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x
o t h
V
e s
HISTOIR S
Recherches
de la France
p r
P I E R R E N O R A
de l Acadm ie franaise
nrf
S
s
GaV
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18
De l hritage la mtam orphose
I l n 'est pas s i faci le de savoir exactement de quoi i l es t
ques t ion q u an d on vo que le m od le n at ion al , 1' iden-
t i t , 1 ' ide de la France ou la France el le-mme. Et
pour tant chacun le sai t : i l y a une al trat ion t rs profonde
du type de France qui nous a t lgue et dans laquel le les
plus gs d 'entre nous ont t levs.
Plus ieurs dates se proposent d 'e l les -mmes pour s i tuer ce
bouleversement . Le soc io logue Henr i Mendras , dans
La
Seconde Rvolution franaise
le situe p a r exe m ple en 1965 :
Vat ican I I , dont les ef fets ont t impor tants dans un pays
auss i profondment cathol ique, l 'ar r ive l 'ge adul te des
enf an t s du
baby-boom,
l 'explos ion des grand es surfac es e t
de la socit de consommat ion, la monte de la permiss ivi t
sociale , l 'puisement des paramtres i ssus de la Rvolut ion
franaise. Sur ce point , i l rejoint le diagnost ic que portai t
Fra n ois Fu ret en 1978 : La R v olu t ion f ran aise es t ter-
m ine. On pe ut aussi bien le s i tuer en ma i 1968 ou da ns
les annes 1980, avec l 'arr ive de la gauche au pouvoir , et
plus prcisment en 1983 o la rupture avec les communis-
tes et le ral l iement l 'conomie de march s ignent la f in
d'un projet social is te. Bien videmment, l 'on songe 1989-
1. Henri MENDRAS,
La Seconde Rvolution franaise (1965-1984),
Galli-
mard, Bibliothque des sciences humaines , 1988.
Paru sous le titre Les avatars de l identit franaise , Le Dbat, n 159, m ars-
avri l 2010.
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Lr.i chemins de l identit
1990, avec le bicentenaire de la Rvolution et les contre-
coups de l 'effondrement de l 'Union sovit ique. On peut mme
arr iver au non de 2005 la Co nst i tut ion europ enn e qui
signale coup sr une raction viscrale du vieux modle
national face l 'absorption europenne. Peu importent en
dfinitive les dates. Sur le fond, l 'accord est unanime : on est
pass d 'un monde un aut re , d 'une France une aut re ,
d 'une forme de l 'tre-ensemble une autre.
I l n 'es t , aujourd'hui , que d ' identi t nat ionale . L 'expres-
sion, pour un historien, est viter ou n'employer qu'avec
des pincettes : sacralise ou diabolise. Pour les uns, l 'expres-
s ion est devenue cr iminelle t ravers ses incarnat ions his to-
r iques successives : de La F ran ce aux Fr an a is Vichy,
de la R volu t ion na t iona le la prfrenc e nat iona le ,
et de cel le-ci un minis tre de l ' Immigrat ion et de l ' Iden-
t i t na t iona le . Du mme mouvement , on va jusqu ' p r -
tendre que cet te ident i t nat ionale n 'exis te pas : purement
imaginaire et fabrique pour les besoins de la cause. Pour
les autres il y aurait , par-del les pripties de l 'histoire, une
invar iance d 'o rd re biologique ou spi ri tuel , une m m et
d'essence et d 'exis tence. L ' inconvnient majeur de l 'expres-
s ion tant qu'el le implique alors une prconception de cet te
identit, comme si elle tait un fait de substance. Et l 'on dis-
cutera in terminablement quels lments la cons t i tuent en
priorit, la langue ou les paysages, la cuisine ou la galante-
rie ; ou si la vraie France est celle des droits de l 'homme
ou de la terre et des morts, celle de De Gaulle ou celle de
Ptain .
Identi t nat ionale, identi t de la France : les deux expres-
s ions veulent dire peu prs la mme chose. Mais l 'une a
pr is une s igni f icat ion quas i t ranscendantale e t mtaphys i -
que, l ' aut re renvoie un contenu his tor ique toujours chan-
geant. Est-il besoin de souligner qu'il ne peut s 'agir ici que
d'en indiquer les s trates et les sdimentat ions principales et
de mettre en rapport , dans une perspective longue, les rep-
res m aje urs ; a f in de com prend re po urqu oi c ' es t au jou rd 'h u i
qu 'appara t , e t dans quel les condi t ions , la not ion mme
d'u ne ident i t nat ion ale ?
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)< l hritage la mtam orphose
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L H R I T A G E
Caractres originaux
Des m ots c lass iques sont a t tach s au m odle f ra n ais :
anciennet , cont inui t , uni t , l ia ison avec l 'ta t e t rapport
enracin l 'histoire.
L'anciennet plonge ses racines dans la nuit des temps et
fait mme des dates plausibles de la naissance de la France
une ternelle discussion. Est-ce Alsia en 52 avant Jsus-
Chris t ? Le b ap tm e de C lovis vers 498 ? Le pa r tag e de
Verdun en 843 qui a divis l 'empire de Charlemagne en trois
pa rts et cr la Fr an cie l 'origine de la Fran ce ? L'av ne -
ment d 'Hugues Capet en 987, qui a t l 'obje t d 'une comm-
moration trs bizarre en 1987 ? Trs bizarre, en effet , et plus
significative qu'il n 'y parat. la fin des annes 1980, Jac-
ques Chirac , a lors maire de Par is , cherchai t un contre-bicen-
tenaire. I l avait runi une commission d 'historiens pour leur
demander de t rouver une da te commmorer avan t 1789
afin de gner le prsident de la Rpublique. Aprs une lon-
gue et laborieuse rflexion, c 'est 987 qui a t propose, avec
toutes les rserves ncessaires : on ne sait que trs peu de
choses sur Hugues Capet , la date e l le-mme de son avne-
ment es t extrmement douteuse . Jacques Chirac s 'es t empar
de cet te date pour organiser une commmorat ion qui a t
un succs . L 'opinion a dcouvert tout coup que la France
avai t mil le ans . Et ce t te profondeur qui fermait la paren-
thse de la Rvolution et rconciliait la France avec sa lon-
gue dure a sduit les Franais. Il est donc trs difficile de
fixer une date prcise l 'anciennet. I l n 'empche que cet
immmoria l pse encore assez dans l ' imaginaire pour que
Franois Mit terrand a i t pu, l 'occasion du c inquantenaire
de la dcouverte de Lascaux, faire de ce haut l ieu le symbole
d 'une in t rouvable mmoire p rh is to r ique de la France .
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Lr.i chem ins de l identit
D euxim e lment , la cont inui t : aucun pays sans do ute
n 'a eu une tel le poursui te de cont inui t terr i tor iale dans ses
acquisi t ions, de cont inui t dynast ique par la loi sal ique, de
cont inui t adminis t ra t ive ent re l 'Ancien Rgime e t la Rvo-
lu t ion . On peut mme par ler d 'une cont inui t const i tu t ive ,
car ce pays qui s 'est nourr i cont inment de ses f ractures et
a vcu de ses divisions n'est , en dfinit ive, pas mort de ses
guerres intestines.
Le t roisime trai t caractr ist ique du modle nat ional f ran-
ais, c 'est la place de l 'tat . Celui-ci a jou, en France, un
rle plus prcoce que dans tous les pays de la chrt ient
occidenta le . C 'es t ce qui expl ique qu 'un h is tor ien du Moyen
Age, Bernard Guene, ai t pu avoir cet te formule devenue
classique : En France, l 'tat a prcd la nat ion. Pour le
dire autrement , la France est une nat ion stato-centre. C'est
un point dterminant , car i l expl ique largement la spcif ici t
de l ' ide que la France a pu avoir d 'elle-mme : elle ne s 'est
fonde ni sur l 'conomie (comme les Pays-Bas, par exem-
ple) , ni sur la cul ture (comme les pays de l 'Europe de l 'Est
ou de l 'Europe centrale) , ni sur la socit (comme l 'Angle-
terre) , ni sur la langue (comme l 'Allemagne) . En France, la
conscience de soi est l ie au pouvoir, l 'tat , et elle est ,
ce t i t re , fondamenta lement pol i t ique .
