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PERCEPTION DES INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE Michel Forsé CNRS Chercheur associé à l’OFCE Maxime Parodi Département des études de l’OFCE, cellule de sociologie Été 2007 Revue de l’OFCE 102 [email protected] [email protected] L’analyse de sondages d’opinion réalisés dans huit des pays participant à l’International Social Survey Programme, dont l’enquête était en 1999 centrée sur le thème des inégalités, montre que les interviewés ont plutôt tendance à sous- estimer les très grandes inégalités de revenu et à se croire davantage dans la moyenne qu’ils ne le sont effectivement. Ils fondent leur sentiment de macrojustice sur leur estimation de l’ampleur des écarts entre les inégalités qu’ils perçoivent et celles qu’ils jugent acceptables et, de ce point de vue, le sentiment dominant est partout que ces inégalités sont trop fortes. Ce n’est cependant pas au nom d’un égalitarisme absolu qu’elles sont critiquées. Une certaine hiérarchie des salaires, à condition d’être plus resserrée, n’est pas rejetée. Cette application non stricte du principe d’égalité se retrouve lorsqu’il s’agit d’apprécier la justice de sa situation économique personnelle. Leur sentiment de microjustice est en effet lié à une frus- tration relative « solidaire » et au degré de réduction souhaitée des inégalités. Au total, le principe d’équité, qui autorise sous certaines conditions une différenciation salariale selon des mérites ou efforts individuels, n’est pas contesté. Mais la rému- nération effective de ces mérites par le jeu insuffisamment corrigé du marché aboutit aux yeux des personnes sondées à une inégalité trop grande qui doit être réduite pour aller vers une situation plus juste. Mots clés : Justice sociale. Inégalités. Équité. 25 ans

Parodi Forse

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  • PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUESET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALEMichel ForsCNRSChercheur associ lOFCE

    Maxime ParodiDpartement des tudes de lOFCE, cellule de sociologie

    t 2007

    Revue de lOFCE 110022

    [email protected]@ofce.sciences-po.fr

    Lanalyse de sondages dopinion raliss dans huit des pays participant lInternational Social Survey Programme, dont lenqute tait en 1999 centre surle thme des ingalits, montre que les interviews ont plutt tendance sous-estimer les trs grandes ingalits de revenu et se croire davantage dans lamoyenne quils ne le sont effectivement. Ils fondent leur sentiment de macrojusticesur leur estimation de lampleur des carts entre les ingalits quils peroivent etcelles quils jugent acceptables et, de ce point de vue, le sentiment dominant estpartout que ces ingalits sont trop fortes. Ce nest cependant pas au nom dungalitarisme absolu quelles sont critiques. Une certaine hirarchie des salaires, condition dtre plus resserre, nest pas rejete. Cette application non stricte duprincipe dgalit se retrouve lorsquil sagit dapprcier la justice de sa situationconomique personnelle. Leur sentiment de microjustice est en effet li une frus-tration relative solidaire et au degr de rduction souhaite des ingalits. Autotal, le principe dquit, qui autorise sous certaines conditions une diffrenciationsalariale selon des mrites ou efforts individuels, nest pas contest. Mais la rmu-nration effective de ces mrites par le jeu insuffisamment corrig du marchaboutit aux yeux des personnes sondes une ingalit trop grande qui doit trerduite pour aller vers une situation plus juste.

    MMoottss ccllss : Justice sociale. Ingalits. quit.

    2255aannss

  • T ous les hommes sont davis que le juste consiste en unecertaine galit, du moins jusqu un certain point (...), carcest affirmer que le juste est la fois une chose et quil arapport des personnes, et que pour des personnes gales la chosedoit tre gale. Mais des personnes gales en quoi ? (Aristote, LaPolitique, III, 12). La justice distributive tente de rpondre la questiondAristote en dclinant lgalit selon diffrents critres, mais ils nabou-tissent pas forcment au mme rsultat. Lquit, par exemple, quicherche rtribuer proportionnellement des mrites ingaux, conduit une ingalit de fait qui est contraire lgalit absolue que vise unestricte application du principe dgalit. Ds lors, dans le domaineconomique des revenus auquel nous nous restreindrons, toutes lesingalits sont-elles injustes ? Si la question taraude les esprits depuisbien longtemps, nous nous fixerons ici comme objectif de savoir cequen pensent les gens. Pour ce faire, nous utiliserons des sondagesreprsentatifs raliss dans diffrents pays dans le cadre de lInternationalSocial Survey Programme (ISSP), dont lenqute tait en 1999 prcismentcentre sur ce thme des ingalits.

    La premire question qui se pose est alors bien videmment desavoir comment les enquts peroivent les ingalits conomiques.Mais, sil faut se demander si elles sont loignes de ce que lon saitstatistiquement, cest bien le peru qui nous intresse au premier chefpuisquil sagit ici de mettre en rapport les ingalits avec les sentimentsde justice ou dinjustice.

    Nous tudierons ces sentiments selon leurs deux aspects successi-vement : tout dabord ceux qui portent sur la macrojustice, puis ceuxqui relvent de la microjustice. Cette dernire ne concerne quunindividu (ou un petit groupe), tandis que la macrojustice vise unensemble beaucoup plus large, comme une socit toute entire. Ladistinction (Brickman et al., 1981) mrite dtre faite puisqua priori lesdeux ne sont pas forcment congruentes. On peut sestimer injustementtrait tout en pensant vivre dans une socit globalement juste ou, linverse, affirmer vivre dans un monde injuste, tout en sestimant soi-mme plutt bien trait. Il faudra donc aussi sinterroger sur le lienentre les deux.

    En ce qui concerne la macrojustice, il sagira de savoir si les enqutssouhaitent par une redistribution rduire les ingalits conomiquesquils peroivent et selon quelle ampleur. Autrement dit, sils font inter-venir le principe dgalit, jusquo souhaitent-ils aller dans sonapplication ? Au travers de cette question, cest bien le problme des

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  • ingalits justes ou injustes qui se trouve pos. Sil faut supprimer toutesles ingalits de revenu, cest que pour une raison ou pour une autreelles peuvent tre lgitimement, aux yeux des enquts, tenues pourinjustes. Sil faut au contraire les maintenir en ltat (tel que peru),cest quelles peuvent lgitimement tre considres comme justes.Comme on peut sen douter, leurs rponses se situent quelque partentre ces deux extrmes. Mais o situent-ils la ligne de partage et selonquelle justification ? Cest paradoxalement en venant dans une dernirepartie ltude des sentiments de microjustice que nous pourronstrouver des lments de rponse.

    Ces sentiments sont abords dans le questionnaire sous langle delquit, par exemple en demandant aux interviews si ce quils gagnentcorrespond ce quils pensent mriter. On peut pressentir quun raison-nement gocentr intervient dans leurs rponses. Pour autant, est-ilsuffisant pour les expliquer ? Plus prcisment, la frustration relative oulabsence dune telle frustration que lon associe souvent au sentimentde microjustice est-elle seulement gocentre ou fait-elle appel unraisonnement plus gnralis ? Et ds lors, jusquo cette gnralisationstend-elle ? En particulier, va-t-elle jusqu mobiliser ici aussi le principemacrosocial dgalit ?

    Si cela savre exact, on entrevoit ce quil va sagir de vrifier. Dansla mesure o pour la microjustice comme pour la macrojustice, lquitnest pas rejete par les enquts et que le principe dgalit intervientaussi dans les deux cas dans leurs jugements, on peut faire lhypothseque cest dans un quilibre rflchi entre les deux quils trouvent lajustification de la ligne de partage dont il vient dtre question. Lesingalits conomiques qui iraient au-del de ce qui est ncessaire une simple rtribution des mrites individuels devraient alors trerduites. Il se peut, bien sr, quelles devraient ltre parce quellescontreviennent dautres principes de justice distributive, par exempleau principe des besoins, selon lequel les besoins de base doivent treassurs tous, mais nous nous limiterons principalement sur ce point la confrontation de ces deux principes de justice sociale que sontlquit et lgalit.

    1. Prsentation de lenqute et des questions sur les pyramides sociales et les salaires

    Pour lensemble de cette tude, nous nous baserons sur les sondageseffectus en 1999 dans huit des pays participant lenqute de lISSP(International Social Survey Program). Six dentre eux reprsentent lesgrandes aires gographiques de lEurope : au Nord la Sude (nombredindividus enquts, n = 1150), lAllemagne (n = 1432), la Grande-

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  • Bretagne (n = 1 634) et la France (n = 1 889), au Sud lEspagne(n = 1211) et lEst la Pologne (n = 1135). Pour enrichir la compa-raison, nos analyses porteront galement sur les tats-Unis (n = 1272)et le Japon (n = 1325). Au total, 11048 personnes ont t interroges.Dans chaque pays, il sagit dun chantillon alatoire reprsentatif de lapopulation ge de 18 ans ou plus.

    Dans cette enqute, plusieurs approches des ingalits ont t consi-dres. Lune delles a consist poser diffrentes questions classiques dopinion aux interviews, par exemple sils pensent quily a trop dingalits de revenu, si elles sont ncessaires ou si le gouver-nement doit les rduire. Deux autres approches, plus originales, ontpermis de prciser comment les individus voyaient ces ingalits dansleur pays et quelles taient leurs attentes en la matire.

    Avec la premire, il sagissait de savoir comment les enquts sereprsentaient la forme (stylise) de la pyramide sociale pouvant aumieux caractriser leur socit. Cinq dessins (graphique 1) leur taientproposs, accompagns chaque fois dun petit commentaire. Lapyramide A formait une socit compose dune petite lite ausommet, [de] trs peu de gens au milieu et [de] la grande masse enbas . La pyramide B, une socit en forme de pyramide avec unepetite lite en haut, beaucoup de gens au milieu et encore plus en bas .La pyramide C, une sorte de pyramide, mais avec trs peu de gensen bas . La pyramide D, une socit avec la plupart des gens aumilieu . Et, enfin, la pyramide E figurait une socit avec beaucoupde gens proches du sommet et trs peu la base . partir de cettemme liste, il tait en outre demand aux enquts quelle pyramide ilstrouveraient souhaitable.

    1. Les cinq types de pyramides sociales dans lenqute de lISSP

    La seconde approche a consist leur demander destimer, dans lamonnaie de leur pays, le salaire (ou le revenu dactivit) net puis lesalaire souhaitable de diffrentes professions, en loccurrence et ensuivant lordre du questionnaire : dun ouvrier qualifi en usine, dunmdecin gnraliste, dun PDG dune grande socit franaise, dunavocat, dun vendeur dans une boutique, dun patron propritaire dunegrande usine, dun membre du Conseil Constitutionnel, dun ouvrier

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    AA BB CC DD EE

  • non qualifi en usine, dun ministre et, enfin, des gens exerant la mmeprofession que linterview. partir des rponses ces questions, ilest possible de brosser un tableau des ingalits salariales, perues etsouhaites, qui, comme nous le verrons, offre matire de nombreuxtraitements statistiques dtaills ; mais commenons par voir commentles enquts ont jug de la forme des ingalits dans leur pays daprsles pyramides qui leur ont t prsentes.

    2. Les individus nont pas une vision claire de la forme des ingalits sociales

    2.1. Les pyramides choisies ne correspondent pas aux ralitsnationales

    Sil fallait retenir une des pyramides daprs ce que lon sait de ladistribution des revenus dans ces pays, ce devrait plutt tre celle detype C. Elle caractrise le cas dune socit compose massivementpar des catgories moyennes et populaires et dote en outre dun tat-providence qui, par son soutien aux plus pauvres, diminue la taille dela strate infrieure.

