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Pierre Jourde - La littérature sans estomac 1 Présentation La Littérature sans estomac a d’abord été un ar- ticle publié dans la revue Hesperis, où ont paru divers éreintements. L’ensemble, avec d’autres textes, plus louangeurs, formait un petit livre sur la littérature contemporaine, proposé d’abord aux presses universitaires de Grenoble, qui n’ont pas donné suite, puis, par l’intermédiaire d’Eric Dussert, à l’Esprit des péninsules que dirigeait Eric Naulleau. Celui-ci a demandé que la partie polémique soit étoffée, d’où l’ajout de chapitres consacrés à Philippe Sollers, Beigbeder, Camille Laurens par exemple. L’ouvrage est né d’une expérience devenue cou- rante : lire la recension élogieuse d’un livre dans un respectable supplément littéraire, acheter le livre, et tomber sur d’accablantes platitudes ou de ridicules boursouflures. Il ne s’agissait donc ni de tomber sur la littérature contemporaine en général, comme on l’a beaucoup écrit, ni de s’en prendre exclusivement aux écrivains connus et médiatisés. Une simple consultation du som- maire, ou une lecture de la préface ne laissent pas de doute là-dessus. De même, ce n’est pas la poésie contemporaine dans son ensemble qui est visée dans le chapitre qui lui est consa- cré, mais une forme d’académisme. Néanmoins, certaines lettres envoyées par des poètes visés comparaient la démarche du critique avec celle des nazis brûlant les livres. Cela en dit long sur la place accordée à la controverse dans le champ littéraire en 2002. L’auteur, formé à la lecture de Bar- thes, Sarraute et Blanchot, est un grand amateur de littérature contemporaine, qu’il a ardemment défendue à l’université et publiée dans la revue qu’il dirigeait. Simplement, qu’on puisse ne pas tout aimer, ne pas être du même avis que quelques journalistes influents, et le dire, arguments à l’appui, voilà qui ne semblait pas admissible. Il s’agissait en effet, essentiellement, d’analyser de près, et, en dépit des apparences, très sérieuse- ment, des écrivains réputés de qualité par des journaux sérieux, une littérature censée représentative de la modernité, mais qui ne constitue qu’un dévoiement de cette modernité. Ce ne sont donc, pour l’essentiel, ni la littérature populaire ni la littérature expérimentale qui sont visées dans La Littérature sans estomac. Même s’il est vrai qu’on vend plus facilement la médiocrité, faite pour plaire à tout le monde, la qualité d’une œuvre n’est pas en rapport systématique avec son lectorat, sa médiatisation, sa plus ou moins grande difficulté d’accès.

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Pierre Jourde - La littérature sans estomac

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Présentation

La Littérature sans estomac a d’abord été un ar-ticle publié dans la revue Hesperis, où ont paru divers éreintements. L’ensemble, avec d’autres textes, plus louangeurs, formait un petit livre sur la littérature contemporaine, proposé d’abord aux presses universitaires de Grenoble, qui n’ont pas donné suite, puis, par l’intermédiaire d’Eric Dussert, à l’Esprit des péninsules que dirigeait Eric Naulleau. Celui-ci a demandé que la partie polémique soit étoffée, d’où l’ajout de chapitres consacrés à Philippe Sollers, Beigbeder, Camille Laurens par exemple.

L’ouvrage est né d’une expérience devenue cou-rante : lire la recension élogieuse d’un livre dans un respectable supplément littéraire, acheter le livre, et tomber sur d’accablantes platitudes ou de ridicules boursouflures. Il ne s’agissait donc ni de tomber sur la littérature contemporaine en général, comme on l’a beaucoup écrit, ni de s’en prendre exclusivement aux écrivains connus et médiatisés. Une simple consultation du som-maire, ou une lecture de la préface ne laissent pas de doute là-dessus. De même, ce n’est pas la poésie contemporaine dans son ensemble qui est visée dans le chapitre qui lui est consa-cré, mais une forme d’académisme. Néanmoins, certaines lettres envoyées par des poètes visés

comparaient la démarche du critique avec celle des nazis brûlant les livres. Cela en dit long sur la place accordée à la controverse dans le champ littéraire en 2002. L’auteur, formé à la lecture de Bar-thes, Sarraute et Blanchot, est un grand amateur de littérature contemporaine, qu’il a ardemment défendue à l’université et publiée dans la revue qu’il dirigeait. Simplement, qu’on puisse ne pas tout aimer, ne pas être du même avis que quelques journalistes influents, et le dire, arguments à l’appui, voilà qui ne semblait pas admissible.

Il s’agissait en effet, essentiellement, d’analyser de près, et, en dépit des apparences, très sérieuse-ment, des écrivains réputés de qualité par des journaux sérieux, une littérature censée représentative de la modernité, mais qui ne constitue qu’un dévoiement de cette modernité. Ce ne sont donc, pour l’essentiel, ni la littérature populaire ni la littérature expérimentale qui sont visées dans La Littérature sans estomac. Même s’il est vrai qu’on vend plus facilement la médiocrité, faite pour plaire à tout le monde, la qualité d’une œuvre n’est pas en rapport systématique avec son lectorat, sa médiatisation, sa plus ou moins grande difficulté d’accès.

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Il s’agissait aussi de prôner, dans la critique, un retour au texte même, examiné de près. D’où l’abon-dance des citations de toutes sortes, abondantes, parfois longues, des relevés lexicaux ou rhétoriques, afin d’éviter de stigmatiser trop facilement un texte sur un court extrait. Ce qui n’a pas empêché bien des journalistes de se jeter sur le cliché des « citations détachées de leur contexte ». En réalité, ces extraits, très parlants, se suffiraient presque et ont sans doute fait beaucoup pour le succès du livre, comme si l’on avait perdu l’habitude de prêter attention à la réalité du texte.

Enfin, le parti-pris consistait, non pas à polémiquer comme au XIXe siècle, par l’imprécation et l’injure, mais plutôt en faisant rire aux dépens du texte, sans que cela nuise à l’analyse détaillée de celui-ci. Cela n’empêche pas quelques nuances, et de reconnaître certaines qualités aux œuvres de Philippe Delerm, Jean-Philippe Toussaint, Michel Houellebecq, voire Philippe Sollers.

L’erreur et l’injustice sont bien entendu consubstantielles au genre. De même, un écrivain peut se montrer inégal, certains de ceux qui figurent dans La Littérature sans estomac ont publié parfois d’excellents textes, ce qu’a reconnu volontiers l’auteur.

Le livre a connu un succès assez inattendu, avec tous les malentendus qui accompagnent le succès, et a reçu le prix de la critique de l’Académie française. S’il est le premier de son auteur a avoir été très médiatisé, la satire n’a jamais été considérée par lui, avant et après La Littérature sans estomac, que comme une activité annexe par rapport au roman et aux essais plus « sérieux » comme Littérature et authenticité. Reste que la critique devrait être considérée comme faisant naturellement partie du travail d’un écrivain, suivant les exemples de Gracq, Sartre, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Bloy, etc.

Pour les réactions, publiques et privées, engendrées par ce livre, on se reportera à la présentation de Petit déjeuner chez Tyrannie

Extrait

On trouve chez Delerm un peu trop de concessions aux tics contemporains. Il dit : « haddock-mélancolie », « eau-douceur », « saudade orangina » comme on entend « voiture passion » ou « vote sanction ». S’il s’y ajoute le tic du slogan final, ses textes se mettent à ressembler à des scripts de films publicitaires pour des produits naturels et authentiques, pulls de laine, scotch, jus de pruneaux biologique. La « solitude côte à côte orangina » est stylistiquement la même chose que « la joie de vivre coca cola ». On doit reconnaître cependant que son écriture est parfois serrée, attentive. Qu’il parvient à saisir des impressions minuscules. On lui passerait presque son goût des jeux de mots péniblement amenés. « Témoins à décharge » assure la chute d’une texte intitulé « ce soir je sors la poubelle » (on aura reconnu une plaisanterie vieille comme Sylvie Vartan), « on prend la correspondance » (ferroviaire) termine une bluette sur l’attente du courrier. Pourquoi fautil absolument se croire obligé de lancer un petit pétard de rhétorique à la fin ? Oui, on le passerait presque à Delerm, il est gentil, Delerm, inoffensif, il dit des choses si fines, mais il n’est pas sûr qu’on puisse faire de la bonne littérature en accouplant les titres de Libération et les trouvailles d’un créatif de chez Publicis. Il n’y a pas à faire peser d’interdit sur le calembour en littérature, mais il en va du calembour comme des flatulences : une seule, discrète, en fin de conversation, cela manque de goût,

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c’est un peu honteux. Enormément et sur tous les tons, c’est de l’art.

Lorsqu’il ne glisse pas dans la simple facilité, Delerm tombe trop souvent dans la rhétorique agaçante du joli. Portrait d’une assiette dans La Sieste assassinée :

Ce paon pas vraiment paon, ce faux rosier ont les mêmes aigreurs, les mêmes aspérités, distillent au cœur de leur orientalisme occidentalisé les mêmes griffures virtuelles. Mais l’assiette est presque ronde, ourlée de vagues douces, où les fleurs retrouvées ont perdu de leur violence en échouant sur le rivage

On peut aimer les choses délicates et fines, on peut goûter l’infinitésimal, mais à condition qu’il aille trop loin, qu’il se dépasse et se perdre dans l’infiniment petit, ce qui est une autre forme de grandeur. Là encore, Delerm reste entre deux, dans le décoratif. Il peint des assiettes, lui aussi. A la main. Il fait de l’artisanat comme on en vend dans les villages typiques, des objets qu’on rapporte chez soi pour poser sur le buffet. Littérature de mémère à tisanes et coussins roses, poésie recommandée à Mme Le Quesnoy par son curé, et qui se pâme en croyant que la beauté, c’est de « l’orientalisme occidentalisé » et de l’« ourlé de vagues douces ». Tout cela est tellement gentil et délicat qu’on se surprend à détester cette indélicate exhibition de délicatesse. On sent des envies de grossièreté et de cruauté. On nesupporte plus les « il pleut des fruits secrets pour des moments très blonds », comme on se met parfois à haïr les bonnes pensées, les napperons en dentelle, les nourritures saines et le riz complet. Dans La Première Gorgée de bière, on lit ainsi cette description d’un poirier :

Le long du petit mur de pierre court le poirier en espalier, avec cet ordonnancement symétrique des bras que vient féminiser l’oblongue matité du fruit moucheté de sable roux.

Voilà un concentré de joli : l’évidence ineffable (« cet » : « celui que nous savons, et comment le dire autrement ») soutient son fruit, mais ce fruit n’est en réalité que la condensation de la disparition du poirier, de la fuite du discours dans le joli. La phrase dit très exactement que la matité du fruit féminise l’ordonnancement des bras du poirier, ce qui n’est pas très clair. On croit comprendre que c’est la poire, dans sa sensualité de sein bronzé, qui féminise un peu l’arbre sévère. Mais la vertu de l’objet a glissé subrepticement à sa couleur et à sa forme, la poire est devenue une « oblongue matité ». La désignation de l’objet au moyen de la substantification d’un adjectif de qualité fait songer aux pénibles préciosités des écrivains fin de siècle, avec leurs « bleuités » et leurs « diaphanéités ». Ce qui règne et qui agit réellement dans cette phrase, ce qui en articule le propos, c’est donc la matité (alors que cette qualité joue un rôle secondaire dans la construction de l’image). Moins qu’une chose, une qualité : la couleur ; moins qu’une couleur : une qualité de couleur, devenant elle-même objet (elle est oblongue), la matité ne livre en même temps, dans son affectation de particularité, aucune particularité réelle, ce que la complexité du propos ne permet pas de voir. Tour de passe-passe rhétorique, qui paraît donner et ne donne rien d’autre que de l’illusion : le sentiment de se perdre un peu dans la fuite des mots, avec l’idée vague que ce sont de jolis mots. Bref, une impression de littérature. On peut préférer une exigence littéraire plus grande, qui, au lieu de brosser le trompe-l’œil de la présence, avouerait qu’au cœur de l’attention que nous portons aux choses se tient l’absence.

Telle est l’impression générale qui se dégage d’Eloge de l’infini : Philippe Sollers a toujours tout

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Pierre Jourde - La littérature sans estomaccompris avant tout le monde, chacun vit dans l’erreur, la pauvreté mentale, le ressentiment, la misère sexuelle ; depuis des lustres, Sollers ne cesse de prêcher dans le désert de l’incompréhension générale, en butte aux lazzis, au rejet, à la censure. C’est le fond du livre, l’antienne ressassée, la marotte agitée solitairement ou sous le nez de quelque interviewer béant d’admiration. Par « désert », il faut entendre Le Monde, Le Monde des livres, plus un nombre impressionnant de revues, journaux, émissions de télévision. Les Génies des Carpathes ont toujours, en plus de leur génie, le sens de l’humour vache. Ils aiment à humilier un peu leurs laquais. A qualifier sa Pravda de désert intellectuel, le Combattant Majeur entend montrer qu’il est libre.

Génie universel, le Combattant Majeur traite donc de littérature, de philosophie, d’histoire, de politique, de théologie, de photographie, de télévision, de pornographie, de faits divers, de biologie, de gynécologie, dispense des conseils matrimoniaux (« surtout soyez bien mariés. Ce point est capital. ») et libère les femmes. Bref, la modernité a trouvé en lui son Léonard de Vinci.

Lorsque Philippe Sollers, dans « le corps amoureux », commente Heidegger et parle du « repos singulier » de l’œuvre d’art, « condensation de mouvement », il dégage, sans aucun doute, une idée juste. En tous cas, une idée profondément stimulante. Une idée de Heidegger. Pourquoi la dégage-til ? Pour ceci : « ce repos singulier est ce qu’un artiste (pas un décorateur ou un animateur culturel) trouve d’instinct, sans avoir le rechercher, comme surgi de son fond même. Paradis, par exemple, est un livre d’une grande rapidité qui dort à poings fermés et en plein éveil, comble de mouvement inclus dans un repos étrange ». Philippe Sollers est le meilleur exemple de ce qu’est un vrai artiste. Philippe Sollers est un prophète : « si vous voulez en savoir plus [sur le sexe], en détail, lisez Femmes, Portrait du Joueur, Le Cœur absolu, Les Folies françaises. J’ai un peu d’avance sur les événements, c’est tout. On a cru que j’écrivais des livres « faciles », là où, au contraire, je décrivais une dissolution, une mutation en essayant de donner les clés pour comprendre ». Philippe Sollers est bon pour les hommes : « n’écoutez pas le préjugé biologique [...] (Cf. le scénario Don Juan de nouveau dans Les Folies françaises, petit catéchisme à apprendre par cœur). Bon, j’ai fait et je continuerai à faire ce que je peux pour vous. Un avion m’attend, bonne chance ». Philippe Sollers s’y connaît en vagins et en clitoris : « j’appelle de mes vœux un moment historiquement pensable où on pourrait dire des choses qui n’ont jamais été dites, notamment sur la simulation. Ce qui n’est pas simulable, en revanche, c’est la jouissance clitoridienne. Que ce soit positif pour une femme, ce n’est pas douteux; mais que ce soit aussi extrêmement inquiétant pour la surveillance métaphysique dont les femmes sont l’objet, ce n’est pas douteux non plus ». Philippe Sollers connaît les femmes : « le jour où les femmes aimeront les femmes... ça se saura! ». Philippe Sollers a compris ce que tous les autres n’ont pas compris : « aucun penseur d’envergure n’a compris Heidegger au XXe siècle. Il est très en avance. Ni Sartre, ni Merleau-Ponty, ni Husserl, ni Foucault, ni Deleuze, ni Derrida, ni Lacan, ni Althusser, aucun d’entre eux ne l’a compris. On pourrait montrer, pour chacun d’eux, les points qu’ils n’ont pas compris ». « Une Saison en enfer est un texte qui, à mon avis, n’a jamais été vraiment lu. » Quant au Nietzsche du même Heidegger, « ni Sartre ni Lacan ni Foucault, ni Deleuze ni Derrida ni Blanchot n’ont pris la peine de méditer à fond ces deux volumes ». D’ailleurs, c’est bien simple: « ça se démontrerait facilement au tableau noir ». On regrette de ne pas voir les croquis.

Ces formules grotesques induisent beaucoup de gens à penser que leur auteur est un simple guignol. On prend de moins en moins Sollers au sérieux. Pourtant, cette suffisance naïve est compréhensible. L’habitude de la flagornerie et du pouvoir finit par claquemurer les Danubes de la Pensée au fond de forteresses mentales où ils perdent le contact avec le réel. Ils pensent, néanmoins. Que pensent-

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ils ? Une autre caractéristique remarquable d’Eloge de l’Infini est que la pensée y est sans cesse

annoncée. Attention, je pense, ne cesse de dire l’auteur. Je m’apprête à penser. Je ne vais pas tarder à penser. Retenez-moi ou je pense. Si je voulais, je n’aurais qu’à penser. Ecrire consiste donc à dispenser des signes de pensée, à piquer dans la prose des panneaux indicateurs de ce qui est censé plein de signification. Philippe Sollers fait un abondant usage d’expressions telles que : « c’est prouvé », « c’est parfaitement vérifiable » (toujours préférables à une fatigante démonstration), « comme par hasard » (qui sert à montrer, négligemment, qu’il y aurait beaucoup à tirer de telle coïncidence, pour peu que l’on s’y attarde, que l’auteur sait bien, lui, de quoi il retourne, mais qu’il n’en dira rien, inutile de s’appesantir) :

A mon avis, le fait que [Heidegger] mette l’accent sur Hölderlin ne vient pas du tout par hasard. Je comprends une telle insistance, puisqu’il s’agit de l’allemand et d’un moment absolument déterminant de la langue elle-même, comme par hasard lié à la question du mythe de la folie, qui surgit en 1806. Ce n’est pas non plus un hasard.

Plus fort que Sherlock Holmes, Le Combattant Majeur décèle partout des indices. Du sens se cache par ici. On le suit tout pantelant : quand va-t-il enfin lui mettre la main dessus, au sens ? Par moments, les indices sont vraiment obscurs, lui seul parvient à les déchiffrer, il s’exprime par énigmes : « c’est très important [...] les femmes, les dates ! Les femmes sont des dates. Et toute date est peut-être d’une substance féminine à déchiffrer. » Mais le hasard, toujours lui, fait bien les choses :

A la limite, cette maladie qui consiste à attendre toujours que des livres paraissent est porté [sic] à tel point sur le plan de la marchandise spectaculaire qu’on peut se demander quels désirs s’expriment là. J’ai pas mal travaillé ces temps-ci, sur Hölderlin et Rimbaud. Rouvrir ces dossiers, en termes historiques, l’un qui se déroule, comme par hasard, au moment de la Révolution française, l’autre comme par hasard au moment de la Commune de Paris (ce qui ne veut pas dire qu’il faut réduire Hölderlin à la Révolution française, ni Rimbaud à la Commune de Paris) on se rend compte à quel point les choses ont été recouvertes par des interprétations qui ne tiennent pas debout.

Il ne s’agit pas, dans cet ouvrage, de jouer au pion et de relever les coquilles. Mais l’amusant, dans ce cas précis, c’est que l’auteur d’Eloge de l’infini, cinq pages avant le texte qui précède, consacre un long paragraphe à la coquille. Il lui accorde beaucoup d’importance, il la considère comme symptomatique, et lui, Philippe Sollers, revendique la plus grande attention aux détails typographiques et orthographiques. Moins attentif, sans doute, à la syntaxe et à la cohérence du sens, car une maladie porté [sic] sur un plan, des dossiers qui se déroulent , et rouvrir on se rend compte, dans la lignée du char de l’état naviguant sur un volcan cher à Joseph Prudhomme, ce n’est plus Eloge de l’infini, c’est Illustration du bredouillis.

« Mais oui » ou « comment donc » reviennent à tous les détours de phrase (avec l’idée, sans doute, que « comment donc » fait très XVIIIe, marquis insolent, etc.), ponctuation un peu radoteuse qui manifeste superbement que ce qui vient d’être dit n’a pas besoin d’être mieux étayé, puisque c’est l’auteur qui le dit. Il suffit de rapprocher un peu n’importe quoi de culturel, présentant une certaine

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacressemblance. A tous les coups, ça fait de l’effet ; Nietzsche et Proust, par exemple: « le temps perdu,

l’éternel retour, le temps retrouvé, ça peut se penser ensemble ». Mais oui. Mais comment donc.

La pensée de Sollers, dans sa dimension historique, consiste à dire qu’il y a eu de grands artistes au XXe siècle, ce qu’on ignore, et donc que le XXe siècle est un grand siècle artistique ; penser consiste alors à dresser des listes et à tresser des couronnes à des artistes célèbres :

Le XXe siècle [...] a aussi été un très grand siècle de création antimorbide. [...] Il suffit de citer certains noms : Proust, Kafka, Joyce, Picasso, Stravinski, Heidegger, Céline, Nabokov. Et bien d’autres : Hemingway, Faulkner, Matisse, Webern, Bataille, Artaud, Breton [...]

Gloire à Harnoncourt, Gardiner, William Christie, Herreweghe, Hogwood, Clara Haskil, Martha Argerich, Cecilia Bartoli. Mais gloire aussi à Paul Mac Cartney, dont je revoyais ces jours-ci, à Londres, le concert de 1990 : un garçon génial, voilà tout.

C’est passionnant. ça a bien un petit côté conférence de musée pour université du troisième âge, ou toast pompeux de banquet IIIe République, mais quelle culture. Quelle sûreté, en outre, quelle audace dans le jugement. Quelle subversion. Mac Cartney ? Géniâl, ce garçon, simplement géniâl. Et il reste encore beaucoup à apprendre, la richesse de la pensée du Combattant Majeur est inépuisable. A la judicieuse question posée par Les Temps modernes : « et la contribution de Bataille à l’histoire du XXe siècle ? », il répond d’un trait foudroyant : « Eminente... Prodigieuse... Que d’avancées ! La

part maudite, Le Bleu du ciel... très importants », avant de lever, encore une fois, les questions fondamentales : « pourquoi Joyce écrit-il Ulysse ? Pourquoi Pound écrit-il ses Cantos? Pourquoi Bataille reprend-il l’histoire de l’humanité depuis la préhistoire ? [...] pourquoi la musique fait-elle ce qu’elle fait ? Pourquoi y a-t-il Stravinski ou le jazz ? »

Eh oui, pourquoi ? Mais pourquoi ?

