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NE PLEURE PAS, JE M'EN CHARGE! · la muse loubarde... » Jean ne trouvait rien — mais alors, ce qui s'appelle rien! — à répliquer. Fort heureusement donc, fut-il sauvé de son

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NE PLEURE PAS, JE M'EN CHARGE!

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D U M Ê M E A U T E U R

ROMANS

Et le bonheur, maman? (Robert Laffont et J 'ai Lu)

THÉÂTRE

La Baignoire Oratorio pour un enfant mort

Ora p ro no bis Le Cantique dans le désert

Nécropolis

ESSAIS

Dossier Prostitution (Robert Laffont et J 'ai Lu) Dossier Homosexualité (Robert Laffont)

Dossier Alcoolisme (Robert Laffont) La Contraception (Filipacchi)

Les Maladies vénériennes (Jean-Claude Lattès) Le Nouveau Visage de la prostitution (Robert Laffont)

L'important c'est la femme (Claude Tchou)

(A paraître en 1983 chez Robert Laffont) Pulsion de viol (collection Réponses)

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DOMINIQUE DALLAYRAC

Sylvain

NE PLEURE PAS JE M'EN CHARGE !

roman

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

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Si vous désirez être tenu au couran t des publications de l 'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d ' a d r e s s e r vot re c a r t e de visite a u x Édi t ions R o b e r t Laffont « Bullet in », 6 place Saint-Sulpice, 75279 Paris-Cedex 06. Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre part , leur bulletin illustré, où, chaque mois, sont présentées toutes les

nouveautés que vous trouverez chez votre libraire.

© É d i t i o n s R o b e r t L a f f o n t , S . A . , P a r i s 1 9 8 2

I S B N 2 - 2 2 1 - 0 1 0 8 1 - 7

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A mon amie Claire Parenti

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PREMIÈRE PARTIE

Elle a des ailleurs et des main- tenant, de l'erratique galo- pant, des étincelles et des éclats de rire au fond de la prunelle : c'est un peu comme si elle voulait lui dire que ça ne fait rien, au fond, qu'elle lui pardonne d'être jeune !

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I

Chahuteurs ou sérieux, les petits groupes d'élèves s'égaillaient aux alentours du lycée. Pétarades de vélomoteurs, appels, coups de klaxons ou de son- nettes, bousculades, donnaient un air de fête soudain à cette rue paisible d'un quartier figé le reste du temps dans sa respectabilité bourgeoise.

— Hé ! Demarre Demarre ! Attends-moi ! A l'appel de son nom, Sylvain ne daigna pas seule-

ment tourner la tête. Cela pour deux raisons. D'abord, c'était inutile puisqu'il avait parfaitement reconnu cette voix. Ensuite, il détestait les manifes- tations publiques manquant de discrétion et enten- dait de la sorte marquer sa réprobation. Au milieu de ce petit monde coloré, désordonné, bruyant, il était de ceux qui faisaient presque, déjà, figure d'adulte et cherchaient à fuir, au plus vite, ce qui les ratta- chait trop visiblement à leur goût à une enfance de laquelle ils n'aspiraient qu'à sortir.

— T'es donc si pressé, ou quoi ? insista la même voix essoufflée par sa course en parvenant cette fois à sa hauteur.

— Il m'a semblé que tu bavardais ! répondit-il sans ralentir le pas. Comme j 'ai vraiment du boulot par- dessus les oreilles...

Une mobylette pétaradante lui coupa la parole.

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— J'étais avec Michaux et Gégé. On parlait de ce chanteur loubard, tu sais, le mec qui fait un super- tabac depuis quelque temps.

— Ouais-ouais ! J 'ai entendu ! assura Sylvain. — T'aurais pu rester cinq minutes ! — J 'aurais pu ! Mais votre admiration pour ce nou-

veau produit du showbiz ne m'apparaissait pas d'un intérêt primordial.

— Pourquoi, t'aimes pas ses chansons ? T'es contre ? — Non-non ! J'estime seulement qu'il n'y a pas de

quoi palabrer des heures sous prétexte qu'il a déclaré qu'il échangerait volontiers sa vieille mob usagée contre une Rolls neuve ! trancha Sylvain en accompa- gnant son propos d'un coup d'œil prolongé en direc- tion de Jean : le meilleur copain, le complice, souvent le confident — pour l'instant, le toujours essoufflé! — qui bredouilla en réponse un vague argument qu'il aurait sans doute souhaité contradictoire, mais auquel il ne sut que donner tous les faux airs d'une sorte de vraie excuse.

— Après tout, que vous vous extasiez parce qu'il vous sert vos quatre vérités, c'est votre affaire.

— Il dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas! défendit Jean.

— Çà ! pour ce qui est de penser tout bas, vous ne faites pas de bruit !

— Il dénonce les exploiteurs, les profiteurs, les... — Et tu ne trouves pas paradoxal que son succès

se fasse aux portes des grands lycées parmi ceux qui, justement, n'aspirent qu'à devenir les exploiteurs de demain ?

