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La croissance ? Au-delà des doutes, une certitude : la crise sociale et la crise écologique du capitalisme sont liées Jean-Marie Harribey Octobre 2014. www.atterres.org

Note Croissance, JMH, Octobre 2014

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  • La croissance ? Au-del

    des doutes, une

    certitude :

    la crise sociale et la crise cologique du

    capitalisme sont lies

    Jean-Marie Harribey

    Octobre 2014.

    www.atterres.org

  • 1

    Introduction

    Les politiques conomiques sont confrontes un double problme.

    Dun ct, elles sont incapables dapporter un quelconque soulagement

    conjoncturel face au marasme gnral, tellement le choix des gouvernements

    dimposer laustrit semble irrvocable. De lautre, elles sont places devant

    une situation indite : la crise est profondment structurelle, mlant

    contradictions sociales et contradictions cologiques, et rendant de plus en

    plus difficile, sinon impossible, une relance forte de laccumulation du capital

    et, par suite, de la croissance conomique perptuelle. Cette situation devient

    suffisamment proccupante, aux yeux mmes des gouvernants et de leurs

    conomistes, pour que de plus en plus dexpertises soient rendues publiques

    pour faire tat de la lente dgringolade des taux de croissance depuis plus

    dun demi-sicle, la crise dclenche en 2007 dans la sphre financire

    venant en quelque sorte sinscrire dans cette dynamique longue. Il nest alors

    pas possible de sen tenir des explications de type technique, la logique du

    capitalisme doit tre interroge.1

    1. Un essoufflement technique ?

    Il sagit de savoir dans quelle mesure les techniques dinformation et

    de communication sont capables dengendrer une nouvelle rvolution

    industrielle dans le monde. Au vu de lvolution de la croissance conomique,

    ce ne semble pas tre le cas.

    1 Ce texte complte et actualise trois autres : 1) La productivit est en panne , 1

    er juillet 2014 ; 2) La

    croissance conomique forte a une grande probabilit de ne pas revenir dans les pays dvelopps : vraies et fausses raisons et incertitudes , Les Possibles, n 4, t 2014 ; 3) Vous avez vu laustrit quelque part ? , 11 septembre 2014.

  • 2

    volution du PIB en France depuis 1950

    Le ralentissement des taux de croissance sur le long terme ne

    concerne pas que la France. Beaucoup dtudes aujourdhui convergent pour

    constater une telle volution pour la plupart des grands pays dvelopps.

    Celle-ci est mesure tant par la productivit du travail que par lindicateur

    appel productivit totale des facteurs qui est cens mesurer la part de

    croissance conomique qui nest pas due laugmentation des quantits de

    travail et de capital utilises, mais qui est imputable au progrs technique.2 Le

    constat semble sans appel et commence mme toucher galement les pays

    mergents et en dveloppement depuis le milieu des annes 2000.

    2 Le taux de variation de la productivit totale des facteurs est gal la somme du taux de variation de la

    productivit du capital pondr par la part du capital dans le revenu et du taux de variation de la productivit du travail pondr par la part du travail dans le revenu. Pour les dtails, voir Productivit totale des facteurs . On peut aussi lire lexcellent article que viennent de publier dans la Revue de la rgulation Bernard Guerrien et Ozgur Gun En finir, pour toujours, avec la fonction de production agrge .

  • 3

    Productivity Projections for 2012 from the Conference Board Total

    Economy Database , January 2012, p. 8 et 11.

    Le dbat se cristallise aux tats-Unis pour comprendre cette volution.

    Deux thses bien types saffrontent. Dun ct, lconomiste critique Robert

    Gordon explique depuis de nombreuses annes que la croissance ne

    reviendra pas, et de lautre, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee promettent au

    contraire un nouvel ge industriel autour des nouvelles techniques.

