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NIHIL OBSTAT J. HOTTOT, v. g

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NIHIL OBSTAT Paris, le 17 décembre 1961 G.-A. GOIMARD, cens. del.

IMPRIMATUR Paris, le 19 décembre 1961

J. HOTTOT, v. g.

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34 TROISIÈME PARTIE — QU'EST-CE QUE L'HOMME?

L'HOMME SOCIAL ESSAI D'ANTHROPOLOGIE SOCIALE

JOSEPH FOLLIET Vice-Président des « Semaines Sociales de France »

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DU MÊME A U T E U R

ESSAIS Lyon, cité de Notre-Dame, Illustrations Luc Barbier (Chronique Sociale). La Joyeuse Philosophie des gones, illustrations de Luc Barbier (Chronique Sociale). A Toi, Caliban, Le Peuple et la culture (Chronique Sociale), épuisé, traduit en italien. La Spiritualité de la route (Bloud et Gay) traduit en allemand. En route, les Compagnons de Saint François (Chronique Sociale). Tu seras orateur, 4 édition (Chronique Sociale) traduit en italien. Le sentiment de la nature dans les psaumes (l'Evangile dans la vie), épuisé. Tu seras journaliste (Chronique Sociale). Le célibat est-il un échec? En collaboration (Ed. du Cerf) traduit en anglais.

SOCIOLOGIE ET MORALE Initiation économique et sociale, en collaboration avec G. Blardone (traduit en espagnol).

M. Chartier, H. Vial (Chronique Sociale, 2 éditions, épuisé, 3 en préparation). L'avènement de Prométhée, Essai de Sociologie de notre temps (Ch. Sociale) (traduit en italien,

en espagnol). Les chrétiens au carrefour (Chronique Sociale), épuisé (traduit en italien, en allemand, en

japonais). Présence de l'Eglise (Chronique Sociale) traduit en italien, en allemand. Morale sociale (épuisé). Morale internationale (épuisé). Le droit de colonisation (Bloud et Gay), épuisé. Le travail force aux colonies (Editions du Cerf), épuisé. Initiation civique, en collaboration avec G. Blardone, M. Chartier, H. Vial, R. Voog (Chro-

nique Sociale) 2 édition. Guerre et Paix en Algérie, réflexions d'un homme libre (Chronique Sociale). Le catholicisme mondial aujourd'hui (Ed. du Cerf), traduit en italien et en anglais. Initiation aux problèmes d'Outre-mer, en collaboration avec G. Blardone, P. Catrice, G. Mata-

grin, R. Padirac, R. Voog (Ch. Sociale). Initiation familiale, en collaboration avec M. Blanc, G. Blardone, P. Bonnin, L. Lathuilière,

Abbé Matagrin, M.A. Prost (Ch. Sociale). CHANTS ET POÈMES

Deuxième nocturne (Chronique Sociale). Jeunesse (Editions Spes). Chansons de Grand'Vent (Editions Mariage et Famille). Courage (Editions du Seuil). Les chants du soleil noir (épuisé). Le pèlerin de la nuit (Chronique Sociale).

THÉATRE Le mystère de saint François et de son compagnon (épuisé). Le mystère de Lyon et de Notre-Dame, en collaboration avec J. Fallaix (Chronique Sociale).

BIBLIOGRAPHIE Notre ami Marius Gonin (Chronique Sociale).

EN PRÉPARATION M. l'abbé Remillieux, Curé de Saint-Alban (Chronique Sociale).

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L'HOMME SOCIAL ESSAI D'ANTHROPOLOGIE SOCIALE

JOSEPH FOLLIET Vice-Président des « Semaines Sociales de France »

JE SAIS -JE CROIS ENCYCLOPÉDIE DU CATHOLIQUE AU XXÈME SIÈCLE

TROISIÈME PARTIE Q'EST-CE QUE L'HOMME ?

LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD 18. RUE DU ST-GOTHARD - PARIS XIV

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Si vous désirez être tenu au courant des ouvrages publiés par la Librairie Arthème Fayard, 18, rue du Saint-Gothard, faites-nous connaître votre nom et votre adresse. Vous r ecev rez régulièrement, sans frais ni engagement de votre part, un bulletin d'information qui vous donnera toutes les précisions désirables sur les nouveautés mises en vente chez votre li brai re.

© Librairie Arthème Fayard, 1962.

