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MOHAMMEDAÏSSAOUI

L'AFFAIREDEL'ESCLAVEFURCY

récit

GALLIMARD

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ÀElvira,Léa,Noé,Nina

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Tabledesmatières

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2122232425262728293031323334353637383940ANNEXESSOURCESÉLÉMENTSBIOGRAPHIQUES

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REMERCIEMENTS

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Le16mars2005, les archives concernant «L’affairede l’esclaveFurcy » étaientmisesauxenchères,àl’hôtelDrouot.Ellesrelataientlepluslongprocèsjamaisintentéparunesclaveàsonmaître,trenteansavantl’abolitionde1848.Cettecentainededocuments—des lettresmanuscrites,descomptesrendusd’audience,desplaidoiries—étaitde laplus haute importance et illustrait une période cruciale de notre histoire. Les archivespoussiéreuses,mal ficelées,malrangées,croupissaientaumilieudebibelots sans intérêt.Lecommissaire-priseurlesaattribuéesàl’Étatpourlasommede2100euros.

Quelquesjoursplustard,toujoursàl’hôtelDrouot,l’undesclichésduBaiserdel’HôteldeVille,immortaliséparDoisneau,étaitadjugé155000euros.

Les deux événements n’ont aucun lien entre eux. Et ce n’est pas le roman de deuxamoureux sur leparvisd’unemairiequivous seraconté ici,mais l’histoirede l’esclaveFurcyqui,àtrenteetunans,unjourd’octobre1817,dansl’îledelaRéunionquel’onappellealorsîleBourbon,décidedeserendreautribunald’instancedeSaint-Denispourexigersaliberté.Aunomdelajustice.Iltient,serréedanssamain,laDéclarationdesdroitsdel’hommeetducitoyen.

Ce procès durera vingt-sept ans. Après de multiples rebondissements, il trouvera sondénouementlesamedi23décembre1843,àParis.

Malgréundossiervolumineux, etdesannéesdeprocédures, onne saitpresque riendeFurcy,iln’alaisséaucunetrace,ousipeu.J’aiéprouvéledésir—ledésirfort,nécessaire,impérieux—deleretrouver,etdelecomprendre.Del’imagineraussi.

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Le soleil clément ajoutait à la douceur du monde. Furcy aimait toutparticulièrement ces instants paisibles et libres, quand la forêt appelait au silence.Pasunbruit... Juste,au loin, lamusiqued’unerivière.Lecalme fut rompupar lepépiementeffrayéd’unenuéed’oiseauxquis’envolèrentd’untrait.Puisilentenditlehurlementdechiensquiserapprochaient.

L’hommenoircouraitàperdrehaleine,sesyeuxgrandsouvertsdisaientlaterreur.Letorsenu,iltranspiraitcommes’ilpleuvaitsurlui.Sonpantalondetoilebleueétaitdéchiré jusqu’aux cuisses. Il boitait. Dans son regard, on lisait la certitude qu’iln’arriveraitpasàs’échapper,lapeurdelamort.Sonsouffles’épuisaitàchaquepas.Ilpouvait tenir encore un peu, un tout petit peu, jusqu’à laRivière-des-Pluies qu’ilconnaissait par cœur, et quipouvait le guider vers lamontagneCimandef, puis àCilaos, le refuge des esclaves en fuite. Avec les pluies diluviennes de la semainepassée, il suffirait de se laisser dériver en restant bien au milieu de la rivière, etenviron cinqkilomètres plus bas, s’arrêter sans forcer, près d’un rocher qui faisaitcontre-courant—d’autresl’avaientdéjàfait,cedevaitêtrel’affaired’uneheure,toutauplus,avantd’arriveraupieddelamontagne.

Àunevingtainedemètresderrière lui,deuxénormeschiens, labaveaux lèvres, lepoursuivaient. Pour leur donner plus de hargne, on les avait affamés. Ces bêtesétaientsuiviesdeloinpartroishommes:deuxblancscoiffésd’unchapeaudepaillequi portaient un fusil—des chasseurs de chèvres sauvages et d’esclaves— et unnoir,têtenue.Ilssemblaientassurésd’arriveràleurfin.

Ilrestaitmoinsdecinqmètresàcourirpourpouvoirplongerdanslarivière.C’étaitencore trop.Aumomentoù l’esclaveallaitmettreunpieddans l’eau, il trébucha.Unchiensautasurluietmorditsacuissedroite,tétanisanttouslesmusclesdesoncorps.Ledeuxièmechienlepritàlagorgealorsqu’ilsedébattait.Onentendituncrilourd.

Au loin, les deux blancs sourirent. Ils ralentirent le pas, comme pour apprécierdavantage lemalheur de leur proie et laisser les chiens terminer leur besogne. Lenoirquilesaccompagnaitbaissalatête.

Furcy, aussi, avait entendu le cri. Il se trouvait de l’autre côté de la Rivière-des-Pluies.Dissimuléderrièreunpieddelitchi,ilavaittoutvu.Ilrestaitfigé.Depuissacachette, il avait remarqué une fleur de lis tatouée sur chaque épaule du fuyardallongé, ses oreilles et son jarret étaient coupés.Ces deuxmutilations signifiaientqu’ilavaitdéjàtentédefuiràdeuxreprises.Quandlesdeuxhommesarrivèrentprès

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de l’esclave agonisant, ils marquèrent un temps, se regardèrent, puis le prirentchacund’uncôté.Ils le jetèrentdans larivière.Ets’essuyèrent lesmains.Lecorpsmoribondflottaitcommeunboutdeboisaugréducourantquiétaitfortcejour-là.

«C’est l’ordre deM. Lory, dit le premier, unmarron qui ne peut plus travaillerconstitueunechargetroplourde.Etlatroisièmefois,c’estlacondamnationàmort.De toute façon, Lory l’aurait battu àmort, tu le connais. » L’autre acquiesça enclignantsimplementdesyeux.

Lepremierchasseursortituncarnetdesabesace,avecuncrayonqu’ilmouilladeseslèvres, il inscrivit : « Capturé / mort / à la Rivière-des-Pluies / le nègre marronSamuel appartenant àM.Desbassayns et loué au sieur Joseph Lory, habitant deSaint-Denis /30 francsà recevoir /4août1817.» Il refermasoncarnet, satisfait.Puis, il donna quatre sous au noir en récompense du renseignement qu’il avaitfournipourrepérerSamuel.

DanslatêtedeFurcy,lecricontinuaitderésonner.

Les faits de ce genre étaient fréquents à l’île Bourbon. J’aurais pu vous décrire lascène oùun esclave fut brûlé vif par samaîtresse furieuse parce qu’il avait raté lacuissond’unepâtisserie.Etraconterl’histoiredecepropriétairequi,apprenantqueson épouse avait couché avec son domestique noir, fit creuser un trou et laissamourirl’amant—alorsquetoutlemondeconnaissaitcettefemmedontondisaitque le démon avait saisi son bas-ventre. Il n’était pas rare, non plus, de voir desesclaves si maltraités qu’ils en devenaient handicapés. D’autres avaient moins dechance, ils mouraient à force de tortures, puis on les enterrait dans le petit boiscommeonenterreunebête—sur les registres,on lesdéclarait en fuite.Certainspréféraientsesuiciderpourenfinirplusrapidementavecunsortfuneste...

Ainsi allait la vie quotidienne dans les habitations bourbonnaises en ce début duXIXesiècle.

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M. JosephLory avait invitéAugusteBilliard à sa table, l’unedes plus courues deSaint-Denis,autantdiredetoute l’île :onn’yrecevaitquedesgensd’importance.Billiardenéprouvaitdelafierté,etdisaitàquivoulaitl’entendrequ’ilambitionnaitdedevenirledéputédeBourbon—destroiscandidats,ilétaitlefavori.IlvenaitdeBretagne, et avait effectué une série de voyages pour observer lesdysfonctionnementsde l’administrationcolonialeetproposerdes solutionsdont ilétaitcertainqu’ellesseraientapprouvéesenhautlieu,àParis.

Billiards’étaitviterenseignésurlescodesenusagedanslarégion.ÀBourbon,unesortedehiérarchiedes réceptions s’étaitétablie.Comment serait-il considéré ?S’ilétait accueilli à la terrasse située dans le jardin avant l’entrée, c’est qu’on voulaitseulementl’impressionner.S’ilétaitconviéàsedirigerverslavarangue,c’est-à-diredel’autrecôtédelamaison—lecôté intime,moinsspectaculaire,maisbienplusimportant—,c’estqu’ilfaisaitpresquepartiedelafamille(c’estlàquelesmariagescommençaient de se nouer). Joseph Lory n’avait pas voulu prendre de risque : ilavaitoptépourlavarangue,aprèsavoirfaitvisiterlapropriétéàsonhôte.

Billiard était bavard, on n’entendait que lui. Il avait un besoin obsessionnel dedonnersonavissurtoutechoseetdefairepartagersesréflexionsqu’il introduisaitparlaformule«Vousn’êtespassansl’ignorer...»ousavariante«Voussavez...».Legenred’hommequi,dèsqu’ilavait luquelquespagessurunsujet, s’enproclamaitaussitôtexpert.Ilétaitinutiledelerelancer.

Joseph Lory avait exigé que son domestique Lucien reste pour assurer le bondéroulement du dîner. Furcy avait proposé de prendre sa place, il savait que lesamedisoirLucienrejoignaitAdrienneàSaint-André.

L’horlogeaffichaitminuit,lecielétaitnoiretétoilé.Ilfaisaitdouxsouslavarangue.Billiards’extasiaitàchaquenouveauplatetexigeaitdesexplications,ilfautdirequeLory avait tenu à servir son dîner préféré : un menu composé d’un potage à latortue, de faisans de Pondichéry, d’un carry de buffle de Madagascar et d’unemagistralecorbeilledefruitsdontl’inviténepouvaits’empêcherdetoucherlesplusbeaux, posant des questions sur leur provenance. Le repas traînait en longueur, àcause des bavardages de Billiard. Il disait entreprendre la rédaction d’un récit devoyages,ilhésitait,pourletitre,entre«SouvenirsdesîlesdeFranceetdeBourbon»et«Voyageauxcoloniesorientales».Ilmouraitd’enviededémonterlesthéoriesdel’académicien Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre pour lequel il éprouvait leplusprofondmépris,duméprispour l’hommeetpoursonœuvre,notamment lesdeuxvolumesdesonVoyageenîledeFranceetàl’îleBourbon.Iljugeaitlarenommée

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de l’auteur de Paul et Virginie usurpée et pensait que, lui, il réaliserait un bienmeilleurtravail.

Furcynesupportaitplus lesparolesdecethommeimbudesapersonne, ilparlaitdevantluicommes’ilétaitinvisible.Pourtant,illuifaisaitpresqueface.

«Lesesclaves,s’exclamaitAugusteBilliardenattrapantunmorceaudemangue,oh,vous n’êtes pas sans ignorer que leur plus grand bonheur est dans l’oisiveté. Lesdomestiques noirs ont en général plus de temps que n’en ont lesmaîtres pour sereposer,n’est-cepasmonsieurLory?»

Cedernierneréponditpas.Enverve,etsanscontradicteur,l’invité,quiavaitdûvoirunnoirpourlapremièrefoisdesaviemoinsdetroismoisauparavant,ajoutait:

« On peut dire que le mot esclave est synonyme de voleur, de paresseux et dementeur.Montesquieunousenaditlaraison,ilyaparmieuxbeaucoupd’exemplesdevices.Jeregrettequelevolquecommetl’esclavenesoitpasréprimécommeuncrime,maiscommeunesimplecontraventiondepolice.Ilnereçoitquevingt-cinqàtrente coups de fouet pour le délit qui mériterait au moins cinq ansd’emprisonnementoudestravauxforcés.»

Furcyamenalescigarespoursignifierqu’ilétaittempsd’enterminer.Ilprofitad’uninstant pour dire à Lory qu’il serait lundi à l’habitation à 5 heures, commed’habitude,etques’ilavaitbesoindeluidimanche,ilpouvaitserendredisponible.AugusteBilliardn’avaitpas l’airde comprendrequ’il lui fallaitquitter les lieux. IlregardaLoryensoufflantuneboufféedesoncigare,etillança:

«Voussavezquelesesclavesn’ontpasbesoindevêtements?

—Non. Et pourquoi donc ? questionna Joseph Lory au risque de faire durer laconversation.

— Parce que la couleur noire est un vêtement dont ils sont recouverts. Il estapproprié au climatoù lanature les aplacés.Vousn’êtespas sans l’ignorer : c’estpourêtrenusqu’ilsontétéfaitsnoirs.Aussi,lenègreauquelondonnedeshabitssehâte-t-iltoujoursdes’endébarrasser.»

Loryacquiesça,autantparcequ’ilnes’opposaitpasàl’idée,quepournepasrelancerlebavard.Ilavaiteuunedurejournée,ilétaitépuisé,maisilneputseretenir:

«MonsieurBilliard,jeledisautantàl’hommequej’appréciequ’aufuturdéputédenotre île : les esclaves nous reviennent cher. J’ai là, dans mon habitation, deuxvieillardsdont jenepuismedéfaire. Ils se fatiguentviteetnemerapportentplusrien,c’estparhumanitéque je lesgarde.Où iront-ils ?Et j’éprouve leplusgrandmalàfairetravaillerefficacementnombred’entreeux...»

Billiardl’interrompit:

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« Jevous le répète, l’esclave estparesseuxetmenteur. Jen’aiqu’unconseil : soyezdur,moncherLory,cesontlesnègresquidemandentqu’onlescommande.Quantà leur coût, j’en conviens. J’ai luune étude (il s’arrête un instant,met sonpoingdevantsabouchepourretenirunrot,puiscontinueprécipitammentdepeurd’êtrecoupé)... Dans les bonnes habitations, les noirs sont estimés entre 120 et 150piastresdanslesinventairesdesuccession.Ilsreviennenttellementcherenimpôts,etvousn’êtespassansignorerquecertainspropriétairessous-évaluentlenombredeleursesclavespourn’avoirpasàpayerlacapitation.Voussavez,onpeutremplaceravantageusementunnoirparunchevalouunmulet.»

Puis,illâchacesmotsquifaillirentfaires’étranglerLory.

«Peut-êtrel’abolitiondonnera-t-elleàcesnègresunebienmeilleureidéedutravail?Quisait?Jeréfléchisàdespropositionsdanscesens.Etjemiliteraiaveclaplusforteénergie. Vous savez que j’entreprends la rédaction d’une réglementation que jeprésenteraiàsonexcellence,monsieur leministrede laMarine?J’aidéjà letitre :ProjetdeCodenoirpourlescoloniesfrançaises.»

Quand Furcy partit en cuisine pour donner l’ordre aux domestiques de partir,BilliardsepenchaversJosephLory.

«Dites-moi,cetesclavem’impressionnefavorablement,chuchota-t-il,enfaisantunsignede la têtevers l’endroitoùse trouvaitFurcy, ilade la tenue,de l’aisance,etunecertaine éducation,même (cette fois, ilnepeut retenirun rot).Pardon...Oùl’avez-vousacheté?»

Lorysourit,avecfierté:

«Jen’aipaseuàl’acquérir.FurcyestunMalabar,c’est-à-direunhabitantdelacôteouestdel’IndemaisilestnéàBourbon,dansl’habitationdematante.Ellemel’aléguéàsamort,enmêmetempsquesamèrequivientdeChandernagor.C’estunesclaveexemplaire.Jen’aijamaiseuqu’àmelouerdesafidélitéetdesasoumission.Jeluiaiconfiédesresponsabilités:c’estmonmaîtred’hôtel,etilmedonneentièresatisfaction.»

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«L’affairedel’esclaveFurcy»contreJosephLoryestnéepeudetempsaprèscettedouce nuit sur l’île Bourbon. Elle a commencé au tribunal d’instance de Saint-Denis,ets’estachevéevingt-septannéesplustard,fin1843,àlaCourdecassation,àParis.Cequiesttoutsimplementinimaginablequandonsaitqu’unesclaven’avaitpasledroitd’assignerdirectementsonmaîtreenjustice.

Jeneconnaispasgrand-chosedeFurcy,maisjesaisquejel’attendais,jel’aicherché,même. Il faut fouiller dans les « souterrains de l’Histoire ». Cette expressiond’HubertGerbeau,l’undesraresuniversitairesàs’êtrepenchésurlesortdeFurcy,meplaîtbeaucoup.Etc’estdanscessouterrainsquej’airencontréFurcy.Danscesarchives laissées presque à l’abandon. Je reviendrai sur les circonstancesextraordinairesquim’ontamenéà lesdécouvrir.Depuismars2005,Furcynem’ajamais quitté. Ilm’accompagnait dansmes balades, dansmes rêveries, le jour, aumilieu de la nuit, jusque dans mon sommeil. Je marchais de longues heures enl’ayantàl’esprit.Lesphotocopiesdesdocumentsrestaientenpermanencedansmonsac.J’avaispeurdelesperdre.Jelesailuesetreluesunecentainedefois.

J’aimenéunelongueenquêtecommes’ilavaitdisparuhier,commesijepouvaisleretrouvervivant.Dèsquejedécouvraisunélémentnouveau,simincefût-il—unlieuoùilétaitpassé,unephraseseréférantàlui...—moncœursemettaitàbattreplusvite.Puis, je tentaisderetrouvermoncalme.Jemeconsolaisdeschagrinsdumondeenpensantàlui.Jepuisaisquelqueforcedanssoncourageetsapatience.Jem’habituaisàsaprésence.Etilm’arrivaitdem’adresseràlui.

J’aicherchéàcomprendrecequipousseunhommeàvouloirs’affranchir.

J’aivoulurompre,àmamanière,celongsilencedanslequelilétaitmaintenu.

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Madeleineétaituneesclavefidèleetsoumise.Sansdouteavait-elletransmistoutcelaàsonfils.Àprèsdesoixanteans,dontplusdecinquantedelabeur,ellesentaitquelavieétaitentraindelaquitter.Saboucheavaitdeplusenplusdemalàtrouverl’air, une pointe au niveau des poumons l’oppressait. Comme elle pensait sa finproche, elle avait préparé troismalles destinées à sa fille,Constance, et à son fils,Furcy.

Le15septembre1817,on la retrouvamorte,unmatin,vers6heures,ellequines’était jamais levée après 5 heures. Son visage affichait un sourire paisible. Onl’enterrasanscérémonie.

Dans les deux grandes malles, on trouva des vêtements, beaucoup de vêtementsqu’elle avait confectionnés et soigneusement pliés. C’étaient ses seuls biens ; elleavait un don exceptionnel pour la couture. Les meubles, une marmite et lesustensilesdecuisineappartenaientàsonmaître,JosephLory.Lelopindeterresurlequel elle cultivait sonmaïs, ses lentilles et ses pois duCap serait repris par sonpropriétaire. Elle possédait deux poules, aussi. On les donnerait à un esclaveméritant.Lapetitemallecontenaitdenombreuxpapiersqui formaientundossierremarquablement volumineux pour une personne qui ne savait pas lire.M. Loryn’envoulaitpas,ilétaiteffaréparcequ’unetellefemmepouvaitconserver.«Jen’enaiquefairedecespapiers,qu’ilsaillentàsafilleouqu’onlesbrûle»,avait-ilpesté,sansaucuneretenue.Toutdemême,Madeleineavaitservi l’habitationdurantunetrentained’années,avecdévouement;ellen’avaitjamaismontrélemoindresignedemauvaisehumeurni rechigné à l’effort.Mais laprincipalepréoccupationdeLoryétait de devoir acheter une autre esclave tout aussi efficace ; il savait qu’on n’entrouvaitpasaisémentsansymettreleprix,etaveccesfoutuesloissurlatraitedesnègres,l’achatdevenaitcompliqué.Ilysongeaitdepuisquelquesmoisdéjà,lorsqu’ilvoyaitMadeleine,essoufflée,s’arrêterpourreprendresarespiration.Ilneserappelaitplus exactement son âge— peut-être cinquante-cinq ou soixante ans—,mais ilpensaitalorspouvoirattendreencoreunpeu.

Madeleine avait vu le jour en1759, sur les bordsduGange, àChandernagor, enInde. Elle avait été vendue à une religieuse du nom deDispense, le 8 décembre1768àl’âgedeneufans.Ellen’avaitpresqueriencoûté:unPortugais,dunomdeFaustino de Santiago l’avait cédée pour la somme de 55 roupies. Santander, untémoin,auraitassistéàlascèneetcosignél’actedevente,sansqu’onsachecommentelle s’était trouvée entre lesmains de ce Portugais. L’Indienne avait d’abord passétrois ans à Lorient avec la religieuse. C’est dans cette ville froide et austère queMadeleines’étaitimprégnéedesbienfaitsduchristianisme,etqu’elleavaitperduson

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joliprénom—toutlemondel’appelaitMagdalena,àChandernagor.Alorsqu’ellelareconduisaitdanssonpaysnatal,lareligieuse,âgée,avaitfaitescaleàl’îleBourbon.Elle s’était sentie trop fatiguée pour continuer le voyage jusqu’en Inde. Elle avaitdoncconfiéMadeleineàMmeRoutieretlaluiavait«donnée»àconditionqu’elleluiaccordel’affranchissementetqu’ellel’aideàretourneràChandernagor.Bourbonnedevaitconstituerqu’uneescale;maisMadeleine,commetouteslespersonnesquiont été arrachées à leur terredenaissance, avait horreurdes lieuxde transit : ellesavait que l’on pouvait y rester toute une vie. Elle avait vu juste, car cetteMmeRoutiern’avaitjamaiseul’intentionderespectersaparole,tropheureused’acquérirunemain-d’œuvregratuiteaumomentmêmeoùsonmaridisparaissait.

Mme Routier avait attendu plus de vingt ans avant d’affranchirMadeleine, le 6juillet1789.Cettedaten’estpasliéeauhasard.Laveuveavaitentendulesbruitsquivenaient de France. Elle avait eu peur de payer de lourdes indemnités, d’autantqu’elleavaitsignéunepromessed’affranchissement.

Malgré sa nouvelle condition, Madeleine était restée sous les ordres de MmeRoutier...Entresavied’esclaveetcelledefemmelibre,rienn’avaitchangé.C’étaitcomme ça. Et, du reste, qui dans l’habitation pouvait bien savoir queMadeleineétaitaffranchie?Personne.Sansdoutepasmêmeelle.MmeRoutiern’avaitpascruutiledel’eninformer—elleavaitcachél’acted’affranchissement.

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Lorsqu’elleavaitdébarquéàBourbon,Madeleineavaitdeladouceuretdelabeauté.Àquinzeans,elleétaitplusgrandequebeaucoupd’hommesdel’habitation;avecl’âge et la fatigue, elle avait eu tendance à se courber.On remarquait ses cheveuxbouclés,presquefrisés,quiluitombaientsurlesépaules,unetaillefine,descourbesavantageuseset,surtout,cevisageharmonieuxaveccesyeuxnoirsenamande.Ellesouriaitàlamoindreoccasion.Elleétaitdotéed’uncaractèreheureux.IlluiarrivaitsouventderêverduGange,sanstropsavoirpourquoi;ellen’avaitpasoubliélegoûtparticulierdesoneau,ungoûtqu’ellen’avaitjamaisretrouvéailleurs.Etquandelleypensait,deslarmesluivenaientsansqu’elleréussisseàlesretenir.Ellesesouvenaitaussidecertainsarbresdesonvillage—ilsétaienthauts—,d’unruisseauclairdanslequelilluiarrivaitdeserafraîchiretd’unemaisonsanstoit,maiselleavaitoubliéleprénomdeceuxquiavaientaccompagnésonenfance,saufAbha,sameilleureamie—qu’était-elledevenued’ailleurs?Elleserappelaitleprénomdesamère,Mounia,etceluidesonpère,Mehdiri.Ellenesesouvenaitplusdesonnomdefamille,onneleluiavaitjamaisdit.

La beauté de Madeleine ne laissait évidemment pas indifférents les propriétairesd’habitation.Unjour,alorsqu’ellen’avaitpasencoreseizeans,ellenereconnutplusson corps. Ce sang sans blessure avait cessé. Elle donna naissance àMaurin, quimourutjeuneen1810.Constanceestnéeen1776,samèreavaitdix-septans.Furcyestnédixansaprèssagrandesœur.J’ignores’ilsétaientdumêmepère.

Née d’unemère esclave, Constance aurait dû vivre en esclave.Mais un homme,blanc,dunomdeM.Wetter,dontellepartageaitvisiblementquelquestraits—desyeux verts qui contrastaient sur cette peau de miel — l’avait rachetée à MmeRoutier.Celle-ciavaitacceptébienvite l’aubainedesedébarrasserd’uneboucheànourrir—cen’étaitqu’unefille,ellerapportaitpeu.Etpuis ilétaitd’usagequ’unpère rachète l’enfant qu’il avait conçu avec une esclave. On disait, non sansfondement, que les colons de Bourbon avaient plus d’enfants avec des esclavesqu’avecleursépouses.C’estpourquoiles«sang-mêlé»semultipliaientàvued’œil,souslesoleilgénéreuxdel’île.

LaressemblanceentreFurcyetsamèreétaitfrappante:unpetitmulâtre,levisagecommedessinéparunpeintre,etcesyeuxenamande,noirsaussi...MmeRoutierétait contente : un garçon, c’était toujours bon pour l’habitation. Elle saluait lapromessed’unemain-d’œuvre future, et connaissant la soliditédeMadeleine, ellepouvaitsefrotterlesmains.

SiConstanceavaitpuêtreaffranchie,Furcy,lui,n’avaitpaseucettechance—dans

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unefamille, ilpouvaitdoncyavoirunenfantsoumisà l’esclavageetunautrequivivaitlibre.

ÀlamortdeMmeRoutier,en1808,Furcyavaitété«légué»,avecsamère,àJosephLory, le neveu et gendre de la défunte. La mort n’épargne personne, pas mêmel’indestructibleMmeRoutier.Elleavaittoutprévu,mêmesondécès.Et,commeelleavaittoutdirigésaviedurant,elleavaittenuàrégenterlasuite, jusqu’aumontantdes frais de succession. Son testament témoignait d’unemainmise parfaite sur leschoses et l’existence. Elle avait cédé tous ses biens à Joseph Lory, avec cetterecommandationécrited’uneplumefineetserrée.Aprèsladisparitiontragiquedesonépoux,elleavaitprissoind’authentifierledocumentauprèsdunotairedeSaint-Denis,maîtred’Eymerault.

Je, Marie Thérèse Jeanne Lory, veuve deMonsieur Paul Henri Routier,propriétairedemeurantàSaint-Denis,soussignée,Voulantuserdelafacultéquem’accordel’article1075ducodecivilparleprésenttestament,etainsiqu’ilsuit,lèguelesbiensquejepossèdeàmonneveuJosephLory.

MASSEDEBIENS

—UnepropriétéàSaint-Denis,cettepropriétésecomposed’unemaisondepierresurunterrainde1500mètrescarrésavecunpavillonenbois,unmagasin,unecuisine,unegeôlepourlesesclavesrécalcitrants,uneinfirmerie,unefermette,uneécuriepourleschevaux,unpoulailler,etvingtcabanespourlesnoirs.—unesucrerie—Unegiroflerie—Unecaféterie—Delavaisselleenargenterieestiméeà500francs—Unearmoire—Sixmuletsestimésà2500francs—Quatrebœufsestimésà6000francs—17esclavesestimésdansl’ensembleà41000francs,ayantpournom,pourâge,fonctionetorigine:—UnlotcomposédeRémi(42ans,cafre,domestique),sacompagneMinutie(27ans,cafre,cuisinière)etleurstroisenfants(3ans,2anset6mois),estiméà7000francs—UnlotcomposédeJupiter(Malabar,55ans,sansprofession),sacompagneMaman(38ans,Malabar,femmeàtoutfaire)etleursquatreenfants(Justin,18ans,noirdepioche,Sérafin,16ans,noirdepioche,MadietMado,jumellesde10ans,àlagiroflerie),lotestiméà22000francs,lesenfantssontenlocationpouruneannée.—Justin(Malabar,29ans,néàBourbon,commandeurdanslaplantationdeSieurDesbassayns),loué100francsparmois.—Samuel(cafre,24ans,noirdepioche),noirrécalcitrant,enfuite.Non

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estimé,pourinventaire.—Madeleine(Malabar,59ans,femmeàtoutfaire),sansvaleur,etsonfilsFurcy(Malabar,mulâtre,30ans,néàBourbon,maîtred’hôtel,jardinieretmaçon)estiméà7000francs.—Jamine(cafre,16ans,femmeàtoutfaire),estiméeà1000francs(lamalheureuseaperdusonesprit).—Mina,jeunenégressecréole,laveuse,repasseuse,couturière,avecunenfantdedeuxansetunautreànaître.Ensembleestiméà4000francs.

RoutieravaitajoutéunmotdestinéàLory:

Mon cherneveu et gendre, je te confiema fortuneque j’ai fait fructifier avec la seuleforcedemesmains.C’estàtoiquejelalaisse,etàtoiseul,cartuasmoncaractèreetmavolonté.Jeteconseillevivementdenepascéderauxsirènesdel’affranchissement,tusaisà quel point un esclave est un bien rare et difficile à rentabiliser. Dans le lot, seuleMadeleineaétéaffranchieilyabienlongtemps,maisellem’estrestéefidèle.J’avaisfaitunepromesseàDieu etàMademoiselleDispensede la libérer, je tedemandede tenirmonengagementpourquejen’aierienàmereprocherlejourdernier.Enfin,moncherneveu,prendsgardeauxfilous,lesdroitsdesuccessionnedevraientpasdépasserles4000francs.

Jesuisbienpeinéeàl’idéedeneplusterevoirmaisilmefautprendrecesdispositions,jet’embrasse.Garde-moidanstoncœur.

Après l’enterrementdeMmeRoutier, JosephLory avait décidéd’attendreunpeuavant de tenir les engagements de sa tante : les temps étaient durs, Madeleinepouvaitencoreservir.

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Voici comme on les traite. Au point du jour, trois coups de fouet sont le signal qui lesappelleàl’ouvrage.Chacunserendavecsapiochedanslesplantations,oùilstravaillent,presque nus, à l’ardeur du soleil. On leur donne pour nourriture dumaïs broyé, cuit àl’eau,oudespainsdemanioc;pourhabit,unmorceaudetoile.Àlamoindrenégligence,onlesattache,parlespiedsetparlesmains,suruneéchelle;lecommandeur,arméd’unfouetdeposte,leurdonnesurlederrièrenucinquante,cent,etjusqu’àdeuxcentscoups.Chaquecoupenlèveuneportiondepeau.Ensuiteondétachelemisérabletoutsanglant;onluimetaucouuncollierdeferàtroispointes,etonleramèneautravail.Ilyenaquisontplusd’unmoisavantd’êtreenétatdes’asseoir.Lesfemmessontpuniesdelamêmemanière.

ExtraitdeVoyageàl’îledeFrance,àl’îleBourbonetaucapdeBonne-Espérance,

deBernardindeSaint-Pierre,1773.

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6

Constancenefutpasautoriséeàgarder lesvêtementsquesamère luiavait laissés.Destroismalles,elleneputconserverquelapluspetite,celleempliedepapiersquineservaientàrien.

Elleavaitsouriausouvenirdelamaniedesamèrequiconservaittoutcequiétaitimprimé.CommeMadeleinenesavaitpaslire,elleéprouvaitunrespect,unesortedevénération,pourtoutcequiétaitécrit.Constancen’aimaitpasMmeRoutier,etencoremoinssonneveu,JosephLory.

Malgrésesquaranteans—etsixgrossesses—,Constanceavaittoujoursdel’allure,etbeaucoupl’admiraient.Elleétaitcequ’onappelleune«femmedecouleurlibre».Ondisait « femmedecouleur » alorsqu’elle avait lapeauplus clairequecertainscolons.Sonvisageaffichaitcettegrâcequel’onrencontresouslesplusbeauxtraitsdesfemmesdel’Inde;et,pourtant,ondevinaitenellequelquechosed’européen.Constance était lumineuse avec ses yeux clairs et ses lèvres rouges délicieusementdessinées.Sescheveuxbrunsetondulés,commeceuxdesamère,tombaientpresqueauniveaudesreins.Maisàladifférencedesamère,ellemontraitplusdefermeté,presquedeladureté,danssonexpression—uneexpressionquiréussissaitàteniràdistance certains hommes présomptueux, surtout depuis la brutale disparition desonmari,M.GeorgesJean-Baptiste.Desamère,elleavaitaussihéritécetalentpourconfectionner des vêtements. Grâce à cela, elle s’habillait avec simplicité et unetouched’élégancediscrète.

Enrevanche,ellerefusaitviscéralementdepartagercetterésignationquiétaitsibienancréedansl’espritdesamère,cettefatalitéquiempêchaittoutdésirdechangerlecoursd’unevie:«C’estlavolontédeDieu»,affirmaitMadeleine.Combiendefoisavait-elle entendu cette phrase ? Constance s’en irritait, et toujours Madeleinetentaitdecalmerlesardeursdesafilleenluidisantqueleurexistenceenvalaitbienuneautre,queFurcys’étaitremarquablementélevédanslasociétémaintenantqu’ilétaitmaîtred’hôteldansl’habitationdeLory,qu’ilétaitmêmelecompagnond’unefemme libre, Célérine — l’on voit que la période était décidément complexepuisqu’unesclavepouvaitêtrelecompagnond’unefemmelibre.

QuandM.Jean-Baptisteétaitencorevivant,Constance,avecl’appuidesonépoux,rêvaitdepouvoirracheteretsamèreetsonfrère.Maislesprixmontaientd’annéeenannée, et Lory était redoutable dès qu’il s’agissait d’argent.C’était peut-être pourcela qu’elle n’arrivait pas à être triste à l’idée d’avoir perdu sa mère ; elle s’étaitsurpriseàpenserqueMadeleine,àprésent,étaitenfinlibérée.

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Danslaterminologieusitéeàl’époque,Constanceétaitqualifiéede«quarteronne»,c’est-à-direqu’elleétaituneesclaveissuedel’uniond’unblancetd’unesang-mêlé.Mulâtre,marron, quarteron... tous ces termes avaient été créés pour désigner desanimaux.

Aprèslamortdesonmari,Constanceavaitdûéleverseulesessixenfants.Certainsdimanches, Furcy et Célérine se rendaient à Saint-André, au Champ Borne, oùhabitaitConstance,faceàl’océan.Ilsl’aidaientdanssestâchesdifficiles.