    Ce choix nest pourtant nulle part celui que les enquts font enpremier (tableau 1). Il est largement concurrenc par le type B repr-sentant une pyramide parfaite, o psent fortement la classe populaireet les plus pauvres, et galement par le type D qui forme un losangeet reprsente la socit comme une vaste classe moyenne. On noteraque ce ne sont pas forcment les classes intermdiaires qui croient leplus au type D.

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    France

    USA

    Allemagne

    Sude

    Espagne

    Pologne

    Japon

    Type A 14,2 17,2 12,9 10,7 7,4 58,6 6,6 Type B 49,5 32,4 30,1 24,8 37,4 20,4 32,3 Type C 21,3 19,0 28,4 28,8 27,0 9,6 22,1 Type D 13,6 28,6 26,3 34,3 24,9 7,6 35,2 Type E 1,3 2,8 2,3 1,4 3,1 3,9 3,8

    1. Quelle pyramide sociale caractrise le mieux votre pays ?

    En %

    NB : Ces questions nont pas t poses au Royaume-Uni.Source : ISSP 1999.

  • Le type A dune socit de pauvres avec une classe moyenne peuprs inexistante et une lite nettement dtache na pas t totalementrejet. 14 % des Franais et 17 % des Amricains se reprsentent ainsileur pays. Et il sagit du choix de la majorit des Polonais. Faut-il y voirune simple exagration ou, au contraire, le sentiment que compar certains hauts revenus dont parlent les mdias, tous les autres conci-toyens peuvent tre classs dans le groupe des dmunis ? Il nest pasfacile de trancher. En revanche, le type E na t choisi que trsrarement. Au bout du compte, en dehors de la Pologne (et duRoyaume-Uni o ces questions nont pas t poses), les rponses serpartissent avant tout entre les types B, C et D.

    Un Franais sur deux voit sa socit comme une pyramide parfaite(type B). Comparativement aux autres pays, la France apparat doncaux yeux de ses concitoyens comme tant nettement hirarchise, avecde nombreux pauvres. Plus dun Espagnol sur trois trouve galementque sa socit est une pyramide parfaite, mais les types C et D rassem-blent quand mme la moiti des suffrages. Les Amricains et lesAllemands choisissent galement plus souvent la pyramide parfaite (hauteur dun sur trois environ), puis le losange (plus dun sur quatre).Ce losange (D) et le type intermdiaire (C) rassemblent plus dunAllemand sur deux, et seulement 38 % des Amricains. Enfin, lesJaponais et, plus nettement encore, les Sudois penchent plutt enfaveur du losange.

    Il nest pas impossible que dautres logiques que strictement natio-nales expliquent ces divergences de perception. Limitons-nous sur cepoint quelques remarques. Tout dabord, les Polonais semblent se voiren transition vers un tat social du type de celui de lAllemagne, quidevient probablement leur rfrence. Cest vraisemblablement ce quiexplique leur perception trs ingalitaire. Le cas des Allemands de lEstoffre cet gard un contrepoint intressant. Au dbut des annes 1990,ils exprimaient encore des opinions sur les ingalits assez proches decelles des Polonais (Noll, 1993), mais la runification les a amens rejoindre relativement rapidement les opinions de leurs homologues delOuest. Dans lenqute ISSP de 1999, 20 % des Allemands de lEstestiment que la pyramide sociale en Allemagne est de type A. Cestcertes plus qu lOuest, mais nettement moins quen Pologne.

    Si lon considre que les pyramides sont ranges par ordre croissantdgalit, du type A au type E, en remarquant toutefois qu partir deleurs dessins on ne raisonne pas PIB constant, on peut classer grossi-rement les pays (en considrant que A = 1 et E = 5). En moyenne, onobtient : la Pologne (1,78), la France (2,38), les tats-Unis (2,68),lAllemagne (2,75), lEspagne (2,79), la Sude (2,90) et, enfin, le Japon(2,97). Cet ordre ne reflte pas tout fait ce que lon sait par ailleursdes ralits nationales. Tous ces pays ont une forte classe moyenne etdevraient avoir un mode gal 3, correspondant au type C. De part

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  • et dautre, les pays qui ont un faible tat-providence et, donc, une faibleredistribution, devraient plutt pencher vers le type B tandis que lespays fort tat-providence devraient pencher vers D. Dans cetteperspective, et trs grossirement, la Pologne, les tats-Unis, lEspagneet le Japon devraient plutt se percevoir comme tant entre B et C,la France et lAllemagne comme tant de type C et, enfin, la Sudecomme tant entre C et D. Ce sont tout au moins les positions relativesque nous pourrions attendre si les individus percevaient les ingalitsau sein de leur socit en chaussant les mmes lunettes. Mais ce nestpas le cas.

    2.2. Les individus pensent tenir une position plus centrale que ce nest le cas

    En contrepoint, il est possible de construire une pyramide sociale partir des rponses des enquts sur ce quils estiment tre leurposition conomique sur une chelle allant de 1 (bas) 10 (haut). Ilsagit dun autre regard sur la pyramide sociale, qui rsulte cette foisde lagrgation des positions que les individus pensent tenir au sein deleur socit. Le premier constat (graphique 2) est simple : dans tousles pays, les enquts se sont placs aux alentours de la moyenne. Denombreux enquts sestiment lgrement au-dessus de cette moyenne(le mode est 6). Tandis que prcdemment les ingalits ont t pluttsurestimes, cette fois elles ont manifestement t sous-estimes.

    Comme on pouvait sy attendre tant le mcanisme est habituel, lesindividus ont tendance gnraliser ce quils connaissent. Ici, en loccur-rence, chaque enqut a une vision assez fine de son entourage, deceux qui sen sortent mieux et de ceux qui sen sortent moins bien. Ilse situe en partie partir de cet entourage, qui nest pourtant pas limage de la socit dans son ensemble, et en surestime la reprsen-tativit ; inversement, il sous-estime le poids des autres milieux sociaux.Au bout du compte, lenqut se juge en position plus centrale quil nelest effectivement, si lon en juge par ses ressources montaires.

    Ce biais de surestimation de son milieu peut sembler tonnantlorsquon sait que linformation sociale et conomique a dune maniregnrale progress. Certes, les gens ne jugent pas de la structure desingalits en lisant des livres dconomie ou de sociologie. Mais laformation initiale, la formation professionnelle et surtout les mdiasdiffusent des informations socioconomiques nombreuses. La thoriedu two-step flow de Elihu Katz et Paul Lazarsfeld (1955) permet sansdoute de comprendre ce biais. Selon cette thorie, une informationdiffuse par un mdia de masse nest retenue et endosse par unindividu que si elle trouve un cho effectif dans son entourage direct.Elle doit tre valide par cet entourage auquel il accorde une certaine

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  • confiance (les leaders dopinion notamment) ou correspondre une ralit quil peroit effectivement autour de lui. Sinon, elle estrejete ou, comme les publicitaires le savent bien, tout simplementoublie. Il nest ds lors pas contradictoire dobserver un biais deth-nographie personnelle malgr un contexte de diffusion des informationsconomiques et sociales par les mdias.

    Le graphique 2 permet galement de reprer des variations natio-nales. Ainsi, de nombreux Polonais et Japonais nont pas hsit seplacer assez bas dans la pyramide. Les Amricains, linverse, ontdavantage que les autres eu tendance se placer tout en haut. LaFrance, lAllemagne et la Grande-Bretagne apparaissent particulirementproches.

    Le contraste entre les pyramides que les individus retiennent quandil sagit de reprsenter lensemble de la socit et les pyramidesobtenues partir de lautoposition de chacun est videmment frappant.Les individus estiment dans une grande majorit quils vivent dans unesocit assez fortement ingalitaire et, dans le mme temps, personneou presque ne se place aux extrmes pour contribuer ces ingalits.

    Dans le mme ordre dides, Claudia Dalbert (1999) nhsite pas parler de paradoxe quant au fait que les individus tendent juger quela socit est plus injuste dans son ensemble quelle ne lest envers eux-mmes. Pour autant, o est le paradoxe ? Dans une socit o seul leCapitaine Dreyfus serait injustement trait, et ce au su de tous, il nya aucune contradiction ce que 99 % des individus disent que la socitest injuste (elle lest envers Dreyfus), mais pas envers eux-mmes. Enrevanche, sagissant des ingalits, la contradiction est bien relle.Lchelle dautoposition mesure avec un lastique personnel la formede la pyramide sociale. On notera toutefois que dans certains pays, ilavait t demand aux enquts de se positionner lintrieur de lapyramide sociale quils jugeaient correspondre leur socit. Or lesrponses cette question sont fortement lies lchelle dautopo-sition prcdente. La difficult semble tre pour les enquts de savoirencastrer leur petit monde dans le tableau quils brossent de lasocit dans son ensemble, autrement dit de situer la zone grise entre leur milieu social et les situations extrmes dont ils ont entenduparler par ailleurs.

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    Source : ISSP 1999.

    2. Pyramides rsultant des rponses lautoposition par pays

  • 2.3. mais ils ont une assez bonne perception de la hirarchie sociale

    La carte sociale est resserre, mais au sein de cet espace rduitles individus nignorent pas leur position sociale relative, si bien quautotal ils peroivent bien la hirarchie sociale existante. Les corrlationsde lchelle dautoposition avec les classements habituels en termes dediplmes, revenus ou catgories socioprofessionnelles sont fortes etcohrentes. Ainsi la corrlation (de Pearson) entre lchelle dautopo-sition et le dcile de revenu auto-dclar est toujours leve etsignificative : France (0,44), tats-Unis (0,28), Allemagne (0,27), Grande-Bretagne (0,31), Sude (0,30), Espagne (0,35), Pologne (0,29) et Japon(0,31). Le lien entre le dcile de revenu dclar et le sentiment dappar-tenance de classe 1 est galement fort et significatif : France (0,43),tats-Unis (0,29), Allemagne (0,28), Grande-Bretagne (manquant),Sude (0,34), Espagne (0,38), Pologne (0,37) et Japon (0,26). Notonsquil ny a pas de diffrence notable entre la hirarchie rsultant delautopositionnement en termes de classes sociales et celle o lindividuse situe sur une simple chelle gradue de 1 10.

    3. Du dcalage entre la perception et la ralit des salaires

    3.1. Les trs hauts salaires sont plutt sous-estimsPour intressantes que soient ces pyramides, lvidence elles ne

    suffisent pas pour cerner la perception des ingalits. cette fin, il fautnotamment pouvoir valuer la distance entre le haut et le bas dunepyramide, et pour ce faire il faut prsent se tourner vers les opinionssur le salaire des professions retenues dans lenqute. Commenonspar lextrme pointe de la pyramide, en loccurrence le salaire dunPDG dune grande socit. Pour les enquts, cette question estincontestablement difficile : il y a une trs forte disparit des salairesau sein de ce groupe et par consquent leur moyenne dpend trsfortement de la taille du cercle des PDG que chacun retient. Plus lecercle se rduit aux PDG les mieux pays, plus le salaire moyen vasenvoler, et ce trs rapidement. Ceci dit, les niveaux de salaires retenusapparaissent particulirement faibles. Dans tous les pays, le ratio du

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    1. Cette variable est plus ou moins dtaille selon les pays. En France, les possibilits derponses taient particulirement nombreuses : la classe infrieure ou les exclus, la classe ouvrire,le haut de la classe ouvrire, la classe moyenne, le haut de la classe moyenne, la classe suprieure,aucune appartenance de classe. Les corrlations sont calcules ici en considrant cette variablecomme quantitative, en excluant la dernire modalit.

