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Pelléas et Mélisande

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Pelléas et

Mélisande

Libretto de Maurice MaeterlinckMusique de Claude Debussy

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Pelléas et MélisandeOpéra en cinq actes

Libretto de Maurice MaeterlinckMusique de Claude Debussy

CAST:Pelléas, petit-fils d’Arkel (Tenor ou high baritone)Mélisande (Soprano)Golaud, demi-frère de Pelléas (Baritone)Arkel, roi d’Allemonde (Bass)Yniold, SopranoGeneviève, mère de Golaud et Pelléas (Mezzo-soprano)Le Berger, BassUn Médecin, BassMarinsServantesMendiants

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ACTE 1

Scène 1Une Forêt (Le rideau ouvert on douvreMélisande au bond d'unefontaine. Entre Golaud.) GOLAUDJe ne pourrai plus sortir de cetteforêt! Dieu sait jusqu'où cette bête m'amené.Je croyais cependant l'avoirblessée à mort; et voici danstraces de sang.Mais maintenant, je l'ai perdue devue, je crois que je me suis perdumoi-même, et mes chiens ne me retrouventplus.Je vais revenir sur mes pas.J'entends pleurer…Oh! Oh! qu'y a-t-il là au bord del'eau?Une petite fille qui pleure aubord de l'eau? (Il tousse.) Elle ne m'entend pas,Je ne vois pas son visage. (Il s'approche et toucheMélisande à l'aule.) Pourquoi pleures-tu? (Mélisande tressaille, se dresseet veut fuir. N'ayez pas peur vous n'avez rienà craindre.Pourquoi pleurez-vous, ici, touteseule? MÉLISANDE(presque sans voix) Ne me touchez pas! ne metouchez pas!

GOLAUDN'ayez pas peur… Je ne vous ferai pas…Oh! vous êtes belle. MÉLISANDENe me touchez pas! ne me touchez pas,ou je me jette à l'eau! GOLAUDJe ne vous touche pas… (doux et calme) Voyez, je resterai ici, contre l'arbre.N'ayez pas peur.Quelqu'un vous a-t-il fait du mal? MÉLISANDEOh! oui! oui! oui! (Elle sanglote profondément.) GOLAUDQui est-ce qui vous a fait du mal? MÉLISANDETous! tous! GOLAUDQuell mal vous a-t-on fait? MÉLISANDEJe ne veux pas le dire! je ne peux pas ledire! GOLAUDVoyons, ne pleurez pas ainsi. D'où venez-vous? MÉLISANDEJe me suis enfuie! enfuie…enfuie… GOLAUDOui, mais d'où vous êtes-vous enfuie? MÉLISANDEJe suis perdue! perdue! Oh! oh! perdue ici…Je ne suis pas d'ici…Je ne suis pas née là… GOLAUDD'où êtes vous? Où êtes-vous née? MÉLISANDEOh! oh! loin d'ici…loin…loin…

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GOLAUDQu'est-ce qui brille ainsi au fondde l'eau? MÉLISANDEOù donc? Ah! C'est la couronne qu'il m'adonnée.Elle est tombée en pleurant. GOLAUDUne coouronne? Qui est-ce qui vous a donné unecouronne?Je vais essayer de la prendre… MÉLISANDENon, non, je n'en veux plus! jen'en veux plus Je préfère mourir…mourir toutde suite! GOLAUDJe pourrais la retirer facilement; L'eau n'est pas très profonde. MÉLISANDEJe n'en veux plus! Si vous la retirez, je me jette à saplace! GOLAUDNon, non; je la laisserai là; On pourrait la prendre sans peinecependant.Elle semble trèds belle.Y a-t-il longtemps que vous avezfui? MÉLISANDEOui, oui, Que êtes-vous? GOLAUDJe suis le prince Golaud le petitfils d'Arkel le vieux roid'Allemonde… MÉLISANDEOh! vous avez déjà les cheveuxgris!

GOLAUDOui; quelques-uns, ici, près destempes… MÉLISANDEEt la barge aussi… Pourquoi me regardez-vous ainsi? GOLAUDJe regarde vos yeux. Vous ne fermez jamais les yeux? MÉLISANDESi, si je les ferme la nuit… GOLAUDPourquoi avez-vous l'air si étonnée? MÉLISANDEVous êtes un géant! GOLAUDJe suis un homme comme les autres… MÉLISANDEPourquoi êtes-vous venu ici? GOLAUDJe n'en sais rien moi-même. Je chassais dans la forêt.Je poursuivais un sanglier,Je me suis trompé de chemin.Vous avez l'air très jeune.Quel âge avez-vous? MÉLISANDEJe commence à avoir froid… GOLAUDVoulez-vous venir avec moi? MÉLISANDENon, non, je reste ici. GOLAUDVous ne pouvez pas rester ici touteseule, Vous ne pouvez pas rester ici toute lanuit…Comment vous nommez-vous? MÉLISANDEMélisande. GOLAUDVous ne pouvez pas rester ici,Mélisande. Venez avec moi…

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MÉLISANDEJe reste ici GOLAUDVous aurez peur, toute seule, On ne sait pas ce qu'il y a ici…toute la nuit…toute seule…ce n'est paspossible, (avec une grande deuceur) Mélisande, venez, donnez lamain… MÉLISANDEOh! ne me touchez pas! GOLAUDNe criez pas… Je ne vous toucherai plusMais venez avec moi.La nuit sera très moire et trèsfroide.Venez avec moi… MÉLISANDEOù allez-vous? GOLAUDJe ne sais pas… Je suis perdu aussi… (Ils sortent.) Scène 2Un appartement dans le château.Arkel et Geneviève GENEIÈVEVoici ce qu'il écrit à son frèrePelléas: (simplement et modéré) "Un soir, je l'ai trouvée tout enpleurs au bord d'une fontaine, dans la forêt où je m'étais perdu. Je ne sais ni son âge, ni qui elleest, ni d'où elle vient et je n'ose pas l'interroger, carelle doit avoir eu une grandeépouvante, et quand on lui demande ce quilui est arrivée, elle pleure tout à coup comme un

enfant, et sanglote (d'une voix étouffée) si profondément qu'on a peur.Il u a maintenant six mois que je l'aiépousée et je n'en sais pas plus que le jour denotre rencontre,En attendant, mon cher Pelléas, toi quej'aime plus qu'un frère, bien que nous ne soyons pas nés demême père, en attendant, prépare mon retour… (avec une émotion contenue) Je sais que ma mère ma pardonneravolontiers.Mais l'ai peur d'Arkel, malgré toute sabonté.S'il consent néanmoins à l'accueillir,comme il accueillerait sa propre fille, le troisième suivra cette lettre, allume une lampe au sommet de la tourqui regarde la mer. Je l'apercevrai du pont de notre navire, si non j'irai plus loin et ne reviendraiplus…" Qu'en dites-vous? ARKELJe n'en dis rien. Cela peut nous paraître étrange, parce que nous ne voyons jamais quel'envers des destinées, l'envers même de la nôtre…Il avait toujours suivi mes conseilsjusqu'ici, j'avais cru le rendre heureux enl'envoyant demander la main de la princessUrsule… Il ne pouvait pas rester seul, et depuis la mort de sa femme il étaittriste d'être seul; et se mariage allait mettre fin à delongues guerres, à de vieilles haines… Il ne l'a pas voulu ainsi.

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(avec une émotion grave) Qu'il en soit comme it a voulu: je ne me suis jamais mis entravers d'une destinée; il sait mieux que moi son avenir.Il n'arrive peut être pasd'événements inutiles. GENEVIÈVEIl a toujours été si prudent, sigrave et si ferme… Depuis la mort de sa femme il nevivait plus que pour son fils, le petit Yniold.Il a tout oublié…Qu'allons-nous faire? (Entre Pelléas.) ARKELQui est-ce qui entre là? GENEVIÈVEC'est Pelléas. Il a pleuré. ARKELEst-ce toi, Pelléas? Viens un peu plus près que je tevoie dans la lumière. PELLÉASGrand-père, j'ai reçu en mêmetemps que la lettre de mon frère uneautre lettre; Une lettre de mon amiMarcellus…Il va mourir et il m'appelle…Il dit qu'il sait exactement le jouroù la more doit venir… Il me dit que je puis arriver avantelle si je veux, mais qu'il n'y a pas de temps àperdre. ARKELIl faudrait attendre quelque tempscependant, Nous ne savons pas ce que leretour de ton frère nous prépare

Et d'ailleurs ton père n'est il pas ici, au-dessus de nous, plus malade peut-être que ton ami…Pourras-tu choisir entre le père etl'ami?… (Il sort.) GENEVIÈVEAie soin d'allumer la lampe dès ce soirPelléas. (Ils sortent séparément.) Scène 3Devant le château