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CHAPITRE PREMIER

LE FAIT SOCIAL

Le fait social crève les yeux. Sur toute la surface de la planète, partout où l'homme habite, c'est en groupes. Aussi loin que nous remontions dans le passé historique, il vit en sociétés. Les recherches archéologiques ou folkloriques dans la proto-histoire et la préhis- toire entraînent semblables constatations.

Phénomène d'une telle évidence que des biologistes ont pu, sinon définir, au moins caractériser l'homme, entre les vivants ter- restres, à la fois par le développement de son cerveau, surtout de la zone préfrontale, et par son aptitude à la société, qui permet une communication, dans l'espace, et une transmission, dans la durée, des connaissances acquises, infiniment supérieures à celles des autres espèces. Pour percevoir cette supériorité, il suffit de comparer le langage humain — « honneur des hommes; saint langage » — avec les cris, les chants et les gestes des animaux, toujours en nombre limité, alors que les possibilités du langage humain paraissent indé- finies.

Ce qui frappe l'observateur, quand il considère les hommes en groupe, c'est la multiplicité et la variété des organismes sociaux qu'ils créent et dans lesquels ils s'insèrent. Les explorations ethno- graphiques du marquis de Wavrin dans le bassin de l'Amazone, les recherches de Claude Lévi-Strauss sur les Indiens du Paraguay, les études anthropologiques de Margaret Mead sur les cultures océaniennes mettent en lumière l'étonnante variété des organisations à l'intérieur de périmètres après tout restreints, comme, en sens inverse, mais avec autant d'opportunité, les travaux du Père Schmidt et de son école ou les théories psychologiques de Iung recherchent les constantes sous la multiplicité des phénomènes.

Cette complexité semble régie par une loi de croissance. A mesure que le temps humain se déroule, les formes et les liens sociaux se multiplient, conséquence de la division du travail — à prendre ces

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termes dans leur sens le plus étendu — sur laquelle Dürkheim et l'école française de sociologie ont justement insisté (i).

Qu'est-ce que la société? En quoi consiste ce fait universel? Comment définir la société? Une ruche d'abeilles, une fourmilière, une famille, un syndicat,

une Eglise, un Etat, une académie, l'Organisation des Nations-Unies, autant de sociétés, les unes animales, les autres humaines ; quoi de commun à chacune et de propre à toutes?

Envisageant la société dans son acception la plus générale, nous la définirons comme une disposition stable et organique des individus, les uns par rapport aux autres et tous par rapport au groupe, dans un ensemble délimité, qui exerce une action commune à chacun de ses membres. Cette définition convient à la fourmilière comme au syndicat, à la colonie d'oiseaux comme à la nation. Cha- cune de ces sociétés forme un tout, avec ses limites; chacune, de manière ou d'autre, se livre à une activité et se caractérise, par une certaine disposition de ses membres, tous par rapport au tout, qui lui confère son originalité.

Commune à l'animal et à l'homme, cette définition exclut la finalité, afin de ne point supposer résolu un problème philosophique : celui de la finalité des instincts, qui ne concerne point les sciences en tant que telles.

Les sociétés animales. L'instinct régit, en effet, les sociétés animales. Elles ont toujours attiré l'attention de

l'homme, ainsi que le prouvent et les fables traditionnelles et le succès littéraire de certaines œuvres, comme les observations romancées de J.-H. Fabre ou les essais de Maeterlinck sur la vie des abeilles et des termites. Mais l'homme, les observant de l'extérieur, ne peut guère qu'en décrire les comportements et les expliquer par des causes biologiques ou psychiques, une explication proprement psychologique risquant de pécher par anthropo- morphisme. Cet inévitable mystère leur donne, d'ailleurs, un attrait de plus pour la curiosité.

C'est là une des raisons pour lesquelles toute explication des sociétés humaines par les sociétés animales, toute réduction des premières aux secondes paraissent vouées à l'échec. Comment expliquer ce que l'on connaît mieux par ce que l'on connaît moins ? En outre,

(1) Dans tout ce chapitre, pour nos définitions, nous userons du droit qu'on a, lorsque l'usage n'est pas fixé, de choisir et d'utiliser, voire de forger des termes en fonction des besoins, pourvu qu'on donne à chacun d'eux un sens bien délimité. Toute- fois, afin de ne pas déconcerter nos lecteurs, nous nous attacherons à les choisir dans un sens proche de la signification la plus communément acceptée par les spécialistes, ou du langage courant, comme à éviter les néologismes inutiles.