  • salaire du PDG dune grande entreprise sur celui de louvrier nonqualifi en usine (qui est le salaire que les enquts jugent tre le plusbas) savre particulirement modr dans lesprit des enquts. Il suffitdobserver dans chaque pays la mdiane de ce ratio pour sen rendrecompte : en Sude, les PDG de grande socit sont supposs gagner peu prs 3,8 fois plus quun ouvrier non qualifi ; en Espagne, ce ratioest de 5 ; en Allemagne, 8 ; au Japon, 10 ; en Pologne, en Grande-Bretagne et aux tats-Unis, 12,5 ; et, enfin, en France, 16. Nous allonsexaminer un peu plus bas la question de savoir si ces ratios sont jugstrop levs ou non. Mais avant mme dy venir, une chose est sre. Ilssont faibles et amnent penser soit que les enquts ont retenu impli-citement un cercle assez large de PDG, soit quils ont eu du mal estimer la hauteur relle de leurs salaires.

    Prenons tout dabord le cas de la France. En 2005, le salaire net(hors stock-options et ralisation de plus-values) des PDG des socitsdu CAC40 allait de 340 000 /an ( Jean-Franois Cirelli, GDF) 7358000 /an (Lindsay Owen-Jones, LOral) 2. La moyenne de cessalaires tait (hors Bernard Arnauld, LVMH, dont le salaire nest pascommuniqu) de 2249000 /an. Ces salaires ont certes augment plusvite que les salaires des autres professions depuis 1999, mais on peutsen contenter pour calculer un ordre de grandeur. En 2002, titre decomparaison, un ouvrier non qualifi de lindustrie gagnait 1060 /mois.Le ratio entre le salaire moyen des PDG du CAC40 et celui-ci est doncde 177. Nous sommes trs loin de lestimation dun rapport de 1 16observ en France. Elargissons le cercle. Le salaire moyen des PDG de120 des plus importantes socits franaises (SBF120) est de770000 /an. Le ratio qui nous intresse vaut alors 61. Elargissonsencore ce cercle tous les PDG dune entreprise de plus de 100salaris. Le salaire moyen est alors de 214000 /an et le ratio chute 17. Si lon retient ce dernier cercle, lestimation du Franais mdianserait alors dune trs grande prcision.

    Toute la difficult est finalement de savoir comment traiter lessocits forte capitalisation boursire. Cest avant tout en leur seinque les salaires des PDG ont rapidement augment au cours des20 dernires annes, et plus lon se focalise sur ces salaires, plus lesratios que lon peut calculer montent rapidement. Cette logique estsimilaire dans tous les pays, mais on peut distinguer trois groupes. Toutdabord, les tats-Unis o les ordres de grandeur sont le double dece qui vient dtre observ pour la France. Un PDG dune socit forte capitalisation gagne peu prs 300 fois ce que gagne un ouvrieren usine. Un PDG dune grande socit gagne en moyenne 44 fois ceque gagne un ouvrier (Mishel, Bernstein et Allegretto, 2005). Ensuite,le deuxime groupe comprend la France, la Sude, lAllemagne etlEspagne o les ordres de grandeur sont proches du cas franais. La

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    2. Source : Les Echos, 24 avril 2006, partir des rapports annuels des socits.

  • Grande-Bretagne peut tre galement range dans ce groupe, sachantquun PDG dune grande socit gagne tout de mme 27,9 fois ce quegagne un ouvrier (tableau 3). Enfin, le dernier groupe inclut le Japonmais aussi la Core. Les ratios de salaire PDG/ouvrier y sontapparemment deux fois moindres quau sein du groupe prcdent. Aubout du compte, mme dans le cas le plus favorable, cest--dire enadmettant que les enquts ont estim le salaire dun PDG dunegrande socit sans se focaliser sur le cas des socits forte capita-lisation, les ratios auxquels ils pensent sont infrieurs, voire trsinfrieurs, la ralit. Les Japonais et, dans une moindre mesure, lesFranais semblent tre les plus proches de la ralit. Il est difficile dese prononcer pour les Polonais. En revanche, pour les Anglais, lesAllemands, les Sudois, les Espagnols et, plus encore, les Amricains,la sous-valuation est manifeste. On notera nanmoins que depuis1999 lopinion a pu largement voluer. La question du salaire des PDGamricains est au cur de polmiques depuis maintenant quelquesannes ; il y a eu une prise de conscience qui ntait peut-tre pasencore saillante en 1999.

    Considrons prsent les autres professions suprieures, en France.Il est trs difficile dvaluer le revenu rel dun patron propritaire dunegrande usine. Les cas de ministre et de membre du ConseilConstitutionnel sont connus (en 2007, les indemnits sont de13500 /mois pour le premier et de 6500 /mois pour le second).Le Franais mdian estime quils gagnent chacun 6 100 par mois.Lcart de revenu entre un ministre et un simple dput (6800 /mois)est donc plutt ignor. Lerreur de perception est assez lourde pourun ministre, mais elle est trs faible dans le cas du membre du ConseilConstitutionnel et il est probable quinterrogs sur le revenu de leursdputs, les Franais auraient effectu une assez bonne estimation. Lecas de lavocat et du mdecin gnraliste est nettement plus intressant,mme si ce sont des professions qui connaissent de fortes dispersionsen termes de revenu dactivit. En moyenne, un avocat gagnait environ4767 /mois 3 en 1999. Lestimation des Franais est simplement de4 % infrieure, ce qui est remarquablement prcis. Un mdecin gnra-liste gagnait en moyenne en 1999 environ 5100 /mois 4. Cette fois,lestimation des Franais est de 25 % en dessous.

    Au bout du compte, les Franais ont peu prs les bons ordres degrandeurs, mais ils sous-estiment apparemment le niveau des hautssalaires, particulirement les trs hauts salaires, sans que leurs erreursne soient compltement dlirantes. Il se trouve que leurs difficults sontaussi celles du statisticien au moment de circonscrire son objet (commeon la vu dans le cas emblmatique du PDG).

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    3. Source : Caisse Nationale des Barreaux Franais. Ne connaissant pas exactement le revenuen 1999, mais en 2003 et en 1996, nous avons effectu une rgle de trois.

    4. Source : DADS. Nous avons effectu ici aussi une rgle de trois entre les revenus connusde 1993 et 2003.

  • Il est difficile de reproduire le mme exercice dans les autres pays,mais comme nous le verrons, tout indique que lon retrouve partoutces mmes difficults ; la balance pencherait cependant plus souvent duct de lhypothse dune sous-valuation des hauts salaires.

    3.2. mais les bas salaires sont assez bien connus

    Du ct des professions bas salaire, les Franais se trompentfinalement trs peu. Ils sous-estiment le salaire dun ouvrier non qualifien usine de 10 % tandis quils surestiment le salaire dun vendeur dansune boutique de 7 % et celui dun ouvrier qualifi en usine de 3 % 5.Encore une fois, la vrification est difficile mener dans les autres pays,mais il y a tout lieu de penser que nous trouverions des rsultatssimilaires. Dans tous ces pays, les professions douvrier non qualifi,douvrier qualifi et de vendeur dans une boutique sont effectivementdes professions bas salaire et cela est peru comme tel par la plupartdes enquts. Il est donc peu probable quils se trompent lourdementsur le niveau dun bas salaire.

    3.3. Les trs grandes ingalits sont finalement sous-estimes

    Pour cerner davantage la perception des ingalits, il faut prsentse tourner vers la question des carts entres les salaires des diffrentesprofessions. Pour en juger, il est possible de calculer le ratio entre lesalaire de chacune des professions et le salaire de louvrier non qualifi(ONQ) tel que le peroivent les enquts (tableau 2). De cettemanire, nous aurons une image assez dtaille de ltirement de lapyramide salariale (perue). Une hirarchie assez nette en ressort,depuis les pays qui se peroivent fortement ingalitaires ceux quisestiment au contraire trs galitaires. En Pologne, ltirement de lapyramide des revenus est maximal, 4 professions gagnant au moins 10fois plus que lONQ et le patron propritaire gagnant mme 25 foisplus. La France arrive ensuite avec 2 professions gagnant au moins 10fois ce que gagne lONQ. Le Japon, les tats-Unis et la Grande-Bretagne suivent avec une profession (peut-tre deux pour le Japon,mais une question manque) gagnant au moins 10 fois plus que lONQ.En Allemagne, toutes les professions se tiennent dans un rapport de1 8. En Espagne, toutes les professions se situent dans un rapportde 1 6. Enfin, les Sudois considrent que le vendeur dans uneboutique gagne encore moins quun ONQ et toutes les professions setiennent dans un rapport de 1 4,2.

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    449955Revue de lOFCE 110022

    5. Source : INSEE, enqute Emploi 1999. Les salaires nets mensuels taient respectivementde 983, 930 et 1189.

  • Comparons prsent ces rsultats aux rapports salariaux rels. Nousnavons pas cherch ici dterminer les salaires rellement gagns partoutes ces professions dans chacun des pays. Nous nous sommes servisde la base de donnes du Luxembourg Income Study (LIS), qui a lavantagede fournir les salaires nets des enquts, puis nous avons effectu lerapport entre le premier dcile et le dernier centile. Nous navons bienentendu aucune certitude que le salaire de louvrier non qualificorresponde au premier dcile exactement, ni que les hauts salairessajusteraient exactement sur le dernier centile. Il est mme certain queles PDG et les patrons propritaires dune grande usine ont des revenusqui les placent nettement au-del du dernier centile calcul partir du LIS.Mais on peut sattendre ce que la hirarchie entre les pays selon cesindicateurs dingalits soit peu prs conserve.

    Comme on peut le voir sur le tableau 3, le salaire minimum du derniercentile senvole aux tats-Unis. La queue de la distribution salariale estnettement plus large quailleurs. Or les professions de PDG, de patronpropritaire ou davocat font certainement partie de cette queue dedistribution. Mais ceci ne transparat pas dans les valuations que lesAmricains font des carts salariaux : ils sous-estiment clairement leshauts salaires. Pour leur part, les Sudois ont du mal croire que lesalaire maximum puisse dpasser 4 fois le salaire minimum. Avec un ratioP99/P10 gal 6, il semble bien quils minorent les ingalits salarialesau sein de leur pays. Dans les autres cas, il est plus difficile de conclure.

    Michel Fors et Maxime Parodi

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    2. Mdiane du ratio de salaires de professions par rapport au salaire estim de louvrier non qualifi dans les diffrents pays

    Source : ISSP 1999.

    France USA Allemagne Grande- Sude Espagne Pologne JaponBretagne

    PDG 16,0 12,5 8,0 12,5 3,8 5,0 12,5 10,0Patron propritaire 11,4 5,9 7,1 6,0 3,8 5,6 25,0 Ministre 7,3 5,5 6,7 6,3 3,3 6,0 14,0 9,2Membre Conseil Const. 6,7 6,4 5,7 8,0 3,3 5,0 10,0 5,0Avocat 6,0 6,2 4,8 5,0 2,8 3,3 7,7 5,0Mdecin gnraliste 4,0 6,0 4,0 3,8 2,0 2,6 2,1 5,7Sa profession 1,8 1,7 1,3 1,5 1,2 1,3 1,4 1,4Ouvrier qualifi 1,3 1,6 1,4 1,5 1,2 1,4 1,3 1,7Vendeur 1,2 1,0 1,1 1,0 0,9 1,0 1,0 1,3

  • On peut nanmoins avancer que les professions suprieures considresdans lISSP contribuent largement aux queues de distributions dessalaires. Or les enquts ont du mal percevoir ces extrmes. Il enrsulte que lcart en ralit important entre, par exemple, le dernierdcile et le dernier centile est fortement attnu dans leurs apprcia-tions. Au bout du compte, sils jugent mal de lampleur des trs grandesingalits, ils peroivent en revanche les ordres de grandeurs qui carac-trisent la part la plus importante de la distribution.