GeorgesJean-Baptisteétaitunhommecroyantetgénéreux,ilavaittenuàcequesafemmeapprenneàlire.Ilavaitdix-huitansdeplusqu’elle,etluiaffirmaitsouvent:«Notreépoqueappartientàceuxquisaventlireetécrire.Machèreépouse,jenetelaisseraipasdefortune,etj’ensuisaffecté.Maisjetetransmettraiaumoinscepeud’instruction que j’ai acquise. » Elle signait toujours « Constance, veuve Jean-Baptiste».Àsontour,elleavaitentreprisd’apprendrelalectureàsonpetitfrère,quiyprenaitplaisir.L’élèveavaitdépassélemaître,Furcyécrivaitremarquablementbien— en cachette. Il aimait lire, aussi. Sa plume, son style rendaient envieux denombreuxnotables.Célérineenétaitfière.

Lanuit,Constanceseménageaitunpeudetempspourelleavantquelafatiguenel’oblige à s’allonger. Cela ne durait guère plus d’une heure. Elle lisait souvent laBiblequeluiavaitlaisséesamère,uncadeaudeMlleDispense.Ettouslessamedis,elleseplongeaitdansLaGazettedel’îleBourbon.

Ce soir-là, elle avait décidé demettre un peu d’ordre dans lamalle laissée par samère.IlyavaitdenombreuxnumérosdeLaGazettedel’îleBourbon.Maisc’estunpetitboutdepapierquiattirasonregard.Ilcontenaitunevingtainedelignes,toutauplus.Untamponluidonnaitunairofficiel.

C’étaitunacted’affranchissementdanslequelfiguraitlenomdesamère.

Ayant été requis par madame veuve Routier de lui accorder l’affranchissement de lanomméeMadeleine,Indienne,âgéedetrenteans,sonesclave,enreconnaissancedesbonsservicesqu’elleluiarendus,etpourremplirl’engagementqu’elleacontractéenFrancedeprocurerlalibertéàladiteMadeleinequineluiaétédonnéequ’àcettecondition.Vularequêteànousprésentéele3decemois,parlaquellelarequêteoffred’accorderàladiteMadeleineunepensionde600livresetlesvivres,pourqu’ellenesoitpointàchargeàlacolonie.Nous, en vertu des pouvoirs à nous donnés par SaMajesté, avons accordé etaccordonslalibertéàlanomméeMadeleine,Indienne,ladéclaronsàtousetàchacunlibre.Voulonsqu’ellesoitreconnuetelleentoutesoccasions,pourparellejouiretuserdesdroitsprivilèges etprérogativesdepersonnesnéesdecondition libre ; sansqu’ellepuisseêtrepourcetroubléeouinquiétéeparquiquecesoit.

Saint-Denis,6juillet1789.

«Ce n’est pas possible, ce doit être une erreur », avait été la première pensée deConstance. Sans doute la fatigue lui faisait-elle lire n’importe quoi. Elle se reprit,puisrelutpluslentementpourêtresûredenepasraterlemoindremot.

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Constancefutprisedevertige,desmilliersdepenséessebousculèrentdanssatête.Plusdevingt-huitansquesamèreavaitétéaffranchie.Vingt-huitans!Etelleétaitmortecommeuneesclave,sansunetombepourlaprotéger,niunnomdefamille.Constancene savaitplusàqui envouloir.ÀcettedameRoutier ?À JosephLory,l’ignorait-il?Àsamère,etsessilences?Commeguidéeparuneforceinvisibleetunétonnantsang-froidalorsqu’elleauraitdûs’effondrer,lafemmeretrouvasesesprits.«Simamèreétaitlibre,alorsFurcyl’estaussi»,sedit-elle.Épuisée,elleécartatoutd’abord lesnombreuxautresdocuments,puis elle se ravisa, et cequ’elledécouvritajouta à sa stupeur. Elle tomba sur un ensemble d’une quarantaine de pagesrassemblées en vue de l’affranchissement de Furcy. Le dossier datait de 1809... Ilsemblaitbienargumenté.

Cedossier-là,c’étaitMadeleinequil’avaitpatiemmentconstitué.Àunmoment,elleavait bien cru réussir à donner la liberté à Furcy. C’était tout le but de sa viesacrifiée.Durant des années, elle avait essayé, elle s’était battue contre Routier etLory,puis,contredesavocatsetcontreunnotairequi l’avaitescroquée.C’étaitcequil’avaittuée,touscescombatsenvain.Car,justeavantdemourir,samaîtresse,MmeRoutier,dansunmomentderepentirluiavaitconfesséavoirpromisàDieuetàMlleDispensedel’affranchir.Sursonlitdesdernièresheures,elleavaitdemandéàsonhéritierdetenircetengagementpourelle,c’étaitsadernièrevolonté.

Madeleineavaitalorsconsultéunhommede loiqui l’avait informéeque, selon laréglementation, Joseph Lory lui devait dix-neuf ans d’indemnités — « desarrérages », selon son expression— pour avoir été maintenue en esclavage alorsqu’elleétaitlibredepuis1789.

Fortedecetteinformation,lamèredeFurcyétaitalléevoirLoryenluidisantqu’elleétaitprêteàabandonnercesdix-neufannéesd’indemnitésàconditionquesonfilssoitlibre.JosephLoryl’avaitrepousséeviolemment,ilavaitmenacédelestuer,elleet Furcy. Elle avait eu peur pour son fils. Elle aurait pu intenter un procèsmais,fautedemoyens,elles’étaitabstenue.

« Madeleine opposa le silence à l’injustice. » Cette belle phrase, j’aurais voulul’écrire,elleestdeGilbertBoucher,leprocureurgénéraldeBourbon,quisesaisiraitde l’affaire. Elle figure dans le volumineux dossier que j’ai retrouvé. Il a ditexactementceci:«Éconduitedanssademande,repousséeaveccolère,intimidéeparlesproposmenaçantsdeLoryetcraignantdevoirrejaillirsursonmalheureuxfilsleseffets de la colère, Madeleine n’insista point. Elle opposa le silence à l’injustice,emportantl’espérancequetôtoutardonferaitdroitàsaréclamation.»

Malgré une vie de soumission, elle n’était donc pas aussi faible que Constancepouvaitlepenser.Jemedemandequiauraitpusebattreautantqu’elle,quiauraiteusoncouragedanscettesituation-là,quiseseraitconfrontéàdesnotablesdisposantdetouteslesarmes?C’estgrâceàcedossierqu’elleavaitméticuleusementrassemblésans savoir lire que des années plus tard son fils avait pu appeler la justice ausecours ; quand on est analphabète, on sait mieux que personne la valeur despapiers,onlesrangesoigneusementenlesvisualisantbien.Certainespersonnesquinesaventpasliresontcapablesderetrouvern’importequeldocumentadministratifdesannéesaprèsl’avoirreçu.

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Àlalecturedesdocuments,Constance,unpeudéstabiliséeparladécouverte,décidad’allervoirsur-le-champsoncousinAdolpheDuperrier,«unlibredecouleur»,luiaussi.

Quand il lut l’acte d’affranchissement, Adolphe eut la même réaction queConstance,ilcrutàuneerreur.MaisilétaitbienquestiondeMadeleine.Etpuisils’agissaitdeMmeRoutier, iln’yavaitpasdedoute.AdolphecalmaConstancequivoulait se rendre dans l’heure chez Lory pour retrouver Furcy dans sa case. Ilsdécidèrentd’attendrelanuitsuivante.

«Cela veutdireque tu es libre,Furcy.Tu avais trois ansquandnotremère a étéaffranchie. Je ne comprends pas pourquoi elle ne nous en a jamais parlé. Je necomprendspas.»Constanceétaitessoufflée.Ellepritunerespiration,puisajouta:«Maintenant,ilfautréclamertaliberté.Tueslibre.Tul’astoujoursété.»

Furcyregardasasœur,etluipritlesdeuxmainsentrelessiennes,sansdireunmot.

Constancepossèdeunnom—MmeJean-Baptiste—,toutcommesoncousinlibre,AdolpheDuperrier.PasFurcy. Jen’ai fait le lienquetardivement :quandonveutpriverunhommede liberté,on luiôte toute identité.Onn’estrienquandonn’apasdenom.

La ville de Saint-Denis n’était pas si grande. Constance croisa Joseph Lory, unsamedi en fin dematinée rueRoyale.C’est lui qui vint vers elle et l’aborda sansmêmeunmotdecourtoisie,nerveuxetagitécommelorsd’uncombatdecoqs:

«Si vousnousdonnezquittancedesdix-neuf annéesd’indemnitésqu’ondevait àvotremère, je vous promets de libérer Furcy dans les deux ans, je dois partir enFrance,jel’affranchirai,etjeluiremettraiunesommede4000francspourmoyendesasubsistance.

—Etpourquoijevousferaisconfiance?

—Parcequ’ilvautmieuxunbonarrangementqu’unmauvaisprocès.»

Constancehésitait.Celairaittellementplusvite.Etpuisellen’avaitpaslesmoyensd’engagerlesfraispourunavocat.Ilfaudraitvoiravecsonfrère.Rentrantchezelle,auChampBorne,àSaint-André,ellerepritd’abordlalecturedudossier,pièceparpièce:surtoutnerienrater.C’estainsiqu’elledécouvritquelafamilleLory-Routieravaitdéjàmanquépardeuxfoisàsapromesse.C’étaitdécidé,Furcyetelleiraientautribunal,quoiqu’ilencoûte.

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Le2octobre1817,avecl’aidedesasœur,Furcys’adressaauprocureurgénéraldelaCour royale de Saint-Denis, Gilbert Boucher, qui venait à peine de s’installer àBourbon. Le procureur n’avait pas eu le temps d’examiner le dossier, volumineuxdit-il. Et puis sa femme venait d’accoucher. Il le renvoya à son jeune substitut,Jacques Sully-Brunet. Lui-même dit être très occupé.Mais il accepta de recevoirl’esclavequelquesminutes,c’étaitdéjàconsidérable.Furcyprononçacesparoles:

« JemenommeFurcy. Je suisné libredans lamaisonRoutier, filsdeMadeleine,Indiennelibre,alorsauservicedecettefamille.Jesuisretenuàtitred’esclavechezMonsieur Lory, gendre de Madame Routier. Je réclame ma liberté : voici mespapiers.»

Aprèscesmots,Furcydéposasur lebureaudeSully-Brunetun lourddossier tenupardeuxficelles.Sully-Brunetfutsurprisparl’aisancedeFurcy,iltrouvaceMalabarjeune,beau,intelligent,commeill’écriraitunjourdanssesMémoiresdestinésàsonfils.

Le jeune substitut Jacques Sully-Brunet prit la peine de jeter un coup d’œil auxnombreuxpapiers.Lalecturedudossiersecoualejeunehommequisortaitàpeinede l’école de la magistrature ; il venait d’avoir vingt-deux ans. L’injustice de lasituation le bouleversa : comment pouvait-on asservir un homme alors qu’il étaitlibre?Commentpouvait-onnieràcepointledroit?Choseinimaginable,cegarçonallait lancer un véritable pavé dans la mare. Il écrivit au procureur général cettephrase qui allait tout déclencher : « Je pense que l’affaire est de nature à êtresoutenue en justice. » Sully-Brunet tint à souligner qu’il agissait en son âme etconscience.Ils’appuyaitsurunrèglementdatantdequelquesannées,etsur lefaitquelamèredeFurcyétaitindienne,etaffranchie.Danscedomaineilexistaitunedizainede lois se contredisant lesunes les autres.Sully-Brunet auraitpun’en rienfaireetrestertranquille,ilavaitchoisidelancer«l’affairedel’esclaveFurcy».

Bienquerespectueuxdudroit,Sully-Brunetétaitdecescitoyensquinepensentpasqu’unnoirestun«sous-homme»ouun«meuble»quel’onsetransmetdepèreenfilscommel’indiquaitalorslajuridiction.Lejeunemagistratdénichaunarticledeloi qui permettait à l’esclave de recourir gratuitement à un défenseur. Cettedémarcheallaitluicoûtercher.

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Qu’est-cequipousseunhommeàtendrelamainàunautre?Unregard,unepenséesuffitparfois.Presquerien.GilbertBouchern’hésitapasuneseconde.Et,pourtant,le risque était réel de tout perdre, de compromettre ce qu’il avait mis une vie àconstruire:sacarrière,safamille,l’avenirdesesenfants,etaussiunemultitudedepetiteschosesquin’ontdevaleurquelorsqu’onnelespossèdeplus.GilbertBouchern’avaitpasréfléchi, il fallaitaiderFurcy,etc’était tout.Était-ce leregardcalmedel’esclavequiavaittoutdéclenché?Peut-être.Ilfallaitluidonnertoutesleschancesde remporter ce procès qui semblait perdu d’avance. Par moments, le doutetraversait l’esprit du procureur général. Pas pour son compte— jamais—,maispourceluideFurcy:n’était-ilpasentraindegâcherl’existencedecethomme,fût-ilesclave?

Boucher consultait les pièces du dossier dans son bureau au moment où Sully-Brunetarriva.Ilditsimplementàsonsubstitut:«Furcyabesoindenotresoutien,ilfautl’aideràmonteruneargumentationsolide.»IlsvérifièrentlemoindrearticledeloietpassèrentenrevuetouslespapiersdeMadeleineetlemémoirequiavaitétérédigé en 1809, en pensant y découvrir le détail qui ferait basculer le jugement.L’ensembleétaitcomplexe—lesréglementationssecontredisaientparfois—maissemblait sérieux ; par chance pour l’esclave, le dossier contenait de nombreuxargumentsensafaveur.MaisBoucher,enhommed’expérience,lesavait:laloin’estpastoujoursjuste.Lasoiréedetravailavaitétélongue,ilsavaientterminéaprès22heures ; plus précisément Boucher avait demandé à Sully-Brunet de partir à 22heurestandisqueluicontinuaitpendantuneheureencoreàpeaufinerlespiècesdece qui allait être « l’affaire de l’esclaveFurcy », et à ymettre de l’ordre.Les deuxhommes s’étaient donné rendez-vous le lendemain en début d’après-midi pour serendreruedesPrêtres,chezCélérine,lacompagnedeFurcy.

Lesdeuxhommesblancs, à l’allurebourgeoise, qui se rendirent ruedesPrêtres, àSaint-Denis,nepassèrentpasinaperçus.DanslamaisondeCélérine,setrouvaientsa filleClémentine qu’elle avait eue avecDuverger,Constance et son fils aîné, lecousinAdolphe,etFurcy.CélérineinvitaBoucheretSully-Brunetàs’asseoirautourdelatable.Furcysetenaitdebout,àl’écart,maispastropéloigné—cesentimentdenepasêtrelibrenevousquittejamais,alorsvousvousmettezenretrait.Personnenel’avaitremarqué,sauflui,biensûr:ilétaitleseulesclavedanscettemaison.

C’estBoucher qui parla le premier, il porta son regard versConstance, et il dit :«NouspensonsqueFurcyabesoinde suivreunplanpour recouvrer sa liberté. »Puis,commes’ilavaitentendulespenséesdeFurcy,etestimaitqu’ilétait indélicatdenepas s’adresserdirectementà lui, il sedécala légèrementpourêtreen facede

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celuiquiseconsidéraittoujourscommeunesclave.Boucherleregarda—savoixsevoila,trahissantsonémotion—,illuiparla,commes’ilsn’étaientquedeux,danslapièce:

«Vousdevezvousregardercommelibre.Vousêtesunhommelibre.»

Onn’imaginepasàquelpointquelquesmotssimplespeuventagirsurlecœurd’unêtre.Depuiscet instant-là,exactementàpartirdecet instant-là,Furcynecesseraitjamais de se considérer comme libre. On peut dire qu’il était devenu différent.Pourquoisamèren’avait-ellejamaisprononcécesparoles?Avait-elleeupeur?

«Vousêtes libre.Vous l’avez toujours été.Le tribunalvousaccorderacette libertédontonvousainjustementprivé.»

Boucher baissa les yeux en disant cela, comme intimidé par le regard calme deFurcy.

Laconversationsepoursuivitsurlesmodalitésduplan.Chacundevaitapportersacontribution. Furcy devait quitter l’habitation de Joseph Lory, se rendre chezCélérine, et envoyer par huissier une assignation au tribunal d’instance de Saint-Denispourprivationdeliberté.

Sully-Brunetpritquelques feuilletsdesa serviette, il inscrivit toutcequeBouchervenaitdedireetlesdonnaàAdolphequisetrouvaitàcôtédelui.

Aufond,chacunsavaitquelesjoursquiallaientsuivreseraientterribles,lecombatétaittropinégal,lecampadversepossédaittouslespouvoirs.Maispersonnen’osaitfairedescommentaires,depeurdetransmettresesdoutesauxautres.

Furcy intervint posément— ce qui contrastait avec l’atmosphère tendue dans lamaison—, il s’adressa à Boucher et lui demanda si, avant de passer à la phasejudiciaire, iln’y avaitpasmoyend’adresserune simple lettre àLory etdedéciderensuite,enfonctiondesaréaction,s’ill’attaquaitenjusticeoupas.Ilvoulaitlaisserune chance à son exploitant. Et surtout éviter que sa sœur, sa compagne, et ceshommesquilesoutenaientsansleconnaître,nesoientmêlésàuneaffairequinelesregardaitpasetdanslaquelleilsavaientbeaucoupàperdre.Ilvoulaitvraimentleurévitertoutcela;luiétaitprêtàsacrifierlerestedesavie,maisilsouffraitàl’idéedecompromettre ses alliés. Boucher convint que c’était une bonne idée, on pouvaitexpédier une notification qui restait un élément extrajudiciaire ; il ajouta que ledossier était solide et que Joseph Lory, s’il était intelligent, aurait tout intérêt às’éviterunprocèsetàaffranchirFurcy.Ilsdécidèrentdoncd’envoyer,d’abord,unenotification.

ConstanceraccompagnaBoucheretSully-Brunet.Lanuitcommençaitàtomberet,àBourbon,onsaitqu’elletombevite,commeunrideau.Onnedistinguaitpluslesmontagnespourtantsiproches.Ilsn’avaientpasvuletempspasser.Sur lecheminpeu éclairé, ils s’arrêtèrent un instant. Boucher demanda à Constance si elleéprouvaitdesinquiétudes.Lajeunefemmesemontradéterminéeàallerauboutdesadémarche.Leprocureurgénéraletsonsubstitutétaientadmiratifs.Elletintmême

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àajouter:

«Jesaisquenousrisquons,nousaussi,d’êtresarrêtésoudéportés.»

Boucherlarassura:

«Nevousinquiétezpas.Sil’onvousdéporte,jeseraidéportéaussi;etsil’onvousenferme,nousseronsenfermésensemble.»

Constanceremercia lesdeuxhommespour leurdévouementet leurgénérosité.Leprocureur réponditqu’ilne faisait làque son travail, il expliquaà la jeune femmequ’ellepouvaitêtreconvoquéedanscetteaffaire.

«Sic’estlecas,quefaut-ilquejedise?

—Ditestoujourslavérité,réponditsansréfléchirBoucher.Allezàchaquefoisquevousserezappelée ;ditesquec’estmoiquiai tout fait. Jenecrainspersonne. J’aijuré devantmon roi de fairemon devoir. Soyez ferme, et surtout ne signez rienquandbienmêmeilyauraitundétachementdepolicedevantvous.»

Ilscontinuèrentàmarcherunpeu,puisBoucherregardaConstance:

«Sivousrencontrezunedifficulté,rendez-voustoujourschezSully-Brunet,ilsaitcequ’ilfautfaireencasdeproblèmes.Lui,toutcommemoi,noussommesconvaincusquevotrefrèreestdanssondroitàréclamerla liberté,sinonnousnenousserionspaschargésdecetteaffaire.Maissoyezdiscrète,etneditesrienàpersonne.»

Ilrépétaàtroisouquatrereprisesqu’ilvalaitmieuxgarderlesilence.

À quelques mètres de là, se trouvait Duverger, instituteur à Saint-Denis, ami deDesbassaynsetdeLory.Ilavaitsuivitoutelaconversationavecattention.Duvergerétaitl’anciencompagnondeCélérine,etlepèredeClémentine.

Aucommencementdumoisd’octobre1817,l’annéedesestrenteetunans,l’esclavecommit donc cet acte de révolte, mais à sa manière : tout en douceur et encourtoisie. Iln’étaitpas encorequestionde tribunal. Il envoyaune simple lettre àJosephLory,elleétaitcourte:«Jeprotestecontrel’atteinteportéeàmaliberté.»Ildonnauneséried’arguments:ilétaitnéindien,ilnepouvaittomberenesclavage;deplus,samèreavaitétéaffranchielorsqu’ilavaittroisans,ilauraitdûêtreaffranchilui aussi. Il possédait tous les papiers qui expliquaient cela. Il comptait sur lacompréhensiondeJosephLory.

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Furcy savait-il àquelpersonnage il s’attaquait ?Son«maître »—leplus souventpossiblece termeneserapasutilisé—n’étaitpasunsimpleexploitant,undecespropriétairespresqueaussipauvresquecertainsesclaves.Non,JosephLorypossédaitdespropriétésdanstroisvillesdel’île,certainesétaientimmenses,ilenavaitachetéaussiàl’îledeFrancequiétaientgéréesparsafamille.Ilavaitsurtoutunsoutiendepoids : Desbassayns de Richemont, riche sucrier qui détenait de nombreuseshabitations, il appartenait à lapluspuissantedynastiede l’île, cellequipouvait setarguerdedétenir400esclaves;sonhabitationétaitl’unedesraresàavoirledroitdeposséderunegeôlepourpunir les récalcitrants.Samère,que tous leshabitantsappelaient,avecdesaccentsderévérence,«MmeDesbassayns»,avait régenté l’îleBourbon comme si elle en était la reine,maternelle et impitoyable. Aujourd’hui,encore,àl’îledelaRéunion,toutlemondelaconnaît.Sonnomaétédonnéàunebelle avenuedeSaint-Denis.Sonportrait figure toujoursdans l’habitationoù elleavaitvécujusqu’àquatre-vingt-onzeans—c’estunmuséemaintenant—,ellealeregardimpressionnantetdur,leregarddecespersonneshabituéesàtoutordonner,etdesyeuxbleusmagnifiques,intenses.Certainsl’appelaient«lasorcière»,d’autres,«maman».

Quant à Desbassayns de Richemont, il faisait office de commissaire généralordonnateurde l’île,dotédepouvoirs considérables.Avec legouverneur, c’était lapersonnelaplusinfluentedeBourbon.Ilfaisaitlaloiavecl’appuidecinqfamillesdecolons;ils’étaitoctroyélepouvoirdenommer,derévoqueretderétrograderlesmagistrats.Etilenusait,decepouvoir.D’unemanièreplusoumoinséloignée,tousces colons fortunés avaient un lien de parenté entre eux. Et ce qui les liait plusfermementquelesang,c’estlesaffairesqu’ilsfaisaientensemble;ilsseprêtaientdel’argent,etsetenaientparlesdettes.Par-dessustout,ilsn’aimaientpascesFrançaisquivenaientdeFrancesemêlerdeleurcommerce.Entreeux,ilsétaientdivisés,sehaïssaientparfois,maislemétropolitain—«leFrançais»,disaient-ils—étaitleurennemicommun,celuiquilesunissait,finalement.

ÀlafinduXVIIIesiècle,aveclafamilleDesbassaynsentête,lescolonsdeBourbonétaient en première ligne pour déjouer le piège de la première abolition, celle de1794.Ilsavaientgagnéhautlamain,etobtenuquel’esclavagesoitrétablien1802.

QuandLoryreçutlalettredeFurcysurlaquellelemot«Notification»étaitécritengros,toutlemondeputlirelastupeursursonvisage.Ildevintfurieux,s’agita,etsemitàcrier:«Maiscetesclave,c’estmapartd’héritage.Personnenetoucheraàmonbien!Jevaisleluifairecomprendre.»

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Lory était un négociant hors pair. Il avait su diversifier ses activités pour ne pasdépendred’une seulematière, et ilpossédaitplusieurspetitesplantations : girofle,muscat,maïs,café,sucre.Ilachetaitetilvendait.Ditcommecela,çapeutparaîtresimple,maisc’étaitl’undesmétierslesplusrisqués,etilsétaientnombreuxàs’êtreruinés. Le secret de Lory résidait dans le fait de ne jamais se laisser griser par lapossibilitédegagnerplus:ilsavaits’arrêterquandill’avaitdécidé,ettantpiss’ileûtpuempocherdavantage.Pourdiversifieretnejamaisdépendred’unseuldomaine,mêmes’ilestleplusfructueux,ilfautmutualiserlesrisques(seull’alcoolatoujoursrapporté, dans toutes les contrées). Il avait appris les langues du commerce, dumoins lesmots qui suffisent pour faire de l’argent. Il savait lire dans les yeux, ilconnaissaitlesgestesquiemportaientlamise—ilfallaitparmomentsajouterdeuxoutroisbillets,êtreplusgénéreuxenpoids,ouglisserunprésentpourl’épouse.Àl’occasion,ilusaitdemenaces,ilsavaitfaireaussi.Parailleursilneprenaitsoinnideluinidelamanièredes’habiller,c’étaitexprès:enaffaires,danslaplupartdespays,iln’estpasbond’apparaîtreriche;ilfautquelesclientsaientlesentimentdevousrendre service. Lory sentait les choses comme personne, par exemple ce que tellerégionseraitprêteàpayerauprixfortdanstroisousixmois.Maisquandils’agissaitdepolitique, iln’yentendaitrien,aussi s’arrangeait-ilpouresquiveretnepasallerdirectementaufonddeschoses.LalettredeFurcyletroubla.Ilcompritqu’ilavaitaffaire à un acte plus impérieux qu’une évasion. Lui, qui avait le coup de poingfacile, tenta de retrouver son calme pourmieux appréhender la situation, puis ildécidadeserendrechezDesbassaynsquisauraitcommentagir,lui.

Desbassayns,enhommepolitique,voyaitplus loinqueLory.Ilvoyaitsurtoutques’attaquer à Furcy ne serait pas suffisant. Il fallait viser et couper la main qui lesoutenait : le procureur Gilbert Boucher. Et le petit substitut Sully-Brunet. Lecommissairegénéralordonnateurenavaitlesmoyens;soninfluencesurl’îlen’avaitd’égal que sa puissance financière.C’était lui qui décidait, avec cinq autres richesfamilles de colons. Les Desbassayns avaient créé un réseau dense et efficace. Lesmariages, les affaires, l’administration : tout tendait à faire main basse sur l’îleBourbon,avecdesconnexionssurl’îledeFrance.SurlesneufenfantsDesbassayns,troisépousèrentlesmembresd’unemêmefamillederichespropriétaires,lesPajot:Marie-EuphrasieDesbassaynssemariaavecJean-BaptistePajot,JosephDesbassaynspritpourfemmeÉlisabethPajot,etSophieDesbassaynsse liaavecPhilippePajot.DeuxautresDesbassayns,GertrudeetOmbeline,prirentpourépouxdeuxVillèle,dontl’undeviendraitministre.

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Lavaleurmoyenned’unnoirdanslaforcedel’âgeetattachéàlaculture(«unnoirdepioche»)étaitde1500à2000francs.Onestimaitsajournéedetravailà1,50franc.Ilrecevait 975 grammes de riz ou un kilo demaïs ou 2 kg demanioc pour sa nourriturequotidienne(celavalait30centimes).Ils’habillaitavecunechemise,unpantalondetoilebleueouunejupedemêmeétoffe.

Il commençait à travailler à 5 heures dumatin, déjeunait à 8 heures, dînait àmidi etsoupaità19heures;laduréetotaledesrepasétaitfixéeàdeuxheures.

Lesnoirsprennentpeudesommeil.Sil’onpénètrelesoirdansunecabane,onytrouveralenoir,sacommèreetsesenfantsaccroupisautourd’unfoyer,car ilsaimentàavoirdufeu,mêmedans la saison la plus brûlante. Auprès de ce feu est unemarmite : un noirserait malheureux, s’il n’était propriétaire d’une petitemarmite pour y faire cuire des«brèbes»assaisonnéesàsamanière,sespoisdeCapetsonmaïs.

ÀBourbon,lavieestuniforme,iln’yaguèreplusdedifférenceentrelesjoursqu’entrelessaisons.Cettemonotonied’existencen’estpascontraireàlasanté,maiselledonnelemalaiseetl’ennui.

Extraitdel’AtlasnationalMigeon,partieconcernantl’îleBourbon,noticerédigée

parErnestPoirée,1842.

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Tuer dans l’œuf lamoindre volonté de rébellion. C’était en agissant ainsi que lesystèmeperdurait.AveclanotificationdeFurcy,Desbassaynsavaitsentiledanger,etlamachineesclavagistes’étaitalorsmiseenmarche.Puisqu’ilréclamaitsaliberté,ilfallaitdéclarerFurcycommeun fugitif,unmarron,un rebelle ; l’attaquer en tantquetel,lefairearrêter,etl’enchaîner.Horsdequestionqu’ilmîtlespiedsdansuntribunal:unesclaven’avaitpasàassignersonmaîtreenjustice.

ÀlademandedeDesbassayns,lenégociantLoryserenditchezleprocureurgénéral.Qu’exigea-t-il?Quel’onmîtFurcyenprison,ettoutdesuite.Pourquelleraison?Parcequ’ilavaitdesdésirsdefuir...

Il était midi et demi, c’était le premier dimanche du mois d’octobre de l’année1817 ; le soleil tapait fort, il valaitmieux se réfugier à l’intérieurpour trouverunpeudefraîcheur.

FurcyétaitchezCélérine,ruedesPrêtres,àSaint-Denis.IlyavaitaussiConstanceetsesenfantsquiétaientvenuslaveilledeSaint-André.C’étaientdesmomentsrares,ilsétaientheureux.Ilsallaientbientôtmanger.CélérineetConstanceriaientdevoirl’undesenfantstenteruneshégaacrobatiqueetsecasserlafigure.

On cogna brutalement à la porte.Constance ressentit de l’angoisse.Toute sa vie,même lorsqu’elle était petite, elle avait toujours su quand les choses allaientmaltourner, un instinct dont les gens qui n’ont pas bien démarré dans la vie sontsouvent dotés. Célérine et les enfants continuaient de s’amuser, Furcy, assis, lesobservaitavecunsourirebienveillant.

Constanceouvrit.Ilyavaitcinqousixgardesdepolice:elleétaittellementtroubléequ’elle était incapable de les compter. Le juge de paix lui annonça que le fugitifFurcydevaitêtrearrêté.Ellen’eutpas le tempsdecommencerunephraseque lespoliciersseprécipitèrentsurFurcy.Ilsluimirentdeschaînesauxmainset,pendantque l’un d’entre eux tenait Furcy, deux gardes de chaque côté lui enjoignirent desuivre le juge de paix. Furcy réclama son chapeau et son gilet, les policiersn’entendirentrien.Alors,Constancesedirigeavers le jugedepaixet lesuppliadelaisserFurcyprendre ses affaires.L’hommede loinecompritpas l’intérêtdecettedemande,mais finit par accepter. Ils allèrent à pied, la prison se trouvait rue LaBourdonnais,àquelquescentainesdemètresdelaruedesPrêtres.

Lascèneduracinqminutesàpeine.Lesgardesn’avaientpasprisdegantsmais laviolencenefutpastantdanslesgestesetlabrutalité,non,laviolencesenichaitdans

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cette façon d’effrayer un homme et sa famille, de ne rien lui expliquer, de fairebeaucoupdebruitpourattirerlesregardsetsemerlahonte—oulahaine.

Ilpartitenchaîné.Ilnebaissapaslesyeux.

Denombreuxnoirsvirent la scène.Beaucoups’approchèrent,menaçant lesgardesduregardouavecunbâton.Lespoliciers,armés,setenaientprêtsàtirer.Furcylevalesmains,commepourdireauxnoirsdenepasintervenir.

Lorsdecettearrestationmouvementée,Furcyn’opposaaucunerésistance.Ilselaissa«tranquillement»conduireenprison.Ilyrestapendantuneannée...

Affranchir Furcy n’aurait pas coûté grand-chose à Lory. Maintenant que je leconnaisunpeu,jesuissûrqueFurcyseraitrestéchezsonancienexploitant,commesamère l’avait fait avant lui ; s’il avait été déclaré libre, il n’y aurait jamais eu niaffaire ni bruits. Mais les colons de Bourbon étaient impitoyables. Vingt-troisesclavesseulementavaientétéaffranchisenquatreans.Quandl’îleappartenaitauxAnglais,entre1810et1815,cinqmilleesclavesavaientrecouvrélalibertédèsleurpremièreannéed’administration.

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Enfermé !Après une vie d’esclave, une existence de prisonnier.Quepouvait bienpenser Furcymaintenant qu’il se retrouvait dans la geôle de Saint-Denis ? Il mesemblequ’iln’ajamaisdouté.Mêmeenfermé,ilfaisaitencorepeuraupluspuissantdeshommesde l’île.DesbassaynsdeRichemontétait furieux, il savaitquechaquejour,chaqueheure,desnoirs—beaucoupdenoirslibres,parcequelibresdeleursmouvements — rendaient visite à l’esclave prisonnier. D’autres, toujours aussinombreux,passaientàcôtédelaprisonetfaisaientduvacarmedemanièrequeleurfrère d’infortune n’ait aucun doute sur leurmessage : ils le soutenaient. Certainschantaient.Ilyavaitdesblancs,aussi,quipassaientparlà.

J’imaginequedanscesmoments-là,Furcyéprouvaitquelqueréconfort.Célérineypassaittroisouquatrefoisdanslajournée—l’avantaged’habiterprèsdelageôle.

L’emprisonnement dura une année — jusqu’en décembre 1818 —, et cettemanifestationpacifiqueest allée s’accroissant.Plus tard,onappritqueFurcyavaitétéhospitalisésuiteàungravemalaisequil’avaitlaissésansconnaissance,onl’avaitcrumortetlemédecindelaprisonavaitmistoutenœuvrepourlesauver.

Desbassaynsnesavaitcommentgérercettesituation,ilcommençaitàpaniquer.Sescraintesatteignirentleurparoxysmequandonluirapportaunfaitparticulièrementirritant:onentendait,icioulà,jusquedanslescoinsreculésdel’îlequedesesclavesparlaientdeFurcy.Soncombatleurdonnaitespoirderecouvrereuxaussilaliberté.Agacé,DesbassaynsconvoquaLorychezlui,àl’heureducafé.Pourlerichecolon,iln’y avait plus d’alternative, il fallait déporter Furcy hors de Bourbon. Loryacquiesça.Celatombaitbien,ilpossédaitunehabitationàl’îledeFrancequegéraitsafamille.

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Il fallaitétouffer l’affaireFurcy,età toutprix.Elleprenaitunetournuretellequ’ildevenaitdangereuxdevoirl’esclaveaccéderautribunal.DesbassaynsdeRichemontavait d’abord envoyé deux lettres pour alerter le ministre de la Marine et desColonies, le comte Mathieu de Molé qui venait d’être nommé depuis quelquessemaines.Ilnereçutaucuneréponse.