La force mme de l 'tat est , e l le , l 'or igine de l 'uni t
nat ionale. C'est une uni t impose par le haut , postule auto-
r i ta i rement , qui n 'es t pas venue spontanment du peuple , de
la langue, des fdrat ions terr i tor iales, mais une uni t cen-
tral isatr ice, niveleuse. La France a connu au moins deux
expriences de nivellement tatique trs fort : la radicali t
m on arc hiq ue de Louis X IV e t la rad ica l it rvolu t ionnai re
de 1789. L'tat a eu un rle unif icateur , ducateur dans
tous les domaines. La langue el le-mme fut impose par
l 'ordonnance de Vil lers-Cotterts en 1539, et la crat ion de
l 'Acadmie franaise, un sicle aprs, est venue confirmer
cet te dimension tat ique et pol i t ique de la langue. C'est ce
qui expl ique par exemple que Malraux ai t song un
m om en t faire crire su r sa tom be : cr ivain franais ;
Barrs ou Chateaubr iand aura ient pu fa i re la mme chose .
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I )c mme, aucun pays n 'a eu des ins t i tut ions univers i ta i res
qui soient sous la tutelle de l 'tat et auxquelles celui-ci a
oc t roy e t cont inue d 'oc t royer un pr iv i l ge d ' indpendance
et de l ibert son gard.
Ce l ien entre l 'tat et la nat ion explique galement un der-
nier t rai t caractr is t ique : le poids de l 'his toire dans notre
conscience identi taire, dans notre image de nous-mmes. En
France, l 'his tor iographie, c 'es t--dire le discours his torique,
le rci t his tor ique, s 'es t toujours dveloppe dans l 'ombre
tutlaire des inst i tut ions d 'Ancien Rgime, puis des inst i tu-
t ions rpublicaines. El le n 'a jamais eu recours aux mmoires
subst i tut ives ou rgionales . L'his toire de France s 'es t donc
construi te l 'cart des mmoires ethnologiques ou l i t traires .
C'est une spcif ici t bien franaise, que l 'on mesure mieux
quand on sai t , par exemple, que toute la mmoire his torique
de l 'Europe centrale est fonde sur l 'ethnologie ou la l i t tra-
ture. Notre mmoire est de part en part his tor ico-poli t ique.
Mais el le est galement fonde, ds le dbut et dans les
inst i tut ions monarchiques, sur le sent iment du sacr. I es pic
miers repres de l 'his tor iographie monarchique se s i luenl
d a n s les san ctu aire s, com m e celui de Sa int l)i m . Inle I lu
torio gra ph ie roya le an cre l 'histoire da ns un i . ippm l sim li-
m en t dy na stiqu e, derrire lequel on trou ve la m ytho logie I
l 'Antiquit, des Troyens et , au-del, du Moyen
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546 Lr.i chem ins de l identit
suivre aussi , p art ir de 1' inv entio n du pe up le gau lois,
thme puissamment lgi t imateur de l ' ant iqui t na t iona le , l a
const i tut ion de ce que l 'on peut appeler l 'his toi re de France
comme genre , un genre qui fa i t part ie intgrante de l ' iden-
t i t nat ionale , quels que soient la forme et le contenu vhi-
culmes de ce rcit collectif. Quand je me suis pos la
qu est ion de la m m oire fran ais e , je suis pa rt i du po stula t
paradoxal que c ' ta i t le rci t his toriographique de l 'his toire
de France qui avai t const i tu la mmoire col lect ive . En
France, la di ffrence de tous les autres pays, c 'est l 'his-
toi re qui a pris en charge la mmoire nat ionale .
ces carac t res or iginaux i l faudra i t a joute r un ca ta ly-
seur : les forces d 'cla tement . Si paradoxal que cela puisse
para t re , on peut soutenir que la France s 'est aussi fonde
sur les puissances de dispersion. L 'appel l 'uni t n 'a , pro-
bablement , t s i marte l , s i permanent qu' cause des for-
ces de disruption et de diversi t que la France a comportes.
La phrase dont on finit par ne plus savoir si el le est de
Michelet , Paul Vidal de La Blache, Lucien Febvre ou Fer-
nand Braudel , le di t net tement : La France est diversi t .
A mon sens, la France n 'est pas d 'abord diversi t , e l le est
plutt d ivis ion : aucu n pay s sans do ute n ' es t com pos
d'autant de pays, de peuples diffrents , de langues e t de ra-
l its ph ysiq ues diffre ntes , de fo rces htrog ne s ; aut an t
d ' lments inconci l iables qu' i l a fa l lu pol i t iquement conci-
l i e r , dans une permanence d 'autor i t ta t ique . Sur tout , ce t te
apparence de cont inui t a gomm la permanence des dchire-
ments Armagnacs e t Bourguignons, guerres de Rel igion,
Fronde , e tc . , comme la profondeur des ruptures que la
France ancienne a pu conna t re , le passage des Mrovingiens
aux Capt iens, par exemple, celui de la monarchie fodale
l 'tat royal , ou la monarchie absolue.
L identit rvolutionnaire
Ex am ino ns m ain ten an t u ne qu es t ion d l ica te : sur ces l -
ments fonda teurs e t permanents , que l a t l e poids de la
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Rvolut ion? Comment s 'es t -e l le g l isse dans ce moule e t
comment l ' a - t -e l le t ransform ? I l es t vident que de toutes
les ruptures voques, c 'est celle qui pse sur nous le plus
profondment . Ne sera i t -ce i l faut b ien le rappeler
que parce que c 'est el le qui a cr la nation au sens moderne
du mo t
1
, en fusionnant ses trois sens : social , juridique, his-
tor ique. Cet te fusion s 'es t opre dans des modal i ts de pre-
mire importance pour la formation de l ' ident i t col lec t ive .
El le repose sur une rupture fondatr ice qui comporte t ro is
aspec ts : tem po rel, spatia l , social .
Rupture temporel le t ravers la not ion d 'Ancien Rgime,
qui apparat ds l ' t de 1789 et renvoie dans les tnbres
plus de dix sicles de l 'histoire de la France, globaliss dans
un ensemble rp rou v ; e lle impo se l 'ide d 'u n recom m ence-
ment messianique de la nat ion. Peut-on mesurer le poids de
cet te amputat ion, ou plutt la force de cet hr i tage repoten-
tialis du pass dans sa dngation mme ?
Rupture dans l 'espace avec la crat ion d 'un terr i to ire
nat ional , sacra l is par la not ion de front ires nature l les ,
mythologie pure, mais qui assied l ' identi t sur l ' image de la
Gaule qui hante depuis Csar la conscience franaise ,
jouant un rle dterminant dans un espace de souverainet
l ' in tr ieur duquel commenai t le pays de la l iber t . Com-
ment mesurer l ' aune de cet te sacra l isa t ion des f ront ires
l ' e f fe t , en p rofondeur , de leur e f facement con tempora in ?
Rupture socia le , encore plus importante : e l le es t l ie
ce que l 'on pourra i t appeler le thorme de Sieys , ce t te
df in i t ion na t iona le qu ' i l a fo rmule en 1789 dans Qu est-
ce que le tiers tat ?: Le t iers com po rte do nc to ut ce qu i
appart ient la nat ion e t tout ce qui n 'es t pas le t iers ne
peu t pas se regarder comme tan t de la na t ion . La fon-
da t ion d 'une na t ion sur l ' exc lus ion d 'une par t ie de ce t te
nation, c 'est--dire les privilgis, la noblesse, et l ' lection
du t iers ta t en vr i table peuple , en dehors duquel i l n 'y a
r ien , on t ce r ta inement t cap i ta les en France pour ins -
taurer l ' in tr ieur de soi un pr incipe de dupl ica t ion e t
1. [Cf. supra, chap. I, L avnement de la nation , p. 17.]
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Lr.i chem ins de l identit
d'exclusion porteur d 'un confl i t , rel ou fantasm, en renou-
ve l lement perp tue l .
Cet te dfini t ion fondatr ice de l ' ident i t col lect ive com-
por te en vi r tua l i t des dve loppements inf ini s . Pour sch-
mat iser l 'extrme, disons qu'e l le a intensif i e t dramat is
les thmes permanents du modle na t iona l f rana is : l ' uni t ,
en lui insu fflan t une pe ur de 1' ennem i ; l 'universel , qu'el le
a nationalis ; la conscience historique, qu'el le a cre comme
telle.
La Rvolut ion renforce d ' abord la hant i se de l ' ennemi ,
qui est l ie la guerre et la permanence de la guerre, peut-
t re plus forte e t plus constante en France qu'e l le n 'a t
dans aucun pays d 'Europe . Ni l 'Espagne , n i l 'Al lemagne , n i
l ' I ta l ie , ni l 'Angleterre n 'ont vcu d 'une manire aussi
intense, ni intrioris la permanence de la guerre e t , donc, la
conscience mil i ta i re de soi . La France a d fa i re la guerre
tous les pays du monde, part la Pologne et les tats-Unis .