(Entrent Geneviève et Mélisande.) MÉLISANDEIl fait sombre dans les jardins. Et quelles forêts, quelles forêts toutautour des palais! GENEVIÈVEOui; cela m'étonnait ainsi quand je suisarrivée ici, et cela étonne tout le monde. Il y a des endroits où l'on ne voit jamaisle soleil.Mais l'on s'y fait si vite…Il y a longtemps, il y a longtemps…Il y a presque quarante ans que je visiciRegardez de l'autre côté, vous aurez lachlarté de la mer. MÉLISANDEJ'entends du bruit au des suos denous… GENEVIÈVEOui; c'est quelqu'un qui monte versnous… Ah! c'est Pelléas…Il semble encore fatigué de vous avoirattendue si longtemps… MÉLISANDEIl ne nous a pas vues. GENEVIÈVEJe crois qu'il nous a vues, mais il ne sait

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ce qu'il doit faire. Pelléas, Pelléas, est-ce toi? PELLÉASOui! je venais du côté de lamer… GENEVIÈVENous aussi, nous cherchions laclarté. Ici il fait un peu plus clairequ'ailleurs, et cependant la merest sombre. PELLÉASNous aurons une tempête cettenuit; il y en a toutes les nuits depuisquelque temps et cependant elle est si calmemaintenant! On s'embarque sans le savoir etl'on reviendrait plus. VOIX DERRIÈRE LACOULISSE Hoé! hisse hoé! Hoé! MÉLISANDEQuelque chose sort du port… PELLÉASIl faut que ce soit un grandnavire… Les lumières sont trèss hautes, nous le verrons tout à l'heurequand il entrera dans la band declarté. VOIX DERRIÈRE LACOULISSE Hoé! hisse hoé! Hoé! GENEVIÈVEJe ne sais si nous pourrons levoir…il y a encore une brume surla mer. PELLÉASOn dirait que la brume s'élèvelentement…

MÉLISANDEOui, j'aperçois là-bas une petite lumièreque je n'avais pas vue… PELLÉASC'est une phare; il y en a d;autres quenous ne voyons pas encore. MÉLISANDELe navire est dans la lumière…il estdéjà bienloin. PELLÉASIl s'éloigne à toutes voiles… MÉLISANDEC'est la navire qui m'a menée ici. Il a de grandes voilles…Je le reconnais à ses voiles… VOIX DERRIÈRE LA COULISSE Hisse hoé! Hoé! PELLÉASIl aura mauvaise mer cette nuit… VOIX DERRIÈRE LA COULISSE Hisse hoé! MÉLISANDEPourquoi s'en va-t-il cette nuit? On ne le voit presque plus.Il fera peut être naufrage! PELLÉASLa nuit tombe très vite… VOIX DERRIÈRE LA COULISSE (à bouche fermée encore plus loin) GENEVIÈVEIl est temps de rentrer. Pelléas montre la route à Mélsiande.Il faut que j'aille voir, un instant le petitYniold. (Elle sort.) PELLÉASOn ne voit plus rien sur la mer… MÉLISANDEJe vois d'autres lumières. PELLÉASCe sont les autres phares. Entendez-vous la mer?C'est le vent qui s'élève…

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Descendons par ici.Voulez-vous me donner la main? MÉLISANDEVoyez, voyez j'ai les mainspleines de fleurs. PELLÉASJe vous soutiendrai par le bras, lechemin est escarpé et il u fait trèssombre. Je pars peut-être demain. MÉLISANDEOh!…pourquoi partez-vous? (Ils sortent.)

ACTE 2

Scène 1Une fontaine dans le parc (Entrant Pelléas et Mélisande.) PELLÉASVous ne savez pas où je vous aimenée? Je viens souvent m'asseoir icivers midi, lorsqu'il fait trop chaud dans lesjardins.On étouffe aujourd'hui, à même àl'ombre des aarbres. MÉLISANDEOh! l'eau est claire… PELLÉASElle est fraîche comme l'hiver. C'est une vieille fontaineabandonnée.Il parait que c'était une fontainemiraculeuse, elle ouvrait lesyeux des aveugles,

on l'appelle encore "la fontainedes aveugles." MÉLISANDEElle n'ouvre plus les yeux desaveugles?

PELLÉASDepuis que le roi est presque aveuglelui-même, on n'y vient plus… MÉLISANDEComme on est seul ici…on n'entendrien. PELLÉASIl y a toujours un silenceextraordinaire… On entendrait dormir l'eau…Voulez-vous vous asseoir au bord dubassin de marbre?Il y a un tilleul où le soleil n'entrejamais… MÉLISANDEJe vais me coucher sur le marbre. Je voudrais voir le fond de l'eau… PELLÉASOn ne l'a jamais vu… Elle être aussi profonde que la mer. MÉLISANDESi quelque chose brillait au fond, on leverrait peut-être. PELLÉASNe vous penchez ps ainsi. MÉLISANDEJe voudrais toucher l'eau… PELLÉASPrenez garde de glisser… Je vais vous tenir par la main… MÉLISANDENon, non, Je voudrais y plonger les deux mains…On dirait que mes mains sont saladesaujourd'hui… PELLÉASOh! oh! Prenez garde! prenez garde!Mélisande! Mélisande! Mélisande!Oh! votre chevelure… MÉLISANDE(se redressant) Je ne peux pas, je ne peux pasl'atteindre!

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PELLÉASVos cheveux ont plongé dansl'eau… MÉLISANDEOui, ils sont plus longs que mesbras…ils sont plus longs quemoi… PELLÉASC'est au bord d'une fontaine aussiqu'il vous a trouvée? MÉLISANDEOui… PELLÉASQue vous a-t-il dit? MÉLISANDERien, je ne me rappelle plus… PELLÉASEtait-il tout près de vous? MÉLISANDEOui, il voulait m'embrasser… PELLÉASEt vous ne vouliez pas? MÉLISANDENon. PELLÉASPourquoi ne vouliez-vous pas? MÉLISANDEOh! oh! j'ai vu passer quelquechose au fond de l'eau… PELLÉASPrenez garde! prenez garde! Vous allez tomber!Avec quoi jouez-vous? MÉLISANDEAvec l'anneau qu'il a donné. PELLÉASNe jouez pas ainsi au-dessusd'une si profonde… MÉLISANDEMes mains ne tremblent pas PELLÉASComme il brille au soleil! Ne le jetez pas si haut vers leciel!

MÉLISANDEOh! PELLÉASIl est tombé! MÉLISANDEIl est tombé dans l'eau! PELLÉASOù est-il? où est-il? MÉLISANDEJe ne le vois pas descendre. PELLÉASJe crois la voir briller! MÉLISANDEMa bague? PELLÉASOui, oui; là-bas… MÉLISANDEOh! oh! Elle est si loin de nous!Non, non, ce n'est pas elle…ce n'estplus elle.Elle est perdue…perdue…Il n'y a plus qu'un grand cercle surl'eau…Qu'allons faire maintenant? PELLÉASIl me faut pas s'inquiéter ainsi pour unebague. Ce n'est rien, nous la retrouverons peut-être!Ou bien nous en retrouverons une autre.MÉLISANDENon, non, nous ne la retrouverons plus, nous n'en trouverons pas l'autres nonplus… Je croyais l'avoir dans les mainscependant…J'avais déjà fermé les mains, et elle esttombée malgré tout…Je l'ai jetées trop haut du côté du soleil. PELLÉASVenez, nous reviendrons un autre jour. Venez, il est temps.On irait à notre rencontre.

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Midi sonnait au moment oùl'anneau est tombé… MÉLISANDEQu'allons-nous dire à Golaud s'ildemande où il est? PELLÉASLa vérité, la vérité… (Ils sortent.) Scène 2Un appartement dans le château (On découvre Golaud étendu surson lit; Mélisande est à sonchevet.) GOLAUDAh! ah! tout va bien, cela ne serarien. Mais je ne puis m'expliquercomment cela s'est passé.Je chassais tranquillement dans laforêt.Mon cheval s'est emporté tout acoup sans raison… A-t-il vu quelque chosed'extraordinaire? (En animant peu à peu etsourdement agité.) Je venais d'entendre sonner lesdouze coups de midi.Au douzième coup, il s'effraiesubitement et court comme un aveugle foucontre un arbre! (en se calmant) Je ne sais plus ce qui est arrivé.Je suis tombé, et lui doit êtretombé sur moi; je croyais avoir toute la forêt surla poitrine.Je croyais que mon cœur étaitdéchiré. Mais mon cœur est solide.Il paraît que ce n'est rien… MÉLISANDEVoulez-vous boire un peu d'eau?