L’autre volet de la pensée historique de Sollers consiste, on l’a vu, à jeter en toute occasion l’anathème sur le XIXe siècle. Ici, l’audace devient inouïe, car Sollers ne cesse en même temps de faire l’éloge de Rimbaud, Mallarmé, Balzac, Théophile Gautier, Cézanne, Monet, Verlaine, Hugo, Stendhal, Jarry, etc., bref, de tout ce dont se compose l’histoire littéraire du XIXe siècle. Le XIXe siècle est mauvais, sauf le XIXe siècle. Bien sûr, on attendait l’argument suprême : s’il y a eu de grands artistes au XIXe, siècle c’est en dépit du XIXe siècle. Ce n’est pas le XIXe siècle qui les a produits, il ne l’a pas fait exprès. S’ils sont grands, c’est contre leur époque. Air connu. L’artiste échappe à son temps, on ne peut pas le réduire à son temps, etc. L’ennui, c’est que cette idée un peu courte est typique du XIXe siècle. Sollers démontre brillamment qu’on peut détester le XIXe siècle avec des idées du XIXe siècle. Se croire rebelle en brandissant de vieux arguments de bourgeois conservateurs. Le Combattant Majeur, qui sait tout, n’y a sans doute pas songé : Le Stupide XIXe Siècle est un livre du réactionnaire antisémite Léon Daudet. Il y a des rencontres significatives.

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Quelle richesse, quelle mine d’idées neuves, passionnantes, que d’émotions ! Dans L’Inceste, l’auteur stigmatise à juste titre son amie Nadine : Nadine est insupportable, et je ne suis pas seule à le dire [...]. Quand elle déballe à table ses problèmes de tournage, Catherine Decourt par-ci, Dupont par-là, Durand, Emmanuelle Vigner, qui lui a offert pour Noël de l’année dernière une montre à un prix fou.

Christine Angot, elle, a compris qu’il ne fallait pas « déballer » tout cela à table (quel intérêt?) mais noir sur blanc, en deux cents pages, sous une couverture bleue estampillée Stock. Ragots et règlements de comptes deviennent alors, ipso facto, de la littérature. N’importe quoi n’importe comment, c’est ainsi qu’on écrit une œuvre libre et vraie. Il suffisait d’y penser. Comme Proust, Christine Angot fait de l’art avec des riens, transforme sa vie en œuvre, élève le récit jusqu’à la méditation philosophique. L’argumentation serrée de l’auteur sait emporter la conviction, lorsqu’elle discute les jugements négatifs que des béotiens se permettent :

Jean-Marc Roberts a permis a des journalistes de suivre le lancement interne du livre [...] pour créer une rumeur et cristalliser un effet de mode

Non.

Elle a pris des leçons d’emphase et de terrorisme chez Marguerite Duras. Il n’est pas question de jugement littéraire dans cette affaire, mais de surenchère, de mise en spectacle d’un tempérament. »

Faux.

Ou, plus classiquement, après une longue citation de lettres de lecteurs mécontents : « c’est tous des cons, et ils sont plus nuls les uns que les autres ». Comme elle a raison. Pas besoin d’argumenter : la qualité de l’œuvre, les termes de la dénégation parlent d’eux mêmes, disent la générosité, l’intelligence. On est touché au cœur par la sobriété de la plaidoirie. Le dépouillement de l’idée frappe le lecteur à chaque page de Christine Angot. Ses livres regorgent de ces formules denses et lapidaires faites pour passer à la postérité :

L’amour c’est important

ou de ces tranches de vie à l’intensité déchirante sous l’apparente impassibilité :

Claude m’installe l’imprimante, on dîne ensemble, je lis. Il part, on se dit à demain, j’embrasse Léonore, je me couche tôt, à onze heures, je prends trois quarts de Lexomil, il faut que je dorme. Je m’endors. Je dors, je rêve

Quel talent. Mais tout cela ne constitue pas l’essentiel d’une œuvre telle que Quitter la ville, et ne saurait donner une idée de sa bouleversante nouveauté. Fait rare, elle crée un thème littéraire

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacradicalement nouveau. Jean-Pierre Richard a étudié les rêveries matérielles de nombreux écrivains

contemporains. Il trouverait chez Christine Angot une rêverie du chiffre, singulièrement du chiffre de vente et du montant des droits d’auteur, dont le caractère obsessionnel indique assez qu’elle domine l’imaginaire de l’auteur. Dès les premiers mots du livre, on plonge à des profondeurs inouïes :

Je suis cinquième sur la liste de L’Express, aujourd’hui 16 septembre. Et cinquième aussi sur la liste de Paris-Match dans les librairies du seizième. Je suis la meilleure vente de tout le groupe Hachette, devant Picouly et devant Bianciotti [...] A seize heures il y avait mille cent ventes pour la province et en général Paris c’est plus. On allait avoir deux mille.

Après ce démarrage fulgurant, la suite ne fait qu’approfondir la rêverie, accentuer le vertige :

Les chiffres sont en baisse aujourd’hui vendredi 18, mille cent. Mais c’est exprès les chiffres seront énormes lundi. Il n’en reste plus que neuf-mille neuf cent soixante-dix à Maurepas. En tout on ne a déjà vendu vingt-trois mille deux cent trente. La semaine prochaine j’ai l’ouverture de L’Express, Télérama, et quatre pages dans Elle d’entretien avec Houellebecq [...]. Pourquoi lundi les chiffres seront énormes ?

Le lecteur haletant, brûle en effet de savoir. Pourquoi ?

Parce que c’est LDS, la grande distribution, qui s’approvisionne, les supermarchés, les Carrefour, qui jusque là avaient fait moins de commandes. A France Loisirs, il paraît qu’on leur demande le livre.

Parmi des dizaines de pages semblables, fête permanente pour l’esprit, on ne résiste pas au plaisir de citer quelques passages particulièrement émouvants :

On en a vendu exactement vingt-trois mille deux-cent trente. Le tirage actuel est de trente et un mille, dix mille couvertures nouvelles sont prêtes, on va voir. Hélène pense que ça va durer comme ça jusqu’en décembre. Damien l’espère. A la soirée de l’hôtel Costes, JeanMarc n’avait jamais vu Christiane, depuis des mois, rire comme ça

Le lecteur partage joies et peines, espère avec l’auteur, se réjouit avec ses amis, souffre avec des personnes si sympathiques du moindre signe de fléchissement des ventes. Heureusement,

Sur une base de 50 000 exemplaires vendus, Jean-Marc et Philippe Rey ont calculé qu’ils me doivent, ayant déduit l’avance, environ 700 000 francs. Les droits d’auteur, les droits poche, 200 000, c’est beaucoup. Sans compter les droits poche pour Léonore, toujours 30 000. Ceux pour Vu du ciel et Not to be, que Gallimard publie, mais ce sera peu. Plus les droits étrangers. Einaudi, un contrat de 45 000 francs, un autre éditeur proposait 50 000, mais la diffusion aurait été, m’a dit

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Jean-Marc, moins bonne, ils ont privilégié la marque, Einaudi. L’Espagne et le Portugal, ça vient de se concrétiser, 50 000 L’Espagne, 13 000 le Portugal [...] Avant j’avais des chiffres plus précis mais je les ai perdus.

Hélas. C’est en effet une lourde perte pour la littérature. Rêvons à ce qu’eût été ce livre avec des chiffres plus précis. Et stigmatisons au passage, avec l’auteur, la carence des institutions culturelles, qui ne savent pas encourager les écrivains démunis :

Le CNL a refusé son aide. Alors que. Je demandais une année sabbatique, pour être tranquille, 140 000 francs ils auraient pu me les donner.

Certes, le ministère de la Culture lui a proposé la médaille des Arts et Lettres, mais, aussi méritée qu’elle soit, une décoration ne fait pas vivre.

On le voit, cette œuvre, comme toutes les grandes œuvres modernes, est essentiellement spéculaire : Christine Angot vend des ouvrages qui parlent de la vente de ses ouvrages. Cependant, Quitter la ville n’est pas seulement cela. Il s’agit d’un texte multiple, un livre-univers : traité de commerce, livre de comptes, essai sur la création. Son caractère spéculaire n’empêche pas cette œuvre de revendiquer une action sur la réalité. Si Rousseau et Diderot ont bouleversé le sort de l’Occident, Il est non moins vrai qu’après Quitter la ville, le monde ne sera plus jamais le même :

C’est la vie des écrivains qui compte. Savoir ce que c’est. On entend le mensonge et on entend la vérité, on entend le dedans et on entend le dehors, on est en soi et on est hors de soi, hors de soi, oui parfois hors de moi, en moi et hors de moi, pas folle, en moi et hors de moi, les deux, je prends la langue à l’intérieur et je la projette, dehors, la parole est un acte pour nous. C’est un acte dont on parle. Quand on parle c’est un acte. Et donc ça fait des choses, ça produit, des effets, ça agit. C’est un acte, ce n’est pas un jeu, un ensemble de règles de toutes sortes. Ce n’est pas une merde de témoignage comme on dit. C’est un acte. C’est vraiment un acte.

Force de cette pensée. On entend déjà les flics de la littérature : révélation de ce qu’on sait depuis un demi-siècle et qui tiendrait en six mots. Flics. flics. Même pas vrai. Parce que : ce qui importe c’est la façon authentique que c’est dit. Comme ça. Brut. Entier. Pas châtré par les fascistes de Saint-Germain. Authentique, c’est. Le pénis sadique-anal, entier. Merde. Et merde aux flics. Qui ne savent pas, qui ne comprennent pas, que quand c’est qu’on redit, et qu’on re-redit, c’est justement à cause que c’est vrai, que c’est vraiment vrai. Que cette vérité là on l’a dans son cœur, à soi. Profond. Profond profond profond profond. Profond.

Récit engagé, 99 f. est aussi un roman de gauche. Ici, il faut saluer le risque pris par Frédéric Beig-beder, son courage de militant. Il ne se contente pas de dénoncer le capitalisme et le monde frelaté de la publicité. Une analyse politique d’une autre envergure soutient tout le complexe échafaudage théorique de cette œuvre : les nazis étaient méchants. Certains précurseurs de Beigbeder avaient, certes, aboutis à des conclusions similaires, mais il n’est pas mauvais de rappeler les grandes vérités. D’ailleurs, l’analyse beigbedérienne va beaucoup plus loin, opérant des assimilations audacieuses,

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacmais convaincantes. Publicité = Goebbels, Annonceurs = Hitler, Société de consommation = IIIe Reich. Les vilains sont partout. Heureusement, il y a quelques résistants comme Beigbeder. Chantre de l’antiracisme, il manifeste tout son respect des « Blacks » (toujours dire « Black », attention, « Noir », c’est raciste), des « beurs », des femmes, des homosexuels. On le voit, cette œuvre sincère et dure nous change des fadeurs du politiquement correct. Il est dommage toutefois qu’une catégorie im-portante de minorités opprimées ne soit pas représentée. Et les cultures régionales ? Les Bretons? Les Corses ? Les Basques ? Voilà un sujet pour lui. On rêve d’une suite à 99 f, où Octave prendrait à Saint-Flour, dans la perspective de la rédemption par l’air pur, la direction d’une boîte échangiste auver-gnate spécialisée dans le SaintNectaire fucking (sodomie assistée par produits laitiers d’appellation contrôlée). Il tomberait amoureux d’une jeune fermière qui se prostituerait dans les foires agricoles. Les multinationales de la crèmerie exigeant la pasteurisation, Octave, dépendant d’elles, hésiterait d’abord, semblerait choisir lâchement le confort, puis, profitant d’un G8 des puissances laitières qui se tiendrait à Aurillac, il écrabouillerait les grands de ce monde à bord de sa moissonneuse-batteuse Harley-Davidson. Le roman se terminerait par une méditation bredouillante et nocturne du héros au sommet du Puy de Dôme, le vent d’altitude faisant doucement onduler sa cravate Jean-Paul Gaultier.

Texte noir, donc, que 99f, et qui, dans le pessimisme, va aussi loin que Voyage au bout de la nuit. La noirceur y est cependant toujours tempérée par des lueurs d’espoir. L’auteur exprime sa foi en un avenir meilleur, où l’on pourra « utiliser le formidable pouvoir de la communication pour faire bou-ger les mentalités ». Enthousiasmante perspective. Libération. On éprouve l’irrésistible envie, le livre refermé, de danser en s’écriant : bougeons ! Osons ! Soyons fous !

Avis des lecteurs

- Sans estomac la littérature est indigeste - 15 avril 2009 - par Ludi

Ce pamphlet décortique la platitude cachée derrière le style en apparence transgressif de certains auteurs dont on nous rebat les oreilles à chaque nouvelle parution. Comme dit l’auteur :»on reconnaît souvent un mauvais écrivain aux efforts qu’il fait pour paraître avoir du style». les ANGOT, LAURENS et autres SOLLERS sont donc passés à la moulinette de ses analyses pénétrantes. J’avais l’habitude de refermer ces auteurs après quelques patients chapitres; l’auteur m’a convaincu de ne plus les ouvrir.

Ce livre s’adresse à tous les amoureux de la littérature. Il m’a aidé à devenir plus exigeant dans mes choix et m’a ouvert un chemin pour mieux discerner le vrai du faux.

- La critique indigeste - 30 avril 2008 - par Robert REDFORD

Avait-on besoin de Pierre Jourde pour savoir que Beigbedder et Angot (entre autres) sont de mi-nables écrivaillons ? Et surtout, à quoi ça sert d’analyser des écrivains aussi inutiles, sinon à les écra-bouiller. Une analyse d’ensemble aurait pu donner une réflexion intéressante sur le vide culturel que la France traverse, mais on sent ici le besoin d’en crucifier certains, pour l’exemple.Dans ce livre, à quoi assiste-t-on ? À une critique de la mauvaise littérature, une analyse ? Non, c’est plutôt le bon élève qui prend plaisir à humilier les cancres. En somme, certains utilisent leurs bras pour faire mal et on les considère comme des brutes, d’autres leur culture et on les considère comme des intellectuels. Pourtant, la même connerie crasse est à l’oeuvre. Pierre Jourde n’analyse pas, il décortique, pulvérise, écrase et piétine à mort avec un plaisir manifeste et un sens de la formule insultante et nauséabonde («c’est du caca qui vient de la tête, péniblement

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excrété par un cerveau constipé»). Quelle analyse ! Cette réflexion profonde, à coup sûr, enrichit le lecteur. Pour laisser l’impression que ce livre n’est pas juste un prétexte au dégommage, Pierre Jourde rajoute ici et là une note pour justifier l’entreprise «Je suis bête et méchant, mais c’est parce que ces mauvais livres étouffent la vraie, la grande, la sublime littérature». Bien sûr... Il y a des intelligences qui élèvent les autres, celle de l’auteur de «La littérature sans estomac» écrase.

Je recommande vivement «Le confort intellectuel» de Marcel Aymé aux lecteurs qui aimeraient pou-voir approfondir sainement le sujet sans avoir l’impression désagréable d’assister à une lapidation.

- Trés injuste envers Christian Bobin - 1 mars 2008 - par Kirlian

Un livre intéressant mais parfois bien hâtif, bêtement méchant et trop facile. La charge contre Chris-tian Bobin est particulièrement injuste voire détestable car ce qu’en dit Jourde montre simplement qu’il ne comprend pas et n’est pas sensible à ce grand poète. Bobin est un auteur vrai, attachant, hors du commun et pas médiatique pour un sou ! Ses meilleurs ouvrages comme «Autobiographie au radiateur» sont pour tous ceux qui savent les apprécier pleins d’un charme rare et extrêmement touchant, portant une grâce qui est à mille lieux de la facilité.

- Gracq revisité. - 15 septembre 2005 - Par Arkanthos

Julien Gracq, qui venait de refuser le Goncourt, pourfendait les éditeurs, qui publiaient avec moult ef-fet d’annonces des romans qualifiés de chef d’oeuvre, et écrit par de nouveaux Rimbaud, des navets en fait, dans La littérature à l’estomac.Jourde, 40 ans après, critique de littérature, ne peut que constater à quel point Gracq avait raison et anticipé notre présent. Dans La littérature sans estomac, il ridiculise les romans, et les romanciers modernes, insignifiants, creux, sans styles, qui nous servent un potage indécent de médiocrité et de fadaise, et qui sont pourtant, portés aux nuées, par des «critiques littéraires», dont le sérieux et l’ho-nêteté sont discutables.

Un livre, qui n’est pas voué à être aimé, il n’y a qu’a lire les critiques de presse de ce livre, toutes né-gatives, à part celle de Marianne. Comme le chantait Béard, celui qui dit la vérité sera exécuté, alors si vous aimez la littérature, la vraie, lisez ce livre, car M Jourde dit, ce que tout homme de bon sens, pense des écrits de Pingeot, Laurens et consorts...

- Distinguer la vraie de la fausse littérature - 14 /7/004 - parHenri Bès «Shaul»

Dans la lignée de «Qui a peur de la littérature», de J.P. Domecq, Pierre Jourde dresse un bilan de la littérature française contemporaine. Mafia, pouvoirs culturels, accaparements, apparaissent au grand jour dans ce livre ironique. Mais l’auteur analyse surtout le style des auteurs encensés par la presse culturelle, ce qui fait de son ouvrage un véritable outil de connaissance de ce qui s’écrit aujourd’hui, et donne au lecteur des critères de réflexion et de jugement. Ce livre tonique nous donne accès à ce qui porte le nom de littérature contemporaine, et dissipe les illusions et mensonges de la presse.

- Un livre très drôle - 25 juillet 2003 - par un Client

Il s’agit d’un livre polémique, très bien écrit et très drôle contre les déboires de ce que l’on est venu à appeler littérature de nos jours...Les chapitres dédiés à Sollers, Angot et particulièrement Rollin sont

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacdévastateurs.

- Un peu d’air frais - 28 février 2003 - par Pedro Cristian

Exercice difficile que de critiquer le critique, car il s’agit là d’une compilation de critiques sur des au-teurs plus ou moins connus.

Le but de l’ouvrage est de redonner des lettres de noblesses à la critique qui d’après l’auteur est en danger, à cause de la main-mise de certains médias comme le Monde des Livres en particulier (Phi-lippe Sollers, «Combattant Majeur» y est particulièrement attaqué, dénoncé comme un despote, un petit roitelet) et de l’absence de véritable débat littéraire. La lecture de l’ouvrage est a vrai dire jouissive tant on peut prendre plaisir à voir des auteurs encen-sés par ailleurs, être remis à leur place, simplement en citant leur propre production (voir en particu-lier le projet de machine poétique). De plus, Pierre Jourde excelle dans le pamphlet, le pastiche et sait faire passer à la fois ses enthou-siasmes pour les auteurs qu’il aime, que ses révoltes face aux romans, indigents selon lui, qui font les gros tirages. Pour vous donner une idée, après avoir abordé, Sollers, Angot, Delerm, Beigbeder, Bobin, [..] Houelle-becq , un nouveau chapitre s’ouvre : «Ecrivains»!

Derrière cette construction qui pourrait sembler bien médiatique au premier regard, puisqu’il s’at-taque justement aux auteurs médiatiques, peut se lire une réflexion de fond sur la nature de la litté-rature, de son interaction avec la vie, avec l’indicible et sur le rôle du critique. Le dernier chapitre, est assez théorique et s’attache à étudier un critique, Jean-Pierre Richard, et à montrer comment la critique loin d’être une glose inutile, est ce petit plus qui donne à lire.

Quant à moi, j’ai fermé ce livre avec l’envie de lire Chevillard que je ne connais pas du tout, et après avoir bien rit aux dépens des têtes de gondole du monde littéraire.

Une lecture somme toute rafraîchissante.

- Jouissif! - 29 mai 2002 - par Daniel Fattore

Jouissif, en effet! On en retient surtout la féroce ironie, et la finesse de l’analyse. Et, évidemment, l’intérêt que soulèvent les textes relevés en fin d’ouvrage, dont l’analyse par Jourde se révèle très pointue. Extra !

- Poilade intellectuelle - 15 avril 2002 - par Fuster Noel

C’est un livre jouissif. Jourde passe au crible les «petits» maîtres (Beigbeder, Angot, etc.) ou les grands noms (Sollers)de la littérature actuelle en France et c’est pas triste. Dans chaque chapitre, Jourde s’amuse à imiter le style de l’auteur dont il parle. Il a parfois la dent dure (Olivier Rolin,Camille Laurens,Beigbeder encore).Un équivalent d’un Guy Carlier qui ne s’en prendrait pas au physique mais au style. C’est vraiment amusant

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Revue de presse

Dans cet essai aux accents pamphlétaires et plein d’humour, Jourde taquine les têtes de gondoles de nos bonnes librairies, ces femmes et hommes de lettres dont leur place réservée dans la catégorie des meilleures ventes constituerait un critère influençant de nombreux lecteurs, car fondé sur une logique raccourcie vou-lant qu’un livre qui se vend bien soit automatiquement un bon livre. Si dans La Littérature sans estomac son auteur se permet de citer des noms, c’est pour mieux désacraliser certaines icônes littéraires fabriquées de toutes pièces à partir d’une stratégie essentiellement commerciale, l’intention de Jourde n’étant pas de régler des comptes mais de s’attacher à dénoncer un système cloisonné, reposant sur une fort discutable politique éditoriale, qui déciderait à notre place de ce qui doit être lu, et surtout de ce qui doit être acheté. « Même si l’on s’en prend nommément aux écrivains, on s’est donné ici une règle : dans la mesure du possible, ne s’atta-quer qu’à ceux qui ont les moyens de se défendre, par leur succès, par les égards dont ils sont l’objet ou par le pouvoir dont ils disposent dans les maisons d’édition et les périodiques littéraires »... En somme voudrait-il aussi que l’on arrête de ne considérer le public qu’en tant que masse crédule exclusivement consommatrice.

Attention, à l’inverse il n’est pas dit qu’un roman serait mauvais sous prétexte qu’il s’écoulerait à des milliers d’exemplaires !... Mais que nombre d’auteurs jouissant d’un traitement de faveur très particulier ne mérite-raient pas autant d’éloges et de reconnaissance, Jourde nous le démontrant en ne s’intéressant qu’au texte et à rien d’autre, non pas en prélevant ici ou là quelques passages susceptibles d’accréditer sa thèse, mais en étudiant de près l’ensemble du texte, le décortiquant jusqu’à la virgule.