El le a vu des ennemis partout l 'extrieur e t l ' intrieur.
D'o l ' importance gnra l i se de la not ion de f ront i re , t e r -
r i toria le , mais aussi juridique, sociale , psychologique entre
les uns e t les autres . Ce sent iment de l 'adversaire est cong-
ni ta l l ' ident i t depuis la Rvolut ion. La dispari t ion de la
France cont re -rvolut ionna i re , l a v ic toi re des Lumires sur
la rel igion, le ral l iement de la droite la Rpublique ont
t , l eur faon, puissamment gnra teurs d 'un t rouble de
l ' ident i t na t iona le . La Rpubl ique ava i t besoin d 'ennemis .
C o m m e d isai t de Ga ul le : La Fr an ce est fa i te po ur les
grands moments e t pour les grands pri ls . Et le fa i t qu' i l y
ai t eu deux mil i ta i res pour la sauver dans la dfai te , Ptain
et de Gaul le , rvle chez les Franais un t ropisme mil i ta i re
qu i l eur manque t e r r ib l ement au jourd 'hu i .
Tout cela expl ique que la Rvolut ion renforce l ' ide
d'unit qui devient convulsive en 1792 et 1793. C'est ce
moment - l que se cons t i tue toute la symbol ique de l 'uni t .
Le salut pub l ic , la pa tr ie en dan ger ont , p ar exemp le,
s t imul ce besoin juridique dj bien ancr de garant i r
l 'uni t d e la nat io n, ce rflexe au tarc iqu e d u seul co ntre
tous , sur l eque l repose beaucoup de l ' imagina i re na t iona l .
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l )c mme, en 1880, lorsque l 'on fai t du
14
juillet la da te de
la fe te nat ionale , les Franais prennent ce
14
ju i lle t com m e
celui de la prise de la Bastille. Or, la rfrence n'tait pas la
prise de la Bastille de 1789, mais la fte de la Fdration, un
an plus tard. Et la confusion est rvlatr ice entre ces deux
14
juillet, l 'u n la prise de la Bastille et l 'a ut re l 'un it effer-
vescente, la fusion passionnelle de toutes les provinces fran-
aises . C 'es t pendant la Rvolut ion que l 'appel permanent
l 'uni t es t devenu un thme conjura toi re e t obsess ionnel .
La Rvolut ion rcupre e t in tensi f ie galement un autre
thme dont la monarchie chr t ienne s ' ta i t empare pour se
dfinir : l 'universel . La Rvolution le rend, en effet , beau-
coup plus complexe. Tant qu ' i l ne s 'agissa i t que d 'un sacr
messianico-religieux, il tait assez simple. Mais avec la
Rvolut ion i l devient beaucoup plus labor , puisque ce t
universel va se part iculariser dans le pays de la Rvolution
et de la l ibert : l 'abstract ion que l 'universel avait prise
l 'poque des Lumires se terr i torial ise alors dans la dfense
de la patr ie . S ' i l n 'y avait pas ce passage d 'un universel abs-
trai t un universel concret travers la Rvolution, on ne
comprendrai t pas la capaci t expor ta t r ice de ce t universe l
nat ional f ranais qui n 'es t pas de mme nature aux ta ts-
Unis, d 'o i l ne s 'est pas export. En revanche, en France,
la localisat ion de la l ibert n 'a pas empch l 'exportat ion de
la nation la franaise. Si l 'on ne saisi t pas l 'ambigut de
cet te not ion d 'universe l t ravers une Rvolut ion qui com-
mence par dclarer la paix au monde pour ensui te fa i re la
guerre au monde ent ier , on ne peut pas comprendre le pas-
sage de ce mod le na t iona l f rana i s au mouvement des
nat ional i ts europennes . I l y a l quelque chose appro-
fondir , le moment o ce t te nat ion rvolut ionnaire a t la
matr ice de la t ransformat ion d 'un universe l abs t ra i t e t re l i -
g ieux en universe l concre t e t na t ional . C 'es t ce moment qui
expl ique le passage des Lumires au romant isme, le passage
de la nat ion au nat ional isme.
Dernier t rai t , o la Rvolution franaise intensif ie , redou-
ble, concentre, cr is tal l ise une dimension essentiel le de l ' iden-
t i t : l 'histoire. Si la Rvolution a accouch de la nation, au
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Lr.i chemins de l identit
sens moderne , la pos t -Rvolu t ion a produi t , en contrecoup,
l 'h is toire , au sens moderne du mot. Et les deux sont int ime-
ment l ies. C'est l 'uvre de la grande gnration l ibrale et
rom an t iqu e . C om m e dira R ena n, e lle a fond l 'h is to i re
parm i nou s . U ne gnra t ion qui a gra ndi l 'omb re , ou
plu t t dans la lumire aveuglante de l ' vnement rvolu-
t ionnaire , l 'poque assez terne de la Restauration et des
dbuts de la monarchie de Juil le t . Mais el le a fai t , sa
faon , l a Rvo lu t ion , pa r l ' exhumat ion documenta i re du
pass national et sa mise en scne littraire sous le signe et
l ' o rdonnancement de la na t ion . Les
Lettres sur l histoire de
France
d 'August in Thierry en marquent le coup d 'envoi ,
Marce l Gauche t en a mont r tou te l ' impor tance dans Les
Lieux de mmoire.
Michelet en reprsente l 'apoge lyrique
par la subjectivisation de la France : Le premier je la vis
comme une me e t comme une pe rsonne une pe rsonne
secrtement investie d 'une mission sacre, porteuse de l 'van-
gile des droits de l 'homme et du ci toyen.
On voit bien, part ir de ces quelques indications, que la
Fr an ce a co nn u d j plusieurs types d ' ide nti t ; e t que le
problme historique n 'est pas tant leur succession que leur
e m b o t e m e n t . Un e
identit dynastique et royale
qui s ' impose
d 'Hugues Capet aux guerres de Rel ig ion , une
identit
monarchique
qui cu lmine avec l ' absolu t isme de Louis X IV ,
u n e
identit rvolutionnaire
qui opre un immense t ransfer t
du sacr de la personne royale au sacr collectif de la
nation. I l y a enfin, e t surtout , une
identit rpublicaine
qui
commence se mettre en place dans les annes 1880 et se
cris tal l ise da ns le feu de l 'affa ire Dr ey fus : c 'est m m e ce qui
transforme ce fai t divers en creuset de l ' identi t nationale .
L identit rpublicaine
L'identit rpublicaine : on se contentera ici pour l 'avoir
longuement analyse ai l leurs d 'en rappeler le principe
qui fait son originalit. Car elle apparat bien la fois
comme le renforcement du mythe na t ional qui s ' inscr i t dans
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/, rhrlliifff i) la m tamorph ose
551
1 1 m i r I I u r o p c - d e l a seconde moit i du X IX
e
sicle et, dans ce
p l u s vieux des ta ts-nat ions , comme une var iante .
C 'es t d 'abord, comme l ' indique bien l 'express ion c lass i-
que, une synthse . Non seulement idologique, mais h is tor i -
que, qui consis te dans l ' ident i f ica t ion df ini t ive e t absolue
de la Rpublique e t de l ' ide nat ionale . Dans toutes ses con-
squences. Cette identif ication, outre les insti tutions poli t i-
ques e t les symboles , supposai t d 'un ct la rcuprat ion
la conscience collective des sicles de pass monarchique et ,
de l 'autre , la df in i t ion d 'une ident i t la f ranaise par rap-
port l ' ident i t nat ionale a l lemande. C 'es t ce qui a donn
l 'histoire sa priorit dans la formation de la conscience civi-
que e t nat ionale e t en a fa i t l ' axe d 'une cul ture des humani-
ts, indissociable des valeurs, de la culture et de l ' identit
rpubl ica ines . D 'o le pr i l en la demeure maintenant que
cette culture chavire. L 'histoire, donc, a pris alors la forme
de ce qu ' i l es t aujo ur d 'h ui conv enu d 'app eler le rom an
nat ional . C 'es t qu 'e l le jo int le pr incipe organisa teur d 'un
rcit coh re nt la m arc he vers l 'uni t rpu blica ine et la
capaci t pour chacun, e t d 'abord pour l ' enfant , de se proje
ter lui-mm e dan s les pripties de l 'ave ntu re collective De
ce roman na t iona l ,
Y Histoire de France
d 'Lrnest I
a v i s s e , la
grande et la peti te , est devenue l 'expression exemplaire. L
encore, c 'est la guerre qui s 'en trouve l ' lment structurant,
et en point d 'orgue la victoire de 1918 comme un happy end
et une lgit imation nationale de la Rpublique. Depuis, les
Franais n 'ont p lus jamais t heureux avec leur h is to ire .