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de telles explications méconnaîtraient l'originalité de l'espèce humaine, le développement du cerveau dans l'ordre biologique, l'émergence de la raison de l'abstraction, et de la conscience réflexe, dans l'ordre psychologique. La comparaison entre les sociétés animales et les sociétés humaines peut, tout au plus, fournir des recoupements et des analogies.

N'est-il point instructif de remarquer, par exemple, que les sociétés d'insectes sont plus stables et mieux organisées que celles des animaux dits supérieurs?... Comparées à une harde de cervidés, à une meute de canidés, à une famille patriarcale et polygamique de gorilles, une ruche et une termitière semblent parfaites, mais d'une perfection définitive, figée, au moins pour l'essentiel. Les sociétés d'animaux supérieurs montrent plus d'initiative, plus de facilités d'adaptation. Dans une meute de loups en chasse, par exemple, se réalise déjà une coordination spontanée des mouvements, comme si l'instinct laissait place à une forme élémentaire et concrète de l'intelligence, que les scolastiques, heureusement étrangers à la théorie cartésienne des animaux-machines, nommaient l'estimative. Et les chefs de cette meute, comme le montrent leurs photographies même, ont sur leurs subordonnés un ascen- dant d'un type qui a peu de commun avec la fonction biologique d'une « reine » de la ruche. La société humaine.

La société humaine constitue un fait à part dans les phéno- mènes sociaux. Si la transition assurée par certaines espèces ani- males, chez les vertébrés et, particulièrement, les mammifères, et si l'animalité même de l'homme, dans la mesure où elle lui crée des besoins corporels et donne carrière à des instincts, établissent une certaine continuité entre sociétés animales et sociétés humaines, le phénomène humain, aussi bien individuel que social, n'en présente pas moins une originalité irréductible, car il assume les éléments animaux dans une synthèse nouvelle. Aussi la définition générale de la société ne convient-elle que lato sensu et analogiquement à la société humaine, qui appelle sa définition propre.

Elle est un système de relations entre des personnes ou des groupes en vue d'une fin commune considérée par eux comme leur bien.

Le mot : système implique le caractère stable et organisé, voire organique, de la société et ce qu'elle peut contenir, au moins dans une certaine mesure, de rationnel.

Le terme de relations sous-entend une disposition ou plutôt un dispositif des éléments de la société les uns par rapport aux autres et tous par rapport à l'ensemble. Les dispositifs divers des relations permettent de différencier les sociétés et de les classer par catégories. L'homme perçoit instinctivement la diversité de ces dispositifs quand il passe d'une société à une autre. Subordonné à son père dans la famille, par exemple, un individu se trouvera le supérieur de son père dans la société économique, son égal dans la société politique. Il expérimente la différence des relations entre père et fils, entre

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travailleur et travailleur, entre citoyen et citoyen, et, du même coup, la différence des sociétés qui déterminent ces rapports.

La distinction des personnes et des groupes indique la complexité du fait social, certaines sociétés pouvant établir des relations non seulement entre des personnes, mais entre des groupes de personnes, ainsi la nation, « société globale ».

Le vocable de personne fait l'objet d'un choix délibéré, par oppo- sition à celui d'individu. La personne est l'individu humain, une substance qui, comme tous les individus, ne saurait être divisée à moins de destruction, mais qui se qualifie, entre tous les individus organiques et vivants, par la raison et par la liberté, conséquence de la raison. Outre sa signification psychologique, à laquelle nous nous attardons présentement, le terme de personne comporte un sens juridique, qui l'oppose aux simples biens matériels, la rendant ainsi l'unique sujet de droit, et une acception métaphysique et morale, que nous retrouverons plus loin.

L'idée de fin commune dit la communauté d'action que déploie toute société. Que cette fin soit considérée comme un bien par tous les membres de la société explique leur attachement aux groupes dont ils font partie.

Personne et finalité.

Notre définition est délibérément personnaliste, relationnelle et finaliste ; malgré certains préjugés pseudo-scientifiques, il nous paraît difficile qu'elle se puisse présenter autrement.