    3.4. Perception des salaires et position sociale

    Il est possible de gnraliser ces rsultats en considrant plus globa-lement la logique pour les bas salaires dun ct, et celle pour les hautssalaires de lautre. Mais il faut dabord sassurer que ces regroupementssont justifis. Pour ce faire, nous avons effectu dans chaque pays uneanalyse factorielle (ACP) de ces estimations de salaires. Les rsultatssont trs proches dun pays lautre. Les deux premiers axesapparaissent suffisants chaque fois pour rendre compte du jeu descorrlations entre ces variables. On observe tout dabord que tous lessalaires sont corrls positivement au premier axe. Certains individusfont donc plutt des estimations suprieures la moyenne pourchacune des professions, tandis que dautres en font des infrieures.Ensuite, deux groupes de professions se distinguent assez nettement.

    PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

    449977Revue de lOFCE 110022

    Ingalit tudeIndicateurs dingalits salariales (LIS) de Towers

    revenu Perrin 2003(OCDE) ratio PDG/

    P99/P10 P95/P10 P99/P25 P90/P10 P90/P10* ONQ

    tats-Unis (2000) 23,9 6,9 16,1 5,3 5,4 44,0Grande-Bretagne(1999) 9,8 5,9 5,7 4,7 4,2 27,9Allemagne (2000) 7,5 5,2 4,5 4,2 3,5 21,3Espagne (1995) 6,7 4,3 4,9 3,5 4,1 21,8France (2000) 6,4 3,9 5,1 3,1 3,4 17,2Pologne (2000) 4,2 Japon (2000) 4,9 9,5Sude (1995) 6 3,8 4,1 3,1 2,8 17,6

    Sources : Luxembourg Income Study. Calcul des auteurs ; net wage and salaries pour la France, la Grande-Bretagne etlEspagne ; gross wage and salaries pour les autres. Les individus ont travaill plus de 40 semaines dans lanne, temps plein. Pour lOCDE, il sagit des revenus aprs transferts sociaux sur lensemble de la population. La synthsede ltude de Towers Perrin est reprise de Mishel, Bernstein et Allegretto (2005, p. 215).

    3. Indicateurs dingalits selon les pays

  • Dun ct, les six professions haut salaire (mdecin gnraliste, PDGdune grande socit franaise, avocat, patron propritaire dune grandeusine, membre du Conseil Constitutionnel et ministre) ; de lautre, lestrois professions bas salaires (ouvrier qualifi et non qualifi duneusine et vendeur dans une boutique). Ces deux groupes forment engros un angle aigu ou un angle droit. Cela signifie que les valuationsdes salaires des professions suprieures sont trs corrles entre elles,tout comme celles entre les salaires des professions infrieures ; enrevanche celles entre les deux groupes sont faiblement lies. On noteraenfin que lvaluation du salaire de la profession de lenqut dans leplan factoriel varie dune analyse factorielle lautre. Elle se positionneentre les deux groupes prcdents, en gnral du ct des bas salaires.

    Au total, il semble pertinent dutiliser une notion de bas salaire etune de haut salaire. Le bas salaire est calcul en effectuant la moyennegomtrique des salaires de louvrier non qualifi, de louvrier qualifiet du vendeur. Symtriquement, le haut salaire correspond la moyennegomtrique des salaires de PDG, de patron propritaire, de ministre,de membre du Conseil Constitutionnel et davocat 6. Le cas du mdecinest mis part pour des raisons que nous verrons plus loin.

    Les valuations de salaires des professions ainsi rparties nedpendent pas systmatiquement de la position socio-conomique delindividu qui les effectue. Ceci apparat assez nettement sur lesgraphiques 3 et 4. Le premier reprsente la distribution de la perceptiondes bas salaires selon les dciles de revenus, lensemble tant exprimsur une base telle que la mdiane pour le premier dcile de revenuauto dclar est rapporte 1. Comme on peut le constater, lesti-mation du bas salaire nest pas toujours affecte par la position sociale,en particulier en France et en Sude, surtout si lon en juge partirdes mdianes (reprsentes par les traits noirs). Dans les autres cas,on observe toutefois que les personnes ayant des hauts revenus ontplutt tendance survaluer les bas salaires. Aux tats-Unis, o leffetde position apparat le plus fort, cette surestimation atteint presque unrapport de 1,4 pour la mdiane ; autrement dit, la surestimation est delordre de 40 %.

    Le graphique 4 est le pendant du graphique 3 mais pour les hautssalaires. Cette fois encore, on nobserve pas deffet de position syst-matique. Ainsi au Japon, en Pologne et en Allemagne, il ne ressort riende net. Quand la position socio-conomique biaise effectivement laperception du haut salaire, cest plutt dans le sens o les individus faibles revenus sous-estiment ce haut salaire.

    Michel Fors et Maxime Parodi

    449988Revue de lOFCE 110022

    6. Lchelle logarithmique est, comme nous le verrons, la bonne chelle danalyse des salaires.Nous prenons donc la moyenne gomtrique pour assurer une cohrence avec cette chellepuisque le logarithme de cette moyenne quivaut une moyenne arithmtique sur les logarithmesdes salaires. Lintrt immdiat tient ce que linformation contenue dans les variables de trshauts salaires ncrase pas linformation contenue dans les autres variables.

  • PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

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  • Cet effet de position parat assez fort en France et aux tats-Unis,puisque les individus du dernier dcile font pour le haut salaire desvaluations qui sont quasiment le double de celles des individus dupremier dcile.

    Pour chiffrer les effets qui apparaissent sur les graphiques, unergression linaire sur le logarithme du bas salaire en fonction du dcilede revenu dclar 7 peut tre effectue. On observe alors un lien positifentre lestimation du bas salaire et le dcile. La diffrence estime entrele premier dcile et le dernier dcile est assez faible en Sude (6 %),en France (8 %) et en Espagne (10 %) ; elle augmente en Pologne(17 %), en Allemagne (19 %) et en Grande-Bretagne (22 %). Et elle estassez leve au Japon (37 %) et aux tats-Unis (37 %).

    Du ct des hauts salaires, on constate galement que les valua-tions augmentent en fonction du dcile de revenu. Elles augmententdailleurs nettement plus. Toutefois, au Japon 8 (6 %) et en Pologne(16 %), la pente de la rgression nest pas significativement diffrentede zro. Dans les autres pays, les pentes sont significatives et plusfortes : 26 % pour lAllemagne, la Sude et lEspagne, 61 % pour laFrance et la Grande-Bretagne et, enfin, 82 % pour les tats-Unis.

    Au bout du compte, comment le ratio entre le haut et le bas salairevolue-t-il en fonction du dcile de revenu auto dclar dans lenqute ?Une rgression linaire sur le logarithme de ce ratio permet de senfaire une ide. Lcart salarial ne semble pas peru diffremment enhaut et en bas de lchelle de revenu en Pologne (1 %, p = ns) et enAllemagne (6 %, p = ns), o les pentes ne sont pas significativementdiffrentes de zro. Au Japon, lcart salarial semble mme se rduireau fur et mesure que lon monte dans lchelle des revenus ( 18 %,prob. = 3,4 %), mais ce rsultat est tout juste significatif au seuil de5 %. Les rsultats sont plus nets dans les autres pays. En Sude (19 %)et en Espagne (24 %), les individus aiss situent le ratio haut/bas salaireun peu plus haut que ceux faibles revenus. En Grande-Bretagne (33 %)et aux tats-Unis (36 %), cette diffrence de perception de lampleurdes ingalits salariales est encore un peu plus importante. Enfin enFrance (51 %), elle apparat assez leve.

    Ceci rfute la thse de Bernd Wegener (1987) qui rend davantagecompte dune logique de la reconnaissance sociale et du prestige que,comme il le prtend, dune illusion concernant la justice de la distri-bution des revenus. Daprs lui, nous devrions observer plusieurs biais

    PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

    550011Revue de lOFCE 110022

    7. Nous avons galement effectu une rgression linaire sur les donnes agrges en consi-drant la mdiane du bas salaire estim dans chacun des dciles et une rgression LTS (LeastTrimmed Squared, o lon cherche ne minimiser quune fraction des carrs des rsidus de manire obtenir des rsultats robustes). Dans les deux cas, les pentes qui en rsultent respectent lesordres de grandeur que lon obtient ici partir dune simple rgression des moindres carrs.

    8. Au Japon, le haut salaire est dfini sans celui de patron propritaire dune grande usine,cette question nayant pas t pose.

  • de perception. Tout dabord, les personnes en bas de lchelle socialeauraient tendance lever lgrement lextrmit infrieure de lchelleet abaisser fortement lextrmit suprieure. En outre, lintrieurde ce tableau, elles tendraient se rapprocher de la moyenne et donc slever quelque peu. Bref, en bas de lchelle sociale, il y aurait uneillusion tendant rapprocher tout le monde sans distinguer quiconqueet, ce faisant, minimiser lingalit sociale. En revanche, les personnesen haut de lchelle sociale effectueraient de nombreuses distinctionsau point dtirer cette chelle vers le haut et vers le bas. De plus, ellesauraient tendance se placer plus haut quelles ne le sont. Tant et sibien que finalement, puisque les perdants ne se verraient pas si perdantstandis que les gagnants se jugeraient largement gagnants, il y aurait uneillusion favorable lide que les biens sont justement distribus illusion propice la stabilit sociale et au consensus. Daprs nos traite-ments des donnes de lISSP, nous voyons que ce nest pas le cas. Silon peut la rigueur accepter le raisonnement au bas de lchelle, celuiconcernant le haut est infirm empiriquement. Les personnes hautsrevenus ont plutt tendance survaluer les bas salaires. En outre, ellesse pensent plus proches de la moyenne de la population quelles ne lesont effectivement 9.

    En dfinitive, la position socio-conomique ninduit pas systmati-quement un biais de perception des salaires. Quand il y en a un, cesont plutt les riches qui surestiment le salaire des pauvres et pluttles pauvres qui sous-estiment le salaire des riches.

    3.5. Perception des salaires selon le sexe et lgeIl ny a bien sr pas que la position conomique qui soit susceptible

    dentraner des biais de perception. Lge et le sexe jouent aussi leurrle. Pour ces deux variables, le tableau 4 montre quau-del decertaines spcificits nationales, des constantes sont reprables. Toutdabord, lexception principale du Japon, le ratio peru du haut surle bas salaire est plus lev pour les hommes que pour les femmes, etce chaque tranche dge. De mme, la tendance principale, hormisau Japon, est laugmentation de ce ratio avec lge.

    On peut interprter ce rsultat trs schmatiquement en faisantintervenir la notion de carrire. Au dbut de cette carrire, les salairessont encore peu disperss car les jeunes ne peuvent faire valoir sur lemarch du travail quun parcours assez commun. Ce nest quau fil desexpriences que les carrires sindividualisent et peuvent, ou non, sevaloriser fortement sur le march. En consquence, les rmunrationsse dispersent de plus en plus. Si lon admet que ce phnomne est

    Michel Fors et Maxime Parodi

    550022Revue de lOFCE 110022

    9. On exclut le cas de llite cosmopolite, qui a peu de chance de faire partie de ce typedenqute, et sur laquelle on ne peut rien dire.