Par une ironie tragique, la paix, la paix qui rgne en France
depuis la f in de la guerre d 'Algrie, a t sans doute l ' l-
ment le plus perturbant de l ' identi t collective.
Ce qui spcif ie le p lus net tement l ' ident i t nat ionale f ran-
aise par rapport aux autres pays d 'Europe, c 'es t la spara-
tion dfinitive qui a achev de s 'oprer par la loi de 1905
entre l ' identi t nationale et la question religieuse. Cette
sparat ion a eu en effe t deux for tes consquences . La pre-
mire, c 'est la localisation sur la poli t ique de l ' identi t
na t iona le , que chaque camp cherche s ' appropr ie r , com-
mencer par le clivage majeur de la gauche et de la droite qui
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552
Lr.i chem ins de l identit
se redf ini t prcisment t ravers l 'af faire Dreyfus. I l y a
bien, au plus profond de la vie nat ionale , une France de
gauc he et une F ran ce de d roi te ; e t c 'est b ien l 'ame nuise-
ment de leur confl i t e t leur progressif broui l lage, depuis une
trentaine d 'annes, qui sont un des signes les plus nets du
t rouble de l ' iden t i t rpubl ica ine . Deuxime consquence de
la la c i t la f ranaise , d 'ampleur plus grande encore : la
religion civile rpublicaine a tabli entre les Lumires, la
raison, la dmocrat ie , l 'ducat ion un l ien qui fa i t en df ini-
t ive reposer sur l ' instruct ion pr imaire l 'essent ie l de l ' ident i t
na t iona le . Aucun pays n 'a mis au tan t de lu i -mme dans
l 'cole. Et s ' i l fallait dsigner aujourd'hui le problme majeur
de l ' ident i t nat ionale , presque le problme unique et , peut-
tre, le plus inquitant, c 'est coup sr l 'cole primaire.
C 'est en fonct ion de ces donnes que l 'ar r ive de l ' i s lam
comme deuxime religion de France pose de si graves probl-
mes, parce que l ' islam dans son principe, ne faisant gure de
diffrence entre le polit ique et le religieux, repose le pro-
blme que l 'on avai t cru rsolu pour le chr ist ianisme. La
pa rtie est rec om m en cer , en acclr ; elle est dj , en tre
musu lmans de France , l a rgemen t en tame .
L ' ide na t iona le- rpubl ica ine compor te un dern ier t ra i t
qui la d ist ingue du reste de l 'Europe, c 'est l 'universal isme
la f ranaise qui a prsid l 'aventure coloniale . La coloni-
sation est devenue le crime inexpiable, le pch capital et
l 'hypocrisie majeure de la France et de la Rpublique. La
France rpubl ica ine l ' a par tage avec tou te l 'Europe , mais
i l es t v ra i que par rappor t aux au t res pays d 'Europe sauf
l 'Angleterre , mais dans des formes t rs dif frentes la
France a engag davantage d 'e l le-mme et de son idologie
dans l 'entrepr ise outre-mer ; mme si cet te idologie a t
el le-mme profondment divise. I l est devenu banal
d 'opposer symbol iquement l ' an t ico lon ia l i sme de Clemen-
ceau m on pa t r io t i sm e es t en Fra nce au p la idoyer
expansionniste de Jules Ferry , au nom du devoir c ivi l isateur
des race s sup rieures . I l y a l u ne des pro jec tion s
r t rospec t ives majeures des va leurs con tempora ines e t des
jugements actuels sur les ral i ts du pass. C 'est oublier
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/)< l hritage la mtam orphose
553
que, globalement , c 'es t au nom des ides progressis tes de la
gauche radicale que s 'es t dvelopp le phnomne colonial
rpubl icain e t que Jaurs , par exemple, s ' i l condamnai t les
cr imes e t les abus de la colonisat ion, en approuvai t le pr in-
cipe. C'est la gauche qui a t la plus lente se convertir
l ' ide de l ' indpendance algr ienne. C'es t oubl ier aussi que
l 'entrepr ise coloniale consis ta i t , h is tor iquement , lgi t imer
la Rpubl ique en mont rant qu ' e l le renda i t la France ce
que la monarchie lui avai t fa i t perdre , e t qu 'e l le exporta i t
chez les coloniss les ides au nom desquelles i ls rclame-
raient leur indpendance. L n'tai t pas le but, mais l est le
fait , et l 'effet de l 'universel rpublicain.
L A M T A M O R P H O S E
Venons-en, c 'est l 'essentiel , l 'branlement gnral de
son ident i t his tor ique que la France conna t depuis ( rente
ou qua ran te ans
1
. Une mue qui la fa i t passer d 'un type de
nat ion un autre . D'une nat ion ta t ique, guerr ire , mnjor i
ta i rement paysanne, chrt ienne, impria l is te e t messianique,
une France a t te inte dans toutes ces dimensions, e t qui se
cherche encore souvent dans la douleur . On appel lerai t
volont ie rs dmocra t ique ce nouveau type d ' ident i t , con-
di t ion de ne pas voir dans ce mot la vic toire d 'un modle
t ranger au rpubl icanisme un modle amr ica in par
rappor t au modle f rana is , t e l s que Rgis Debray les a
opp oss da ns les ann es 1980 , mais une vo lut ion his to-
r ique du modle rpubl icain lui-mme. Cet te volut ion a
1. Pour de plus amples dveloppements sur ces thmes, le lecteur est pri de
se reporter diffrents textes des
Lieux de mmoire,
en particulier La na tion-
mmoire , conclusion du t . II ,
La Nation,
vo l . 3,
La Gloire - Les M ots, op. cit.,
pp. 647-658 , ainsi que Co m m en t crire l histoire de Fran ce ? et L re de la
commmorat ion , en t te du tome III ,
Les France,
vol. 1,
Con flits et partages,
op. cit.,
pp. 9-32, et en conclusion gnrale, vol . 3,
De l archive l emb lme, op. cit.,
pp. 977-1012.
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554
Lr.i chemins de l identit
cons is t , pourra i t -on di re en schmat isant l ' ext rme, dans
un m ou ve m en t de bascule : tandis que, p ou r un e sr ie de
raisons his tor iques , s ' rodai t l ' ident i t nat ionale- rpubl i -
caine (car i l es t vain d 'opposer l 'une l 'autre) , montai t
sourdement en puissance pour ne pas di re explosai t
un rgime des ident i ts socia les , por teur d 'un profond
remaniement des formes de l ' t re-ensemble .
L extnuation du modle
S' i l es t vra i , comme on l ' a fa i t dj remarquer , que la
paix a sans doute t , depuis la f in de la guerre d 'Algr ie ,
l ' un des p lus pu i s san t s lments de l a t r ans format ion du
modle t radi t ionnel , c 'es t qu 'e l le in tervenai t prcisment
la re tombe d 'un s icle o la France avai t connu t rois
guerres . Trois guerres qui s ' ta ient soldes par des dfai -
tes , mais des dfai tes masques , dont les ef fe ts , pour cet te
ra i son m m e, d i f f rs n 'o n t t que p lus r avage urs . La
fausse victoire de 1918 ne s 'est rvle telle qu'aprs l 'effon-
drement de l 'Al lemagne nazie e t mme celui du commu-
nisme sovit ique, comme le suic ide de l 'Europe ent ire e t
la matr ice de tous les maux du XX
E
sicle. 1945 et la pl ac e
que de Gaul le a russ i assurer la France parmi les
grands n 'on t f a i t oub l ie r qu 'un t emps l a f r anche dfa i t e de
1940. peine celui -c i avai t - i l d isparu qu 'au tout dbut des
annes 1970 s 'envolai t le souvenir noi r de la France de
P ta in e t de l 'Occupa t ion . Quant 1962 , de Gaul le a tou t
mis en uvre pour fa i re oubl ier aux Franais le repl i du
drapeau e t la dbcle en Algr ie par l ' ent re de la France
dans le c lub nuclai re e t pour la prcipi ter dans la re lance
conomique. I l n 'empche que la dpossession du monde ,
comme di t Jacques Berque, la f in de la project ion imp-
r iale de la France, le repl i sur l 'Hexagone le mot se
rpand l ' poque comme i l ta i t n aprs la per te de
l ' A l s ace - L or r a ine , mar que une r econ f igu r a t i on com-
plte e t un remaniement in tgral de l ' ass ise ident i ta i re de
la France .