Jean eut l'immédiate certitude de se trouver là devant une évidence qu'il aurait du mal à réfuter et ne répondit pas. Bien que Sylvain n'eût pas encore seize ans et lui presque dix-sept, ce n'était pas ce qui lui conférait une autorité suffisante pour contredire le petit génie de sa classe. Ce dernier le savait, sou-

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vent s'en amusait, et à l'occasion ne détestait pas d'en rajouter un peu. Ce fut précisément le cas : « Si votre admiration est liée au petit plaisir minable qu'il vous procure de cracher un peu dans la soupe, moi — à sa place — j 'y croirais dur comme fer à ma Rolls neuve, et même avec des pare-chocs en or ! »

Jean hocha la tête dubitativement. Que faire d'autre, du reste, puisque Sylvain, une fois lancé. avait la faculté de pouvoir parler des heures durant? D'ail- leurs, s'était-il mis à rêver tout haut : « Moi aussi, j 'aurais pu devenir un blouson noir, un cancer social, un casseur, un dur au cœur de pierre, un bricoleur de nanas, et tout ça ! Hélas ! je ne suis qu'un fils de bour- geois pas même foutu de gagner cinquante briques à raconter n'importe quelle connerie sur un air de gui- tare. Pour un peu j 'en pleurerais, de n'avoir pas eu la chance de naître voyou. J 'en pleurerais, tant je suis aigri : aigri de chanter faux, aigri de n'avoir pas la muse loubarde... »

Jean ne trouvait rien — mais alors, ce qui s'appelle rien! — à répliquer. Fort heureusement donc, fut-il sauvé de son manque d'imagination par une coïnci- dence aux longs cheveux bruns déployés sur les épaules qui attendait au feu de traverser le carrefour.

— Tiens ! Miss Hélène crapahute dans le secteur ! fit-il sobrement remarquer.

Cela eut pour effet d'interrompre tout net son irascible condisciple. Apercevant ladite coïncidence, Sylvain fit une brusque volte-face en grommelant : « Viens, viens, viens vite ! Je ne veux pas la voir ! » Jean lui emboîta le pas, mais sans manquer toutefois de rouspéter qu'il n'avait aucune intention de faire le tour du pâté de maisons au pas de course sous pré- texte qu'il y avait du règlement de compte sentimen- tal dans l'air. « Franchement, si on ne peut plus rentrer tranquillement du bahut sans courir le risque de se faire assaillir par une de tes frivolités de jeu-

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nesse, tu deviens que lqu 'un de to ta lement infréquen- table ! » protes ta- t - i l , même, avec l ' int ime sat isfact ion de se t rouver , pour une fois, du bon côté du fusil à paroles . Cependant , ne put-il conserver longtemps cet avan tage . Outre ses peu notables pet i ts défauts, il souffrait d 'une capi ta le r épu ta t ion de pingrer ie qui lui va la i t de ceux qui le conna issa ien t bien les al lusions les plus F inement Kolossales sur son rap- po r t à l ' a r g e n t : « Je ne vois pas v ra imen t de quoi tu te pla ins , r é t o r q u a donc Sylvain, puisque c 'est moi qui vais t 'offrir la tournée de flipper que tu me dois depuis plus d 'une semaine ! » Ainsi, se déculpabi l isa le fau teur de t roubles dans les émois a m o u r e u x de

l ' appren t ie vendeuse de la crémerie du coin. Ainsi, j u g e a préférable de se t a i re un économe forcené qui ne pouvai t que t rouver excellente la proposi t ion r é p a r a t r i c e du préjudice que lui fa isa i t subir la cir- constance. Tous deux ent rèrent , p resque sournoise- ment , au b u r e a u de t a b a c : « Elle... elle s 'est re tour- née ! Je crois qu'elle nous a vus ! » s ' inquié ta J e a n p o u r avoir saisi une image dans le reflet de la porte vitrée. Son propos ne souleva, toutefois, aucune m a r q u e de curiosité chez celui qui au r a i t bien dû, pour t an t , appréc ie r t a n t l ' impor tance du détail que la g ra tu i t é de l ' information.

Les billes de flipper sont comme les coutures de blue- jean : cer ta ines t iennent le coup longtemps et d ' au t r e s pas ! Celle que j oua i t Sylvain avai t dû faire un pac te avec la chance. Si j e gagne. . . Si je gagne cette par t ie , songeait-il , j e té léphonera i à Hélène... ... nous nous verrons. Et, s'il le faut vraiment . . . s'il le faut... nous au rons une dernière explication. Clac-clac-clac ! Trois par t ies . D 'un seul coup. Une réponse aussi exceptionnelle du h a s a r d ne correspon- dai t à aucun chapi t re précis au p r o g r a m m e de ses

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intentions, à ceci près toutefois qu'elle just i f ia i t l 'ur- gence de remet t re à plus t a rd la corvée que venai t plus ou moins de lui g a g n e r le destin.

— Dis, quand t ' a u r a s fini, j ' v e u x bien joue r un peu aussi ! se l amen ta J e a n en se d a n d i n a n t d 'un pied sur l 'autre .

— Un jou r , quand même, f a u d r a que tu m 'expl iques au sujet d 'Hélène.