    Gordon identifie six obstacles au retour de la croissance3 :

    3 Robert J. Gordon, Is US economic growth over ? Faltering innovation confronts the six headwinds ,

    Center for Economic Policy Research, Policiy Insight, No 63, september 2012 ; The Demise of U.S. Economic Growth : Restatement, Rebuttal, and Reflections , NBER Working Paper

    No. 19895, february 2014.

  • 4

    - la perte du dividende dmographique : le ralentissement

    dmographique induit une moindre augmentation de la quantit dheures de

    travail ;

    - la stagnation de lefficacit de lducation freine les progrs de la

    productivit du travail ;

    - laugmentation des ingalits attnue fortement les bienfaits de

    lducation ;

    - la comptition entre nations mergentes et nations hauts salaires

    handicape ces dernires ;

    - les contraintes cologiques sont de plus en plus prgnantes ;

    - lendettement priv et public rduit le revenu disponible des mnages.

    Deux points de discussion mergent de cette liste dobstacles : dune

    part, le capitalisme est-il mme de produire une nouvelle vague

    dinnovations porteuses de croissance conomique forte ; dautre part, la

    productivit du travail peut-elle rebondir la faveur de la gnralisation de

    lutilisation des nouvelles techniques ?

    Concernant la premire question, il sagit de comprendre la nature de

    ladite troisime rvolution industrielle . On a lhabitude de qualifier de

    premire rvolution industrielle celle qui est ne en Angleterre, aux Pays-

    Bas et en Flandre la fin du XVIIIe sicle et un peu plus tard en France et

    dans la future Allemagne, autour de la machine vapeur, du textile, de la

    sidrurgie et du charbon. La deuxime rvolution industrielle eut lieu la

    fin du XIXe et au dbut du XXe autour de llectricit, du moteur explosion,

    du ptrole et, par suite, de lautomobile. La troisime rvolution industrielle

    dsigne celle qui est fonde sur lutilisation massive de la robotique et de

    linformatique dans tous les processus productifs la fin du XXe et au dbut

    du XXIe sicle. Pourquoi cette dernire ne semble pas entraner des gains de

    productivit du travail aussi levs que les deux premires ? Cest l que le

    dbat commence.

    Pour Gordon, les innovations lies aux techniques modernes nont rien

    voir avec celles introduites antrieurement. Pour le dire abruptement, elles

    produisent profusion des gadgets lectroniques, elles permettent dacheter

    sur Internet, elles crent de nouveaux besoins comme celui de tlphone

    mobile, mais elles nengendrent aucun effet comparable linvention de

    llectricit ou celle du chemin de fer qui a remplac les diligences. Ce

    diagnostic est confirm par ce que rvlent les statistiques. Dj, au cours de

    la dcennie 1990, lconomiste amricain Robert Solow avait not

  • 5

    ironiquement qu on voit lre des ordinateurs partout sauf dans les

    statistiques de productivit . Et, hormis une courte priode de 1996 2004,

    la productivit du travail progresse trs peu aux tats-Unis.

    linverse, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee4 soutiennent lide que

    le monde nest quau dbut dune priode qui verra natre une nouvelle

    conception de linnovation : il sagira moins dinventer de nouveaux objets que

    de combiner de meilleure faon ceux qui existent dj, grce aux procdures

    digitales, capables de transformer toute information en langage binaire. Il

    faudrait simplement voir la faiblesse actuelle des gains de productivit comme

    un effet du dcalage dans le temps entre lintroduction des nouvelles

    techniques et leur influence conomique.