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/
)< l hritage la mtam orphose
555
( c ramnagement s 'es t t radui t par un double c la tement
de la France : par le haut , pourrai t-on dire , e t par le bas.
Par le haut : c 'est l ' insert ion dans un ensemble europen
que paraissait sceller l 'arr ive Matignon en 1976 du pre-
mier c on om iste de F ran ce venu de Bruxelles , le du r
apprentissage de l 'a l ignement et de la soumission aux nor-
mes in terna t ionales pour un pays habi tu n 'couter que
lui-mme. Et dans la foule suivent l 'a l trat ion ou l 'aban-
don de tous les paramtres de la souverainet : le terr i toire ,
la frontire , le service mili ta ire , la monnaie. clatement
aussi par le bas : c 'est la pousse dcentral isatr ice, l 'affai-
b l issement du pouvoir d 'ta t sanct ionn par la lo i Defferre
de 1982. Et comme en cho, dans un registre tout diffrent ,
la dsagrgat ion progress ive de toutes les formes d 'au tor i t
et d 'encadrement, familles , glises ou part is , dont l 'explo-
sion juvnile de Mai 68 a pu paratre rtrospectivement le
po in t de dpar t . Un mouvement gnra l de l ' a f f i rma t ion de
l ' individu qui dpasse largement le cadre national , mais qui
prend dans ce t te France que l 'on a pu d ire , comme Michel
Crozier , te r re de co m m an de m en t un rel ie f tou t par t i -
culier.
Ce brouil lage d 'un cadre f ixe d 'expression de l ' identi t
na t ionale s 'es t accompagn d 'un phnomne in tr ieur , au
cur mme du pays , qui n 'a pu que contr ibuer branler
en profondeur la s tab i l i t ident i ta i re de la France t rad i t ion-
nelle. Il s 'agit de la fin des paysans. La France tait reste,
jusqu 'au lendemain de la Seconde Guer re mond ia le , un
pays majori t paysanne, la diffrence de ses grands voi-
sins industr ie ls . Le taux de la population active engage
dans l ' agr icu l ture chute rap idement pendant les Trente Glo-
rieuses de la croissance et passe mme en 1975 seuil tou-
jours symbol ique au-dessous de 10%; encore s ' ag i t - i l
moins de paysans que d 'agr icu l teurs . L 'ex t inc t ion de la
vieille classe paysanne, accompagne de celle de la classe
ouvr ire t rad i t ionnel le ext inc t ion qui es t rapprocher
des effe ts de Vat ican I I e t de la dchr is t ian isa t ion popu-
la i re , devai t se rv ler d 'au tant p lus t roublante que dans
les annes qui ont suivi la guerre d 'Algrie la France al la i t
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556 Lr.i chem ins de l identit
se t rouver confronte l ' a r r ive soudaine e t mal contr le
d 'une immigra t ion d 'un type nouveau , d 'o r ig ine e ssen t ie l -
lemen t maghrb ine e t musu lmane , don t l a re l ig ion ta i t
beaucoup p lus t rangre que ce l le des p rcden tes vagues
d ' immigra t ion , ca tho l ique ou ju ive , e t l a cu l tu re beaucoup
plus diff ic i le soumettre aux lois e t coutumes de la francit
tradit ionnelle . Elle devait rendre plus vident encore l 'affai-
b l issement des mcanismes in tgra teurs .
C'est ce moment-l , au milieu des annes 1970, que l 'on
a com m enc pa r le r d 'un e m mo ire pays ann e , d 'une
e thnologie rura le . Le succs foudroyant de l ivres comme
Le Cheval d orgueil
de Pierre Jakez Hlias ou
Montaillou,
village occitan d 'Emmanue l Le Roy Ladur ie impose l ' v i -
dence d 'une mmoire paysanne qui ne v i t p lus que de sa
reconst i tu t ion savante ou sens ib le , comme l 'a propos en
1972 le muse des Arts e t Tradit ions populaires. I l est t rs
significatif que ce soit sur ce thme que s 'est fixe la pre-
mire exigence d 'une rcupration mmoriel le . C'est sur le
rural que le patr imoine a fai t sa rvolution dmocratique .
Le mot appar tena i t au monde des ch teaux , des ca thdra les
et aux crations majeures de l 'espri t e t de l 'ar t . Le voil
rfugi dans la chanson popula i re , l ' a ra i re ances t ra l , le che-
min de t ranshumance e t le lavoir de v i l lage . Comment ne
pas rapprocher ce phnomne de la cand ida tu re de Ren
Dumont aux lections prsidentielles de 1974, autrement dit,
l 'mergence nationale de l 'cologie ?
Ce renrac inement lo in ta in de l ' imagina ire qui s ignale
prcisment un brutal e t dfinit if loignement du pass, i l
n 'est pas interdit de penser que l 'a indirectement renforc
l 'accession la prsidence de la Rpublique de Valry Gis-
card d 'Es ta ing . L 'a r r ive au sommet de l 'ta t de ce jeune
conomis te de la grande bourgeois ie , technocra te e t par i -
s ien, europen de cur et part isan d 'une dcrispation de
la vie poli t ique dont le septennat s 'annonce sous le s igne du
cha nge m ent e t de la m ode rni t , n 'es t cer ta inem ent
pas t rangre ce t te p longe dans les profondeurs perdues
et retrouves o les Franais se sont soudain enfoncs et
dont les remontes al la ient apparatre la surface, la sur-
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/)< l hritage la mtam orphose 557
prise gnrale , lors de l ' anne que Giscard d 'Estaing lu i-
mme a eu l ' ide de consacrer au patr imoine, en 1980.
La r up tur e iden t i ta i re que m arq ue le sep ten nat g iscar-
d ien va , symbol iquement , beaucoup p lus lo in e t rend mani-
feste, avec la fin de ce qu'il est convenu d'appeler le gaullo-
com m unis m e , un ph no m ne de g rande amp leur e t de
longue porte, invisib le , e t pourtant dcisif pour l ' ident i t
nat ionale : derr ire la rduct ion de puissance et l ' en tre d if-
ficile dans le rang des puissances moyennes, le retrait de la
grande histo ire .
La France avait pu s 'enorgueill ir depuis longtemps, depuis
tou jours , d ' avo i r t en p remire l igne e t comme l ' avan t -
garde des expriences maje ures de l 'histoire et de la form ation
d 'une Europe qu i ta i t le cen t re du monde. Des cro isades
l 'empire colonial , en passant par la fodal i t , l 'tat-nat ion,
la monarchie absolue, les Lumires, la Rvolut ion, la d icta-
tu re . Sa p r op re saga h is to r ique , son fame ux ro m an nat io -
nal , de Vercin gtor ix de Ga ulle , s ' inscrivait d an s cette
fresque o la nation, vhicule du progrs depuis le xvm
e
si-
cle, rimait avec raison et avec civilisation. Or, depuis 1918,
el le n 'avai t p lus connu des grandes secousses de l 'Histo ire
que les rebonds et les contrecoups. Pas de rvolut ion socia-
l is te , malgr l ' existence du plus fort part i communiste de
l 'Occident ; pas de to tal i tar isme nazi , malgr une t radi t ion
d 'ex t rm e dro i te na t ional i s te m ena an te ju sq u ' la guerre ;
pas de vraie crise de 1929, parce que pas encore de vraie
rvolut ion industr iel le et f inancire. Une cul ture de masse et
une socit de consommation arr ives prcisment en ces
annes 1960-1970, ce qui tait le signe mme d 'une entre
dans le lo t commun. Une mondia l i sa t ion qu i a renforc
encore l ' assujet t issement de la France des normes qui la
dpassent et le caractre obsolte d 'une ident i t spcif ique
dissoute et fondue dans le modle occidental . Bref , une his-
toire qui n 'avait plus pour elle ni la sagesse, ni l 'hrosme,
ni la raison porteuse d 'universel .