GOLAUDMerci, je n'ai pas soif. MÉLISANDEVoulez-vous un autre oreiller? Il y a une petite tache de sang sur celui-ci. GOLAUDNon; ce n'est pas la peine. MÉLISANDEEst-ce bien sûr? Vous ne souffrez pas trop? GOLAUDNon, non, j'en ai vu bien d'autres. Je suis fait au fer et au sang. MÉLISANDEFermez les yeux et tâchez de dormir. Je resterai ici toute la nuit… GOLAUDNon, non, je ne veux pas que tu tefatigues ainsi. Je n'ai besoin de rien, je dormiraicomme un enfant…Qu'y-a-t-il, Mélisande?Pourquoi pleures-tu tout à coup? MÉLISANDEJe suis… Je suis malade ici… GOLAUDTu es malade? (pause) Qu'as-tu donc, qu'as-tu donc,Mélisande? MÉLISANDEJe ne sais pas… Je suis malade ici.Je préfère vous le dire aujourd'hui;Seigneur, je ne suis pas heureuse ici… GOLAUDQu'est-il donc arrivé? Quelqu'un t'a fait du mal?Quelqu'un t'aurait-il offensés? MÉLISANDENon, non, personne ne m'a fait le

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moidre mal… Ce n'est mas cela. GOLAUDMais tu dois me cacher quelquechose? Dis-moi toute la vérité,Mélisande… Est-ce le roi?Est ce ma mère?Est-ce Pelléas? MÉLISANDENon, non, ce n'est pas Pelléas. Ce n'est personne…Vous ne pouvez pas mecomprendre…C'est quelque chose qui est plusfort que moi… GOLAUDVoyons; sois raisonnable,Mélisande. Que veux-tu que je fasse?Tu n'est plus une enfant.Est-ce moi que tu voudraisquitter? MÉLISANDEOn! non, ce n'est pas cela… Je voudrais m'en aller avecvous…C'est ici que je ne peux plusvivre…Je sens que je ne vivrais pluslongtemps… GOLAUD(animé) Mais il faut une raison cependant.On va te croire folle.On va croire à des rêves d'enfant.Voyons, est-ce Pelléas, peut-être?Je crois qu'il ne te parle passouvent. MÉLISANDESi, il me parle parfois. Il ne m'aime pas, je crois; je l'aivu dans ses yeux…

Mais il me parle quand il merencontre… GOLAUDIl ne faut pas lui en vouloir. Il aa toujours été ainsi.Il est un peu étrange.Il changera, tu verras; il est jeune… MÉLISANDEMais ce n'est pas cela…ce n'est pascela… GOLAUDQu'est-ce donc? Ne peux-tu pas te faire à la vie qu'onmène ici? Il est vrai que ce château est très vieuxet très sombre…Il est très froid et très profond.Et tous ceux qui l'habitent sont déjàvieux.Et la campagne peut sembler tristeaussi, avec toutes ces forêts, toutes cesvieilles forêts sans lumière.Mais on peut égayer tout cela si l'onveut.Et puis, la joie, la joie, on n'en a pastous les jours:Mais dis-moi quelque chose; n'importe quoi, je ferai tout ce que tuvoudras… MÉLISANDEOui, c'est vrai…on ne voit jamais leciel ici. Je lai vu la première fois ce matin… GOLAUDC'est donc cela qui te fait pleurer, mapauvre Mélisande? Ce n'est donc que cela?Tu pleures de ne pas voir le ciel?Voyons, tu n'est plus à l'âge où l'on peutpleurer pour ces choses…Et puis l'été n'est pas là?Tu vas voir le ciel tous les jours.Et puis l'année prochaine…

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Voyons, donne-moi ta main;donne-moi tes deux petitesmains. (Il lui prend les mains.) Oh! ces petites mains que jepourrais écraser comme desfleurs…Tiens, où est l'anneau que jet'avais donne? MÉLISANDE…l'anneau? GOLAUDOui, la bague de nos noces, oùest-elle? MÉLISANDEJe crois…je crois qu'elle esttombée. GOLAUDTombée? Où est-elle tombée?Tu ne l'as pas perdue? MÉLISANDENon; elle est tombée…elle doitêtre tombée…mais je sais où elleest… GOLAUDOù est-elle? MÉLISANDEVous savez bien…vous savezbien…la grotte au bord de lamer? GOLAUDOui. MÉLISANDEEh bien, c'est là… Il faut que ce soit là…Oui, oui; je me rappelle.J'y suis allée ce matin, ramasserdes coquillages pour le petitYniold…Il y en a de très beaux…Elle a glissé de mon doigt…puisla mer est entrée

et j'ai dû sortir avant de l'avoirretrouvée. GOLAUDEst-tu sûre que c'est là? MÉLISANDEOui, oui, tout a fait sûre Je l'ai sentie glisser… GOLAUDIl faut aller la chercher tout de suite. MÉLISANDEMaintenant? Tout de suite? Dansl'obscurité? GOLAUDMaintenant, tout de suite, dansl'obscurité… J'aimerais mieux avoir perdu tout ceque j'ai plutôt d'avoir perdu cette bague…Tu ne sais pas ce que c'est.Tu ne sais pas l'où elle vient.La mer sera très haute cette nuit.La mer viendra la prendre avant toi…dépêche-toi… MÉLISANDEJe n'ose pas…je n'ose pas aller seule… GOLAUDVas-y, vas-y avec n'importe qui. Mais il faut y aller tout de suite,entends-tu?Dépêche-toi; demande à Pelléas d'yaller avec toi. MÉLISANDEPelléas? Avec Pelléas? Mais Pelléas ne voudra pas… GOLAUDPelléas fera tout ce que tu luidemandes. Je connais Pelléas mieux que toi.Vas-y, hâte-toi. (un peu retenu et avec beaucoupd'accent) Je ne dormirai pas avant d'avoir labague.

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MÉLISANDEOh! Oh! Je ne suis pas heureuse, Je ne suis pas heureuse. (Elle sort en pleurait.) Scène 3Devant une grotte (Entrant Pelléas et Mélisande.) PELLÉAS(parlant avec une grandeagitation) Oui; c'est ici, nous y sommes.Il fait si noir que l'entrée de lagrotte ne se distingue plus du reste de lanuit…Il n'y a pas d'étoiles de ce côté.Attendons que la lune ait déchiré ce grand nuage elle éclaireratoute la grotte et alors nous pourrons entrer sansdanger.Il y a des endroits dangereux et lesentier est très étroit, entre deux lacs dont on n'a pasencor trouvé le fond.Je n'ai pas songé à emporter unetorche ou une lanterne. Mais je pense que la clarté duciel nous suffira.Vous n'avez jamais pénétré danscette grotte? MÉLISANDENon… PELLÉASEntrons-y… Il faut pouvoir décrire l'endroitoù vous avez perdu la bague, s'il vous interroge.Elle est très grande et très belle, elle est pleine de ténèbres bleues.Quand on y allume une petitelumière, on dirait que la voûte estcouverte d'étoiles, comme le ciel.

Donnez-moi la main, ne tremblez pasainsi.Il n'y a pas de danger; nous nousarrêterons au moment où nous n'apercevrons plus la clarté dela mer…Est-ce le bruit de la grotte qui vouseffraie?Entendez-vous la mer derrière nous?Elle ne semble pas heureuse cettenuit… (La lune éclaire largement l'entrée et une partie des ténèbres de la grotte, et l'on aperçoit trois vieux pauvres àcheveux blancs, assis côte à côte, se soutenant les unsles autres et endormis contre un quartier de cor.) PELLÉASOh! voici la clarté! MÉLISANDEAh! PELLÉASQu'y a-t-il? MÉLISANDEIl y a… (Elle montre les trois pauvres) Il y a… PELLÉASOui…je les ai vus aussi… MÉLISANDEAllons-nous en! Allons-nous en! PELLÉASCe sont trois vieux pauvres qui se sontendormis… Il y a une famine dans le pays…Pourquoi sont-ils venus dormir ici? MÉLISANDEAllons-nous en; venez… Allons-nous en! PELLÉASPrenez-garde, ne parlez pas si haut… Ne les éveillons pas…

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Ils dorment encoreprofondément…Venez. MÉLISANDELaissez-moi; je préfère marcherseule… PELLÉASNous reviendrons un autre jour…

(Il sortent.)