[…] L’indécision de Jourde à l’égard de l’auteur des Particules élémentaires est en soi intéressante, car rien ne nous oblige en fait à devoir émettre une opinion arrêtée sur une personnalité publique, comme s’il n’existait pas de perspective autre que le «absolument pour» ou le «complètement contre». Positionnement mitigé supposant même une critique de la critique, surtout dans le cas de figure de celui s’arrogeant le droit de vie et de mort en trois lignes d’une oeuvre ayant exigé des années de travail. A ce propos, notre iconoclaste essayiste, contestant la suprématie du jugement de valeur du Monde des livres dans son chapitre consacré à sa majesté Philippe Sollers, s’est vu intenter un procès par la rédactrice en chef du dit sacro-saint supplément littéraire - Mme Josyane Savigneau pour ne pas la nommer - ce qui donne malheureusement raison à ce passage dans l’avant-propos : «On ne s’illusionne pas sur les conséquences de la publication d’un tel livre, qui ose s’attaquer aux maisons d’édition, aux écrivains et aux journaux les plus puissants. Ce monde ne pardonne rien. Sauf au succès : dans ce cas, aucune sorte de bassesse ne le fait reculer.»

Critique ordinaire.com

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Mots de ventre

Angot, Delerm, Bobin, Beigbeder... Tous ces auteurs et bien d’autres sont passés au crible du regard critique de Pierre Jourde dans son dernier ouvrage «La littérature sans estomac». Rencontre avec ce lanceur de polémique, auteur lui-même, Revuee la revue Hespéris Oui avouons-le. Le livre de Pierre Jourde, «La littérature sans estomac» est jouissif. En voilà un qui ose clouer au pilori ces bouquins que l’on trouve à toutes les sauces, dans tous les salons, les journaux, sur toutes les lèvres aussi, qu’elles soient télévisuelles ou radiophoniques. En voilà un qui rassure également. Enfin quoi ! On a le droit de ne pas avoir lu plus de vingt pages de «Can-cer» de Medhi Belhaj Kacem sans être pour autant ignare et attardé ? Ouf !

Professeur à la faculté de Valence, de littérature, évidemment, et directeur de la revue Hesperis, Pierre Jourde a lancé plus qu’un pavé dans la mare. Mais bel et bien une interrogation qui éclabousse et trouve écho dans la société. Car pour l’universitaire, Christine Angot, Philippe Delerm, Frédéric Beigbeder, Marie Darrieussecq, Philippe Sollers, Olivier Rolin, Camille Laurens, Christian Bobin, Pascale Roze ne sont absolument pas des références littéraires. Ou plutôt, ces références là, ne sont que la preuve de la vacuité générale d’une certaine écriture française. Celle qui se vend, et qui s’achète, surtout.

En bon professeur et en excellent critique, Jourde ne fait pas que dénoncer gratuitement. Non. Il démontre, analyse, et commente. Avec humour qui plus est. Et c’est sans pitié mais avec beaucoup de justesse qu’il jette en pâture, des extraits bruts de ces bouquins encensés la plupart du temps par les gens de la même tribu que ceux qui les ont commis.

[…]

Ce que Pierre Jourde a souhaité avant tout, bien avant» de «se payer» l’intelligentsia parisienne des lettres, c’est faire un constat. « Nous vivons une des premières époques dépassionnées en matière de littérature (...) Je me suis demandé si l’absence de pamphlets pouvait être un signe d’absence d’enjeu et donc un signe de mort ».

L’ensemble des textes qui forment son livre a été écrit à chaud, après lecture des ouvrages commen-tés. Sans doute une des raisons de l’énergie qui s’en dégage […]

Mireille Rossi, Le Dauphiné Libéré

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La Littérature sans estomac se veut un pavé clans le marigot littéraire, et à ce litre on peut le sup-poser salutaire. Mais en focalisant sur son geste, l’auteur devient précisément ce qu’il dénonce au fil d’un livre qui se révèle dès son titre un autoportrait de lecteur. Et puisque le bandeau rouge dont l’éditeur a ceint l’ouvrage invite à jouer (ri Jourde colère écrit), on parlera plutôt de « sourde colère », tant le lecteur qui se dessine au fil des pages semble assourdi par sa volonté de paraître, comme il pourrait le dire lui-même, en Camille Mauclair des lettres contemporaines.

II ne s’agit assurément pas de défendre ici les cibles de M. Jourde, que l’on pourrait pour nombre d’entre elles, mais pas toutes, partager (à commencer par la politique du Monde des livres). Il s’agit par contre d’interroger la manière et la posture qu’il adopte. Et puisqu’on en est au bandeau rouge, d’une outrecuidance rare (on y lit encore : « Pour en finir avec la mauvaise littérature et la bonne cri-tique »... voici M. Jourde), on pourrait substituer à ce « jour de colère » un plus juste « jours de misère ». L’auteur prétend en effet dénoncer la misère littéraire contemporaine, mais l’on sait depuis plus d’un siècle à quelle vitesse ces données se renversent : critique de la misère, misère de la critique...

Misère de M. Jourde, car s’il y a du mordant, de la rhétorique (pour être aimable), du procédé (pour l’être moins), des attaques qui touchent justes (et d’autre qui dérapent : est-il vraiment nécessaire d’écrire d’un critique, aussi médiocre soit-il, qu’il a « de la merde plein la bouche » ?) dans quelques-unes de ces pages, le « jeu de massacre » auquel se livre l’auteur n’est porté par aucune autre néces-sité que d’y montrer sa dextérité. L’introduction s’étend longuement sur le « bénéfice symbolique de la publication », pour justifier la virulence des critiques qui la suivent, mais d’emblée et là encore la question se retourne : quel bénéfice ou pouvoir symbolique l’auteur prétend-il conquérir à recueillir ces articles, brossant de façon anarchique le tableau d’une confusion qu’il accentue autant qu’il la montre (il ne viendrait à personne d’autre qu’à M. Jourde l’idée de mettre sur un même plan, et quoi que l’on pense des uns et des autres, les productions éditoriales de Frédéric Beigbeder et les textes de Valère Novarina, les récentes illuminations de Christian Bobin et les éclats de colère de Christine Angot) ?

C’est pourtant ce que l’auteur prétend faire : dire la loi et l’ordre au troupeau des lecteurs, incapables de faire le départ entre la bonne et la mauvaise littérature dont ils se gavent, au prétexte de réinstau-rer une frontière que les dérives commerciales de l’édition et de la critique tendent, effectivement, à effacer.

Réinstaurer du jugement impliquerait d’abord d’avoir lu ce dont on parle. Ceci dit, non pas tant à propos de la façon péremptoire de P. Jourde d’isoler à chaque fois un seul et unique livre — un pro-duit — plutôt que d’aborder une œuvre en cours dans un temps donné, non pas même à propos de Cancer de Mehdi Belhaj Kacem décrété « illisible » à l’aide d’une citation « prise au hasard » dans un livre que l’auteur n’a pas lu, mais à propos de la presse littéraire jugée globalement médiocre voire corrompue, alors que les seules références médiatiques de l’auteur semblent être, outre Le Monde des livres, Lire et le magazine Elle, cité à tout bout de champ : aucune mention par exemple du Matricule des anges ou de La Quinzaine littéraire. Il faudrait surtout, pour travailler concrètement au rétablissement du jugement littéraire — comme il sera et comme il a toujours été nécessaire de le faire (qu’on songe seulement à la médiocrité des poètes symbolistes qu’adulait la fin du XIXe siècle) —proposer des critiques de fond plutôt qu’un jeu de massacre, ce must de la foire. Et certes, la critique de fond gagne à n’avoir pas peur d’être combative, mais la critique superficielle y devient vite odieuse (c’est toute la différence entre La Littérature à l’estomac, de Julien Gracq, ici accusé de « manquer d’humour » et de « creuser le stéréotype » !, et La littérature sans estomac qui ne le creuse pas, le stéréotype, mais l’engrange).

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Truffer une critique ironique de citations tronquées, soigneusement prélevées, ce n’est pas décon-struire un livre, ni même le démonter, c’est aujourd’hui comme hier le démolir (relire Les Journalistes selon Balzac). On peut traiter ainsi n’importe quel livre (le catalogue des « clichés » contenus par la recherche du temps perdu serait imposant : et alors ?). Il est d’ailleurs faux de prétendre que la cri-tique incisive n’existe plus ; même Frédéric Beigbeder, prototype du publiciste contemporain, s’y livre régulièrement et tout aussi aveuglément dans Voici (lecteur de Elle, M. Jourde ne semble pas abonné à Voici. Cela lui manque). Le jeu de massacre, de fait, se porte plutôt bien, de même que l’éloge ou-trancier, dans le monde spectaculaire, et d’autant mieux que « la chance (y) sourit aux audacieux », comme le précisé toutes dents dehors M. Jourde en parlant de l’une de ses « trouvailles ».

La critique de témoignage, tissant des convictions, par contre, devient rare, et le besoin s’en fait res-sentir chaque jour de façon plus pressante. Pourtant, et quoique l’auteur y insiste lourdement dans sa préface, on peut réduire à une idée l’ébauche d’approche théorique qu’on discerne dans La Lit-térature sans estomac : « les véritables écrivains (ceux que défend sans faiblir M. Jourde, sans aucun doute, ndlr) ne créent la différence individuelle que pour la mettre en question ». Cette idée, cent fois reprise dans toutes les formulations possibles, au point qu’elle y perd son sens (dans la critique comme dans l’éloge, et c’est Novarina chez qui « l’excès de singularité débouche sur autre chose que la singularité », on applaudit très fort), vient tout droit — ce que l’auteur reconnaît au détour d’une page — des travaux de René Girard.

Sucée et resucée comme le dernier des os théoriques, cette idée ne fait pas à elle seule une pro-blématique : il aurait fallu se risquer à la question de l’ambivalence narcissique, intrinsèque au geste d’écrire (mais alors M. Jourde n’aurait pu qu’écrire un autre livre, certes moins spectaculaire, mais plus intéressant). « Si on y ajoute à ça », comme écrit l’auteur (qui critique quelques pages plus loin le « style » d’Olivier Rolin : « on se doute que «l’engloutissement des feux de la terre» ne fera pas songer le narrateur au Chou farci des charlots » , explique-t-il, bigre !), si l’on ajoute, donc, un long engloutis-sement dans une fausse problématique du « réel » opposé à on ne sait quelle « réalité », « réellement » mise à toutes les sauces (« personne ne parle réellement du réel livre de Houellebecq » ... sauf M. Jourde, évidemment), si l’on ajoute encore une absence de générosité dans l’approche des textes, qui rend le critique d’autant plus sourd, on se dit qu’il est irrecevable de s’appuyer sur d’aussi maigres bases pour comparer, exemple parmi d’autres, Marie Darrieussecq aux khmers rouges. Qui plus est s’il s’agit d’en venir, au bout du compte, à décréter que « la » littérature est certes chez Éric Chevillard et Pierre Michon, ces valeurs refuges de l’Université, mais surtout chez... MM Chàteaureynaud, Gué-gan ou Houellebecq. En effet, et malgré les précautions prises autour du personnage Houellebecq pour satisfaire à la doxa, la vérité nous est enfin révélée : « Ce que Voltaire a fait pour la civilisation occidentale du XVIII° siècle, Houellebecq l’accomplit (l’accomplit !) pour l’humanité de notre fin de siècle ». Voltaire, Houellebecq, même combat, il fallait oser ! (Ce doit être la faute à Sollers...)

Assommer aveuglément les uns et les autres autour du marigot littéraire pour justifier del’autorité qu’on aurait à y lancer son pavé, cela n’a aucun intérêt. Encore moins lorsqu’on aligne des clichés cri-tiques rédhibitoires : ainsi, quand Pierre Jourde réduit les éditions de Minuit à la production « maison » « de récit vétilleux, sans guère d’événement » ; ou encore, quand il assassine en dix pages la poésie contemporaine ramenée tous pieds liés à l’ancestrale question du vers libre (certes, M. Jourde brandit plusieurs fois un panneau courageux : attention, je parle « comme le dit Jacques Ribaud », et tant pis si « en réalité » Roubaud dit tout autre chose...).

Pour juger de poésie, encore faut-il l’entendre, ou au moins imaginer qu’elle s’écrit et se lit aussi à l’oreille. Cela dépasse l’entendement de l’auteur, comme dépasse son entendement le fait que Marie Redonnet puisse prendre pour héroïne un personnage que lui, M. Jourde, ne peut qualifier autre-

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ment que comme une « cruche absolue, qui se laisse chevaucher par tous les mâles de passage ». Autoportrait d’un lecteur, décidément, qui en dit beaucoup plus long sur sa vision du monde que sur les textes dont il abuse (le plus extraordinaire, c’est qu’il dénonce deux lignes plus bas la « misogynie » de Marie Redonnet !).

Mais il faut conclure. Alors, on renverra à l’un des textes les plus décisifs que l’on connaisse sur la critique : « Racontars de Rapin », de Paul Gauguin. La cible en était Camille Mauclair, qui se faisait les dents et un nom, à l’époque, au Mercure de France en usant de la pire rhétorique critique pour s’op-poser prétendument à l’establishment (entendez : s’y faire une place) — tandis que Gauguin repartait à Tahiti, voué à la misère par l’aveuglement général auquel Mauclair avait contribué de ses sarcasmes faciles. Ceci pour dire que si M. Sollers, comme l’affirme M. Jourde, est « notre Catulle Mendès », alors indéniablement M. Jourde est notre Camille Mauclair. Palais des glaces, trains fantômes, jeux de massacre : la littérature, heureusement, échappe toujours à la foire aux vanités médiatiques. I

Bertrand Leclair, La quinzaine

Jourde explique avec brio et un peu de méchanceté bouffonne (ça nous change des salamalecs interchangeables) comment ces finauds fabricants de littérature écrivent sans danger, ni péril. Cela nous donne à penser, que si la plupart de ces plumitifs se recyclaient dans les livres de recettes, leurs chiffres de vente fracasseraient des records de vente insoupçonnés. Avis aux grands éditeurs et pro-ducteurs d’émission télé.

Jourde nous convie aussi à une lecture d’œuvres choisies parmi des écrivains qui prennent des risques et qui mettent en place des univers où la littérature est constamment en jeu. L’écriture stomacale, celle qui vous donne le tournis. Mais les choses n’étant jamais ni noires ni blanches, nous avons droit à des interludes : histoire de mettre de la musique dans le chromatisme, probablement. Ces interludes donnent lieu soit à un joyeux massacre en règle de certains écrivains, soit à exposer quelque chose d’indécidable ou d’am-bigu dans le paysage littéraire (l’écriture houellebecquienne, par exemple).

Jourde a du coffre, un courage certain, mais encore plus un goût pour le pugilat, pour s’attaquer ainsi à des auteurs à succès qui étouffent la littérature et la ratatine; sous le regard ébaubi d’une critique rampante métamorphosée en vendeurs attitrés pour les maisons d’édition. Une critique sans risque, une critique de salon, une critique paresseuse. Géographie désolante.

Dans son essai Jourde entame un travail rigoureux et vigilant sur la littérature actuelle (ses analyses en font foi). J’oserais dire, sans que cela soit une bien grande audace de ma part, qu’il faut être un passionné de la littérature animé par une indignation furibonde pour aller sur ce terrain miné. En France, me semble-t-il, le slogan TOuche pas à ma littérature est plus fort que TOuche pas à mon pote. C’est tout dire …

L’avant-propos d’une trentaine de pages nous met dans le vif du sujet. Tout simplement brillant, Jourde affûte ses armes. L’appât n’est pas un leurre. On ne sait pas trop exactement où l’auteur nous amènera, mais on sait que l’on est partant, on accepte l’invitation qui nous change de la complai-sance habituelle lorsqu’il s’agit de pââââârler de littérature. Un avant-propos dense, intelligent, lu-dique, et plein de subtilités portant sur la littérature et qui égratigne au passage certains gros forains du cirque éditorial.

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Je mentionnais précédemment certains interludes dans cet ouvrage mais il y aussi un prélude. Et ce privilège est accordé à nul autre qu’au pape de la République des lettres, l’infaillible Philippe Sollers. Ah! ce qu’il en prend le Sollers : «Un écrivain de troisième ordre qui aura eu son importance dans la vie littéraire». Et que dire de ses deux âmes damnées en jupon, la Savigneau et la Forrester. Juste pour ça, ne serait-ce que pour cette trentaine de pages, il faut courir chez le libraire, le plus près de chez vous, pour mettre le bout du nez dans cette gifle monumentale que Jourde inflige à Sollers et à sa petite cour papale. Un morceau de bravoure. Sardonique mais suave.

[…]

L’essai se termine en bouquet avec des écrivains aimés : G. Guégan, V. Novarina, E. Chevillard, P. Mi-chon, J.P. Richard. Ici la passion de Jourde exulte. On voit tout ce que représente la littérature pour lui «écrire consiste à rêver avec une intensité telle que nous parvenions à arracher au monde un morceau « - et on navigue alors avec Jourde dans des eaux profondes où parfois on se perd, on se noie, on refait surface… Il y a beaucoup de passion dans ce dernier chapitre intitulé tout simplement «Écrivains». Ici le discours ne se fait plus le même, il devient plus ardu, plus difficile, plus spécialisé, voire un peu tordu. Qu’importe, il fait bon de se perdre momentanément dans le ring de Jourde.

Irma Krausse, e-littérature.net

-Que répondez vous aux pamphlétaires et à Marianne qui accusent régulièrement, et singulière-ment en ce moment, Sollers d’être trop proche du « Monde des livres » et de sa rédactrice en chef ?

Ridicule. Sollers ne fait pas le menu du « Monde des livres ». Josyane Savigneau assume des goûts, des choix, des enthousiasmes, des colères, avec Jean-Luc Douin, Patrick Kéchichian et toute l’équipe du « Monde des livres ». Nous nous réunissons, je vis ces discussions, j’y participe, et leur règle, plu-tôt généreuse, c’est : celui qui aime écrit l’article. Derrière les attaques contre Le Monde des livres se cache une jalousie et peut-être même un refus de la liberté. […]

Que déduisez-vous alors de ces attaques ?

J’y vois ce refus du débat, cette préférence pour l’anathème que j’évoquais au début de cet entretien. J’y vois aussi une détestation de la liberté, surtout de la liberté assumée et revendiquée. Le liberté de celles et de ceux qui refusent les places assignées, les rôles convenus, les carrières tracées. De ceux qui assument des identités métisses, bâtardes, mêlées.

Josyane Savigneau, Marianne

Le fait d’être calomniée par Pierre Jourde me prévient-il de toute possibilité de juger son livre sur le fond ? Je ne le crois pas. Qu’est donc ce livre ? Ce n’est pas un pamphlet, qui suppose un style et un angle particuliers. C’est donc un essai. Or, comme essai, surtout venant d’un universitaire, il me paraît faible, maniant plutôt l’invective (qui conviendrait mieux au pamphlet) que l’analyse des textes. Par exemple, traiter Olivier Rolin de «Richard Clayderman de la littérature» n’apporte rien au débat sur la littérature française contemporaine. En outre, il n’apparaît pas que Pierre Jourde ait lu tous les livres des écrivains qu’il démolit, ce qui est dommageable. Il attaque des écrivains que je n’aime pas, comme Marie Darrieussecq ou Camille Laurens, et je ne le trouve pas plus convaincant que lorsqu’il attaque ceux que j’apprécie, comme Christine Angot ou Michel Houellebecq. Selon lui, la critique porte la responsabilité de l’émergence de ces romanciers qu’il déteste. Là encore, aucune analyse,

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mais la désignation d’un journal: le Monde (qui soutient ceux que Jourde assassine, mais aussi ses préférés comme Valère Novarina ou Eric Chevillard). Selon Jourde, le Monde des livres, dont j’ai la responsabilité avec Jean-Luc Douin et Patrick Kéchichian, est «l’organe du combattant majeur»: Phi-lippe Sollers, qu’il ne tient pas pour un grand écrivain, ce qui est son droit, même si ce n’est pas mon avis. Mais affirmer - sans aucune enquête -que les choix du Monde des livres sont inspirés par Sollers est simplement absurde et injurieux pour toute l’équipe. Quant à moi, je suis lassée que dès qu’une femme occupe un poste de responsabilité on cherche l’homme derrière. J’aimerais qu’on sorte du XIXe siècle.

Edwy Plenel, interrogé par Pierre-Louis Rozynès pour Livres Hebdo.

Il y a cinquante deux ans, Julien Gracq, qui avait refusé le prix Goncourt, publiait La littérature à l’es-tomac où il dénonçait les facilités de l’époque au nom d’une morale de l’écriture. Aujourd’hui, avec La Littérature sans estomac, Pierre Jourde montre comment «L’édition produit, la critique défend, sous le masque de l’exigence, de la littérature bas de gamme». Et de quelle manière ! Vive, drôle et intelligente ! Pour le dire au plus net, à la lecture de la première partie du livre de Pierre Jourde, on acquiert le sentiment qu’il dit tout haut ce que les amoureux et nombre de professionnels de la littérature pensent tout bas.

«Les livres abordés ici, écrit-il au sujet de Darrieusecq, Angot et autres Beigbeder, peuvent être l’oc-casion de s’apercevoir que, de plus en plus, les choix éditoriaux tendent à brouiller les pistes. Des ouvrages médiocres, simples produits d’opérations publicitaires, sont présentés par leurs éditeurs, de manière explicite ou implicite, comme de la «vraie littérature».

La force de son propos vient que c’est en qualité de critique - c’est-à-dire en se livrant, selon les mots de Jean-Pierre Richard, à «une écriture au service des écritures» et en s’attachant au «style qui seul dit la vérité», qu’il effectue ce travail d’intelligibilité. Porté par une révolte froide et somme toute mesurée, Jourde entend viser «l’absence d’ambition et d’invention, portée aux nues», la démission, l’impuissance qui étouffent la littérature française. Sont aussi passés au crible de sa sagacité, la place de Sollers et d’un certain Monde des Livres, mais également toute une série d’oeuvres de poètes et de romanciers contemporains. Particulièrement celle de Valère Novarina ou encore d’Eric Chevillard en une dernière partie de facture plus universi-taire. Notons que sur ces auteurs, le lecteur n’aura aucune obligation de partager les inclinations de Jourde qui se place davantage du côté scriptural que de l’idéologie et de l’imaginaire … Vu l’enjeu, il est normal que le livre de Jourde soit combattu. Quel enjeu ? Celui-ci, la littérature «consiste non pas à reproduire le réel mais à le faire advenir. Le changer en y ajoutant de la conscience». En fait, le contraire de la littérature sans estomac dont nous abreuvent les marchands.