    En ralit, personne ne peut prdire aujourdhui quel sera lexact

    devenir de linfluence des transformations techniques, car ce serait faire

    preuve, dans un sens ou dans lautre, dun dterminisme technique que

    lhistoire na pas confirm, malgr lenthousiasme que manifestait Schumpeter

    vis--vis de linnovation au dbut du XXe sicle. En effet, l efficacit des

    deux premires rvolutions industrielles fut vraisemblablement due

    laccompagnement des bouleversements techniques par une transformation

    des rapports sociaux permettant leur utilisation grande chelle : la premire

    rvolution industrielle ne serait pas ne sans labolition des rapports sociaux

    fodaux et la naissance du proltariat salari ; la deuxime saccomplit dans

    un cadre socio-institutionnel o le salariat se gnralisa et gagna des droits

    sociaux compensant (plus ou moins) le taylorisme et lintensification du

    travail : ce fut lpoque dite du fordisme. Quel est laccompagnement

    social de la rvolution informatique et de la mondialisation du capital ? Il

    na pas dautre nom que prcarisation et flexibilisation du travail, ainsi

    quamoindrissement de la protection sociale. Rien qui permette denvisager

    une relance de la productivit du travail. On peut mme avancer lhypothse

    que la difficult du capitalisme surmonter sa propre crise actuelle et sortir

    de la langueur commune presque tous les pays dvelopps (Japon, Europe,

    tats-Unis malgr lembellie trompeuse, car passagre, due aux gaz de

    schiste) tient son incapacit proposer un modle autre que celui de la

    dgradation de la condition salariale.

    Il est un autre lment prendre en compte pour expliquer la situation

    des pays dvelopps : ils ont tous atteint un degr lev de tertiarisation de

    leur conomie. Or, la productivit du travail augmente beaucoup plus

    4 Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee, The Second Machin Age, Work, Progress and Prosperity in a Time of

    Brillant Technologies, W.W. Norton, 2014. On peut aussi couter sur Internet une confrence des auteurs.

  • 6

    lentement dans la plupart des services que dans lindustrie ou dans

    lagriculture industrielle, et comme la part des services est devenue

    prpondrante dans la valeur ajoute globale, laugmentation moyenne de la

    productivit du travail dcline.

    Tout est-il dit ? Peut-tre pas si on replace lvolution de la croissance

    et celle de la productivit dans la dynamique propre du capitalisme.

    2. Productivit du travail, capital et cologie

    Ce qui suit est fond sur une seule hypothse, qui est suffisamment

    simple pour tre assez robuste : lvolution du capitalisme, cest--dire

    laccumulation du capital et par voie de consquence la croissance

    conomique, est commande par le taux de profit.

    On connat la dfinition de Marx du taux de profit : cest le rapport entre

    le taux de plus-value et la masse de capital engag, cette dernire tant

    dcomposable en composition organique du capital augmente de 1 :

    r = (Pl/V) / 1+(C/V),

    avec Pl = plus-value, V = capital variable, C = capital constant.

    Cette dfinition peut tre aisment transforme pour donner5 :

    r = (1 part des salaires) / coefficient de capital

    le coefficient de capital tant le rapport du capital total K la

    production Q.

    Appelons a la part des profits dans la valeur de la production et (1 a)

    la part des salaires.

    r = a / (K/Q) = a . Q/K

    le taux de profit est donc gal la part des profits multiplie par

    linverse du coefficient du capital qui mesure lefficacit du capital (les

    conomistes noclassiques parleraient, au lieu defficacit, de productivit du

    capital).

    De quoi dpend la part des profits a ? En appelant N le nombre de

    travailleurs, w le salaire moyen, p la productivit individuelle moyenne du

    travail et pl la plus-value moyenne par travailleur,

    a = Pl /Q = (Pl/N) (N/Q) = pl /p,

    qui peut aussi scrire (p w)/p = 1 w/p.

    5 ceci prs que lon ne retient pas maintenant dans le capital la part payant les salaires, dite capital

    variable.

  • 7

    La part des profits dans le revenu national est donc gale au rapport

    de la plus-value moyenne par travailleur et de la productivit moyenne du

    travail.

    Donc le taux de profit est gal :

    r = pl /p. Q/K

    En prenant les drives logarithmiques de chaque variable, on obtient

    leur taux de variation que lon dsigne ici en soulignant leur symbole :

    a = pl p

    Le taux de variation de la part des profits est gal la diffrence entre

    le taux de variation de la plus-value moyenne par travailleur et celui de la

    productivit moyenne du travail.