Il envisageait de se rendre à Paris,mais les troismois de voyage lui auraient faitperdreuntempsprécieux.Ilprofitad’unpassageduministreàl’îledeFrancepourle rencontrer. Il avait alors intrigué avec les autorités anglaises et l’entourage duministrepouravoirunrendez-vous.Lui,l’hommelepluspuissantdeBourbon,ilnepouvaitcomprendrequ’ildûts’abaisseràsolliciterunerencontre,maisilenallaitdel’avenirde l’île.EnFrance, personnen’avait l’air d’y attacherde l’importance.CeMolésavait-ilaumoinsqueDesbassaynsetBonaparteétaientamis,qu’ilsavaientétédanslamêmeécole,àParis?Grâceàcetteamitié,PhilippeDesbassaynsétaitleseulde la famille à avoir droit au titre de noblesse, on devait l’appeler baron deRichemont ; le nom de famille originel était Panon mais, fortune faisant, ils yavaientajoutéDesbassayns,puisdeRichemont.L’audienceétaitfixéeà11heures,le12octobre1817,àPort-Louis.

Celafaisaitplusd’uneheurequ’ilattendaitdansl’antichambreafind’êtrereçuparleministre. Il avait peur. Molé comprendrait-il que l’on fasse cas d’un misérableesclave ? Se souviendrait-il même du nom de Furcy ? Pas sûr. Tous les jours, leministre ne recevait que des doléances. On ne l’appelait jamais pour donner debonnesnouvellesnileféliciterd’uneactioncarunefoisqueleshommesontobtenucequ’ilsdésirent,ilss’empressentd’oublierceluiquilesaaidés.Aussi,cejour-là,iln’étaitguèred’humeuràécouterdescomplaintes.

Quandl’huissierfitsigneàDesbassaynsdelesuivre,lecolonéprouvaunesensationdésagréable,commeunpincementaucœur;ilselevasoudainement,déjàessouffléalorsqu’iln’avaitpasesquissélemoindrepas.

DanslebureaudeMolé,setrouvaitundeuxièmehomme—sonchefdecabinet?—que leministrenepritpas lapeinedeprésenteràDesbassayns.L’invité en futvexé.

« Je remercieVotre Excellence dem’accorder du temps, affirma le colon avec unexcèsdedéférence.

—Jevousenprie.Alorsdites-moicequimevautl’honneurdevotrevisite.»

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Àcesmots,Desbassaynscompritque leministre,qui lui semblaitbientrop jeunepourunefonctionaussiinfluente—ilavaitàpeinequaranteans—,n’avaitpaslulesdeuxlettres,pourtantalarmantes,qu’ilavaitexpédiéesvoilàdessemaines.Alors,ilcommençaparlesluirappeler.

«Ah,oui...Jem’ensouviens...»,fitleministreunpeuévasif.Enfait,ilserappelaitsurtoutde la longueurde ladeuxièmelettrequifrôlait lescinquantepages ; ilsenavaient ri avec son directeur de cabinet et Molé n’était pas allé au-delà de latroisième page. Desbassayns se douta qu’il fallait tout expliquer à nouveau. Ilobservalefastedubureauetpensaque,décidément,lesorsendormaientlesesprits.

« Votre Excellence, dit-il d’une voix un peu plus assurée, vous savez que je suischargé tout spécialement de la surveillance de l’île Bourbon. Je viensm’acquitterd’undevoirbienpénibleenvousrendantcomptedelaconduitededeuxmagistratsde la Cour royale. Ils ont à la fois compromis la dignité de leur caractère et latranquillitédelacolonie.Dansmeslettres,jevoussignalaisl’und’eux,M.GilbertBoucher, procureur général, comme un homme violent et audacieux.Mais j’étaisloindepenserquelesécartsdecemagistratdeviendraientdevéritablesdélits.»

Le comteMolémarqua de l’étonnement en écarquillant les yeux, etDesbassaynspensaqu’ilvenaitdemarquerunpointparcetteattaque.IlfitunbrefrésumédelasituationencitantFurcy,Sully-Brunet,ConstanceetMadeleine.Enrevanche,ilpritunpeuplusdetempspourexpliquerlesconséquencesdel’affaire.

«VotreExcellence,c’estlapremièrefoisqu’unesclavetentedebriserseschaînesparlaloi.C’estlapremièrefois,peut-être,depuisqu’ilexisteunecoloniequ’onavuunesclaveassignersonmaîtreenjustice.C’estunactederébellioninouï.S’ilobtientgain de cause, 16 000 autres esclaves, qui se trouvent dans la même situation,réclamerontleurliberté.Ilveutnotrefaillite.»

Pendantqu’ilparlait,Desbassaynstentaitd’observerlaréactionduministreetdecethommedontilignoraitlafonction.Visiblement,ilcaptivaitsonauditoire.Iln’étaitpaspeufierderetournerunetendancequi luiavaitparusidéfavorableaudépart.Puis,ilassena:

«C’estladestructiondenotresystèmecolonialqueveulentcetesclaveetcesdeuxmagistrats.L’heureestgrave!Vousrendez-vouscompte,l’esclaveseréserveledroitde réclamerdes indemnités sousprétextequ’il a étéprivéde sa liberté ? Samère,Madeleine,avaitdéjàtentédelefaire.»

Leministre prit au sérieux les paroles deDesbassayns, il n’était plus question deplaisanter.Ilregardasonconseiller,puisinterrogealecolon:

«Etsurquelsargumentss’appuientcesmagistratspourprotégerce...Fe...Forçat?

—Furcy,Votre Excellence, Furcy. Le procureur généralGilbert Boucher prétendqu’ilsuffitqu’unesclavetouchelesoldelalibertépourqu’aussitôtildeviennelibre.C’estuneaberration.Cethommedéveloppedesprincipesentièrementsubversifs.IlavancequelesIndienssontunpeuplelibreetindépendant.Cequ’ilaffirme,Votre

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Excellence,n’estpasautrechosequ’uneparaphrasede laDéclarationdesdroitsdel’homme.»

Molé était touché.Desbassayns avait réussi à lui transmettre son inquiétude. Sondirecteurdecabinet,égalementintéressé,s’autorisaàprendrelaparole:

«MonsieurlebarondeRichemont,pensez-vousquecetteaffaireaitdéjàrencontréquelqueéchoàBourbonetqu’ellepuissenuireàvotreadministration?»

Lecolonsesentitregonfléenentendantprononcersonnometsontitre,c’était lapremièrefoisdepuisledébutdel’entretien.Iljugeaaussiquecethommedel’ombreétaitintelligent.Envoilàunquiavaittravailléetquis’étaitrenseignésurlui.

«Chermonsieur...,réponditDesbassayns

—Malherbe,CharlesMalherbe.Jesuisenchargedesaffairescolonialesauprèsduministre.J’ailuvosdeuxmissives.Trèsinstructif,vraiment.

—Merci,monsieurMalherbe.Vousposez,eneffet,lesbonnesquestions.J’aiinvitéle procureur généralGilbert Boucher à étouffer cette affaire,mais j’ai trouvé unerésistance invincible chez cemagistrat, qui prétendait que les droits de Furcy luiparaissaient incontournables. Je le soupçonne de vouloir donner de l’éclat à cetteaffaire.»

Desbassayns ajoutaqu’il commençait à avoirdes craintes.Cardansun aussipetitpaysqueBourbon,oùtoutlemondeseconnaîtetpossèdedesintérêtsencommun,l’attitudedeGilbertBoucherrencontraituncertainécho,lescolonspartageaientsesinquiétudes.

«Pourquoiceprocureuragit-ilainsi?s’étonnaleministre.

—Mais parce qu’il vient de France, ni sa place ni sa fortune ne l’attachent à lacolonie.IlmontrepourleshabitantsdeBourbondel’éloignementetdumépris.Cethomme n’a aucun intérêt au maintien de la tranquillité de notre île, lâchaDesbassayns,sansretenue,enoubliantqu’ilsetrouvaitfaceàunministre.

—Vousavezpeur...»

Desbassaynsinterrompitleministresanss’excuser;lerapportdeforcestournaitensafaveur,aussiilajouta,lepoingserréetavecunefermetéquil’étonnalui-même:

« Mais comment ne pas s’alarmer en voyant ce procureur général, c’est-à-direl’hommechargédelarépressiondesdélits,adopterlesdoctrinesdeFurcy,protégerouvertement un esclave révolté et fugitif, qui, un écrit incendiaire à la main,proclamesalibertéetcellede16000individus?»

Molécherchaàrassurerlecolon.IlrappelaqueDesbassaynsétaitenquelquesorteledéléguéduministresurl’île,avecl’appuidugouverneur,biensûr.Qu’ilavaittoute

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confianceen lui,etqu’ilpouvait intenter lesactionsqui lui semblaientnécessairespourmaintenir la sécurité et la tranquillité àBourbon. Il dit tout cela autantpartactique — quand il existe un problème, il faut s’en défaire et désigner unresponsable—,queparcequ’ils’endésintéressait.Etcen’étaitpasunepetiteaffairequi allait l’empêcher de progresser dans sa carrière ; ce poste de ministre desColonies,cen’étaitqu’untremplin,riendeplus.IlrêvaittouthautduministèredesAffairesétrangères.

« Merci, Votre Excellence, pour votre soutien et votre confiance. Vous pouvezcomptersurmoi.»

Desbassaynssaluaencourbantlatête,etpritcongé.

Il sortit de cet entretien satisfait, conscient qu’il venait de remporter une batailledécisive.Maintenant, il fallaitétouffer l’affaireàBourbon.C’étaitdanssescordes,songea-t-il,optimiste.Àceteffet,ilallaitréunirleconseilprivédel’île.

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Iln’aimaitpaslesconflits.LegouverneurLafittedétestaitqu’onhausseleton,qu’onnerecherchepasleconsensus;ilpartaitduprincipequ’ilyavaittoujoursmoyendes’entendre.Dèsledébutdelaréunion,ilressentaitdesmauxdeventreetappuyaitsa main gauche pour tenter d’adoucir la douleur. L’atmosphère était tendue, lesquerellesseraientinévitables;toutlemondes’yattendait.

Larèglevoulaitquecesoitlegouverneurquidécidederéunirleconseilprivé,cetteinstancecomposéedesprincipauxdirigeantspolitiquesetjudiciairesdel’île.C’étaitlà que se prenaient toutes les décisions qui concernaient l’avenir de Bourbon. Laréunionavaitlieutroisouquatrefoisparan,parexemplepourmettreenplaceunenouvelle organisation administrative, ou voter la construction d’un collège, ouencore lorsqu’il était question de s’adresser à la France après un cycloneparticulièrementdévastateur.

C’était le gouverneurqui décidait,maisDesbassayns s’était senti pousser des ailesaprèsl’entrevueavecleministredesColonies.IlétaitrentrérevigorédePort-Louis.Et,pourdire lavérité, iln’appréciaitplusceLafitte,enqui ilavaitbeaucoupcru.Trop mou, bien que général, trop influençable, trop attiré par les choses de laculture. Cet homme-là se laissait aisément séduire par la parole des intellectuels,pensaitDesbassayns.Ilenétaitsûr:legouverneuravaittoujoursrêvéderejoindrecemondequeluiabhorrait.

Or,Bourbonavaitbesoind’unepoignedefer.

Ilfallaitdoncréunirceconseilprivépourparlerde«l’affairedel’esclaveFurcy»,etpunirlescomploteurs:GilbertBoucheretsonsubstitutSully-Brunetquifaisaientaussipartiedececonseil.UrbainLafitten’envoyaitpaslanécessité,maisilcédaauxinjonctionsdeDesbassaynsetdesesamis.

Le conseil privé s’était donc réuni en cette fin du mois d’octobre 1817. Il étaitévident qu’il allait se transformer en une confrontation entre Boucher etDesbassayns deRichemont ; les deux hommes se détestaient.On n’échangea pasmême les courtoisies d’usage, chacun s’assit sans faire de bruit. Deux camps seformèrent.D’uncôté,Sully-BrunetetBoucher,assiscôteàcôte,commeautribunalquand ils avaient affaire à un dossier périlleux. Et en face, les deux frèresDesbassayns, le maire de Saint-Denis, l’avocat général, le président du tribunald’instance et le vice-président de la chambre d’agriculture — l’un des frèresDesbassaynsenétaitleprésident.Lafittesavaitlecombatperdud’avance.Iln’avaitpas choisi de camp, et on avait dumal à concevoir que, dans cette assemblée-là,

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c’étaitluilegouverneurdeBourbon.Àcemomentprécis,justeavantd’entamerlesdébats, ilsemitàpenserqu’ilneresteraitpassixmoisdeplusdanscetteîleoùlanature était généreuse, et les hommes décidément bien trop attachés à leurcommerce.Lavie culturelle àBourbonétait réduite auxmondanités, et il avait leprojetdemonterungrandthéâtre,etd’yaccueillirlesmeilleurestroupesdumonde.Or,toutl’argentpublicavaitétéinvestidanslaréalisationd’unvastejardininutile.

Ilfallaitabordercetteréunion.

«Messieurs,annonça,Lafitte,d’unevoixétoufféeetlamaingauchetoujourssurleventre. J’ai tenu à réunir le conseil privé afin de régler au plus vite l’affaire del’esclaveFurcyquimetendangerlatranquillitédenotreîle.»

L’avocatgénéralGillotl’Étangcrutbondefaireduzèle.IlinterrompitLafitte,s’enexcusa,etpritlaparole:

« Pardonnez-moi de vous interrompre, il s’agit plus que de tranquillité, je diraisplutôtqu’ils’agitdesécurité.Etjenepeuxm’empêcherdeconseillerà l’auteur,cenomméFurcy,desefaireconnaître,car jenerépondraipass’ilpéritvictimedesacoupableaudace.»

Ses amis approuvèrent cet appel au meurtre. Gilbert Boucher et Sully-Brunetouvrirentlesyeux,abasourdis.MêmeDesbassaynsenfutgêné.

Lafittetenaitàmontrerquec’étaitluiquimenaitleconseil.Iltoussa,puisrepritlaparole.

«Monsieur le baronDesbassayns, veuillez nous donner un aperçu de la situationafinquenouspuissionsprendre,ici,lameilleuredécisionpournotreîle.»

Desbassaynsn’aimaitpasqu’onlenommeenoubliantd’ajouter«deRichemont»,ilprenaitcelacommeuneagression.Maisilnelesoulignapas,cen’étaitnilelieunilemoment.Ilrépondit,assezbrutalement:

« Je ne vais pas vous résumer la situation, tout lemonde la connaît : un esclavenomméFurcymetendangerBourbonenayantàl’espritd’attaquersonmaîtreenjustice.Cetteaffairecréedéjàunevivesensation,faittropdebruit,etnousnouseninquiétons.Sicemisérableréussitsonentreprise,cesont16000esclavesquivontrecouvrerleurliberté.C’estinadmissible.J’aivusonexcellencelasemainedernière,leministre de laMarine et desColonies, et ilme fait totalement confiance pourréglerauplusvitecetteaffaire.»

Cettedernièreaffirmationimpressionnalesautresmembresduconseil.Desbassaynsleremarqua.Ilpoussasonpionenexpliquantquelevraiproblèmen’étaitpasFurcy.

«C’est un esclave, précisa-t-il, il n’a pas pumonter seul toute cette action. Il estévident qu’un tel attentat ne peut rester impuni. Je vous propose d’exigerl’arrestationdeFurcy,maisiln’estpasleseulcoupable.»

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À ce moment du débat, Gilbert Boucher comprit qu’il allait être attaqué parDesbassayns.MaiscederniervisaSully-Brunet.Ilsetournaverslejeunesubstitut,enleregardanthostilement:

«LamainquiasoutenuFurcynedoitpasnonplusresterimpunie.Jevousproposede dispenser le sieur Sully-Brunet de ses fonctions pour l’écarter du foyerd’intrigues.IldoitquitterSaint-Denis.Sonmanqued’expérienceestpréjudiciable.N’est-ilpasentraindemiliterpourlerétablissementdutropfameuxdécretdu16pluviôsedel’anIIquiafailliprononcerl’anéantissementdenoscolonies.»

Ilfaisaitallusionàlapremièreabolitionde1794,puisl’esclavageavaitétérétabliparsonamiBonaparte,en1802.

Sully-Brunet resta sans voix.Boucher fut égalementmarquépar l’attaque.Pour lapremière fois de son existence, il ressentait de la haine envers quelqu’un. Il envoulaitàDesbassaynsd’êtreàl’originedecesentimentnouveaupourlui.Toutesavie,Boucheravaitvécuaveclaforteconvictionquelahainenerésolvaitjamaisrien.Ilnesereconnaissaitplus,etcherchaàretrouversoncalme.Ilposasamainsurcellede Sully-Brunet, assez ostensiblement pour que les autres voient qu’il restaitsolidaire.

Lafittenesavaitcommentreprendreledébat.IlappréciaitBouchermaisenmêmetempsilnepouvaits’opposerfrontalementàDesbassayns.

Finalement, ils convinrent de régler l’affaire Furcy. Et de traiter plus tard le casSully-Brunet.

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Commeguidésparunemaininvisible,BoucheretDesbassaynsseretrouvèrentfaceàfacedanslecouloirquimenaitàlasortie,prèsd’unefenêtre.Touslesautres,déjààl’extérieur,distinguaientlasilhouettedesdeuxhommes.

Boucher regardaDesbassayns.On aurait cru à unduel, les deuxhommes avaientpresque lamême taille et lamêmecorpulence.Boucher faisaitplusvieuxque sonâge, trente-cinq ans. Quant à Desbassayns, malgré ses quarante-trois ans et sescheveuxgris,ilgardaitunvisagepoupinetdoux,presqueenfantin,etsesyeuxbleuspétillants, sa fossette au menton lui donnaient l’air de toujours souriremalicieusement.Unebonhomieasseztrompeuse.Ilattaqualepremier.

«Ce que vous faites est ignoble. Je sais que vous êtes le véritable auteur de cetterébellion. Je sais que vous avez fabriqué ces écrits séditieux. Je sais qu’un esclavehabitué toute sa vie à la soumission ne se livre pas lui-même à de tels actes deviolence.Onneromptpastoutàcoupseschaînes.»

Boucherencaissalabrutalitédel’attaque,ilnes’yattendaitpas,entoutcaspasdecettemanière.Ilnesutpascommentrépliquer:fallait-ilesquiver,oubienassumerlesoutienàFurcyaurisquedemettreenpérilladéfensedel’esclave.Ilrépondit:

«Monsieur,laseulequestionquivailleestcelle-ci:Furcyest-illibre?Pourmoi,laréponsenefaitaucundoute:ilestinjustementretenu.»

Desbassayns s’approcha précipitamment de Boucher, ce dernier ne broncha pas,montrantqu’ilnecraignaitpasl’ordonnateur.

«Cen’estpaslalibertédeFurcyquevousvisez,maiscelledetouslesesclaves.Cen’estpaslalibertéquivousintéresse,maislacélébrité,lapopularité.

—Vousvoustrompez,ditBoucher,jenecherchequelajustice.Faitesaffranchircetesclave,etvousn’entendrezplusjamaisparlerdemoi.»

Desbassaynsfitcommes’ilnecomprenaitpas.

« Je ne peuxm’empêcher de vous soupçonner. Seul un étranger à notre systèmecolonialpeutsecomporterainsi,seulunFrançaisnouvellementarrivédansnotreîlepeut se battre pour la liberté d’un esclave... Vous êtes imbu des principesdémagogiquesdelaRévolution.»

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Il insista sur cette dernière phrase, qu’il prononça lentement et avec un certaindégoût,commesicesparolespouvaientluisalirleslèvres.

Leprocureurneréponditrien,ilesquissasimplementunmouvementquisignifiaitqu’ilallaitpartir,qu’iln’avaitplusenvied’entendreDesbassayns.Celui-citentadelerattraperpar lebras.Boucher leregarda,et lecolonretirasamain.Mais ilvoulaitavoirlederniermot:

«Monsieur, dit-il d’un tonméprisant, vous ne faites que vous inspirer de Saint-Domingue,etBourbonn’estpasSaint-Domingue,lesesclavessontheureux,ici.»

Boucher sourit, tant de la nervosité de son adversaire que de ses paroles. Il luiréponditqu’ilnevoyaitpasquedesdéfautsàlaRévolution.Etilajouta:

«LesnomsdeLoryetdeDesbassaynsretentissentunpeutropfréquemmentdansl’enceintedespalaisdejustice.Vousvoussouvenezdecettemalheureusenoirequel’on a retrouvéemorte dans sa case, avec des traces de coups ?C’était chezLory,n’est-cepas?Affaireclassée!»

Cetteréponseeutledond’agacerDesbassaynsquilançacommeunemenace:

«Jenevouslaisseraipasfaire,jenevousrateraipas.»

Puisilpritcongébrutalement.

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ÀVENDRE

—Grainespotagèrestrèsfraîches,chezM.Parizot.

— À vendre au comptant et à terme en billets au gré du vendeur, chez Martin,ébéniste:lits,tables,rondes,consoles,etc.Lemêmeaunparcde400planchesàvendre.

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—Àvendredeuxterrains-emplacements,situésruedelaBoucherie,closdemursetsusceptibles de recevoir chacun un pavillon de 12 pieds sur 18, avec une cour.S’adresseràMM.Bonninfrères,rueduConseil,n°25.

—ChezÉlieDélon, au coin ruesduConseil et de l’Embarcadère : chauxéteinte àseptlivresdecentaucomptant.

PetiteannonceparuedanslaGazettedel’îleBourbon,lesamedi19mars1831.CitédansDelaservitudeàlaliberté,Bourbondesoriginesà1848,Océanéditions.

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C’estmystérieux,unbruitquicourt.Oùprend-ilsasource?D’oùvientsaforce,etcommentsepropage-t-il?Toujoursest-ilquesansaucuneinformationofficielle,etàpeinedeux jours après que ladécision futprisedans le secretd’unbureau,unefouledenoirs s’était rassembléeautourdu tribunaldepremière instancedeSaint-Denisoùleprocèsdel’esclaveFurcyallaitsedérouler.ToutBourbon,oupresque,neparlaitquedel’affaire.

Letribunalsetrouvaitauseinmêmedelaprison,àl’angledelarueLaBourdonnaisetdelarueduConseil.Lebâtimentétaithaut,sobre,jauni;del’extérieur,ilavaittout d’une prison, avec des barbelés de la hauteur des murs. Régulièrement, onvoyait lesprisonniersà leurfenêtre;deleurcôtéilsregardaientlesgenspasser.Lacour servaitausside lieud’exécutionquand lapeinedemortavaitétéprononcée.Pourentrerautribunal,onpassaitparlaportedelaprison.

Cetteprisonvienttoutjusted’êtrefermée.Jesuispasséàplusieursreprisesàcôtéenéprouvant un sentiment étrange à penser que Furcy y avait séjourné. Sentimentétrange,parcequej’étaisheureuxderetrouversatracemaisbouleverséaussiparlacertitudequ’ilavaitvéculàunenfer.

Il étaitmidi en cette fraîche journée de novembre 1817. Le président ne pouvaitignorer tout ce bruit autour de son enceinte. Sans aucune gêne, il alla demanderconseilàDesbassayns:fallait-ilmaintenirlaséance,oulasuspendre?L’orgueiln’estpastoujoursunbonguide,aussi lepuissantcolonn’étantpasdugenreàse laisserfaire et à abdiquer face à une foule, si nombreuse fût-elle, il décida de ne passuspendre la séance. Il y avaitun risque, etDesbassaynschoisitde leprendre.Detoutefaçon,ilfallaitqueletribunalstatuesurlesortdeFurcy,maisaussisurceluideSully-BrunetcarDesbassaynssouhaitaitlevoirquitterSaint-Denis,auplusvite—unemanièred’affaiblirBoucher.

Larèglevoulaitque,durantcetteséanceoùsetrouvaientréunisonzehommesdeloi(dont le colon, le gouverneur, leprésident, le vice-président, leprocureurgénéral,deuxchefsdejustice...),chacunpuisseprendrelaparoleetvoter.

L’assembléerestaitsilencieuse,onressentaitbienlatension,et leduelquisejouaitentre Desbassayns et Boucher. Il y avait quelques noirs — des noirs libres. Onremarquaitaussi,àleurhabit,unpetitgroupedesixouseptesclaves—commentavaient-ilspuentrer?

Onprécéda aux résolutions, puis à leur vote. La première question était simple :

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Furcydevait-il retourner enprisonpour actede rébellion et fait demarronnage ?Neufmainsselevèrent,saufcelledeGilbertBoucheretdeSully-Brunet.Furcynemontraaucuneémotion,commes’ilnes’attendaitpasàautrechose.

Le président du tribunal passa rapidement à la question suivante : Jacques Sully-Brunetdevait-ilêtresuspendudesesfonctionspouravoirconseilléFurcy,et,sioui,devait-il être déporté à la Rivière-des-Roches, à Saint-Benoît ? Le résultat futexactement le même. Tandis queDesbassayns essayait de réprimer un sourire desatisfaction,GilbertBoucherbouillaitintérieurement;seulessesmainsqu’iltapotaitcontre ses cuisses trahissaient sa nervosité. On posa les autres questions, et lesréponsesfurentinvariablementlesmêmes.

«Tous lesnoirsquiont touché le solde laFrancebénéficient-ilsduprincipeque“nuln’estesclaveenFrance”etdoivent-ilsêtreaffranchis?»Non:neufvoix.Oui:deuxvoix.

«Lesenfantsayantmoinsdeseptansaumomentdel’affranchissementdeleurmèrebénéficient-ilsdumêmesort?»Non:neufvoix.Oui:deuxvoix.

«Lecommissairegénéralordonnateura-t-illedroitdefairearrêteretincarcérerunindividuparmesuredehautepolice?»Oui:neufvoix.Non:deuxvoix.

L’audienceneduramêmepasuneheure,alorsqued’habitudeelleprenaittoute lademi-journéeetqu’onétaitobligéd’abrégerlesdébatsàlatombéedelanuit.

La séance allait se terminer, et Desbassayns était satisfait de la tournure desévénements.Onn’entendraitplusparlerdel’affairedeFurcy.C’estàcemoment-là—deshommescommençaientalorsàseleverpourpartir—,queGilbertBouchersemitdebout.D’unregardversleprésident,illuirappelal’usagequiautorisaitunmembredutribunalàprendrelaparole.Boucherrestaainsiquelquessecondesquisemblèrent longues, puis le président, après avoir jeté un regard en direction deDesbassayns, comme pour lui dire « bien obligé, c’est la règle », fit un signe dureversdelamainunpeudédaigneuxversBoucherpourl’inviteràprendrelaparole.

Sans transition ni formule de politesse, Boucher démarra d’un air exagérémentabattu:

«C’estun jourdedeuilpour la justice.Jedevraismetaire faceàunedécisiondutribunal,maisjenepeuxpas.Jedemandeaugreffierdenotercequejevaisdire.Ceàquoivousvenezd’assisterestunactearbitrairedesplussinistres.M.JacquesSully-Brunetn’afaitquesondevoir,etriend’autre.Cettedécisiondesuspensionetd’exilquilefrappeestinique.Enmaqualitédeprocureurgénéral,jedemandequecetteordonnancenesoitpasenregistrée,carM.Desbassaynsn’estpaslégalementqualifiépourfaireappliqueruneordonnancederenvoietdesuspension.»

Dans l’assistance, certains restèrent debout comme éberlués par ce qu’ils venaientd’entendre. Boucher continua, imperturbable, son ton se faisant un peu plusoffensif : «Ne soyezpas étonnés si un jour il y a des débordements que vousnepouvezréprimer.J’aipeudeliensquimepoussentàresterdanscettecolonie,mais

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tantquej’yserai,mavieetmesfacultésserontemployéesàgarantiravecfermetélaloi et l’honneur des femmes et des hommes de l’île, quels qu’ils soient. Je lesassureraidemonappuietdemaprotection,j’enaifaitlesermentauroi.»

Il s’arrêta un instant comme sonné lui-même par les paroles qu’il venait deprononcer. Ilpoursuivit : « J’ai fait le sermentau roidenepasm’écarterdecettevoie.Quenilesineptiesnilescalomniesnepourraientm’atteindre.»

Puis,ilportalecoupdegrâce:«Jedemandeaugreffierdenepasoublierdenotercequisuit,commelaréglementationm’yautorise:jefaisappeldeladécisionquivientd’êtrepriseconcernantlecasFurcy,etjedemandequel’affairesoitportéeàlaCourroyale,endeuxièmeinstance.»

Unsilence.Unlongsilence.L’assistanceétaitfigée.

Pendant toute l’audience, Furcy avait gardé dans sa main gauche un papier, laDéclarationdesdroitsdel’homme.

Desbassayns était furieux, ilmordillait ses lèvres, lespoings serrés. Ilpensait avoirremportéunevictoire,unevictoiredéfinitive.EtvoilàqueBouchercontre-attaquaitpubliquement,etprofitaitdel’audiencedutribunal.Quellehumiliation!Iln’avaitjamaissubiuntelaffront.

Ilyavaitfouleàl’extérieur.Lesnoirssepassaientlemessagecommeuneparolequel’onchercheàsetransmettreleplusvitepossible.Toutlemondedisait«Boucherafait appel », «Boucher a fait appel », et chacun répétait cesmots sans parfois encomprendre lesens,sinonqu’ilsannonçaientunesortederevanchesur lesort,ouunespoirquin’étaitpastoutàfaitéteint.

Surpris,leprésidentdutribunalrefusadeseprononcer.Enrevanche,ilaccédaauxexigences de Desbassayns : Sully-Brunet était bien suspendu, et il devait quitterSaint-Denis,lui,lenatifdelaville.

Sully-Brunet ne comprit pas vraiment ce qui lui arrivait. Il rentra chez lui pourécrire à Lafitte, le gouverneur. Il se défendit comme il pouvait— il n’avait quevingt-deuxans—,ets’autorisaàrappelerunerègle:l’ordonnateurn’avaitpasàfairelaloiàlaplacedelaCourroyale.

LegénéralLafitte lui réponditcommeons’adresseàunenfantquiauraitcommisunebêtise : « Jenepuisexcuseruntelactequ’en faveurdevotre jeunesse,quinevouspermetpas,àcequ’ilparaît,deréfléchiravantd’agir.»Puisil lemenaça.Aucasoù iln’obtempéreraitpas,Lafitteaurait le«désagrément»de l’arrêteretde leconduire à Saint-Benoît, lieu désigné de son exil. Lafitte agissait en fonction desordres de Desbassayns, chez lequel il se rendait régulièrement. Par moments, lemilitairefaisaitpreuvedefaiblessequandilavaitfaceàluileprocureurgénéral,cequiavaitledond’agacerDesbassayns...

Après lamenacedu généralLafitte, Sully-Brunet abdiqua et dit qu’il acceptait de

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partir à Saint-Benoît dans la semaine. Mais cela ne suffit pas. Avec l’aide de lapolice,DesbassaynsdeRichemontordonnaàSully-BrunetdequitterSaint-Denisà6heuresdu soir. Il lui restaitunedemi-heurepour s’exécuter...Le jeune substitutéprouvaitdelahonteàêtretraitéainsi.

Enragé,écœuré,furieuxàcauseducoupd’éclatdeBoucher,Desbassaynsseréfugiadanssonbureauetdécidad’expédierunelettreurgenteauministredelaMarineetdesColoniesqui était en routepourParis.L’affaire continuaitde fairedubruit àBourbon et pouvait risquer de « contaminer » l’île. Il termina par ces quelquesmots:

Pourdonnerplusd’éclatàsadémarche,GilbertBoucherattenditlaséancesolennelledutribunald’instanceetunnombreuxauditoireattiréparl’affaire.Ainsi,cemagistratqui,danscettecirconstancesolennelle,devaitprêcherlerespectauxloisatransformélepalaisde justice enuneassembléede trop fameusemémoireoù l’ondiscutait tous lesactesdel’autorité et où le public recevait des leçons d’insubordination et de révolte, quis’opposaientauvœudelaloi!

Jenecrainspointdeledire,M.GilbertBoucherestlevéritableauteurdelarébelliondeFurcy;c’est luiquiafabriquélesécrits séditieuxprésentésaunomdel’esclaveetdesasœur, lui qui était le pivot de toute cette machination. Le principal coupable peut-ilrester impuni ? M. Boucher d’ailleurs a donné à sa conduite un nouveau degré deculpabilité en outrageant ma personne et l’autorité du roi par les calomnies les plusabsurdesetlesplusatroces,ilvientenoutredesaperl’autoritéjusquedanssesbasesparsondiscours incendiaire au tribunal.Enfin, il s’estmis en forfaiture en requérant quel’ordonnancedesadministrateursnesoitpointenregistrée.

Puis,n’ytenantplus,ilajoutacesdeuxphrases:

Sonsubstitut,JacquesSully-Brunetestunpetitintrigant,sansexpériencenicompétence,quiparsonorigine,serattacheàlaclassedesgensdecouleurpuisquesatrisaïeuleétaituneMalgache.LeprocureurgénéralBoucheraunpenchantdétestable:ilestprochedesdernièresclassesdelasociétéetéloignédeceuxquitiennentunrangdanslemonde,ceuxquisontconsidérésetfortunés.

Votretrèshumbleettrèsobéissantserviteur.

DesbassaynsdeRichemont.

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DesbassaynsdeRichemontsetenaittoujoursdebout,etobligeaitConstanceàresterassise.

Il avait convoqué chez lui, dans sonhabitation,AdolpheDuperrier et la sœurdeFurcy afin de les pousser à avouer que toute cette histoire avait été montée parGilbertBoucher.Pourtenterde lespiéger, il interrogeait séparémentConstanceetsoncousinAdolphe.Illesavaitfaitvenir.Lecolonn’avaitqu’unobjectif:lasœurdeFurcy et son cousin devaient dire clairement, voire l’écrire, que Gilbert Boucherétaitlevéritableinstigateurdel’affaire.

Constanceavaitessayéd’éviterdeserendrechezDesbassayns,etluiavaitfaitsavoirqu’elle était malade et dans l’impossibilité de se déplacer car elle habitait Saint-André,aulieu-ditleChampBorne,àprèsdetrentekilomètresdeSaint-Denis.Qu’àcela ne tienne, Desbassayns mobiliserait les autorités ; Constance devait venir àSaint-Deniscoûtequecoûte.Ilseproduisitalorsunescèneincroyable.DesbassaynsordonnaaumairedeSaint-AndrédefairetransporterConstanceenpalanquin,tenuparquatrenoirsjusqu’àl’habitation.EllearrivaàSaint-Denisà5heuresdumatin,après une nuit de voyage et accompagnée de gardes de police. L’image étaitétonnante;vuedeloin,onnesavaitpassilasœurdeFurcyétaituneprisonnièreouunenotable.