ACTE 3

Scène 1Une des tours du château (Un chemin de ronde passe sousune fenêtre de la tour.) MÉLISANDE(à la fenêtre tandis qu'ellepeigne ses cheveux dénoués) Mes longs cheveux descendentjusqu'au seuil de la tour;Mes cheveux vous attendent toutle long de la tour,Et tout le long du jour,Et tout le long du jour.Saint Daniel et Saint Michel,Saint Michel et Saint Raphaël,Je suis née un dimanche,Un dimanche à midi… (Entre Pelléas par le chemin deronde.) PELLÉASHolà! Holà! ho! MÉLISANDEQui est là? PELLÉASMoi, moi, et moi! Que fais-tu là, à la fenêtre, en chantant comme un oiseau quin'est pas d'ici? MÉLISANDEJ'arrange mes cheveux pour lanuit…

PELLÉASC'est là ce que je vois sur le mur? Je croyais que tu avais de la lumière… MÉLISANDEJ'ai ouvert la fenêtre; il fait trop chauddans la tour… Il fait beau cette nuit. PELLÉASIl y a d'innombrables étoiles; je n'en aijamais vu autant que ce soir; mais la lune est encor sur la mer… Ne reste pas dans l'ombre, Mélisande,penche-toi un peu, que je voie tes cheveux dénoués. MÉLISANDEJe suis affreuse ainsi… PELLÉASOh! oh! Mélisande, Oh! tu es belle! Tu es belle ainsi!Penche-toi! Penche-toi! Laisse-moi venir plus prèsde toi… MÉLISANDEJe ne puis pas venir plus près de toi… Je me penche tant que je peux… PELLÉASJe ne puis pas monter plus haut…donne-moi du moins ta main ce soiravant que je m'en aille… Je pars demain. MÉLISANDENon, non, non… PELLÉASSi, si, je pars, je partirai demain…donne-moi ta main, ta main, ta petite main sur les lèvres… MÉLISANDEJe ne te donne pas ma main si tu pars…PELLÉASDonne, donne, donne… MÉLISANDETu ne partiras pas? PELLÉASJ'attendrai, j'attendrai…

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MÉLISANDEJe vois une rose dans lesténèbres… PELLÉASOù donc? Je ne vois que les branches dusaule qui dépasse le mur… MÉLISANDEPlus bas, plus bas, dans le jardin;là-bas, dans le vert sombre… PELLÉASCe n'est pas une rose… J'irai voir tout à l'heure, maisdonne-moi ta main d'abord; d'abord ta main… MÉLISANDEVoilà, voilà, je ne puis pencherdavantage. PELLÉASMes lèvres ne peuvent pasatteindra ta main! MÉLISANDEJe ne puis me pencherdavantage… Je suis sur le point de tomber…Oh! Oh! mes cheveux descendentde la tour! (Sa chevelure se révulse tout àcoup tandis qu'elle se penceainsi, et inonde Pelléas.) PELLÉASOh! oh! qu'est-ce que c'est? tescheveux, tes cheveux descendentvers moi! Toute ta chevelure, Mélisande,toute ta chevelure est tombée dela tour! (moins vite et passionnémentcontenu) Je les tiens dans les mains, je lestiens dans la bouche… Je les tiens dans le bras, je les

mets autour de mon cou… Je n'ouvrirai plus les mains cette nuit! MÉLISANDELaisse-moi! laisse-moi! tu vas me fairetomber! PELLÉASNon, non, non! Je n'ai jamais vu de cheveux comme lestiens, Mélisande! Vois, vois, vois, ils viennent de si haut et ils m'inondent encore jusqu'au cœur;Ils m'inondent encore jusqu'au genoux!Et ils sont doux, ils sont doux commes'ils tombaient du ciel! Je ne vois plus le ciel à travers tescheveux.Tu vois, tu vois? Mes deux mains nepeuvent pas les tenir; il y en a jusque sur les branches dysaule…Ils vivent comme des oiseaux dans mesmains, et ils m'aiment, ils m'aiment plus quetoi! MÉLISANDELaisse-moi, laisse-moi… Quelqu'un pourrait venir… PELLÉASNon, non, non, je ne te délivre pas cettenuit… Tu es ma prisonnière cette nuit, toute lanuit, toute la nuit… MÉLISANDEPelléas! Pelléas! PELLÉASJe les noue, je les noue aux branches dusaule… Tu ne t'eniras plus…tu ne t'en irasplus…regarde, regarde, j'embrasse tescheveux…Je ne souffre plus au milieu de tescheveux…Tu entends mes baisers le long de tes

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cheveux?Ils montent le long de tescheveux…Il faut que chacun t'en apporte…Tu vois tu vois, je puis ouvrir lesmains…J'ai les mains libres et tu ne peuxplus m'abandonner… (Des colombes sortent de la touret volent autour d'eux dans lanuit.) MÉLISANDEOh! oh! tu m'as fait mal! Qu'y a-t-il Pelléas?Qu'est-ce qui vole autour de moi?PELLÉASCe sont les colombes qui sortentde la tour… Je les ai effrayées; elless'envolent… MÉLISANDECe sont mes colombes, Pelléas. Allons-nous-en, laisse-moi ellesne reviendraient plus… PELLÉASPourquoi ne reviendraient-ellesplus? MÉLISANDEElles se perdront dansl'obscurité… Laisse-moi! laisse-moi relever latête…J'entends un bruit de pas…Laisse-moi!C'est Golaud! Je crois que c'estGolaud!Il nous a entendus… PELLÉASAttends! Attends! Tes cheveux son autour desbranches…Ils se sont accrochés dansl'obscurité…Attends! Attends

(Entre Golaud par le chemin deronde.) Il fait noir. GOLAUDQue faites-vous ici? MÉLISANDECe que je fais ici? Je…Vous êtes des enfants…Mélisande, ne te penche pas ainsi à lafenêtre, tu vas tomber…Vous ne savez pas qu'il est tard?Il est près de minuit.Ne jouez pas ainsi dans l'obscurité.Vous êtes des enfants… (riant nerveusement) Quels enfants!Quels enfants! (Il sort avec Pelléas.) Scène 2Les souterrains du château (Entrent Golaud et Pelléas.) GOLAUDPrenez garde; par ici, par ici. Vous n'avez jamais pénétré dans cessouterrains? PELLÉASSi, une fois; dans le temps; mais il y alongtemps… MÉLISANDEEh bien, voici l'eau stagnante dont jevous parlais… Sentez-vous l'odeur de mort qui monte?Allons jusqu'au bout de ce rocher quisurplombe et penchez-vous un peu; elle viendra vous frapper au visage.Penchez-vous; n'ayez pas peur…jevous tiendrai, donnez-moi… Non, non, pas la main…elle pourraitglisser…le bras. Voyez-vous le gouffre, Pelléas? (troublé) Pelléas? PELLÉASOui, je crois que je vois le fond du

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gouffre! (avec une sourde agitation) Est-ce la lumière qui trembleainsi? (Il se redresse, se retourne etregarde Golaud.) Vous… GOLAUDOui, c'est la lanterne… Voyez, je l'agitais pour éclairerles parois… PELLÉASJ'étouffe ici…sortons. GOLAUDOui, sortons. (Ils sortent en silence.) Scène 3Une terrasse au sortir dessouterrains. (Entrent Golaud et Pelléas.) PELLÉASAh! je respire enfin! j'ai cru, uninstant, que j'allais me trouver mal dansces énormes grottes; j'ai été sur le point de tomber… Il y a là un air humide et lourdcomme une rosée de plomb et des ténèbres épaisses commeune pâte empoisonnée.Et maintenant, tout l'air de toutela mer!Il y a un vent frais, voyez, fraiscomme une feuille qui vient des'ouvrir, sur les petites lames vertes.Tiens!On vient d'arroser les fleurs aubord de la terrasse et l'odeur de la verdure et desroses mouillées mont jusqu'ici.Il doit être près de midi; ellessont déjà dans l'ombre de latour…

It est midi, j'entends sonner les cloches et les enfants descendent vers la plagepour se baigner…Tiens, voilà notre mère et Mélisande àune fenêtre de la tour… GOLAUDOui, elles se sont réfugiées du côté del'ombre.A propos de Mélisande, j'ai entendu cequi s'est passé et ce qui s'est dit hier au soir.Je le sais bien, ce sont là jeux d'enfants;

mais il ne faut pas que cela se répète.Elle est très délicate, et il faut qu'on laménage d'autant plus qu'elle sera peut-être bientôt mère, et la moindre émotion pourrait amenerun malheur.Ce n'est pas la première fois que jeremarque qu'il pourrait y avoir quelque chose entre vous…Vous êtes plus âgé qu'elle, il suffira devous l'avoir dit…Evitez-la autant que possible; mais sansaffectation, d'ailleurs, sans affectation… (Ils sortent.) Scène 4Devant le château (Entrent Golaud et le petit Yniold.) GOLAUD(affectant un très grand calme) Viens, nous allons nous asseoir ici,Yniold; viens sur mes genoux; nous verrons d'ici ce qui se passe dansla forêt.Je ne te vois plus du tout depuisquelque temps.Tu m'abandonnes aussi; tu es toujourschez petite mère… Tiens, nous sommes tout juste assissous les fenêtres de petite mère,Elle fait peut-être sa prière du soir en