  • dautant mieux peru quon la soi-mme travers, il expliquerait assezbien leffet dge qui vient dtre observ. Mais il pourrait galementexpliquer leffet du genre, puisque dans tous les pays considrs ici lavalorisation de la carrire reste vraisemblablement encore un objectifmieux atteint par les hommes.

    PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

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    4. Mdiane du ratio peru haut / bas salaire selon le sexe et lge par pays

    France USA Allemagne Grande- Sude Espagne Pologne JaponBretagne

    Homme18-29 ans 6,4 4,8 4,4 5,8 3,0 3,9 9,4 5,230-49 ans 7,8 6,0 5,2 6,4 3,2 4,2 13,0 4,750-64 ans 8,9 7,4 5,6 7,6 4,0 5,1 13,7 5,365 ans et + 9,2 8,5 6,2 8,0 5,0 4,2 17,4 7,0

    Femme18-29 ans 5,8 4,1 4,5 5,2 2,5 4,2 9,1 8,030-49 ans 6,2 6,0 4,8 6,1 2,9 4,5 10,1 5,450-64 ans 8,5 7,0 5,3 6,7 3,4 4,1 13,8 4,765 ans et + 8,2 6,7 6,0 7,7 4,4 4,0 11,1 7,7

    Source : ISSP 1999.

    En moyenne, finalement, dans la plupart des pays, les hommes ontune perception plus ingalitaire de la socit salariale que les femmes ;il en va de mme pour les personnes ges relativement aux plus jeunes.

    4. Existe-t-il un consensus sur les ingalits ? Toutes ces analyses montrent que de multiples biais affectent la

    perception de la forme ou de lampleur des ingalits conomiques. Etil faut videmment en tenir compte pour comprendre les sentimentsde justice, puisque ce sont moins les ingalits relles que celles queles individus peroivent effectivement qui psent. Pour aborder cessentiments dans le domaine de la macrojustice (avant den venir plusloin la microjustice), il faut donc sappuyer sur ce qui est peru et lemettre prsent en relation avec ce qui est souhait. Toute la questionest alors de savoir si lon souhaite rduire les ingalits conomiquesen faisant ainsi intervenir le principe dgalit en tant que principe demacrojustice. Et surtout, jusqu quel point ? Selon quelle ampleur, tantdonn ce que lon en peroit ? Comme on le voit, cest le trs difficileet complexe problme des ordres de grandeur dans la relation entre

  • le peru et le souhait qui se trouve pos au travers de ces questions.Les raisons qui peuvent servir aux enquts penser que ce qui leurapparat souhaitable est aussi ce qui leur parat juste peuvent par ailleurstre fort varies : efficacit conomique, quit, etc. Et il est bien certainque nous ne devons en exclure aucune a priori. Nanmoins, il faudrase demander quelles sont les plus probables.

    Le souhaitable est abord dans le questionnaire selon les mmesangles que ceux qui ont servi traiter du peru : des questions dopi-nions traditionnelles, mais aussi, en revenant aux pyramides, endemandant aux interviews ( partir de la mme liste, du type A autype E) quelle forme de pyramide ils souhaiteraient pour leur socit,et surtout partir de la mme liste de professions que prcdemment,quel serait cette fois selon eux le salaire souhaitable pour chacunedelles. Pour cerner avec le plus de prcision possible la question desordres de grandeur qui vient dtre voque, nous mettrons davantagelaccent sur ces salaires, mais nous aborderons bien sr les deux autrestypes dinterrogations, en commenant par les questions dopinionsdirectes sur les ingalits.

    Puisque quil est trs probable quil faille en venir distinguer entreingalits justes et injustes aux yeux des enquts, une des premiresquestions qui se pose est celle de savoir sil y a un consensus sur lesingalits et, plus particulirement, sur les degrs de correctionsouhaits. Mme si les individus acceptent lide quil y a des ingalitsjustes, vont-ils jusqu penser que celles quils observent sont justes ?Ne sagit-il pas au contraire de deux dimensions bien distinctes desingalits, quil ne faut pas confondre, mme si le rapport entre lesdeux est dterminant pour comprendre les sentiments de justice ?

    4.1. Une large majorit considre quil y a trop dingalitsDe ce point de vue, une question pose dans lenqute apparat

    particulirement topique. Il tait demand aux enquts sils pensaientque dans leur pays les ingalits de revenu taient trop grandes (ensituant leur rponse sur une chelle de 1 pour tout fait daccord 5 pour pas du tout daccord ). Avec lemploi de ladverbe trop ,il est bien certain que la formulation de cette question mlange uneinterrogation sur lampleur perue de lingalit avec un souhait derduction. Quoi quil en soit, comme on peut le voir au tableau 5, ilexiste un certain consensus sur le fait de penser que les ingalits derevenu sont trop grandes (appelant par l une redistribution plusgalitaire, mais nous pourrons le montrer plus finement plus loin). Souslangle de lgalit il est ainsi clair que dans aucun pays on ne trouveune majorit pour affirmer vivre dans une socit juste. Il est ds lorstonnant de soutenir comme Melvin Lerner (1982) ou plus rcemmentRoland Bnabou et Jean Tirole (2006) que les gens prouvent une

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  • sorte de besoin irrprhensible de croire quils vivent dans unmonde juste 10.

    Le consensus natteint cependant pas partout le mme niveau. Lespourcentages de personnes tout fait daccord ou peu prs daccordavec lide que les ingalits sont trop importantes varient de 89 % enEspagne ou Pologne, 87 % en France, 82 % en Grande-Bretagne 78 %en Allemagne, 69 % au Japon et 66 % aux tats-Unis. Entre le deuxextrmes, lcart est donc de 23 %, ce qui est loin dtre ngligeable.

    Lorsquon juge que les ingalits sont trop fortes, on pense aussique le gouvernement devrait les rduire ou quelles ne sont pas nces-saires. Les corrlations entre les rponses ces trois questions (quiutilisent la mme chelle allant de 1 5) sont leves, voire trs leves,dans tous les pays. On constate seulement quaux tats-Unis et enEspagne le lien nest pas significatif entre linterventionnisme et le faitde penser que les ingalits ne sont pas ncessaires. Il est donc trsclair que si de petites ingalits peuvent apparatre fonctionnelles, pluson pense quelles sont trop importantes, plus leur efficacit paratdouteuse et plus on juge quil faudrait les rduire (mme si, telle quela question est pose, cela implique dapprouver un certain interven-tionnisme de ltat).

    Le plus souvent, on refuse de penser que les ingalits sont tropgrandes lorsque son niveau de revenu (auto-dclar) est lev. Si londcoupe les revenus personnels en quintiles, une analyse de rgression

    PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

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    5. Les ingalits de revenus dans votre pays sont trop grandes

    En %

    France tats-Unis Allemagne Grande- Sude Espagne Pologne JaponBretagne

    Tout fait daccord 60,3 25,0 23,3 31,4 29,2 35,9 46,8 38,6Plutt daccord 27,2 41,2 54,4 50,6 41,9 53,4 42,3 30,5Ni daccord,ni pas daccord 7,4 21,5 13,2 11,9 18,1 7,4 6,2 18,3Plutt pasdaccord 4,5 9,2 8,3 5,5 8,4 3,1 3,9 7,5Trs fort dsaccord 0,7 3,2 0,8 0,6 2,4 0,2 0,8 5,0

    Source : ISSP 1999.

    10. Pour ce qui concerne la France, dans le sondage BVA-DREES de 2006, la question lasocit franaise est-elle juste ? , 78 % des personnes interroges rpondent par la ngative (Forset Parodi, 2006b).

  • des rponses la question sur les ingalits montre un effet significatifau seuil de 1 % de ces quintiles pour la France, lAllemagne, la Sude,la Pologne et le Japon.

    Mme si ce nest pas partout le cas, la position socio-conomiquenest donc pas sans effet sur la perception de lampleur des ingalits.Et cet effet ne disparat pas si on lajoute comme facteur explicatif dansles rgressions lopinion de lenqut sur limportance effective dumrite ou de leffort individuel pour expliquer la hauteur des rmun-rations dans son pays. On pourrait en effet se dire que, si ladhsion leffort ou au mrite individuel est le fait des mieux rmunrs, ilspourraient surtout, voire mme simplement, croire leffet dsincitatifdune redistribution plus galitaire et que cette croyance viendrait alorsen quelque sorte gommer leffet de leur position conomique (Piketty,1999 ; Fong, 2001). Lorsquon croise ces deux facteurs, lopinion dunct, la position de lautre, cest en effet dans le quintile suprieur quelide que les gens sont effectivement, dans le pays concern, rcom-penss de leurs efforts est la plus marque 11. Mais, sil est vrai quunevariable rsumant cette croyance en un effort bien rmunr a biensouvent un effet significatif ngatif sur lopinion quil y a de trop grandesingalits, cet effet nenlve que peu celui de la position au sein desquintiles de la distribution des revenus sur cette mme opinion. Si lonse restreint aux cas o leffet du revenu est significatif (au seuil de 1 %),il diminue de 16 % en France, de 18 % en Allemagne et de 11 % enPologne. Ailleurs, cest--dire en Sude et au Japon, il reste stable. Ilest donc difficile de parler dans chaque pays dun consensus de toussagissant des ingalits quel que soit son niveau de revenu et quelleque soit la manire dont on juge que le mrite individuel est effecti-vement rcompens.

    Il ny a pas davantage de consensus politique pour apprcierlampleur des ingalits. Dans tous les pays, plus on est gauche pluson peroit ces ingalits comme trop fortes. Le lien est seulement unpeu moins lev en Pologne et au Japon, mais il reste significatif au seuilde 5 % cette significativit tant ailleurs largement infrieure au seuilde 1 %. Compte tenu de la corrlation, connue par ailleurs et qui seretrouve ici, entre position politique et adhsion linterventionnisme( gauche) ou au libralisme conomique ( droite), il nest guretonnant dobserver que ceux qui pensent que les ingalits de revenussont trop grandes sont aussi ceux qui soutiennent quil appartient augouvernement de rduire ces ingalits, alors que ceux qui jugentquelles ne sont pas si leves nattribuent pas ce rle au gouvernement.

    Michel Fors et Maxime Parodi

    550066Revue de lOFCE 110022

    11. Il faut noter que le lien est inexistant ou beaucoup moins fort si au lieu de la normeperue comme existante propos de la rmunration de leffort, on sintresse la normesouhaite, comme le fait de bien faire son travail ; de plus, comme nous le verrons, cettenorme souhaite nexclue pas de juger que les ingalits sont trop grandes ; ce nest donc passeulement pour la simple description mais aussi pour lexplication quil convient de ne pas assimiler,du moins systmatiquement, norme perue et norme souhaite.

  • La corrlation entre opinion sur les ingalits et opinion conomiqueest partout particulirement forte. Elle surpasse dailleurs celle qui vientdtre observe avec lopinion politique.