Adolphe fut également obligé de se rendre à l’habitationdu colon.Que ces deuxpersonneslibressoientdétenuescontreleurgrén’eutpasl’airdegênerDesbassayns.Ils’autorisaittouslesdroits.Ilgardaittoujourssoncalme.Aufond,iln’envoulaitniàConstanceniàAdolphe.Pourlui,ilsétaientjustedeuxpionsquiallaientluiservirà abattre le procureur général. Il ne les jugeait pas assez intelligents pour être àl’initiatived’unequelconqueactionetencoremoinsd’un«attentat».

Enrevanche,DesbassaynsvouaitunehainedeplusenplustenaceàGilbertBoucheretàsonsubstitut.Pourtant,demaiàjuillet1817,ilsavaientfaitlevoyagetouslestroisdeFranceàBourbon.Troismoisàsecôtoyer,celacréédesliens.Enobservantle jeuneSully-Brunetdans lenavire,Desbassaynsavaitpenséquepour l’avenirdel’île, il avait besoin de ce genre d’homme, un jeune, intelligent, formé etenthousiaste.Sonespoiravaitétédéçu.Iln’avaitjamaisoubliéquec’étaitlui,lepetitSully-Brunetqui,avecl’appuideBoucher,avaitdéjàosés’attaquerparlepasséàlafamilleDesbassayns deRichemont pour une violation à la loi sur les plantations.C’étaitunvieuxcontentieux,Sully-Brunetavaitfaitcondamner«aucorrectionnel»Joseph de Richemont, pour « contravention à la loi locale sur les plantationsalimentaires ». Le riche propriétaire ne l’avait jamais admis.En fait, cette tension

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sourderévélait leconflit latentquiexistaitentreceuxquivenaientd’Europeet lescolonsinstallésàBourbondepuisplusieursgénérations.Cesderniersconsidéraientqueles«Français»n’avaientpasàtoucheràleurterre.Niàimposerlaloichezeux.Personne n’avait jusqu’ici osé s’en prendre aux Desbassayns. Les colons étaientsidérés,etvoyaienttousd’unmauvaisœill’arrivéedecethommedeloi.

Desbassaynsavait sansdoutepeurque leprocureur,une fois l’affaireFurcyréglée,récidive avec d’autres esclaves. Il ne cessait de se le répéter, et de le répéter auxautres,orbeaucoupn’avaientpas l’airdecomprendre l’enjeuetse laissaientbercerparuneexistencebientranquille.Ilnevoulaitpasêtreceluiparquilafaillited’unsystèmearrive. Ilnecéderaitpas.Mais,bonDieu, sedisait-il, ils sontdesmilliersdanslecasdeFurcy,16000esclavesexactementayantuneorigineindienne.Etavecune règle telle que «nuln’est esclave enFrance », 45000 autres réclameraient laliberté,ceseraitl’anarchie,ceseraitlafind’unmonde.

C’est avec une violence relativement contenue qu’il fit donc venir Constance etAdolphe Duperrier. Les interrogatoires se déroulèrent dans un endroit que lepropriétaire appelait « l’intendance ». L’affaire était si importante que c’était lui-mêmequimenaitles«débats».IlnefaisaitplusconfianceniàLorynimêmeàlajusticedesonîledontilmaîtrisaitpourtanttouslesarcanes.Touslesarcanes...saufBoucher, la faute à cette stupide réglementation imposée par le roi : le procureurgénéralnomménedevaitpas êtrenatifdeBourbonni êtremarié àune créole. Iln’enrevenaitpasqueceprocureuraitosél’affronterpubliquement.Çaresteraituneblessure dans sa vie. Ilmettrait toute son énergie et sa hargne pour dénicher despreuvescontreleprocureurgénéral.Illesavait,ilytenait:siConstanceouAdolphechargeaientBoucher, ilpourrait le faire chasserde l’île.Et c’en serait finide cette«affairedel’esclaveFurcy».

Constance resta enferméedeux jours chezDesbassayns.Pendant ce temps, l’aînées’occupadesescinqfrèresetsœurs.

Le colon était méfiant ; il se dit qu’il devait tout de même respecter certainesprocédures.C’estpourquoilorsdesesinterrogatoiresilrequitlaprésencedel’avocatgénéral,levice-présidentetlemairedeSaint-Denis.Ill’expliqueraitdansunelettreadresséeauministre:

Pour recevoir la déposition de Constance et d’Adolphe, je me fis assister des troisprincipauxmagistratsdelacolonie,chargésparleursfonctionsdumaintiendel’ordreetde la tranquillité : l’avocat général, le vice-président, lemairedeSaint-Denisqui faitdanslacoloniefonctiondecommissairegénéraldelapolice,jejugeaiqueleconcoursdecesmagistratsétaitnécessairepouréviterqueM.Boucherprétendît,commeill’avaitfaitlorsque j’avais reçu les premières déclarations de ces gens que l’on avait extorqué leursaveuxparlaviolenceetsouslesabredesgardesdePolice.

Desbassayns se tenait toujours debout. Il avait l’esprit confus et pour tout dire ilétaitimpressionnéparlarésistancedecettemèredefamillequiluitenaittête,àlui,aumaireetàlapolice.Ilétaitétonnéaussiparsaculture,sonvocabulaireetlefaitqu’elle sache écrire,même avecdes fautes grossières.Mais où avait-elle appris ? Ilavait tout essayé pour qu’elle reconnaisse un complot dont Boucher aurait été

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l’initiateur.Del’attitudedeConstancedépendaitladémarchedeFurcy.Lecolonluisuggéradedirequ’elleavaitmalcompris.Unsecrétaireiraitjusqu’àl’écrireetforcerla femme à signer.Mais, elle, ellenia tout.C’était une femmehorsdu commun.Était-ceuntraitdefamille?Desbassaynss’étonnaitdelarésistancedeConstance,iln’imaginaitpasqu’unepersonnedecouleurpûts’opposerà lui.Desrelationsavecles noirs, il ne connaissait que celles d’unmaître envers ses domestiques. Il tentamêmedel’amadouerenluioffrantunverred’eau,estimantquec’étaitlesummumdecequ’ilpouvaitsepermettre,etqueçasuffiraitbien.Illuidisait:«Jevousparlecommeunpère.»Ilsavaientpresquelemêmeâge.

Un jour, après cet interrogatoire, Constance raconta à Boucher la manière aveclaquelleelleavaitététraitéeparDesbassayns:«Ilm’afait laplusterriblemenace.J’étais au supplice, c’était une véritable inquisition. Ilm’a obligée àmemettre àgenoux. C’est pourquoi je proteste de tous les aveux que j’aurais pu faire quipourraientnuireàmonfrère.Ilsm’ontétéarrachésparlaforceetlaviolence.»

Desbassaynspensaitquel’affairedel’esclaveFurcyétaituncomplotcontrelui.Ilsesentait visépersonnellement, et imaginamêmequ’on envoulait à sa fortune,quetous les esclaves risquaient de demander des indemnités. Qui étaient lescomploteurs ? Ildemandaalors àConstanceàquelleoccasionelle avait rencontréSully-Brunet ? Elle répondit qu’elle le connaissait à peine — ce qui écartait lapréméditationd’uncomplot.Lemessageétaitclair:ellenecéderaitpas.

Quand ce fut à son tour, Adolphe finit, sous la menace et la manipulation, parreconnaître le soutien de Sully-Brunet. Le colon s’appuya sur le témoignage deDuverger : cet instituteur qui avait écouté la conversation entre Boucher, Sully-Brunet et Constance, avait aussi un compte à régler avec Célérine. Son récitpointilleux avait permis à la police d’entrer chez Célérine et de découvrir lebrouillon du plan établi par Sully-Brunet. Adolphe avait admis que ce documentavaitétéécritetcorrigéparlejeunesubstitut.

Desbassayns était fier de son coup, il retrouva le sourire et demanda aumaire deSaint-Denis et à l’avocat général qu’on inscrivît cette pièce au greffe du tribunal.Puis, comme enivré par la fatigue et la tension, il ajouta : «C’est uneœuvre dedémence, jamais la philanthropie dans tout son déclin n’a produit un acte plusdangereux.C’est une odieusemachination. » Il s’enferma dans son bureau, et—c’étaitdevenuunehabitude—ilpritsaplumepourécrireauministredelaMarineetdesColonies:

VotreExcellence.

JefisappelerConstanceetAdolpheetenprésencedel’avocatgénéral,duvice-président,dumairedeSaint-Denis,jelesinterrogeaiséparément.Constancen’hésitapasàdéclarerque leprocureurgénéralGilbertBoucher luiavaitditque son frère était libre etqu’ilpouvait agir par lui-même,mais elle se refusa longtemps à faire connaître l’auteur del’écrit,disants’êtreengagéeànepaslerévéler,cependantellefinitparavouerquec’étaitM. Sully-Brunet qui avait dicté à Adolphe la requête de Furcy aussi bien que lasignification.Adolpheconfessalesmêmesfaitssansdifficultés.

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Desbassaynstouchaitaubut:ilallaitenfinatteindreBoucher.

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On les appelait les « noirs blancs ». Furcy s’était créé de nombreux ennemis, laplupartétaientdescolons.L’und’entreeux,nicolonniblanc,n’étaitpourtantpaslemoins virulent : un certain Brabant, le charpentier. Il était ce qu’on appelait un«hommedecouleurlibre».Chaquejour,lacrainted’êtreconfonduavecunesclavel’obsédait.Alors,pourbiensedistinguer,ilapportaitbeaucoupdesoinàsatenue,ilexhibaitdebeauxsouliersetmarchaitavecfierté, latêtehaute, lebustedroit.Sonambitionétaitderessembler,jusquedanslesgestes,àunblanc;maispascegenrede« petits blancs » pauvres qui, parmisère, épousaient une esclave et cachaient leurhonte de devoir louer leurs bras pour subvenir à leurs besoins. Non, Brabant lecharpentier ambitionnait d’être aussi riche que les colons. Il s’était mis à soncompte.Grâceà sonactivité, ilavaitconstituéunpécule suffisantpourrégler sonaffranchissement,en1810,quandlesAnglaiss’étaientemparésdeBourbon.Depuis,ilavaitamasséunepetitefortune,etsetarguaitd’avoirachetédix-septesclaves(enfait douze, cinq étant nés dans son habitation). En 1811, quand les esclaves deSaint-Leu avaient tenté de semer la révolte— on avait alors évoqué avec frayeurHaïti,lapremièrerépubliquenoire—,Brabants’étaitjointauxcolonspourmaterlarévoltequis’étaitachevéeauboutdedeuxjoursdanslesangetleslarmes.Deuxcolonsavaientétéassassinés;onneconnaîtpaslenombredevictimesducôtédesesclaves.OnditaussiqueBrabants’étaitmontrécourageux,n’hésitantpasàtueràmainsnuessesanciensfrèresd’infortune.Onconnaissaitsasusceptibilitélorsqu’onévoquaitsacouleurdepeau,etpersonneneprenaitlerisqued’enparler,entoutcas,pasdevantlui.

Ilpensait : la libertésemérite,ellenesedonnepas,c’estunehérésiedeprôner lecontraire. Sinon, quelle différence entre moi qui ai peiné pour acheter monaffranchissementetl’esclaveàquionl’offre?

À l’occasion, il participait à la chasse auxmarrons.On faisait souvent appel à sesservices car il connaissait parfaitement la forêt et les montagnes, les coins oùpouvaients’abriterlesfugitifs,lamanièredelesrepérer,c’est-à-direattendrependantdesheures,lanuit,qu’unfeunaissequelquepart,ets’yprécipiter.Iltuaitsansétatsd’âme. Cet ancien esclave haïssait même l’idée d’abolition, comme il haïssait lesproposdémentsdupèreGrégoirequiencourageaitlesasservisàs’émanciper.

Avantdedevenircharpentier,Brabantétaituncommandeur,cetesclavechargédesurveilleretdepunirlesautresesclaves.Àluiseul,illuiarrivaitd’endirigerplusdequarante,quandses«collègues»setrouvaientdébordésparunevingtaine.Brabantmaniait le fouetplusquede raison,et il était indifférentà lahainequ’il suscitait,unehainequi le faisait surnommerdans l’habitation le« traîtrenoir».Àforcede

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volontéetdehargne,onluiavaitdécernéletitredepremiercommandeurdans laplantationdesDesbassayns.

Sonplus beau souvenir restait le jour où il avait été cité en exemple par l’undesfrèresDesbassayns.Lorsd’unconseilprivé,lecolonavaitdit,enpensantàlui:«Lecommandeurestprécieuxpourlacolonie,c’estunhommequi,parlaforcedesoncaractère et son dévouement, est utile pour la prospérité et la sécurité de laplantation. » Brabant en était d’autant plus fier qu’il était l’un des rarescommandeursànepasêtreuncréole.Lesavait-iloufeignait-ildel’ignorer?Onlepréférait à un salarié parce que les propriétaires n’avaient pas à le rémunérer ; enéchange, ils lui laissaientun lopindeterreassez importantpourcultiveretvendredeslégumes.

Il étaitné auMozambique, etn’engardait aucun souvenir. Il s’étaitmarié tard, àtrente-deux ans, après avoir été affranchi— les esclaves n’étaient pas autorisés àprendreuneépousesansleconsentementdeleurmaître.Ilavaitrecouvrélaliberté,maisdevaitquandmêmeréglerunesommeimportantepoursonaffranchissement.Unebelleescroqueriede lapartdesonancienmaîtrequisavaitqueBrabantavaitmisdel’argentdecôté.

Ils’appelaitBrabant,ilyavaitajoutéLeCharpentier,c’étaitsonderniernom,iln’enchangeraitplusjamais.Aucoursdesavieetdesdifférentesventesdontilavaitfaitl’objet,ilavaitportédenombreuxprénoms,ilsesouvenaitdeseptd’entreeux,pasdu premier. Il haïssait le sobriquet Groné (ça avait duré près de deux ans, cettehistoire)...Peut-êtremêmecommed’autresdanssonpaysnatal,ilavaitparticipéauritueldel’«arbreàoublis»quiconsistaitàtournerautourd’unarbrepoureffacertout souvenir avant demonter dans le bateaupour l’îleBourbon. Sur son épaulequ’ilcachaittoutletempsmalgrélachaleur,mêmequandildormait,ilyavaittroislettresmarquéesaufer,«AM.B»,lesinitialesdesonpremiermaître.

Quandils’étaitagidesechoisirunefemme,Brabant,lecafredeMozambique,avaitdésiré unemulâtresse dont la peau était le plus claire possible—aucuneblanchen’avait voulu de lui, malgré ses arguments financiers. En se choisissant unemulâtresse, il rêvait en fait d’avoir des enfants blancs ou, en tout cas, à la peauclaire;celaleursauveralavie,pensait-ilprofondément.

À la naissance de sa fille, qu’on aurait pu aisément confondre avec une blanche,Brabant en avait pleuré de bonheur, il la chérissait et la présentait avec uneindescriptiblefierté.Ill’avaitprénomméeMarie-Louise.

Ils’étaittrouvémoinsheureuxavecl’arrivéedesondeuxièmeenfant,ungarçonàlapeaunoire,trèsnoire,commelui;ilétaitdevenufurieux,ets’étaitalorsadresséàsafemme, épuisée par un long accouchement : « Tu as des ancêtres nègres, tu mel’avaiscaché!»Siellen’avaitpasétéallongée,elleauraitsansdoutereçuquelquescoups. Après cet épisode, il avait agi en sorte de ne plus avoir d’enfants : il necouchaitplusqu’avecsesesclaves...

QuandileutventdecetteaffaireFurcy,sonsangnefitqu’untour:ilfallaitmaterlerebelle.IlétaitallévoirConstancealorsqueFurcyétaitenprison.

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«Cequevousêtesentraindefaireestignoble»,menaçaBrabant.

Constance le connaissait bien. Elle n’eut pas peur un seul instant, même s’il luifallaitleverlatêtepours’adresseràBrabant.Elleluirétorqua:

«Monfrèreestaussilibrequetoi,ilneméritepaslaprison,etnousnousbattronsjusqu’aubout.Onconnaîttonambition,Brabant,tuveuxêtreconsidérécommeunblanc,maissache-le,ilsnet’accueillerontjamaiscommeundesleurs.Tun’entendsmêmepaslesrailleriesquicourentsurtoi.»

Brabantfutdéstabiliséautantparlesparolesdecettefemmequeparsaconviction.Maisiln’enmontrarien.Bienaucontraire,ilrestaoffensif:

«Maisvouscroyeztousquelalibertés’offrecommeunprésent.Ellesemérite.Onnenaîtpaslibre,onledevient.Etmoi,c’estgrâceàmavolontéetàmontravailquej’aibrisémes chaînes.Cen’estpas enme rendant au tribunal, cettedémarche estpitoyable.»

Constancen’avaitplusenviedeluiparler,elleallaitpartir,maisrevintsursespas:

«Pourquoiveux-tuoublierquetuasétéesclave?Pourquoies-tusicruelaveceux?Pourquoineveux-tupasreconnaîtrequetuesnoir?»luiasséna-t-ellesansattendrederéponse.Puis,ellepartit.

Brabantlaregardas’éloignerensecouantlatête.Ilmurmura,commesiConstancepouvaitencorel’entendre:«Jenesuispasnoir,jesuislibre.»

LasœurdeFurcyrentrachezelle,auChampBorne,àSaint-André.

Jesuisallévoiroùellevivait.Décidément,j’allaisdesurpriseensurprise:lequartiern’avait rien de modeste, il donnait sur la mer, il y avait de belles habitations.C’étaient plutôt des familles aisées qui devaient y habiter. Bory de Saint-Vincentl’avait décrit après l’avoir observé en 1801 : « Le Champ Borne est richementcultivé,aucuneravinenelesillonne,cettegrandeplainefutdetouttempscultivéeenblé,enrizetentabac.»Lelieuestattachant,aveccetteégliseenborddemeret,tout à côté, le cimetière marin. L’église est maintenant en ruine, son toit a étéemportéparuncyclone,etonnel’ajamaisreconstruitemaisl’endroitsertencoredecadre à des manifestations artistiques. J’y suis entré, avec le sentiment queConstance était passée par là. C’est sûr, croyante, elle devait être heureuse de s’yretrouver,c’estunendroitoùl’ons’attardevolontiers ;elledevaitypuisertoutelaforceettoutlecouragedontellea faitpreuvedurantsonexistence.Jem’ysentaisbien, moi aussi, j’aurais pu y rester longtemps. Ensuite, je suis allé au cimetièremarinàlarecherchedunomdeJean-Baptiste,sanstropd’espoir.Ilyavaitbeaucoupdetombesdélaissées.Jesuisrepartiassezviteavecuneimpressiondemalaise.

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Surveillezcejeunehomme[Sully-Brunet]danssesrapportsavecleslibresetspécialementaveclesesclavesetrendez-moicomptechaquesemainedesaconduite,s’ilbougedesonexil,informez-m’ensur-le-champparunexprès.

Desbassayns.

MessagedeDesbassaynsexpédiéaumairedeSaint-Benoît,lieud’exildeSully-Brunet.

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Ques’est-ilpassédanslatêtedeFurcypourque,àtrenteetunans,aprèstouteuneviedesoumission, ildécidetoutàcoupd’allerau-devantd’immensesproblèmes?Cettequestionnem’ajamaisquitté.J’aidumalàimaginerqu’ilaitpupenserquetoutallaitsepassersansdifficultés.Jememetsàsaplace.Ilétaitrelativement—jedisbienrelativement—tranquille,ilétait«bienvu»desesexploitants,ilavaitunecompagne,une«bonnesituation»:maîtred’hôtel...Àsaplacedonc,jen’auraispasoséentrerenconflitavecdesgensquiavaienttouslespouvoirsettouslesmoyens.Jen’auraispastentélavoiedestribunaux.Aumieux,j’auraisessayédem’enfuir.Etencore...pourcela,ilfautavoiruncertaincourage.Etjen’aipastoujourscherchéàfuirdessituationsdésagréables.

Jen’aipasencorecompriscequipousseunhommeàvouloirs’affranchir.Qu’est-cequ’onestprêtàsacrifierpourlaliberté,quandonn’enconnaîtpaslegoût?

C’estladéterminationcalmedeFurcyquim’aimpressionné.

Jecroisqu’ilapuisésa forceauprèsdeceuxqui l’ontsoutenu.Ilavouluêtreà lahauteurdecetteconfiance.Jecroisavoircomprisquecequifaitavancerlemonde,c’estl’altérité.Tousceshommesquiontagipourd’autres.Cepeutbienêtreunfilconducteurdel’Histoire.

Pour tenir, Furcy pensait souvent aux lieux où il aimait particulièrement seretrouver. Il aimait la patience des arbres fruitiers, la fragilité des fleurs, et lamusiquedesrivières.Ilaimaitregarderlescascades;c’étaitlà,justeàquatreoucinqmètres face aux cascades, qu’il oubliait tout.L’eau tombait à toute vitesse, le ventamenaitdesgouttesjusqu’àsonvisage,ilappréciaitcescaressesdepluie,ilgoûtaitàl’imagemerveilleusedelanature.Parfois,ilyplongeaitsoncorps,ettoujoursilétaitétonnéparlapuissancedel’eau,etsafraîcheur.C’étaitlà,danscesmoments-là,queFurcy oubliait son malheur, et ses chaînes. Il se disait heureux. Il connaissait sarégion par cœur, là où les cascades se révèlent caressantes, l’endroit où l’on peutplongersansdanger,lessourcesd’eaupotable,leseauxchaudes.Ilconnaissaittoutel’îlepour y êtrené, chaque recoin, lesmoindres raccourcis ; etpuis l’îleBourbonn’abritaitaucunanimaldangereux,misàpart l’homme.Néanmoins, ilnepouvaits’empêcherdepenseraupaysdesamère.Yavait-ildesrivièresetdescascades?Lesmêmesfruitsqu’ici?Etlanuitoffrait-ellececielcoloréd’orangeetdebleuavantlapluied’étoiles?Combiendejoursdebateaufallait-ilpours’yrendre?Maintenantcesouvenirluirevenaitprécisément,c’étaitundimanchesoir,samèreluiavaitparlédeChandernagor comme on révèle un secret. Elle avait évoqué lamer, le bateauavecMlleDispense,etcefleuvesacrédontiln’avaitjamaisoubliélenom,leGange.

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Assisdanssageôle,FurcypensaitaussiàCélérineetauxdimanchesoùConstancevenaitruedesPrêtresavecsesenfants.

Ruedesprêtres.Jel’aicherchéesurtouslesplansdel’époquequandj’aidécouvertqu’ilyavaithabitéavecCélérine.Laruen’existeplusaujourd’hui.C’estpresqueparhasard,aucoursd’unediscussionavecleresponsabledumuséeLéon-Dierx,àSaint-Denis, que je l’ai retrouvée. Il m’a expliqué qu’elle prolongeait l’actuelle rue LaBourdonnais.Furcyl’avaitsouventempruntée.Cefutaussiledécordelascènedeson arrestation, le chemin qu’il avait dû prendre pour aller jusqu’à la prison. J’aisouhaité naïvementmarcher sur ses pas. Et pour avoir plus de chance, j’ai fait leparcoursaller-retouràdemultiplesreprises—laruen’estpaslongue.J’étaisétonné,encoreunefois,dedécouvrirunquartiermoinspauvreque jene l’avais imaginé ;certainesmaisonsétaientmêmed’unstandingélevé.

J’aimarchédanscetterue,etlessièclessesonttélescopésdansmonesprit,commesirien n’avait vraiment changé. D’après ce qu’on m’avait dit, de nombreuses vuesétaientlesmêmesqu’en1817,certainsbâtimentsétaientdéjàconstruitsàl’époque.Leresponsabledumuséenes’enrendaitpascompte,maissonrécitm’émouvait.Ilme disait « Furcy a pu voir ceci », « Il est sans doute passé par là et a vu cettemaison », ou « Ce que vous voyez ici, c’est ce qu’a vu Furcy »... Je regardais,intensément.

Plustard,j’airefaitlechemintoutseul,sansprendredenotes,jevoulaisseulementressentir.Deuxmaisonsétaientabandonnées;l’uneétaitcomplètementenruine,iln’en restait quasiment rien ; l’autre avait encore ses murs qui tenaient fièrementdebout. Bien sûr, j’ai imaginé sans raison que l’une d’elles pouvait être celle oùFurcyavaitdormi.J’airegardétouteslesautresmaisons,uneparune.Parmomentsj’avais enviede sonner auxportespourpouvoirobserver l’intérieur.Madémarcheétaitsûrementvaine,maisj’étaisheureuxdemarcherdanscetterue.Ilfaisaitbeau.

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«L’affairede l’esclaveFurcy»auraitpune jamaisavoir lieu.Furcyet leprocureurgénéralétaientd’ailleursprêtsàd’importantesconcessions.Boucherétaitalléjusqu’àfermer les yeux sur l’emprisonnement illégal deFurcy pour tenter de le sauver. IlécrivitauministredelaMarineetdesColoniespourluidirequeleprétenduesclaven’étaitpasdansunedémarche«factieuse»,ilvoulaitbienserendreà«sonmaître»,JosephLory, enattendant le jugementdu tribunal.Maisc’estLoryquimit le feuauxpoudrespar sonattitude,avec l’appuideDesbassaynsdeRichemont. Il rejetaviolemment la proposition de Furcy, et il usa de pression. Hors de question detransigeravecdesasservis.Pourmontrersaforce,Lorysetarguad’êtrel’oncledelamaréchale Moreau (qui était d’une grande influence) et l’ami particulier deDesbassayns.IlintimidaConstance.

GilbertBoucherétaitécœuréparlejugementdutribunald’instance.Pourfairefaceà ce qu’il considérait comme une injustice, il décida de se rendre à Paris afind’alerterlespouvoirspublics.Ilpensaqu’ilavaitdeschancesd’êtreentendulà-bas.Àcettefin,ilprituncongé.Commec’étaitlarègle,ilavaitdemandél’autorisationaucommissairegénéralordonnateur—Desbassayns—etenmêmetempslapriseenchargedesfraisdevoyagepourlui,safemmeetsafilleJuliequin’avaitpasencoretroismois.Desbassayns luiréponditparuncourtmotfortsympathique.Ildonnal’autorisationetl’argentnécessaire.Illuiécrivit:

Nous vous accordons la permission de retourner en France avec votre famille, nousaccédonsàvotredemandequevousnousfaitesd’effectuerceretoursurLeTélémaque,legouvernementsupporteralesfraisdevotrepassageetceluidevotrefamille.

Desbassaynsallajusqu’àmettreàladispositionduprocureurunejeunedomestiquepouraider l’épousedeBoucher.EllesenommaitMarie-Jeanne,on l’appelaitZèbenégresse.Leprocureurgénéralpartaitunpeurassuré.

BoucheretsafamillesetrouvaientdanslebateauenpartancepourBordeauxdepuismoins d’une heure, lorsque Desbassayns se rendit au journal La Gazette de l’îleBourbonpourexigerqu’uneannoncesoitimprimée,endernièrepage:«Monsieurleprocureur général et sa famille annoncent leurdépart pour laFrance. »Puis, iladressa une deuxième lettre à Boucher qui la reçut à son arrivée à Bordeaux :«MonsieurGillotdel’Étang,avocatgénéral,vousremplacera.Ilserachargédevotreserviceetprendra lescirculairesnécessaires.»Enquelquesmots, lecolonréussitàexclureleprocureurgénéraldel’îleBourbonetàfairecroirequesoncongéétaitundépartdéfinitif.

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Bouchern’avaitpasdéposésesvalisesqu’ilprenaitlaplumeetexpédiaitàsontouruneréponseaucommissairegénéralordonnateur:«Monsieur,jeresteleprocureurgénéral de Bourbon, l’avocat général ne peut me remplacer. Je vous ordonne derévoquer dans les vingt-quatre heures les circulaires que SANS MONAUTORISATION vous avez écrites. » Pas de formule de courtoisie. Boucherfulminait.Ilpritsonbébédanssesbras.Safemme,quiétaitladouceurincarnée,luiserrafortlamain.Ellecraignaitpourlasantédesonépoux.

À Bordeaux, Boucher était stupéfait. Il se jura que, où il se trouverait, iln’abandonneraitjamais«l’affairedel’esclaveFurcy».Ilécrivitauministrepourluisignaler que l’affaire prenait « une tournure affligeante », que la colonie neconnaissaitpasledroit.

Leprocureurgénéralétaitabattu.

Je l’imagine, à cemoment-là, plein de déception et d’amertume. Il traversait cesjoursdouloureux,ceslongsinstantsoùl’onsentquel’espoirsedélite.J’avouequej’aipartagéce sentiment-là. J’avaisbeauconnaître l’issue, j’ai cherché lepluspetitparfumdevictoire, lesraisonsdenepasdoutercommesitoutsedéroulaitdevantmesyeuxetquerienn’étaitencorejoué.Parfoisj’oubliaisquetoutcelas’étaitpassévoilàprèsdedeuxsiècles.Jeportaisl’espoirdeGilbertBoucher,seschagrinsaussi.

Gilbert Boucher possédait cette capacité étonnante de ne pas rester défaitlongtemps, il savait qu’il restait encoreunepossibilité de sauver l’esclave. Il savaitque l’appel du jugement du tribunal d’instance, refusant la liberté à Furcy et ledéclarant«marron»,pouvaitserévélerunebombeàretardement.

Desaprison,Furcyaussigardaitunminceespoir.Unespoirquinel’ajamaisquitté.Sesyeuxfixaienttoujourslapetitefenêtrequitouchaitleplafond.Unefinelumière,douce,caressaitsonvisage.Desacellule,ilentendaitlebruitdelaville.

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LapendaisonestlaformelaplusrépanduedesuicideparmilesesclavesdeBourbon.Onpeut supposer que ceux-ci choisissent cette forme de suicide parce qu’elle est la plussimple à exécuter. Un simple morceau de corde qu’on peut se procurer facilement surl’habitationsucrièrepermetlaréalisationdel’actefatal,provoquéparundésespoirsansissue.Hommeset femmesnoirs sansdistinctionoptent fréquemmentpourcettesolutionextrême, résistant à leur façon au système servile [les esclaves utilisent souvent descordesdevacoapoursependre].Lesuicidepeutêtre,danscertainscas,provoquéparlapeurduchâtimentquandl’esclaveserendcoupabled’unefautesévèrementpunieparlasociétécoloniale.

Extraitdurapportsurlessuicidesd’esclaves,le28juillet1806.Citéparl’historienSudelFuma,dans«L’esclavagismeàlaRéunion,1794-1848».

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Sully-Brunet était effondré, comme sonné. Après le départ de Boucher pour laFrance, et son exil à Saint-Benoît, distant de seulement quelques kilomètres deSaint-Denis, Ildéprimait,et il craignait sansdoutepour sacarrière.Surtout, ilnes’attendaitpasàtoutça,ilsecroyaitàl’abridelajustice.

Quand il apprit que Desbassayns avait expédié une missive express au maire deSaint-Benoîtpour le faire surveiller, ildevint foude rage. Ilvoulut rappelerqui ilétait. Alors, il se fendit d’une lettre auministre de laMarine et des Colonies. Ill’écrivitdansl’urgence,sansfairedebrouillon.

Ma seule faute, si j’enai commisune, serait, paraît-il, d’avoir sacrifié dixminutes demon temps pour rendre service à des malheureux qui chaque jour me harcelaient,employantlesprièresetlespleurspourcaptermagénérosité,venantchezmoiaunomdel’humanitéréclamermonministère,merappelantsanscessequej’étais leprotecteurdesinfortunés, voulant profiter de l’effervescence de mon âge pour m’indigner contre laméchanceté.J’étaissourdàtouscesdiscours,c’est-à-direquejelesappréciaisavectoutelasagessedontjesuiscapable.

Quelle futmasurprise,arrivantàSaint-Benoît lorsque j’apprisqueM. lemaireavaitordredesurveillermesrapportsaveclesesclaves!NonVotreExcellence,onn’injuriepasun honnête citoyen d’une manière si outrageante ! Une telle délation ne peut seconcevoir ;monhonneurmaviema fortune, tout s’y trouve compromis,m’exiler d’unquartier où je n’ai que des amis, oùma famille jouit de la plus haute estime sur unehabitationoùj’aicentesclavesàmadisposition,mescompatriotessesontindignésd’untelordreàmonégard.VotreExcellence,peut-onconcevoirqu’unenfantdelacoloniequiy a une famille nombreuse, dont le père et la mère sont propriétaires d’esclaves etd’immeubles,peut-onconcevoirquequelqu’unattachéauxbiensindissolublesdecepayschercheàjeterletroublepartout,cherchesaruine,sapertemême?

Je vous rappelle que les révoltes à Saint-Domingue, aux Antilles sont nées d’abusd’autoritédesjuges.

Si mon zèle m’a fait commettre une imprudence, je ne puis être traité comme uncriminel. J’aivoulu remplirdignementmondevoir.Unagentde lapolicea cherchéàm’humilier. Si l’éloignement de notre Excellence est une raison d’injustice, alors jerenonceàcettenoblevocationàlaquellej’aiétéappelé;etjesupplieVotreExcellencedebienvouloiragréermadémission,etj’aurailaconsolationenmeretirantd’avoirfaitdenombreuxeffortspourlebienpublic,j’attendsseulementdelajusticedeVotreExcellenceuneréparationéclatantedesmauxquel’onm’afaitsouffrir.Jeledemandeàgrandscris.

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Pourquoi?Parcequelesilencelaissetoujoursdansl’opinionundoutedésagréable,etjesouhaite faire entendre la vérité qui est au-dessus des lois arbitraires des hommes, au-dessusdesoppressionsvouéesàl’indignation.

Enposantsaplume,ilneputs’empêcherderetenirdespleurs.Ilsuffoquait.

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C’était un matin ensoleillé du mois de février 1818, l’horloge de l’églisemétropolitainemarquait9h30.Tousleshabitantsdel’îles’étaientdonnérendez-vousdevantlacourd’appeldeSaint-Denisquisesituaitauseindutribunal-prison,rue LaBourdonnais, làmême où avait eu lieu le jugement en première instance.Jamais ces lieux fréquentés par les plus riches propriétaires et les commerçantsn’avaient vu autant de noirs. On entendait dire que certains étaient venus de lapointe de la Table, près de Saint-Philippe, à l’autre bout de l’île, qu’ils avaientmarché plusieurs jours durant. Ils avaient traversé le piton de la Fournaise quiculmine à plus de 2 600 mètres d’altitude, un volcan qui peut se réveiller d’uninstantà l’autre,etdont lescheminsbrûlantsobligentàmarchervitepournepassentirlachaleur.Ilyavaitplusieursmontagnesàescaladeretdesrivièresàtraverserquipouvaientêtredangereusesaprèslespluiesdiluviennes.