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ce moment… Mais dis-moi, Yniold, elle estsouvent avec ton oncle Pelléas,n'est-ce pas? YNIOLDOui, oui, toujours, petit père;quand vous n'êtes pas là. GOLAUDAh! Tiens, qeulqu'un passe avecune lanterne dans le jardin!Mais on m'a dit qu'ils nes'aimaient pas…Il paraît qu'ils se querellentsouvent…non?Est-ce vrai? YNIOLDOui, oui, c'est vrai.GOLAUDOui? Ah! ah!Mais à propos de quoi sequerellent-ils? YNIOLDA propos de la porte.GOLAUDComment! A propos de la porte!Qu'est-ce que recontes là? YNIOLDParce qu'elle ne peut pas êtreouverte. GOLAUDQui ne veut pas qu'elle soitouverte?Voyons pourquoi se querellent-ils? YNIOLDJe ne sais pas, petit père, àpropos de la lumière. GOLAUDJe ne te parle pas de la lumière;je te parle de la porte. Ne mets pas ainsi la main dans labouche…Voyons…

YNIOLDPetit père! petit père!Je ne le ferai plus… (Il pleure.) GOLAUD Voyons; pourquoi pleures-tumaintenant?Qu'est-il arrivé? YNIOLDOh! oh! petit père! vous m'avez faitmal! GOLAUDJe t'ai fait mal?Où t'ai-je fait mal?C'est sans le vouloir… YNIOLDIci, ici, à mon petit bras…GOLAUDC'est sans le vouloir; voyons, ne pleureplus; je te donnerai que; que chose demain. YNIOLDQuoi, petit père?GOLAUDUn carquois et des flèches. Mais dis-moi ce que tu sais de la porte. YNIOLDDe grandes flèches?GOLAUDOui, de très grandes flèches.Mais pourquoi ne veulent-ils pas que laporte soit ouverte?Voyons, réponds-moi à la fin! non, non,

n'ouvre pas la bouche pour pleurer,Je ne suis pas fâché.De quoi parlent-ils quand ils sontensemble? YNIOLDPelléas et petite mère?GOLAUDOui; de quoi parlent-ils?YNIOLDDe moi; toujours de moi.

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GOLAUDEt que disent-ils de toi?YNIOLDIls disent que je serai très grand.GOLAUDAh! misère de ma vie! Je suis ici comme un aveugle quicherche son trésor au fond del'océan!Je suis ici comme un nouveau-néperdu dans la forêt et vous…Mais voyons, Yniold, j'étaisdistrait; nous allons causersérieusement.Pelléas et petite mère ne parlent-ils jamais de moi quand je ne suispas là? YNIOLDSi, si, petit père.GOLAUDAh!…Et que disent-ils de moi?YNIOLDIls disent que je deviendrai aussigrand que vous. GOLAUDTu es toujours près d'eux?YNIOLDOui, oui, toujours, petit père.GOLAUDIls ne te disent jamais d'allerjouer ailleurs? YNIOLDNon, petit père, ils ont peurquand je ne suis pas là. GOLAUDIls ont peur? A quoi vois-tu qu'ils ont peur? YNIOLDIls pleurent toujours dansl'obscurité. GOLAUDAh! ah!YNIOLDCela fait pleurer aussi…

GOLAUDOui, oui!YNIOLDElle est pâle, petit père!GOLAUDAh! ah! patience, mon Dieu, patience…YNIOLDQuoi, petit père?GOLAUDRien, rien, mon enfant. J'ai vu passer un loup dans la forêt.Ils s'embrassent quelque-fois?Non?… YNIOLDQu'ils s'embrassent, petit père?Non, non.Ah! si, petit père, si une fois…une foisqu'il pleuvait… GOLAUDIls se sont embrassés?Mais comment, comment, se sont-ilsembrassés? YNIOLDComme çà, petit père, comme çà. (Il lui donne un baiser sur la bouche;riant.) Ah! ah! votre barbe, petit père!Elle pique, elle pique!Elle devient toute grise, petit père, et vos cheveux aussi, tout gris, toutgris. (La fenêtre sous laquelle ils sont assiss'éclaire en ce moment et sa clarté vient tomber sur eux.) Ah! ah! petite mère a allumé sa lampe.Il fait clair, petit père; il fait clair… GOLAUDOui, il commence à faire clair.YNIOLDAllons-y aussi, petit père; allons-yaussi… GOLAUDOù veux-tu aller?

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YNIOLDOù il fait clair, petit père. GOLAUDNon, non, mon enfant; restonsencore un peu dans l'ombre… On ne sait pas, on ne sait pasencore…Je crois que Pelléas esst fou… YNIOLDNon, petit père, il n'est pas fou,mais il est très bon. GOLAUDVeux-tu voir petite mère?YNIOLDOui, oui je veux la voir!(En commençant presquemodéré puis, peu à peu, avec une animation inquiète quidoit aller jusqu'à la fin de l'acte.)GOLAUDNe fais pas de bruit; je vais tehisser justqu'à la fenêtre, Elle est trop haute pour moi, bienque je sois si grand… (Il soulève l'enfant.) Ne fais pas le moindre bruit:petite mère aurait terriblementpeur…La vois-tu?Est-elle dans la chambre? YNIOLDOui!Oh! il fait clair!GOLAUDElle est seule?YNIOLDOui…non, non!Mon oncle Pelléas y est ainsi. GOLAUDIl…YNIOLDAh! ah! petit père, vous m'avezfait mal!

GOLAUDCe n'est rien; tais-toi; je ne le ferai plus;regarde, regarde, Yniold!J'ai trébuché.Parle plus bas. Que font-ils? YNIOLDIls ne font rien, petit père.GOLAUDSont-ils près l'un de l'autre?Est-ce qu'ils parlent? YNIOLDNon, pete père; ils ne parlent pas.GOLAUDMais que font-ils?YNIOLDIls regardent la lumière.GOLAUDTous les deux?YNIOLDOui, petit père.GOLAUDIls ne disent rien?YNIOLDNon, petit père; ils ne ferment pas lesyeux. GOLAUDIls ne s'approchent pas l'un de l'autre?YNIOLDNon, petit père, ils ne ferment jamaisles yeux…j'ai terriblement peur! GOLAUDDe quoi donc as-tu peur? Regarde! Regarde! YNIOLDPetit père, laissez-moi descendre!GOLAUDRegarde!YNIOLDOh! je vais crier, petit père!Laissez-moi descendre! laissez-moidescendre! GOLAUDViens!(Ils sortent.)

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ACTE 4

Scène 1Un appartement dans le château (Entrent et se rencontrentPelléas et Mélsiande.) PELLÉASOù vas-tu? il faut que je te parlece soir.Tu verrai-je? MÉLISANDEOui.PELLÉASJe sors de la chambre de monpère.Il va mieux.Le médecin nous a dit qu'il étaitsauvé… Il m'a reconnu.Il m'a pris la main et il m'a dit decet air étrange qu'il a depuis qu'il est malade:"Est-ce toi, Pelléas?Teins, je ne l'avais jamaisremarqué, mais tu as le visage grave et amical de ceux qui ne vivrontpas longtemps…Il faut voyager; il fautvoyager…"C'est étrange, je vais lui obéir…Ma mère l'écoutait et pleurait dejoie.Tu ne t'en es pas aperçue?Toute la maison semble déjàrevivre.On entend respirer, on entendmarcher…Ecoute; j'entends parler derrièrecette porte.Vite, vite, réponds vite, où teverrai-je?