Pendant une bonne t ren ta ine d ' annes , des annes 1940
aux annes 1970, le gaul l isme et le communisme, ces deux
phnomnes symtr iques , con t rad ic to i res e t complmenta i -
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558 Lr.i chemins de l identit
res, ont pu masquer la ralit. I ls ont pu, chacun leur
faon, entretenir l ' i l lusion qu'une grande his toire et un grand
dest in taient encore rservs la France. Tous deux ont
combin, des doses var iables , les deux thmes majeurs
dont l ' ent re lacement a t i s s l 'h is to i re de la France contem-
poraine , nat ion e t Rvolut ion. Et ce t i t re chacun a pu
reprsenter une version concentre, syntht ique, plausible et
promet teuse de l 'h is to i re nat ionale . La France ne s 'es t
jamais vraiment remise de leur ef facement s imul tan.
Aucun proje t nat ional n 'a pu s ' imposer depuis . Ni le pro-
jet social is te, parce que la gauche est arr ive poli t iquement
au pouvoir quand sa cons te l la t ion idologique e t sur tout le
marxisme qui l ' inspirai t taient dj presque puiss . Ni le
projet europen, dont les Franais se sont dsintresss ds
lors qu ' i l ne rpondai t p lus au modle d 'une France di la te .
Le trai t de Maastr icht , en 1992, marque cet gard une
date dcis ive. Ni le projet l ibral , fugacement brandi au
moment des dnat ional isa t ions de 1986. Ni le proje t souve-
rainis te, parce qu' i l paraissai t archaque et suicidaire. Ni le
proje t cologique, parce qu ' la d i f frence d 'aut res pays ,
comme l 'Al lemagne, i l a paru f rapp d 'u topie e t d 'un soup-
on gauchis te e t aujourd 'hui ract ionnaire . La France se
sai t un futur , mais el le ne se voit pas d 'avenir . C 'est la rai-
son du pessimisme des Franais . Non pas un pessimisme
individuel , mais col lect if his torique, peut-on dire.
Cet puisement ne s ignif ie nullement la dispari t ion du
sent iment nat ional , mais i l en expr ime la mtamorphose e t
le transfert sur l 'unit et la diversit des aspects culturels
langue, murs , paysages , que l 'on fantasme, au demeu-
rant , plus qu'on ne les soigne. Osons mme le dire : le senti-
mental i sme a remplac le sent iment nat ional e t le roman es t
devenu une romance. C'est bien la dfini t ion de la nat ion
selon Renan qui es t at teinte dans son principe. On l ' invo-
que par tout , mais e l le sonne comme un rappel e t comme un
glas . A vo ir fai t de gra nd es choses ensem ble, vou loir en
faire encore. /Le culte des anctres et le plbiscite de tous
les jou rs . L a/h at ion se lon Re na n sup posa i t la solidar it des
deux notions dont nous vivons prcisment la dissociat ion :
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l hritage la mtam orphose
559
la nat ion comme hr i tage e t la nat ion comme proje t . Le
pass qui n 'appara t p lus comme la garant ie de l 'avenir e t
l ' absence d 'un suje t h is tor ique porteur : le noyau dur de la
fameuse crise de l ' identi t nationale est l . Pas ail leurs.
Le rgime des identits
Diso ns m ieux : la not ion m m e d ' ident i t na t iona le
appara t au jourd 'hu i parce qu 'e l le es t au conf luen t de deux
ph no m ne s : l ' a f fa ibl isseme nt car c 'es t p lut t d 'affa i-
blissement que d 'extinction qu' i l s 'agit de l ' identi t
nat ionale-rpubl ica ine c lass ique e t l ' avnement de ce que
l 'on peut appeler le rgime
des
identits.
L'veil de ces identits est l i l 'affranchissement gnral
de toutes les minori ts , un mouvement de dcolonisa t ion
intr ieure e t d 'mancipat ion des minori ts de toute nature
sociales, sexuelles, religieuses, provinciales , dont l 'his-
to ire pr op re avai t t jusq ue-l m arginal ise , rabo te par
une his to ire nat ionale homognisa tr ice , rdui te au regis t re
de la vie familiale, personnelle ou prive. Des minorits
souvent ignorantes d 'e l les-mmes e t qui prenaient soudain
conscience de soi, et affirmaient leur existence, assuraient
leur diffrence par ce que l 'on appelait alors la rcupra-
t ion ou la rappropria t ion de leur pass . Jusque dans
les annes 1970, le descendant d 'aristocrates guil lotins, le
peti t-f i ls d 'un fusil l de la Commune ou le f i ls d 'un juif
polonais arr iv dans les annes 1930 par t ic ipaient , mme
dans des versions diffrentes, d 'une seule et mme histoire,
em blm atise pa r la fo rm ule scola ire no s anctres les
Ga ulois . C 'es t sur ce do ub le regis t re d 'a pp ar ten an ce que
s 'tait construite l ' identi t collective de la nation rpubli-
caine, et c 'est lui qui s 'est bris. J 'a i longuement dcrit ce
phnomne, en particulier la f in des
Lieux de mmoire.
Il
faut cependant en rappeler le pr incipe , qui t te soul igner
plutt son volut ion e t ses about issements .
Si le m ot m m oire s 'es t spo nta n m en t imp os po ur
caractriser la prise de conscience de soi de ces minorits et
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560
Lr.i chemins de l identit
leur autonomisat ion exis tent ie l le , au point de conna t re
aujourd 'hui une gnral isa t ion abusive , c 'es t sans doute
qu' i l est deux faces. D'un ct, i l s 'oppose l 'histoire et
n 'a pr is sa force en France que par rapport la force que
l 'histoire y avait gagne. Affectif contre intellectuel, mo-
t ionnel contre ra t ionnel , exprience vcue ou fantasme
contre reconst i tu t ion discurs ive . Mme quand la mmoire
entrane une volont de connaissance et d'exploration savante,
celles-ci impliquent la soumission des procdures cri t iques
qui s ' lo ignent du mmorie l . Par un autre ct , la mmoire
a t le vecteur d e ce qu' i l est conv enu d 'ap pe ler iden-
ti t ; les deux mots sont devenus proches et souvent inter-
changeables .
En trente ans, la signification de ces deux termes aux-
quels i l faudrait associer celui de patrimoine, qui relve de
la mme conste l la t ion s 'es t t rangement re tourne e t
enrichie. Tous les trois sont passs, et c 'est l le phnomne
remarquable, du registre individuel au registre collectif . Si
difficile qu'elle soit dfinir avec prcision, l 'existence
d 'une mmoire col lec t ive s 'es t impose au sens commun.
L 'express ion couvre un champ smantique qui lu i donne sa
cha rge et son au ra : de l 'incon scient au sem i-conscient, des
habi tudes e t des t radi t ions au souvenir e t au tmoignage, de
la solidarit passive l 'affirmation dtermine. L ' identit
n 'avait qu 'un sens administratif et policier pour caractriser
une individualit ; elle est devenue l 'assignation collective
un groupe. Mme volution pour le patrimoine qui est pass
rapidement du bien tenu du pre ou de la mre la cons-
cience d'un bien collectif et, de l, une signification quasi
mtaphor ique pu isqu 'on par le auss i b ien au jourd 'hu i du
patr imoine l inguis t ique que gnt ique ou const i tu t ionnel .
Bien mieux : les trois mots s 'appuient et se renvoient l 'un
l 'autre, dans une circulari t qui dessine une nouvelle con-
figuration interne de la conscience de soi, une autre forme
d 'conomie de l ' t re-ensemble qu ' i l nous es t devenu impos-
s ible d 'appeler autrement qu ' ident i t ou plutt ident i ts ,
au pluriel .
L ' ident i t dmocrat ique de la France consis te dans ce
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/)< l hritage la m tamorphose 561
passage Aune conscience de soi plus sociale qu e poli t iqu e,
plus mmorie l le qu 'h is tor ique , p lus pat r imonia le que nat io-
nale. Le problme de 1 ' identi t nationale ne se pose que
dans un re tour
des
ident i ts nouvel le gnra t ion
sur
l ' iden-
t i t de la France ; le t i t re du l ivre de Fernand Braudel en
1985, L Identit de la France, en a t i r son originali t . Une
identi t na tio na le sur laquelle les uns se son t mis
s 'acharner parce qu 'e l le s 'appl ique l ' ide mme de nat ion,
les au t res l a d fendre en lu i donnant un con tenu d 'homo-
gnit sociale et culturel le menac, plus part iculirement
contre ceux qui , par dfini t ion, sont les plus trangers au
rpub l icanism e ho m og nisa teur : les imm igrs .