Denombreuxnoirssetenaientdevantlebâtiment.IlsvoulaientconnaîtrelesortdeFurcy en deuxième instance.On avait rarement vu un cas comme celui-là. Il n’yavait pas beaucoup de places, et une petite foule donnait vite une impression denombre. On aurait dit une manifestation. C’était incompréhensible : commentavaient-ils pu se libérerde leurplantation àune telleheurede la journée ?Furcyignorait-il tout cela ?Non,de saprison, il entendait tout lebrouhahadudehors.C’était une sorte de victoire.Mais s’il perdait à nouveau ce procès en appel ?Ceseraitlageôleoulestravauxforcéspourlerestedesavie.

Ilyavaitaussiunevingtainedepetitspropriétaires,ilsformaientungroupeàpart,plushautdans la rue.Àceque l’onaffirmait, ilsavaientencorepluspeurque lesriches exploitants qui possédaient une centaine d’esclaves. Pour eux, perdre leurmain-d’œuvre bon marché— ils ne la considéraient pas comme gratuite car lesnoirsétaient«hébergésetnourris»—,c’étaitlafailliteàcoupsûr.Lepire,pourcespetits propriétaires, était de devenir aussi pauvres que les esclaves. Et certainsl’étaientdéjà.

DesesclavesaussiprotestaientcontreFurcy!Ilsrefusaientunelibertéquilesauraitenvoyésmendier dans les rues. «Nous sommes bien avec nosmaîtres », criaientquelques-unsd’entreeux.Brabantaussiavaittenuàfaireledéplacement.

Certains s’étaient assemblés en petits groupes. Ils palabraient, on reconnaissaitmême un clan de marrons guidés par un grand costaud ; personne n’osait lesapprocher.

Unprêcheurmontasurunpetittonneauqu’ilavaitempruntéàuncommerçant.

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Unautregroupepréféras’asseoir,anticipantlalongueurdel’attente;ilsétaientunedizaine,rassemblésencercle.Deshabituésdutribunal.Onditqu’ilsserendaientàtouslesprocèsoùdesnoirssetrouvaientaccusésouvictimes,mêmesicelafinissaitsouvent de la même façon. Ils prétendaient être la mémoire de ces jugements.Existait-ilunerecensiondecesminutesdeprocès?Ilyavaiteudescentaines,peut-être des milliers, de plaintes de la part d’esclaves gravement maltraités, certainsavaientétémutilés,d’autresenétaientmortsdansdesconditions inhumaines.Lesaffairesétaientviteclassées.Oùsontlescomptesrendusdecesprocès?Ilyavaiteuaussidesenquêtes,menéesdansleshabitations,pourdénoncerlesconditionsdevielàoùleCodenoirn’étaitpasrespecté,unrèglementpourtantbienclémentpourlesmaîtrescriminels.Oùsontcesdocuments?Lamémoireabesoindecespapiersquifigentlessouvenirs,sinontoutpartenfumée.Ettoutestpartienfumée.

C’est le problème pour tout un pan de l’histoire : les victimes ne laissent pas detraces. Quand je me suis penché sur cette affaire, je m’attendais à trouver destémoignagesdirects.Iln’yarien,oupresquerien.Quedessilences.Tropdesilences.Et des morts anonymes. Une histoire sans archives. J’étais surpris, un peuinterloqué,quandjecomparaislesmémoiresdedeuxfamilles,celledeDesbassaynsetcelledeConstance.Pourlapremière,onsavaittout:ladatedenaissance,lelieu,lestroisouquatreprénoms,leursportraits;onsavaitmêmequ’ilyavaitdesmort-nésetdesfaussescouches.ChezConstance,onignorejusqu’aunombredesenfantsqu’elle a pu avoir. Il m’a fallu un temps fou pour découvrir le moindrerenseignement.

Pourtant, des détails sur les esclaves, j’en trouvais. Des détails physiques. Sur lescahiersde recensementdesmaîtres, il y en avaitunemultitude. Sur les cheveux :«crépus,noirs,plats,blondsougris».Lacouleurdelapeau:«noire,rouge,cafrine,malaise ». Une infirmité : beaucoup de « boiteux », de « bras coupés », et d’« estropiés ». La taille, l’âge, un prénom, parfois un sobriquet. J’ai lul’enregistrement d’un certain Jupiter décrit comme un créole, rouge et blond, dequatorzeans.Denombreuxdétailsphysiques,maispasgrand-chosesurl’identité:quandétaient-ilsnés,d’oùvenaient-ils,quiétaientleursparents?

L’indextenduversleciel,leprêcheur,d’unevoixchevrotantequiluidonnaitunairdevieuxsage,clamait:

«Mes frères, Furcy est un exemple pour nous. Accompagnons-le, donnons-lui laforce.Jesaisquelà-bas,enFrance,deshommesnousentendent,deshommessaventcequeFurcyestentraind’accomplir,deshommeslesoutiennentmême.Sonnomest prononcé avec respect. Je dis que des philosophes, des politiques, desreprésentantsde l’Église,d’éminentespersonnalités saventcequi sepasse ici.Et sidemain Furcy n’obtient pas gain de cause, ce sera pour un autre jour. Un jourproche,mesamis.Je lesais.Des journaux,qu’onnousempêchede lire, l’écrivent.Partout,noussommessoutenus, il fauttenir,mesamis.Écoutezcequ’adit l’abbéGrégoirevoilàplusdedixansdéjà.Cethomme,sirespectueuxetsirespecté,adit,pour mettre fin aux préjugés ridicules qui nous enchaînent : “Vous Français,Anglais, Hollandais, que seriez-vous si vous aviez été placés dans les mêmescirconstancesque lesnoirs ? Si lesnègres, brisant leurs fers, venaient sur les côteseuropéennes arracher des blancs à leur famille, les enchaîner, les conduire en

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Afrique, les marquer d’un fer rouge ; si ces blancs volés, vendus, achetés par lecrime, surveillés impitoyablement sans relâche, forcés, à coupsde fouet, au travailoùilsn’auraientpasd’autreconsolation,àlafindechaquejour,qued’avoirfaitunpas de plus vers le tombeau... Si, blasphémant laDivinité, les noirs prétendaientfaire intervenir le Ciel pour prêcher aux blancs l’obéissance passive et larésignation...Quel cri d’horreur retentirait dans nos contrées ! Européens, prenezl’inversedecettehypothèseetvoyezcequevousavezfait!”»

Leprêcheurconnaissaitpresqueparcœurcediscoursdel’abbéGrégoireprononcédesannéespluttôt.Ilajouta:

«Oui,Furcyn’apaspugagnersespremièresbatailles,maisjevousledis,mesfrères,il estdesdéfaitesquiont legoûtdesplusbellesvictoires.Furcy s’est sacrifiépournous.Neperdezpasespoir.Neperdezpasespoir.Neperdezpasespoir,mesamis,Furcygagneraetilnousemporteradanssavictoire.»

Puis,touslesregardssetournèrentcommeunseulverslegrandportaildutribunal,qui faisaitégalementofficedeported’entréede laprison. Ilvenaitde s’ouvrir.LejugementenappeldeFurcypouvaitcommencer.

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Lahauteurduplafondécrasaitl’homme.Àl’intérieurdelacourd’appel,seuleunedizainedenoirsavaientétéadmis,desaffranchis.Lasalleétaitcombleetsilencieuse.Maisonentendaitlebruitdelafoulequisetenaitdehorsmalgrécesoleilbénidefévrier.

Furcyétaitdebout,lesmainsenchaînées,entourédedeuxgardesdepolice.Ilavaitobtenuledroitdepouvoirgarderunpapier, laDéclarationdesdroitsdel’hommequ’il tenait serrée dans sa main gauche. Son regard, calme et déterminé,impressionnait. Il se trouvait dans le box des accusés, alors que c’était lui leplaignant. Par une entourloupe juridique Joseph Lory accusait Furcy de«marronnage».Onavaitoubliéquec’étaitl’esclavequis’étaitrenduautribunaldepremièreinstance,onavaitoubliéquec’étaitFurcyquivenaitréclamersalibertéetqu’iln’avait jamaischerchéàfuir.Ilétaitévidentquecelan’auguraitpasunesuitefavorable.L’enjeuétait ailleurs.Car tout lemonde le savait, il faudraitunmiraclepourquelacourreconnaissedesdroitsàl’esclave.

Ilyavaitaussicettecuriositéquiattiraitdumonde,etdesnoirsetdesexploitants.Onavait entenduparlerde ceGilbertBoucher, cepèrede famille avaitunebellesituationdeprocureurgénéraletavaitoséaffronterleclanDesbassayns,aurisquedeperdre sa place. Sans trop le connaître, on disait de lui que c’était un humanistedontlesparolespouvaientsouleverlescœurs.Descolonsaffirmaient,aucontraire,que c’était un homme imbu de sa personne et motivé par la recherche de lacélébrité.Lafouleignoraitqu’ilavaitétéempêchédevenir.Desbassaynsn’avaitpasdemotsassezdurscontrelui.C’étaitsonpireennemi.

«Messieurs,annonçaleprésidentdelaCourroyale,nousallonsrendrelajusticeaunom du roi. Le sieur Lory tient à faire valoir ses droits après que son esclave, ledénomméFurcy,atentédes’échapper.»

Ensuite, lemagistratdonna laparoleà l’avocatdeLory, il s’appelaitPolSatin.Cedernierattaquasurdeuxfronts.D’abord,surlefrontjuridique.

« Messieurs, lança-t-il, d’une manière un peu péremptoire, je ne veux pas vousabreuverdetextesdeloi,maisjetiensjusteàenrappelerunàvotreconscience.LeCodenoir,ouiceCodenoirquiaétécréépourprotégernosesclaves,cerèglementinscritendécembre1723,parleroimême,etspécialementconçupournotrechèreîle et l’île de France, la terre voisine ; eh bien, que dit ceCodenoir,monsieur leprésident,messieurslacour?»

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Ils’arrêta,regardantlasallesursadroite,puissursagauche.Sonvisageaffichaituneexpressiondifficileàdéfinir,rictusdemécontentementousourire.Ilcontinua:

«Permettez-moiderappelertoutd’abordcequesonarticle24stipule.Jelerésumepour ne pas vous faire perdre votre précieux temps : les esclaves ne peuvent agirdirectement en justice, c’est à leurmaîtrede lesdéfendre auprèsdes tribunaux, sibiensûrilyalieudelefaire.C’estàleurmaîtredepoursuivreenmatièrecriminelleetd’exigerlaréparationdesexcèsquiaurontétécommiscontreleursesclaves.»

C’estvrai,commelaloil’exigeait,unesclavenepouvaitattaquersonmaître(ouuneautre personne) en justice sans passer par... sonmaître.C’était le propriétaire quiportait la voix de l’esclave. Comment, avec une telle règle, dénoncer lesmauvaistraitements?PolSatinsedélectait.

«Jepourraism’arrêterlà»,dit-ilenmarquantunepausepourjugerdesoneffet—sonvisagearborait,cettefois,unsouriresatisfait.«Oui, jepourraism’arrêterlàetsignifier à l’esclave Furcy qu’il n’a aucun droit à ester en justice.Mais passons àl’article 39 de ce Code noir sur lequel je m’appuie et qui régit la bonneadministrationdenotre île. Jene vous répètepasque cette loi a été conçuepourprotéger nos esclaves, comme Furcy. Son article 39 affirme haut et fort etsimplement,messieurs,que lesesclavessontréputésmeublesetcommetel ilaétéléguéàLoryparfeueMmeRoutier, satante...JosephLory,encitoyenhonnête,arégléenbonneetdueformelesdroitsdesuccession.Onnepeutrienluireprocher.Voilàpourleplanjuridique.Etceladevraitsuffire,messieurs.»

Visiblement,non.Iln’avaitpasenviedes’arrêter,sûrdesavictoire.

«Mais je tiens à souligner l’humanité de sieur Lory. Il a toujours bien traité sonesclave Furcy. Ce dernier n’a jamais eu à se plaindre des comportements de sonmaître. Il connaissait même les liens qu’il entretenait avec dame Célérine, etM.Loryfermaitlesyeuxsurcetterelationquiauraitpuvaloirquelquescoupsdefouet,voiredavantage.M.Loryestalléjusqu’àlouerleboncomportementdeFurcy,iln’ajamais eu à s’enplaindre.Bien au contraire, il en a fait sonmaîtred’hôtel et sonjardinier.Etvoilàqu’aujourd’hui,sonesclaveletrahitenprenantlafuite.Messieurs,je viens protéger les intérêts d’un honnête homme. Et je vous demande del’entendre.»

L’avocat alla se rasseoir, comme pour signifier qu’on en finisse, et vite. Il jeta uncoupd’œilcompliceversLory,histoireaussidechercheruncompliment.

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L’avocat de Furcy n’avait rien à perdre. Il se sentait d’autant plus libre dans sonargumentationpour défendre l’esclave.On était en février 1818, trente ans avantl’abolitiondel’esclavage.Ils’appelaitGodartDesaponay.Ilaplacésondiscourssurleregistrehumaniste,mêmesidèsledébut,ilavoulurassurerlescolons.Quandonlitsaplaidoirie,onestsidéréparlaforcedesesconvictions.

L’avocatpritlaparole:

«Messieurs,jeveuxvousdémontrerqueFurcyestunhommelibre,parcequ’ilestnélibre.C’estpourcelaqu’ilvientréclamercontrel’arrêtquirefusedereconnaîtreles droits de son ingénuité. Il n’existe aucun homme de couleur dans la mêmeposition que lui ; ce n’est donc point un principe dont la proclamation pourraiteffrayerlespropriétairesd’habitationscoloniales.Furcyneveutnuireauxintérêtsdequiquecesoit.»

L’attaque était judicieuse, elle était évidemment destinée à ne pas inquiéter lescolonsquicraignaientdevoirl’affaireinspirerlarévoltechezd’autresesclaves.

Puis,emportéparsesconvictions,ilenchaîna:

« Mais si les principes qu’il est obligé de soutenir, et qu’il développera avec lamodération qui l’a toujours caractérisé, devaient plus tard être féconds enconséquences, est-ce au XIXe siècle que l’humanité devrait s’en affliger ?Non, lajusticecivile,commelareligionchrétiennedevraientaucontraires’enréjouir.»

Tous les regards se fixèrent sur lui,commes’ilvenaitde révélerunemonstruosité.DesbassaynsdeRichemonthochalatête,unsouriremoqueurauxlèvres.

Voulantenfoncerleclou,GodartDesaponayajoutaà laprovocation.Ilaffirmaenhaussantleton:

« Le droit public français a toujours consacré lamaxime que nul n’est esclave enFrance.»

Ildéveloppa,s’appuyantcettefoissurdesargumentsplusjuridiques:

«Madeleine,mèredel’exposant,estnéeen1759,dansl’Inde,àChandernagor;elleestnéelibreetauraittoujoursdûêtreconsidéréecommetelle.Ensupposant,contre

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letextedesloisetrèglements,quel’esclavageexistâtdanslesétablissementsfrançaisdePondichéryetdeChandernagor,l’IndienneMadeleine,parcelaseulqu’elleavaittouchélesoldelaFranceetyétaitdemeuréependantquelquesannées,Madeleine,donc,avaitacquissaliberté,etparconséquentelleétaitlibrededroit,quandellefutconduiteàBourbon.»

L’avocat regarda la salle,puis il jetaun regardversFurcy,qui restait calme.Onsedemandaitquisoutenaitl’autre.Ilcontinua:

« On doit remarquer dans cet acte deux circonstances ; la première : c’est queMadeleine y est qualifiée d’Indienne ; la seconde : c’est que la dame Routier nedéclare pas queMadeleine lui a été vendue ; elle déclare queMadeleine lui a étédonnée en France, à la seule condition qu’elle lui procure la liberté. De cettedéclaration, deux conséquences. La première : l’affranchissement n’était pasnécessaire, parce que Madeleine était libre comme Indienne. La seconde :l’affranchissementn’était pasnécessaire, carMadeleine était devenue librepar sonséjourenFrance.»

Laplaidoiriedevenaitunpeutroptechniqueetmonotone.MaisGodartDesaponayvoulaitappuyersadémonstration.

« Après son affranchissement, Madeleine a continué de vivre avec les siens surl’habitationRoutier;elleamariésafilleaînée,Constance,quiétaitlibre.QuantàFurcy,aprèslamortdesamère,incapableparsonjeuneâged’appréciersaposition,ilestrestédansl’habitationRoutier.»

L’avocat aurait pu souligner qu’aucun enfant ne peut savoir s’il est libre à sanaissance. Il aurait pu souligner aussi que Furcy, à peine né, avait été trompé. Ilaurait dû dire tout cela. Il resta sur le registre technique. Il se relança enapostrophantlasalle,quisemblaits’assoupir—c’étaitpresquel’heuredudéjeuner.Il cria, ce qui a eu pour effet de surprendre une partie de l’assistance quicommençaitàperdrelefildudiscours.

«QuefitlesieurFurcy?»

« Sieur » ? C’était habile, cette utilisation d’un terme réservé uniquement auxhommes libres, les esclaves n’avaient droit qu’à l’expression « le nommé » ou « lanommée ». Il n’attendit pas un instant pour juger de son effet. Il enchaînaimmédiatement.

«Àpeinea-t-ilétéinstruitdesonétat,queFurcyainvoquélaprotectiondeslois.IlaprésentérequêteauprocureurgénéraldelaCourroyaledeBourbon,M.GilbertBoucher,pourluidénoncersonétat,etlemêmemois,paracteextrajudiciaire,iladéclaréausieurJosephLoryqu’ilseregardaitcommelibre,etqu’ilprotestaitcontresonétatd’esclave.»

Voyantquel’assembléesedéconcentrait,GodartDesaponays’écriaànouveau.

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«Pourpremièreréponse,Furcyfutjetédanslesprisonsdelaville;saréclamationfut portée devant le tribunal de première instance de Saint-Denis qui, par sonjugement,rejetasademande.»

Iln’auraitpeut-êtrepasdûrappelercettedécisionnégative.

Àdirevrai,personnenesefaisaitd’illusion,lacauseétaitentendue.Furcyneseraitpasdéclarélibre.C’étaitl’attitudedeDesbassaynsquiétonnait:ilsemblaitnerveux,peut-être même avait-il peur. Il voulait une victoire absolue, qui ne donnerait àaucun esclave l’idée de se rendre au tribunal. Plus que ses amis, il avait senti ledanger.Ilsavaitégalementque,àParis,desespritscommençaientdepuislongtempsàs’échaufferenfaveurdel’abolition.ÀBourbon,sesfrères,CharlesetJoseph,quiavaient fait des études scientifiques et s’étaient rendus en Grande-Bretagne pourobserver le progrès industriel, avaient choisi d’anticiper enmettant au point unemachinepourremplaceravantageusementlesesclavesdesplantationssucrières,maisellen’étaitpasencoresatisfaisante.

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À la finde l’après-midi, leprésident réclama le silence. Il se leva, etprononçacesquelquesmots,trèslentement.Aprèschaquephrase,ilmarquaitunelonguepause.

« Considérant qu’il y a titre au procès, que le 8 décembre 1768, la nomméeMadeleine,mèredeFurcy,aétévenduedansl’IndeàlademoiselleDispense.

«Considérantquecetitre,appuyéd’ailleursdelapossessionetdelajouissancenoncontestée que la demoiselleDispense a eue de laditeMadeleine, n’est détruit paraucun autre titre, ni par aucune réunion de circonstances formant masse deprésomptionséquivalentesàpreuves.

«ConsidérantenfinqueFurcy,étantnépendantl’esclavagedesamère,enaretenulacondition;qued’aprèslesloisexistantesaumomentoùlalibertéaétéaccordéeàMadeleine, les enfants au-dessous de l’âge de sept ans ne suivaient pas le sort deleursmèresaffranchies...»

Leprésidentdutribunaljetauncoupd’œilfurtifversDesbassaynsqu’ilconnaissaitdepuis de longues années— chaquemois ils se retrouvaient autour d’une bonnetable.Ilajouta:

«Ils’ensuitqueFurcyestaujourd’huisansdroitàréclamerunétat,qu’ilnetientpasplus de la disposition de la loi que de la volonté de feue dame Routier. Toutconsidéré, faisant droit à l’appel pour le nommé Furcy, du jugement du tribunald’instance,ditqu’ilaétébienjugé,malappelé.»

Ilmarquadenouveauuntemps,puisilconclut:

«Sonappeln’estdoncpasrecevable.»

Toujoursdebout,sonregardseportaversl’assemblée,puisversFurcy.Onnelisaitaucuneexpressionsurlevisagedel’esclave,sinonencoredeladéterminationetunesortedetranquillité.EnfinleprésidentregardaDesbassaynsavecunsourirebref.

«Messieurs,jevousremercie.»

Furcyn’étaittoujourspaslibre.Cepouvait-ilqu’illefûtunjour?

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Furcyavaitperdu.Ilavaitperdusonprocèsenappel,mais ilcontinuaitd’effrayer,carilétaitdevenuunsymbole.Dansl’île,desmilliersdegensparlaientdelui.

Ilavaitrejointlaprison.Deplusenplusdenoirsserendaientàcôtédesoncachot,certainschantaient,d’autres faisaientdubruitpourmanifester leursoutien.Onserelayait, il n’était jamais seul. Son histoire faisait le tour de l’île d’une manièreextraordinaire.

On se demande ce que Furcy pouvait bien penser. Était-il fier ? Pouvait-il secontenterd’êtreunsymbole?EtCélérine,neluimanquait-ellepas?Onn’arrivepasàimaginers’iladoptaitl’attituded’unhommequisesacrifiaitpourunecause,ous’iltrouvait son sort injuste.Peut-êtremême regrettait-ild’avoirdéclenché tout cela ?Cela en valait-il la peine ? De toute son existence, à plus de trente-deux ans, iln’avaitconnuquel’esclavageetlaprison.Unevieenfermée.

Unenuit,alorsqueDesbassaynsrentraitchezlui,ilsurprituneconversationentredeuxnoirs : ils évoquaientFurcy en chuchotant.On sentait de l’admirationdansleurvoix.Ilssedisaientque,peut-être,euxaussipourraientrevendiquerlaliberté.

CesbruitsinquiétèrentDesbassayns.IlconseillaàJosephLoryd’éloignerl’esclavedeBourbon.Cela tombaitbien, la familledeLorypossédaitunehabitationà l’îledeFrance.IlallaitleurvendreFurcy,pastropcher.

Onlefitsortirdeprisonle2novembre1818,à17h30.Lanuitétaitentraindetomber sur Saint-Denis, et les rues commençaient à se vider. Il faisait frais. Loryavait suivià la lettre les recommandationsdeDesbassayns : ilavaitvenduFurcyàsonfrèreaîné,PierreLory-Routier,etl’avaitembarquéimmédiatementsurlebateauLeClélie,illuiavaitretirédeforcetouslespapiersqu’ilpossédait.Direction:îledeFrance.Levoyageduradixjours,l’esclaveavaitunechaînequireliaitsamaindroiteàsonpieddroit.

Le12novembre,ilsarrivèrentàPort-Louis.Lematinétaitmagnifiqueetanimé.Parcertainscôtés,lavilleavaitdesairsdeSaint-Denis,ellerespiraitunparfumsucréetparaissaitbienveillante.

L’habitationdufrèredeLory,quipossédaituneplantationsucrière,setrouvaitàunevingtainedekilomètresdePort-Louis.OnobligeaFurcyàmarcherpresquetoutelajournée.Aprèsuneannéedecaptivité, iln’enavaitplus l’habitude, sesgenoux lui

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faisaient mal et ses jambes étaient enflées. Il arriva exténué. Ce fut Pierre Lory-Routier qui l’accueillit. Furcy remarqua qu’il avait six doigts à chaque main, undoigt mort était collé au petit (entre eux, les esclaves l’appelaient monsieur Six-Doigts).IlpointasonindexverslevisagedeFurcy:

«Jet’aiacheté700piastresàmonfrère.Tuasintérêtàmarcherdroit,etjesauraitefairemarcherdroit.»

Furcyneréponditrien.

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Furcy apassédix-huit annéesde sa vie à l’île deFrance, et jen’ai trouvéquedesbribes d’informations sur lui.Dix-huit années de son existence, de 1818 à 1836,danscetterégionque l’onappelleaujourd’hui l’îleMaurice.Jevoulaisabsolumentsavoircequis’étaitpassédurantcettelonguepériode.Ilexistesipeudetraces.Jenesais plus où j’ai entendu parler d’une correspondance échangée entre Furcy etBoucher. J’ai cherché ces lettres sans vraiment croire à leur existence. On dittellement de choses. C’était improbable : à supposer qu’elles aient existé, ellesseraientdéjàdiffuséespartout...

J’aiprisl’avionpourlaRéunionafindemerendreauxArchivesdépartementales,àSaint-Denis. J’ai pris l’avion comme si j’allais à la rencontre de Furcy, sans tropd’espoir, mais sait-on jamais. Auparavant, j’avais déniché quelques coordonnéesauprèsd’associationsdontlebutétaitderemonterlagénéalogiedesesclaves, l’uned’ellesétaitspécialiséedanslarecherchededescendantsoriginairesdel’Inde.Jefusagréablement surprisdevoir àquelpoint les énergies se sontmobilisées alorsquej’avaisàpeineesquissél’objetdemadémarche:retrouverFurcyousasœuret,peut-être, les lettres dont on parlait si elles existaient.Des femmes et des hommes detoutes origines, y compris certaines personnes issues de familles coloniales,m’ontproposéspontanémentleuraide,sansrienconnaîtredemesmotivations.

AuxArchivesdépartementalesdelaRéunion,onm’apermisdeconsulterdefaçonexceptionnelle unDOSSIER NON CLASSÉ, lesmots étaient soulignés et en gras ; cedossier était enprincipenon communicable, il n’avait pas encore fait l’objet d’unclassementquatreansaprèssonacquisitionauxenchèresàDrouot.

Enconsultantcesdocuments,j’aiétéstupéfait:j’airetrouvéSEPTLETTRESSIGNÉESFURCY. Jen’osaisycroire, je suis restéde longuesminutes sanspouvoir les lire,nichercher à le faire. J’étais comme abasourdi. J’ai juste regardé plusieurs fois sasignaturepourêtresûrqueleslettresétaientbiendelui.J’avaislesentimentd’avoirenfinretrouvélavoixdeFurcy,retrouvésaparole:c’étaitunpeudesilencequisebrisaitdevantmoi.

Àma connaissance, cette correspondance constituait lepremier témoignagedirectd’unesclaveenFrance,l’undesraresentoutcas.Biensûr,j’aipenséquequelqu’und’autreauraitpu les écrirepour lui. Je suis aujourd’hui certainquenon : il savaitécrire,ceslettresluiressemblent,et,auboutducompte,mêmes’illesavaitdictées,ellessontàlapremièrepersonne.C’estsavoix.

Ellessontremarquables,ceslettres,superbementbientournées,avecapplication,du

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style et de la culture. À leur lecture, j’ai découvert un autre Furcy, toujoursvigoureusementdéterminéàrecouvrersa liberté—extrêmementdéterminémême—,mais j’y ai vu aussi un homme responsable, respectueux, conscient de ce queBoucher avait réalisé pour lui, un homme patient et qui n’avait pas peur del’adversité.Unhommequin’hésitaitpasàdemanderunserviceàl’occasion,etquis’étaitconstituéunformidableréseaupouryarriver.

Lapremièrelettre,courte,estenvoyéedeSaint-Denis.FurcyinformeBoucherqu’ilaperdusonprocèscontreLory.Touteslesautreslettresportentlamention«Port-Louis, île Maurice ». Dans le dossier des archives, elles portent les numérosprovisoiresde69à74(ellesnesontpastoutesnumérotées).L’uned’entreellesestexpédiée le 1er juillet 1821 et Boucher l’annote « Reçue le 1er février 1822 ». LeprocureurgénéralsetrouvaitalorsàBastia.

Furcyaunepatiencesans limitesetunsavoir-fairecertaincar,dePort-Louisoùilest tenu sous le jougde la familleLory, il réussit à suivre la carrière chaotiquedeGilbert Boucher ; celui-ci, après Saint-Denis, a été nommé à Bastia, puis Paris,Bordeaux,Poitiers....C’estincroyableleréseauquel’esclaveamisenplacepoursetenir informé ; il n’a visiblement pas de difficultés à connaître les nombreusesadressesdel’ancienprocureurgénéraldeBourbon;parfoisilpasseparunmembrede la famille du magistrat qui transmet une lettre, ainsi prend-il contact avec lebeau-frèredeBoucher;d’autresfoisilrecourtàunamiouàsaproprefamille,sonneveuparexemple.

J’ai réussi à reconstituer une partie du parcours de Gilbert Boucher sur près detrenteans.Iln’estjamaisrestéplusdedeuxansdansunemêmeville,leplussouventil tenait une année, puis il s’en allait. Avant Bourbon, où il est resté de juillet àdécembre 1817, c’était déjà le cas. Ce natif de Seine-et-Oise avait commencé sacarrièreenItalie,àParme,commesubstitutduprocureur.Ilyavaitvécudouzemoisà peine.Ensuite, il s’était installé àFlorence,ArezzopuisRome, toujours commesubstitut—troispostesendeuxans!IlrentreenFranceàl’âgedetrente-deuxansmaisilnesefixepaspourautant;ilestavocatgénéralàOrléans,uneseuleannéeen1814,puis àParis, en1815. Jene sais comment il décroche le titredeprocureurgénéral, fonction qu’il exerce à Joigny puis à Auxerre, lamême année, en 1816 !Ensuite,ilrejointBourbonetcen’estpasunposteglorieux,lesîlesétantréservéesaux éléments récalcitrants de lamagistrature, ou à ceux qui ont de la famille surplace.Aprèsson«renvoi»deBourbon,onexpédieraBoucherenCorse,àBastia.Tiens,cettefois,ilyresteraprèsdequatreans...Àpartirde1823,jeperdssatrace,et je ne la retrouve qu’en1830, date à laquelle il est nommé àPoitiers. J’ai aussidénichésonadresseàParis : ilhabitait, ruedeBondy,aunuméro23.C’étaitunepetiterueprèsde laporteSaint-Martin,unevoiemodesteetpeuéclairée ; seul lerestaurantDeffieuxquiorganisaitdesnocesl’animait.L’établissementaétébrûléetremplacé par le théâtre de la Renaissance. Aujourd’hui, la rue de Bondy n’existeplus, elle a été élargie et rebaptisée René-Boulanger, elle se trouve dans le Xearrondissement.

Avec tous ces changements, je me suis demandé comment Boucher pouvaits’attacheràdesgens,àunlieu,àunemaison,toutcequipeutapaiserunpeul’âme?C’est insupportable de vivre avec l’idée qu’il faut toujours quitter quelqu’un ou

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quelquechose,l’espritestconstammenteneffervescence.

Danscette correspondancedeFurcy, j’ai souvent croisé lenomd’AiméBougevin,négociant à Port-Louis, qui semble l’avoir beaucoup soutenu en lui servantd’intermédiaireoudeboîtepostale.

Leslettresdisenttouteslamêmechose,ouàpeuprès.C’estunappelàl’aide,unedemandedeservicepourretrouverdespapiersquipourraientservirsacause.Deuxmissivessontquasimentidentiques,Furcyécritqu’ilaexpédiéunelettreunanplustôt et, n’ayant pas reçu de réponse, il récidive. Oui, il fallait avoir beaucoup depatience.Etjesuissûrqu’ilexisted’autreslettresencore,combiensesontégarées?

Il signe leplussouvent«Furcy», saufàdeuxreprises.Unefois, ilconclutparunrageur«Furcy,nélibre,esclavemaintenuparlacupiditéd’unhomme».Uneautre:« Furcy Lory ». Je savais que lors d’un affranchissement, les esclaves prenaient lenomdeleurexploitant,commes’ilsétaientdelamêmefamille,maisFurcyn’avaitpasétéaffranchi...

La correspondance s’écoulede1817à1836, et je résumecette longuepériode enquelques lignes.Furcy, lui, a tantpatienté et tant espéré.Comment faire ressentirprèsdevingtannéesdemalheur?Commentrésumerlasouffrance?Chaquejour,ildevait s’attendre à des nouvelles et, chaque jour, il reprenait espoir pour lelendemain.Qu’est-ce qui l’a aidé à ne jamais abdiquer ? Son entêtement est horsnormes.En1822,ilécritàBoucherenCorse.

J’aieul’honneurdevousécrirel’annéedernière,maisl’incertitudedanslaquellejesuisdesavoirsimalettrevousestparvenue,mefaitprendrelalibertédevousadressercelle-cipar triplicata, pour vous supplier très respectueusement de daigner rappeler à votremémoireletristesouvenirdemamalheureuseaffairedeBourbon.

En1826,ileffectuelamêmedémarche:

Port-Louis,îleMaurice,15mai1826

àMonsieurBoucher,ancienprocureurgénéral

àl’IleBourbon

Monsieur,

J’eusl’honneurdevousadresser,verslafinde1824,unelettrequivousaétéremise,ouàvotrebeau-père,Mr.Legonidec,parunedamequidemeureàParis.Jen’aipointreçuderéponseetjecroisquemalettrenevousestpointparvenue.Jelecroisparcequejesuissûrquel’infortunéàquivousvousintéressâtesàBourbonnepeutêtreentièrementeffacédevotremémoire.Jeprendsdoncencorelalibertédevousécrirepourvoussupplierdepenseràmoi,demefairesavoirsijenedoisplusespéreretsi,nélibre,ilm’estdéfendudejouirdesdroitsquemanaissancem’accordait.J’aiétévenduàlasœurdel’hommequisedisaitmonmaîtreetdepuisseptansjesuisàMaurice,éloignédemesenfantsetmêmeprivéde

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l’avantagedont jouissent tantd’autres esclaves, celuid’êtremaître demon temps et demesactionsquoiquej’aieoffertàmesmaîtresprétendusjusqu’àdixpiastresparmois.

Vouslesavezmieuxqu’unautre,Monsieur,sij’avaisetsij’aiencoredesdroitsàréclamermaliberté,vousm’encourageâtesdansmesdemandes,vousmeprotégiez,j’allaisrespirerl’airdelaliberté,vouspartîtes,jesuisesclave.

Onn’apasvoulumelaisserledroitdechoisirmonavocat,etenvoyantceluiquelacourm’adésigné,celuidemonadversaire,jedevinaimonsort.

C’estdoncàvousquejem’adressecommeauseulhommequidaignaits’intéresseràmoi,c’estdepuis[illisible]deMauricequejevousfaisentendremavoixpourvousdemandersifilsd’uneIndiennelibrequiavaitséjournéenFrance,jepuisêtrecomptéaunombredesesclavessansqu’onvioletoutesleslois,touteslesinstitutionsquifontlasauvegardedupaysquevoushabitez,dontjesuismoi-même,carjesuisné[illisible]d’uncolonfrançaisetjesuisfilsd’unFrançaisdenaissance.