Valère Staraselski, Vendémiaire

Entre deux cours de littérature, le professeur Pierre Jourde s’adonne au tir aux pigeons, histoire de descendre les best-sellers que la pub ou la critique (qui ont parfois partie liée) nous imposent. D’un coup de crayon rouge, il transperce les truismes et démasque les révolutionnaires en peau de lapin. Le plus fort, c’est qu’on y prend plaisir, on respire mieux, on se sent vengé de s’être laissé bluffer si longtemps par «le système». A tout seigneur tout honneur, Philippe Sollers inaugure le massacre. Commandant suprême dans l’édition, royalement implanté dans la presse, il se réclame volontiers des marginaux, voire des maudits et dénonce «la France moisie», héritière de l’ignoble XIXe siècle.

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En prime, il se penche sur un problème du jour, par exemple «la jouissance clitoridienne extrême-ment inquiétante pour la surveillance métaphysique dont les femmes font l’objet». Au seul mot de «jouissance», une nuée de romancières se précipite, Christine Angot en tête. «50 000 exemplaires, ce n’est tout de même pas n’importe quoi pour, je rappelle le titre, L’inceste.» Voilà dépassé, selon elle, le Truismes de Marie Darrieussecq, plantées là Mmes Laurens et Bernheim qui parlent couramment le «durassique, mâtiné de barbaracartlandien».

Les âmes romantico-morbides leur préféreront le sombre Olivier Rolin tandis que les joyeux drilles opteront pour les facéties de Frédéric Beigbeder, «le Paganini du comment vas-tu yau de poêle». Survient un plus gros gibier, Michel Houellebecq, dont la férocité a émoustillé le Tout-Paris. Intimi-dera-t-il notre professeur? Vous plaisantez. Sous la provocation, il décèle la prudence aux aguets. Peu importe que le tourisme sexuel exploite la misère s’il s’arrête pile au seuil de la pédophilie. Au passage, la revue Lire reçoit un léger coup de griffe. Bien qu’ayant été une des premières à dénoncer «l’extension au domaine de l’odieux», elle a offert Plateforme à ses abonnés, afin qu’ils jugent sur pièces le corps du délit.Pourtant, si justifiée soit-elle, la sévérité du professeur Jourde risque d’avoir des effets paralysants. Qui oserait encore écrire sous un tel regard? Proust rougirait de sa préciosité, Malraux de son em-phase et Céline de l’abus des points de suspension. Certaines grandes lessives risquent de noyer le bébé avec l’eau du bain. A nous d’ouvrir l’œil afin de ne pas prendre le premier tagueur venu pour un futur Rimbaud.

La littérature survit contre vents et marées médiatiques, il suffit de partir à sa recherche. Notre père Fouettard s’y emploie et distribue des bons points à ses favoris. Oserons-nous lui avouer que ses exécutions capitales nous amusent davantage et que le sang d’encre nous paraît fade après une dé-bauche de sang frais? En outre, si l’on y regardait de près, ne lui découvrirait-on pas quelques péchés véniels? N’est-il pas l’auteur d’une dizaine d’ouvrages? Il doit bien y avoir une fausse note ici ou là. Allons-y voir, il ne demande que ça: que nous nous perdions dans les livres, c’est tout le malheur qu’il nous souhaite.

Gabrielle Rolin, Lire.com

Pierre Jourde, 47 ans*: il dénonce ce qu’il nomme, « la littérature à l’épate » des Christine Angot, Fré-déric Beigbeder et autre Philippe Sollers.

Le vent de la révolte vient de province. Pierre Jourde est universitaire à Grenoble. Christian Authier, journaliste à Toulouse. Ils n’ont que faire des préjugés parisiens. Leur regard sur la littérature est dé-capant.Le sauvageon des lettres La Littérature sans estomac Essai De Pierre Jourde.

C ‘est une petite voix tombée de nulle part, de Grenoble pour être plus précis. Ce canton a donné à la littérature Stendhal, et Jean Prévost y a rédigé ses derniers textes. Est-ce pour cette raison que le vent de la résistance vient cette année de la montagne ? De quoi s’agit-il ? D’un essai paru dans la plus grande discrétion à l’enseigne d’une maison au patro-nyme intriguant, L’esprit des péninsules. Le titre du livre dit assez que Julien Gracq n’est pas loin, ce que confirme la bibliographie de l’auteur, qui révèle des Géographies imaginaires éditées chez José Corti. A l’en croire, Pierre Jourde a beaucoup lu, étudié et médité Huysmans et Vialatte. Il prend la littérature au sérieux et le dit dans des revues telles que L’Atelier du roman, ou Hesperis qu’il dirige.

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Tout cela est excellent.

Passons sur la bande rouge du livre, cette pratique commerciale à vocation aguichante réservée d’ordinaire à ces «grandes maisons» qu’il vilipende, ainsi que sur le slogan « Jourde colère » qu’on croirait conçu par un publicitaire pigiste au Canard enchaîné ; venons-en plutôt aux faits. Que dit-il de si grave ce Jourde que la presse s’empresse de réagir, parfois avec indignation, convo-quant la morale et la raison pour faire taire l’importun ? Que l’édition française est passée à l’ère industrielle et commerciale sans se l’avouer. Que le livre est désormais un produit, avec sa cohorte de « techniques de vente » nommées effets d’annonce, publicité, plan média, etc. Que l’écrivain doit être - outre un virtuose de Word 6 - un bateleur tout-terrain à même de « faire savoir », à défaut de «savoir faire ». Le professeur Jourde nomme cela « la littérature à l’épate ». Ses promoteurs sont, selon les cas, exhibitionnistes, camelots, pubeux, bêtes de cirque.

A tout seigneur tout honneur, c’est au chef de produit de cette équipe de battants que Pierre Jourde réserve ses premières salves : Philippe Sollers. Le décryptage de la stratégie marketing est impec-cable : analyse oies syllogismes, des contresens, des à-peu-près, à l’appui des citations du maître : « Une saison en enfer est un texte qui à mon avis n’a jamais vraiment été lu. » Et le verdict, lapidaire : « Sollers est un peu notre Catulle Mendès. Un écrivain de troisième ordre qui aura eu son importance dans la vie littéraire. Des érudits de la fin du XXI’ siècle republieront certains de ses textes. On s’éton-nera de la bassesse qui l’a entouré » Car, en même temps qu’il s’autorise une exégèse des lieux com-muns contenus dans Éloge de l’infini et autres recueils, c’est toute la dynamique de groupe Sollers que Jourde met à nu et avec elle le système des amis prescripteurs, vigilants à déjouer tout complot visant (au choix) la littérature, la liberté d’expression, les mœurs, leur grand homme : « Contrairement à ce que feint de croire Philippe Sollers, nous sommes libres dans la France du XXI’ siècle de faire beaucoup de choses. Mais l’une des plus risquées est de critiquer Philippe Sollers », dit-il.

Etienne de Montety, Le Figaro

Sociologue aigu des comportements métalittéraires, Pierre Jourde ne s’arrête pas en si bon chemin. Il scrute l’organigramme, repérant les acolytes, isolant les complicités... Face à un ennemi supérieur en nombre et en force, il varie ses coups. Il est la petite entreprise qui n’a pas peur de la grosse. Face à la plupart des derniers succès de vente - Angot, Beigbeder Jourde choisit l’antiphrase. II vaut mieux être prévenu quand on lit : «Par-dessus tout, Christine Angot est un style. » Et il le prouve en livrant en pâture quelques morceaux choisis de la dame : «Si je suis consciente que ma fille va me dire un jour est-ce que j’y pense, en êtes-vous consciente, ma fille, si j’en suis consciente. Science sans conscience N’est que ruine de l’âme. Science sans conscience. » […] l’analyse de l’œuvre d’Emmanuelle Bernheim ressemble à un titre de téléfilm en semaine : « Amour et pizza » ; Christian Bobin est à la même en-seigne : « le ravi de la crèche ». En fait, on sent qu’ils ne sont pas de taille. […] Pour Michel Houellebecq […] ou Phlippe Delerm […] l’addition est à peine moins salée. Jourde serait enclin à l’indulgence si leur poids éditorial et médiatique n’avait introduit tant de malentendus.

Face à une telle charge, les arguments n’ont pas manqué pour discréditer ce monsieur Jourde qui mène une guerre du goût sans le savoir. On a ressorti du magasin les accessoires : « un critique hargneux est toujours un romancier stérile ». « S’il attaque les grands, c’est en raison de quelque amour déçu, de quelque rebuffade signée Galligrasseuil »

La question qui se pose est d’une tout autre nature. Pourquoi ce propos sonne-t-il si fort et si juste dans notre paysage littéraire ? La crise serait-elle si grave et la critique à ce point aphone que le pro-pos de Pierre Jourde, vox clamans in deserto, résonne de façon assourdissante, lui qui a sûrement fait

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacvœu de fréquenter la littérature sans tambour ni trompette, en bon Cincinnatus des lettres françaises.

Christian Bobin en «ravi de la crèche»

Repères - Controverse - L’affectation littéraire à la Française

Fort bien venu, ce pamphlet littéraire pourrait, s’il ne subit pas un étouffement par la loi du silence, utilement contribuer à raviver une discussion éclairée sur la littérature. Car tout vif et ludique qu’il soit, l’auteur se tient sur plus de trois cents pages au registre de l’argumentation. Universitaire, l’au-teur ne s’en laisse pas conter quand il s’agit de lire un texte et il aime le faire savoir. Il sait aussi écrire et construire un jugement. Il nous offre donc le plaisir de lire un démontage de l’emphase de ceux qui se proclament « grantécrivains.» et de la langue de bois de la critique littéraire :

L’éloge unanime sent le cimetière. La critique contemporaine est une anthologie d’oraisons funèbres.

Au passage, il fait aussi œuvre de critique en valorisant les questions, les écritures et les auteurs qui méritent notre attention.

En effet, l’originalité de ce livre, qui reprend en partie des articles déjà parus dans Critique, L’Atelier du roman ou encore La Nouvelle Revue française, est de proposer des éloges aussi bien que des critiques sans concession. Il ne s’agit pas de donner, en bout de course, quelques noms d’écrivains que l’auteur admire comme on le fait parfois pour se dédouaner de l’accusation de tout détester ou d’avoir choisi la facilité de la polémique par impuissance à proposer une réflexion plus positive et plus forte. Les deux versants de la critique, versant positif ou négatif, permettent d’approfondir les interrogations appelées par la situation actuelle de l’édition littéraire sans céder aux généralisations sur la décadence des lettres. Tout n’est pas intéressant mais rien n’empêche de lire de bons auteurs. La comparaison permet en outre de rappeler qu’on ne peut préjuger de la qualité d’un texte ni en se fondant sur l’audience, ni sur le genre, ni sur le thème, ni sur le programme ou la théorie (qui attire d’ailleurs de moins en moins): c’est l’épreuve de la lecture qui vaut seule et c’est elle qui est exposée ici sans excès amis sans fard. En bref, et sans craindre l’oxymore, on dira que Pierre Jourde revendique une déontologie du pamphlet en affichant aussi bien ses préférences que sa méthode :

Qui juge doit se placer en position d’être jugé.

Sans verser dans la théorie du complot, l’auteur consacre un prélude, avant de parler directement des œuvres elles-mêmes, à la situation de la prescription littéraire, en particulier la critique littéraire de presse qu’on ne peut tenir pour complètement exempte de la confusion ambiante. Le Monde des livres est régulièrement interpellé à ce sujet2. L’admiration obligatoire et quelque peu encombrante des écrits de Philippe Sollers reste en effet un sujet d’étonnement, traité ici par l’humour. La complai-sance avec laquelle l’éditeur et écrivain laisse célébrer son génie dans un organe dont il est « éditoria-liste associé » serait un objet de divertissement presque hebdomadaire si l’on n’avait fini par se lasser de ce comique de répétition et si l’on ne parcourait d’un œil de plus en plus distrait et pressé les listes d’adjectifs ampoulés dont Pierre Jourde a courageusement reconstitué pour nous un répertoire choisi. Il emprunte d’ailleurs à Viviane Forrester, qui avait pieusement rempli son devoir d’admiration en avril 2001 à propos d’Éloge de l’infini (un recueil en grande partie composé d’articles publiés dans le même journal...), la formule de consécration qui définit Philippe Sollers : « Combattant majeur. » « Fatalement, observe placidement Pierre Jourde, tous les Conducators perdent le sens du réel. »

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Le travail du faux-semblant

Mais le sujet de ce livre n’est pas de s’en prendre au monde des « gens-de-lettres », à l’indigence de la critique, aux petites histoires de l’édition ni de dresser une hiérarchie des auteurs — ce qui n’a jamais aidé à sortir de la morosité. Son propos est double. Il s’interroge tout d’abord sur les pouvoirs de l’écriture, à l’image d’Italo Calvino qui, rappelle-t-il, écrivait dans ses Leçons américaines : « La lit-térature ne peut vivre que si on lui assigne des objectifs démesurés » (p. 16). Il se demande ensuite comment l’écriture parvient, ou non, aux objectifs qu’elle s’assigne.

L’analyse des romans est faite à la fois d’une critique drôle, qui pastiche à merveille les poncifs de la critique littéraire, du démontage des facilités, du racolage, de l’affectation des auteurs comme Christine Angot, Frédéric Beigbeder, Marie Darrieusecq, Olivier Rolin, Camille Laurens, Jean-Philippe Toussaint, Philippe Delerm... (Pierre Jourde manie la citation avec un talent qui confine à la cruauté). Ces choix, dont on ne donne ici qu’un aperçu, seront sans doute discutés. Ils ont le mérite, au-delà de la polémique, de permettre des ouvertures sur l’envahissement du second degré (p. 98- 99), sur la vogue du « lyrisme négligé » (p. 112), sur l’expression de l’ « authenticité » (p. 197-198) ou sur l’esthé-tique du banal (p. 199) qui donnent leur vrai prix au travail de critique. La construction du livre propose une typologie en trois temps. Il traite tout d’abord des auteurs à panache, qui se veulent flamboyants, qui jouent de l’emphase (Beigbeder, Rolin — c’est I’« écriture rouge »). Deuxième temps : la tendance minimaliste, l’« écriture blanche », reconnaissable à la syntaxe monotone et au vocabulaire plat (Emmanuelle Bernheim, Pascale Roze, qui pratiquent le « postduras-sique »). Enfin, il observe l’« écriture écrue » (Eric Holder, Philippe Delerm...) de ceux que la NRF avait baptisé les « moins que rien ».

Écrue, comme les bons gros pulls tricotés qu’on met forcément pour aller cueillir des champignons ou allumer du feu dans la vieille cheminée. Petits objets du quotidien, gens de peu, prose poétique, effets stylistiquesdiscrets mais repérables (p. 33).Pierre Jourde ne conteste nullement chacun de ces programmes esthétiques. Son travail consiste à poursuivre la prétérition. Il stigmatise les effets littéraires qui visent à « suggérer que [l’auteur] mène à bien un travail que son langage n’opère pas (p. 204). Ainsi écrit-il pour le programme des « moins que rien » :

Associerle banal et le cosmique peut donner des textes drôles et bouleversants. C’est ce que ne ces-sait de faire Vialatte dans ses chroniques. Les préoccupations les plus quotidiennes, jardinage, soin de beauté, y prenaient des dimensions métaphysiques. Mais les moins que rien, àpartir du même principe, inversent la démarche de Vialatte. Le cliché y devient une réponse toute faite, alors que Vialatte le prenait comme matière première, le travaillait jusqu’à le transformer en autre chose, une invention, une question (p. 199).

Le mérite de ce livre est donc de déplacer le débat des déclarations d’intention, sur lesquelles on peut toujours discuter abstraitement en pure perte, à l’observation de la mise en œuvre du projet littéraire. Le travail critique met en doute les effets d’annonces et relève les manies stylistiques (abus général des phrases nominales, usage précieux du pronom relatif...) ou les clichés.

Les facilités des uns et des autres sont tellement répétitives, y compris en poésie, que Pierre Jourde propose, comme un jeu, la création d’une « machine à poésie » qui servirait à produire du texte mé-caniquement, et sans effort, grâce à la mise en application systématique de procédés rhétoriques relevés chez quelques poètes contemporains. Acontrario, la justesse d’Éric Chevillard ou I’« art idiot » de Valère Novarina sont les exemples les plus développés, à côté des références à Pierre Michon,

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacClaude-Louis Combet ou Gérard Guégan, d’œuvres qui effectuent une esthétique au lieu de l’annon-cer.Qu’est-ce qu’une œuvre singulière ?

Telle serait donc l’ironie de l’histoire : les écrivains qui se croient fon cièrement originaux ne dévoilent en fin de compte que leur narcissisme. Mais peut-on en dire plus sur cette question de la singularité ? Pierre Jourde nous prévient dès l’avant-propos :Cette question de la singularité constitue l’horizon de valeur du discours tenu dans ce livre (p. 30).

Mais alors, comment critiquer la recherche de l’authentique au nom de la singularité ? C’est le malen-tendu de la singularité qu’il faut alors lever, ce qui est tenté en particulier à propos des livres d’Olivier Rolin :Olivier Rolin se réclame d’Everything and nothing,texte dans lequel Borges fait le portrait de Shakes-peare en inconnu banal. Pour Borges, la différence de Shakespeare — son génie —tient à ce qu’il était absolument semblable aux autres hommes (alors que tous les hommes restent englués de différences et de particularités). Autrement dit, être écrivain, c’est tenter de dépasser la différence pour devenir personne. Rolin glose en apparence correctement l’idée de Borges, mais en réalité, il la retourne subrepticement, en valorisant cette impersonnalité comme une particularitéde l’écrivain ou de l’intellectuel. Dès lors, tout est faussé, on en revient aux postures oratoires et au bavardage, l’im-personnalité devient « un trou où souffle un vent terrible », et l’écrivain est doté d’une nature, d’une étrangeté, il est un « errant essentiel » (p. 137).

La référence finale au travail critique de Jean-Pierre Richard, un des rares universitaires qui a consa-cré ses derniers essais à des écrivains contemporains, boucle in fine l’interrogation en explicitant la méthode critique de Jean-Pierre Richard :Non pas, après coup, faire la grammaire d’un texte et en donner les lois de fonctionnement, mais bien souligner ce mouvement dans lequel une parole se rapporte à elle-même ; désigner, dans l’objet littéraire, un usage de la langue tel qu’il se rapproche de l’idéal d’une langue de personne, tel est, semble-t-il, le sens de l’entreprise critique de Jean-Pierre Richard. D’une part, le commentaire isole le texte dans sa singularité, en définit la saveur spéciale, en souligne d’autant plus les contours qu’il le fait voisiner avec des textes différents. D’autre part, il épuise cette singularité en l’étirant, il la neutra-lise (il la rend au silence en la redisant). Passant dans la voix la plus impersonnelle du critique, le texte se délivre. Alors en effet le ter rain de lecture devient terrain neutre, espace de rencontre du sujet et du monde (p. 328).1 - Même si l’on s’en prend nommément aux écrivains, on s’est donné ici une règle : dans la mesure du possible, ne s’attaquer qu’à ceux qui ont les moyens de se défendre, par leur succès, par les égards dont ils sont l’objet ou par le pouvoir dont ils disposent dans les maisons d’édition et les périodiques littéraires, p29

2. Voir notre dossier, « Une littérature sans critiques » Esprit, mars-avril 1993

Marc-Olivier Padis, Esprit

Une sorte de coma

[…]

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Le pamphlet de Jourde ne se reconnaît d’autre ambition que celle d’inviter à lire vraiment les œuvres, au risque de se tromper, mais en s’efforçant d’ignorer le caquetage qui les accompagne et en colore la réception. C’est donc dans l’espace privé de la lecture et dans ses prolongements publics par le commentaire que la censure s’exerce le plus insidieusement. En France comme au Québec, il semble que lire soit une tâche malaisée, à en juger par l’état de la critique, là presque toujours sous influence, ici s’inscrivant le plus souvent sur fond de grisaille, où sont reprises inlassablement les figures de la promotion, de l’émotion ou leurs contre-pieds épidermiques, pour dessiner le quadrille de la mono-tonie, également sous influence.Çà et là, quelques analyses pénétrantes, tel jour un article dans Le Devoir, dans une revue ou un ma-gazine, tel échange fructueux, certain soir, dans une librairie ou entendu à la radio : des signes vitaux, rien de plus, et réjouissants pour cela. Un ouvrage comme La Littérature sans estomac et la passe d’armes à laquelle il a donné lieu sont peu probables au Québec, non pas parce que la situation dé-criée y est très différente d’un point de vue sociologique, mais parce que l’auteur, pour mener son en-treprise critique de salutaire et haute volée, a fait de la rhétorique la plus sûre alliée de son jugement. Sa maîtrise rhétorique lui permet à la fois de démonter le mécanisme de textes à la réputation jugée par lui surfaite et de défendre une ou deux convictions esthétiques, sans ignorer que l’arme est aussi maniée en face, dans les pages des journaux et des magazines et sur certains plateaux de télévision. Ce panache, cette élégance, dans l’estocade comme dans la vacherie, font trop souvent défaut au Québec, où la rhétorique (comme le style, le sérieux et la figure l’intellectuel) n’est appréciée qu’avec circonspection et admirée sans réserves sous les seules formes rassurantes de la publicité et, celles, civiques, de l’art de savoir parler en public.

[…]

Qui a peur de la littérature? s’interroge-t-on en France. Qui intéresse-t-elle? est-on en droit de pen-ser au Québec. Dans ce contexte d’indifférence quasi générale, la véritable audace démocratique consiste peut-être moins en coups de gueule qu’en manœuvres de toutes sortes en vue d’introduire le cheval de Troie de la lecture vraie, soutenue et exigeante, dans tous les milieux. Qu’on imagine un peu. L’analphabétisation en entreprise, la niaiserie publicitaire, l’injonction d’hilarité permanente, la bêtise querelleuse, l’autisme médiatique, toutes réalités forcées de reculer devant un groupe crois-sant de lecteurs de plus en plus exigeants. Aussi bien dire une révolution.

Marie-Andrée Lamontagne, Le devoir Montréal

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Il y a plus de cinquante ans, Julien Gracq s’essaya, avec « La Littérature à l’estomac », à un genre qui ne paraissait pas avoir jusque là ses faveurs, le pamphlet.