Nous ne pouvons, en effet, ignorer le caractère personnel de l'individu humain. Sans préjuger des arrière-plans métaphysiques, nous constatons simplement que, pour employer une formule consacrée : « Tout se passe comme si... » les individus humains, se croyant raisonnables et libres, agissaient en conséquence de leurs croyances. « Tout se passe comme si... » les hommes pensaient que le fait social ne supprime ni leur raison ni leur libre-arbitre. Ils le prouvent chaque jour par leurs « micro-décisions » et leurs « macro-décisions », pour employer l'utile distinction exprimée, dans un langage barbare, par les économistes, les premières arrêtées à l'échelon de la personne ou des petits groupes, les secondes imposées par des chefs aux groupes importants. Qu'à ces croyances quotidiennes et communes correspondent des réalités ontologiques, il revient à la psychologie rationnelle et à la métaphysique de le prouver. Si la conduite de l'animal raisonnable n'est pas toujours rationnelle et si sa liberté peut se trouver, en certains cas, limitée, voire abolie par des conditions sociales, c'est un autre problème, que nous aurons l'occasion d'examiner. Les systèmes qui, déniant tout bien-fondé aux croyances des hommes, affirment un détermi- nisme absolu dans l'ordre social, doivent faire la preuve de leurs dires, non sur le plan scientifique, de telles questions échappant aux prises de la science, mais sur le plan philo- sophique.

La personne se propose des fins et le règne de la personnalité est celui de la finalité. Ainsi notre définition de la société est-elle finaliste, ce qui choquera peut-être quelques sociologues. Sous l'influence du scientisme, en effet, certains voudraient exclure de l'expli-

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cation sociale tout recours aux fins et n'employer que la cause efficiente ou plutôt la consé- cution du type causal. Il ne faut pas, selon eux, demander le pourquoi des faits sociaux, mais rien d'autre que le comment. Cette exclusion provient de confusions. Confusion des sciences de la nature avec les sciences de l'homme : les sciences de la nature n'ont pas à invoquer la cause finale, au moins la physique et la chimie, car il paraît plus difficile que la biologie puisse ignorer la notion de finalité intrinsèque; mais les sciences de l'homme ne sont point les sciences de la nature, dont elles s'écartent à la fois par leur objet, la nature humaine, et par leurs méthodes, proportionnées à cet objet. Confusion de la finalité avec le finalisme : l'une est une explication partielle, sur le terrain phénoménal; l'autre une explication com- plète et ontologique; pas plus que les sciences de la nature, les sciences de l'homme ne cherchent à connaître la Fin suprême et la subordination des fins particulières à cette Fin; demeurant dans la zone des phénomènes, elles constatent, encore une fois, que « tout s'y passe comme si... » l'homme se proposait des fins et s'il cherchait à les atteindre dans et par la société, comme le montre une expérience millénaire. Tout individu qui adhère à un groupe, ne serait-ce qu'une société de pêcheurs à la ligne, pour un but déterminé, ou qui fonde un organisme social, ne serait-ce que le syndicat professionnel des éboueurs, pour parvenir à des fins précises, démontre, à la manière dont Zénon prouvait le mouvement, l'insuffisance des explications par la seule cause efficiente. Il est si difficile d'éliminer des faits sociaux leur aspect final que la finalité s'y réintroduit, en sociologie, par le biais subreptice des valeurs. Admettre que des personnes règlent leur action d'après certains concepts privilégiés, qui ont rang de fins, c'est réinstaurer la cause finale. Mieux vaut le dire que de s'en cacher avec honte.

La société, être relationnel.

De même, faute de formation philosophique ou par manque de subtilité dans l'imagi- nation, des sociologues ont peine à concevoir la société comme un être relationnel. Ils tendent à la regarder comme une réalité subsistant par soi, à la substantifier. L'être relationnel fait, à leurs yeux, figure d'abstraction, dépourvue de consistance. C'est confondre subsistance et concrétude. Un être peut se révéler concret sans, po r autant, subsister en soi.

Si la relation fait l'objet d'une expérience familière, à laquelle nul n'échappe, elle ne se conçoit pas sans peine et s'imagine plus difficilement encore. De toutes les catégories de la pensée, elle est, en apparence du moins, la plus ténue, la plus évanescente. Elle n'en existe pas moins, bien que ne trouvant pas sa subsistance en elle-même, et son importance touche à la souveraineté. Un tableau n'est qu'un ensemble de relations entre des lignes, des volumes et des couleurs; qui change les relations modifie radicalement le tableau, sans que, pour autant, elles aient leur siège ailleurs que dans les formes colorées.

Prenons, dans les faits sociaux, un exemple classique : la comparaison de l'armée en ordre de bataille avec l'armée en déroute. L'une et l'autre comportent les mêmes éléments : des troupes, des cadres, des engins; mais la première est un instrument efficace et terrible, l'autre un sauve-qui-peut, un je ne sais quoi. Qui fait la différence?... Rien qu'un change- ment de relations entre les personnes et les groupes dont se compose l'armée. Exemple banal, mais qui permet de saisir l'essentielle importance de la relation dans le phénomène social.

