliance estréalisé dans sa totalité, la structuration de l’espace derecherche apparaît comme une structure de sens : lespoints forts mais aussi les limites de la recherche sontclairement présentés ; l’articulation des points-char-nières est explicite ; les rôles du chercheur et de l’ac-

teur sont définis ; les enjeux de la recherche tant ausein de la communauté des chercheurs que dans lasociété sont mis en évidence. Ainsi, c’est l’historicitéde la recherche et les étapes de son questionnementqui sont mises en exergue par l’intermédiaire de lavalidité de reliance.

11. UNE ÉPISTÉMOLOGIE POSTMODERNE

La validité de reliance répond aux critères d’uneépistémologie postmoderne qui désigne une concep-tion de la science soucieuse de sa démarche interro-gative, de sa relativité et de son caractère historique(Gibbons et al., 1994). La validité de reliance metd’abord l’accent sur le questionnement de rechercheet les alternatives qu’il engendre. Ces alternativesconstituent diverses modalités de recherche face aux-quelles le chercheur aura pris une position. En effet,le chercheur décide de privilégier une piste d’investi-gation plutôt que d’autres tout aussi acceptables.Cette mise en exergue du questionnement permet auchercheur d’identifier clairement les choix opérés àchaque point-charnière et qui ont déterminé l’ordredes réponses scientifiques. En procédant de la sorte,le chercheur révèle les liens qui unissent les ques-tions aux réponses de la recherche. Il désigne ainsi lapiste de recherche choisie parmi d’autres.

Cet éclairage du questionnement de la recherche per-met à la communauté des chercheurs d’évaluer pré-cisément les conditions de possibilité et les limites dela démarche d’investigation et du savoir produit. Ici,la validité de reliance favorise le développement dela raison critique face à la recherche. La mise enœuvre d’une raison critique est associée à la relati-vité de la démarche et des résultats de recherche.Cette relativité de la recherche constitue un des fon-dements de l’épistémologie postmoderne. La notionde relativité ne doit pas être opposée à la conceptionde la validité du savoir sous l’angle de l’épistémolo-gie moderniste. Cette relativité signifie que le ques-tionnement et les résultats de recherche doivent êtremis en débat. Rien n’autorise le chercheur isolé àfaire la démonstration a priori de la validité de sadémarche. L’examen de la validité de reliance sup-pose le débat public. Pour cette raison, la validité dereliance met en œuvre des arguments de la part duchercheur qui justifie la structuration de son cadre derecherche. Une contre-argumentation issue de lacommunauté des chercheurs peut alors engendrer le

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débat sur la validité de reliance qui caractérise larecherche. Ainsi, le cadre d’une épistémologie post-moderne se constitue d’arguments permettant l’exer-cice d’une raison critique au sein d’un espace publictelle que la définit J. Habermas (1987, 1995).

L’épistémologie postmoderne met également enexergue la dimension historique de toute investiga-tion. Les étapes du questionnement rendent comptede cette dynamique historique. L’histoire de larecherche est structurée par les questions du cher-cheur. Celui-ci sait que ses questions sont relatives etque d’autres sont possibles. Cette prise de consciencefait surgir le problème de l’éthique tant sur le planinterne que sur le plan externe de la recherche. Auniveau interne, si le chercheur considère que sesquestions sont relatives, il fera place aux questionsdes sujets de la recherche : l’interaction entre le cher-cheur et l’acteur, déjà débattue, peut se mettre enplace. D’autre part, au niveau externe, la relativitédes questions de recherche fait prendre consciencedes limites de l’application des résultats de larecherche dans la société. L’éthique du chercheurconsiste, à cet endroit, à éclairer le monde politiquesur les limites de son étude, à l’aide des argumentsconstruits dans le cadre de la validité de reliance.

Ainsi, centrée sur une démarche d’historicité et dequestionnement, la validité de reliance permet d’unepart de renforcer la scientificité de la recherche, et,d’autre part, stimule le mécanisme de reliaison entreles différentes composantes liées de près ou de loinaux enjeux des sciences humaines : le chercheur, l’ac-teur, la recherche, la société et le monde politique.

12. LA LIBERTÉ DE LA RECHERCHE

La structuration d’un espace de recherche n’échappepas à certaines contraintes. Les points-charnièresdéfinissent les étapes fondamentales d’une étudedans ses phases de construction et de réalisation.L’épistémologie des sciences humaines a élaboré etproduit encore un nombre considérable de critèrespermettant d’examiner la scientificité de la recherchesous différents angles. Enfin, l’introduction duconcept de validité de reliance amène le chercheur às’interroger sur l’adéquation des multiples étapes quijalonnent son étude. Cette démarche de reliance viseaussi à examiner la concordance de la rechercheavec le monde scientifique, social et politique.

L’ensemble de ces exigences ne doit pas masquer lefait que l’espace de la recherche est avant tout le lieude l’expression de la liberté du chercheur. S’il devaiten être autrement, la recherche serait un exercicetotalitaire, envahi par des règles destinées à uniformi-ser la connaissance. Le savoir serait alors le produitde normes scientifiques et non plus le fruit de lacréativité libre des hommes. Ce glissement de larecherche dans la sphère totalitaire provient essen-tiellement d’une confusion entre les buts et lesmoyens de l’activité scientifique. Les étapes et les cri-tères de la démarche en science sont des repères quipermettent au chercheur de baliser le champ de sapensée : les repères sont des outils pour la réflexionet ne doivent pas constituer une fin en soi au risquede capturer la liberté de recherche.

L’acte libre du chercheur relève d’une liberté consti-tuée qui « renvoie à la marge de manœuvre qu’of-frent les situations toujours soumises au jeu descontraintes multiples » (Meyer, 1995, p. 184).Chacun des points-charnières de la recherche consti-tue un espace de choix. Parfois, les alternatives sontrestreintes. La méthodologie, par exemple, peut êtresoit a priori, soit a posteriori. Mais très souvent lespossibilités de décision sont extrêmement vastes : laproblématique, le choix des concepts opératoires etdes indicateurs, l’interprétation et la discussion desrésultats, laissent au chercheur une grande marge demanœuvre.

Certes, le chercheur sera toujours tenu de rendrecompte de ses actes. La légitimité de la recherche està ce prix, car la liberté démocratique n’est pas unenorme totalement inconditionnelle : elle impose àses acteurs d’argumenter leurs décisions de liberté ausein d’un espace public. L’exercice de la validité dereliance aide le chercheur dans cette démarche d’ar-gumentation démocratique.

A l’image d’un régime libre, l’espace de la recherchen’est jamais clôturé : il est toujours en voie d’achève-ment et doit accepter son imperfection, sa non-exhaustivité. La reliance élaborée par le chercheurest un ensemble en construction, ouvert sur le chan-tier des questions de validité. La validité de relianceest d’emblée un exercice voué à l’inachèvement dontles interrogations orientent les nouvelles opportuni-tés de recherche. Ainsi, la démarche scientifique est-elle comparable à un processus d’argumentationdémocratique ouvert sur un espace de questions pro-gressives que se transmettent successivement leschercheurs.

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