    De ces traitements statistiques, somme toute assez classiques, il nestpas possible de conclure un consensus tous azimuts . Il est vraiquune large majorit se dgage pour juger partout que les ingalitssont trop fortes, mais si cette majorit est quasiment unanime et atteint peu prs 90 % au Sud et lEst de lEurope, elle nest plus quedenviron 70 65 % au Japon et aux tats-Unis. Ceux qui pensent queles efforts individuels sont effectivement rcompenss dans leur paysont moins tendance que les autres affirmer que les ingalits sonttrop grandes. Les mieux rmunrs partagent ces deux convictions,mais mme lorsquils croient moins au mrite comme principe effecti-vement appliqu de justice distributive, ils continuent dattribuer moinsdimportance aux ingalits, tout comme les personnes les plus droitepolitiquement ou qui adhrent au libralisme conomique.

    4.2. mais il ny a pas de consensus sur le niveau des ingalits

    On peut affiner ce diagnostic sur le consensus en sintressant auxquestions portant sur les salaires des diffrentes professions ; plus prci-sment en mettant en rapport les salaires perus avec les salairessouhaits. Sous cet angle, dans tous les pays les bas salaires sont jugstrop bas par une large majorit tandis que les hauts salaires sont jugstrop hauts. Malgr tout, une fraction plus ou moins importante de lapopulation suivant les pays et les professions affirme que les salairessont au niveau quil faut, ni plus, ni moins, si bien que le spectre desrevalorisations (tableau 6) et des dvalorisations souhaites (tableau 7)apparat au bout du compte relativement large, sans tre exubrant.

    La revalorisation salariale souhaite pour les bas salaires va enmoyenne de 16 % pour les Sudois, 32 % pour les Franais et, plusencore, 67 % pour les Polonais. Les variations individuelles sonttoutefois assez importantes. Si une revalorisation est chaque foisexige par une large partie de la population, il ny a pas de consensussur la hauteur souhaitable de cette revalorisation. La majorit qui sesitue entre le premier et le troisime quartile balaie un spectre allantde 18 % 45 % de revalorisation en France, de 8 % 44 % aux tats-Unis ou encore de 39 % 98 % en Pologne. Cest en Sude quelventail est le plus troit en allant de 7 % 24 %.

    Bien videmment, les dsaccords sont encore plus manifesteslorsquon se penche sur les personnes situes aux extrmits, cest--dire celles qui se situent avant le premier quartile ou aprs le troisime.Si lon compare le 5e et le 95e centile, on rassemble 90 % de la

    PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

    550077Revue de lOFCE 110022

  • population mais sur une plage de variation qui va en Pologne de 6 % 161 %, en France de 5 % 86 % et aux tats-Unis de 7 % 105 %. cette aune, les pays les plus consensuels sont lAllemagne (de 1 % 56 %) et la Sude (de 2 % 49 %).

    Cot hauts salaires, la diminution simpose en moyenne dans tousles pays, des Japonais qui diviseraient les hauts salaires par seulement1,27 jusquaux Franais qui les diviseraient par 1,57. De nouveau, onnobserve aucun consensus sur le degr de correction quil faudraitappliquer. Entre le premier et le troisime quartile, la division envisagedes hauts salaires passe de 1,22 1,95 en France, de 1 1,68 auxtats-Unis, ou encore de 0,96 1,78 en Pologne.

    Dans lensemble, il ny a donc de consensus ni sur la hausse desbas salaires, ni sur la baisse des hauts salaires, si bien que finalement ilny a pas de consensus sur le degr de rduction des ingalits.

    Michel Fors et Maxime Parodi

    550088Revue de lOFCE 110022

    6. La hausse souhaite des bas salaires selon les pays

    Par combien faudrait-il multiplier les bas salaires ?

    5e centile 25e centile Mdiane 75e centile 95e centile Moyenne

    France 1,05 1,18 1,3 1,45 1,86 1,32tats-Unis 0,93 1,08 1,25 1,44 2,05 1,28Allemagne 0,99 1,05 1,15 1,28 1,56 1,17Grande-Bretagne 1,00 1,13 1,25 1,39 1,82 1,28Sude 0,98 1,07 1,14 1,24 1,49 1,16Espagne 0,82 1,14 1,3 1,49 1,98 1,3Pologne 1,06 1,39 1,66 1,98 2,61 1,67Japon 0,92 1,03 1,18 1,36 1,74 1,21

    Source : ISSP 1999.

    7. La baisse souhaite des hauts salaires selon les pays

    Par combien faudrait-il diviser les hauts salaires ?

    5e centile 25e centile Mdiane 75e centile 95e centile Moyenne

    France 0,92 1,22 1,53 1,95 3,04 1,57tats-Unis 0,76 1,00 1,28 1,68 2,87 1,36Allemagne 0,90 1,06 1,26 1,57 2,21 1,31Grande-Bretagne 0,95 1,15 1,43 1,74 3,33 1,50Sude 0,89 1,10 1,31 1,63 2,49 1,36Espagne 0,85 1,06 1,26 1,64 2,60 1,35Pologne 0,63 0,96 1,27 1,78 3,80 1,36Japon 0,71 1,00 1,17 1,52 2,73 1,27

    Source : ISSP 1999.

  • Pour voir plus concrtement comment sexpriment les souhaits dehausse ou de baisse des salaires, intressons-nous deux professionstypes : ouvrier non qualifi et PDG. Le graphique 5 reprsente la distri-bution du ratio du salaire peru sur le salaire souhait dun ouvriernon qualifi en usine, exprim en dcibel 12, et ce par pays (nousargumenterons plus loin le choix de cette unit de mesure). Commeon peut le voir, lessentiel de chaque distribution se situe entre 2dBet 0dB, cest--dire entre lexigence dune revalorisation salariale de58 % et le simple statu quo. Plus largement, la plupart des exigencesse situent entre 3dB (revalorisation de 100 %) et 0,5dB (dvalori-sation de 12 %).

    La Pologne sillustre par un fort niveau dinsatisfaction et untalement important de ses exigences. Ce que lon observe ici pourlouvrier non qualifi se retrouve dailleurs pour toutes les professions bas salaires : chaque fois les attentes des Polonais apparaissenttrs leves et en mme temps assez floues. Manifestement, lopinionpolonaise est trs disperse sur le degr de correction quil faudraitappliquer car, comme nous en avons dj avanc lhypothse, ellevalue sans doute aussi sa situation par rapport lAllemagne, quinen reste pas moins une rfrence relativement lointaine et, donc,mal connue.

    De son ct, lAllemagne est assez peu revendicative, mme si ct dun mode centr sur 0 dB, un autre mode apparat (autour de 0,8 dB). On peut se demander si ce conservatisme nest pas le rsultatde la runification, les Allemands de lOuest prnant le statu quo faceaux revendications des Allemands de lEst. Cette hypothse nesttoutefois que partiellement vrifie car la distribution des revendica-tions des Allemands de lEst apparat certes moins favorable au statuquo, mais sans le rejeter en masse. Bref, les Allemands de lEst neressemblent pas aux Polonais. Ils ont dores et dj appris en partie lesnormes salariales de leurs concitoyens de lOuest.

    Tous les autres pays se situent entre les deux cas extrmes de laPologne et de lAllemagne. Certaines distributions sont plutt unimo-dales, comme en Sude qui apparat ici assez conservatrice. Dautressont plus bimodales, comme aux tats-Unis. Bien entendu, une distri-bution unimodale rvle un consensus, alors quune distribution (aumoins) bimodale traduit un dissensus. La France sillustre par un modeassez important vers 1,3 dB (soit une revalorisation de 35 %), qui larange parmi les pays les plus revendicatifs pour le salaire de louvriernon qualifi.

    PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

    550099Revue de lOFCE 110022

    12. Il est dusage dans de nombreux domaines (acoustique, lectronique, mais aussi thoriedes probabilits quand il sagit dtudier des ratios de chances, etc.) de ne pas simplement prendrele logarithme nprien, mais de passer en dcibel qui nest quune simple unit dchelle, et nonune grandeur, et qui consiste appliquer un ratio R la fonction 10 log10 R. Nous avons repriscet usage. Le dcibel est une unit dchelle logarithmique que lon peut appliquer avantageu-sement toutes sortes de rapports.

  • Michel Fors et Maxime Parodi

    551100Revue de lOFCE 110022

    5. Distributions du ratio salaire estim / salaire souhaitde louvrier non qualifi en usine (en dB) selon les pays

    6. Distributions du ratio salaire estim / salaire souhaitdu mdecin gnraliste (en dB) selon les pays

    Source : ISSP 1999.

    Source : ISSP 1999.

    1,0

    0,8

    0,6

    0,4

    0,2

    0,0-4 -3 -2 -1 0 1

    Densit

    En dB

    1,5

    1,0

    0,5

    0,0-3 -2 -1 0 1 2 3

    Densit

    En dB

  • lautre extrme de la hirarchie des revenus, le graphique 7 repr-sente la distribution du ratio du salaire peru sur le salaire souhaitpour un PDG dune grande socit, exprim en dcibel, et par pays.La plus grande partie des revendications sont pour une baisse salariale,qui peut aller jusqu environ 4 dB (soit un trop peru de 151 % parrapport au salaire souhait). Cette fois, la Pologne ne fait pas exception.Compars aux standards allemands, les hauts salaires polonais ne sontcertainement pas excessifs, mais face aux salaires polonais, ils sont djlevs. Ce double standard fait que le degr de correction exig ne sedistingue pas de ceux des autres pays. Les distributions des autres payssont souvent bimodales, avec un mode autour de 0 dB et un autreautour de 1 ou 2,5 dB. LEspagne apparat ici plus conservatrice et laFrance nouveau plus revendicative.

    Les distributions de louvrier non qualifi et du PDG illustrent parfai-tement le type de distribution que lon obtient dun ct pour lesprofessions bas salaires et, de lautre, pour celles hauts salaires. Lecas du mdecin gnraliste constitue la seule exception notable. Commeon peut le voir au graphique 6, il y a dans tous les pays (sauf en Pologne)un trs fort consensus autour de lide que le mdecin est pay commeil faut. Seuls les Polonais revendiquent une hausse salariale, rservantainsi au mdecin le traitement quils appliquent aux professions bassalaires. Ce taux exceptionnel dapprobation semble montrer que lesenquts envisagent la redistribution comme un resserrement des

    PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

    551111Revue de lOFCE 110022

    7. Distributions du ratio salaire estim / salaire souhaitdu PDG dune grande socit (en dB) selon les pays

    Source : ISSP 1999.

    0,5

    0,4

    0,3

    0,2

    0,1

    0,0-1 0 1 2 3 4 5 6

    Densit

    En dB

  • salaires autour de celui du mdecin, cette profession faisant ainsi officede pivot de la redistribution 13.

    En dfinitive, ltude des distributions des revalorisations souhaitesdes salaires de chacune des professions confirme quil ny a pas deconsensus manifeste. On observe souvent une polarisation de lopinionentre, dun ct, les tenants du statu quo et, de lautre, les rforma-teurs qui saccordent sur un certain niveau de correction salariale. Onnote galement que plus les individus aspirent de grands changements,plus le consensus est faible sur lampleur de ces changements. Sil y aconsensus, il tourne plutt autour du souhait dune socit o le salairedu mdecin constituerait le pivot de la redistribution avec les hautssalaires qui sen approchent la baisse, et les bas salaires la hausse.