    Comment volue le taux de profit ?

    r = (pl p) + (Q K)

    La premire parenthse composant la variation du taux de profit est

    une variable de rpartition, la seconde est une variable technico-matrielle.

    Examinons chacune de ces deux composantes.

    1) Pour une efficacit du capital constante, le taux de variation du taux de

    profit sera positif (i.e. le taux de profit augmentera) si le taux de variation de la

    plus-value moyenne par travailleur est suprieur au taux de variation de la

    productivit moyenne du travail : pl > p, ce qui revient dire que le salaire

    augmente moins vite que la productivit du travail.

    Si, dans le mme temps, lefficacit du capital variait, la condition de

    laugmentation du taux de profit deviendrait : pl > p (Q K), cest--dire que

    le taux de variation de la plus-value moyenne par travailleur devrait tre

    suprieur la diffrence entre le taux de variation de la productivit moyenne

    du travail et celui de lefficacit du capital.

    2) Le taux de variation de lefficacit du capital met en rapport la variation de

    la production et celle du stock de capital. Ce dernier comprend le capital fixe

    engag mais aussi le capital circulant (la somme des deux formant le capital

    constant). Une hausse du coefficient de capital signifie que, pour produire la

    mme quantit, il faut davantage de capital. Or, que signifie la crise

    cologique ? Elle signifie que le rendement conomique tir des matires

    premires et des ressources nergtiques, qui constituent lessentiel du

    capital circulant, diminue, ou, ce qui revient au mme, que leur prix augmente.

  • 8

    La conclusion est que le taux de croissance du taux de profit rsulte de

    la combinaison de ces deux effets. Le rtablissement du taux de profit dans

    les pays capitalistes dvelopps depuis le dbut des annes 1980 jusquau

    milieu des annes 2000 a t obtenu essentiellement par la dvalorisation de

    la valeur de la force de travail, cest--dire en jouant sur la variable de

    rpartition ci-dessus : le taux de croissance des salaires a t infrieur celui

    de la productivit du travail, sorte de rgle dargent de la phase

    nolibrale du capitalisme, ce qui signifie une augmentation du taux

    dexploitation de la force de travail.

    Mais la prennisation de cette situation sest heurte deux obstacles.

    Dune part, les gains de productivit du travail se sont affaiblis et il sagit donc

    dune difficult de faire produire de la valeur par la force de travail, car, pour le

    dire de manire image, le capitalisme na pas encore invent la vingt-

    cinquime heure par jour : laugmentation du taux dexploitation a donc des

    limites. Dautre part, la dvalorisation relative des salaires finit par provoquer

    un problme de dbouchs aux marchandises, cest--dire une difficult de

    ralisation de la valeur.

    Si lon revient au constat statistique de dpart, on comprend alors

    comment la rpartition des revenus peut influencer ladite productivit totale

    des facteurs capital (K) et travail (L) mesurant le rle du progrs technique.

    Appelons A le taux de variation de celle-ci :

    A = a (Q K) + (1 a) (Q L) = (1 w/p) (Q K) + w/p (Q L)