J e a n avai t une sœur aînée, Él isabeth, amie intime de ladite Hé lène ; il sava i t donc des choses. Simple- ment , aurai t- i l a imé en savoir plus. Comme sa propo- sition qu 'on veuille bien éc la i rer sa lan te rne ne sem- blait pas soulever un en thous iasme i r répress ible et qu'il ava i t de la suite dans les idées, il revint à la charge : « C'est bien décidé, pour toi : tu la je t tes , Hé lène? » Cela fut dit sur un ton détaché, avec cette a isance, cette g râce et cette dél icatesse ex t rêmes qui sont p ropres à ceux auxque ls on devra i t formel- lement déconseil ler les classes de sciences poli- tiques, t an t la diplomatie ne se ra j a m a i s leur fort. Sylvain eut un r e g a r d désolé vers son ami, avan t de sourire et de r épondre avec une emphase pa r fa i t emen t calculée : « Sachez, mon cher, que si nous appuyons notre r a i sonnement sur une conception réso lument géométr ique de l 'existence, tout bien considéré, nous ne sommes que des cercles. Des ronds ! Ronds, comme la terre ! Tout événement, quel qu'il soit, n 'est j a m a i s qu 'une t angen te de ce cercle... » Il pr i t le temps d 'un silence ora to i re pour la isser l 'exposé du discours s ' ins ta l ler dans l 'espr i t du disciple avan t de conclure avec brio : « ... le seul rayon dont vous puissiez être sûr qu'il t r ave r se d i amét ra l emen t votre quotidien, c 'es t : le provisoire ! » Cela é tan t dit, il affecta de p rendre un a i r de phi losophe qui en a connu d ' au t r e s , des philosophies, et n ' a sp i re

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plus q u ' à se re t i re r du monde de l ' in-connaissance. J e a n avai t hoché aff irmativement la tête. Il n ' é ta i t

pas d iplomate , soit! Il n ' é t a i t peut-ê t re ni d 'une ex t rême sensibilité ni d 'une délicieuse délicatesse, re-soit ! Mais , comme il n ' é ta i t quand même pas non plus tout à fait le dern ier des corniauds , il venai t de comprendre qu'il n ' a u r a i t — p o u r l ' ins tan t — aucune informat ion supplémenta i re au sujet des t r ipatoui l- lages sen t imen taux de son copain.

Sur le boulevard , le soleil pâ le de cette fin d ' ap rès - midi de j anv i e r s ' ag r ippa i t a u x b ranches des a rbres , aux encoignures des por tes d ' immeubles , aux reflets des c a r r e a u x , a u x fichus des concierges promeneuses de toutous. De chacun de ses doigts en rayons , il se débroui l la i t t a n t qu'il pouvai t , ce ma lheu reux soleil, pour essayer de faire croire qu'il étai t enfin décidé à tout t en te r p o u r que l 'hiver soit b ientôt fini.

— Fai t quand même frisquet ! commenta J e a n en soufflant d a n s ses mains . A propos , t ' a s fait ton devoir de m a t h s p o u r d e m a i n ?

— Le sens de cet « à propos » dans la liaison entre ton appréc ia t ion cl imat ique et les ma thémat iques m 'échappe complè tement ! se désola Sylvain. Pour n 'ê t re pas en reste , te dirai- je : à propos , sais-tu que j e suis un homme de devoir ?

J e a n ne se sentit pas exac tement dans cette position de force qui lui eût permis de p longer dans la totale inconvenance cons is tan t à demande r : « Tu me files

ton broui l lon ? » Il j u g e a plus oppor tun de passe r p a r la p r é p a r a t i o n psychologique de l 'auto-api toiement . En quelques p h r a s e s bien senties, il se p la igni t d 'avoi r beaucoup réfléchi sans avoir r ien compris, et le fit avec une éloquence suffisamment nuancée de détresse p o u r convenir pa r f a i t emen t à l 'aveu de sa totale impuissance algébrique.

S ' a r r ê t a n t devan t la vitrine du quincaill ier, Sylvain in te r rompi t sans pitié cette li tanie angoissée : « Fau t

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que j ' a chè t e un tube de colle ! » déclara-t- i l sur un ton qui a jou ta i t comme une note d ' impor tance à l ' insigni- fiance de la nécessité. Au m o m e n t de pousser la por te de la bout ique, il se rav isa , néanmoins , et se t o u r n a n t vers J e a n lui a d r e s s a un signe de réconfor t avan t d ' annonce r : « Je te pa s se r a i mon devoir, demain matin. Tu n ' a u r a s q u ' à le recopier vite fait p e n d a n t le cours d ' ang la i s ! » Cela lui va lu t un r e g a r d noyé de soulagement : celui-là même des obligés, à l ' ins- t a n t où ils réa l i sent qu 'on vient de leur ôter une sérieuse épine du pied.

Quand on a vu les deux premiers épisodes d'un feuilleton-western donnant vaguement l'impression d'être un peu moins débile que les autres, ça vaut parfois le coup de s'accrocher, même si l'on n'est pas fana de télévision, ne serait-ce que pour pouvoir parler de la même chose que les autres le lendemain ! Sylvain s'était donc tassé dans le canapé du living pour un quart d'heure de chevauchées au pays des shérifs.

Ça tirait dans tous les coins. Tout le monde était tellement pressé que personne ne prenait le temps de recharger son revolver. Le pied ! Sans compter que les Indiens menaçaient de rappliquer : avec leur Grand Sachem, leurs petites flèches, et leurs moyens... dérisoires !

La porte d'entrée s'ouvrit dans le vestibule. A défaut des Indiens ramenant leurs plumes dans le feuilleton, c'était Élodie qui ramenait sa fraise au moment le plus passionnant. Sylvain évalua le temps qu'elle devait mettre pour parvenir derrière lui et — sans tourner la tête — lança : « Salut, docteur ! »

Elle ne répondit pas. Il supposa que sa mère devait

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lever les yeux au ciel avec cette expression familière qui marquait une réprobation gentiment compréhen- sive. Si elle avait été de mauvaise humeur, elle n'au- rait certes pas manqué de le faire constater avec beaucoup moins de compréhension et infiniment plus de réprobation. Cette analyse rapide mais pertinente étant faite, il tourna la tête pour constater qu'elle n'avait pas attendu que tel fût son bon plaisir. C'est vrai, songea-t-il, aujourd'hui c'est mercredi ! Elle n 'a pas le temps d'être de mauvaise humeur, le mercredi. Elle est pressée, le mercredi !