    5. Une critique raliste de lordre existant

    5.1. Les normes juges lgitimes ne sont pas le simple reflet des normes existantes

    Quelle que soit la manire dont on lenvisage, il est certain daprstous ces traitements statistiques que dans lesprit des gens ce qui estne dtermine nullement ce qui doit tre. Pourtant, cest une opinionrelativement rpandue et ancienne en sciences sociales. En sociologie,penser que les individus ne disposent que de peu dautonomie pourestimer ce quil leur parat juste est par dfinition la thse de touteorientation dterministe. Pour le dire trs succinctement la maniremarxiste, les superstructures, comme la morale, rsultent des infras-tructures conomiques et simposent aux individus alins (lexception notable dune lite savante paradoxalement capable depenser de manire critique cette relation). Quoique de manire diff-rente, cette ide se trouve aussi exprime en psychologie sociale depuisGeorge Homans (1974, p. 250) : ce que les gens disent propos dece qui devrait tre est dtermin sur le long terme et avec quelqueretard par ce quil trouve dans les faits tre ralis . Cette thse sertdepuis de base normative de nombreuses recherches pour lesquellesil sagit seulement dtablir que les normes juges lgitimes ne font quereflter les normes existantes. Le mcanisme pourrait sapparenter ce que Max Weber (1922) appelait la lgitimit traditionnelle . Ycompris pour les socits modernes, Fritz Heider (1958, p. 235) est

    Michel Fors et Maxime Parodi

    551122Revue de lOFCE 110022

    13. On notera que sur ces trois graphiques les tats-Unis ne sont pas dans une position trsparticulire. Comme largumentent Lars Osberg et Timothy Smeeding (2006), le fameux excep-tionnalisme amricain sagissant des attitudes vis--vis des ingalits nest donc pas toujours vrifi.Ce rsultat se retrouvera plus loin, notamment propos de la sensibilit aux ingalits.

  • trs clair sur ce point : la tradition [] finit par sidentifier au juste,[] ce qui est avec ce qui doit tre. En somme, incapables datteindre la critique, qui caractrise pourtant la modernit, les individus (ou dumoins une grande majorit dentre eux) ne feraient quentrinerlexistant quelques dtails prs. Ils pourraient formuler des normesidalement justes mais elles ne seraient jamais quutopiques. Pourlessentiel, ce serait lexistant qui ferait rellement le juste. Ceschma normatif peut trouver une explication fonctionnaliste si lonadmet que lexistant apparat aux individus comme fonctionnant effec-tivement et que, le constatant, ils privilgient ce qui est fonctionnel ce qui na pas fait ses preuves et se trouve alors au mieux renvoy la sphre des bonnes intentions utopiques . Les critiques thoriquesde ces orientations conservatrices sont videmment trs nombreuses.Sans chercher ici les examiner en dtail, rappelons seulement quavecun tel dterminisme, fonctionnalisme ou traditionalisme, il est trsdifficile, pour ne pas dire impossible, de rendre compte de manirecohrente du changement social (endogne) qui est pourtant une carac-tristique essentielle de toute socit moderne. De toute manire, cenest pas seulement sous un angle thorique que ce cadre normatifpeut tre pris en dfaut. Les vrifications empiriques censes lui servirdappui sont elles-mmes en gnral plutt dficientes. Nous avons djvu que plus les ingalits sont juges trop importantes, moins ellesapparaissent ncessaires aux individus, mais lenqute de lISSP permetde le constater sur dautres exemples.

    Interrogs sur les critres qui leurs yeux dterminent les hauteursrelatives des rmunrations dans leurs pays respectifs, les enqutsplacent partout ce qui a trait aux qualifications devant ce qui a trait leffort dans le travail (tableau 9). Pourtant, lorsquil sagit de hirar-chiser ces deux dimensions selon ce qui leur parat prfrable (au moinspartiellement dans un souci de justice), et non pas simplement selonce qui est peru comme tant luvre, ils inversent tout simplementcet ordre. Comme le montre le tableau 8, dans chacun des huit pays,ils jugent quil vaudrait mieux que les revenus dactivit dpendentdavantage de la manire dont le travail est accompli (plus prcismentde leffort consistant bien faire son travail ) plutt que du niveaudducation (qui contribue bien sr aux qualifications). La corrlationde ces deux variables (considres sous leur aspect ordinal) estdailleurs faible et jamais significative au seuil de 1 % (sauf enAllemagne). Mme si sparment aucune de ces deux dimensions nestrejete, les normes perues comme rgissant la distribution des revenusne sont donc pas les normes souhaites. Ce que lon croit tre appliquet ce que lon croit devoir tre appliqu ne reviennent pas au mme.Sur cet exemple, la hirarchie de ces normes est partout inverse enpassant de ltre au devoir-tre et ce, bien que le dbat se trouvecantonn au seul critre du mrite et ne fasse donc pas appel dautresprincipes possibles de justice distributive.

    PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

    551133Revue de lOFCE 110022

  • Michel Fors et Maxime Parodi

    551144Revue de lOFCE 110022

    8. Les dterminants de ce que chacun devrait gagner

    Moyenne des rponses aux diffrentes questions sur ce qui devrait tre important pour dterminer ce que chacun devrait gagner ( ought to earn dans le questionnaire en anglais)

    Les rponses sont donnes sur une chelle allantde 1 pour essentiel 5 pour pas important du tout

    Avoir ducation Superviser Avoir le Avoir des Bien faire Travaillerdes et des ncessaire enfants son dur

    responsa- formation collgues si lon est travailbilits en charge

    dune famille

    France 2,04 2,67 2,44 2,24 2,60 1,84 2,25tats-Unis 1,90 2,14 2,28 2,35 2,86 1,70 1,77Allemagne 1,90 2,36 2,72 2,47 2,29 1,77 1,99Grande-Bretagne 2,03 2,41 2,36 2,47 3,00 2,02 2,06Sude 2,16 2,70 2,50 3,13 3,31 2,00 2,33Espagne 2,21 2,38 2,56 2,23 2,26 2,08 2,07Pologne 2,11 2,20 2,47 2,88 3,10 1,95 1,95Japon 2,02 3,33 3,11 2,84 2,89 1,93 2,14

    Source : ISSP 1999.

    9. Efforts et qualifications

    Moyennes des rponses la question Dans mon pays, les gens sont rcompenss de Les rponses sont donnes sur une chelle allant

    de 1 pour tout fait daccord 5 pour pas du tout daccord

    Leurs efforts Leurs qualifications

    France 3,37 3,10tats-Unis 2,38 2,21Allemagne 2,61 2,43Grande-Bretagne 2,99 2,73Sude 2,92 2,81Espagne 3,11 2,94Pologne 3,24 2,93Japon 2,81 2,52

    En pourcentages, ceux qui ne sont pas entirement ou pas du tout daccord avec lide que dans leur pays lesefforts sont rcompenss reprsentent 50,3 % des personnes interroges en France, 46 % en Pologne, 44 % enEspagne, 31 % au Royaume-Uni, 27 % en Sude, 24 % au Japon, 17 % en Allemagne et 12 % aux tats-Unis.

    Source : ISSP 1999.

  • 5.2. Les individus souhaitent plutt une socit formant une grande classe moyenne

    Ceci peut galement se voir en revenant aux pyramides puisquil at demand aux enquts quelle forme leur paraissait souhaitable.Dans tous les pays, cest dabord et avant tout la forme du losange(type D) qui a t retenue. Cest le choix majoritaire quasiment partout,de 44 % en France 58 % en Allemagne. Ensuite, le type E de lapyramide inverse, donc dune socit riche compose majoritairementde riches, rassemble entre 16 % des suffrages au Japon et 34 % enSude. Il y a finalement plus daccord sur le souhait que sur le perupour lequel nous avions observ dans la premire partie une plus grandedispersion des rponses.

    Dans tous les cas, lcart entre le souhait et la pyramide (juge)existante est vident. Il peut dailleurs sinterprter comme une volontde rduire les ingalits. Il est en effet trs corrl avec lindicateur desensibilit aux ingalits qui sera prsent un peu plus loin et qui mesurele degr auquel on souhaite les rduire.

    5.3. Lidal revendiqu en matire de justice distributive nest pas lgalit absolue

    Bien sr, il ne faut pas en dduire que le devoir-tre est systmati-quement diffrent de ce qui est. Dun certain point de vue, on peut levoir en ce qui concerne la hirarchie des professions. Le tableau 10 estle pendant du tableau 2, mais cette fois au niveau du devoir-tre. Dela comparaison des deux, il ressort tout dabord clairement que lesindividus ne dfendent nulle part lgalit absolue des salaires entre lesprofessions. Dans la plupart des cas, ils acceptent que les PDG desgrandes socits et les patrons propritaires peroivent de plus grossalaires que les autres professions. Ils acceptent galement que lesouvriers qualifis, les ouvriers non qualifis et les vendeurs dans uneboutique reoivent des salaires infrieurs ceux des mdecins, desavocats, des ministres ou des membres du Conseil Constitutionnel.Cette hirarchie est peu prs vrifie partout, or elle nest pas diff-rente de la hirarchie relle, ou perue comme telle.

    Dans une tude de lenqute de lISSP de 1987, qui portait sur lemme thme, mais sur dautres professions et au sein dun autreensemble de pays, Jonathan Kelley et M. D. R. Evans (1993) obser-vaient galement un consensus sur la hirarchie lgitime des salairesdes professions ; en revanche, ils soulignaient limportance des dsac-cords et du dcalage avec lexistant pour ce qui est des montants desalaires que recevait chacune des professions. Il suffit de comparer letableau 2 au tableau 10 pour se rendre compte quil en va de mme

    PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

    551155Revue de lOFCE 110022

  • ici. On constate immdiatement que les enquts souhaitent dimpor-tantes corrections salariales, sans toutefois bouleverser la hirarchiedes salaires. La grille salariale idale apparat nettement plusresserre que la grille salariale relle. Au final, pour les personnesinterroges, le rapport entre bas et hauts salaires devrait tre pluttde lordre de 1 pour 4.

    Michel Fors et Maxime Parodi

    551166Revue de lOFCE 110022

    10. Mdiane du ratio du salaire souhait pour les professions par rapport au salaire souhait pour louvrier non qualifi dans les diffrents pays

    France tats-Unis Allemagne Grande- Sude Espagne Pologne JaponBretagne

    PDG 6,3 5,0 5,0 5,6 2,1 2,8 5,0 6,0Patron propritaire 6,2 4,0 5,0 4,1 2,5 3,0 8,3 Ministre 3,8 3,3 3,8 3,6 2,1 2,7 5,0 5,0Avocat 3,3 3,8 3,3 3,1 2,0 2,0 3,5 3,8Membre Conseil Const. 3,1 4,0 4,0 4,7 2,4 2,7 5,3 4,0Mdecin gnraliste 3,0 4,0 3,2 3,0 1,9 2,0 2,2 3,8Sa profession 1,5 1,6 1,4 1,4 1,2 1,2 1,5 1,4Ouvrier qualifi 1,3 1,5 1,4 1,4 1,2 1,3 1,4 1,6Vendeur 1,1 1,0 1,1 1,0 1,0 1,0 1,1 1,3Haut / bassalaire 3,8 3,6 3,6 3,7 2,2 2,4 4,7 3,8 *

    * La dernire ligne prsente le ratio du haut salaire souhait sur le bas salaire souhait en effectuant la moyennegomtrique sur dun ct les cinq professions suprieures sauf mdecin et de lautre les trois professions inf-rieures. Au Japon, le cas du patron propritaire est exclu.

    Source : ISSP 1999.

    En rsum, du ct des salaires, la hirarchie entre les professionstelle quelle existe ressemble assez fortement celle souhaite. Lidalrevendiqu nest donc pas lgalit absolue. En revanche, il y a un cartimportant entre lampleur des ingalits salariales perues et cellesjuges acceptables.