MÉLISANDEOù veux-tu?PELLÉASDans le parc, près de la fontaine desaveugles?Veux-tu? Viendras-tu? MÉLISANDEOui.PELLÉASCe sera le dernier soir; je vais voyagercomme mon père l'a dit.Tu ne me verras plus. MÉLISANDENe dis pas cela, Pelléas…Je te verrai toujours; je te regarderaitoujours… PELLÉASTu auras beau regarder…je serai si loinque tu ne pourras plus me voir… MÉLISANDEQu'est-il arrivé, Pelléas? Je necomprends plus ce que te dis. PELLÉASVa-t'en, séparons-nous.J'entends parler derrière cette porte. Scène 2(Entre Arkel.) ARKELMaintenant que le père de Pelléas estsauvé et que la maladie, la vieille servante dela mort, a quitté le château, un peu de joie et un peu de soleil vont enfin rentrerdans la maison…Il était temps! Car depuis ta venue, on n'a vu ici qu'en chuchotant autourd'une chambre fermée…Et vraiment, j'avais pitié toi,Mélisande…Je t'observais, tu étais là, insouciantepeut-être, mais avec l'air étrange et égaré dequelqu'un

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qui attendrait toujours un grandmalheur, au soleil, dans un beaujardin…Je ne puis pas expliquer…maisj'étais triste de te voir ainsi, car tu es trop jeune et trop bellepour vivre déjà jour et nuit sous l'haleine de la mort…Mais à présent tout cela vachanger.A mon âge, et c'est peut-être là lefruit le plus sûr de ma vie, à mon âge, j'ai acquis je ne saisquelle foi à la fidélité desévénements, et j'ai toujours vu que tout êtrejeune et bea créait autour de lui desévénements jeunes, beaux etheureux…Et c'est toi, maintenant, qui vasouvrir la port à l'ère nouvelle que j'entrevois…Viens ici; pourquoi restes-tu làsans répondre et sans lever lesyeux?Je ne t'ai embrassée qu'une seulefois jusqu'ici, le jour de ta venue; et cependant les vieillards ontbesoin quelquefois, de toucher de leurs lèvres le frontd'une femme ou la joue d'unenfant, pour croire à la fraîcheur de lavie et éloigner un moment lesmenaces de la mort.As-tu peur de mes vieilles lèvres?Comme j'avais pitié de toi cesmois-ci… MÉLISANDEGrand-père, je n'étais pasmalheureuse.

ARKELLaisse-moi te regarder ainsi, de toutprès, un moment!…On a tant besoin de beauté aux côtés dela mort… (Enter Golaud.) GOLAUDPelléas part ce soir.ARKELTu as du sang sur le front. Quas-tu fait?GOLAUDRien, rien…J'ai passé au travers d'une haie d'épines.MÉLISANDEBaissez un peu la tête, seigneur…jevais essuyer votre front… GOLAUDJe ne veux pas que tu me touches,entends-tu?Va-t'en! Je ne te parle pas.Où est mon épée?Je venais chercher mon épée… MÉLISANDEIci, sur le prie-Dieu.GOLAUDApporte-la.(à Arkel) On vient encore de trouver un paysanmort de faim, le long de la mer.On dirait qu'ils tiennent tous à mourirsous nos yeux. (à Mélisande) Eh bien, mon épée?Pourquoi tremblez-vous ainsi?Je ne vais pas vous tuer.Je voulais simplement examiner lalame.Je n'emploie pas l'épée à ces usages.Pourquoi m'examinez-vous comme unpauvre?Je ne viens pas vous demanderl'aumône.Vous espérez vois quelque chose dansmes yeux sans

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que je voie quelque chose dansles vôtres?Croyez-vous que je sachequelque chose?Voyez-vous ces grands yeux…On dirait qu'ils sont fiers d'êtreriches… ARKELJe n'y vois qu'une grandeinnocence…GOLAUDUne grande innocence!Ils sont plus grands quel'innocence!Ils sont plus pures que les yeuxd'un agneau…Ils donneraient à Dieu des leçonsd'innocence.Une grande innocence!Ecoutez; j'en suis si près que lesons in fraîcheur de leurs cils quand ils clignent; et cependant, je suis moins loindes grands secrets de l'autremonde que du plus petit secret de cesyeux!…Une grande innocence!Plus que de l'innocence!On dirait que les anges du ciel ycélèbrent sans cesse un baptême.Je les connais ces yeux!Je les ai vus à l'œuvre!Fermez-les! fermer-les! Ou jevais les fermer pour longtemps!Ne mettez pas ainsi votre main àla gorge; je dis une chose très simple…J'ai pas d'arrière-pensée…Si j'avais une arrière-penséepourquoi ne la dirais-je pas?Ah! ah! ne tâchez pas de fuir!Ici!Donnez-moi cette main!

Ah! vos mains sont trop chaudes…Allez-vous-en! Votre chair me dégoûte!Allez-vous-en!Il ne s'agit plus de fuir à présent! (Il la saisit par les cheveux.) Vous allez me suivre à genoux!A genoux devant moi!Ah! ah! vos longs cheveux servent enfin à quelque chose.A droite et puis à gauche!A gauche et puis à droite!Absalon! Absalon!En avant! en arrière!Jusqu'à terre! jusqu'à terre…Vous voyez,vous voyez; je ris déjà comme unvieillard…Ah! ah! ah! ARKEL(accourant) Golaud!GOLAUD(affectant un calme soudain) Vous ferez comme il vous plaira,voyez-vous.Je n'attache aucune importance à cela.Je suis trop vieux; et puis je ne suis pasun espion.J'attendrai le hasard; et alors…Oh! alors!Simplement parce que c'est l'usage;Simplement parce que c'est l'usage. ARKELQu'a-t'il donc?Il est ivre?MÉLISANDE(en larmes) Non, non, mais il ne m'aime plus…jene suis pas heureuse… ARKELSi j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœurdes hommes… Scène 3Une fontaine dans le parc

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(On découvre le petit Yniold quicherche à soulever un quartier de roc.) YNIOLDOh! cette pierre est lourde…Elle est plus lourde que moi…Elle est plus lourde que tout lemonde.Elle est plus lourde que tout…Je vois ma balle d'or entre lerocher et cette méchante pierre,et je ne puis pas y atteindre…Mon petit bras n'est ps assez longet cette pierre ne veut pas être soulevée…On dirait qu'elle a des racinesdans la terre… (On entend au loin les bêlementsd'un troupeau.) Oh! oh! j'entends pleurer lesmoutons…Tiens!Il n'y a plus de soleil…Ils arrivent les petits moutons; ilsarrivent…Il y en a! Il y en a!Ils ont peur du noir…Ils se serrent! ils se serrent!Ils pleurent et ils vont vite!Il y en a qui voudraient prendre àdroite…Ils voudraient tous aller àdroite…Ils ne peuvent pas!Le berger leur jette de la terre…Ah! ah! Ils vont passer ici…Je vais les voir de près.Comme il y en a!Maintenant ils se taisent tous…Berger! Pourquoi ne parlent-ilsplus? LE BERGER(qu'on ne voit pas)

Parce que ce n'est pas le chemin del'étable… YNIOLDOù vont-ils?Berger? berger? où vont-ils?Il ne m'entend plus. Ils sont déjà troploin…Ils ne font plus de bruit…Ce n'est pas le chemin de l'étable…Où vont-ils dormir cette nuit?Oh! oh! il fait trop noir…Je vais dire quelque chose àquelqu'un… (Il sort.) Scène 4(Entre Pelléas.) PELLÉASC'est le dernier soir…le dernier soir…Il faut que tout finisse…J'ai joué comme un enfant autour d'unechose que je ne soupçonnais pas…J'ai joué en rêve, au tour des pièges dela destinée…Qui est-ce qui m'a réveillé tout à coup?Je vais fuir en criant de joie et dedouleur comme un aveugle qui fuirait l'incendie de sa maison.Je vais lui dire que je vais fuir…Il est tard;Elle ne vient pas…Je ferais mieux de m'en aller sans larevoir…Il faut que je la regarde bien cette fois-ci…Il y a des choses que je ne me rappelleplus…on dirait par moments qu'il y a cent ansque je ne l'ai plus vue…Et je n'ai pas encor regardé sonregard…Il ne me serte rien si je m'en vaisainsi…Et tous ces souvenirs…

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C'est comme si j'emportais unpeu d'eau dans un sac demousseline.Il faut que je la voie un dernièrefois jusqu'au fond de son cœur…Il faut que je lui dise tout ce queje n'ai pas dit… (Entre Mélisande.) MÉLISANDEPelléas!PELLÉASMélisande! Est-ce toi,Mélisande? MÉLISANDEOui.PELLÉASViens ici, ne reste pas au bord duclair de lune, Viens ici, nous avons tant dechoses à nous dire…viens ici, dans l'ombre du tilleul. MÉLISANDELaissez-moi dans la clarté…PELLÉASOn pourrait nous voir desfenêtres de la tour.Viens ici, ici, nous n'avons rien àcraindre.Prends garde; on pourrait nousvoir! MÉLISANDEJe veux qu'on me voie…PELLÉASQu'as-tu donc?Tu as pu sortir sans qu'on soitaperçu? MÉLISANDEOui, votre frère dormait…PELLÉASIl est tard; dans une heure onfermera les portes.Il faut prendre garde.Pourquoi es-tu venue si tard?