LeRoi,m’a-t-ondit,vousahonorédutitredeProcureurgénéralàBastia,onprétendquevousenêtesrevenu,sansdoutequedenouvelleschargesvousontété[illisible]legagede l’estimedusouverain.Quenepeut-ilêtre instruitdemonsort !Quevousêtesmoninterprèteauprèsdelui!Jeseraissûralorsderentrerdansmondroit.

En attendant une réponse que je demande non à votre bonté (que je connais biengrande),mais à votre justice, permettez àunhommedans les fers de la servitude quevous seul pouvez faire tomber, de vous assurer de sa respectueuse et éternellereconnaissance.

FurcyLory

C’est cette lettre qu’il enverra deux fois avec sensiblement les mêmes mots. Sonexpression témoigne d’un niveau élevé d’éducation. L’appel au secours est feutrémaisbienréel,obstiné.EtilyadesphrasessuperbesquiontdûregonflerlecœurfatiguédeBoucherquandilreçutcemotàBordeaux,le25janvier1837:

PortLouis,îleMaurice1eroctobre1836

àMonsieurGilbertBoucherProcureurgénéral

ÀPoitiers

Monsieur,

Quandonestmalheureuxonaimeàserappelerdesâmescharitablesquivousontportéde l’intérêt, on aime à leur raconter encore ce qu’on éprouve surtout quand on estpersuadéqu’onseraécouté,etquelapersonneàquil’ons’adresseestjuste,etqu’ellerendjusticeàquilemérite,mondébutMonsieurpourtoutautrequevouspourraitparaîtreunpeuflatteur,maisvousmeconnaissezetmepardonnerezbiensûr,jamaisMonsieurje

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neprononcevotrenomsansuneviveémotion.Celuiquineveutquelajusticeetquiapréféréabandonnersonavenirpeut-êtreplutôtquederendreunjugementinique,celui-là doit être vénéré, aussiMonsieur tant que j’aurai un souffle de vie je ne cesserai depenseràtoutcequevousavezfaitpourmoi,unjourMonsieurtoutcelavousserarendunonpasparmoi,maisparDieu.

Depuis mon arrivée àMaurice, j’ai fait tout pour me procurer à Bourbon les piècesnécessairesàmonprocès,onm’afaitbiendespromessesmaispersonnen’yatenu,j’aiétéobligéd’envoyermonneveupourleschercher,ilafeuilletélesregistresetàceuxoùdevaitse trouver mon acte de naissance manquaient plusieurs feuillets, c’est à vous que j’enappelle,etquedirez-vousdecela!...

J’étaisdécidéàallermoi-mêmeàfaireunvoyageàBourbon,maisavantdel’exécuter,j’aiécritunelettreauGouverneurdeBourbonpourluidemanderprotectioncontreceuxqui pouvaient ou voudraientme tracasser,mais au contraire je fus trompé dansmonattente,vousverrezplusbas,Monsieurlacopiedemalettreetcelledesaréponse,dontj’aifaitfaireunecopiecollationnéequej’envoieàMrGodartdeSaponnay.

Vous saurez Monsieur que Mr Lory a envoyé sa procuration à Mr Richemont DesBassins,voussavezMonsieurquetousmesmalheursviennentdecedernier,etquetousles juges excepté un (Mr Saint Romain) étaient parents de Mr Lory, moi pauvremalheureuxpouvais-jeavectouscesjugesobtenirjustice?

Mr. Achille Bédier a écrit de Bourbon à un de ses amis àMaurice pour lui dire dem’engageràtransigeravecMrLory,aucuneconditionnem’aétéfaite,onm’ademandémesprétentionsetjelesaiévaluéesàcinquantemillefrancs,jesuisencoreàsavoirsiMrLoryvoudraacquiesceràmademande.Voilàoùj’ensuisdepuismonarrivéeici,jen’aipasvouluvouslaisserignorermonétat,persuadéqueçavousferaplaisir.

MrEugèneProvostm’a dit ici qu’il avait vumon acte de naissance sur les registres àBourbonetvousenaparlé,ainsi,sivous[illisible]pouvezdonnerdesrenseignementsàMrGodartdeSaponnay.

Soyez, jevousprieMonsieur, l’interprètedemes sentimentsrespectueuxauprèsdevotrefamille.

JesuisMonsieuraveclaplusparfaiteconsidération

votretrèshumbleettrèsobéissantserviteur.

Furcy

EtvoicilacopiedelaréponsedugouverneuràlademandedeFurcydeserendreàBourbonpourretrouversonactedenaissance.

Le Gouverneur de Bourbon prévient le nommé Furcy qu’il ne peut, dans son propreintérêt, lui accorder l’autorisation de venir à Bourbon. Son avocat à Paris peut sepourvoirauprèsdeMrLeProcureurGénéralàlacourdecassation,pourobtenirtoutes

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lespiècesquiluisontnécessaires,etquipeuventêtredanslesdépôtspublicsdelacolonie.

Saint-Denis,îleBourbon,le17septembre1836,Signé:Cuvillier.

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Auboutdematroisièmeannéederecherches,jenesavaistoujourspascequeFurcyavaitpuvivredurantlalonguepériodequ’ilavaitpasséeàMaurice.Merendresurl’îlesansinformationpréalablemesemblaitinutile.J’avaisappeléleconservateurdela bibliothèque du Centre culturel de Port-Louis en lui indiquant quelqueséléments,mais il n’avait rien trouvé.C’est encoreGilbertBoucher qui vint àmarescousse. Je suis tombé sur ce brouillon admirable, rédigé fiévreusement,pratiquement illisible. Il tentait de retracer le parcours et l’existence de Furcy àMaurice.Enmeconcentrant,j’airéussiàleliredanssapresquetotalité,despassagesrestaient indéchiffrables. Le document s’avérait précieux. J’en apprenaisénormément.Etd’abord ceci :Furcy avait souvent étébattuparLory, et souventviolemment.

Enrecherchantdes témoignages, et sansdoutemêmeenparlantavecFurcyou sasœur,GilbertBoucheravaitpurecueillircesinformations:

OnabusaittellementdesforcesdeFurcyquequandilavaitfinileservicedelamaisonaprèsledîner,onl’envoyaitàlaRivière-des-Pluies,distantedetroislieues,pourchercherdes provisions. Il était si fatigué qu’il crachait du sang. On le punissait pour desbroutilles.

ChezmonsieurLory,ilétaitnonseulementmaîtred’hôtel,maisaussijardinier.Pourlejardin,Loryexigeaitquelescouleurscontrastent[illisible],etsiçaneluiplaisaitpas,ilfaisaitbattreFurcy.Furcy était responsabledes autres esclaves, si l’und’entre eux étaitmaladroit,onbattaitetlemaladroitetFurcylui-même.Ilétaitégalementchargédelasurveillancedesdomestiques,onluifaisaitpayerlavaissellecassée.

Un jour, Furcy a reçu des coups de pied et des coups de poing. Le chemin qu’il avaitemprunté pour aller se soigner était couvert de sang qui coulait de son nez. [illisible]MmeLoryétaitfurieuse.

Unautrejour,MmeLoryétaitembêtée:pourredoublerunvêtement,uncouturierluiavaitdemandé50piastres.FurcyproposadelefaireetleréussitsibienqueMmeLoryétaitsicontenteetsienthousiastequ’elledonnaunepiastreàFurcy.Mais,trèsvite,elleleluireprochasisouvent,affirmantqu’ilneleméritaitpas,quel’esclavefinitparremettresonpiastre.AlorsmonsieurLorytombasurluietl’accabladecoups.

Dansseslettres,Furcynefaitjamaisallusionàcesviolencesquotidiennes,niàceshumiliations.

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Pendantsixans, ilatravaillé lamoitiéde l’annéeà larécolte,et l’autremoitié,onl’envoyait s’occuper des cinq grandes chaudières où l’on faisait bouillir le sucre.C’étaitl’activitélapluspénible,l’airyétaitsuffocant,lachaleurinsupportable,despoussièresfinescollaientaucorps.

Furcy échappa à ce régime en 1824, quand un cyclone détruisit la sucrerie. Cen’était pas forcément mieux, durant toute cette année, il devint maçon puischarpentierpourreconstruireunbâtimentencoreplusgrandqueceluiquiavaitétéemporté. Il retourna à la plantation jusqu’en 1828. Physiquement, c’étaitévidemmentrude,Furcyvieillissaitàvued’œil.Surtout,oncherchaitàl’humilierenpermanence,onluirappelaitsonactionauprèsdutribunal,onluifaisaitpayersonaudace,sibienquetouslesesclavesdel’habitationetdesenvironsconnaissaientsasituation...C’était aussipourmontrerauxautrescequipouvait leurarriver siparmalheur ils avaient lemême désir de liberté que Furcy. Lui, il ne disait rien. Etjamaisl’idéed’abdiquerneluiatraversél’esprit.Demêmequel’idéedefuir.

Tant de patience peut impressionner, et onpeut supposer que sa foi a dû l’aider.FurcyfaisaitsouventréférenceàDieu.Biensûr,onsongeàLaCasedel’oncleTometà ce personnage qui traverse le roman avec une Bible, affrontant une suite demalheursetdesacrificesjusqu’àsafin.

1828,c’estl’annéeoùPierreLory-Routierdutretourneràl’îleBourbon.Cettefois,Furcy fut loué au beau-frère, Jacques Giseur-Routier. Ce dernier n’avait qu’uneobsession, rentabiliser sa location ; il fallait que l’esclave rapporte, et vite. FurcycompritqueGiseurétaitobnubiléparlesaffaires,sonuniquesujetdeconversation.L’esclaven’attenditpasdeuxsemainesavantdeluiproposerunmarché.

«Monsieur...,dit-il

—Tum’appellesmaître,pasmonsieur...

—Maître... Si vousm’autorisez à travailler àPort-Louis, jepourrai vous apporterdavantaged’argent.Vouslesavez...»

Giseur-Routier l’interrompitenlevant lamain.Puis, ilpartit,dissimulantmalsonétonnementdevant lapropositiondeFurcy. Ilnevoulaitpas lui répondre toutdesuite,pourmontrerquec’étaitluiquimaîtrisaitlesaffaires,etnonunesclave.Maisil connaissait lesmultiples talentsdeFurcy,Lory lui en avaitparlé, et il avait lui-

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même pu le constater rapidement. Maître d’hôtel en chef, jardinier, maçon,charpentier, couturier. Certains disaient aussi que l’esclave n’avait pas son pareilpourcuisiner,réaliserdespâtisseriesetmêmedesconfiseries.Oui,àbienréfléchir,Furcypouvaitdécidémentluiapporterbeaucoup.

Giseur-Routier avait de lourdes dettes. Il lui donna son autorisation, non sans lemenacer.

«Jetepréviens,tupaierastongîteettoncouvertavectesdeniers,ilmesemblequetuenas.J’exigeque,dèsletroisièmemois,tum’apportes1000piastresparmois,sinontu retournes à l’habitation », dit-il en pensant que s’il arrivait à en tirer lamoitiéceseraitdéjàunebelleaffaire.

Enarrivant àPort-Louis,Furcy regarda lesbateaux lourdement chargés et leva lesyeuxverslamontagne,ilpensaitàBourbon.Ici,sedit-il,lesruessontplusétroites.Uneancienne certitude lui revint, enfouiedepuis longtemps : il allait retrouver laliberté,ilenétaitconvaincu.

On lui avaitparléde l’abbéDéroullède, ilpouvait l’aider. Iln’eutpasdemalà letrouver. Le prêtre lui apporta un soutien extraordinaire, son immense générositésoulageait les âmes. Il avaitmis enplaceun réseaud’entraide efficace.DéroullèdeconseillaàFurcydeserendrechezunami,AiméBougevin,unnégociant:ilauraitdu travail pour lui et de l’influence auprès des institutions publiques, il savaitcommentfaire.

FurcypritlaplumeetadressaunelettreaugouverneurdeMaurice(depuispeu,onne disait plus île de France). Il lui expliqua sa situation d’homme libre retenuillégalementenesclavage.Enbasdelalettre,illaissal’adressed’AiméBougevinpourqu’onpuisseluirépondre.

Les servicesdugouverneur répondirentassez rapidement (soncasétaitconnu), ilsneseconsidéraientpascompétentspourjugercegenredelitigesetluiconseillèrentdesedirigerverslestribunaux.Àlavérité,ilsavaientpeurdeseretrouverenconflitavec la familleDesbassayns et l’un de sesmembres, le comte de Villèle qui étaitPremierministredepuis1821.

S’il n’obtint pas la réponse qu’il attendait, sa lettre déclencha néanmoins uneenquête.On s’aperçut alors que Joseph Lory n’avait pas enregistré Furcy lorsqu’ill’avaitembarquéàBourbon.Aucunetracedesonnomparmilespassagers.C’étaitpourtant la loi, toutemarchandise— et l’esclave était considéré comme telle—devaitêtredéclarée.Loryétaiteninfraction.

En1829,presquedixansaprèsqu’ilavaitrejointl’îleMaurice,lesautoritésanglaisesquiadministraientleterritoirepunirentd’uneamendelafamilleLoryet,commeilétait d’usage dans ces cas-là, ils « libérèrent » la marchandise : ils émancipèrentFurcy.Ainsi,en1829,ilestlibregrâceàuneloiquifaitdelui...unmeuble!C’estbienlapremièrefoisqu’uneréglementationluiestfavorable...

Mais l’émancipation n’est pas la liberté, et Furcy, lui, veut la liberté absolue,

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indispensablepoursemarier,avoirdesenfants,sedonnerunnom,leurdonnerunnom—Pouratteindresonobjectif,ildoitretourneràBourbon.Autribunal.

Après cette émancipation, Furcy se mit à son compte en tant que confiseur.Longtemps, je n’en ai pas su plus. Mais à force de chercher, on tombe sur desinformationsqu’onn’attendaitplus.Àmongrandétonnement,j’aitrouvéunarticledu journal L’Abolitionniste français qui mentionnait Furcy et évoquait son longemprisonnement, puis son exil à Maurice. Le journal employait ces motsmystérieux,cesmotsréjouissants:«Furcyétaitdevenu,commeconfiseur,unedesnotabilitésdel’île.»Jemesuisdemandécequ’étaitunenotabilité.J’aipenséquecedevaitêtrequelqu’undereconnu.Onydisaitaussiqu’ilavaitfaitfortune.Celam’afaitplaisir,maisjen’enaipasétésurpris.Jecommençaisàconnaîtrelepersonnage,sadéterminationetaussisesmultiplestalents.

J’ai appris aussi que Furcy avait des enfants. Il l’écrit, mais n’indique pas leurnombre,pasplusque lenomde lamère : s’agissait-ildeCélérine ? Il tentede semarier,maisl’administrationmauriciennenepeutleluiautoriser,àcausedecetactedenaissancequ’ilnepeutseprocurer;ilferatoutpourleretrouver.

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C’était la guerre des papiers. Oui, il y eut une bagarre inimaginable autour desdocuments administratifs.C’est à travers ces lettres que j’ai compris l’importancecrucialedes«papiers»,cespiècesavecuntamponquidonnentune identité,unepreuve de vie, et Furcy avait besoin de Gilbert Boucher pour retrouver lesdocumentsnécessairesàsonprocès.

Il était enquêted’unactedenaissance,d’affranchissementoudebaptême, c’étaitunequestionvitalepourlui.IldemandaitmêmeàBoucherdeserendreàLorient—qu’il écrivait « L’Orient »—oud’envoyer quelqu’unpour voir si la religieuseDispense n’avait pas déposé des papiers chez un notaire, ou un contrat desconditions qui avaient été passées entreMmeRoutier etMlleDispense. En fait,durant toutes ces années, Furcy cherchait ses propres traces. C’était comme unemétaphore de l’histoire de l’esclavage : il n’y a pas d’archives, ou si peu. Ununiversitaire,HubertGerbeau,quiaenseignéà laRéunion,affirmait :«L’histoiredel’esclavageestunehistoiresansarchives.»J’aipenséaussiquelespayspauvresetles peuples décimés l’étaient d’autant plus qu’ils n’avaient ni papiers, et parconséquentriensurquoifixerunemémoire.

Quandl’esclaveenvoyasonneveuàBourbonpourconsultersonactedenaissance,ilmanquait plusieurs feuillets dans le registre !Quand, de son vivant,Madeleinetenta de retrouver son certificat de baptême, on l’en empêcha. De nombreuxregistres,descomptesrendusdeprocèsontétébrûlésdèsquel’abolitionfutsurlepointd’êtreproclamée.Unincendieeutlieuautribunald’instancedeSaint-Denis.C’est pourquoi le dossier rassemblé minutieusement par le procureur généralconstituaituntrésor.

Enfait,toutlemondeétaitconscientdu«coup»réaliséparBoucher:ilétaitpartiavec le trésor. Desbassayns le lui réclamerait avec insistance : « Ces documentsappartiennent aux autorités de Bourbon », se plaignait l’ordonnateur. Lory fit lamême chose, il alla jusqu’à écrire à Gilbert Boucher quand ce dernier exerçait àBastiapourluidemanderderendrelemémoirequ’avaientconstituéMadeleinepuisConstance. Les colons devenaient fous, ils savaient qu’il y avait des piècesd’importance,commel’acted’affranchissementdeMadeleine,Boucherenavaitfaitune copie certifiée conforme. Dans l’enceinte d’un tribunal, ce bout de papierpouvaitemporterlamise,lemagistratenétaitconscient.

L’ancienprocureurgénéraldeBourbonnecédajamais.ÀBastia,àParis,àPoitiers,àBordeaux, il garda le dossier auprès de lui, et il le compléta de lettres, de copies,d’actesjuridiques.Aubesoin,ilsuscitadestémoignages,ilenrecevaitbeaucoup:33

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lettres de Bourbon, écrites par des notables qui racontaient les exactions deDesbassayns.Certainsdisaientleurtristessedenepluslevoir,lui,Boucher.

Il prenait des notes tous les jours, se mettait au courant des nouvelles lois. Ilrecopiaitdespièces,mêmeaupieddubateauquandilquittaBourbon.Toutesavie,ilpritdesnotes.

AuxArchivesdépartementalesde laRéunionoù je consultais sondossier, j’ai prisdesnotes,moiaussi,carlaphotocopieestinterdite.Jenotaisaveclapeurd’oublierun document ou un passage essentiel, tout était si important et si révélateur. Parmoments,j’avaisdumalàrespirerfaceàlatâchequim’attendait,jen’arrivaispasàmerelire,jeprenaisunpeudetempspourretrouvermonsouffle.JemedisaisqueGilbertBoucheravaitpassésonexistenceàrecueilliretàrecopierdespapiers,etquej’étaisentraindecontinuer,j’avaisenviedel’aideràmamanière,depoursuivresonimmensetravail,jedésiraisquetoutcequej’étaisentraindedécouvrirsoitconnuduplusgrandnombre:ilyavaitdestextesmagnifiques,desplaidoiriesmagistrales,danscedossier.EtcesseptlettressignéesFurcy.

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GilbertBoucher pensait que pour comprendre une époque, il fallait observer son«modèleéconomique»,voircommeilfonctionnait.

Pourlui,l’esclavageétaitunredoutablesystème,sansdouteleplusrentablequiaitjamaisexisté.Boucheravaitdespenséesamères:«Onahabillél’esclavageduvernisdelamorale,delareligion.Ah,Dieu!qu’est-cequ’onapufaireentonnom!Onl’amême justifié par des considérations physiques, naturelles... En réalité, il n’estquestionqued’argent,de commerce.La religion, comme lamorale— fluctuante—,n’étaitquelemoyendefaireadmettredesatrocités»,sedisait-il.

Etlacouleurdelapeau?D’abord,lemotnoirétaitavanttoutsynonymed’esclave.Ensuite, à l’îleBourbon, il existait tellement denuances de couleur de peauqu’ilétait bien difficile de s’y retrouver.On avait bien essayé d’établir des catégories :blanc, métis, noir ou rouge. C’était tellement compliqué que l’administrationcoloniale avait abdiqué face à toute tentative de classification. En pensant à cela,Boucheravaitesquisséunsourire.Ilserappelaitqu’àsonarrivéesurl’îleBourbon,ilavaitétéfrappéparcetextraordinairemélangedepopulation.Onycroisaitdesgensdetoutessortes,desnoirsauxtraitsd’Asiatiques,desblancsauxformesnégroïdes,desIndiens,desblondsàlapeaubrune,ettouteslescouleursettouteslesformesdecheveux...Ilexistaittantdeteintesdepeau,ycomprisauseind’unemêmefamille,qu’ilétaitbiendifficiledeclassertelhommeoutellefemmedanstellecatégorie.

Enfin, toutétaitbienmoinsmonochromequ’onveutbien lecroire.Biensûr, ilyavait des noirs esclaves.Mais des noirs possédaient aussi des esclaves, et nombred’entre eux étaient farouchement opposés à toute idée d’abolition. Des noirschassaient, jusqu’àlestuer,d’autresnoirs.Desnoirsasservissaientdesmétis...Etilarrivait souvent que, dès qu’un esclave devenait affranchi, il ambitionnait deposséderdesesclaves,luiaussi.Desblancsaidaientdesnoirs,etviceversa...Bouchersavait égalementquedans l’Afriquede l’Ouestdeshommes—noirs,notammentdes rois autoproclamés, des princes de village ou des chefs de tribu— s’étaientconsidérablementenrichisenvendantunepartiedeleurpeuple.Ilsn’étaientpaslesmoinsatrocesquandils’agissaitdemaltraiteretdetorturer.Desmusulmans,aussi,avaientexercélespiresexactions.

Il suffisait d’observer le système économique, et tout s’éclairait. Cette idée nequittaitpasl’espritdeGilbertBoucher.Sil’onregardaitdeplusprès,pensait-il,toutétaitorganisépourmaintenirlesystèmeenplace: l’hommeconsidérécommeunemarchandise ; l’interdiction pour les esclaves de posséder et donc de s’enrichir ;l’interdiction de s’instruire ; l’interdiction de porter plainte... Tout était

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diaboliquementingénieux.D’ailleurs,quandcelapouvaitarrangerlesesclavagistes,onmettait de côté certaines considérations. Les relations sexuelles entre blancs etnoirs, par exemple, pourne pas dire les viols, étaientmonnaie courante.On s’enaccommodait.

Tous les rouages politiques, administratifs, judiciaires tendaient vers ce seul but :entretenir lamachine esclavagistepournourrir l’économie.Des industries entièresavaient prospéré grâce à ce système. Autrement, ce n’aurait pas été aussi efficace.L’abolitionfaisaitpeur,nonpourdesraisonsidéologiquesouphilosophiques,maispourdesraisonséconomiques.

La loi établissait qu’un homme était unemarchandise. Et, forcément, en luttantcontrecela,onentraitdansl’illégalité.

C’estpourcesraisonsquel’affairedel’esclaveFurcyébranlaittoutuneorganisationparce qu’elle prenait la voie des tribunaux, elle attaquait au cœur dufonctionnement, avec le « risque » que 16 000 esclaves exigent leur liberté.C’estpour cela aussi queBoucher s’était jurédene jamais perdrede vue cettehistoire,quelquesoitlelieuoùilsetrouverait.

EtDieusaitqu’ilenavaitfaitdesvilles,enraisond’unecarrièrechaotique.Commecertains magistrats qui avaient exercé leur fonction dans les colonies, il s’étaitretrouvé en conflit avec le ministère de laMarine qu’il avait attaqué au Conseild’État.Onluidevait10000francsdetraitements.

Oui,ilavaitsuivil’affairedel’esclaveFurcypartoutoùilsetrouvait.Ilavaittenusapromesseau-delàde l’imaginable,constituantpièceparpiècetoutundossier,avecénergieetténacité,uneardeurprochedelapathologie,oudelafoi.Entre1817et1840,presquechaquejourdurantvingt-troisans,ilavaitconstituéunmémoiredeprèsdemillepages.C’étaitimpressionnant.Chaquepièceétaitrecopiéeenplusieursexemplaires, il avait laissé des brouillons, des remarques en marge, souligné desarticles de loi, repris des extraits de registre, classé clairement les correspondancesqu’ilavaitreçues.Devantunteltravail,onnepouvaitqu’êtreadmiratif,percevantdanscettedémarchequelquechosed’héroïque.

Cedossier,GilbertBoucherl’avaitléguéàsafamille,commeonlègueunefortunesoigneusement constituée. Jene comprendspaspourquoi sesdescendantsne l’ontfait resurgirqu’un siècle etdemiplus tard. Ignoraient-ils sadimensionhistorique,soninestimablevaleur?

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BoucheravaitsuivilacarrièredeSully-Brunet,lejeunehommetimideetaudacieuxqu’ilavaitconnuàBourbonn’existaitplus.Àquarante-sixans,JacquesSully-Brunetétait désormais un homme politique influent, amené à prendre de lourdesresponsabilités. Le hasard fit qu’ils se retrouvèrent tous les deux à Paris en cetteannée1841,Sully-Brunetyhabitaitetentamaitunecarrièrededéputéchargédescolonies.Bouchernefaisaitqu’ypasser.Toutesavie,iln’avaitfaitquepasser.Ilavaitcinquante-neufans, ilenparaissaitdixdeplus.Sasanté,dontilnesepréoccupaitguère,étaitchancelante,iln’avaitpasbonnemine,ilétaitdésargenté,ettoujoursenconflit avec l’administration qui lui devait 10 000 francs. C’était lui qui avaitdemandé à voir Sully-Brunet quand il avait appris qu’il vivait à Paris. Il voulaitsavoirsiledéputépouvaitaiderd’unemanièreoud’uneautreFurcy;et,pourquoiselecacher,ilmouraitd’enviedevoircequ’étaitdevenulegarçonqu’ilavaitcroiséplusdevingtansauparavant.

Lecontrasteétaitsaisissant.D’uncôté,unvieilhommecourbé,leregardfatigué,lescheveux défaits, les vêtements élimés, qui tenait un vieux dossier ; de l’autre, unhomme droit, sérieux, visage frais, rasé, bien coiffé, habillé impeccablement, uneservietteàlamain,quiparaissaitsûrdelui.

Sully-Brunet n’avait pas reconnu tout de suite l’ancien procureur général deBourbonquiétaitassisdanscecafédelaruedeBondy,cafétropmodestepourlestandingdudéputé,maisiln’avaitpasvouluvexerBoucher.Envoyantunhommelui sourire tristement, il comprit. L’ancien substitut se montra courtois etrespectueux. Il admirait toujours Boucher, mais leurs opinions étaient désormaisbienéloignées.

«Chermonsieur,vousnepouvezpasimagineràquelpointjesuisheureuxdevousrevoir.Jenevousaijamaisoublié»,ditSully-Brunet.Boucherfutflattédel’accueil.Ilsparlèrentévidemmentdecequilesavaitréunisen1817,prèsdevingt-quatreansplus tôt. Mais l’ancien substitut avait oublié jusqu’au prénom de Furcy. QuandBoucher le lui rappela, tout lui revint à l’esprit, avec un goût désagréable : il seremémoraparfaitementsonexilforcé,leshumiliationsquiavaientsuivi,etlesdeuxannéesperduesàcausedecettehistoirequi l’avaitobligéàécrireauministrepourpouvoir reprendre sa fonction. Tout cela revint d’un seul coup, comme uncauchemar.Boucherrepritlaparole,sentantlemalaisequivenaitdes’installer.

« Furcy m’a écrit de nombreuses lettres pour m’informer de sa situation. Il esttoujoursmaintenuenesclavage,ilsetrouveàMaurice.Jenesaiscommentl’aider,etjemesuisdemandésivouspourriezluiêtred’unquelconquesecours.»

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Sully-Brunet encaissa. Il écarta lesmains, paumes vers le ciel en hochant la tête.Aprèsunlongsilencepourmontrersadésolation—ilpouvaitfairebeaucoup,maispasça—ilrépondit:

« Vous savez que dansma position actuelle, ilm’est difficile d’intervenir dans cedomaine...»

Boucherl’interrompit.

« Oui, j’ai lu que vous vous êtes opposé aux propositions de loi qui visent àaméliorerlesconditionsdevieetdetravaildesesclaves,maispourquoi?

— Parce que cette loi abolitionniste est inutile et perverse. Inutile, car lespropriétairesn’ontaucunintérêtàmaltraiter leursesclaves.Aucontraire, lemaîtreassiste l’esclave dans sa faiblesse. Perverse, parce que cette loi mettrait en périll’économie de nos colonies. Je sais de quoi je parle. J’ai hérité de ma famillel’habitationdelaRéserve,àSainte-Marie,jesuispropriétaired’immeublesetd’unecentained’esclaves.»

Sully-Brunet parlait comme s’il s’adressait à un auditoire lors d’une campagneélectorale.Boucherétaitindigné,illuirappelalecasFurcy.

«Furcy estunhommebien etunhomme intelligent, ilnedoitpas rester sous lejougdecettefamillequilemaltraite.Ilfautl’aider...»

Sully-Brunetn’attenditpas la finde laphrase, il reprit lediscoursqu’il avait tenupoursacampagne.

« Certes Furcy est un homme cultivé, il possède des talents. Mais le nègre esthabituéànepaspenser,ànepasprévoir.Lecaractèredel’Africainexportéprésenteune infériorité si manifeste que de longues années après son arrivée dans noscolonies, il ne se montre sensible qu’aux châtiments corporels et aux passionsbrutales.Àpeinearticule-t-ilquelquesmonosyllabespour indiquer sesbesoins.Lecafreestledernierdegrédel’espècehumaine.»

Boucherétaitsidéré.Aprèsquelquesmotsdecourtoisie,ilsaluaSully-Brunetets’enalla.Ilseditqu’ilétaitinutilededonnerl’adressedeFurcyàMaurice.Ilrentrachezlui.

Gilbert Boucher mourut en cette année 1841, à cinquante-neuf ans.L’administrationcolonialevenaitdel’informerqu’ilavaitremportésoncontentieux.Unordrede10000francsaccompagnaitlecourrier.

Lemondechange, leshommesaussi.Quelques annéesplus tard,Sully-Brunet futun ferventdéfenseurde l’abolitionde l’esclavage au seindupartidesdémocrates.Maisilperditlesélectionscontrelepartidesconservateursquivoulaientmaintenircoûtequecoûtel’asservissement.

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Je suis tombé, presque par hasard, sur le texte le plus important, celui qui memanquait, celui quimettait un point final au récit de Furcy, celui qui regroupaittoutes les informations que je n’avais jusqu’ici trouvées que par bribes. C’était lejugementde laCourde cassation, il s’était déroulé à laCour royaledeParis. J’ailongtempspenséqu’iln’existaitpas,qu’ilavaitété«effacé»commedesmilliersdecomptes rendus de procès, ou qu’il avait été brûlé lors de l’incendie de la courd’appeldeSaint-Denis.JenepensaispasalorsquelejugementavaiteulieuàParis.

Le 7 mai 2008, je me suis rendu à la BNF avec les références [Factum. Furcy(Indien).1844.Rez-de-jardin.Magasin.8-FM-1220]commesijedétenaislecoded’un coffre-fort. J’étais fébrile. Le dossier était simplement titré « Maître Ed.Thureau en faveur deFurcy ».Dans les archivesmises aux enchères àDrouot, jen’avaistrouvénulletracedujugementfinal.Sansdoute,parcequ’ilavaiteulieuàParisetqueBouchern’étaitplusdecemondepourlerangerméticuleusementdansson dossier. Mais je m’interrogeai avant d’y accéder : était-ce un document quej’avaisdéjà lu?C’étaitprobable, j’avaisvudenombreuxtextesquiserecoupaient.MaislenomdeThureaunemedisaitrien.Celam’intriguait.Pendantl’heurequedura l’attente, je n’arrivais pas àme concentrer ; je pressentais quelque chose. Jeconsultaisl’horlogedemontéléphoneportable;jemarchaisunpeu,enessayantdenepastropdérangerleschercheursetétudiantsquitravaillaientstudieusement.Unejeunefemmeavaitremarquémanervositéquejepensaispourtantmaîtriser.Ellemesouritgentiment.

Le texte était sousmicrofilm. Sa première page, avec sa typographie à l’ancienne,m’avaitému.Ildataitde1844.

COURROYALEDEPARISAUDIENCESOLENNELLERENVOIDECASSATION

PLAIDOYERDEMeEd.THUREAUPOUR

LESIEURFURCY,INDIEN

Furcydevaitavoircinquante-huitans.Ilvivaitalorsàl’îleMaurice.Jusqu’ici,ilavaitperdu tous ses procès, mais visiblement pas tout espoir. C’était un hommedéterminé.Ainsi,sonextraordinairecombatjuridiqueseterminait-ilàParis.Aprèsvingt-septannéesd’entêtement.IlétaitpourtantlibreàMaurice.

Grâceàcedocument,j’étaissûrd’unechose:Furcyétaitvivantle6mai1840,etil

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setrouvaitàParisaumomentdesonjugementparlaCourroyale(aprèslerenvoiencassation).Vousnepouvezpas imaginermonbonheurquand j’ai luaumilieuducompte renduduprocèscettephraseanodine : «etaujourd’hui,arrivéenFrance,présent à l’audience... ». Ce n’était que la deuxième fois que je retrouvais une«trace»physiquedelui.J’aipourtantluetfeuilletéplusieursmilliersdepages,dontdescentainesdedocumentsofficiels.Ses«empreintes»étaientéparpilléesunpeupartout, dans ces archives mises aux enchères à Drouot, à la BNF, à Aix-en-Provence;j’enairetrouvéaussidanslesAnnalesmaritimes.

Laplaidoirieétaitd’unetelledensité,elleétaittellementfascinantequejelavoyaissedéroulerdevantmesyeux.

Il régnaitune atmosphère solennelledans cette enceinteoù lahauteurdeplafondobligeaitàleverlesyeuxversleciel.Iln’yavaitpasgrandmonde.Étaientprésentslecomte de Portalis, qui officiait en tant que président, et Boyer, le vice-président.Bérenger servait de rapporteur. Dupin était le procureur général. GodardDesaponay,l’avocatquiavaitsignéuneplaidoiriemagistralelorsduprocèsenappelavait tenu à être présent en tant qu’observateur. C’est lui qui avait maintenu lecontact avec Furcy et le conseillait dans ses démarches ; il lui disait toujours :«Faitesune copiede votredocumentofficiel, et confiez l’original aunotaire. » Ilavait aussi tenté de l’aider à semarier. Se trouvaient également Broé Peit,MillerBryon,RenouardetLegonidec(lebeau-pèredeGilbertBoucherquicontinuaitdesuivre l’affaire).Maître Thureau défendait Furcy.MaîtreMoreau représentait sonclient,leplaignantJosephLory.

Furcyétaitlà,ilavaitfaitlevoyagedel’îleMauricegrâceauxdonsdequelquesamis,et à l’argent qu’il avait gagné. Sa main gauche tenait soigneusement un vieuxpapier:laDéclarationdesdroitsdel’hommeetducitoyen.