Le shérif glissa, perdit l'équilibre, tomba à la ren- verse dans le précipice. L'arrêt sur image et le géné- rique de fin impliquèrent qu'il faudrait attendre vingt-quatre heures pour savoir s'il trouverait ou non une branche à laquelle se raccrocher; enfin, vingt- quatre heures, ça lui laisse tout de même le temps de se retourner pour la chercher, sa branche ! songea le téléspectateur frustré.

— M'man ? hurla-t-il depuis le salon. Puisqu'elle ne manifesta aucun empressement à

répondre par la même voie des airs, Sylvain se leva du canapé et se rendit jusqu'au réduit bonbonnière qu'elle s'était fait aménager en bureau. Comme elle n'y était pas, il renouvela son appel en met- tant cette fois dans sa voix un peu plus de force, un peu plus de conviction et une amusante petite pointe d'angoisse. Devant son silence obstiné, il accentua l'angoisse : « Monmon ? » pleurnicha-t-il en s'asseyant par terre dans le couloir.

Élodie ouvrit la porte de sa chambre et passa la tête dans l'entrebâillement avec un air plus agacé qu'amusé.

— Mon-mon, t'aimes plus ton on-font ? — Mais si ! — Mais non ! — Mais siii !

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— Mais nooon !

— Ce que tu peux être ch iant ! reprocha-t-el le , l 'a i r navré.

— Tu m ' a s même pas embrassé ! récrimina-t- i l , l ' a i r déçu.

— Après l 'accueil que tu m ' a s fai t! — C'éta i t à cause du shérif, il penda i t à une

b ranche ! Enfin, j e crois, ma i s j ' l ' a i p a s vue, la branche ! Je peux venir te faire un bisou ?

Dans la relat ive obscuri té du couloir, son visage et son épaule se dess ina ient en ombre chinoise sur le doux éc la i rage qui fi l trait de sa c h a m b r e ; elle é ta i t en t ra in de se change r et il la devinai t moitié nue derr ière sa porte. « J ' p e u x v 'n i r ? » insista-t-il , histoire de l ' embêter un peu.

— Non ! répondit-el le en s ' en fe rman t énergique- ment.

— Si c ' é ta i t pas mercredi , j ' a u r a i s pu venir ? brai l la- t-il encore a v a n t de se la isser al ler à la renverse sur

le dos et de faire une galipette a r r i è re pour se re t rou- ver à genoux.

— Entre ! lui cria-t-elle d 'une voix qui m a r q u a i t f r anchement sa lass i tude de t a n t d 'enfant i l lages.

Il p o u s s a la porte à l ' i n s t an t où elle achevai t d 'en- filer sa robe de chambre : « Te dépêche pas comme ça, j ' a i tout vu p a r le t rou de la se r rure ! » a s su ra - t-il en se t r a înan t , toujours à genoux, en direction du lit. Ce n 'é ta i t ni vrai ni impor tan t , mais il n ' ava i t r ien trouvé d ' a u t r e pour a t t énue r un peu l'effet d 'une r emarque un tan t ine t précipi tée sur les mercredis soir maternels . Élodie ne t o m b a pas dans le pan- neau. Elle avai t — depuis longtemps — vu j o u e r Ne te p r o m è n e donc p a s toute nue et ... que la chai r de sa chai r voie sa cha i r lui semblai t infiniment moins

conséquent que l 'a l lusion qui venai t d 'ê t re faite à son bon droit à une escapade hebdomada i re . « C'est donc t a n t te demander , de me laisser une soirée de

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temps en temps, pour voir quelques amis? » Assise devant sa coiffeuse, elle appliquait un peu nerveuse- ment son fond de teint.

— Tu fais toujours des grimaces quand tu mets ta peinture ?

— Tu fais bien toujours l'idiot quand je te pose une question à laquelle tu ne veux pas répondre.

Au ton qu'elle avait, Sylvain comprit que ce n'était pas pour jouer : « j 'ai dit ça comme ça, pardonne- moi ! J 'en ai rien à foutre que tu sortes le mercredi ! » Il attendit qu'elle fasse un commentaire, qu'elle ajoute quelque chose, mais rien ne vint. Impassible, en apparence, elle continuait de se maquiller. Pour- tant, l'explication affleurait l'instant. Dans la vie, le temps a son importance : silences ou explications sont question d'heure et de moment, il suffit qu'on le veuille. Pour l'heure, il était clair qu'Élodie ne voulait pas. Tout au plus, voulait-elle bien qu'il soit là. C'était au moins ça, et c'était déjà bien. Il la trouvait jolie, sa mère. Ses copains aussi la trouvaient super chouette, enfin ceux qui la connaissaient. Peut-être, à cause de ses jambes de danseuse des Folies-Ber- gère? Bien que n'étant jamais allé aux Folies- Bergère, il trouvait la référence assez sympa; sans doute à cause de la bergère, peut-être aussi — un peu — à cause des Folies.