[…]

La critique bien pensante (de droite comme de gauche) s’indigna qu’un modeste professeur (Gracq l’était) se permît d’écrire que si la crise de la littérature n’était pas certaine, la « crise du jugement littéraire » crevait les yeux. Pourtant, plus circonspect qu’imprécateur, Gracq s’abstenait, à de rares exceptions près (Simone de Beauvoir) de dire tout le mal qu’il pensait de ses contemporains. Il pré-féra s’en tenir à une thèse simple, quoique vigoureuse : « l’écrivain français se donne à lui-même l’impression d’exister bien moins dans la mesure où on le lit que dans la mesure où on en parle ». Or l’accélération des techniques de « communication » n’a fait que renforcer sa thèse. {…] Voilà en quoi l’entreprise de Pierre Jourde vient à point nommé. Lui aussi est professeur, lui aussi écrit des proses dont les clercs se régaleront dans cinquante ans.

[…]

sa plume s’apparentant davantage au sabre d’abordage qu’à l’épée de cour, gare à celles et ceux qui auront eu la mauvaise idée d’attirer son attention. Il les pourfend avec ardeur et habileté. Jamis de moulinet ni de reculade.

[…]

Jamais de coup en traître. Citations à l’appui, le justicier cherche toujours à convaincre avant de porter en terre l’ennemi.

[ …]

Un bon conseil, allez-y voir. Un homme libre, ça ne se rencontre pas tous les jours.

Gérard Guégan, Sud Ouest

Il y a cinquante deux ans, Julien Gracq, qui avait refusé le prix Goncourt, publiait La littérature à l’es-tomac où il dénonçait les facilités de l’époque au nom d’une morale de l’écriture. Aujourd’hui, avec La Littérature sans estomac, Pierre Jourde montre comment «L’édition produit, la critique défend, sous le masque de l’exigence, de la littérature bas de gamme». Et de quelle manière ! Vive, drôle et intelligente ! Pour le dire au plus net, à la lecture de la première partie du livre de Pierre Jourde, on acquiert le sentiment qu’il dit tout haut ce que les amoureux et nombre de professionnels de la littérature pensent tout bas.

«Les livres abordés ici, écrit-il au sujet de Darrieusecq, Angot et autres Beigbeder, peuvent être l’oc-casion de s’apercevoir que, de plus en plus, les choix éditoriaux tendent à brouiller les pistes. Des ouvrages médiocres, simples produits d’opérations publicitaires, sont présentés par leurs éditeurs, de manière explicite ou implicite, comme de la «vraie littérature».

La force de son propos vient que c’est en qualité de critique - c’est-à-dire en se livrant, selon les mots de Jean-Pierre Richard, à «une écriture au service des écritures» et en s’attachant au «style qui seul dit la vérité», qu’il effectue ce travail d’intelligibilité. Porté par une révolte froide et somme toute mesurée, Jourde entend viser «l’absence d’ambition et d’invention, portée aux nues», la démission, l’impuissance qui étouffent la littérature française.

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Sont aussi passés au crible de sa sagacité, la place de Sollers et d’un certain Monde des Livres, mais également toute une série d’oeuvres de poètes et de romanciers contemporains. Particulièrement celle de Valère Novarina ou encore d’Eric Chevillard en une dernière partie de facture plus universi-taire. Notons que sur ces auteurs, le lecteur n’aura aucune obligation de partager les inclinations de Jourde qui se place davantage du côté scriptural que de l’idéologie et de l’imaginaire … Vu l’enjeu, il est normal que le livre de Jourde soit combattu. Quel enjeu ? Celui-ci, la littérature «consiste non pas à reproduire le réel mais à le faire advenir. Le changer en y ajoutant de la conscience». En fait, le contraire de la littérature sans estomac dont nous abreuvent les marchands.

Valère Staraselski, Vendémiaire

Pugilat littéraire - Un brûlot dénonce la collusion des pouvoirs dans le monde littéraire.

On imaginerait mal, au Québec, la publication d’un essai, ou d’un recueil d’essais, qui attaque d’un même front la littérature québécoise, ceux qui l’écrivent et ceux qui la commentent Or ce que vient de faire Pierre Jourde, dans La Littérature sans estomac (L’Esprit des péninsules) —un titre emprunté au pamphlet de Gracq contre les prix littéraires —, est tout simplement de clouer certains romanciers français contemporains et journalistes au pilori.

Le tir ajusté, sous la plume acerbe du professeur d’université, entraîne la bagarre. Jean-Luc Douin parle d’une «respiration catarrheuse» (Le Monde des livres, 8 février). Échos d’empoignades, dont Antoine Robitaille a glissé un mot dans Le Devoir (cahier Livres du 2 février 2002) à propos de la der-nière livraison de L’Atelier du roman. On y dépasse la chicane locale.

Jourde ne dit-il pas: «L’éloge unanime sent le cimetière. La critique contemporaine est une anthologie d’oraisons funèbres. On ne protège que les espèces en voie d’extinction»? La polémique est ouverte «Une littérature sans conflit peut paraître vivante, mais ce qui frémit encore, c’est le grouillement des intérêts personnels et des stratégies, vers sur un cadavre» Les responsables de cette crise grave? Les suppléments littéraires des grands quotidiens, qui vantent à la criée des arrivages de littérature frelatée. Or le poisson est pourri.

Des cibles dans l’agoraLa Littérature sans estomac s’ouvre en beauté, par le mitraillage soutenu de Philippe Sollers, «le Com-battant Majeur», armé de son «organe officiel», Le Monde des livres, que dirige Josyane Savigneau. Jourde s’étonne avec raison que la critique soit écrite par ceux qui la publient. Sous couvert de l’ob-jectivité savante, les clans font de l’espace aux leurs, qui tiennent le haut du pavé en se congratulant, barricadés dans la forteresse médiatique. «Lâcheté à toute épreuve», s’écrie le pourfendeur. Dérives du discours, protections indues, noyautage de la circulation des idées, le scandale d’une complai-sance érigée en mœurs touche au cœur de la création et la met en crise.

Une trentaine de titres, représentatifs de «la médiocrité de la production littéraire contemporaine», passent ensuite au hachoir critique. Christine Angot, Frédéric Beigbeder, Marie Darrieusecq, Olivier Rolin, Camille Laurens, Marie Redonnet, Mehdi Behaj Kacem, Jean-Philippe Toussaint, Emmanuelle Bernheim, Christian Bobin, Pascale Roze, Éric Holder, François de Cornière, Philippe Delerm, Michel Houellebecq sont boxés en règle. Au passage, d’autres «ersatz d’écrivains», comme Madeleine Chapsal, Catherine Rihoit, Alina Reyes ou Annie Ernaux, ajoutent leur «succès accablant» à la liste infernale.

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Il faut du courage — et les reins adossés à l’Institution — pour écrire: «L’expérience est devenue banale qui consiste à acheter un roman après la lecture d’un dithyrambe du Monde des livres, et à tomber sur un accablant ramassis de platitudes. [...] Josyane Savigneau se prosterne régulièrement. L’infatigable militante transmet au peuple culturel les intuitions géniales du Grand libérateur:»

Bête et méchant comme Hara-kiri ou une caricature de Reiser, le pamphlétaire, qui a écrit entre autres dans L’Atelier du roman, passe au crible Éloge de l’infini, de Sollers, et le stigmatise sous des pages de formules qui font mouche: «La boursouflure est une maladie qui atteint les gens situés dans la position qu’occupe Sollers: assez intelligents pour avoir un peu conscience de leur manque d’épaisseur littéraire réelle, mais intellectuellement déformés par l’importance artificielle qui leur est donnée.» Trompettes de la renommée..., chantait Brassens. Le vent souffle- t-il dans l’autre sens?

Et de rire. Dans sa diatribe pastiche, prête à insérer «dans le prochain livre de C. Angot», l’ironie touche au comble de ce qu’il nomme «la puissance contagieuse de cette prose», sa «bouillie verbale complaisante», son «repli narcissique de vieille gamine desséchée par une avarice sénile». Ou bien: «Beigbeder a réussi le digest littéraire à l’usage des abrutis de tous âges et de tous sexes. La critique pour l’Idiot universel.»

Avec Darrieusecq, cela se gâte encore, puisque le portrait démêle chez elle «le candide et la parfaite imbécile». Jubilation face au «caca et [au] vomi» dont elle «tartine ses pages». Écrirait-on ainsi dans Le Monde? Non. L’insulte tombe dru, couvre les auteurs des Éditions de Minuit, atteint «Bécassine raconté par Duras» — l’ « écriture blême de Redonnet» —, et les tribunaux trouveront peut-être matière à redire dans ces outrances verbales dont l’emphase ressemble à ce qu’il dénonce.

Aux armes, citoyensFlamboyant, Jourde déploie sa morgue, dûment appuyée. Lorsqu’’on a lu les romans qu’il ridiculise, parodie et démonte, sa critique rejoint la subjectivité d’un lecteur éclairé. Et si les citations hors contexte glissent dans son argument, c’est qu’il crée un angle pour défendre sa vision littéraire. Ceux qu’il prône? René Girard, Jean-Pierre Richard, c’est clair — moins convaincant, toutefois, lorsqu’il dé-fend Valère Novarina. Honnête ou malhonnête?

Réfléchissons. Quel lyrisme d’écrivain ne mériterait pas un décrassage vigoureux, dès lors qu’on tient ce qu’il professe pour les avantages d’un pontife? Cruel, calomnieux, blessant, l’essayiste tombe-t- il dans le grotesque? Faut-il, pour faire de la critique, avoir la main aussi lourde que celle, ici, d’un Ro-bert Lévesque, tachée d’encre et parfois de méchanceté, tour à tour salutaire et excessive? Ou l’in-cendiaire grimpe-t-il aux barricades en colère, pour ouvrir un débat?

Jourde a raison de pointer la couardise critique, l’impunité créatrice, la rnarchandisation de la litté-rature, la profusion anecdotique des romans et les amalgames médiatiques. D’autres l’ont fait avant lui, en vain, mais rares sont ceux qui, à visage ouvert, se jettent aussi hardiment sur l’adversaire. Le Monde prête le flanc à la critique, et tous les autres.

Questions de pouvoirsToutefois, la fonction critique n’est ni le tir à blanc, ni la distribution de prix, […] ni flicage de l’édition. Les quelque mille romans que celle-ci lance par année visent peu le milieu universitaire, où la vente se satisfait d’une poignée d’étudiants dévots et de collègues zélés. Présenter les excellents Richard Millet ou Claude Louis-Combet ne saurait suffire aux lecteurs d’un quotidien, qui, comme Jourde, se

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gausseront sans peine du «nihilisme» et des «pulsions répugnantes» de Houellebecq plutôt que de saisir en quoi sa critique des sciences humaines pose les questions auxquelles Jourde ne répond pas. Devant l’inflation éditoriale, la critique a changé. Publicitaire trop souvent, elle ne s’en est pas moins rapprochée de l’écriture, et il incombe au lecteur de lire plus finement ce qui, naguère, lui aurait été asséné comme un diktat. La preuve? Certaines citations dans La Littérature sans estomac, au lieu de prêter à rire, donnent plutôt le goût de lire. L’attaque vise trop large, et les négations insolentes de Jourde ne seront affirmations vivifiantes que soutenues par un mouvement, et non par des nébu-leuses obscures ou l’éclat singulier d’une météorite. Quels clans déverrouilleront la pensée? Bas les armes, citoyen.

Un essai critique et un article n’ont pas la même fonction. Ni le temps, ni l’espace, ni les instruments du livre et des médias ne sont identiques. Grâce à ces distinctions, l’un et l’autre peuvent se ren-forcer, quitte à guerroyer, pour traquer la fumisterie, la flagornerie et la collusion des pouvoirs. Les journalistes et les pigistes goûtent aux limites de l’indépendance. Les gloires médiatiques sont aussi éphémères: certains s’y brûlent les ailes — Pascale Roze, entre autres, mais tous en veulent une irré-sistible part.

Uniformité et médiocrité voisinent dans «la p’tite vie» littéraire. Où sont donc les génies? Retirés du brouhaha. La littérature a-t-elle jamais fait son lit dans l’agitation? Proust vivait dans le liège, pour se protéger des nuisances dont il nourrissait son œuvre. Son Contre Sainte-Beuve reste à part. Cela vaut pour tous. L’assassinat peut-il être complaisant, joyeux? La critique nuancée; donc généreuse — les Préférences de Gracq —, fait mauvais ménage avec le sang qui coule dans l’arène. A moins que ce soit un effet de projecteur?

Guylaine Massoutre, Le Devoir

Jourde, Ortlieb, Tillinac, Bollon...

Monsieur Jourde est en colère. Il vient d’écrire pourquoi dans un pamphlet (1) qui rappelle, par son titre, le fameux Littérature à l’estomac de Julien Gracq. M. Jourde ne décolère pas à la vue de cette littérature qui lui paraît en vogue, où excelle la main d’un Houellebecq, parmi d’autres célébrités telles que Christine Angot, Frédéric Beigbeder ou bien encore Olivier Rolin. Il fait rire Paris, il ne voit pas que sa cravate est tachée et qu’il a mal boutonné son pantalon ; bref, M. Jourde, qui enseigne à Grenoble, dit ce qu’il pense. À Paris, dire ce que l’on pense signifie pouvoir ou inconscience. En province, on ne se pose même pas la question. C’est même tout bonnement cela, être un provincial : c’est dire ce que l’on pense. À l’évidence, M. Jourde se situe dans le camp des inconscients, car il est sans pou-voir aucun. On le lui a fait savoir, d’assez haut pour qu’il n’y ait pas de contact trop brutal. C’est M. Douin, du Monde, qui a énoncé ce qu’il convenait, en dernière page, d’un sobre encadré, puis nous sommes repartis à nos dîners, laissant M. Jourde à sa colère terrible. Depuis, nous avons lu son livre - à l’époque du libelle de M. Douin, ce n’était pas le cas, nous faisions, comme d’habitude, confiance à M. Douin. Alors ? Ah, mais c’est que le drôle a de l’allant. Nous avons même dû cacher notre fou rire, dans l’autobus, à la lecture des pages consacrées à Beigbeder, à Camille Laurens. Auteurs que nous eûmes le plaisir de traiter, naguère, plutôt avec des sentiments d’estime, voire même, s’agissant de Camille Laurens, d’admiration. Ce n’est pas M. Jourde qui nous poussera au reniement : la critique opère sur le moment même, avec myopie, enflure et parfois aussi lucidité. M. Jourde est bien gentil d’arriver après la bataille, mais c’est qu’il n’a pas l’habitude : on voudrait bien le voir, dans les fumées de septembre, lorsque font rage les rumeurs et qu’il n’y a pas moyen de trouver une minute pour se consacrer à la littérature. C’est alors qu’il faut se jeter la tête la première dans le noir, ne pas penser,

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacsurtout, à la manière dont la postérité rira de nous. M. Jourde se prend pour la postérité : il a le recul, il n’est pas comme nous autres, les obscurs, qui ne brillent que le temps d’un article. M. Jourde brillera plus longtemps, il a de la chance.

Lyrisme foireux, remplissage indigne ?L’affaire est d’importance, ne nous y trompons pas. M. Jourde aime la littérature, cela ne fait pas de doute, et il pense qu’il y a tromperie sur la marchandise. Cela fait que l’on se pose des questions. Qui trompe qui ? Les écrivains mènent-ils la critique en bateau ? On dit beaucoup que la critique est morte, vendue, etc. Mais serions-nous enflés de nous-mêmes à ce point s’il y avait de quoi se susten-ter ? En France, s’entend. Il semble, c’est vrai, que l’on se mente moins ailleurs. Pourquoi nos articles sont-ils si ridicules, si ce n’est parce qu’ils suintent l’autopersuasion, le lyrisme foireux, le remplissage indigne ? Lorsqu’on a la chance d’avoir un Philip Roth en magasin, la nécessité de (se) mentir fond comme la neige au soleil. Tout va beaucoup mieux, il n’y a tout simplement plus de problème. Mais on ne peut tout de même pas demander à Philip Roth de subvenir à toutes nos médiocrités.

Où M. Jourde excelle, c’est clans son imprudence de provincial. Son livre n’est pas chichiteux, enfin quoi, il est franc du collier, cela fait tout drôle. Où il se montre, en revanche, nettement plus faible, c’est sur le cas Sollers. Qu’on le veuille ou non, Sollers est, et de loin, l’écrivain qui a le mieux formulé les enjeux de la littérature au XXe siècle. Si M. Jourde avait la bonne idée de feuilleter une collection complète de numéros de Tel quel au lieu de se contenter d’une lecture de surface, d’ailleurs fort bourdieusienne, il verrait cela et son honnêteté intellectuelle le reste : ce n’est tout de même pas la faute de Sollers si Kafka, Bataille ou Céline obligent à considérer le XXe siècle en conflit avec le XIXe, et qu’il y a bien là, pratiquement, les éléments d’une réelle révolution esthétique. La question serait, plutôt, pourquoi Sollers aura été si seul à se dépatouiller avec de telles montagnes. Que, par ailleurs, le même Sollers consacre un budget psychique considérable à jouer avec le Spectacle, c’est une affaire au fond de peu d’importance. M. Jourde jette le bébé sollersien avec l’eau saumâtre du bain. C’est dommage, son pamphlet eût marqué là un point stratégique décisif, au sens chinois bien sûr. M. Jourde dit de Sollers qu’il est notre Catulle Mendès - « que son prénom oblige, disait Sainte-Beuve, et qui ne paraît pas d’humeur à y déroger ». Il est certain que la comparaison a quelque chose d’indélicat. Mais bon, Mendès, après tout, ce n’est pas si mal. Et puis surtout, on voit que M. Jourde prend son affaire au sérieux. Tout va très mal, mais il ne se le tient pas pour dit. D’ailleurs, il vient de publier, aux éditions Parc, Dans mon chien.

Michel Crépu, Journal Littéraire

Une partie de la France littéraire s’ennuie. Elle se cherche une révolution moderne avec des complots à déjouer, des statues à déboulonner et des frappes chirurgicales. Ses objectifs ? « Le Monde des livres », sa rédactrice en chef Josyane Savigneau, Philippe Sollers qui y collabore, plus quelques écri-vains

[…]

Pierre Jourde a ouvert le feu de cette critique de la critique journalistique au printemps dernier avec un essai, « La Littérature sans estomac », récompensé par l’Académie française. Dans cette lutte raf-farino-littéraire de la France d’en bas contre la France d’en haut, Alain Soral tient également son rôle

[…]

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Ce rien de bien nouveau va faire parler dans quelques arrondissements de la capitale. Il n’en nour-rira pas pour autant le débat intellectuel. Les branchés de Chronic’art et les contestataires derrière Jean-Philippe Domecq ont fait du « Monde des livres » leur book émissaire avec des arguments qui ne pèsent pas lourd.

[…]

En fin de compte, on reprendrait volontiers à Philippe Muray sa savoureuse formule pour qualifier ces nouveaux révoltés de « mutins de Panurge ».

Laurent Lemire, Le Nouvel Observateur

Pierre Jourde est professeur à l’université de Grenoble III. Ce spécialiste de Huysmans a publié cette année un essai consacré à la littérature contemporaine. Ce brûlot contre le petit monde de l’édition française, salué par la critique, a remporté un beau succès. Signalons d’abord son évocation, particu-lièrement savoureuse, de la tyrannie exercée par Philippe Sollers et ses affidés sur le monde littéraire. Placée au début de l’essai, elle donne d’emblée le ton. Suivent des portraits-charges d’écrivaillons que la médiocrité contemporaine érige en auteurs, et des critiques, émaillées de nombreuses cita-tions, de romans médiocres caracolant en tête des ventes.

[…]

Il faudrait aussi citer ce passage relatif à la bataille d’Hernani, la pièce dite «révolutionnaire» de Vic-tor Hugo que nos libertaires moisis ont transformée en symbole de la lutte contre tous les confor-mismes. Pierre Jourde stigmatise Philippe Sollers qui, dans un des ses livres, réduit la représentation de cette pièce qui a fait scandale à un «conflit manichéen», à savoir «les flamboyants contre les gri-sâtres» (p.59). Et il ajoute : «Il faudrait donc croire que le romantisme, symbolisé par Hernani, est par essence révolutionnaire. Qui était l’ennemi, les «grisâtres» ? Pas seulement «les nantis et profiteurs de la Restauration», comme le prétend Sollers, parce qu’alors il faudrait y ranger Hugo lui-même, nanti de la Restauration, longtemps partisan du très réactionnaire Charles X, Hugo, fondateur avec son frère du Conservateur littéraire. L’ennemi c’est aussi le bourgeois sceptique et voltairien, le «clas-sique admirateur de Voltaire» mentionné par Gautier. Voltaire, son doute, son ironie, et ses tragédies néo-classiques est le véritable adversaire esthétique de Hugo de 1830 et de ses partisans. Dans la logique de Sollers, Hernani, ce serait donc la liberté contre Voltaire[…]. Quant aux «flamboyants», parmi les jeunes-France chevelus qui soutenaient la pièce, on comptait un certain nombre de partisans du retour au Roi et au catholicisme » (p.59). Il est certes plus facile d’éluder ce paradoxe qui bat en brèche les vieux schémas simplistes dont vivent encore les héritiers de mai 68.

Sombreval.com

[…]

Les réflexions de Pierre Jourde s’inspirent d’un court essai de 1950, La littérature a l’estomac dans lequel Gracq déplorait la disparition de lecteurs curieux et sans complexe, au profit de nouveaux Bourgeois Gentilshommes attentifs à ce qui «se porte». Le dix-neuvième a suffisamment ignoré ses génies : il fallut dès lors honorer l’Écrivain et la culture en général, bruyamment, pour ne surtout pas « manquer le Messie » encore une fois. D’où une crise du jugement : le goût s’effaça devant l’opinion.