Le président Portalis était conscient de l’enjeu de ce procès. Il pensait que c’étaitpour vivre cesmoments-là qu’il avait épousé la carrière demagistrat, contre l’avismêmedesafamille.Ilnesejugeaitpasassezambitieuxpourenvisagerladiplomatie,car cette activité avec sesmondanités l’aurait empêchéde se réfugier tous les soirsdanssabibliothèquedontildisait,nonsansunecertainefierté,qu’ellereprésentaitlemondedanslequelilaimaitvoyager.LecomtedePortalissedélectaitdesrécitsdevoyagedesautres.Ainsiconnaissait-ilbienl’îleBourbonetl’îleMauricesansjamaisyavoirmislespieds,illesconnaissaitàtraverslestextesdeBernardindeSaintPierreetdeBorydeSaint-Vincent.Ilsavaitqu’uncertainPierrePoivre,agronomedesonétat, avait apporté là-bas, clandestinement, le clou de girofle et des plants demuscadier, et qu’il était devenu par la suite gouverneur des deux îles. Il avaitparticulièrement aimé le Voyage autour du monde écrit par le navigateurBougainville.D’ailleurs,Diderots’enétaitinspirépourécrire,en1773,undialoguemémorable qui condamnait le colonialisme. C’était en pensant à tout cela qu’ilcommençaparquelquesmotssimples.

«Messieurs, je voudrais que ce procès de renvoi en cassation se déroule dans lerespectmutuel.Chaquepartieestbienentendulibred’avancersesarguments,maisjeseraiintolérantaveclesparolesblessantesetlescoupsbas.»

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Puisildonnalaparoleà l’avocatdeJosephLory,uncertainMoreauquiavaituneréputationde fin procédurier et d’excellent connaisseur des règlements coloniaux.L’affairedel’esclaveFurcyétaitsansdoutecellequiluiavaitcauséleplusdesoucis,aussiill’avaitsoigneusementpréparéeentenantcompteducontextepolitiqueetdesloisexistantes.Ilattaquad’emblée,sanstransitionniformulesdepolitesse.

«Messieurs, je vois trèsbienoùvousvoulez en arriver.Mais je vousdemandederespecter le droit. Rien que le droit. Je vous demande de chasser ces idéesrévolutionnaires de vos esprits. Je sais que des bruits fomentés pas loin de cetteaugusteassembléedisentquetousleshommesnaissentlibresetégaux.Maissivousrespectez la loi,Furcyest sansdroitàréclamerune libertéqu’ilnetientnidesonétat ni de sa disposition, pas plus que de la volonté de feue Mme Routier, sapropriétaire.Lesmagistratsdelacourd’appeldeBourbonavaientraisonderejeterl’appel de Furcy. Lesmagistrats de Bourbon ne se sont pas laissé distraire par laterreurabolitionniste.»

L’avocatdeJosephLorydéroulaensuitetouslesargumentsdelacourd’appel.Celaduraplusdevingtminutesquisemblèrentinterminablesàcausedutonmonocordevolontairementchoisiparl’avocat.Surchaquetextequ’ilévoquaitpourdémolirlesarguments de Furcy, il soulignait avec précision la loi de référence et sa dated’application.Pendantl’exposé,Furcynemarquapaslamoindreémotion.

Oncroyaitquel’avocatenavaitterminéavecsonaccusationquiressemblaitàunedéfense,c’étaitsastratégie,Lorydevaitapparaîtrecommelavictime.Ilrestadebout,sibienquel’assistances’enétonna.Leprésidentattenditquelquessecondes,puisils’adressaàlui:

«Maître,avez-vousquelquechoseàajouter?»

L’avocathésita,repritsarespiration,puis,dansunsouffle,ilmurmura:

«Oui,monsieurleprésident.

—MaîtreMoreau,gardezlaparole,ditleprésident.

—Mercimonsieur le président.PourdéfendreFurcy, ses avocats ainsi que feu leprocureurGilbertBoucherontinvoquéuneordonnanceduroi,celledemars1739,quistipulequelesIndiensconstituentunpeuple libre.Or, jemesuis longuementplongédanslesrèglements,vouslesavez,j’aimelaprécision.»

Ilmontraalorsunensembleimportantdefeuilletsetunépaisvolumedontonnedistinguaitpasletitre.Puis,ilaffirma,commesilesmotsétaientimparables:

«LesIndiensqu’ilsdésignentsontceuxd’Amérique,pasdel’Indoustan.»

Tous les regards se fixèrent sur l’avocat. Ilnemarquapasun instantdepause,nevoulantpasquitterlefildesadémonstration.

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« L’erreur du demandeur en cassation vient de ce qu’il confond les hommes desIndes proprement dites, c’est-à-dire des Indes orientales, avec les indiensd’Amérique.Chacunsaitqu’ilssontconnussouslenomd’Indiens.Lisezl’excellentAbrégégéographiqueetvouscomprendreztout.CesontdesIndiensd’Amériquedontl’ordonnanceavouluparler,pasdupeupledontestissulenomméFurcy.Lapreuve,jevousrappellequel’esclavagedanslescoloniesorientalesaétéreconnupardiversesordonnances jusqu’en1792.Madeleine, lamèredeFurcy,étaitdoncesclaveavantcettedate.Sonenfantnepeutprétendreàêtreunhommelibre.»

Là,encore,toutel’assistancelevalatête,chacunsedemandantsic’étaituncoupdebluffminable ou une attaque de génie. Le président lui-même resta bouche bée,puis se ressaisit en tirant sur sa robe. « Je vous remercie, maître. Nous allonsmaintenantécoutermaîtreThureau,ledemandeurencassation.»

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C’étaitautourdeThureau, il remercia leprésident.Dès ledébutdesaplaidoirie,Thureau rappela que Furcy était libre de naissance, et par un concours decirconstances— lamortde samère alorsqu’il avait trois ans—,on lui avait faitcroirequ’ilétaitesclave.C’étaitl’époquequivoulaitça,onpouvaitseretrouversousle joug d’une famille sans savoir d’où l’on venait. On ne savait d’ailleurs rien,absolumentrien,dupèredeFurcy.

L’avocat expliqua ledroit.C’était àpeude chosesprès lesmêmes argumentationsquecellesquiavaientétédonnéesàlaCourroyaledeBourbon:lamèredeFurcy,étant arrivée en France, devenait libre quelle que soit son origine. Il rappela laremarquableplaidoiriedeGodartDesaponayenleregardant—ilsavaientpréparéleprocèsensemble—etmartelalamaxime:«Nuln’estesclaveenFrance.»

Thureau enchaîna vite en se tenant debout, bien droit, sans chercher d’effet demanche.Savoixétaitassurée,ladictionfluide.Ildit:

«Ainsi,messieurs,cequejeviensvousdemander,c’estlalibertéd’unhomme!Ceque je viens invoquer en son nom, ce sont les principes les plus sacrés du droitnaturel,lesmaximeslesplusanciennesetlesplusglorieusesdenotredroitnational,les règles inscrites dans notre législation coloniale par la religion et l’humanité !Ajouterais-je,messieurs,que l’hommedont jedéfends lesdroits estbiendignedetoutesvossympathies?Cemalheureux,quidevaitêtrelibre,apassédansl’esclavageplusdelamoitiédesavie,ilaétéesclavependantquaranteans!Etlejouroùilaosé revendiquer sa liberté, il a été jeté dans une prison pour y gémir une annéeentière!Après,onl’aexilédeforceàMauriceoùdurantunedizained’années,ouiunedizained’années,onl’acontraintauxtravauxforcés.EnFrance,lestémoignagesd’intérêtneluiontpasmanqué.SesdroitsonttrouvéenmonsieurGilbertBoucherun éloquent défenseur. Il attend avec impatience que vous proclamiezdéfinitivementsaliberté.»

Thureausavaitparler.Ilsentaitlemomentoùilfallaitappuyer,etceluioùilfallaitsecontenterderacontersuruntonneutre.Ilsavaitjoueravecsavoix,lajusticeétaitaussiunequestiond’intonation.

Ensuite il choisitdeparlerde lamèredeFurcy.Selon saconviction,c’étaitpar samère que tout avait commencé. Il fallait raconter son histoire pour mieuxappréhendercelledeFurcy.

Moiaussi,j’avaiscesentiment-là.PlusjecherchaisFurcy,plusjemetournaisverssa

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mère. Jecomprenaisqu’ils avaientvécuexactement lamêmevie.Leparallèleétaitimpressionnant, presque deux destinées à l’identique. Tous les deux étaient libressanslesavoiretavaientvécudanslasoumission;touslesdeuxavaientététrompés;tous les deux avaient été comme enlevés. Tous les deux avaient vécu dansl’ingénuité,etcemotquimeparaissaitsidoux,audébut,jecommençaisàl’avoirenhorreur.Commepourpousserlaressemblance,c’estàl’âgedetrenteetunansqueFurcy avait décidéde réclamer sa liberté.Cet âgeoù samère fut affranchie, alorsqu’ellen’avaitpasbesoindel’être.

Le jouroù lamèredeFurcyavait retrouvé la liberté,elleétait restéeauservicedecettefemmenomméeRoutier.Elleavaitcontinuéd’habiterdanslamaisondesonancienneexploitante,avecsesenfants,ConstanceetFurcy.Jusqu’àsamort.Jen’aipascomprispourquoiellen’avaitpasquittécettehabitationoùelleétaituneesclave.Jenepeuxpasimaginerquelesrelationsde«maître»àesclaveaientpudisparaîtredujouraulendemainàcausedeceboutdepapieretd’unsalairedérisoirequinedevait pas être versé.C’est sansdoutepour cela queFurcynepouvait pas se voircommeunêtrelibre.Quandsamèreavaitétéaffranchie,ilavaittroisans.Iln’avaitjamais été éduqué à la liberté. Comment pouvait-il la revendiquer ? Le rôle desmères est parfois ambigu, celle deFurcy avait élevé son enfant dans le respect del’asservissement.Cen’est qu’après la lecturedubrouillondeGilbertBoucher quej’avais vu qu’elle s’était battue, et que j’ai lu cette phrase, aussi cruelle quemagnifique:«Elleopposalesilenceàl’injustice.»

Dixminutesàpeineaprèsavoircommencésadéfense,Thureaupressentitqu’illuifallaitabandonnerl’aspectstrictementjuridiquequin’avaitpasconvainculesjugesdelacourd’appel.Ilfallaitpolitiserl’affaire,ilenavaitl’intimeconviction.C’étaitlemoment. Il changea radicalement de ton. À partir de là, sa plaidoirie prit unetournureextraordinaire.

«Jenevienspasici,messieurs,déclamercontrel’esclavage.L’esclavageexistecommefait,commefaitlégalmême;maisjepuisdumoinsposerenprincipequecedroitdepropriétédel’hommesurl’homme,puisqu’ilfautencoreaujourd’huil’appelerundroit, est un droit exceptionnel, qui ne peut exister qu’à la condition d’être écritdansuneloi...Toutechose,toutenation,touthomme,estprésumélibre,àmoinsqu’onnereprésentesontitredeservitude.Or,jedemandeoùestlaloiquiapermisl’esclavageetsurtoutlatraitedespeuplesdel’Indoustan?»

Thureau jeta un coup d’œil vers Furcy. Il se racla la gorge, ce qui trahissait uneémotion.En fait, ildoutaitde la réussitede saplaidoirie.À cet instant,dans sonesprit, une petite voix intérieure l’interrogeait : «Ne vas-tu pas trop loin ?Ne tetrompes-tupasdecombat?C’estunhommequ’ilfautdéfendre,paslathéoriedel’abolition. » Il doutait vraiment, mais dans le regard de Furcy il lisait unencouragementàcontinuerdanscettevoie-là.

«Oncrutpouvoirdisposerd’unpeupledontlestraits, lachevelure,lacouleur,lesmœurs différaient des nôtres. On sut même intéresser la religion à un attentatqu’elledevaitcondamner;etpourrepeuplerl’Amérique,l’esclavageetlatraitedesnègres d’Afrique furent décrétés, le fléau de la traite dût-il s’étendre et frapperd’autresraces.Voyezlesloisquiontorganisél’esclavagedansnoscolonies,ellesne

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parlentquedesnègresd’Afrique;jamaisellesnesupposentmêmequ’ilyaitd’autresesclaves.»

Thureau s’emportait, il levait souvent sa main droite comme pour appuyer sadémonstration.

« Il y a plus,messieurs, dit-il, enmontantd’un ton et enprenantde l’assurance.NonseulementlaloimanquequidéclarelesIndiensesclaves,maislaloiexistequiles déclare libres, c’est l’ordre du roi du 2 mars 1739. Les noirs d’Afrique nesuffisaientplusà l’aviditédesnégriers.Ons’attaquaitauxCaraïbesetauxIndiens.Or, l’ordre royal du 2mars 1739, je le répète, vint réprimer ce criminel abus etproclamer de nouveau le droit de ces peuples à la liberté. Ainsi aucune loi n’aautorisélatraitedesIndiens.»

Ilpoursuivit,sansmarquerlamoindrepause.

« Vaines théories, dira-t-on, qui viennent se briser contre la puissance des faits !Avant 1792, l’esclavagedes Indiens existait àBourbon et àPondichéry, comme ilexistait,ilyaquelquesmoisencore,dansl’Indeanglaise;etcetétatdechosesavaitétéreconnuàPondichéryparplusieursrèglementsdepolice.»

L’avocatdeFurcys’arrêtauninstantquiparutlongàl’assistance.Ilregardalasalle,commes’ilcherchaitsaphrase.Puissereprit.

«Ilseraiticipermisderépondrequ’unfaitn’estpasundroit,quedesrèglementsdepolicenesontpasdeslois,etqu’ilfautautrechosequ’unfaitetqu’unrèglementdepolicepourconstituerunpeupleenétatd’esclavage.»

Dans lesmoments de doute,Thureau se tournait vers Furcy, cherchant dans sonregard un indice, un signe. Il savait que lesmots qui allaient suivre devaient êtrebienentendus.Iltoussotadanssonpoing,etprononçaavecunevigueurqu’ilneseconnaissaitpas:

«Latraiten’ajamaisétépermisenimêmepratiquéesurlescôtesdeMalabar;ilyeutseulementquelquesabus,etdesvictimes.ParmicesvictimessetrouvaitlamèredeFurcy ! Jeune encore, elle a été enlevée à sa famille et à sa patrie, exportée enFrance, réexportée à Bourbon, retenue dans l’esclavage, donnant le jour à desenfants esclaves !Mais aujourd’hui l’undeces enfants relève la tête : il s’adresse àvous,messieurs !Ilvousprouvequ’ilest indien,qu’aucuneloin’autorisait latraitedontMadeleineaétél’objet,quesamèreétaitlibrededroit,queparconséquentilest libre lui-même !Rendez-luidonc cette libertéqu’iln’aurait jamaisdûperdre ;proclamez son ingénuité ! Vous le devez, car ses titres à la liberté sontincontestables.»

À partir de là, Thureau sembla avoir chassé ses doutes. Par instants, il serrait lepoing tenant un objet invisible que pour rien au monde il n’aurait lâché, puiscomme pour marquer le temps de la réflexion, il joignait ses deux paumes à lamanière d’un homme en train de prier dans l’intimité. Il apostropha l’avocat deJosephLoryenledéfiantduregard.

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«MaîtreMoreau,vousnousdemandezderespecterledroit,rienqueledroit.Alorsrespectons-le.Etrappelonsàcettecourquinousregardelamaximequifaitetquiferaencorel’honneurdenotrepays.Lesprécédentsdéfenseursl’ontrépétée,etjenevoudraispasmanqueràmondevoirennelaproclamantpasici.Jevoudraisqu’ellesoitentendueici.Messieurs,Nuln’estesclaveenFrance.Jeveuxledireavecorgueil.Car cette maxime est la base fondamentale de notre droit national. Elle a étéinspiréeparl’espritchrétienetparlecaractèrefrançais.»

L’assistance resta figée, comme électrisée par les paroles de Thureau. L’avocat deLoryleremarqua,ileutlesentimentqu’ilallaitperdre.Thureauapostrophalasalle:

«Alors,quelleconclusion,messieurs?C’estassezsimple,maisbeaucoupontrefuséde le voir. Furcy est libre, car samère était libre dès qu’elle a touché le sol de laFrance. Alors pour le maintenir dans la soumission, on va chercher uneréglementationétablieauXIIIe siècle àChandernagorqui auraitdéclaré esclave samère.Toutd’abord,FurcyvousprouvequesamèreestvenueenFrance,etqueparconséquent elle est libre.Vous lui répondezqu’ellen’estpas libre,parceque cetterèglen’admettaitpaslalibertépourlesesclavesquiavaientétédéclarés.Maisjevousle demande,même si cette règle pouvait avoir une importance, prouvez-lui doncquesamèreaétédéclaréeàChandernagoraumomentdudépart,etàLorientaumoment de son arrivée. Vous ne le pouvez pas ! Et toutes les circonstancesdémontrentaucontrairequecesdéclarationsn’ontjamaisétéfaitesetqu’ellesn’ontjamaispul’être.MadeleineétaitamenéeenFranceparunefemmeâgéequiquittaitlesIndessansespritderetour,quivenaitembrassericilaviemonastique,quivoulaitseulementdonneràlajeuneIndienneuneéducationchrétienne,etquiplustardnel’a renvoyée que pour être affranchie. Mais, dites-vous encore, et c’est là votreobjectiondernière,Madeleinen’apasenFranceréclamésaliberté;elleestretournéeaux colonies, elle a accepté l’affranchissement, dumoins le croit-on ; elle a doncrenoncé au privilège que lui avait conféré son séjour dans la métropole. Je vouscomprendraiss’ils’agissaitd’undroitprivé,maislalibertéestd’ordrepublic.Jevouscomprendraisencores’ils’agissaitd’undroitquipûtseperdreparprescription,maisla liberté est imprescriptible. Le droit de l’esclave qui touche le sol de France nedépend pas d’une déclaration judiciaire : l’esclave devient libre de plein droit, ildevientlibredesuiteetpourtoujours.»

Ils’interrompituninstant,etrépéta:

«Ildevientlibredesuiteetpourtoujours.»

Dans la salle des hommes se levèrent et applaudirent. Une partie resta assise,marquantsonmécontentement.

Leprésidentseleva,ildécidadesuspendrelaséance.

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« Le calme est nécessaire à la poursuite des débats, je vous en remercie », dit leprésidentavantdereprendrelaséanceetdedonnerlaparoleàThureau.

Pour poursuivre son discours, l’avocat cita d’autres esclaves qui avaient essayé dedevenirlibresparlajusticeetavaientremportéleurprocès;ils’agissaitdeRoc,deLouis,deFrancisque,deBoucaux,tousd’origineafricaine.Ilcitaégalementunarrêtquiauraitmarquésonépoqueen1752,unprocèsintituléla«tabledemarbre»quidéclaraitlibreuncertain«nègreLouis»,avecl’appuidelamaximequetoutesclaveentrantenFrancedevenait libre. Il le répéta,deux fois : «ToutesclaveentrantenFrancedevientlibredepleindroit...Ildevientlibredesuiteetpourtoujours.»

Thureau s’appuyait sur de nombreux cas qui, rassemblés, formaient une sorte dejurisprudence.Était-ceunemanièrededireàlacourqu’ellen’avaitpasàavoirpeurde donner la liberté à Furcy, que ce ne serait pas une première ni un acterévolutionnaire ? Au contraire, leur suggérait-il, l’affaire Furcy s’inscrivait presquedansunesuitelogiquequidevaitaboutiràdéclarerl’esclavedéfinitivementlibre.Lastratégiedel’avocatserévélaitastucieuseetremarquable,ilavaitcomprisqu’ildevaitaussi rassurer tous les hommes de loi de la Cour royale de Paris.Mieux, il leurdonnaitlesentimentqu’ilsparticipaientàunmouvementhistorique,etleurnom,àchacun,resteraitdanslesannalesdelajustice.

Dans sa plaidoirie, l’avocat usait, de temps en temps, du latin comme s’il voulaitinscriredansl’éternitélestextesqu’ilcitait.Parfoismêmeilrecouraitàl’anglais,cequiestétonnant.Entoutcas,ilcontinuaitpresquesansrespirer.Ilneregardaitpluspersonne, emporté par ses paroles. Sa méthode consistait à répéter beaucoup, àinterrogersouvent.

« On le voit, aucune restriction de temps ni de lieu ! L’esclave n’est pas libremomentanément,tantqu’ilresteenFrance;ildevientlibredepleindroitetpourtoujours.Onveutqu’ilperdesalibertéenlerenvoyantdanslacolonie?Maisest-cequelaloipersonnellenesuitpaslapersonnepartoutoùelleva?SiMadeleineeûtenFranceobtenuunarrêtquiladéclarâtlibre,est-ceque,libreàParis,elleeûtétéesclave à Bourbon ? Est-ce que l’autorité de l’arrêt eût été brisée par la loicoloniale?»

Thureauneperdaitpaslefil,ilpassaitdesprincipesuniverselsaucasparticulierdeFurcyetdesamère.Ilmarquaunsilenceavantd’attaquerànouveau.

«Madeleineestdoncdevenuelibreen1771car,àcetteépoque,elleatouchénotre

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sol;puisquenisonsilencenisonretourauxcoloniesn’ontpuluienleverundroitimprescriptible,ilimportepeuqueMadeleinen’aitmêmepaspuréclamersaliberté.Son silencenepeutnuireni à elle-même,ni surtoutnuire à ses enfants.Vous luiappliquerez donc, messieurs, cette glorieuse maxime qui a traversé les siècles, àl’honneurdunomfrançais:vousproclamerezquelaFrancen’ajamaiscesséd’êtreunasile,unrefugeouvertàtouslesmalheurs.»

Furcy était assis,mais il ne quittait pas des yeux l’homme qui le défendait. Il nepouvait s’empêcher de penser qu’il avait de la chance, et il se demandait s’il étaitdignedetoutescespersonnesquis’unissaientautourdesonsort.Ils’estalors juréqu’iliraitjusqu’aubout.Pourceshommes-là.

De son côté, l’avocat réussissait à donner à son plaidoyer un ton politique, sansjamaisperdredevuelesrèglesjuridiques.Ils’animait,maisilmaîtrisaitsonaffaire,ettentaitdecontre-carrerchaqueargumentavancéparl’accusation.Iln’hésitaitpasàrecouriràdestextespointus.

«D’autres principes, nonmoins puissants, s’élèvent encore en faveur de Furcy etdoiventlefairedéclarerlibre.M.JosephLoryseprétendpropriétairedeFurcy:sontitreestladonationverbalequiluienauraitétéfaiteparlademoiselleDispenseen1773;maiscettedonationauraitétéfaiteenFrance.Or,enFrance,toutealiénationd’esclaves était prohibée. La donation est donc nulle :M. Lory n’a contre Furcyaucun titre valable. Notre patrie, messieurs, n’a jamais voulu être souillée duspectacle odieux de l’homme vendu par l’homme comme une marchandise. Laprohibition de cet infâme trafic a toujours été absolue. Alors, je vous le dis, laconclusionvadesoi:l’esclavedonnéenFrancenepeutapparteniraudonataire:M.Loryn’adoncjamaiseuaucundroitsurlamèredeFurcy.»

Thureau ajoutaque les enfantsde lamère à laquelle la liberté avait été léguéeoudonnée naissent libres. Il ne laissa de côté aucune réglementation pouvant servirFurcy.Ens’appuyantsurunarrêtéprisparlegénéralDecaen,anciengouverneurdel’îledeFranceetdeBourbon,avant l’affranchissementdeMadeleine, ildit :«Lesenfants au-dessous de l’âge de sept ans, nés d’une esclave qui obtiendra sonaffranchissement, suivront le sort de leur mère. C’était un principe salutaire quiempêchaitquelemari,safemmeetleursenfantsimpubèresnepuissentêtrevendusetsaisisséparément.»

L’avocatdeFurcyn’avaitpasoubliélecoupdeMoreauetsonenvoléesurlefaitquelaliberténeconcernaitquelesIndiensd’Amérique.Ilnetombapasdanslepiège,ilpritl’argumentdesonadversaireausérieuxetnevoulutpasjouerl’ironie.Thureaurestasurleregistrejuridique,presquetechnique.

« Maître Moreau veut donc limiter les effets de cette liberté non pas à tous lesIndiens,maisàceuxseulementquisetrouvaientsurleterritoireaméricain?Jevousledis,cettelimitationneressortpasdel’ordreroyal.»

Pourappuyersesdires,l’avocatcitaunensembledetextes.

MaîtreMoreaunecessaitpasdehocher la têtecommepourprendreà témoin les

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autresetleursignifierqueThureauallaitunpeutropvite,unpeutroploin.L’avocatdeFurcyavaitremarquécemanège,maisilnes’étaitpaslaissédéconcentrerdanscedéfiàcoupsdepetitsgestes.IlfixaduregardMoreauetenchaîna.

«Encoreunmot,messieurs,etj’enaiterminé.Lafaveurquis’attachaitàlacausedeFurcydevant laCourétaitgrandeetdevait l’être.Onavoulu l’affaiblir, l’anéantirmême,enl’accusantd’êtrel’instrumentd’unpartianticolonialetden’avoiraucunintérêtréelauprocès.Onl’areprésentécommelemissionnaired’unpartiquiveutlaruinedescolonies.Qu’a-t-ildoncfaitpourcetteruine?Non!Iln’esticiquepourlui-même. Lesmarques d’intérêt qu’il a reçues du trône le prouvent assez, et j’ensuis,moisondéfenseur,lameilleurepreuve.Sil’oneûtvouludonneràcettecauseduretentissement,del’éclat,est-ceàmoiqu’onsefûtadressé?Monchercollèguen’eût-ilpasrencontréunadversaireplusdignedelui?»

ThureaucontinuaenrappelantqueFurcy,émancipéparlesautoritésbritanniques,était là parce qu’il désirait la liberté absolue, la liberté accordée par la loi de laFrance.Illefaisaitpourlui,biensûr,maisaussipoursesenfants,pouraccéderauxdroitsetauxdevoirsdeshommeslibres,auxcérémoniesdemariage,àlasépulture.L’avocattrouvadesuperbesmotspourdiretoutcela,ilaffirmaquel’esclavevoulait«effacerlatacheimpriméeàsanaissance».

Ilsepermitcetteconclusion:

«Oui,Furcyn’estlàquepourlui-même,maissilesgrandsprincipesqu’ilinvoquepouvaientprofiteràquelques-unsdesescompagnonsd’esclavage;quesivotrearrêtpouvaitbriserencored’autreschaînes,pourquoilecacherais-je?,j’enseraisheureux,j’enseraisfier.Vous-mêmes,messieurs,vousseriezlespremiersàvousenféliciter.Lareligionetl’humanités’enféliciteraientavecvous.Jevousremercie.»

Iln’avaitpasfinideprononcercesderniersmotsquetoutelasalleselevacommeunseulhommeetsemitàapplaudirànouveau,plusfortquetoutàl’heure,avantlasuspension. Furcy se leva également et regarda longuement Thureau. Iln’applaudissaitpas,maissesyeuxfixaientceuxdesonavocat.Ilyavaitplusquedelareconnaissance,unsentimentdefraternité.

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LeprésidentPortalisarrivaledernier,quandtouslesautresétaientdéjàassis.Ilsselevèrent. Il fit un signe de tête presque amical leur indiquant qu’ils pouvaient serasseoir.Lui restadebout. Il attenditquelques secondes, il y eutungrand silence.Furcyl’observait.

«Messieurs,aannoncéleprésident,quis’étonnaitlui-mêmedutondesavoixquiluisemblaittropsolennel.Jetienstoutd’abordàremerciermonsieurleprocureur,messieurs les avocatspour lahaute tenuede cesdébatsquihonorent la justicedenotrepays.»

Puis, il lut, d’un ton monocorde, cette fois, une feuille qu’il tenait d’une mainlégèrementtremblante.

« La Cour, statuant par suite du renvoi prononcé par la Cour de cassation,considérantquec’étaitunemaximededroitpublicquetoutesclavequitouchaitlesol français devenait libre ; que, si des édits en vigueur à cette époque, relatifs àl’esclavagedans lescolonies,permettaientauxmaîtresquiamenaient leursesclavesen France, d’en conserver la propriété, ce n’était qu’à la charge de remplir lesformalitésprescritesparlesordonnances.»

On ne comprenait pas où il voulait en venir, allait-il déclarer Furcy libre oucoupable?Sontonnetrahissaitrien.Ils’arrêtauneseconde,commes’ilcherchaitsarespiration,surprisdenepaspouvoirmaîtrisersonémotion.Ilcontinua,suruntonàpeinedifférentdudébut.Ilprononçaitchaquephraseenlamartelantaveclamainpourmarquersafin,cequidonnaitunrythmeassezsurréalisteàsondiscours,onauraitditqu’ilpriaitouqu’ildéclamait.

«Considérantqu’ilyadanslacausedesprésomptionssuffisantespourétablirquelafilleDispensen’apasremplicesformalités.

«Qu’eneffet,lafilleDispenseavaitamenéMadeleineenFrancedansl’intentiondelafaireéleverdanslareligioncatholique.

«Qu’onpeutd’autantmoinsadmettrelavolontédelafilleDispensedemaintenirMadeleine en esclavage et de remplir les formalités coûteuses imposées par lesrèglementsque,peudetempsaprèssonarrivéeenFrance,elleenafaitdonationàladameRoutieràchargeparelledeluiprocurersonaffranchissement.»

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Puis,s’interrompantpluslonguement,leprésidentPortalisposasafeuille.Illevalesyeuxverslasalle,etilaffirmad’unevoixsûrequineprêtaitàaucuneéquivoque:

«Surlabasedetoutescesconsidérations...LaCourditqueFurcyestnéenétatdeliberté.»

C’étaitunsamediaprès-midi,le23décembre1843.

Après le verdict, Furcy refusa les 10 000 francs de dommages et intérêts que lejugementluioctroyait.

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J’auraisvouluqueFurcyassistâtàcettescènemaisétait-ilencorevivantàcettedate-là,àsoixante-deuxans?C’estlejouroùSarda-Garriga,lecommissairegénéraldelaRépublique, vint annoncer auxBourbonnais, l’abolition de l’esclavage.C’était unmercredimatin,le20décembre1848,ilyavaitdesmilliersd’esclavesàSaint-Denis,surlaplaceduGouvernementquisetrouvaitàquelquesmètresduborddelamer.C’étaitunjourdefête,etenmêmetempsl’heureétaitgrave.

Ilyenavaitquiexultaient,d’autresdansaientlashéga,cettedansedesesclaves;lesgosses sautillaient sans bien comprendre.On voyait quelques gardes à cheval quisemblaientplutôttranquilles, l’ambianceétaitbonenfant.Ilyavaitaussiquelquescolonsquis’étaientmisàl’écart.Lecielétaitdégagé.

J’imagine que Furcy se serait tenu en retrait de la foule, loin de la liesse quiaccompagnait la venue de Sarda-Garriga. Je ne crois pas qu’il aurait été heureux,maisilauraitenfinressentiunesortedesoulagement.Plusaucunesclaven’auraitàsebattrecommeill’avaitfait,lui.Plusaucunesclaven’auraitàsacrifiersaviedansunebataillejudiciaire.Plusaucunesclaven’auraitàfuir,ouàsedonnerlamort.Cesoulagementauraitétéaccompagnéd’une impressiondegâchis,car toutauraitpuarriverbienplustôt.Aprèslafêtequ’ilauraitdavantageobservéequevécue,ilauraiteuenviedevoirCélérine,etl’idéeluiseraitvenuequel’onpeutpriverunhommedeliberté,maispasd’amouretencoremoinsdusentimentamoureux.

Sarda-Garriga arborait l’écharpe tricolore.On voyait bien qu’il avait le sentimentd’annoncer un événement historique. Il feignait l’humilité, mais son visage nepouvaits’empêcherd’afficherdelafierté.Ilyavaitcommeunepartdecomédie,etenmême temps quelque chose de touchant dans son regard, il était visiblementheureux d’être le messager de l’abolition de l’esclavage, de représenter VictorSchœlcher,dedonnerdubonheurauxgens.Ilsesentaitenmission,etavaitàcœurderéussirla«transition».D’autresîlesavaientvulesangcouler,ilvoulaitéviterça.

De sa main droite légèrement baissée il tenait l’annonce. Sarda se trouvait à unmètredelafoule,iln’yavaitquedesnoirsautourdelui.Ilportaituncostumedecérémonie, une sorte de redingote, une chemise blanche avec un nœud papillon.Cet habit sombre était une faute de goût. À Bourbon, les hommes importantsportaient des vêtements colorés. Des noirs en souriaient et, à cause de cela,doutaientde lacrédibilitédunouveaucommissairegénéralde laRépublique.Sonvrai nom était Joseph Napoléon Sébastien Sarda, et il se faisait appeler Sarda-Garriga.D’aprèslesrumeurs,iltenaitcetétonnantprénomdufaitqu’ilauraitétélefilsnatureldeJosephBonaparte,roideNaples,puisroid’Espagnesouslepremier

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Empire—unerumeurinfondée.

Arrivé deux mois avant la proclamation, il avait mis en place un système detransition qui permettait aux esclaves devenus libres de signer un vrai contrat detravailavecdespropriétaires—leplussouventavecleursanciensmaîtres.

Sur la place du Gouvernement, on avait installé un petit monument sur lequeltrônaitlebustedeMarianne.Sarda-Garrigasetrouvaitjustedevant.Derrièrelui,onpouvait lire une plaque où figurait le mot « Liberté ». Le peintre Garreau aimmortalisélascèneavecuntableauoùl’onvoitquetouslesnoirsquiassistentàladéclaration de l’abolition de l’esclavage portent beau. Une femme assise devantSarda tient son bébé endormi, elle regarde sereinement le nouveau commissairegénéralaveclesyeuxdel’affection.

AinsiSardalutcettedéclarationquiseraitaffichéedanstouteslesvillesdeBourbon.

Mesamis.

LesdécretsdelaRépubliquefrançaisesontexécutés:Vousêteslibres.Touségauxdevantlaloi,vousn’avezautourdevousquedesfrères.

Laliberté,vouslesavez,vousimposedesobligations.Soyezdignesd’elle,enmontrantàlaFranceetaumondequ’elleestinséparabledel’ordreetdutravail.

Jusqu’ici,mesamis,vousavezsuivimesconseils,jevousenremercie.Vousmeprouverezquevousm’aimezenremplissantlesdevoirsquelaSociétéimposeauxhommeslibres.

Ils serontdoux et facilespourvous.RendreàDieu cequi luiappartient, travailler enbons ouvriers comme vos frères de France, pour élever vos familles ; voilà ce que laRépubliquevousdemande.