    5.4. Les ingalits salariales sont ingalement acceptesLa critique de lexistant, en loccurrence des ingalits, est donc

    indniable. Cette critique nest cependant pas uniforme selon la placeoccupe dans la hirarchie salariale. Dans tous les pays, lexceptiondu Japon, le ratio souhait du haut sur le bas salaire tend augmenter

  • en fonction du dcile de revenu du rpondant. Comme on pouvait syattendre, les ingalits sont donc mieux acceptes en haut quen basde la pyramide sociale.

    Pour ce qui est des diffrences dapprciation selon lge et le sexe,le tableau 11 montre que le ratio souhait du haut sur le bas salairesuit une logique similaire celle du ratio peru observe prcdemment(tableau 4). Mais cela ne signifie pas que les personnes interviewes secontentent dentriner lexistant et, dailleurs, tout en suivant une mmelogique, le ratio souhait est toujours infrieur au ratio peru. Il enrsulte plutt que la dynamique que nous avons repre propos desrmunrations en fonction des carrires biaise certes la perception desingalits, mais aussi les rend comprhensibles. Elles apparaissent souscet angle finalement relativement plus acceptables aux enquts.

    En somme, les riches acceptent davantage les ingalits que lespauvres, les hommes davantages que les femmes, et les personnes gesque les jeunes.

    5.5. De la sensibilit lingalit salariale

    Puisque de multiples manires, les individus apparaissent ainsisensibles lcart entre ce quils peroivent comme rel et ce quilssouhaitent, essayons de confrer une mesure ce sentiment dcartafin de dterminer de quelle faon il pse sur les valuations des inga-lits en terme de macrojustice. On peut dfinir la sensibilit comme laptitude dtecter et amplifier de faibles variations dunegrandeur (Le Petit Robert). Par exemple, la sensibilit acoustique estla capacit de dceler de petites variations de pression par rapport

    PERCEPTION DES INGALITS CONOMIQUES ET SENTIMENT DE JUSTICE SOCIALE

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    11. Mdiane du ratio souhait haut / bas salaire selon le sexe et lge par pays

    France tats-Unis Allemagne Grande- Sude Espagne Pologne JaponBretagne

    Homme18-29 ans 3,6 3,2 3,4 2,7 2,0 2,2 4,7 4,330-49 ans 4,0 3,7 3,5 3,5 2,2 2,5 5,5 3,550-64 ans 4,4 4,1 4,1 4,2 2,4 2,6 5,3 3,465 ans et + 5,5 5,4 4,3 5,0 3,1 2,6 4,5 5,2

    Femme18-29 ans 3,3 2,8 2,8 3,1 1,7 2,4 4,5 4,730-49 ans 2,9 3,2 3,3 3,5 1,9 2,4 4,0 3,250-64 ans 3,7 3,9 3,4 3,5 2,1 2,4 4,9 2,865 ans et + 4,3 3,9 4,0 4,7 2,6 2,2 4,1 5,1

    Source : ISSP 1999.

  • la pression ambiante. Le signal port par les petites variations sera plusou moins audible selon que le ratio de lintensit du signal sur le fondsonore est lev ou non. Dans un autre domaine, la loi de Weber-Fechner nonce que notre sensibilit aux variations de poids dpenddu rapport entre lcart au poids de rfrence sur ce poids derfrence 14. Plus gnralement, les tudes de psychophysique deGustav Fechner au 19e sicle ont montr que lintensit de la sensation(S) augmente avec le logarithme de lexcitation (P), soit S = k log P (ok est une constante). De fait, cette fonction synthtise toute linfor-mation ncessaire pour tudier le rapport P/P puisque P/P = (log P).Autrement dit, le logarithme simpose ds que lon sintresse non auxcarts bruts pour une variable quelconque, mais aux carts relatifs.

    Bien entendu, la sensibilit aux carts de salaires nest pas unphnomne psychophysique, mais lapproche de la sensibilit peut trereprise. On peut en effet penser que le rapport dun salaire donn surun salaire de rfrence joue un rle dcisif sur le sentiment dingalit.Accorder une augmentation de 1 000 ne signifie pas la mme chosedu tout selon que cette augmentation concerne un ouvrier qui ne gagneque 1 000 ou un PDG qui en gagne 100 000. Laugmentation prendson sens partir du pourcentage du salaire de base quelle reprsente.Plus encore, notre intrt va se porter sur la comparaison de ratios et,dans ce cas, il est tout indiqu de passer une chelle logarithmique.Lintrt de ce type dchelle pour la comparaison de ratios est quenvaleur absolue une attnuation dun ratio passant, par exemple, de 1 1/2 vaut autant quune amplification passant de 1 2, en loccurrence3 dcibels (not dB, cf. supra note 12). Comme ces deux volutionssont tout aussi importantes pour un ratio, cette transformation en rend lvidence la lecture bien plus intuitive. Sans ce changement dchelle,nous aurions le sentiment dans lexemple qui vient dtre donn quelamplification est deux fois plus importante que lattnuation, et nousserions tromps.

    Tous ces lments mthodologiques militent pour tudier la sensibilitaux carts salariaux partir du ratio du salaire estim dune professionsur le salaire souhait pour cette profession, exprim en dcibel.Guillermina Jasso (1978) avait dores et dj repr que lvaluation dessentiments de justice en matire salariale dpendait avant tout dulogarithme du rapport du salaire effectif sur le salaire juste, sans toutefoislexpliquer. Or, comme nous venons de largumenter, il y a dexcellentesraisons cela. Et ceci se vrifie empiriquement en tudiant les corrla-tions de diffrents indicateurs dcarts salariaux avec lopinion que lesdiffrences de revenus [en France] sont trop grandes 15 (tableau 12).

    Michel Fors et Maxime Parodi

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    14. Lexprience consiste demander un individu de soupeser deux poids, lun de pgrammes, lautre de p + p, de manire savoir si les deux font le mme poids. Le taux derponses errones dpend de p/p.

    15. Les modalits de rponses allant de (1) pour tout fait daccord (5) pour pas daccorddu tout.

  • cette fin, nous avons retenu quatre indicateurs construits partirde nos dfinitions dun haut et dun bas salaire. Les deux premiers sontde simple rapports haut / bas salaire exprims en dcibel, le premiertant calcul partir des salaires perus, le deuxime partir dessalaires souhaits. Lopinion sur les ingalits de revenus est en gnrallie ces variables, mais pas toujours. Le troisime et le quatrimeindicateur expriment, lun sous forme de ratio, lautre en dcibel, lerapport du ratio haut / bas salaire peru sur le ratio haut / bas salairesouhait. Cest, autrement dit, le rapport du degr dingalit peru surle degr dingalit souhait. Ces deux indicateurs sont nettement pluscorrls la question de savoir si les ingalits sont trop grandes queles deux prcdents ( lexception de lEspagne et, pour le troisimeindicateur, du Japon). Mais, cest en fait le quatrime indicateur quipermet le mieux de prdire lopinion sur les ingalits. Nous ledsignerons dornavant par lexpression de sensibilit aux ingalits. Ellese calcule partir de la formule ci-dessous, qui exprime finalement lerapport (en dcibel) de lingalit perue entre le haut et le bas salairesur lingalit souhaite entre le haut et le bas salaire. Cest galementlcart (en dcibel) entre le rapport du haut salaire peru et le hautsalaire souhait et le rapport du bas salaire peru et le bas salairesouhait. Ces deux formulations sont ici quivalentes. Dans les deuxcas, la sensibilit aux ingalits rend compte du degr de correctionncessaire pour ramener ce qui est peru comme rel au souhaitable.Et cest un excellent indicateur du sentiment dingalits. Partout, cettevolont de correction apparat forte puisque, pour arriver une

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    551199Revue de lOFCE 110022

    12. Corrlation entre lopinion que les ingalits de revenus sont trop importantes et diffrentes expressions du ratio haut / bas salaire

    Ratio peru Ratio souhait Sensibilit Sensibilitdu haut sur du haut sur aux ingalits aux ingalits

    le bas salaire le bas salaire (exprime (en dB)(en dB) (en dB) sous forme

    dun rapport)

    France 0,062 * 0,170 0,188 0,310tats-Unis 0,076 * 0,097 0,100 0,204Allemagne 0,014 (ns) 0,232 0,303 0,333Grande-Bretagne 0,087 0,132 0,139 0,240Sude 0,03 (ns) 0,372 0,325 0,457Espagne 0,173 (-) 0,024 (ns) 0,145 0,153Pologne 0,068 0,081 * 0,104 0,170Japon 0,177 (-) 0,002 (ns) 0,115 0,180

    Note de lecture : * significatif seulement au seuil de 5 %, (ns) non significatif, le reste est significatif au seuil de 1 %.Les signes des effets ne sont pas retranscrits car ils sont toujours dans le sens attendu, sauf pour les deux cas indi-qus (), mais qui sont non significatifs. Au Japon, les ratios haut/bas salaire sont calculs sans le cas du patronpropritaire puisque la question sur les salaires na pas t pose pour cette profession.

    Source : ISSP 1999.

  • situation (plus) juste, elle se traduit par le fait quil faudrait diviser leratio haut / bas salaire par 1,5 en Allemagne et au Japon, 1,6 en Sude,1,7 aux tats-Unis, 1,8 en Espagne et en Grande-Bretagne, 2,1 en Franceet 2,3 en Pologne.

    sensibilit = 10log10 (hautperu / basperu

    ) = 10log10 (hautperu / hautsouhait

    )

    Ainsi, lchelle macrosociale, le sentiment dinjustice dpend delimportance de lcart entre les ingalits telles que les individus lesperoivent et les ingalits quils jugent acceptables. Cette sensibilitaux ingalits rend plus finement compte du sentiment de macrojusticeque la simple perception des ingalits ou que lopinion sur les inga-lits juges souhaitables. Autrement dit, ce sentiment se fonde surlvaluation du degr auquel est ralise une certaine ide de lgalit(la grille salariale idale ) au sein de la socit. Cest en fonction dece sentiment dun cart quils dcident quune ingalit est juste ou non.

    Bien que trs comprhensible, ce rsultat va lencontre desapproches normatives conformistes, rsumes plus haut, quelles soientdorigine dterministe, traditionaliste ou fonctionnaliste, et selonlesquelles lopinion ne ferait au fond que de reflter et entrinerlexistant, tandis que le devoir-tre se verrait rduit un fatras de bonnes intentions quil faudrait simplement ranger dans la catgoriedes illusions et utopies diverses. En somme, nous serions renvoys lamor fati, si cher Nietzsche (1888, p. 67). Nous naurions qu aimernotre propre lot, quel quil soit, en rejetant lutopie au motif quelleest source de nos dceptions et de nos malheurs. Or le rle manifesteque joue la sensibilit aux ingalits contredit nettement ce type delecture duale et conservatrice. Il montre au contraire que la perceptionde la ralit est interprte et rapporte une thorie, au moinsimplicite, sur le salaire souhaitable suivant en cela une rationalit detype cognitif, pour reprendre le concept propos par Raymond Boudon(2003). Il ny a donc pas deux modes de pense, avec dun ct desides qui ne sappliquent pas (des idaux non rgulateurs, cest--diredes utopies ) et de lautre le rel qui nest pas soumis la critique(le conformisme ), mais leffort de les joindre en une rflexion surlordre de grandeur de cet cart entre le rel et le souhait, bref leffortdappliquer une ide du juste au rel, et ce jusqu un certain degr de prcision.

    Sous cet a