Douce comme de la laine angora, blonde, fragile (mais peut-être n'était-ce là qu'une impression qu'elle aimait à donner !), Élodie poursuivait le rituel de son maquillage. Il toussota, histoire d'essayer de rompre le silence. Sa tentative ne fut pas couronnée de succès. Il le savait, par expérience : si elle avait décidé de ne pas parler elle irait jusqu'à s'étrangler avec la dernière bouchée plutôt que de demander un verre d'eau. D'un trait de crayon noir elle souligna le contour de ses yeux, puis avec un petit pinceau commença d'ombrer ses paupières avec soin.

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— Tu n'veux pas causer? demanda-t-il d'une voix presque suppliante.

Elle ne répondit pas, mais comment l'aurait-elle pu ? elle se mettait du rouge à lèvres.

— J'peux repasser demain matin, quand t 'auras fini! souligna-t-il avec une pointe d'irritation.

C'est alors qu'elle se tourna en pivotant sur le siège de sa coiffeuse. Dans un merveilleux sourire elle répliqua : « J'ai terminé, mon chéri. Est-ce que je te plais ? »

— T'as trop de rouge ! répondit-il sèchement, le chéri.

Sans perdre son sourire, elle se retourna pour inter- roger son miroir à haute voix : « Gentil miroir, est- ce vrai ce qu'il me dit ? — Non ! Non ! se rassura-t-elle. C'est simplement parce qu'il est méchant, n'est-ce pas? Que me réponds-tu, gentil miroir ? — Plus que méchant? — Oh! s'offusqua-t-elle. Ce n'est pas possible ! Tu es sûr ? Il est... comment dis-tu : jaloux ? »

— T'as bientôt fini de déconner, oui? demanda une voix un peu grave, dans son dos.

— Et toi ? répondit-elle avec une sobriété qui était tout à son honneur, vu que, même si elle ne le mon- trait pas, il commençait à lui taper sur le système, le chéri.

Sans doute Sylvain convint-il être allé un peu loin ? Il se leva du lit, s 'approcha derrière sa mère et lui posa ses deux mains sur les épaules.

— Tu es très belle, tu sais! murmura-t-il en la contemplant en reflet dans le miroir. J'espère que... que des hommes te le disent, parfois !

Élodie se demanda si ce miroir disait la vérité, il lui paraissait subitement bien grand, son petit : « Ça arrive! » répondit-elle d'une voix qui s'étrangla. « Ça m'arrive encore ! » reprit-elle aussitôt, sur un ton plus enjoué, avec un mouvement des épaules comme si elle eût souhaité se dégager des deux mains

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qu'elle y sentait peser. Cette fois, ce fut Sylvain qui ne tomba pas dans le piège des conversations trop facilement évacuées pour des temps à venir : « Souvent? » insista-t-il. Elle eut un rire un peu forcé avant de demander à quel titre il se permettait de réclamer des comptes.

— Je ne te réclame pas de comptes ! Je te pose une question. Et même que, cette question, il y a un sacré bout de temps que je me la pose. Simplement, si tu veux bien : on en parle. Si tu veux bien : on peut en parler !

Cette fois, il est là l 'instant et il vibre : — C'est normal, non? Je suis divorcée. J 'ai le droit

d'avoir une vie, figure-toi! Tout comme ton père, au demeurant.

— Tu veux dire Paul et son cortège de petites nanas en rotation permanente ?

— Chacun fait sa vie comme il veut ! Ou comme il peut !

— Mais... — Mais quoi, mon chéri ? Sans répondre, Sylvain s'est laissé glisser sur le

sol. Assis en tailleur, à ses pieds, il la fixe, intensé- ment, et sa façon de la regarder est une question. Elle lui sourit. Rassurant, ce sourire ! « Mais, c'est l'idée que je puisse en faire autant qui te choque ! » affirme-t-elle doucement.

— Non! se récrie-t-il. C'est pas vraiment ça! Enfin, si ! Enfin, non !

— Faudrait te décider mon vieux, tu me sembles en proie à de sérieuses contradictions.

— Si tu crois que c'est facile de causer de ça, avec toi !

— Enfin, ce n'est pas la première fois... — Oui, mais d'habitude, c'est pas de toi qu'il

s'agit.

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Élodie tend à peine le bras ; il est là, tout proche, et les bouts de ses doigts s'enroulent autour des boucles folles qui retombent sur le front de ce fils déjà grand mais encore si enfant. « En quoi le fait d'être ta mère me rend-il différente des autres femmes ? »

Sylvain relève la tête et la regarde en clignant des yeux : « J 'ai pas voulu dire ça. J 'a i simplement eu peur d'avoir un peu... D'avoir, un peu de peine ! »

— De la peine, mon chéri, relève-t-elle en souriant, j 'ai si souvent eu peur de t'en faire...

Parfois, un mot qui tombe est un mot nu, sans fard, qu'il est préférable de contourner, comme un endroit réputé dangereux : attention, un seul mot peut faire mal. Élodie n'achève donc pas sa phrase. Heureuse- ment, Sylvain n'est encore qu'un enfant pour lequel l'anecdote prime la signification du propos. Il ne demande pas pourquoi ou dans quelle circonstance elle a eu peur de lui faire de la peine, mais une pré- cision — qu'il connaît du reste parfaitement! — sur le nombre des années auquel remonte le divorce avec son père. « Tu avais treize ans quand nous nous sommes séparés, Paul et moi. Fais le compte ! »

Deux ans, un peu plus de deux ans. C'est à la fois dérisoire et important, deux ans. C'est l'éternité d'un soupir durant lequel les jours tombent, pêle-mêle, pour former un destin. Chose curieuse à regarder, la notion d'un destin, sous le manteau des ans, n'y en eut-il que deux... ? Lui..., il n'en est encore à contem- pler la notion de son destin que par le petit bout de la lorgnette des semaines, ou des mois, pas encore des ans.