    Lorsque la tension entre lvolution de la productivit et celle du salaire

    saccrot parce que lcart entre les deux se rduit, les possibilits de

    restauration du taux de profit via la variable de rpartition samenuisent

    puisque le taux de plus-value flchit aprs avoir beaucoup augment ; et les

    occasions dinvestissements suffisamment rentables aux yeux des capitalistes

    se rarfient, tandis que toutes les institutions financires se rfugient dans les

    placements spculatifs court terme. Si, dans le mme temps, se profile une

    configuration historique indite qui voit galement les ressources matrielles

    naturelles se rarfier ou se dtriorer, alors ce nest plus seulement la variable

    de rpartition qui voit spuiser sa capacit daugmentation du taux de profit,

    cest aussi le cas de la variable de lefficacit du capital. Par dessus le

    march, si lon peut dire, lcart, pendant toute la priode du capitalisme

  • 9

    nolibral, entre lvolution du taux de profit et celle du taux daccumulation6

    signe, dune part, lincapacit du capitalisme de rpondre aux besoins

    sociaux, et dautre part, labsurdit dune trajectoire consistant diminuer

    linvestissement, et prfrer racheter des actions et verser des dividendes, au

    risque daffaiblir encore davantage les gains de productivit. Tous les

    indicateurs convergent pour indiquer une dtrioration prolonge des taux

    dinvestissement par rapport au PIB dans les pays capitalistes dvelopps.

    Cest en ce sens que lon peut parler dune crise globale du capitalisme

    global : tout concourt accrotre les difficults produire et raliser la valeur,

    but ultime du capital.

    6 Sur lcart entre taux de profit et taux daccumulation pendant le nolibralisme, voir les travaux de Michel

    Husson, notamment lun de ses derniers textes : La thorie des ondes longues et la crise du capitalisme contemporain , Postface Ernest Mandel, Les ondes longues du dveloppement capitaliste. Une interprtation marxiste, Paris, Syllepse, novembre 2014. Aux tats-Unis, William Lazonick ( Profits without prosperity , Harward Business Review, september 2014) estime que, de 2003 2012, les 449 groupes composant lindice S&P 500 ont affect 54 % de leurs profits racheter leurs actions et 37 % verser des dividendes. Et il conclut en distinguant value creation et value extraction .

  • 10

    Source des figures 3.6 et 3.7: FMI, World Economic Outlook, Recovery

    Strengthens, Remains Uneven, April 2014, p. 88-89.

  • 11

    3. Crise de production et de ralisation de la valeur

    On voit alors ce qui mine ladite croissance potentielle dans la novlangue

    nolibrale, dfinie comme le niveau de croissance si le travail et le capital

    taient utiliss au maximum sans tension sur les prix. Ce sont les gains de

    productivit du travail qui, sur le moyen et le long terme, permettent une

    diminution des cots de production et donc de la valeur des marchandises,

    tant des biens de consommation que des biens de production. La diminution

    de la valeur des quipements productifs permet son tour dviter que la

    hausse de la composition organique du capital vue dun point de vue

    technique ne se traduise en hausse quivalente de la composition organique

    en valeur. Mais lorsque le capitalisme est plac (se place !) dans la situation

    o, non seulement il narrive plus faire baisser suffisamment la valeur des

    quipements installer, mais o, en plus, il doit faire face une tension sur

    les prix des matires premires et des ressources nergtiques, alors la

    production de valeur est compromise, laquelle sajoute la difficult de vendre

    les marchandises cause de l ordre social impos. Suraccumulation de

    capital dun ct et insuffisance des besoins solvables de lautre, tels taient

    et sont encore les enseignements des schmas de la reproduction largie de

    Marx annonant ltude des tendances gouvernant le taux de profit.7

    Dit dans les termes thoriques de Marx, le passage dun capital-argent

    A un capital A plus lev ne peut durablement se faire sans le dtour par le

    capital productif engageant, dun ct, la force de travail et, de lautre,

    quipements et ressources matrielles. Crise sociale et crise cologique sont

    donc aujourdhui inextricablement lies, mme si leur temporalit et leur cycle

    diffrent par leur amplitude. Ainsi, on peut rinterprter la crise financire

    ouverte en 2007. Elle est lclatement de lillusion entretenue par lidologie

    conomique pendant les dernires dcennies, consistant penser que la

    finance pouvait se dgager de la contrainte sociale et de la contrainte

    matrielle voques linstant et devenir une source endogne et

    autosuffisante de valeur, sinon de nouvelle richesse. Or ces deux contraintes

    sont indpassables8. Autrement dit, la financiarisation du capitalisme nest

    pas la marque dune dissociation de la sphre financire et de la sphre dite

    relle, elle est au contraire lexpression du capital qui, la fois, exclut dun

    point de vue relatif le travail vivant du processus de production et se rfugie

    7 Karl Marx, Le Capital, Livre II et Livre III, in uvres, Paris, Gallimard, La Pliade, tome II, 1968.

    8 Pour un dveloppement plus long, voir Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et linestimable,

    Fondements dune critique socio-cologique de lconomie capitaliste, Paris, Les Liens qui librent, 2013.