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[…]

Si Jourde a beau vouloir sauver l’anonymat des auteurs qui lui tiennent à cœur comme Eric Che-villard (Le caoutchouc décidément) Valère Novarina ou Guégan, c’est, hélas, la revigorante partie pamphlétaire de son œuvre qui retient l’attention. Le reste du temps, Jourde délaisse sa panoplie de cancre brillant contre celle de professeur, et sachez qu’il a son vocabulaire technique bien en main… Regardez-le éreinter toute cette littérature de jeune fille (livres blancs immaculés : Folio, épais d’un demi centimètre, couverture en simili-Doisneau, écrit gros et espacé à l’intérieur, mauvais genre Houellebecq, boy-scout Delerm ou anorexique Bobin, et pour le blanc crème, voir Actes Sud) : il est au grand Huit ! On y retrouve le sens de l’adjectif de Vialatte, le goût des petits commentaires entre parenthèses qui ponctuent la phrase originale (le style «poil au nez»), et aussi la politesse – relative – de Léon Daudet, qu’il fustige pourtant (c’est pour mieux enfoncer Sollers page 52). Mais Jourde a hérité de lui cette vivacité un peu excessive des sévérités et des bontés, que l’on retrouve chez Ber-nard Franck ou Haedens.Pierre Jourde écrit de façon fraîche et irrésistible. On aurait envie de le féliciter. Hélas, cela le conster-nerait encore une fois. On lui répondra comme Du Bellay que « cent fois plus qu’à louer, je me plaist à médire / pour cequ’en médisant, on dict la vérité… »

Jules-Marie de Saint-Hippolyte, Les Epées

La télévision calque désormais ses débats sur le Café du commerce. Et voilà que cette dévotion à la brève analyse de comptoir gagne l’Université en la personne de Pierre Jourde, enseignant à Gre-noble-III et auteur d’un livre sur « les perversions du système éditorial » et du monde littéraire. Cet ouvrage, fourre-tout que son manque de rigueur empêche de considérer comme un essai et dont le caractère pamphlétaire frise l’injure, dénonce l’abandon par les grands éditeurs de toute ambition de publier des textes exigeants et le brouillage des repères culturels engendrant, à ses yeux, une mise sur le marché de « produits » médiocres, un étalage d’une « littérature de grande consommation » où se cultive le goût du « pensum pour jobards », la « psychologie d’alcôve » et la frénésie du témoi-gnage, de la violence et du sexe.

Oscillant entre la hargne, la mauvaise foi, l’accumulation de citations détachées de leur contexte et la volonté délibérée de ridiculiser ses cibles, Pierre Jourde étrille « l’avarice narcissique » de Christine Angot, le « caca excrété par un cerveau constipé » de Marie Darrieussecq, le « lyrisme de pacotille » d’Olivier Rolin qui serait à la littérature « ce que Richard Clayderman est à la musique », les manières « barbaracartlandiennes » et « freudolacaniques » de Camille Laurens (dont il semble n’avoir lu que le dernier ouvrage), le « petit récit vétilleux » sentant « la littérature morte » dont les éditions de Minuit se sont faits les spécialistes... Dans l’enfer de Jourde, ces symptômes de ce qu’il appelle la « littérature rouge » (syntaxe complexe et métaphores flamboyantes) et la « littérature blanche » (minimalisme et parataxe voyante) voisinent avec l’« écriture écrue » des « moins que rien » dont Delerm et Holder sont les gens de peu. A peine le temps de reprendre sa respiration catarrheuse, et Jourde fait à pro-pos de Michel Houellebecq, « Droopy du pamphlet sociologique », un numéro de danse du ventre à la Normande (« Certes... Mais... On ne peut ignorer... Cependant.... ») qui aboutit à cette conclusion navrante : « Faut-il penser que cette oeuvre, par sa sincérité, son humour, transcende sa médiocrité, ses pulsions répugnantes ? Je n’ai pas la réponse. »

Le professeur Jourde aime-t-il des auteurs contemporains ? Des quatre dont il fait l’éloge, retenons

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Valère Novarina, parce que ce qu’il en dit (« illisible », « logorrhée amphigourique ») est ce qu’il re-proche deux cent trente pages plus tôt à Mehdi Belhaj Kacem (« dégoulinade verbale ininterrompue »).

Jourde serait-il incohérent ? Oui. Trop perméable aux rumeurs. Aveuglé par un mépris de la presse et des éditeurs qui confine au grotesque. Et aussi inexact. Contrairement à ce qu’il prétend, ces auteurs ironiquement représentatifs à ses yeux de la « littérature de qualité » n’ont pas été honorés par le Goncourt ou le Femina. Ils l’ont été par « Le Monde des livres », certes... C’est là qu’il veut en venir : le journal que vous êtes en train de lire est « responsable de la médiocrité de la production littéraire française ». Et Jourde y va de sa diatribe, qui ne serait que ridicule si elle n’était particulièrement insul-tante pour ceux qui participent au supplément littéraire du Monde. Celui-ci serait « l’Organe officiel du Combattant Majeur », manière « jourdienne » de désigner Philippe Sollers. Tout ce qui s’y écrit serait « verrouillé » par lui et son « clan ». Et, évidemment, seul un « affidé quelconque » pourrait vous affirmer le contraire. Eh bien, je l’affirme.

Jean-Luc Douin, Le Monde

Connu pour sa critique acerbe des romanciers à la mode, Pierre Jourde est aussi un auteur de fic-tions et de récits. Imprégné de littérature classique qu’il enseigne à Valence, il a à son actif plus d’une dizaine d’ouvrages. Son dernier roman, Pays perdu, nous parle de la relation ambiguë à ses racines villageoises, quelque part entre Forez et Margeride.

Sombres les vêtements et les cheveux touffus, sombre le regard, pourtant amusé, sombres les pro-pos qui décrivent, précis et calmes, une « littérature sans estomac » ou bien un « pays perdu » dans des montagnes noires de lave et de crasse. Écrivain, critique et enseignant, Pierre Jourde n’a pas l’at-titude de ces auteurs à la mode - look bien léché et discours calculés - dont il s’amuse, à longueur de pages, à démystifier la prose. De son physique de demi de mêlée, s’échappent force et profondeur ; un monde intérieur d’où naissent livres et récits. Professeur d’université à Valence, spécialiste de littérature contemporaine, Pierre Jourde écrit et publie, publie et écrit, écrit encore. Analyses, récits, pamphlets, fictions, il va de l’un à l’autre sans répit mais avec calme et assurance, sérénité et modes-tie. L’écriture est sa vie, son monde, son métier. S’il s’est fait une réputation en osant la critique des auteurs à succès, il accorde une grande place à l’écriture « romanesque », à toutes ces histoires qui « remplissent ses tiroirs » et son esprit. Des récits plus ou moins personnels, plus ou moins « réels ».

De son dernier ouvrage, Pays perdu, il dit, mi-figue mi-raisin, qu’il est le plus « intime ». Il avoue s’être livré, un peu, dans cette quête du père disparu et dans cette description sans fard de ce qui demeure « son » village, quelque part entre Forez et Margeride, et qu’il ne veut pas nommer. « Son » pays, là-bas, en bordure de volcans, a beau être sous sa plume violence et saleté, il n’en demeure pas moins « son pays », aimé jusque dans ses folies. Dur ? Âpre ? Noir ? « Peut-être », répond-il sans convic-tion. Il préfère le voir « intense », accueillant, prompt au rire et à la fête, à l’excès. Vivant. Autrefois du moins, car s’il en parle aujourd’hui c’est pour faire acte de mémoire. De son pays, assure-t-il, il ne reste quasiment plus rien, sinon les murs abandonnés des fermes vides de toute « âme forte ». La fin d’un monde, celui des « derniers paysans », dont il veut témoigner. La littérature sert à ça, aussi.

« C’est un pays perdu, dit-on ; pas d’expression plus juste. On n’y arrive qu’en s’égarant. Rien à y faire, rien à y voir. » Pierre Jourde plante ainsi le décor de son livre, voyage au fond d’un monde âpre où les paysans agonisent entre solitude, alcool et désespoir. À travers la mort d’une jeune fille et les visites à la famille endeuillée, l’écrivain trace les portraits réalistes des hommes et femmes de « son pays ».

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacAinsi naît une photo de groupe, vision d’un monde rural sur le déclin et dans lequel « rares sont les maisons où l’alcool n’a pas ses victimes, ses esclaves »...

Pays Rhône Alpes

Leur marque de talent frise le géniePAMPHLET - Christine Angot, Philippe Sollers, Bobin, Rolin, Beigbeder... Pierre Jourde aligne une di-zaine de pseudo-auteurs encensés par la critique et les exécute de son intelligence blindée l’humour. Une bouffée d’air frais.

Pierre Jourde, qui a l’humeur taquine, pose à ses lecteurs une devinette: «Soit un écrivain fin de siècle qui a traversé de multiples allégeances esthétiques, appartenu à bien des écoles, de l’avant-garde au racoleur, publié dans tous les genres: qui a exercé un grand pouvoir dans le monde littéraire par sa mainmise sur des périodiques; qui a fini comme une sorte d’écrivain officiel auquel les ministères font des commandes, réponse: Catulle Mendes, bien sur. Ou Philippe Sollers. Philippe Sollers est un peu notre Catulle Mondés. Un écrivain de troisième ordre qui aura eu son Importance dans la vie littéraire.»

UNE DÉLIVRANCELe ton est donné, ironique, polémique pamphlétaire, méchant parfois. Mais Dieu que ça fait du bien! Le libelle de Pierre Jourde est un vermifuge. Il chasse les vers solitaires, les douves, les amibes, les oxyures, les Christine Angot (L’Inceste, Quitter la ville), les Philippe Sollers (Éloge de l’Infini); les Darrieusecq (Truismes), les Beigbeder (99F), tous ces parasites qui sucent la littérature et la font crever gentiment, à coups de best-sellers, de prix littéraires, de critiques louangeuses et d’allocutions télévisées à l’intention du peuple arriéré.

Pierre Jourde, professeur à l’Université de Grenoble III, spécialiste de la !in du XIXe siècle, grand connaisseur de Huysmans et de Vialatte, dénonce l’imposture de la nouvelle littérature. Il aligne une dizaine d’auteurs contemporains et les exécute de son intelligence blindée à l’humour. Cela donne des formules du genre: «Du romantisme, Olivier Rolin et Richard Clayderman ont surtout compris la chemise à jabot ». Leurs idées sont reçues, leurs clichés sont figés, leur inspiration est celle de l’asthmatique. […] Ce livre, intitulé La Littérature sans estomac, est au lecteur ce que l’air libre est au plongeur en apnée : une délivrance. Car il y avait comme un décalage entre les génies statufiés par la critique et leurs œuvres. […] On pense à cette phrase de Cioran : « leur manque de talent frisait le génie ». Que fait la critique, qui encense le bégaiement d’Angot et glose l’amphigouri de Sollers ? Il est temps de saluer ici son mérite : tout le monde, dans le milieu des arts et des lettres, est critiqué ou reçoit des prix, sauf les critiques, il serait temps de créer le Prisunic et de décerner au critique qui aura loué, haut la plume, dans l’année, le plus de livres médiocres. La compétition risque d’être serrée, écrivait Jacques Sternberg

JA, La Liberté

La Littérature sans estomac - Le livre qui dégonfle les baudruches à la mode Voilà un pamphlet comme on n’en fait plus lancé par Pierre Jourde dans la mare littéraire. Cibles du brûlot : tous les « gendelettres médiatiques, auteurs et critiques. Galerie de portraits des hobereaux

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de la littérature. Et réactions.

0n croyait la tradition éteinte depuis des années. Le pamphlet littéraire était à ranger dans les an-thologies poussiéreuses. Le combat avait cessé faute de combattants, faute de combat et faute de champ de bataille. Faute de terres à défendre aussi, depuis que la littérature était devenue une affaire trop sérieuse pour n’être confiée qu’aux écrivains. Et voilà que le pamphlet renaît de ses cendres sous la plume de Pierre Jourde, qui sort de sa tour d’ivoire universitaire pour publier la Littérature sans estomac*, un livre qui multiplie les uppercuts au foie d’une littérature contemporaine cirrhosée par des ivresses répétées faites de vins frelatés.

Ils sont nus, nos rois de la plumeAvant de montrer que nos petits rois de la plume sont nus, Jourde commence par dénoncer les errances d’un monde éditorial et littéraire qui agite l’encensoir et renvoie l’ascenseur avec un art consommé de la consommation. Même s’il a raison de souligner les collusions malsaines entre le monde de l’édition et celui des médias, de revenir sur la réputation de sérieux quelque peu usurpée du Monde des livres, sa critique est salutaire mais pas nouvelle.

Plus roborative, en revanche, est la charge contre nos gloires littéraires : de Philippe Sollers à Frédéric Beigbeder, de Michel Houellebecq aux lucioles goncourisées (Pascale Roze), de Christine Angot à Philippe Delerm. L’originalité de Jourde est d’attaquer ces auteurs montés en épingle ou descendus en flammes par la presse, ce qui revient finalement au même, non dans un combat de tranchée, défendant pied à pied une morale battue en brèche, mais en rase campagne, sur le terrain découvert de la littérature. Une démarche évidente, mais qui ressemble de nos jours à une provocation : porter un jugement littéraire sur des œuvres littéraires... quelle idée saugrenue! Jourde rappelle que la ligne Maginot de la critique pour défendre une oeuvre est souvent celle de la morale et du scandale. S’attaquer à un tabou est du dernier chic littéraire. Même si la seule vraie originalité serait d’ailleurs d’en trouver encore un qui n’ait pas été pris d’assaut, depuis le temps que la littérature les fait tomber. «Il y a belle lurette que la littérature et la morale vivent sous le régime de la séparation. » Jourde ne se laisse pas entraîner sur ce terrain-là. Le sulfureux a trop souvent le goût du sucre en poudre. Il salue d’ailleurs la Vie sexuelle de Catherine M, de Catherine Millet, injustement classé dans l’index médiatique des œuvres pornographiques.Car ce ne sont pas les sujets qui effraient le pamphlétaire, mais le fait qu’ils défraient la chronique : il dénonce l’éloge de textes qui ne sont que de plates confessions d’enfants du siècle névrosés et pourfend ce nouveau critère littéraire, «cette excuse à la médiocrité: la sincérité». Or, un des défenseurs les plus illustres de cette littérature libérée et libératrice est Philippe Sollers, «le combattant majeur», considéré par Pierre Jourde comme un boursicoteur de la culture classique. Jourde attaque l’écrivain non sur la morale qu’il prône mais sur sa culture dont il enduit ses textes pour donner des effets de clinquant à une pensée qui pose plutôt qu’elle ne s’impose. Après avoir souligné les effets rhétoriques d’évitement de la réflexion des oeuvres de Sollers, Jourde conclut : « Une caractéristique remarquable de l’Éloge de l’infini est que la pensée y est sans cesse annoncée. Attention, je pense, ne cesse de dire l’auteur. Je m’apprête à penser. Je ne vais pas tarder à penser. Retenez-moi ou je pense. Si je voulais, je n’aurais qu’à penser. Écrire consiste donc à dispenser des panneaux indicateurs de ce qui est censé plein de signification.» L’épigramme est joliment troussée, et le petit caporal de la littérature bien épinglé. Dans cette galerie de portraits des hobereaux de la littérature, on passe avec plaisir devant une Mme de Merteuil de la communication, Christine Angot, qui «fait glisser la littérature vers la presse à scandale ou la variété télévisée»; puis on s’arrête devant Beigbeder et son fait d’armes : 99E. Après une analyse du texte réjouissante, Jourde laisse tomber : «A La fin de la lecture, on a envie de lui offrir des sucettes, de lui moucher le nez et de lui dire d’arrêter un peu de faire l’intéressant.» Après avoir préparé son attaque en décortiquant l’art de son adversaire, l’universitaire se fend d’un

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Pierre Jourde - La littérature sans estomactrait qui fait mouche : « Olivier Rolin est à la littérature ce que Richard Clayderman est à la musique : du romantisme, ils ont surtout compris la chemise à jabot. »Il exagère peut-être, gauchit parfois, mais peut-on être entendu en jouant un air de menuet au milieu du tintamarre médiatique? Pierre Jourde n’est pas un parangon d’une vertu austère qui excommunierait tout auteur touché par le succès : il suspend d’ailleurs son jugement lorsqu’il s’attaque à l’œuvre de l’ambigu Michel Houellebecq. Il salue son entreprise littéraire et aux accusations de racisme répond que, «au lieu de montrer un méchant raciste, il laisse s’exprimer, prendre corps une part malsaine de lui-même. Il la met en jeu, ce qui signifie qu’il la met en question, il la soumet à l’analyse. Il fait son travail de romancier». Le pamphlet ne supporte pas la médiocrité. Dans un genre qui s’interdit les coups mouchetés, les attaques doivent être efficaces, le style affûté comme un stylet. Jourde est un maître d’armes qui manie la diatribe comme d’autres le dithyrambe. Mais il ne doit pas s’attendre à des réponses argumentées. Tout juste entendra-t-il des cris d’orfraie indignée par ces attaques contre des auteurs respectables ou des institutions respectées. L’argument est bien connu : à la colère, on répond par le mépris. Pour éviter les remous, on se pince le nez devant le remugle de telles accusations. A la franchise des attaques, on répond au mieux par l’esquive, au pire par le silence. Déjà le Monde des livres a répondu en publiant un modèle de tautologie à citer dans toutes les écoles du «buttage en touche » littéraire : le pamphlet de Jourde, lit-on, «friserait l’injure, la mauvaise foi». Bref, on reproche à un pamphlet d’être un pamphlet, confortant Jourde dans sa certitude : le critique veut bien polémiquer sur les mœurs de notre monde, mais sûrement pas sur celles de son petit monde

Olivier Maison, Marianne

Pourquoi les livres contemporains les plus médiatisés sont-ils souvent les plus médiocres ? Pour-quoi la vacuité d’Angot et la veulerie de Houellebecq prêtent-elles à vomir ? Ce qui fut le chronique énervement d’Aramis en 2001 est devenu un pamphlet : La Littérature sans estomac, signé d’un uni-versitaire de Grenoble : Pierre Jourde. Si le titre est un clin d’œil à la Littérature à l’estomac de Julien Gracq, on y trouvera moins d’enthousiasme et plus de venin que chez le moine des lettres françaises. Normal : par calcul et par bêtise, on publie tant de textes indigents promus au rang de chefs-d’œuvre qu’on ne sait plus que crier sa colère. Les authentiques fêtes de l’esprit, on les réserve pour Ovide ou Spinoza, pas pour les pisse-copies de la télémédiocratie. La faute à qui ? Premier mis en cause : le système Sollers et ses noces incestueuses avec les pages du Monde littéraire. Népotisme, corruption, renvois d’ascenseur : tout ce que la république des lettres susurre depuis longtemps est imprimé noir sur blanc. Du côté de chez Gallimard, on fait bien entendu une tête épou vantable. Car Pierre Jourde a de solides démonstrations. Ni structuralisme ni marxisme ni Nouveau Roman n’ont de secret pour lui et il nous fait grand plaisir en démontant les esbroufes stylistiques des Darrieussecq, Camille Laurens et autre Olivier Rolin. Il arrache leurs masques : voi-ci Angot en hilarante avaricieuse, Bobin en pâle copie de Francis Ponge et Jean-Philippe Toussaint en balbutiant grammairien d’une sixième de LEP. Sans oublier Beigbeder, dont on attendait depuis longtemps qu’un véritable enseignant épingle ses prétentions de donneur de leçons littéraire au-to-institué ! Précipitez-vous donc sur ce jeu de massacre dont aucun auteur à la mode ne sort vivant. Vous comprendrez ainsi comment des faussaires parviennent à faire prendre leurs vessies pour des lanternes à une génération d’ados aussi lobotomies que leurs aïeux sont intéressés. Puissent les édi-teurs en tirer quelques leçons !Seul regret : que Jourde ne se soit pas penché sur la littérature homosexuelle. On aurait aimé savoir pourquoi la postérité (soit deux ou trois réseaux parisiens) a retenu le fiel d’un Hervé Guibert mais oublié le miel de Guy Hocquenghem, écrivain autrement plus généreux, plus doué et transgressif que le martyr narcissique qui, non content d’écrire pire encore que sa copine Duras, nous légua ce

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testament dont on se serait bien passé : la «littérature du je», source de tant d’ego pas démoulés

Les potins d’Aramis

Littérature, es-tu là? Littérature contemporaine et valeurs - N’ayons pas peur des mots.

Deux ouvrages au coude à coude sur les étals des libraires en septembre dernier, mois de la rentrée littéraire, deux essais polémiques et affûtés, drôles, très drôles, qui se proposent de « réagir à cer-taines perversions « (Jourde, p. 9) dans le monde des lettres et proposent tous les deux de juger sur pièces : l’un se réclame explicitement de l’essai pamphlétaire de Gracq (1950) et l’autre d’une rhéto-rique du défi. Néanmoins, à la différence de Gracq, à qui la littérature de son temps, celle que défend Sartre en particulier, monte à la gorge parce qu’elle est pleine, trop pleine d’une « métaphysique de la chaire «, la cible des deux ouvrages est une littérature du néant, c’est-à-dire un fantôme de littéra-ture, une littérature de carton-pâte. Le premier texte de Jean-Philippe Domecq, « Critiques littéraires à la dérive «, qui voit là sa troisième publication après la revue Esprit en 1993 et Le Pari littéraire la même année, signale qu’on entre dans une longue histoire, celle d’un combat sur les valeurs artis-tiques engagé par l’auteur depuis une dizaine d’années, avec ses (inévitables ?) excès, ses stratégies et des motivations personnelles parfois trop visibles et pourtant pas toujours faciles à cerner. En par-tie pour ces raisons, le livre de Pierre Jourde est crédité d’emblée d’une plus grande rigueur et d’une efficacité plus immédiate, peut-être aussi parce qu’il se collette directement aux textes littéraires : les phrases de Christine Angot, Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, Christian Bobin, et bien d’autres sont convoquées à la barre et évaluées au terme d’explications de texte qu’il est difficile de ne pas trouver convaincantes. Jourde manie l’antiphrase et la parodie avec une maîtrise inspirée :D’abord, l’inceste constitue un thème d’une nouveauté fulgurante. Le texte de Christine Angot tombe comme un aérolithe en flammes dans le confort ronronnant de notre culture. […] Le succès de L’In-ceste était bel et bien imprévisible. ce fut un risque à assumer, et un vrai courage de la part de l’édi-teur. Que d’aucuns n’aient pu supporter une telle provocation ne doit pas nous étonner. Notre société est pleine de tabous. Sexuels, surtout. Qui, dans notre monde corseté de respectabilité bourgeoise, a le courage de s’exhiber, nu, devant le public ? On ne voit ça nulle part. Même pas à la télévision. (70-71)

Ses compétences de stylisticien donnent lieu à une exploitation redoutable de la citation à propos notamment des images (illusionnistes, mal construites) sur lesquelles repose en partie le style de Philippe Delerm.Cependant ce n’est pas sur la pertinence de ces lectures que nous voudrions mettre l’accent : se demander si oui ou non Jourde a raison de stigmatiser par exemple « l’enflure « de Rolin, c’est se condamner à refaire le travail. D’autant qu’il faudrait alors trancher entre un Echenoz auteur de « bulles des BD «, du côté de Domecq, et un Echenoz manipulateur désinvolte, représentant tout à fait digne de la « postmodernité « du côté de Jourde… Or la désinvolture, pour Domecq, est préci-sément symptôme verbal de l’imposture littéraire. L’un et l’autre invoquent d’ailleurs, en faveur ou à la décharge du convoqué, la même question du détournement des genres. À chacun de lire les démonstrations et de se faire son opinion. Et si l’ouvrage de Jourde peut faire date, ce n’est pas en ce qu’il tente de séparer le bon grain de l’ivraie : après enquête, ils se révèlent peu nombreux les lecteurs d’Angot ou de Veinstein qui accepteront les attaques de Jourde, car, dira-t-on, si Angot c’est sans conteste ça, ce n’est pas seulement ça : éternel problème du commentaire de morceaux choisis et du soupçon porté sur la citation. Et inversement, ce sont majoritairement les convaincus du « zéro absolu « de Pascale Roze ou de «l’ affectation « de Truismes qui s’enthousiasmeront pour les pages de l’essayiste, jubilant de voir noir sur blanc leurs propres pensées si bien formulées.