Hélène fit une brutale irruption dans ses pensées : quelques semaines, soldées depuis quelques jours. Et Isabelle : un peu plus d'un an tout de même.

Elodie se leva. « Huit heures un quart! s'affola- t-elle. Je vais être en retard ! » Elle ouvrit tout grand

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son placard à vêtements pour y choisir la robe qu'elle n'avait pas encore envie de porter. « Je voulais te demander, questionna-t-elle sur un ton enjoué, tu as des nouvelles d'Isabelle? »

— Voyons, mère, vous savez tout comme moi que la malheureuse Isabelle est victime des terribles ravages de la téléphonite aiguë. Le problème n'est donc pas de savoir si l'on a ou pas des nouvelles d'Isabelle. Simplement, le jour où l'on reste sans nouvelles d'Isabelle, convient-il de faire lancer les avis de recherche en n'oubliant aucun des moyens à mettre en œuvre : la gendarmerie nationale, les hélicop- tères, les sous-marins, les radio-amateurs, toutes les standardistes des P.T.T., les...

— Dis donc — dis donc — dis donc... l'interrompit- elle. Tu n'étais pas venu m'embrasser?

— Si! — Et tu l'as fait ? — Non ! — Et tu prétends que tu m'aimes? soupira-t-elle. Comme elle lui sembla fragile, à l'instant où il la

prit dans ses bras pour la serrer contre lui. C'était chouette, ces moments-là : il était le plus fort!

— Où tu vas ce soir, à l 'Opéra? — Non, au cinéma tout simplement ! — S'il y a un homme dans ta vie, pourquoi je ne le

connais pas ? — Parce que, tu n'es pas assez sage ! (Elle se

recula.) Tu es trop curieux ! (Elle ouvrit la porte et lui en fit franchir le seuil). Peut-être aussi parce que tu es encore, un peu... petit! ajouta-t-elle, pour conclure, en le poussant dans le couloir.

— Dis, insista-t-il en refrappant illico, t'es sûre que c'est pas parce que je te ferais du tort? Tu vas voir quoi au ciné ?

— Les visiteurs du... mercredi soir! répondit-elle en riant.

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Et pan, dans les moustaches ! songea-t-il en prenant rêveusement le chemin de la cuisine.

Après avoir mangé le potage aux poireaux confec- tionné par la femme de ménage en guise de compatis- sante attention à son habituelle « mercredisoirique- solitude », Sylvain s'était enfermé dans sa chambre avec l'intention de bouquiner, mais sans, toutefois, la réelle intime conviction qu'il y trouverait le dériva- tif absolument idéal à son ennui. Si, à Isabelle, il avait assuré être parfaitement débordé de travail, c'était moins par réel manque d'envie de la voir que pour tenter, une fois de plus, de faire obstacle à l 'agaçante tendance qu'elle affichait de considérer que dans la mesure où il était seul les mercredis soir il devait automatiquement sauter sur l'occa- sion pour sortir avec elle. Et merde à la fin, ce n'était pas parce qu'ils vivaient un interminable flirt, institu- tionnalisé par les familles, les gardes champêtres, quelques concierges, les amis. et les amis d'amis des amis, qu'elle devait croire... Le téléphone sonna. C'est elle! songea-t-il. Je suis sûr que c'est elle! Il laissa sonner plusieurs fois, puis — considérant qu'il ne pouvait rien faire d'autre ! — décrocha. C'était bien elle ! « Tu ne t'ennuies pas ! — J'ai du travail ! — Je te dérange ? — Non, je n'ai pas encore ouvert mon cahier de maths ! — Tu as bien dîné ? — J'ai dîné ! — Tu n'es pas trop fatigué ? — Crevé ! — Ne te couche pas trop tard ! — Promis ! — Dis-moi quelque chose de gentil ! — Ah oui, quoi? (Pour le coup, il la sentit pas- sablement déconcertée.) J 'a i trouvé! annonça-t-il triomphalement : merci, mademoiselle Isabelle, de vous occuper si bien de moi quand c'est que ma man- man elle est pas là, et de savoir si j 'a i bien mangé pis tout ! — Ce que tu peux être bête, parfois ! lui répon- dit-elle, sans rire le moins du monde, parce que sur