MÉLISANDEVotre frère avait un mauvais rêve.Et puis ma robe s'est accrochée auxclous de la porte.Voyez, elle est déchirée.J'ai perdu tout ce temps et j'ai couru… PELLÉASMa pauvre Mélisande!J'aurais presque peur de te toucher…Tu es encore hors d'haleine comme unoiseau pourchassé…C'est pour moi que tu fais tout cela?J'entends battre ton cœur comme sic'était le mien…Viens ici…plus près de moi… MÉLISANDEPourquoi riez-vous?PELLÉASJe ne ris pas; ou bien je ris de joie sansle savoir…Il y aurait plutôt de quoi pleurer… MÉLISANDENous sommes venus ici il y a bienlongtemps…Je me rappelle… PELLÉASOui…il y a de longs mois.Alors, je ne savais pas…Sais-tu pourquoi je t'ai demandé devenir ce soir? MÉLISANDENon.PELLÉASC'est peut-être la dernière fois que je tevois…Il faut que je m'en aille pour toujours! MÉLISANDEPourquoi dis-tu toujours que tu t'envas?PELLÉASJe dois te dire ce que tu sais déjà!Tu ne sais pas ce que je vais te dire? MÉLISANDEMais non, mais non; je ne sais rien.

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PELLÉASTu ne sais pas pourquoi il fautque je m'éloigne…Tu ne sais pas que c'est parceque… (Il l'embrasse brusquement.) MÉLISANDE(à voix basse) Je t'aime aussi…PELLÉASOh! qu'as-tu dit, Mélisande!Je ne l'ai presque pas entendu!On a brisé la glace avec des fersrougis!Tu dis cela d'une voix qui vientdu bout du monde!Je ne t'ai presque pas entendue…Tu m'aime? tu m'aimes aussi?Depuis quand m'aimes-tu? MÉLISANDEDepuis toujours…Depuis que je t'ai vu… PELLÉASOn dirait que ta voix a passé surla mer au printemps!Je ne l'ai jamais entenduejusqu'ici.On dirait qu'il a plu sur moncœur!Tu dis cela si franchement!Comme un ange qu'oninterroge…Je ne puis pas le croire,Mélisande…Pourquoi m'aimerais-tu?Mais pourquoi m'aimes-tu?Est-ce vrai ce que tu dis?Tu ne me trompes pas?Tu ne mens pas un peu, pour mefaire sourire? MÉLISANDENon, je ne mens jamais; je nemens qu'à ton frère…

PELLÉASOh! comme tu dis cela!Ta voix! ta voix…elle est plus fraîche et plus franche quel'eau!On dirait de l'eau pure sur mes lèvres…On dirait de l'eau pure sur mes mains…Donne-moi, donne-moi tes mains.Oh! tes mains sont petites!Je ne savais pas que tu étais si belle!Je n'avais jamais rien vu d'aussi beauavant toi…J'étais inquiet, je cherchais partout dansla maison…Je cherchais partout dans la campagne, et je ne trouvais pas la beauté…Et maintenant je t'ai trouvée…Je l'ai trouvée…je ne crois pas qu'il y ait sur la terre une femme plus belle!Où es-tu?Je ne t'entends plus respirer… MÉLISANDEC'est que je te regarde…PELLÉASPourquoi me regardes-tu si gravement?Nous sommes déjà dans l'ombre.Il fait trop noir sous cet arbre.Viens, dans la lumière.Nous ne pouvons pas voir combiennous sommes heureux.Viens, viens; il nous reste si peu detemps… MÉLISANDENon, non, restons ici…Je suis plus près de toi dansl'obscurité… PELLÉASOù sont tes yeux?Tu ne vas pas me fuir?Tu ne songes pas à moi en cemoment… MÉLISANDEMais si, je ne songe qu'à toi…

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PELLÉASTu regardais ailleurs…MÉLISANDEJe te voyais ailleurs…PELLÉASTu es distraite… Qu'as-tu donc?Tu ne me sembles pasheureuse… MÉLISANDEsi, si, je suis bien heureuse, maisje suis triste… PELLÉASQuel est ce bruit?(Pause.) On ferme les portes!MÉLISANDEOui, en a fermé les portes…PELLÉASNous ne pouvons plus rentrer?Entends-tu les verrons?Ecoute!Ecoute…Les grandes chaînes!Il est trop tard, il est trop tard! MÉLISANDETant mieux! tant mieux!PELLÉASTu? Voilà, voilà!Ce n'est plus nous qui le voulons!Tout est perdu, tout est sauvé!Tout est sauvé ce soir!Viens! viens…mon cœur batcomme un fou jusqu'au fond dema gorge… (Il l'enlace.) Ecoute! mon cœur est sur le pointde m'étrangler…viens!Ah! qu'il fait beau dans lesténèbres… MÉLISANDEIl y a quelqu'un derrière-nous…

PELLÉASJe ne vois personne.MÉLISANDEJ'ai entendu du bruit…PELLÉASJe n'entends que ton cœur dansl'obscurité… MÉLISANDEJ'ai entendu craquer les feuillesmortes… PELLÉASC'est le vent qui s'est tu tout à coup… Il est tombé pendant que nous nousembrassions. MÉLISANDEComme nos ombres sont grandes cesoir!PELLÉASElles s'enlacent jusqu'au fond du jardin!Ah! qu'elles s'embrassent loin de nous!Regarde! Regarde! MÉLISANDE(d'une voix étouffée) Ah! Il est derrière un arbre!PELLÉASQui?MÉLISANDEGolaud!PELLÉASGolaud? Où donc? je ne vois rien!MÉLISANDELà…au bout de nos ombres…PELLÉASOui, oui; je l'ai vu… Ne nous retournons pas brusquement. MÉLISANDEIl a son épée…PELLÉASJe n'ai pas la mienne…MÉLISANDEIl a vu que nous nous embrassions…PELLÉASIl ne sait pas que nous l'avons vu… Ne bouge pas; ne tourne pas la tête.

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Il se précipiterait…Il nous observe…Il est encore immobile…Va-t'en, va-t'en, tout de suite parici…Je l'attendrai…je l'arrêterai… MÉLISANDENon,…PELLÉAS…va-t'en,…MÉLISANDE…non!PELLÉASIl a tout vu… Il nous tuera!MÉLISANDETant mieux! tant mieux!PELLÉASIl vient!Ta bouche! Ta bouche!MÉLISANDEOui! oui! oui!(Ils s'embrassent éperduement.) PELLÉASOh! oh! toutes les étoilestombent!MÉLISANDESur moi aussi! sur moi aussi!PELLÉASEncore! Encore! donne donnedonne!MÉLISANDEToute! toute! toute!(Golaud se précipite sur euxl'épée à la main et frappe Pelléasqui tombe au bord de lafontaine. Mélisande fuitépouvantée.) Oh! oh!Je n'ai pas de courage!Je n'ai pas de courage…Ah! (Golaud la poursuit à travers lebois, en silence.)

ACTE 5

Scène 1Une chambre dans le château (On découvre Arkel, Golaud et leMédecin dans un coin de la chambre; Mélisandeest étendue sur le lit.) LE MÉDECINCe n'est pas de cette petite blessurequ'elle peut mourir; un oiseau n'en serait pas mort…ce n'estdonc pas nous qui l'avez tuée, mon bon seigneur; ne vous désolezainsi…Et puis il n'est ps dit que nous ne lasauverons pas… ARKELNon, non; il me semble que nous noustaisons trop malgré nous dans la chambre, cen'est pas un bon signe…regardez comme elle dort…lentement,lentement…on dirait que son âme a froid pourtoujours… GOLAUDJ'ai tué sans raison!Est-ce que ce n'est pas à faire pleurerles pierres!Ils s'étaient embrassés comme des petitsenfants…Ils étaient frère et sœur…Et moi, moi tout de suite!Je l'ai fait malgré moi, voyez-vous…Je l'ai fait malgré moi… LE MÉDECINAttention; je crois qu'elle s'éveille… MÉLISANDEOuvrez la fenêtre…ouvrez la fenêtre… ARKELVeux-tu que j'ouvre celle-ci,Mélisande?