  • 12

    dans des processus de simple captation de la valeur : lchelle globale, cest

    la quadrature du cercle.

    Dans le capital productif dintrt, le systme capitaliste atteint la forme

    extrme de son alination et de son ftichisme. [] Le capital y apparat

    comme une source mystrieuse, cratrice de lintrt, source de son propre

    accroissement. La chose (argent, marchandise, valeur) est dj en tant que

    telle du capital, et le capital se rvle comme une simple chose ; le rsultat du

    processus de reproduction dans son ensemble apparat comme une proprit

    inhrente une chose ; cest au gr du possesseur dargent marchandise

    toujours changeable de le dpenser comme argent ou de la louer comme

    capital. Ds lors, cest dans le capital productif dintrt que ce ftiche

    automatique trouve son expression parfaite, la valeur qui sengendre elle-

    mme, largent qui enfante largent : sous cette forme, nulle cicatrice ne trahit

    plus sa naissance. Le rapport social se trouve achev dans la relation dune

    chose, largent, avec elle-mme. [] Largent acquiert ainsi la proprit

    dengendrer de la valeur, de rapporter de lintrt, de la mme manire quil

    est dans la nature du poirier de donner des poires. Cette facult de largent

    ou de la marchandise de faire valoir sa propre valeur, indpendamment de

    la reproduction, voil la mystification du capital sous forme la plus flagrante.

    Pour la thorie vulgaire, qui cherche prsenter le capital comme une source

    autonome de la valeur, cette forme est naturellement une aubaine : on ny

    reconnat plus la source du profit, et le rsultat du processus de production

    capitaliste spar du processus lui-mme y acquiert une existence

    indpendante. 9

    Il sensuit que lide selon laquelle le capitalisme pourrait retrouver

    dans les pays dvelopps une trajectoire de croissance conomique

    durablement leve 10 se heurte la logique nolibrale elle-mme. Ds

    lors, la notion de croissance potentielle ne prsente gure dintrt11. tel

    point quun conomiste comme Patrick Artus est oblig de conclure un article

    intitul de faon presque ingnue Si aprs une rcession, la croissance ne

    redevient pas suprieure la croissance potentielle, cest quil y a un

    9 Karl Marx, Le Capital, Livre III, in uvres, op. cit., tome II, p. 1150-1153.

    10 On mesurera le glissement smantique de croissance durable croissance durablement leve .

    11 Jen profite pour complter une formulation que jai employe dans La croissance conomique forte a

    une grande probabilit de ne pas revenir dans les pays dvelopps : vraies et fausses raisons et incertitudes , op. cit., au sujet de lempreinte cologique et de la conclusion qui est souvent tire de cet indicateur, savoir que les humains consommeraient en un an plus dune fois et demie ce que contient la Terre ( Lhomme dvore 1,5 Terre par an , dit le Monde du 1

    er octobre 2014). Evidemment, ce raccourci

    na aucun sens. Ce quil faut comprendre, cest que nous consommons plus dune fois et demie ce que reproduit la Terre en un an. Pour un tat de la plante, on peut consulter le rapport de WWF, Plante vivante 2014, Des hommes, des espces, des espaces, et des cosystmes , 2014. Sur les indices de soutenabilit, voir aussi Juan Martinez Alier, Lcologisme des pauvres, Une tude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Institut Veblen Les Petits matins, 2014.