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le sujet elle manquait un petit peu (un grand petit peu !) d'humour. — Dis, Isabelle, t'es fâchée? — Non ! répondit-elle d'une voix franchement boudeuse. — Eh bien alors, dis-moi quelque chose de gentil ! — Je t'aime, espèce de crétin certifié. (Il y eut un silence. Un silence assez long). Eh bien... fit-elle. — Eh bien quoi? — Eh bien rien ! Eh bien, et toi ? — Moi ? Ça va merci ! répondit-il en s'efforçant de ne pas éclater de rire. — T'es vraiment trop con à la fin! s'impatienta-t-elle. — Je t'ai-ai-ai-me ! » hurla-t-il de toutes ses forces en songeant aussitôt que c'était tant pis pour les voi- sins qui n'auraient qu'à s'imaginer qu'il s'agissait d'une saute de son de la télé, ou de la radio, ou de tout ce qui leur plairait, vu que quand on est un voisin bien élevé, on n'écoute pas les conversations intimes. Isabelle se taisait : « Isabelle ? appela-t-il. T'es encore là? — C'est malin! reprocha-t-elle. Tu ne peux vrai- ment pas être raisonnable, deux minutes ? — C'est que... je suis encore jeune, moi ! Je ne suis pas comme toi; ma valeureuse aînée; j 'a i encore envie de rire! Et v'lan songea-t-il, prends-toi ça dans les gencives, ma vieille, avec tes dix-sept ans de sérieux et leurs raclures de sagesse! — Vraiment, tu es d'une amabi- lité au-dessus de tout éloge, ce soir ! grinça-t-elle. » Allons bon ! Si elle n'était pas encore tout à fait fâchée, c'était qu 'ell e commençait à bien savoir faire sembl ant, et il songea qu'il devenait franchement impérieux de trouver une idée susceptible de faire diversion : « Hé! Isabelle, comment t'es habillée ? — Pour- quoi? — T'es en robe? — Non! en jeans, pourquoi? — Et en haut? — J'ai un tee-shirt, pourquoi? — T'es toute seule? — Je suis dans ma chambre. — Tu portes un soutien-gorge ? — Non, pourquoi ? — Tu veux bien l'enlever? — Mais enlever quoi ? — Ton tee-shirt! — Mais ça va pas, mais il est complètement obsédé ce mec! hurla-t-elle, moitié rieuse moitié fâchée — Voui-voui-voui-voui-voui ! approuva-t-il très vite. Et

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tu te rends compte que le printemps n'est que dans deux mois ? — On verra, dit-elle alors, d'une voix devenue toute douce : si tu es très gentil, très-très gentil, très tendre, très amoureux... — Si je fais bien mes devoirs, si j 'apprends bien mes leçons, si je mange bien ma soupe, si j 'ai dix en conduite et une bonne note au catéchisme ! compléta-t-il sur le même ton. Quand je serai grand, quoi! C'est vraiment pas la peine que tu te bourres de pilules tu sais, on a encore le temps ! » Elle voulut bien éclater de rire, mais sans lui donner le mode d'emploi : éclatait-elle de rire parce qu'elle l'avait trouvé drôle ou simple- ment pour éluder la question suspendue au-dessus du fil du téléphone? Si elle me demande encore une fois si je l'aime, ce sera un bon présage, se rassura-t-il. Elle ne lui donna pas l'occasion de rêver plus long- temps à un tel oracle car l'évocation d'obligations sérieuses vint abréger cette conversation. Ils avaient des maths à faire ! Chacun de son côté. Chacun pour soi! Il était temps de s'y mettre ! « Travaille bien! — Toi aussi! » répondit-il un peu déçu.

Bon ! Eh bien, c'était toujours une demi-heure de passée ! La solitude, aussitôt, revint au pas de charge pour l'assaillir d'ennui. « Et maintenant, que vais-je faire ? » se mit-il à chanter à tue-tête : ce qui lui inspira sans doute de tendre le bras vers sa guitare pour essayer — une fois de plus ! — de déchiffrer la partition de Blue and Sun : un air sur lequel ils avaient dansé, Isabelle et lui, l'été dernier, à Saint- Tropez. Depuis six mois qu'il s'écorchait les doigts avec conviction sans parvenir à jouer quelque chose qui puisse y ressembler : vraiment ça confinait au record de médiocrité guitaristique.

Si seulement le téléphone pouvait sonner, ne serait-ce que pour sauver les voisins du massacre ! Non, même pas ! Tant pis pour eux : quand on a le droit d'être voisin ça ne donne pas automatiquement

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celui d'être aussi mélomane. « Et tagada-tsoin-tsoin ! » conclut-il en reposant la guitare.

Mais merde de merde, qu'est-ce qu'il se faisait chier. Bien sûr, restait la sage solution d'aller dor- mir : ce n'était pas particulièrement excitant comme perspective. Si seulement, un peu d'imprévu... Hélas ! l'imprévu... Vous l'avez souvent vu, vous, venir frap- per à la porte de votre appartement en disant : « Salut, c'est moi, l'imprévu ! J 'ai appris que vous étiez seul ce soir, alors, comme je passais, je suis monté vous dire un petit bonjour! » Si, quand même!, une fois c'était arrivé : c'étaient des témoins de Jéhovah ; qu'est-ce qu'ils avaient pu lui pomper comme oxy- gène, sans compter ses sous pour leur revue.

Le téléphone sonna. C'est Isabelle ! songea-t-il à haute voix. Je parie qu'elle a oublié de me dire quelque chose ! Elle ne m'a pas recommandé de me faire une bouillotte. Le téléphone re-sonna. Ou une tisane : une tisane pour dormir ! Peut-être qu'elle veut tout simplement que je lui confirme si neuf fois neuf font toujours quatre-vingt-deux ? Tiens j 'a i failli tom- ber juste, pour une fois. Le téléphone re-resonna. Qu'est-ce qu'elle peut être pressée ! Si encore elle avait vraiment quelque chose à dire, mais je suis sûr que non : ça va tourner au gna-gna-gna. Assez, à sonner comme ça ! C'est bon, j 'y vais ! Mais je voulais ajouter : ...au gna-gna-gna parfaitement superféta- toire! Na! Et, il décrocha. Splaatch ! Ce n'est pas toujours forcément heureux, un imprévu ! La preuve. « C'est... c'est Hélène ! » précisait la voix.

— Je t'avais reconnue ! répondit-il avant d'ajouter aussitôt sur un ton délibérément léger, ça fait toute une éternité, plus au moins cinq ou six jours, qu'on ne s'est vus !