Les identi ts de groupe sont , en effet , dans leur principe,
incompatibles avec l ' ide nationale, tel le du moins que s 'est
dveloppe l ' ide nat ionale dominante , d 'essence jacobine .
On ne comprendra i t pas , s inon , pourquoi ceux- l mmes
qui se r jouissent de l 'a f f i rmat ion d 'une ident i t corse , ou
juive , sursautent la seule vocat ion d 'une ident i t nat io-
nale e t ent rent en convuls ion l ' invocat ion d 'une mmoire
nat ionale . Ni , inversement , pourquoi les dfenseurs d 'une
ident i t nat ionale e t rpubl ica ine pure e t dure s 'empressent ,
la moindre express ion d 'une f idl i t une quelconque t ra-
di t ion ident i ta i re de groupe, de cr ier au communautar isme.
Question de hirarchie, soit . Mais il est vrai que l 'veil de
chacune de ces identi ts a t une mise en cause et mme en
accusat ion d 'une dimension essent ie l le de la t radi t ion nat io-
na le rpubl ica ine . L 'a f f i rmat ion d 'une mmoire e t d 'une
identi t juives, par exemple, s 'est accompagne depuis la
guerre d 'un procs une France qui al lai t bien au-del de
Vichy e t de l ' a f fa i re Dreyfus phnomnes qu i n 'ava ien t
en r ien entam l 'a t tachement des ju i fs la France , c ' ta i t
la dnoncia t ion d 'un ant ismit isme mdival e t chr t ien , e t
pour cer ta ins d 'un ant ismit isme indracinable e t consubs-
tantiel la France el le-mme. S 'agissant du fminisme, i l
pouvai t para t re sans rappor t avec l ' ide de la nat ion. I l
n 'empche que l ' exhumat ion d 'une mmoire iden t i t a i re des
femmes consistai t renverser sur el le-mme l ' ide d 'une his-
toire fai te et cri te par les hommes. Quant la mmoire
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Lr.i chem ins d e l identit
coloniale, la dernire venue, c 'est celle qui va le plus loin
dans la dnonc ia t ion d 'une t rad i t ion rpubl ica ine dont l a
l ibert , l 'gali t et la fraternit se sont traduites par l 'escla-
vage, l 'oppression et le racisme. Elle conduit tout droit
brler le drapeau t r icolore e t conspuer
La Marseillaise.
Toutes les mmoires identi taires ont , peu ou prou, une
dimension protestataire , revendicatr ice et accusatoire. C'est
normal, dans la mesure o les identi ts minori taires sont , par
dfinition, celles de victimes ; l 'histoire de ceux qui n'avaient
pas eu droit l 'Histoire. ce titre, elles se sont pares des
prestiges et des privilges qui s 'attachent la justice et la
morale. Dans cet te nouvelle conomie de l ' identi t collect ive,
leur af f i rmat ion avai t un caractre puissamment mancipa-
teur et libratoire. Allons plus loin : elles taient, elles sont
leur manire, une revendication de l 'universal isme franais
contre une France infidle el le-mme, rtrcie et , pour
reprendre l 'expression dsormais consacre, moisie .
I l est pourtant impossible de ne pas remarquer combien ces
revendications identitaires et mmorielles s 'inscrivent l ' int-
r ieur de la nation co m m e un ap pel la reconnaissance. pa rt
les mini-nationalismes breton et corse et encore. . . , tou-
tes rsonnent , y compris les p lus apparemment radica les ,
comme des demandes d ' inscr ip t ion au grand l ivre de l 'h is -
toire nationale. I l y faut le symbole, la loi , la Consti tut ion,
la pa ro le o f f ic ie ll e d ' ta t . L es com m m ora t io ns na t iona les
inst i tues depuis une quinzaine d 'annes et qui doublent le
nombre de cel les qui existaient depuis plus d 'un sicle ont
beau ne contr ibuer qu ' l 'usure e t l 'a tomisat ion de la
commmora t ion rpubl ica ine , ou n 'expr imer que le po ids
des revendications associat ives, l 'expiat ion et la contri t ion
(la rafle du VF d 'Hiv, la t rai te et l 'esclavage), le morcelle-
ment sec tor ie l de l a mmoire combat tan te (hommage aux
ha rk i s , aux comba t t an t s d ' I ndoch ine , d 'Af r ique du Nord ) ,
l ' impor tan t es t que ces commmora t ions so ien t
nationales.
Le discours de Jacques Chirac, peine lu, au Vl ' d 'Hiv, le
16
ju i l le t 1995, accdai t un e de m an de ins is tante d 'u ne
minor i t ac t ive de la communaut ju ive auprs de Frano is
Mit terrand, prs ident de la Rpubl ique , qui l 'avai t obst in-
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/)< l hritage la mtam orphose
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me nt refuse, recon naissant la culpabi li t de la F ran ce
et non du seul rgime de Vichy. La vraie motivat ion des lois
di tes mmoriel les n 'est sans doute pas leur eff icaci t contrai-
gnante pas mme la loi Gayssot de 1990, pnal isant la
ngat ion du gnocide jui f , puisque l 'arsenal jur idique exis -
t an t ava i t d j suff i po ur f a i re co nd am ner R ob er t Faur i s -
son , mais leur caractre symbolique, la solennit et
l 'una nim i t lgislat ive de la dc larat ion : La R pu bl iqu e
reconna t le gnocide armnien.
Le cas des langues rgionales est cet gard part icul ire-
ment clai rant . En 2008, dans la rforme de la Const i tut ion,
le parlement, runi Versailles, a inscrit au ti tre des collec-
t ivi ts terr i tor iales , ar ticle 7 5 -1 : L e s lang ues rgionales
ap pa r t ien ne nt au p at r im oine d e la Fran ce. Les associa-
t ions mil i tantes avaient batai l l pour que la phrase f igure
l 'ar t icle 2 de la Const i tut ion, suivant cel le qui dclare : La
langu e d e la R p ub liqu e est le fran ais . Q ui n e voit
l ' impor tance de l ' inscr ipt ion dans la hirarchie du texte ,
l 'enjeu his torique de cet te inscript ion qui fai t cho au refus
du gouvernement franais , dix ans plus tt , de s igner la
' C ha r te e uro p en ne des lang ues rgionales e t m inor i ta i -
res , une formulat ion qui permet tai t d 'associer aux langues
pro pre m en t pa r ler rgionales les langues no n ter r i tor ia-
les , m ais p ort es et parles p ar des gro up es vivan t en
France, comme le yiddish, l 'arabe ou le berbre ? L 'enjeu de
la batai l le pour l ' instant moit i gagne, moit i perdue,
est clair pour la dfini t ion de l ' ident i t nat ionale. Et la
batai l le cont inue.
L 'af f i rmat ion combat ive de ces ident i ts mmoriel les ne
doi t cependant pas masquer leur var i t , les nuances de
leurs s t ra tes , facet tes , enracinements his tor iques , compo-
santes sociales qui rendent la ral i t de leur expression inf i-
niment complexe et ambigu. I l y a bien une mmoire e t
une identi t juives, par exemple, qui se sont const i tues
depuis la guerre. On peut en dcrire les formes et les tapes
marquantes , je m'y suis essay
1
. Mais comment ne pas teni r
1. [Cf. le chapitre prcdent, p. 508.]
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Lr.i chem ins de l identit
compte , pour tan t , par r appor t l a France , des ab mes de
sens ibi l i t qui sparent les di f frentes composantes de cet te
communaut jusqu ' ceux qui ne s 'y r econnai s sent pas ,
des f ront ires qui passent l ' in tr ieur mme de chacun des
groupes d 'or igine, et souvent l ' intr ieur de soi-mme ? I l y
a bien une mmoire e t une ident i t fminines , dont le Mou-
vement de l ibrat ion des femmes a expr im la mi l i tance.
Qui ne voit la diffrence de vis ion du monde, de la socit,
de la pol i t ique et des rappor ts humains qui spare , pour
commencer , cel les pour qui exis te ou n'exis te pas la compl-
m en tar i t des deux sexes ? Q ua nt la m m oire coloniale ,
cel le qui peut para t re at teindre le plus radicalement la
Rpubl ique, la nat ion, la France, comment ne pas voi r ,
dans les rapports exis tent iels , les rapports la colonisat ion
ou la France, ce qui spare commencer par leur or i -
gine maghrbine, afr icaine, ant i l laise les anciens coloni-
ss eux-mmes ?