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Quelle que soit la puissance de conviction immédiate de tels essais en tant que guide de lecture pour le présent – dont il sera par ailleurs intéressant de juger dans les temps qui viennent –, c’est par leur démarche et ses soubassements que Jourde comme Domecq, malgré leurs différences d’approche, livrent là deux ouvrages essentiels. L’un et l’autre – quoiqu’ils fondent précisément leur prise de pa-role sur le constat d’une disparition du vrai débat critique au profit d’une pensée du « tout est sym-pathique « (Jourde, p. 24)– se placent dans un contexte de crise des valeurs esthétiques qui concerne l’ensemble de l’art contemporain. Si la controverse est plus apparente dans le domaine des arts plastiques dont Domecq est un infatigable acteur (cf. la bibliographie à la fin de ce compte-rendu), le domaine de la littérature contemporaine n’échappe pas, ne serait-ce qu’en coulisses, dans les discus-sions informelles et spontanées des lecteurs, à la question des critères de son évaluation. L’intérêt de ces deux ouvrages, au-delà des sympathies ou rejets inhérents au style ou au genre du projet et qui rendent délicate la tâche du compte-rendu, est à la fois de proposer une réflexion sur le contexte et les modalités du discours critique contemporain en littérature et, à un second (ou premier ?) niveau, une aventure critique particulière dotée de ses propres critères.

Critique de la critique

On peut souhaiter distinguer les deux ouvrages, il n’empêche qu’ils se rejoignent sur un point es-sentiel : le rôle fondamental et sans doute insuffisamment considéré de la presse et de la critique littéraire dans la constitution du champ littéraire (Gracq s’attaquait déjà aux institutions littéraires et aux médias, presse et télévision.) Plus que les auteurs ou même les éditeurs, c’est la production journalistique qui est mise en avant comme actrice principale. Domecq est le plus incisif sur ce point :

De qui dépend le commerce moderne des idées et des formes littéraires si ce n’est de ceux qui si-gnalent les livres à l’attention des acheteurs potentiels : autrement dit les journalistes culturels ? On ne va jamais chercher la responsabilité de ce côté là, alors que c’est là qu’il y le moins de risque, les journalistes ayant tout de même beaucoup moins de contraintes que les éditeurs. (Domecq, 35)

Ce qui est mis en cause, directement chez Domecq, plus indirectement chez Jourde dans le choix même des auteurs convoqués – le seul point commun pourrait-on dire entre Emmanuelle Bernheim et Olivier Rolin, c’est d’être tous les deux consacrés par la critique comme « littérature exigeante « ou « littérature inventive « – , c’est le système de valeurs d’une institution critique.

Évaluer ou valider : le système Sollers

Les deux auteurs fustigent, dans le journalisme littéraire actuel, l’absence de critiques négatives et donc de véritable débat littéraire. Le champ littéraire est fondé sur un consensus, lui-même fondé sur une critique universellement « dithyrambique «. Pour Domecq, le journaliste littéraire élit un auteur qu’il défend ensuite afin de protéger son « investissement « symbolique initial. Dans une économie critique inflationniste, émettrice de fausse monnaie, la valeur littéraire, pour se maintenir, finit par se détacher des oeuvres elles-mêmes et le débat est escamoté. Le consensus et l’absence de critiques négatives mènent, toujours pour Domecq, mais également pour Jourde dans son « Avant-propos «, à un régime d’» intimidation culturelle « (la formule est de Domecq), où celui qui ose questionner le consensus, ses critères d’évaluation et donc la qualité des oeuvres qu’il encense, risque de paraître aigri ou réactionnaire. Les développements un peu longs, parenthétiques et souvent autobiogra-phiques du texte de Domecq sur les différents formes de dictature imposées par le milieu littéraire mettent néanmoins en évidence que le jeu des valeurs, qui ne trouve plus à s’exercer sur l’oeuvre, s’exerce désormais sur l’individu qui se hasarde à critiquer : le monde des lettres reste prisonnier d’une idéologie mais qui n’a plus rien à voir avec le littéraire. Lorsque Gracq écrit son pamphlet La Lit-

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térature à l’estomac, le débat littéraire se fait encore, de manière visible, autour de définitions, certes idéologiques, de l’oeuvre littéraire : c’est toute la question de la littérature engagée. Il ne faudrait pas néanmoins croire que l’équation « réussite = compétence « que pose Domecq soit l’apanage du contemporain, c’est grâce à cette équation et la participation de Giraudoux à quelques coups mé-diatiques que Grasset lance sa maison. Aujourd’hui il semble qu’il n’y ait plus pour Domecq que des valeurs « psychosociales « appliquées non à l’oeuvre ni même à son auteur mais à son critique. La circularité du système de la production journalistique des valeurs littéraires ne supporterait pas les réfractaires. Le symbole le plus visible de la circularité de ce système est, pour les deux auteurs, incontestable-ment Philippe Sollers. Si Jourde comme Domecq mettent au seuil de leur ouvrage une satire de Sol-lers – celle de Jourde est particulièrement inspirée –, c’est que son omniprésence de critique, écrivain, collaborateur du plus célèbre supplément littéraire, du plus célèbre comité éditorial et d’une revue non moins célèbre, illustre parfaitement la collusion des pouvoirs à l’origine de la confusion qui règne dans le domaine de la réception de la littérature. S’il y a très peu d’écrivains susceptibles de prendre de véritables responsabilités critiques, c’est selon Domecq, en raison de ce « corporatisme serré « qui fait que si les écrivains se mettaient « à parler de la littérature qui se produit, ils risqueraient de criti-quer des collègues… « (96). On imagine mal effectivement quelqu’un comme Montherlant ou même Aragon – pour qui le corporatisme était, il est vrai, d’une autre sorte –, écrivains établis, se taire sur un de leurs contemporains par souci d’éviter les ennuis. Il n’est pas inutile non plus que le lecteur soit averti – et loin s’en faut qu’à distance des milieux littéraires tous les lecteurs le soient – des copinages et campagnes promotionnelles, éléments indispensables à la bonne compréhension d’énoncés étroi-tement dépendants de stratégies énonciatives pas toujours transparentes.

Une rhétorique du vide

Tout en dénonçant l’emprise du « clan Sollers-Savigneau « sur Le Monde des livres, c’est essentiel-lement sur la prose de Sollers, le « Combattant majeur «, que Jourde dirige son attaque, soulignant l’imposture de ce puissant acteur de la scène littéraire et éditoriale, qui se représente en « libérateur « et défenseurs des libertés, par les contradictions et la vacuité des propos de L’Éloge de l’infini. Et l’en-semble de l’ouvrage de Jourde démonte pièce par pièce, dans le métadiscours des écrivains accusés et de leurs thuriféraires, la confusion généralisée qui fait passer le creux pour du dépouillement et « la poétique de la bouillie « (75) pour un refus du style et des règles. Le triptyque de son tribunal, qui répartit chacun des accusés selon trois « teintes « stylistiques : l’écriture blanche, l’écriture rouge et l’écriture écrue, constitue à la fois une utilisation inversée, du point vue de la valeur, de la métaphore barthésienne (qui servait d’ailleurs d’intitulé à un récent colloque sur la littérature contemporaine) et un prolongement parodique de l’isotopie des couleurs (parodie qu’il continuera avec le jeu de mot facile mais par conséquent libérateur du « degré zéro « appliqué à Pascale Roze). Mais ce n’est pas tant Barthes qui est ici visé qu’une certaine utilisation du langage critique qui cache les mots sous les mots. C’est dans cette même perspective que Jourde s’attache à montrer que néo-romantisme et mi-nimalisme sont des catégories sur lesquelles il est également nécessaire de porter le soupçon (citant à ce propos René Girard, dans Mensonge romantique et vérité romanesque) puisque le style d’Olivier Rolin somme toute– si l’on y regarde de près, texte à l’appui – n’est pas si loin de celui d’Eric Holder.

Du côté de Domecq, l’attaque contre Sollers manque un peu de poids, mais c’est, comme Jourde, à une rhétorique qui tourne à vide, journalistique celle-là, qu’est consacré le texte de 1993 qui ouvre le recueil. L’attaque à valeur d’exemple du discours critique de Lepape sur Echenoz dans le Monde des livres (28 août 1992) énumère les différents symptômes d’une rhétorique indigente: le tour d’esprit qui consiste « à émettre une appréciation par simple réplique à l’objection « (Domecq, 49) : « ça a l’air d’être des défilés d’images mais puisque ça en a l’air, ça n’en est pas « (57) ; l’invocation de l’ère

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacdu soupçon et de la fin de la croyance en l’écriture comme ordre pour justifier une prose incertaine (cf. Jourde supra), et la liaison simpliste entre la prétendue mort des idéologies (autre idéologie) et l’absence de vraie pensée ou de construction de sens ; la tactique de l’écrivain en « découvreur «, dont l’oeuvre marque un « tournant «, un « événement littéraire «, tactique qui congédie, alors même qu’elle l’invoque, l’histoire de la littérature et qui va souvent de pair avec son inverse, la convocation des « grands «: « il y a bien amnésie volontaire, césure forcée chez ceux qui n’hésitent pas à comparer tels chefs-d’oeuvre automnaux à Dante, Balzac, Faulkner ou Céline «. Dernier Inventaire avant liqui-dation de Frédéric Beigbeder que Jourde qualifie de « critique de l’Idiot universel « participe de cette entreprise paradoxale de convocation-congédiation que le titre proclame d’ailleurs sans vergogne (cf. Domecq, 14).

Critères de la critique

Nous interdire de dire ce qui n’est pas littérature ? C’est là-dessus que joue l’incompétence : profitant de ce que nul ne peut dire ce que doit être la littérature, elle interdit qu’on dise que ce qu’elle traite comme telle n’en est pas. (Domecq, 39). C’est précisément cette question des critères d’évaluation et de définition du littéraire que Jourde, à son tour critique, va mettre à l’épreuve de dix-sept écrivains contemporains. En effet, si « la littérature elle-même, le fait d’être écrivain ne constitue pas une valeur « (Jourde, 31), si « la valeur d’un écrivain se mesure au sentiment qui l’habite de l’absence de valeurs «, la critique reste une entreprise d’éva-luation, et c’est bien ce que fait Jourde dans cette phrase en proposant son instrument de mesure de l’écrivain véritable.

Le consensus et l’authentique

Les écrivains de l’esthétique du « moins que rien «, du « pas grand chose « ceux de « L’écriture écrue « sont coupables pour Jourde d’abdication devant leur mission collective d’écrivains. Car Jourde montre que cette authenticité modeste de l’ordinaire, qui fonde la démarche d’un Eric Holder, d’un Pierre Autin-Grenier dans l’idée d’une communauté des expériences individuelles, est une imposture qui s’éloigne, en en prenant le masque, de toute relation à la vérité. Le lien entre le singulier et le collectif se fait non dans la problématisation du singulier, le travail de l’autre et de la désappropriation au sein du même, travail que Jourde a contrario salue chez Eric Chevillard et même chez Michel Houellebecq, mais dans la confirmation d’une connivence de surface autour de poncifs bien choisis. Or, le « Mon-sieur Tout-le-monde « tel que le décrit Eric Chevillard dans un entretien devrait apparaître comme un personnage hautement problématique, une figure certes littéraire mais parce que complexe et problématique. Mais la reconnaissance est le principe qui gère la réception de « cette littérature de confort « et on est loin de l’esthétique bretonienne de la reconnaissance comme découverte de contrées mentales perdues, et au plus près de celle mal comprise du miroir de Stendhal, miroir pro-mené sur toutes les routes de l’immédiat des magazines : « le lecteur n’en revient pas de retrouver ses derniers mots et objets quotidiens, ses tics et tendances du moment n’avaient pas encore trouvé leur romanesque « (Domecq, 23, nous soulignons). Car précisément la vérité en littérature, si vérité il y a, réside dans la capacité d’un texte à « conjurer les automatismes et les modes d’inconscience de la représentation « (Jourde, 35). Même illusion d’être au plus près du réel dans l’argument qui vise à justifier cette littéraire consensuelle comme représentative, comme « littérature d’aujourd’hui «: « […], oui leur littérature est d’aujourd’hui mais toute littérature conservatrice le fut « (Domecq, 46).

La littérature et les valeurs

Le second axe de la pensée de Jourde, très lié à ce que nous venons de voir, est celui du rapport de la littérature et des valeurs : c’est dans le rapport qu’un texte entretient avec les valeurs que se déter-

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mine sa propre qualité. « L’art ne véhicule rien du tout. Il dispose une case vide grâce à laquelle nos ordres établis et nos systèmes encombrés trouvent la possibilité d’un jeu, de disposition nouvelles « (Jourde 31). Au contraire de cette définition :[…] le minimalisme et le néo-romantisme de Rolin partent d’une même certitude : toute valeur repose dans le particulier. Pour atteindre le gisement, minimalistes et lyriques creusent dans deux directions opposées : les premiers vers l’infiniment petits (cette courgette est merveilleuse parce qu’elle est cette courgette) [chez Jourde la littérature sans estomac affiche une prédilection pour les fruits et lé-gumes] les seconds vers l’infiniment grand (par quelles clameurs d’ouragan pourrais-je dire l’indicible de cette passion semblable à nulle autre ?) (Jourde, 129)

En ce sens, les écritures d’un Olivier Rolin et d’un Eric Holder se valent parce qu’elles se fondent sur la proclamation de «la singularité» comme valeur»: ce n’est pas la «singularité» elle-même qui est en cause mais cette impérialisme qui ouvre et ferme en même temps le texte sur des en-soi déterminés a priori. A l’opposé, l’écrivain digne de ce nom « problématis[e] la valeur et la particularité, au lieu de tirer celle-là de celle-ci « (idem). On voit bien alors comment la réception de la littérature est victime non d’une absence de valeur mais d’une confusion de valeurs, où l’authentique (on aurait envie de souligner que par une curieuse extension du signifié au signe lui-même, parler d’authentique évacue tout soupçon d’inauthenticité) cautionne une littérature narcissique et satisfaite : «ces dimanche nous savons bien où nous sommes et qui nous sommes» écrit Jourde citant Eric Holder. (202). Narcissisme qui se manifeste aussi par une littérature qui s’affiche comme telle, une littérature « image de littéra-ture « et non « acte littéraire «, (Jourde, 205), une littérature de « signes du fait qu’on est en littéra-ture « écrit Jourde à propos de Marie Redonnet (162), une littérature où l’ironie, figure essentielle du discours littéraire, est remplacée par une posture d’» auto-ironie « (Jourde, 128) qui n’en est que la grimace et le signe de l’absence.

Responsabilité des lecteurs

Ces deux textes, en définitive, mettent en évidence une chose essentielle : on ne peut pas se passer de valeurs. Tant qu’il restera un discours critique sur les oeuvres, un système de valeurs se mettra iné-vitablement en place. Dire que le discours sur la littérature contemporaine doit et/ou peut échapper aux valeurs est une illusion. Le lecteur se trouve dans un univers de valeurs, qu’il le veuille ou non. Or « le système qui conduit à faire passer un produit pour de la littérature de qualité engendre une esthétique « (Jourde, 15). Le goût, critère souvent invoqué à propos de la valeur de tel ou tel texte, est-il réellement libre ? Et l’université a un rôle dans cette histoire car elle constitue une caution sinon marchande du moins d’estime : elle donne aux textes ce label « littéraire « qui est la caractéristique des auteurs analysés par Jourde. L’université peut à bon droit croire ne pas entrer dans une logique des valeurs quand elle étudie tel ou tel écrivain mais au contraire simplement accueillir, sans pré-jugés d’un autre temps, la nouveauté. Difficile cependant de voir où commence le véritable travail critique – à l’université comme ailleurs il faudrait se demander si l’ on estime qu’une critique négative est du temps perdu (Jourde, 24)– et où commence l’entrée dans un travail de cautionnement d’un investissement individuel ou collectif. Parce que le travail sur la littérature contemporaine engage la création de valeurs, il est travail engagé et responsable. C’est ce sentiment de responsabilité et une foi contagieuse dans le pouvoir des mots que Jourde reconnaît comme moteur de son livre :

Tout texte modifie le monde. Cela diffuse des mots, des représentations. Cela si peu que ce soit nous change. Des textes factices, des phrases sans probité, des romans stupides ne restent pas enfermés dans leur cadre de papier. Ils infectent la réalité. Cela appelle un antidote verbal.(26) Au-delà de l’application de l’infamante étiquette de mystification littéraire à tel ou tel texte en par-ticulier, la possibilité même de l’idée d’imposture mérite d’être retenue. Que certains jugent que

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacSollers et Echenoz, Bernheim et Darrieussecq (d’ailleurs uniquement convoquée par Jourde pour Truismes – alors que le dernier Houellebecq figure en bonne place dans l’ouvrage – mais il est vrai que ce fut là son seul grand succès), ce n’est pas tout à fait la même chose, est une autre histoire. Ces deux ouvrages ont le mérite de faire sortir le débat des tirages confidentiels de revue et de le livrer au grand jour, et peut-être de fournir quelques armes à ceux qui n’ont pas peur d’affronter les textes. Qui s’en plaindrait ?

D. Vaugeois, Fabula

[…]

La vie continue. Certes. Sous les traits d’un solide garçon que je n’imaginais pas si jeune après la lec-ture que je venais de faire de son pamphlet, La Littérature sans estomac.

Je ne lui demande pas s’il a pensé à La Littérature à l’estomac de Julien Gracq qui mit en émoi le Lan-derneau littéraire en l’an 50 du siècle dernier. Cela va de soi. Quoique le propos ne soit pas tout à fait le même. C’est bien pourtant de littérature, ou de mœurs littéraires qu’ils parlent tous deux. Et d’une sorte de devoir de la défendre contre ses ennemis, tous ses ennemis : le public qui se précipite d’ins-tinct sur le faux semblant, l’éditeur à l’affût du fait divers, l’auteur qui fournit ce qu’on lui demande ou qu’on lui suggère, en passant par les média, fabricants de stars à la petite semaine.

Pierre Jourde, puisqu’il s’agit de lui, est professeur à Grenoble. Il a bien publié quelques ouvrages, mais chez Champion ou José Corti, qui l’ont mis à l’abri du milieu littéraire. Il peut donc être franc du collier, et laissant de côté la littérature de consommation, analyser « le système qui consiste à faire passer un produit pour de la littérature de qualité... » Car, étant donné la valeur symbolique (tiens ! on retrouve Bourdieu), que tout un chacun accorde à la littérature, à la fonction d’écrivain, c’est bien de cela qu’il s’agit : faire croire à l’acheteur de livres (qui n’est pas toujours un lecteur) qu’il va devenir actionnaire de ce capital symbolique qui le hausse au-dessus de lui-même : en place de littérature lui fournir une image de la littérature ». A cette manipulation toute la profession s’emploie. La récom-pense est le prix de fin d’année.

« Le paysage littéraire est devenu incertain écrit Jourde. On ne parle plus de théorie littéraire et loin est le temps de ces « professeurs » qui, frais sortis de Normal’ Sup’. régentaient les lettres, fustigés par Julien Gracq, qui, en 1950, n’avait pas encore vu le pire (ou le plus étonnant) : Tel Quel, la dispa-rition de l’auteur à travers Structuralisme, Linguistique et Nouveau Roman. Heureux temps malgré tout : la Littérature, ou le Roman, ou la Poésie, ou la Critique faisaient problème comme on dit. Au-jourd’hui on appelle « roman » n’importe quel texte, plutôt mal écrit, voire matériellement illisible, qu’uni marketing très au point déclare « vécu », authentique », « très humain », pourvu qu’il comporte sa dose de confidences à base d’intimité viscérale. En bon polémiste, l’auteur cite des noms. Ils sont plus ou moins bien choisis. Et citation ne fait pas toujours preuve. Laissons-le s’amuser, et nous amuser, avec ses partitions d’« écriture blanche », (les diseurs de rien ou de n’importe quoi), d’« écriture rouge » (le genre lyrique plus ou moins écheve-lé), d’« écriture écrue » (l’objet authentique et la philosophie de comptoir). Pour tous les goûts en somme, y compris pour les amateurs du « genre louche » qu’incarnerait Michel Houellebecq. Plus Pierre Jourde frappe fort plus on éprouve à le lire de jouissance malsaine. Comme je ne peux pas admettre que je possède une vraiment sale nature, je porte ce plaisir au profit du polémiste. Il doit y avoir de l’un et de l’autre. Et la critique dans tout cela ? Ne parlons pas des absents. Pour ma part j’en vois un, ces dernières

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années : Angelo Rinaldi dont je ne partage pas tous les goûts, tant s’en faut, qui n’a jamais craint de dire clairement et ouvertement ce qu’il pensait des uns et des autres, non en visant les personnes, comme on faisait avec entrain au XIXe siècle, mais leurs ouvrages, leurs créations quand elles pos-tulent la qualité de « littéraires ». Il est malheureusement entré à l’Académie française.

Il fallait bien, également, que les média en prennent pour leur grade. Le Monde des Livres emporte la palme. Il la mérite. Mais Le Monde, même au temps de ses grands feuilletonnistes. Robert Kemp ou Émile Henriot, n’a jamais fait bouger d’un pouce l’évolution des genres littéraires en France, et il est un peu injuste de faire porter le chapeau de Sollers à toute une rédaction. Quand Viviane Forrester exalte un ouvrage de l’« associé à la rédaction du Monde » dans les colonnes de ce même journal, elle n’est ni méprisable comme le laisse entendre Pierre Jourde, ni ridicule comme nous pourrions le penser : elle célèbre ce qu’elle aime et, en l’occurrence, elle montre un vrai courage.