Vousavez tousprisdesengagementsdans le travail : commencez-endèsaujourd’hui laloyaleexécution.

Unhommelibren’aquesaparole,etlespromessesreçuesparlesmagistratssontsacrées.

Vous avez vous-mêmes librement choisi les propriétaires auxquels vous avez loué votretravail : vous devez donc vous rendre avec joie sur les habitations que vos bras sontdestinésàféconderetoùvousrecevrezlajusterémunérationdevospeines.

Je vous l’ai déjà dit, mes amis, la Colonie est pauvre, beaucoup de propriétaires nepourrontpeut-êtrepayerlesalaireconvenuqu’aprèslarécolte.Vousattendrezcemomentavec patience.Vous prouverez ainsi que le sentiment de fraternité recommandé par laRépubliqueàsesenfants,estdansvoscœurs.

Je vous ai trouvés bons et obéissants, je compte sur vous. J’espère donc que vous medonnerez peu d’occasions d’exercer ma sévérité ; car je la réserve aux méchants, auxparesseux,auxvagabondsetàceuxqui,aprèsavoirentendumesparoles,selaisseraient

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encoreégarerpardemauvaisconseils.

Mes amis, travaillons tous ensemble à la prospérité de notreColonie. Le travail de laterren’estplusunsignedeservitudedepuisquevousêtesappelésàprendrevotrepartdesbiensqu’elleprodigueàceuxquilacultivent.

Propriétaires et travailleurs ne feront plus désormais qu’une seule famille dont tous lesmembresdoivents’entraider.Touslibres,frèresetégaux,leurunionpeutseulefaireleurbonheur.

LaRépublique,mesamis,avoulufairelevôtreenvousdonnantlaliberté.Qu’ellepuissedirequevousavezcomprissagénéreusepensée,envousrendantdignesdesbienfaitsquelalibertéprocure.

Vous m’appelez votre père ; et je vous aime comme mes enfants ; vous écouterez mesconseils:reconnaissanceéternelleàlaRépubliquefrançaisequivousafaitlibres!EtquevotredevisesoittoujoursDieu,laFranceetleTravail.

VivelaRépublique!

Cetexte,SardaGarrigal’avaitréécritunedizainedefois,ill’avaitlupourlui-même.Ilavaitbeaucouprépétéfaceàunmiroir.Ilenétaitfier,etpensaitqu’unjour,peut-être, ilauraità leprononcerdevant l’assemblée,commel’abbéGrégoireouVictorSchœlcherl’avaientfaitavantlui.

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Furcypassaàcôtédel’affichedudiscoursdeSarda,etlalutentièrement.Certainspassageslefaisaientsourire,ildoutaitdelafraternitédespropriétaires.

À deuxmètres de l’affiche, on avait oublié de retirer une petite annonce, vestiged’unpassétrèsprésent.Furcyputylire,rédigéencaractèregras:

ÀVENDREESCLAVEAVECSAFAMILLE

LesieurMARTINvendunMalabarrobustepouvantserviràl’habitation,unnoir

deMozambique,trentained’années,solide,excellenttravailleurdansles

plantations,etsonfilsde14ansenvironjouissantd’unebonnesantéetpropre,

unbeauCafreprovenantd’unesuccession.LesieurMARTINaccorderadesfacilités

auxpersonnessolvables.

Sarda-GarrigaétaitarrivéàBourbondeuxmoisavantsadéclarationsurlaplaceduGouvernement. Le bateau pouvait accoster dans l’après-midi du vendredi 13octobre1848mais,parsuperstition,iln’avaitsouhaitémettrelespiedsàterrequ’aupetit matin du 14 octobre. Avant même de débarquer, on avait tenté de ledéstabiliser.Quelques-unsavaientlancélarumeurselonlaquellelebateauL’Oisesurlequelilsetrouvaitavaitcoulé.

Les colons s’étaient organisés pour trouver des parades juridiques afin d’éviterl’abolitiondansl’île.Desnoirslibress’étaientjointsauxpropriétairesblancs,careuxaussi refusaient de voir les esclaves s’affranchir ; c’est ainsi, d’anciens asserviss’opposaientàl’abolition.Ilsavaientorganiséun«conseilcolonial»,danslebutdefaire de Bourbon un État à part, un pays souverain où ne régnerait pasl’émancipation,une île indépendanteoù il feraitbonvivre l’esclavage... Ilsavaientréussi leur coup en1802,pourquoipasunenouvelle fois ? Sarda leurmontraundocumentémanantduroi.Et,étrangement,commesiuntamponsuffisait,lecalmeétait revenu. En contrepartie, de nombreux planteurs étaient allés lui demanderd’attendrelafindelarécolteetlesderniersjoursd’avril;c’estsansdoutepourcelaqueledécretd’abolitionn’avaitétépromulguéquele27avril1849.

Quantaux60000esclaves,ilsétaientapparemmentplussereins.Audébutentoutcas.Mais au bout de quelques jours, l’inquiétude étaitmontée.Trop de rumeurs

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couraient.ÀSaint-Leu,àSaint-Louis, àSaint-Pierreaussi,onparlaitde tentativesd’assassinat qui visaient Sarda-Garriga. Du coup, à chacune de ses arrivées, lecommissaire général était escorté d’une dizaine de noirsmunis de bâtons pour leprotéger.

Lenouveaucommissaireentreprituntitanesquetravaild’informationauprèsde lapopulationasservie.Saméthode,pouréviterunbaindesang,étaitdefaireensortequelesesclavescontinuentàtravaillerpournepasmettrel’îleenfaillite.Enmêmetemps que la déclaration de l’abolition, il avait annoncé l’obligation de travaillerpourtoutelapopulationaffranchie.Sardaavaitmisenplaceun«Livretdetravail».Onpeutpensercequel’onveut,maisassurémentcetteinitiativeaévitéuneguerrecivile.Ilréussitàrassurerles(anciens)esclavagistesenaffirmantqueletravailallaitcontinuer et qu’ils seraient indemnisés. Et pour ne pas les effrayer, on avait bieninsisté:«Lesfortunesneseraientpasbouleversées.»LesnoirsavaientconfianceenSarda.

Pour expliquer ses intentions, Sarda-Garriga avait fait la tournée de l’île. Danschaqueville,desfoulesextraordinairessaluaientsonarrivée.IlavaitcommencéparSaint-Denis,puis avait rejoint,par l’ouestde l’île, Saint-Paul,Saint-Joseph,Saint-Leu...Chaquefois,ilseposaitsurlaplaceprincipaleet,telunprêcheur,ildébitaitsondiscours.Sonémotionetsasincériténelequittèrentjamais.

Sondiscoursestpaternaliste,c’enestparfoisgênant.Commecequ’ildisaità toutboutdechamp,dèsledébut:«Écoutezdoncmavoix,mesconseils,moiquiaireçulamissiondevous initierà la liberté...Si,devenus libres,vous restezau travail, jevous aimerai ; la France vous protégera. Si vous désertez, je vous retirerai monaffection;laFrancevousabandonneracommedemauvaisenfants.»

Quartier par quartier, Sarda expliqua son système et répondit à chaqueinterrogation,àdesquestionspratiquesquejen’aijamaisvuesdansaucunmanuelhistorique :Quand quitter sonmaître ?Où habiter ?Où dormir ?Comment semarier?Commentadopterunnom?Toutescesquestionsquel’onneseposepasquandonnaîtlibreetquel’onpossèdeuneidentité.

Certains propriétaires avaient voulu tenir leurs esclaves dans l’ignorance de lanouvelle loi. Si le gouverneur n’avait pas fait ce travail de terrain, qui les auraitinformés ? Il était paternaliste, c’est vrai. De nombreux noirs l’appelaient « PapaSarda».

ÀSaint-Pierre,unefoulecomposéed’aumoins200personness’étaitrenduesurlaplace du village pour signer des engagements contractuels avec leur anciennehabitation : ils passaient de l’état d’esclave au statut de travailleur. Était-cediscutable?Sûrement.OnditqueSardaavaitfaitlejeudescolons.Peut-êtreétait-ce une transition nécessaire ? On s’était aussi occupé des vieilles personnes, desinfirmesetdesorphelins.

ÀSaint-Benoît,2000noirs s’étaientassemblés sur laplacede l’Église.Onn’avaitjamaisvuça.

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Sarda-Garriga avait vu Joseph Lory. Le 7 décembre 1848, Sarda se trouvait ànouveauàSaint-Denis,ils’étaitrendudanslabellechapelledelaRivière-des-Pluies.Et,siincroyablequecelapuisseparaître,ilétaitalléchezJosephLorydontlatable,décidément,étaitréputée.Sardasavait-ilquel’hommechezlequelilserendaitétaitl’acteurprincipalduplusimportantprocèsdel’île,«l’affairedel’esclaveFurcy»?Jecroisqu’ildevaitpenseràautrechose.

« Partout, les noirs avaient besoin d’entendre de ma bouche quelles étaient lesobligations que leur imposait la liberté », écrirait, plus tard, le gouverneur de laRépublique.Ilaffirmeraitêtreheureuxd’avoirréussiànégocierdetrèsbassalaires.Ilseraitégalementheureuxdevoirqu’aucungroupedenoirsn’avaitsongéàexigerunerémunération plus importante. Fallait-il que la main-d’œuvre restât bon marchépournepasbrusquerlesesclavagistes?

Parmoments, Sarda semontrait vraiment agaçant, notamment lorsqu’il jouait aupèrefouettard:«Jenesuispascontentdevous.Est-ceainsiquevouscomprenezlaliberté?Jevousl’aidit:sansletravail,elleferaitvotremalheur.Heureusementquejesuislàpourrécompenserlestravailleursetpourpunirlesparesseux.»

Ce fut une tournée triomphale, tout demême. Pour un homme comme lui, quipossédaitl’espritdeservicepublicchevilléaucorps,lesentimentdutravailbienfaitleremplissaitd’uneimmensejoie.Secrètement,ilrêvaitd’unereconnaissance,peut-êtremêmed’unecertainegloire. Ilyaspirait sansenparleràpersonne, il sedisaitque son nom figurerait dans les livres d’histoire. C’étaient toutes ces pensées quis’emmêlaient dans son esprit quand la lettre du ministre lui parvint. Son heurearrivait enfin, espérait-il.Lacorrespondancecommençaitpardes félicitations.Elledisait:«Monsieurlecommissairegénéral,legouvernementajugéquelemomentétait venudemettreun termeà lamissiondont vous avez été chargé à l’îlede laRéunion,missiondontlasituationdelacolonieattested’ailleursquevousvousêtesacquittéavecundévouementetunsuccèsquejemeplaisàreconnaître.»J’imaginequ’à la lecture de ces mots, le cœur de Sarda se gonfla de fierté, il a dû penser«Enfin!Monheureestarrivée.»

Maisellesepoursuivaitparunterriblecoupdebâton.Onluisignifiaitqu’unautrefonctionnaire, un capitaine de vaisseau à la retraite, allait prendre sa place, sansexplication.Pourajouteràl’humiliation,legouvernementluidemandaitderentrerviteparlepremierbâtimentdecommerce.Onneluiproposaitaucunautreposte,onneluioffraitaucunecompensation.Jamaisilnes’enrelèverait.

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Sarda-Garrigamourutdans lamisère,oubliéde tous.Prèsd’un siècleplus tard satombeseraitretrouvéedansunvillagedeprovince.

Le20décembre1945,lamairiedonnasonnomàunetoutepetiteplacedeSaint-Denis,nonloindulieuquiservaitdeplaceduGouvernement.

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Leshommesnenaissentpaslibres.Ilsledeviennent.C’estcequem’aapprisFurcy.Quandj’aientenduparlerdesarchivesnommées«L’affairede l’esclaveFurcy», jemesuisditquetoutlemondeallaitseprécipitersurcedestinextraordinaire.Vouspensez,l’undesraresesclavesàavoirportéplainteenjustice,etlaprocédurelapluslongue:elleadurévingt-septannéesets’estterminéecinqansavantl’abolition.Jene suis pas historien, et je sais quema démarche est contraire à toute recherchehistorique : j’observe un moment particulier du début du XIXe siècle avec meslunettesd’aujourd’hui.Maisàmaconnaissance,iln’yapaspléthorededocumentsd’unesclavequiaoséserendreautribunal,àêtrealléjusqu’àlaCourdecassation.

Vingt-sept années de procédures, un nom, des hommes qui l’ont soutenu—desJustes—,d’autresqui l’ontmaltraité, emprisonné...Desdocumentsprécieux,deslettressignéesparunesclave...J’étaissurprisquepersonnenes’ysoitvéritablementintéressé. Six mois après Drouot, les textes dormaient encore dans un bureauparisienaumilieudebibelotssansintérêt,enattendantleurexpéditionauxArchivesdépartementalesdelaRéunion.Quatreansaprès,ilsn’étaienttoujourspasclassés.

Alors, j’aivoulurendreunpeujusticeàFurcyet luidonnercorps,sipossible.J’aipensé à ces mots de Jorge Semprun, prononcés à propos de la littérature dedéportation,ilaffirmait:«Sanslafiction,lesouvenirpérit.»J’aipenséaussiàunromandePatrickModianoquim’abeaucoupmarqué,etquejerelissouvent,DoraBruder,danscettehistoireoùl’écrivainpartàlarecherched’unejeunejuivedisparueen 1941, il dit : « Il faut beaucoup de temps pour que resurgisse à la lumièrequelquechosequiaétéeffacé.»Ilamisplusdequatreansàretrouver ladatedenaissance de la fille, le 25 février 1926, à Paris. Jeme suis dit, voilà, c’est par leromanqueFurcyvaexister. Jeme suis approchédoucementde lui, à l’affûtde lamoindre trace qu’il aurait pu laisser, m’usant les yeux sur des textes à l’écritureillisibledatantdeprèsdedeuxsiècles.J’aiessayéderetrouverleslieuxoùilavaitmislespieds,etjem’ysuisrendu.J’aipassédescentainesd’heuresàfouiller,etàfouillerencore.Descentainesd’heuresàliredesarchivespourm’intéresseràdeuxoutroislignesquil’auraientconcerné.J’aiimaginécequeFurcyauraitpufaire,cequ’ilavaitpensé. Je crois qu’à force de m’approcher de lui, de passer du temps en sacompagnie,j’avaisl’impressiond’entendresavoixintérieure.D’êtretoutprochedelui. Quand j’ai découvert ses sept lettres, ça peut paraître naïf mais j’ai été saisid’émotion, fini le silence, ilmeparlaitdirectement. Il vousparlaitdirectement. Ilparlait,enfin.

Les informationsque j’aipu rassembler se trouvaientde façonparcellairedans lesdifférents documents, certains étaient difficiles à lire, d’autres pratiquement

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impossibles à dénicher ; j’aimis trois ans à découvrir le jugement de laCour decassation qui scellait le sort de Furcy : il n’était pas dans les archives mises auxenchères.Furcyabeaus’êtrerenduautribunald’instance,puisàlacourd’appelet,enfin,àlaCourdecassation(aprèslerenvoi),onnesaitpresqueriendelui.Cen’estpas commeune fiched’identitéqui auraitpuêtre recoupéeparungreffierouunmagistrat.Iln’yenavaitpas,personnen’asongéàlefaire.

J’ai ludenombreuxcomptesrendusdeprocès,datantdudébutduXIXesiècle,etmême avant. On trouve beaucoup plus d’informations sur un accusé ou unplaignantdansunsimple jugement.Pourpeuqu’ilnesoitpasesclave,onconnaîttoutdelui,sonidentitédanslesmoindresdétails.QuantàFurcy, j’ai longuementcherchéavantdetrouversadateetsonlieudenaissance—et,encore,iln’estécritnullepartqu’ilestnéàSaint-Denis,onadérobésespapiers.Sien1817,ilatrenteet un ans, je suppose qu’il a vu le jour en 1786, j’ai recoupé avec d’autresinformationssurd’autresdocuments,celacorrespond;samèreavaitalorsvingt-septans. C’est extraordinaire le temps qu’il m’a fallu pour regrouper tous cesrenseignements.D’habitude,quandonveutmieuxsaisir lecaractèred’unhomme,on remonte à son enfance comme si ses premiers actes pouvaient révéler sa vied’adulte.PourFurcy,jeneconnaisriendesonenfance,riensursonpèreetsipeudechosesursamère.

Enrevanche,concernantMmeDesbassayns,parexemple,néele3juillet1755,onsait tout de ses neuf enfants, leur lieu et leur date de naissance, leurs multiplesprénoms,onsaitmêmequ’elleadonnénaissanceàdesenfantsmort-nés,quetroisautres, nommés, n’ont pas atteint leur deuxième mois d’existence. S’agissant deConstance,néeunquartde siècle aprèsMmeDesbassayns, onne sait riende sesenfants.Rien.

J’étais,aussi,nonpassurpris,maiscurieuxde l’existenced’unerueDesbassayns,àSaint-Denis. C’est une rue assez longue, et plutôt agréable. J’ai voulu savoir s’ilexistaituneruedédiéeàunesclave.Laréponseaétéinstantanée:non!Iln’yaquedepuis lafindesannées1980qu’onacommencéàsongeràdonneràdesruesunnomd’esclave,desruesquisetrouventdansdesquartiersmodestes.

IlexisteunîletdunomdeFurcy,uneminusculeîledanslesmontagnessurlaroutedeCilaos.J’ysuisalléenpensantque,peut-être,c’étaitunlieudédiéàFurcy,unesorted’hommage...Onnesaitriendecevillage inaccessible, ilestreliéaumondepar un tout petit pont qui n’admet qu’un seul véhicule à la fois. Il n’y a pas demaire,l’îletdépendadministrativementdelacommunedeSaint-Louissituéeàunetrentainedekilomètres.Jem’ysuisrendu.Personne,niguidetouristiqueniservicecultureln’aétéenmesuredem’expliquerlaprovenancedunom,s’ilexistaitunlienavec«L’affairedel’esclaveFurcy».Rien.

D’ailleurs,jenepensepasquecevillagehorsdumondeluisoitdédié.Onm’aparléd’unautreFurcy,quiauraitdénoncéunerévolteetpermisdelamater.Or,commel’îletàCordes(encoreplusinaccessible,puisqueonnepouvaits’yrendrequemunidecordes),lesesclavagistesoffraientcesterresaridesousansintérêtauxesclavesquilesavaientaidésàtuerdansl’œuftouterébellion.

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Ilyasansdoutedeserreursdansmonrécitetparailleursj’aiprisquelqueslibertésavec les procédures, raccourcissant certaines étapes judiciaires, par exemple enn’évoquant pas les procès du renvoi à la Cour de cassation ; les documents eux-mêmescontenaientdesdatesdifférentesetlesfaitsneserecoupaientpastoujours.Ily a sans doute des anachronismes. Toutefois j’ai essayé d’être au plus près d’unevérité,etj’aicherchéàcomprendrecommentunhommeavaittentédes’affranchir.Àforcede«vivre»avecFurcy,j’aiépousésacause,jemesuismisdesoncôté,j’aivécusesdéfaites.Savictoire,aussi,sitardivesoit-elle.J’aisurtoutétéattiréparcethomme,soncombat.J’aiadmirésadétermination,sonobstination,sapatience.J’aieulesentimentirrationnelquec’étaitluiquim’avaitappelépourletirerdusilence.

En revisitant son histoire, j’ai compris tout ce qu’il avait pu apporter. Par la voiejudiciaire,ilavaitbriséplusdechaînesques’ilavaitfuioumenéunerévolte.Grâceàluij’aisuquec’estlesoucidel’autrequifaitavancerlemonde.JesuisintimementconvaincuqueFurcyachoisid’allerauboutde sadémarchecar il était conscientque son casdépassait sapersonne. Il a agipour les autres,Boucher,Sully-Brunet,GodartDesaponay,Thureau,sasœur,samère,ettouslesabolitionnistes;tousceshommesont,euxaussi,agipourlesautres,ilsl’ontfaitsouventaudétrimentd’eux-mêmes,deleurfamille,deleurcarrière...Dans«L’affairedel’esclaveFurcy»,ilyadesJustes,GilbertBoucher,biensûr,Sully-Brunet,Desaponayetbeaucoupd’autres,notamment ces avocatsquiontprisd’énormes risques etont signédesplaidoiriesquiméritentdefigurerdanslesmanuelsscolaires.Sanseux,leprocèsn’auraitjamaisabouti, il n’aurait pas même commencé. Sans eux, Furcy serait encore dans lessouterrainsdel’Histoire,enfermédanslesilence.

Je ne veux pas juger assis dans mon fauteuil, je suis admiratif des gens commeGilbertBoucherquionteulecouragededépasserleurépoqueetdepenserau-delà.Jen’aipasàcalomnierlespersonnescommeDesbassaynsdeRichemontouJosephLory, ils étaient ancrés dans leur temps, et défendaient leurs intérêts.Qu’aurais-jefaitàleurplace?Sansdouteriendemieux,oudepire.D’ailleurs,j’aihésité,fallait-il conserver les noms réels de mes « personnages », ou les dissimuler sous uneidentité fictive ? Après tout, ai-je le droit d’exposer des patronymes dont lesdescendantsdirectsviventencore?Etmoi?Dansmagénéalogie,ilapuexisterdesnégriers,destrafiquantsd’esclaves,desprofiteursd’unsystèmeignoble: lesArabeset lesmusulmansont étéparmi lespires esclavagistes,pourquoineme suis-jepasengagé dans cette voie ?Car, dans cette histoire-là, dansmon histoire, il y a dessilencesaussi.Degrandssilences.

Sommes-nousresponsablesdenospères?Enmal.Ouenbien.

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J’ailongtempsfuicettequestion:pourquoicettehistoiredel’esclaveFurcya-t-ellerésonné si fort enmoi, et résonne-t-elle encore ?Où faut-il aller chercher les cléspourcomprendre?Jen’aipasledébutd’uneréponse.Ilparaîtquel’onmetdansunlivre ce qu’on ne peut pas dire, mais qu’ai-je voulu dire ? Sinon l’extravagantepatienced’unhommeàdevenirlibre,sadéterminationhorsnormes.

Je crois que c’est le silence que je voulais dénoncer, cette absence de textes et detémoignages directs sur tout un pan d’une histoire récente. Cette absence derecherches,d’archéologie.Seulsquelquesuniversitairesonttentédebrisercesilence.Onen saitplus sur leMoyenÂgeque sur l’esclavage.Laphrasede l’universitaireHubert Gerbeau, « L’histoire de l’esclavage est une histoire sans archives », esttellementjuste.Jesuiseffaréparlaquasi-inexistencedesarchives,leuréparpillementquandellesexistent,lepeudetémoignagesdesvictimes,l’effacementprogressifdestraces écrites. On découvre de nombreux exemples de carnets de chasseursd’esclaves,decomptesrendusd’esclavagistes;ilssontnécessaires,ilfautlesmontrer,maisonpeutregretterqu’ilexistesipeudetémoignagesdespersonnesasservies.Etpourtant, de Furcy, j’ai aimé ses silences. Ces silences qui ont été sa force, et sachaîne.

LorsquejemerendaisauxArchivesdépartementalesdelaRéunion,jevoyaistouslesmardis des personnes arriver avec des longues feuilles sur lesquelles figuraient desarbresgénéalogiques.Desclubss’étaientconstitués,certainss’étaientspécialisésparethnie, cela paraissait étonnant sur une île aussi métissée. Toutes ces personnesétaient enquêted’un ascendant, cherchaientun actedenaissanceoudemariage.Cettequêteétaitfiévreuse,ilmesemblaitqu’elleconstituaitunenjeuquej’étaisloinde soupçonner. Tout cela m’a ému. J’ai vu un homme qui tenait une feuilleparticulièrement grande (pas loin du mètre carré). Je lui ai fait remarquer, ensouriant,qu’avecuntelarbre,sagénéalogiedevaitremonterauMoyenÂge.Ilm’adit : « Non, l’arbre est coupé en 1848 ! Je ne trouve pratiquement rien avantl’abolition. » J’en ai rencontré un autre—un entrepreneur à la retraite d’origineindienne—,ilavaitréaliséuntravailextraordinairerecensantplusde3200nomsdesesascendants.Ilenavaitfaitunlivre.Furcyétantaussid’origineindienne,onm’avait conseillé d’aller le voir : il mentionnait trois Furcy, mais aucun necorrespondaitaumien.

Ce quim’étonnait, c’est que toutes ces personnes qui effectuaient des recherchesétaientpersuadéesd’avoirun ascendant esclave.Pourtant cet ascendant aurait trèsbienpuserévélerunnoirayantpossédédesesclavesouayantétéuncommandeur.C’étaitpossible.

DeretouràParis,le12mai2009,deuxjoursaprèslacommémorationdel’abolitionde l’esclavage, j’ai rencontré une amie, une femme charmante, aux yeux bleusmagnifiques.

Nousparlonsdechosesetd’autres,etverslafindelaconversation,j’évoquel’affairede l’esclave Furcy. « Ah ! me dit-elle, tu connaismon nom complet ? Celui quifigure surma pièce d’identité ? Je ne le dis jamais, il est trop long.C’est Panon-Desbassayns de Richemont. J’ai chez moi le portrait de mon aïeule, MmeDesbassayns.Nousavonslesmêmesyeux.»

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Quand ils ont eu vent de mon projet, des descendants de Sully-Brunet m’ontégalementappelé.

Et Furcy, où sont ses descendants ? Aujourd’hui, encore, après quatre annéesd’enquête,jesuisincapabledesavoirquandetoùilestmort.Jen’aipasmêmesonnom.

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ANNEXES

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SOURCES

Toutacommencéparlalectured’unedépêchedel’AgenceFrance-Pressedatéedu16mars2005 ;elleaétépeureprisepar les journaux, sinonsous formedebrève.Son titre était : « Le drame de Furcy, né libre, devenu esclave », elle comportaitquelqueserreursdedatemaisrésumaitl’essentiel.

PourretrouverFurcy,jemesuisappuyésurdesarchives,deslettresmanuscrites,etlesplaidoiries.Laplupartdecesdocumentsméritentd’êtrepubliéstelsquelstantilssontfascinants.J’indique,ci-dessous,leslieuxoùonpeutlesconsulter.Jeformulelevœuqu’ilspuissentêtrerassemblésenunseulendroit.Pourmieuxsaisir l’époque,j’ai lu, principalement, les différents codes noirs, des récits de voyages, et lesouvragesréférencésici.

JemesuisinspirédesArchivesdépartementalesdelaRéunion,préemptéesparl’Étatle16mars2005,àl’hôtelDrouot.OnytrouveralaplaidoiriedeGodartDesaponayetcelledel’avocatJosephRey;cestextessontàmonsenslesplusimportants.Ilyaégalement la pétition en faveur de Sully-Brunet, qui recoupe un peu les autresdocuments.

ÀlaBNF,j’aitrouvél’extraordinaire,lafabuleuseplaidoiriedemaîtreEd.Thureau,CourroyaledeParis.

LesquarantepagesdelalettremanuscritedePhilippeDesbassaynsdeRichemontauministre,quisetrouventauxArchivesnationalesdel’Outre-mer(Anom),àAix-en-Provence,sonttoutsimplementrévélatrices.EnvoulantdénoncerlesagissementsdeFurcy, de Gilbert Boucher et de Sully-Brunet, Desbassayns dresse le tableau etl’espritd’uneépoqueetd’uneadministrationcoloniale.C’estd’unimmenseintérêt.ToutcequeditoupenseDesbassaynsdanscerécitestcontenudanssalettre.Jen’airieninventé.

Demêmequelesparolesd’AugusteBilliarddansledeuxièmechapitreproviennent,à deux ou trois mots près, de sonVoyage aux colonies orientales que l’on peut seprocurer aux Éditions Arts Terres Créoles, collectionMascarin. Des observationstoutàfaitsubjectives,maisnécessairesàlacompréhensiond’uneépoque.

Lepetitdiscoursduprêcheurestinspirédutextedel’abbéGrégoire,Delatraiteetde l’esclavage des noirs. Les éditions Arléa ont publié ce discours avec uneprésentationd’AiméCésaire.

J’ai compris beaucoup de choses après la lecture de Révolution française et océan

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Indien. Prémices, paroxysmes, héritages et déviances, des textes réunis par ClaudeWanquet et Benoit Jullien, université de la Réunion, association historique del’océanIndien,L’Harmattan.C’estdanscetouvragequel’historienHubertGerbeauévoque,surquelquespages,Furcy.Gerbeauaaussiécrituntexted’unepuissanceetd’unintérêtrares:Lesesclavesnoirs,pourunehistoiredusilence,Balland,unouvragemalheureusementépuisé.

Il fautbien sûr seplongerdans lesdifférents codesnoirs, il y aquelque chosedeterrible et de saisissant, même s’il ne s’agit pas de juger rétrospectivement. PourSarda-Garriga, il faut lire Histoire de l’abolition de l’esclavage dans les coloniesfrançaises. Première partie, île de la Réunion, sous l’administration du commissairegénéral de laRépublique,M. SardaGarriga,parBenjamin Laroche,Victor Lecou,libraire-éditeur.

De la servitude à la liberté : Bourbon des origines à 1848,de Jean-MarieDesport,Océan Edition, est fort utile. Ainsi que Regards croisés sur l’esclavage, CNH laRéunion/Somogy,quirestel’undesmeilleursrésumésdelapériode.

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ÉLÉMENTSBIOGRAPHIQUES

Voici les dates que j’ai pu recouper des différents événements concernant «L’affaire del’esclaveFurcy».Ilyavaitdenombreusesvariantesd’undocumentàunautrepourunmêmefait.

1759 NaissancedeMagdalenaenInde,àChandernagor.

1768Àhuitouneufans,elleestvendueàMlleDispense.OnluidonneleprénomdeMarie-Madeleine.EllesvontàLorientduranttroisans—oucinqans,selonlestextes.

1771 MadeleineetDispensesontàBourbon.MadeleineestdonnéeàMmeRoutier.

1776NaissancedeConstance.Madeleineadix-septans.Constanceaunfrère,Maurin,néquelquesannéesavantelle.Ilmourraen1810lorsdelaprisedeBourbonparlesAnglais.

1786 NaissancedeFurcyle7octobre.

1789 Madeleineestofficiellementaffranchie,ellerestechezRoutier.

1808MortdeMmeRoutier,quilègueMadeleineetFurcyàsonneveuetgendreJosephLory.Constanceaétérachetéeparsonpèrenaturel.

1817MortdeMadeleine.Furcy,trenteetunans,etConstance,quaranteetunans,apprennentqueleurmèreétaitaffranchiedepuisvingt-sixans.

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1817 FurcyassigneJosephLoryautribunald’instancedeSaint-Denisle17octobre.Ilestdéclarémarron.

1817 Furcyestarrêtéetconduitenprisonle28octobre.

1817 Ilperdsonprocèsenpremièreinstance,autribunaldeSaint-Denis,le2novembre.

1818 Lacourd’appeldeSaint-Denisconfirmel’arrêtdutribunald’instance,le12février.

1818

Furcysortdeprisonle2novembremaisilestenvoyéàl’îledeFrance(îleMaurice)dansunehabitationappartenantà

lafamilledeLory.

1818-1828 Ileffectuedestravauxforcésdansl’habitationàl’îleMaurice.

1829Lesautoritésmauriciennes(l’îleappartientauxAnglais)ledéclarentlibrecariln’apasétédéclaréàladouaneentantquemarchandise...

1835 L’avocatGodartDesaponayeffectueunpourvoiencassationle12août.

1838FurcysetrouveàParispoursonprocèsderenvoiàlaCourdecassation.Ilnesavaitpasqu’unpourvoiavaitétéeffectuéle12août1835.Lacourcassel’arrêtetlerenvoieàlaCourroyaledeParis.

1843 LaCourroyaledeParisaccordelalibertéabsolueàFurcy,le23décembre.

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REMERCIEMENTS

Merciàtoutescellesetàtousceuxquid’unemanièreoud’uneautreontcontribuéàlanaissancedecelivre.

La Direction régionale des affaires culturelles, les Archives départementales et laBibliothèquedépartementalede laRéunion, ainsique laMairiedeSaint-Denis etl’associationlaRéuniondeslivrespourleuraide.

YannickLepoan,LaurenceMacé,Marie-JoLoThong,OlivierPoivred’Arvor,Jean-Marc Boyer, Bernard Leveneur, Nadine Rouayaroux, Sandrine Vasseur, YvesMiserey,ChristopheCassiau,IrèneFrainetIsabelleThomaspourleursoutien.

LeshistoriensHubertGerbeau,SudelFuma,ProsperEveetClaudeWanquetpours’êtreintéressésàFurcy.

Philippe Demanet, Christian Giudicelli, Jean-Marie-Laclavetine et Anne Vijouxpourleurconfiance.

FreddyJooryetFlorencePhilipponpourleurattention.

Àmesparents,Zoulikha etMehdi, etmes cinq sœurs :Nacéra,Rachida,Fatima,Fatiha,Malika.

EtunsignetoutparticulieràAnne-Sophie,SalimetChristian...

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GALLIMARD5rueSébastienBottin,75007Paris

www.gallimard.fr

©EditionsGallimard,2010.

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Le16mars2005,lesarchivesconcernant«L’affairedel’esclaveFurcy»étaientmisesauxenchères,àl’hôtelDrouot.Ellesrelataientlepluslongprocèsjamaisintentéparun esclave à son maître, trente ans avant l’abolition de 1848. Cette centaine dedocuments — des lettres manuscrites, des comptes rendus d’audience, desplaidoiries—illustraitunepériodecrucialedel’Histoire.

Les archives révélaient un récit extraordinaire : celui de Furcy, un esclave âgé detrente et un ans, qui, un jour d’octobre 1817, dans l’île de la Réunion que l’onappellealorsîleBourbon,décidadeserendreautribunald’instancedeSaint-Denispourexigersaliberté.

Aprèsdemultiples rebondissements,ceprocès,quiadurévingt-septans,a trouvésondénouementlesamedi23décembre1843,àParis.

Malgréundossiervolumineux,etdesannéesdeprocédures,onnesaitpresqueriendeFurcy, iln’a laisséaucunetrace,ousipeu.J’aiéprouvé ledésir—ledésir fort,impérieux—deleretrouveretdelecomprendre.Del’imagineraussi.

M.A.

MohammedAïssaouiestjournalisteauFigarolittéraire.

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DUMÊMEAUTEUR

AuxÉditionsduMercuredeFrance

LEGOÛTD'ALGER,anthologie,2006

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CetteéditionélectroniquedulivreL'AFFAIREDEL'ESCLAVEFURCYdeMOHAMMEDAÏSSAOUIaétéréaliséele17/02/2010parlesEditionsGallimard.Ellereposesurl'éditionpapierdumêmeouvrage,achevéd'imprimerenfévrier

2010parl'imprimerieFloch(ISBN:9782070128679)CodeSodis:N43079-ISBN:9782072405730

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