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MÉLISANDENon, non, la grande fenêtre…c'est pour voir… ARKELEst-ce que l'air de la mer n'est pastrop froid ce soir? LE MÉDECINFaites, faites…MÉLISANDEMerci… Est-ce le soleil qui se couche? ARKELOui; c'est le soleil qui se couchesur la mer; il est tard.Comment te trouves-tu,Mélisande? MÉLISANDEBien, bien,Pourquoi demandez-vous cela?Je n'ai jamais été mieuxportante…Il me semble cependant que jesais quelque chose… ARKELQue dis-tu?Je ne te comprends pas… MÉLISANDEJe ne comprends pas non plustout ce que je dis, voyez-vous…Je ne sais pas ce que je dis…Je ne sais pas ce que je sais…Je ne dis plus ce que je veux… ARKELMais si, mais si,Je suis tout heureux de t'entendreparler ainsi; tu as eu un de délire ces jours-ci,et l'on ne te comprenait plus…mais maintenant, tout cela estbien loin! MÉLISANDEJe ne sais pas…Etes-vous seul dans la chambre,grand-père?

ARKELNon, il y a encore le médecin qui t'aguérie… MÉLISANDEAh!ARKELEt puis il y a encore quelqu'un…MÉLISANDEQui est-ce?ARKELC'est…il ne faut pas t'effrayer. Il ne te veut pas le moindre mal, sois-ensûre…Si tu as peur, il s'en ira…Il est très malheureux… MÉLISANDEQui est-ce?ARKELC'est…c'est ton mari…C'est Golaud… MÉLISANDEGolaud est ici?Pourquoi ne vient-il pas près de moi? GOLAUD(se traînant vers le lit) Mélisande…Mélisande… MÉLISANDEEst-ce vous, Golaud?Je ne vous reconnaissais presqueplus…C'est que j'ai le soleil du soir dans lesyeux…Pourquoi regardez-vous les murs?Vous avez maigri et vieilli.Y-a-t'il longtemps que nous noussommes vus? GOLAUD(à Arkel et au médecin) Voulez-vous vous éloigner un instant,mes pauvres amis…Je laisserai la porte grande ouverte…uninstant seulement…Je voudrais lui dire quelque chose,Sans cela je ne pourrais pas mourir…

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Voulez-vous? vous pouvezrevenir tout de suite…Ne me refusez pas cela…Je suis un malheureux. (Sortant Arkel et le médecin.) (avec une grande émotion) Mélisande, as-tu pitié de moicomme j'ai pitié de toi?Mélisande…Me pardonnez-tu, Mélsiande? MÉLISANDEOui, oui, je te pardonne…quefaut-il pardonner? GOLAUDJe t'ai fait tant de mal,Mélisande…Je ne puis pas te dire le mal queje t'ai fait…Mais je le vois, je le vois siclairement aujourd'hui…de puis le premier jour…Et tout est de ma faute, tout cequi est arrivé tout ce qui vaarriver…Si je pouvais le dire, tu verraiscomme je le vois!Je vois tout, je vois tout!Mais je t'aime tant! Je t'aime tant!Mais maintenant, quelqu'un vamourir…C'est moi qui vais mourir…Et je voudrais savoir…Je voudrais te demander…Tu ne m'en voudras pas?Il faut dire la vérité à quelqu'unqui va mourir…Il faut qu'il sache la vérité,Sans cela il ne pourrait pasdormir…Me jures-tu de dire la vérité? MÉLISANDEOui.GOLAUDAs-tu aimé Pelléas?

MÉLISANDEMais oui,Je l'ai aimé.Où est-il? GOLAUDTu ne me comprends pasTu ne veux pas me comprendre?Il me semble…Il me semble…Eh bien, voici.Je te demande si tu l'as aimé d'unamour défendu?As-tu? avez-vous été coupbales?Dis, dis? oui, oui, oui, MÉLISANDENon, non, nous n'avons pas étécoupables.Pourquoi demandez-vous cela? GOLAUDMélisande! Dis-moi la vérité pourl'amour de Dieu! MÉLISANDEPourquoi n'ai-je pas dit la vérité? GOLAUDNe mens plus ainsi, au moment demourir!MÉLISANDEQui est-ce qui va mourir? Est-ce moi?GOLAUDToi, toi, et moi, moi aussi, après toi! Et il nous faut la vérité…Il nous faut enfin la vérité, entends-tu?Dis-moi tout! Dis-moi toutJe te pardonne tout! MÉLISANDEPourquoi vais-tu mourir?Je ne le savais pas. GOLAUDTu le sais maintenant…Il est temps!Vite! Vite!La vérité! la vérité… MÉLISANDELa vérité…la vérité…

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GOLAUDOù es-tu? Mélisande! Où es-tu?Ce n'est pas naturel!Mélisande! Où es-tu? (apercevant Arkel et le médecinà la porte de la chambre) Oui, oui, vous pouvez rentrer…Je ne sais rien, c'est inutile…elleest déjà trop loin de nous…Je ne saurai jamais!Je vais mourir ici comme unaveugle! ARKELQu'avez-vous fait? vous allez latuer… GOLAUDJe l'ai déjà tué… ARKELMélisande!MÉLISANDEEst-ce vous, grand-père?ARKELOui, ma fille… Que veux-tu que je fasse? MÉLISANDEEst-il vrai que l'hiver commenc?ARKELPourquoi demandes-tu cela?MÉLISANDEC'est qu'il fait froid et qu'il n'y aplus de feuilles… ARKELTu as froid? Veux-tu qu'on ferme les fenêtres?MÉLISANDENon…jusqu'à ce que le soleil soitau fond de la mer,Il descend lentement; alors c'estl'hiver qui commence? ARKELTu n'aimes pas l'hiver?MÉLISANDEOh! non. J'ai du froid! J'ai si peurdes grands froids…

ARKELTu sens-tu mieux?MÉLISANDEOui, oui; je n'ai plus toutes cesinquiétudes. ARKELVeux-tu voir ton enfant?MÉLISANDEQuel entant?ARKELTon enfant. Ta petite fille…MÉLISANDEOù est-elle?ARKELIci…MÉLISANDEC'est étrange…je ne peux pas lever lesbras pour la prender… ARKELC'est que tu es encor très failble Je la tiendrai moi-même; regarde… MÉLISANDEElle ne rit pas…Elle est petite…Elle va pleurer aussi…J'ai pitié d'elle… (La chambre est envahie peu à peu parles servantes du château, qui se rangent en silence le long desmurs et attendent.) GOLAUDQu'y-a-t'il? Qu'est-ce que toutes cesfemmes viennent faire ici! LE MÉDECINCe sont les servantes…ARKELQui est-ce qui les a appelées!LE MÉDECINCe n'est pas moi…GOLAUDQue venez-vous faire ici? Personne ne vous a demandées…Que venez-vous faire ici?

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Mais qu'est-ce que c'est donc?Répondez! (Les sevrantes ne répondentpas.) ARKELNe parlez pas trop fort…Elle va dormir; elle a fermé lesyeux… GOLAUDCe n'est pas?LE MÉDECINNon, non; voyez; elle respire…ARKELSes yeux sont pleins de larmes.Maintenant c'est son âme quipleure…Pourquoi étend-elle ainsi lesbras?Que veut-elle? LE MÉDECINC'est vers l'enfant sans doute.C'est la lutte de la mère contre… GOLAUDEn ce moment? En ce moment?Il faut le dire, dites! Dites… LE MÉDECINPeut-être…GOLAUDTout de suite?Oh! oh! Il faut que je lui dise…Mélisande! Mélisande!Laissez-moi seul!Laissez-moi seul avec elle! ARKELNon, non, n'approchez pas…Ne la troublez pas…Ne lui parlez plus…Vous ne savez pas ce que c'estque l'âme… GOLAUDCe n'est pas ma faute…Ce n'est pas ma faute! ARKELAttention…Attention…

Il faut parler à voix basse, maintenant.Il ne faut plus l'inquiéter…L'âme humaine est très silencieuse…L'âme humaine aime à s'en allerseule…Elle souffre si timidement.Mais la tristesse, Golaud…Mais la tristes de toute ce que l'onvoit… (En ce moment toutes les servantestombent subitement à genoux au fond de la chambre.) (se retournant) Qu'y-a-t'il?LE MÉDECIN(s'approchant du lit et tâtant le corps) Elles ont raison…ARKELJe n'ai rien vu. Etes-vous sûr?LE MÉDECINOui, oui.ARKELJe n'ai rien entendu… Si vite, si vite…Elle s'en va sans rien dire… (Golaud sanglotant.) (dans une sonorité douce et voilée lafin et toujours très calme) Ne restez pas ici, Golaud…Il lui faut le silence, maintenant…Venez, venez…C'est terrible, mais ce n'est pas votrefaute…c'était un petit être si tranquille, sitimide et si silencieux…C'était un pauvre petit être mystérieuxcomme tout le monde…Elle est là comme si elle était la grandesœur de son enfant…Venez…Il ne faut pas que l'enfant reste ici danscette chambre…Il faut qu'il vive, maintenant, à sa placeC'est au tour de la pauvre petite.

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