La nature de la société.

La conception de l'être relationnel met donc en mesure de mieux comprendre la nature de la société. Elle évite de tomber dans le substantialisme social et dans la superstition poétique de

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l'homme collectif, laquelle prend une métaphore pour une réalité. Tissu de rapports, particularisée par son système de relations ainsi que l'étoffe par son armure, la société n'est pas une substance, comme la laine ou la soie. Les relations sociales ne découlent pas d'un être social préexistant, mais font l'être social. La substance de la société, en dernière analyse, se forme des individus existants qui supportent les relations des personnes. Le substantialisme social est une erreur, dont les conséquences pratiques peuvent se révéler calamiteuses, lorsqu'elles aboutissent non plus à l'intégration de la personne dans la société, mais à son absorption par la société, comme le Léviathan de Hobbes forme son corps immense avec les petits corps des citoyens. L'homme collectif n'est qu'une figure de langage; à le prendre pour une réalité, les réalités véritables en souffrent, c'est-à-dire les per- sonnes qui aspirent, d'un même élan, à l'autonomie et à l'intégra- tion.

Cette erreur provient souvent de présupposés philosophiques; le matérialisme chez Hobbes, le panthéisme idéaliste chez les néo- hégéliens, doctrinaires du fascisme. Elle paraît dans la logique de ces systèmes, car, selon eux, la partie ne peut exister que dans et par le tout. Mais elle ne concorde pas avec l'analyse des réalités sociales, qui montre la société incarnant son existence dans celles des indi- vidus et trouvant son essence dans le système de relations qu'ils supportent. Être, sans doute, mais relationnel.

La personne et la société. Est-ce à dire qu'il n'y a rien de plus dans la société que dans

les individus ou, plus exactement, dans la somme des individus qui la composent, comme ont paru le croire les anarchismes individua- listes et certaines variétés de libéralismes ? Ne voir dans la société que la juxtaposition ou, au mieux, l'addition des individus, ce serait une erreur inversement symétrique à la précédente.

Les réalités s'inscrivent en faux contre cette imagination. Pre- nons un enfant né dans une civilisation mélanésienne et transpor- tons-le à Paris, avec ses hérédités et son tempérament : il sera un homme tout autre que dans sa culture natale. La richesse d'une nation ne résulte pas seulement d'une addition des revenus indivi- duels à un moment donné, mais de la répartition de ces revenus et de l'aptitude à produire d'autres ressources; un peuple où les très riches et les miséreux se coudoient et un autre où les richesses se répar- tissent équitablement, peuvent avoir, d'un point de vue quantitatif,

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la même richesse; mais, d'un point de vue qualitatif, il y a entre eux une profonde différence.

D'une part, en effet, les relations touchent de près à la qualité et les différences qualitatives ont, en fin de compte, plus d'impor- tance que les quantitatives; particularisant les sociétés, elles parti- cularisent aussi les hommes dans la société. Qu'on songe à toutes les différences que peut apporter le langage dans l'expression d'une même pensée, selon que la langue est agglutinante ou monosyllabique, parlée ou chantée, selon les modes et les temps des verbes.

D'autre part, si la personne est une substance, porteuse de rela- tions, elle n'a pas le don de l'aséité et n'existe point seule, mais en situation et donc en relations. Elle ne peut exister sans ces relations, par lesquelles elle prend conscience d'elle-même et devient ce qu'elle est. Les relations la font, défont et refont sans cesse, de sorte qu'à certaines heures, elle peut apparaître comme un entrecroisement, un faisceau de relations. L'être relationnel de la société a donc pour effet de rendre la personne autre qu'elle ne serait si, par une hypo- thèse absurde, elle demeurait sans relations, ou si, par une hypo- thèse plausible, elle se trouvait insérée dans un autre ensemble relationnel.

«J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux, chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux», dit la Zaïre de Voltaire et il n'est pas indifférent à la personne d'être païenne, chrétienne ou musul- mane.

La société n'existe pas sans les personnes et celles-ci ne sau- raient exister comme personnes accomplies, en dehors de la société et sans elle.

On voit, par là, comment il convient de répondre à la question nécessaire : y a-t-il plus dans la société que dans la somme des indi- vidus qui la composent?... Si l'on veut dire que la société formerait une substance hétérogène aux personnes qui la composent et dont elles tireraient ou leur existence ou leur essence ou les deux à la fois, il faut répondre non. Si l'on entend que la société n'apporte pas seulement à l'existence des personnes des changements quanti- tatifs, mais qualitatifs et profonds, il faut répondre oui. Ces diversités qualitatives introduites par le fait social entre les personnes humaines, où les percevrait-on mieux que dans le chatoiement des civilisations et les richesses spirituelles des religions?...