Elle ne répondit pas tout de suite. Quand cela vint, ce ne fut pas exactement ce qu'il aurait souhaité et même... pas du tout !

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— D'abord, ce n'est pas de ma faute si nous ne nous voyons plus. Ensuite, je tiens à te faire remarquer que je ne me détourne pas de mon chemin quand je te rencontre par hasard dans la rue, moi !

Re-Splaatch ! Jean ne s'était pas trompé. Elle s'était bien retournée et les avait vus entrer au tabac. Il arrive même que ça vous fasse des vacheries vache- ment vaches, l'imprévu ! Enfin, il fallait assumer : ne l'avait-il pas gagnée au hasard d'une partie de flip- per et ne la devait-il pas quelque peu au destin, cette conversation en toute franchise ? Certes, il n'avait pas réclamé son lot, mais... puisque c'était son lot qui venait le réclamer. Vrai, quand le destin a une idée derrière la tête, on peut lui faire confiance il va au bout de ses intentions. Derrière la voix d'Hélène, il entendait un disque : les Pink Floyds distillaient leur musique planante.

Présentement, elle admettait qu'il ne lui avait jamais dit qu'il l 'aimait et qu'il ne lui avait jamais rien promis qu'il n'ait pas tenu. C'était toujours ça! Tout bien considéré, elle admettait aussi n'avoir rien à lui reprocher. Comme il ne se sentait pas non plus de reproches particuliers à se formuler, il se fit donc cette petite remarque intime : un type aussi bien qu'il l 'avait été, c'était un peu normal qu'elle le regrette. A défaut de pouvoir la lui faire partager, il conserva pour lui tout seul cette petite joie née de son ironie. Avec beaucoup de douceur, il rappela ne lui avoir jamais caché l'existence d'Isabelle et que, s'il s'était trouvé dans une provisoire disponibi- lité, ce n'avait été que durant les quelques semaines d'un stage effectué de l 'autre côté du Channel par la susdite Isabelle. Ce n'était tout de même pas de sa faute — à lui ! — si elle avait jugé opportun de rentrer prématurément en hotte-stop avec le père Noël.

— Je sais — je sais — je sais ! Je sais tout ça ! s'écria

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Hélène, qui fut certainement la plus étonnée des deux de se découvrir tant de violence.

Elle, qui lui avait assuré que tout serait simple. Si simple. Elle, lui disait — aujourd'hui ! — combien les choses qui sont apparemment simples sont parfois si compliquées. Il s'en voulait un peu de l'avoir crue, parce qu'il sentait combien elle avait dû avoir mal pour mettre ainsi tout orgueil au vestiaire et pour avoir osé l'appeler. Non! Tout cela n'avait pas été prévu au marché : on ne devrait plus se parler quand on se quitte. « Isabelle est rentrée! » bredouilla-t-il pitoyablement en réponse à une question qu'il n'avait pas comprise.

Il se le reprocha. Lui dire : « Mais je l'aime, Isabelle! Je l'aime depuis toujours, enfin depuis que je la connais ! » C'était peut-être beau, mais c'était s'exposer à s'entendre répondre qu'il ne l'aimait peut-être pas tant que ça, le jour où...

— Je sais ! disait Hélène. Elle est rentrée. Et il lui a suffi de claquer des doigts derrière son téléphone pour que vite-vite-vite le gentil chien-chien regagne sa niche. On a peut-être le droit de faire ce qu'on veut de sa vie privée, mais quand on y mêle quelqu'un d'autre, notre vie privée devient aussi un peu la sienne à celui-là, non?

Leçon de morale maintenant! Méritée, mon bon monsieur ! Méritée ! Et alors, méritée ? Oui, et après ? Il n'entendit plus que des bribes de ce qu'elle disait.

— Est-ce que c'est une attitude d'homme, ça, de te détourner en faisant semblant de m'avoir pas vue?

S'il avait eu vraiment quelque chose à dire, cette conversation aurait certes été plus simple. Ce n'était tout de même pas parce qu'elle était vendeuse à la crémerie du coin qu'il devait se lancer dans une comparaison osée en essayant, par exemple, de lui expliquer qu'il l 'avait considérée comme marquée d'une date limite d'utilisation, et que le retour

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Sans qu' i l s'agisse vraiment d 'une suite, c'est au carrefour d 'un chagrin d ' amour d'adolescent que nous retrouvons, dans cette histoire parfois teintée d 'une nostalgie douce-amère, les personnages dont "Dallayrac-la tendresse" nous avait proposé de faire la connaissance dans Et le bonheur, Maman ?

Sylvain (presque seize ans) vit seul avec sa mère, Élodie. Leurs rapports quotidiens sont empreints de tendresse, d 'humour et d 'une harmonieuse complicité.

Tout irait vraiment très bien, si Sylvain ne tombait amoureux d 'une merveilleuse femme-sourire qui a juste le double de son âge, et si - tel un petit Pierrot - il ne s 'enfarinait pas dans l'illusion d 'amour. P o u r Élodie aussi tout irait vraiment très bien, si elle ne rencontrait un prince charmant danois qui - hélas ! - n'appréciera pas du tout ses idées sur le féminisme.

L ' a m o u r : ça rend follement heureux quand tout va bien ; mais alors, qu 'est-ce que ça peut faire pleurer quand rien ne va plus ! Mère et fils vont mélanger leurs larmes, puis s 'aideront l 'un l 'autre à retrouver la paix du cœur.

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