  • 13

    problme grave : le risque est que, au lieu que ce soit le PIB qui sajuste

    la hausse vers le niveau de PIB potentiel, ce soit au contraire le PIB potentiel

    qui sajuste la baisse vers le niveau du PIB. En effet, confrontes une

    croissance faible, les entreprises vont peu investir ; la poursuite de la hausse

    du chmage [] rduit le capital humain. Il faut comprendre que la croissance

    potentielle nest pas exogne, quelle dpend des choix dinvestissement des

    entreprises, des comptences de la population active, qui sont influencs par

    la croissance effective. 12 Au contraire, Michel Aglietta a troqu son

    ancienne foi dans le capitalisme patrimonial contre une nouvelle foi en la

    promesse des nouvelles technologies, car il fustige lanalyse de Gordon en

    ces termes : On est confondu devant cette affirmation [il sagit du blocage du

    progrs technique analys par Gordon]. La menace plantaire de la

    dgradation de l'environnement et du changement climatique ne serait-elle

    pas l'aiguillon d'une vague d'innovations radicales ? Cette vague d'innovations

    majeures ne va-t-elle pas mobiliser les technologies de l'information dans les

    industries de rseaux intelligents et la robotisation dans le recyclage

    gnralis ? Si tel est le cas, la question doit tre renouvele : qu'est-ce qui

    entrave l'investissement productif ? 13 Justement, lentrave, cest en grande

    partie le capitalisme de ses (anciens ?) rves qui a impos un (ds)ordre

    social dltre (voir le schma rcapitulatif ci-aprs).

    Est-ce dire quon ne pourrait envisager une priode de transition au

    cours de laquelle les processus productifs seraient rorients dans le sens de

    la soutenabilit du dveloppement humain ? Non, bien sr. Mais cela suppose

    de runir plusieurs conditions macroconomiques antinomiques avec le

    capitalisme nolibral. On les rsume ici, en renvoyant dautres

    contributions14 :

    - matrise de la monnaie et de la politique montaire ;

    - investissements publics pour impulser la transition en matire

    dnergie, de transport, dhabitat ;

    - relance de la recherche fondamentale publique ;

    - rduction de la dure du travail ;

    12

    Patrick Artus, Si aprs une rcession, la croissance ne redevient pas suprieure la croissance potentielle, cest quil y a un problme grave , Flash conomie, n 733, 25 septembre 2014. 13

    Michel Aglietta, Pour retrouver une croissance stable, il faut mettre fin au primat de l'actionnaire , La Tribune, 11 dcembre 2013. 14

    Notamment Philippe Quirion, Leffet net sur lemploi de la transition nergtique en France : Une analyse input-output du scnatio ngaWatt , CIRED Working Paper 2013-46, 2013 ; Philippe Quirion, La transition nergtique, bonne ou mauvaise pour lemploi ? , Les Possibles, n 3, Printemps 2014 ; Jean-Marie Harribey, Philippe Quirion, Gilles Rotillon, Les enjeux dune transformation cologique qui soit sociale , in Les conomistes atterrs, Changer dconomie, Nos propositions pour 2012, Paris, Les Liens qui librent, 2011, p. 63-88 ; Jean-Marie Harribey, Amorcer la transition cologique en Europe , in Les conomistes atterrs, Changer lEurope !, Paris, Les Liens qui librent, 2013, p. 23-55.

  • 14

    - dveloppement des services vocation sociale, notamment ducatifs

    et culturels, de sant, daide la petite enfance, de prise en charge de la

    dpendance15 ;

    - et, par-dessus tout, approfondissement de la dmocratie.