Toute comparaison arithmétique se révélerait insuffisante en l'espèce. Toutefois, si l'on tient à poursuivre la comparaison incluse dans notre question, on pourra dire que la société ne se contente

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pas d'additionner les puissances individuelles, mais qu'elle les mul- tiplie. Il y a plus de force dans une équipe de hâleurs, pratiquant des tractions rythmiques sur leur corde, que la somme des forces indivi- duelles au sein de l'équipe; la discipline et le rythme opèrent une multiplication. La force musculaire d'un homme normal représente environ un demi cheval-vapeur; la civilisation industrielle multiplie presque démesurément les forces humaines en fournissant à l'homme des « esclaves de fer et d'acier ». Les facultés individuelles de mémo- risation sont immenses, comme on le constate dans les civilisations traditionnelles; mais elles trouvent tôt ou tard leurs limites; la civi- lisation du livre constitue, par-delà toutes les mémoires individuelles, une mémoire de l'espèce.

La société déprave-t-elle la personne ? Au temps de Jean-Jacques Rousseau, certains esprits « éclairés »

eussent objecté que de telles acquisitions se payent cher, par la perte de l'état de nature et par la dégradation humaine qui en forme la conséquence. L'homme naît bon, mais la société le déprave; libre, et partout il est dans les fers.

Il ne suffit pas de répondre comme, je crois, Joseph de Maistre, que le mouton est carnivore et que, partout, il mange de l'herbe. Il faut plutôt se demander ce que vaut la distinction entre l'état de nature et l'état social, et si la nature humaine, telle que la font à la fois les instincts et la raison, pourrait ne point être sociale. La distinc- tion entre l'état de nature et l'état social transporte où elle n'a que faire la distinction théologique entre l'état de nature et l'état de grâce. On peut également se demander, étant bien entendu que la société n'est point la source de la moralité, si le sens moral ne s'éveille point chez les hommes à partir de leurs relations sociales, à travers elles, et si les notions mêmes de devoir et de droit personnels ne se découvrent point à l'homme, ainsi que la distinction du moi et du non-moi, par une expérience en premier lieu sociale.

Faut-il pour autant rejeter en bloc la thèse de Rousseau et de ses disciples, libéraux ou anarchistes?... On ne peut le faire sans nuances, car il est vrai que certaines conditions sociales dégradent la personne, la dépravent, la dépersonnalisent. Hegel l'a bien vu, dans sa « dialectique du maître et de l'esclave », corrompus l'un par l'autre, et son disciple Marx dans sa description des rapports entre le capitalisme et le prolétariat « aliéné ». Sans chercher aussi loin, le phénomène trivial de la prostitution féminine révèle tous les jours

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L a COLLECTION " Je sais - Je crois " (traduite en 8 langues) présente de la façon la plus complète et la

plus simple tout ce qu'on peut désirer connaître sur n'importe quel sujet où est impliquée la religion. LE PRÉSENT VOLUME réal ise une synthèse des explorations de la dimension sociale de l'homme. Partant du fait social, on est conduit à embrasser

l a vie sociale dans son ensemble, pour ensuite déceler l'orientation de cette vie. Un important

conclusion est consacré à la spirituali- station et au dépassement du social. L'AUTEUR, n é à Lyon en 1903, est docteur en

philosop hie thomiste, docteur en sciences sociales et politi ques, et lecteur en théologie de l'Institut Catholi que de Paris. Une activité de journaliste extraordinairement féconde l'a mené, dans le passé, à l'Agence " Univers " (directeur-fondateur), à Sept (sécrétaire de rédaction, 1934-37), au Temps présent (1937-38), et maintenant à la Vie Catholique Illustrée

(co-directeur depuis 1945). Mais il est aussi : direc- teur de la Chronique sociale de France, depuis 1938, vice-président des Semaines sociales de France, professeur de sociologie aux Facultés Catholiques de Lyon, docteur honoris causa de l'Université de Montréal et de l'Université Columbia de New York,

fondateur des Compagnons de Saint-François, vice- président national de Pax Christi. Mais cette énumération, incomplète et imposante, n'a rien à voir avec le caractère infiniment spiri- tuel et libre de Joseph Folliet.

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