Encore ne s 'agi t- i l l que des dis t inct ions marques la
serpe, t i t re indicat if et pour amener la conclusion sui-
vante . Autant ne pas prendre la mesure de la nouveaut
revendicat r ice de ces ident i ts mmoriel les condamne ne
pas compr endr e pour quo i e t comment peu t au j our d 'hu i s e
pose r la que st ion de 1' iden ti t nat io na le , au ta n t n e p as
teni r compte du caractre mouvant , mobi le , volut i f , con-
f lictuel et en p erptuel le reco m posit ion de ce ch am p de forces
condamne n 'y in te rveni r qu ' l ' aveugle . C 'es t pourquoi
un dbat sur l ' ident i t nat ionale dcid d 'en haut ne peut
dboucher que sur un manichisme rducteur . C 'es t ce qui
donne au dbat de ces dernires annes sur l ' ident i t nat io-
nale sa ral i t de fond et le rend en mme temps, dans son
principe, dangereusement immatrisable. Il dsigne les immi-
grs e t les musulmans comme l 'Autre de la nat ion France ;
une France qui ne se penserai t e l le-mme qu 'en fonct ion
d'eux. Alors que les matres mots de cet te nouvelle identi t
dmocrat ique seraient au contrai re , plus largement , comme
dan s tou te dm ocra t i e : com prhen s ion in te rne des s itua-
t ions s ingulires , ngociat ion, arbi trage, hirarchisat ion des
problmes, autori t claire de la dcis ion.
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/)< l h rita ge la mtamorphose
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L histoire menace
Dans la nouvel le conomie des ident i ts , c 'es t l 'h is toire
qui es t la plus menace, e t d 'abord l 'h is toire nat ionale . Pas
seulem ent d an s ses aspects les plu s rcen ts, dits sensi-
bles , pa rce qu ' i ls son t les plu s susce ptibles d ' tre investis
des intrts de la mmoire d 'un groupe par t icul ier . Mais ,
plus largement , dans le rapport au pass , le sent iment de la
cont inui t , la conscience de la diffrence des temps.
L 'ge des ident i ts va ju sq u ' f rap pe r , pa r pr inc ipe , tou te
his toire de la nat ion des s t igmates du nat ional isme. I l es t de
fait que l 'histoire est devenue scientif ique la belle poque
de l ' aff i rmat ion des nat ional ismes, qu ' i ls soient de droi te ou
de gauche. De l les identif ier l 'une l 'autre, i l n 'y a
qu 'un pas . l i re , par exemple, les commentaires qui ont
accuei ll i, p arf ois dan s les jo u rn au x les plus au tor iss , la
rcente rdit ion de VHistoire de France d 'Ernes t Lavisse
qui i l lus t re le pch capi ta l d 'une interpntra t ion troi te de
psit ivit scientif ique et de culte fervent de la patrie, on
n 'es t pas loin de conclure que quelques his tor iens vic ieux ne
seraient al ls chercher en Allemagne, aprs la guerre de
1870, les secrets d 'une histoire scientif ique que pour mieux
justif ier l 'esclavage et la colonisation. I l est trs diffici le de
fa i re admet t re que par le r na t ion , France , h i s to i re ou iden-
t i t nat ionale ne soi t pas forcment du nat ional isme. Peut- i l
y avoir u ne his to ire-de -Fra nce da ns un type d ' ide nt i t
dmocra t ique ?
L 'ge des ident i ts a tendance enfermer l ' poque dans
un ternel prsent . Sans doute y a- t - i l une manire d ' incom-
patibil i t entre la philosophie des droits de l 'homme, rduite
celle des individus, et l ' ide d 'une histoire nationale, ft-ce
la plus cr i t ique ou la plus problmatise . Le pr ivi lge donn
au point de vue de la victime, le moralisme qui l ' inspire se
conjuguent pour obl i t re r la d i f f rence des temps e t donner
la pr ior i t au jugement affect i f e t moral sur le pass en y
pro je t an t le s jugem ent s de va leu r d ' a u jo urd ' hu i . La comm -
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/)< l hritage la mtam orphose
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t la date repre la plus importante de l 'envol de la
mmoire co lonia le , de sa foca l isa t ion sur la t ra i te a t lan t ique
et de sa const i tu t ion en image d 'pina l . Tro is ans p lus ta rd ,
la lo i Taubira v iendra en fa i re un cr ime contre l 'humani t .
Mais c 'est l 'anniversaire de l 'Armistice qui est sans doute le
moment qui va le plus loin dans la disqualif ication de l 'hri-
tage. I l reste marqu par le discours de Lionel Jospin, Pre-
mier minis t re , le 5 nov em bre , app elan t la r in tgra t ion
des mut ins de 1917 dans la mmoire co l lec t ive , formule
immdia tement in terpr te par la presse comme une rha-
b i l i ta t ion , le maire de Craonne dnonant le Chemin des
D am es com m e le prem ier c r ime con tre l 'hum an i t rest
impuni . Ce qui ta i t jusque- l considr comme le som-
met de l 'hrosme et l 'apoge du sacrif ice patr iot ique est
devenu co m m e un e rvlat ion de la rali t na tio na le : le
crime de masse.
La r t roprojec t ion dans le pass du cr ime contre l 'huma-
ni t comme s tade suprme de l ' ind ignat ion es t typique du
moral isme anachronique qui prs ide au t r ibunal de l 'His-
to i re . Faut- i l rappeler que la not ion avai t t formule au
lndemain de la guerre pour qual i f ie r un cr ime d 'poque ,
sans commune mesure avec tous ceux que l 'on avai t connus
jusque- l , e t pe rmet tan t de poursu iv re leur vie durant les
auteu rs de ces c rimes ? El le a con nu un d to urn em en t e t
une extens ion considrables qui ouvra ient la por te un
rglement de comptes rtrospectif e t une criminalisat ion
gnra le du pass , jusqu 'au moment o l 'op in ion s 'es t a la r -
me et o les historiens se sont mobil iss. Que la condam-
nat ion du mme coup se dplace des au teurs de ces c r imes
aux historiens qui les voquent, les discutent ou paraissent
les pondrer n 'a pas , en so i , d ' importance pour leur per-
sonne ; mais el le montre les r isques de ce dplacement pour
l 'hygine sociale et mentale et l 'absurdit de cet aboutisse-
ment. Une socit des identi ts tend ne tolrer les histo-
riens que s ' i ls se font mili tants de la mmoire.
On avancera l ' a rgument des capr ices de la mmoire ,
capables de longues la tences et dtours, e t de rveils inat-
tendus e t sans doute d 'au tant p lus puissants . C 'es t vra i .
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Lr.i chem ins de l identit
Mais que l moment ces mmoires blesses qui demandent
just ice , reconnaissance, inscript ion au grand l ivre de la
nat ion virent-e l les au prtexte d 'abusives rclamat ions,
des ins t ruments de press ion, voi re un chantage , qui n 'ont
plus rien voir avec le pass, ni avec la mmoire ?
C'est l que le recours l 'histoire devient ncessaire et
que les his toriens t rouvent la just i f icat ion de leur mt ier e t
mme, en dmocrat ie , la mission qu'e l le leur rserve.
L ' ident i t dmocra t ique suppose la gnra l i sa t ion de ces
confli ts de mmoire et leur antagonisme. Dans la guerre civile
des mmoires, i l n 'y a gure que deux instances d 'arbi t rage e t
de paix : la parole poli t ique, condit ion qu'el le soit porteuse
d'une autori t morale . Et le temps, c 'est --dire l 'his toi re . Ic i
encore , on avancera que, la di ffrence des his toriens
d 'aut re fois qui s ' in te rdisa ient l ' ana lyse du prsent e t n ' in te r -
venaient que sur les morts incapables de ragir , l 'his torien
du contemporain t ravai l le sous le regard des vivants e t n 'a
aucune pos i t ion de surplomb. On se demande ce qui l e qua-
l i f iera i t comme historien s ' i l ne cherchai t , prcisment , se
dtacher des pressions du prsent e t prendre de la hau-
teur, sa fo rm e lui de rega rd loign . Les con di t ion s
ont-el les te l lement chang depuis que Henri de La Popel i -
nire , un des premiers his toriens de la France pendant les
guerres de Rel igion e t huguenot lu i -mme, recommandai t
l 'his torien qu i vou lai t obs erver les cho ses de son tem ps
de se fa i re l ibre de to u t , qu i table enve rs to utes per-
sonnes, sans pardon, ni pi t i , ni honte de r ien ; roide, cons-
tant , et sans flchir .