    Au final, les ventuelles politiques conjoncturelles de relance, pas plus

    que les incantations rptes au retour de la croissance, ne sont susceptibles

    de redfinir une trajectoire positive au capitalisme nolibral, car la crise de

    celui-ci est le plus probablement une crise de fin de cycle qui marque la

    conjonction de contradictions sociales et cologiques arrives un point

    critique. Cette crise est donc la consquence directe de lordre social impos

    depuis plus de trois dcennies par le capitalisme nolibral dont une simple

    re-rgulation ne suffira pas combler les failles. La recherche du plein emploi

    par la voie de la croissance conomique est, moyen terme, une impasse. La

    bifurcation vers un modle nouveau par la mise en uvre dinvestissements

    davenir provoquerait certainement un dynamisme conomique de meilleure

    qualit, avec un accroissement temporaire du fameux PIB tant dcri16, non

    pas recherch comme un but en soi, mais comme un rsultat qualitatif de

    cette bifurcation. Aprs cette phase de transition o les besoins sociaux

    essentiels seraient satisfaits, une volution vers un tat stationnaire (du point

    de vue quantitatif) serait sans doute souhaitable, comme transition vers une

    diminution des consommations de matires. Une sorte datterrissage en

    douceur pour viter le crash.

    15

    ce sujet, il faut insister sur le caractre productif du travail effectu dans tous ces services collectifs non marchands, et on ne peut que rester abasourdi devant les rticences des cercles htrodoxes reconnatre le bien-fond de cette thse. Voir Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et linestimable, op. cit., et aussi le dbat que nous avons eu avec Antoine Artous dans Contretemps : Le saut prilleux et le saut assur ou comment dpasser une croyance marxiste au sujet des services non marchands, lments de rponse Antoine Artous , 2013, et Contre une croyance qui a la vie dure, Suite du dbat avec Antoine Artous , 2014. 16

    On ne redit pas ici, contre tous les reconstructeurs dindicateurs , que le PIB est une somme de quantits multiplies par des prix et que lvolution de lagrgat global dpend des deux lments que lon multiplie ; ainsi, le ralentissement des gains de productivit, voire le recul de celle-ci dans certains secteurs, engendreront une moindre baisse de la valeur, voire une hausse, pouvant entraner une augmentation de la valeur ajoute globale, si la baisse des quantits est plus que compense par la hausse des prix hors inflation proprement dite : voir La richesse, la valeur et linestimable, op. cit. De mme, nous pensons que la critique qui est faite de la mesure de la productivit part dune confusion entre valeur dusage et valeur : voir le texte cit plus haut La croissance conomique forte a une grande probabilit de ne pas revenir dans les pays dvelopps : vraies et fausses raisons et incertitudes .

  • 15

    Lgende : en rouge et vert, les deux types de

    contradictions : sociales et cologiques

    Du ct de la production de valeur Du ct de la ralisation de la valeur

    Ordre social nolibral

    Tertiarisation

    des

    conomies

    Faible impact

    des TIC

    Dgradation

    des

    conditions

    de travail

    Dgradation

    et puisement

    de la nature

    Changement

    du climat

    Financiarisation

    de lconomie Faiblesse de

    linvestissement productif

    Marchandisation

    du vivant

    Diminution des gains

    de productivit du travail

    Baisse

    relative des

    salaires par

    rapport la

    productivit

    du travail

    Explosion des

    ingalits

    Concentration

    des revenus et

    patrimoines

    Surproduction chronique

    ou bien capacits de

    production (hommes et

    machines) inemployes

    Difficult rduire le

    cot du capital investi

    la mesure de la

    concurrence exacerbe

    Laugmentation du taux de plus-value ne

    suffit plus pour

    maintenir le taux de

    profit qui rechute

    Suraccumulation de capital et chute du

    taux de profit

    Incapacit du systme susciter un ordre

    social meilleur que celui de la dgradation

    sociale

    Incapacit du systme penser le long

    terme cologique

    Endettement priv,

    palliatif insuffisant

    Propension marginale

    consommer des

    riches insuffisante

    Pouvoir dachat du salariat brid, pendant

    que les besoins

    sociaux restent

    insatisfaits

    Crise de fin de cycle ?