Pourquoi La Quinzaine n’aurait-elle pas son paquet ? Elle n’est pas nommée, mais je ne voudrais pas la reconnaître à ces lignes : « ...On estime en général qu’une critique négative est du temps perdu. Il conviendrait de ne parler que des textes qui en valent la peine. Cette idée, indéfiniment ressassée, tout en dominant bonne conscience, masque souvent deux comportements : soit tout bonnement l’ordinaire lâcheté d’un monde intellectuel où l’on préfère éviter les ennuis, où l’on ne prend de risque que si l’on attend un quelconque bénéfice... Faut-il parler de littérature en se gardant de la fureur ? Si on l’admet, il faut alors aussi admettre qu’il ne s’agit plus d’amour, mais plutôt de l’affection qu’on porte au souvenir’ d’une vieille parente. » J’ai sollicité la collaboration de Pierre Jourde à La Quinzaine. Il n’a pas dit non.

Le hic, avec les polémistes, est qu’on ne sait pas vraiment ce qu’ils ont derrière la tète. Celui-ci est enseignant et je ne pense pas qu’il veuille se faire une place dans le milieu littéraire, l’effet de boo-merang lui serait fatal. Je le soupçonne d’avoir flirté avec la philosophie et je pense qu’il a pratiqué Bourdieu, mais de concepts il est avare. Et de quels concepts relèverait la littérature ? Il parle pour lui-même, mais que vise-t-il, quel est, dirons les bons esprits, son « projet » ? Je vais à la pêche. Voici ce que je rapporte, en vrac :

• « Lire un livre est avant tout une expérience d’intimité profonde. L’espace de quelques heures, quelqu’un m’entretient en privé. Il ne me parle pas principes, !nais choses singulières, êtres de chair, sensations secrètes... La littérature n’échappe aucunement aux généralités, mais ce serait lin faire perdre tout sens que d’oublier qu’elle est, de tous les usages du langage, celui qui s’efforce vers le singulier. »

• « Un écrivain au plein sens du terme se reconnaît au fait qu’il ne correspond à aucune position trop claire. Pour lui, rien n’est tenable. C’est pour cela qu’il cherche à disparaître dans les mots. »

Écrire consiste à ouvrir. L’art ne «véhicule» rien du tout. Il dispose une case vide grâce à laquelle nos ordres établis et nos systèmes encombrés trouvent la possibilité d’un jeu, de dispositions nouvelles. »

• « ...Car pour ce qui est du réel, dans la vie, la plupart du temps !toits n’y sommes pas. Nous vivons de rêves. Écrire consiste à rêver avec une intensité telle que nous parvenions à arracher au monde un morceau. »

Pour terminer, le grand secret, il fallait qu’il fût dit, et bien dit: Écrire ne « consiste pas à reproduire le réel, mais à le faire advenir ».

Non à reproduire le réel, mais à le faire advenir. A le faire advenir.

A bientôt, Pierre Jourde !

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacMaurice Nadeau, Quinzaine Littéraire

Au début de l’année, Pierre Jourde avait affiché le même mal dans La Littérature sans estomac.

Il faisait feu sur le Quartier général, dégommant Houellebecq, Beigbeder, Olivier Rolin, mais on sen-tait son dépit de ne pas avoir un strapontin parmi eux.

Il vient de recevoir le prix de la critique de l’Académie française. Tout arrive au pays de la censure. Avouons-le : les charges répétées contre Josyane Savigneau la rendent de plus en plus sympathique, tant de hargne visant nécessairement de vraies qualités.

[…]

Sébastien Lapaque, Le Figaro

Avec La Littérature sans estomac, l’intrépide Pierre Jourde frappe fort. Responsable de la revue Hes-peris, chroniqueurs aux ironies signalées de L’Atelier du roman, spécialiste de l’incongruité, il livre son point de vue piquant sur certaines figures médiatiquement dominantes de notre littérature, un marécage dont Philippe Sollers et sa copine Josyane Savigneau connaissent bien les eaux inertes. Naguère, Jean-Philippe Domecq avait fait une mise au point aux éditions Esprit sous le titre Le Pari littéraire (1994). Mal lui en prit. Ses manuscrits furent ensuite refusés par ses éditeurs habituels (ils craignaient l’omerta de la critique à la botte) et ceux de sa compagne, Bélinda Cannone, subirent un sort inepte et malhonnête dans les pages du Monde des livres, tout à coup rigoureux celui-là. Nous ne doutons donc pas qu’il va nous tomber sur le coin de l’œil une nuée vengeresse. Nous attendons de savoir à quoi elle ressemblera, souriants d’avance à l’idée du spectacle (lippes dédaigneuses, coups de sang calculés, colères télégéniques, indignations simulées, etc.) que ne manqueront pas de nous offrir les gugusses concernés. La gesticulation ridicule de leurs âmes damnées ne manquera non plus d’intérêt.

Eric Dussert, L’Alambic

Cette pièce montée par de longs articles jubilatoires et brillantissimes, cuisine entre autres quelques grands succès récents de la littérature franco-française [Angot, Beigbeder, Laurens, Rolin, Roze, Dar-rieussecq, Delerm], cette chose désormais codebarrée et prétendument sans importance. Frappée au ventre, la presse locale, dite «critique littéraire » n’a depuis cesse de le vomir, tel un indigeste chapon élevé au grand air, forcément vulgaire.

Jourde le dyspepsique en fait pourtant, lui, de la critique. Et c’est de la mitonnée. Ne broutant guère au râtelier de l’annotation de « conseil d’achat », il crache dans le rata du consensus [ndlr, le rata est un plat chaud servi aux soldats]. Jourde déglace son bol alimentaire de la fausse épicerie fine servie à la cantine de la littérature de dîner-spectacle : Sollers, le Monde des Livres, la poésie contemporaine, etc. Tout ce bouillon de culture aux yeux qui s’entre-regardent, passe au chinois de Jourde... qui se repaît d’en exposer les grumeaux.

On pourra ou pas être d’accord avec l’auteur, notamment sur la dichotomie qu’il trace entre une « littérature exigeante » et une « littérature de loisirs ». Toutefois, on pleurerait de joie de voir qu’une forme d’intelligence existe encore chez le lecteur. Les articles sont épicés, drôles, cruels, et surtout très argumentés. La liste des victimes, comme des encensés, serait longue. C’est parfois inattendu

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(comme les éloges d’Eric Chevillard ou de Cathe-rine Millet), mais toujours référencé ; et même si on est pas convaincu par quelques mises en bouche de Jourde, on y apprend au moins com-ment textes et auteurs « fonctionnent ».

Ces leçons à elles seules, outre le massacre mé-thodique et hilarant de certains mitrons institu-tionnels prétendant à la haute cuisine, rendent l’ouvrage extrêmement goûteux. On retrouve le sel de la vraie polémique ; un sel iodé par Jourde pour combattre le crétinisme. Et de nouveau, on a les papilles excitées. Merci, monsieur Jourde !

Francis Mizio, Over 23°.com

Contrairement à ce que pourrait faire croire ce titre, l’auteur de cet essai n’a pas la carrure de polémiste de Julien Gracq – ne serait-ce que par la plume qui laisse parfois à désirer.

[…]

S’il arrive que l’auteur s’embrouille dans ses dé-monstrations et, pire, ne maîtrise pas toujours les ardeurs de ses récriminations, il n’en décèle pas moins certains travers inquiétants[…].

L’on n’est pas forcément convaincu par la jus-tesse de certains développements fâcheusement dithyrambiques sur des passages on ne peut plus fumeux. Toujours est-il que cet ouvrage salutaire dénonce nombre de facilités indigestes et na-vrantes qui fatiguent les lecteurs exigents.

Anne-Estelle Leguy, Ciné libre

M. Jourde fait de la prose...

Qu’est-ce que c’est, au fond, que ce livre ? Une compilation d’articles à charge traînant dans la boue la moitié de la jeune littérature française. Une descente en flammes gratuite de la plupart des auteurs et des critiques littéraires. Personne ne trouve grâce à ses yeux, sinon Gérard Gué-gan: avouez que c’est un peu court ! Quand un pamphlet ne propose ni argumentation sérieuse ni réflexion (ce qui est désolant de la part d’un

professeur de lettres), ne subsiste que l’injure. Dès lors, qu’en retenir ? Tout simplement qu’en tapant fort on fait plus de bruit qu’en embras-sant. Ce livre est celui d’un professeur de fac à Grenoble, qui rêve d’un destin glorieux. Rien de plus. M. Jourde fait de la prose... pour tenter de se faire un nom

Pierre-Louis Rozynès, Marianne

Au-delà d’une théorie sur le rapport de l’écrivain à la langue, théorie que, soit dit en passant, tous ses détracteurs ont semble-t-il oublié de relever, l’arsenal utilisé dans ce livre pourrait se résumer, puisqu’il le faut, en quelques mots : citer les au-teurs auxquels il s’en prend – à juste titre. Les citer et les renvoyer à leur propre nullité. […] Sans vou-loir recenser l’intégralité des critiques invraisem-blables auxquelles La Littérature sans estomac a eu droit, au moins pouvons-nous en répertorier quelques-unes : l’acrimonie, la haine ou la jalou-sie personnelles de Pierre Jourde à l’égard d’un milieu auquel il a le malheur de ne pas apparte-nir ; la mauvaise foi et la partialité dans le choix des citations ; le mépris insoutenable de la litté-rature populaire. Autrement dit critiquer rigou-reusement le production littéraire d’un notable c’est jalouser bien entendu son pouvoir. Citer des passages d’un livre c’est se contenter d’une par-tie, forcément médiocre, au détriment d’un tout, forcément lumineux. Ereinter un ou deux livres à succès, c’est postuler la supériorité des livres ignorés du grand public. Notons au passage qu’aucun de ces judicieux reproches ne concerne la qualité intellectuelle, objective, des critiques formulées par Jourde. A défaut de défendre ra-tionnellement la soupe qu’ils vendent, tout juste parviennent-ils ainsi à balbutier quelques affa-bulations hystériques. Ces trois types de procès d’intention sont en tous cas représentatifs de ce curieux climat quasi « stalinien » qui plombe le (non) débat actuel. […] Ne plus avoir à rendre compte de ce qu’on écrit est une régression. Et nous sommes à n’en pas douter dans une époque qui a horreur de la contradiction. Surtout lorsque cette contradiction concerne ce que l’époque, ou ses plus artistes représentants, s’emploie maladi-vement à dissimuler : sa médiocrité.

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Pierre Bottura, Oliver Rohe : Le Cadavre bouge encore

Avec La Littérature sans estomac, l’intrépide Pierre Jourde frappe fort. Responsable de la re-vue Hesperis, chroniqueurs aux ironies signalées de L’Atelier du roman, spécialiste de l’incongruité, il livre son point de vue piquant sur certaines fi-gures médiatiquement dominantes de notre lit-térature, un marécage dont Philippe Sollers et sa copine Josyane Savigneau connaissent bien les eaux inertes. Naguère, Jean-Philippe Domecq avait fait une mise au point aux éditions Esprit sous le titre Le Pari littéraire (1994). Mal lui en prit. Ses manuscrits furent ensuite refusés par ses édi-teurs habituels (ils craignaient l’omerta de la cri-tique à la botte) et ceux de sa compagne, Bélinda Cannone, subirent un sort inepte et malhonnête dans les pages du Monde des livres, tout à coup rigoureux celui-là. Nous ne doutons donc pas qu’il va nous tomber sur le coin de l’œil une nuée vengeresse. Nous attendons de savoir à quoi elle ressemblera, souriants d’avance à l’idée du spec-tacle (lippes dédaigneuses, coups de sang calcu-lés, colères télégéniques, indignations simulées, etc.) que ne manqueront pas de nous offrir les gugusses concernés. La gesticulation ridicule de leurs âmes damnées ne manquera non plus d’in-térêt.

Eric Dussert, L’Alambic

Allégrement, sur le mode jubilatoire et cepen-dant savant, [Pierre Jourde] dénonce, pour notre plus grand bonheur, cabotinage et imposture.

[…]

Il faut absolument, de toute urgence, lire cet essai qui enthousiasme, qui décoiffe et qui fait entrer un peu d’air pur par la fenêtre grande ouverte, sur ce que nous aimons par-dessus tout, la litté-rature.

Michel Paquot, Imagine

On aurait tort de réduire cet essai

[…]

à un simple pamphlet aigri et mesquin. Contrai-rement à un type d’ouvrages qui, le plus souvent, procèdent par allusions et assertions […] celui-ci est porté par une vraie rigueur et par une réelle noblesse de pensée

Jean-Charles Personne, La Une

Dans l’atmosphère assez lobotomisée du monde littéraire parisien, ce pamphlet écrit au vitriol constitue une véritable bombe.

[…]

Une telle franchise, un tel culot dans un milieu si putréfié sont tellement rares que le plaisir du lecteur s’en trouve décuplé.

[…]

A lire donc absolument pour empêcher le nau-frage de la pensée et la marée noire de l’abêtis-sement généralisé.

Séraphine Chevalier, Le Monde diplomatique

C’est la régalade de la semaine.

La cheftaine du «Monde des livres», championne de l’exclusion, de la fatwa et de l’oukase, Josyane Savigneau, a menacé des foudres judiciaires l’écrivain Pierre Jourde qui a eu le front de dé-noncer certaines méthodes qui voient le sec-tarisme le disputer à la connivence ! Bref, selon Josyane, la critique mal-pensante de la critique bien-pensante est passible des tribunaux. Bravo ! On espère ce procès: on en apprendra de belles !

Marianne

M. Jourde fait de la prose...

Qu’est-ce que c’est, au fond, que ce livre ?

Une compilation d’articles à charge traînant dans

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la boue la moitié de la jeune littérature française. Une descente en flammes gratuite de la plupart des auteurs et des critiques littéraires. Personne ne trouve grâce à ses yeux, sinon Gérard Gué-gan: avouez que c’est un peu court ! Quand un pamphlet ne propose ni argumentation sérieuse ni réflexion (ce qui est désolant de la part d’un professeur de lettres), ne subsiste que l’injure. Dès lors, qu’en retenir ? Tout simplement qu’en tapant fort on fait plus de bruit qu’en embras-sant. Ce livre est celui d’un professeur de fac à Grenoble, qui rêve d’un destin glorieux. Rien de plus. M. Jourde fait de la prose... pour tenter de se faire un nom.

Pierre-Louis Rozynès, Marianne

Populisme

[…] En ce moment, Josyane Savigneau, qui dirige Le Monde des livres, a quelques roquets sur les talons. Le premier s’appelle Pierre Jourde, il est prof de fac à Grenoble, il porte des lunettes de soleil sur les photos, il a écrit des insanités d’une vulgarité telle qu’elles l’ont propulsé comme pré-vu sur le plateau d’Ardisson et dans les colonnes de quelques feuilles avides d’affaires vite ficelées qui sentent la polémique sous prétexte que ce serait « salutaire ». En guise réponse à son écrit

[…]

Josyane Savigneau l’avait traité de « crétin des Alpes », ce qui n’avait pas calmé Pierre Jourde. Cornaqué par son éditeur, il a débuté une cam-pagne triomphale en province. De Fnac en foire aux livres, il débat à lui tout seul de l’ignominie de la littérature actuelle qui fait de l’ombre à sa propre œuvre de romancier […], comme l’autre jour, à Saint-Malo, où il s’est fait remarquer, avec ses complices […].

Pierre-Louis Rozynès, Livres Hebdo

Et voici qu’en matière de France moisie, comme dit l’autre, il est bien plus tard encore que nous ne le pensions. Passe encore que Blandine Krie-gel aille flirter à l’Élysée et Antoine Gallimard au rapport Place Beauvau, ce sont affaires de com-

merçants petit et grand. Mais que Mme Josyane Savigneau, critique littéraire, envoie (1) du papier bleu à Pierre Jourde, écrivain, voilà qui bouscule tous les entendements.

C’est arrivé, pourtant, après la publication, dans la livraison de septembre de la revue Chronic’art, d’un papier de Pierre Jourde en lequel celui-ci évoque la façon dont le supplément Livres du Monde (que dirige Savigneau) traita de son ou-vrage critique La Littérature sans estomac (2) — charge en règle contre toutes les sortes de connivences qui organisent l’exercice des pou-voirs au sein de la si mal dite «république des lettres» : des apparentements de «Jo.S.» avec l’éditeur Sollers (3) et avec la télé où elle reçoit sans vergogne son patron Edwy Plenel, en pas-sant par de plus discrets exercices de promotion dont le plus spectaculaire restera celui consacré à l’œuvre de Mazarine Pingeot, quiconque bricole dans le milieu sait cela. Sauf, semble-t-il, l’avo-cat Pierrat, dont il est à craindre que les diverses «mises en demeure» qu’il a envoyées à Jourde et à son éditeur le mettent demain dans la très inconfortable situation de devoir aller au bout de son propos — sauf à se dégonfler. Le risque de ce procès, dont il menace en des termes qui font se tordre de rire tout le mundillo, sera d’y voir traiter d’un magistère, et de mille petits arrangements avec la morale, la déontologie, l’éthique — toutes ces choses qui ronflent si bien dans les très ver-tueuses proclamations d’intentions et qui sont si allègrement foulées au pied dans leur quotidien exercice. Je crois qu’on va bien se marrer.(1) Et ce, par l’intermédiaire de son conseil, le bavard Emmanuel Pierrat, qui se pique d’être l’arbitre de toutes les mondanités juridico-édi-toriales (en cette matière, il défend tout ce qui bouge). Plus drôle: Emmanuel Pierrat a un jour écrit un roman.

(2) Édité à l’Esprit des péninsules.

(3) Et accessoirement éditorialiste copyright au Monde

Pierre Marcelle, Libération

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Le Cadavre bouge encore

Au-delà d’une théorie sur le rapport de l’écrivain à la langue, théorie que, soit dit en passant, tous ses détracteurs ont semble-t-il oublié de relever, l’arsenal utilisé dans ce livre pourrait se résumer, puisqu’il le faut, en quelques mots : citer les au-teurs auxquels il s’en prend – à juste titre. Les citer et les renvoyer à leur propre nullité. […] Sans vou-loir recenser l’intégralité des critiques invraisem-blables auxquelles La Littérature sans estomac a eu droit, au moins pouvons-nous en répertorier quelques-unes : l’acrimonie, la haine ou la jalou-sie personnelles de Pierre Jourde à l’égard d’un milieu auquel il a le malheur de ne pas apparte-nir ; la mauvaise foi et la partialité dans le choix des citations ; le mépris insoutenable de la litté-rature populaire. Autrement dit critiquer rigou-reusement le production littéraire d’un notable c’est jalouser bien entendu son pouvoir. Citer des passages d’un livre c’est se contenter d’une par-tie, forcément médiocre, au détriment d’un tout, forcément lumineux. Ereinter un ou deux livres à succès, c’est postuler la supériorité des livres ignorés du grand public. Notons au passage qu’aucun de ces judicieux reproches ne concerne la qualité intellectuelle, objective, des critiques formulées par Jourde. A défaut de défendre ra-tionnellement la soupe qu’ils vendent, tout juste parviennent-ils ainsi à balbutier quelques affa-bulations hystériques. Ces trois types de procès d’intention sont en tous cas représentatifs de ce curieux climat quasi « stalinien » qui plombe le (non) débat actuel. […] Ne plus avoir à rendre compte de ce qu’on écrit est une régression. Et nous sommes à n’en pas douter dans une époque qui a horreur de la contradiction. Surtout lorsque cette contradiction concerne ce que l’époque, ou ses plus artistes représentants, s’emploie maladi-vement à dissimuler : sa médiocrité.

Pierre Bottura, Oliver Rohe

Cher Pierre Jourde, c’est drôle, avant même d’ou-vrir votre livre intitulé La Littérature sans estomac, je savais ce que j’allais y trouver, et qui concerne l’estomac, justement : des aigreurs.

Comme le succès de vos romans, vendus à sept exemplaires, ne risque pas de vous monter à la tête, eh bien ce sont les acidités qui remontent. Ce n’est plus un pamphlet, c’est un ulcère. La seule chose que vous ne digérez pas, finalement, c’est votre anonymat. Vous attaquez Beigbeder, Darrieussecq et Sollers parce que votre rêve est de devenir Beigbeder, Darrieussecq et Sollers. Défendre Eric Chevillard vous rassure parce que, hormis Eric Chevillard et vous, personne ne lit Eric Chevillard.

Quant à votre discours, il est parsemé çà et là de jugements scatologiques (tel roman de Ma-rie Darrieussecq est une « crotte ») : mieux vaut n’avoir pas d’estomac que partager votre table des matières, si j’ose dire. Votre prose adore les lieux d’aisance : on s’étonnera dès lors qu’elle fasse si peu mouche. En réalité, vous me faites un peu de peine. Vous imaginer seul dans votre chambrette, loin du Flore que vous êtes le seul à idéaliser, en train d’être méchant avec ceux qui réussissent, cela m’émeut. Car j’ignore si j’ai un estomac, mais j’ai un cœur.

Yann Moix, Elle

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Florilège

Le livre tient parce que cette façon joyeuse de crever les baudruches s’appuie sur une concep-tion de la littérature qui est formulée en plu-sieurs endroits. De plus, Jourde analyse avec brio les tics d’écriture de tel ou telle dont les textes sont de la mauvaise littérature parce qu’ils <em>font</em> littéraire. […] Donc une grande bouffée d’oxygène, un peu d’hygiène dans les lettres, mais aussi une réflexion sur la littérature et le style. Après avoir bien déblayé le terrain, Jourde montre qu’il reste des raisons d’espérer.

Paul André Auguste Desalmand, Ecrire et Editer

Que répondez vous aux pamphlétaires et à Ma-rianne qui accusent régulièrement, et singulière-ment en ce moment, Sollers d’être trop proche du «Monde des livres;» et de sa rédactrice en chef ?

Ridicule. Sollers ne fait pas le menu du «;Monde des livres». Josyane Savigneau assume des goûts, des choix, des enthousiasmes, des colères, avec Jean-Luc Douin, Patrick Kéchichian et toute l’équipe du «&nbsp;Monde des livres&nbsp;». Nous nous réunissons, je vis ces discussions, j’y participe, et leur règle, plutôt généreuse, c’es-t&nbsp;: celui qui aime écrit l’article. Derrière les attaques contre <em>Le Monde des livres</em> se cache une jalousie et peut-être même un re-fus de la liberté.

[…]

Que déduisez-vous alors de ces attaques ?

J’y vois ce refus du débat, cette préférence pour l’anathème que j’évoquais au début de cet entre-tien. J’y vois aussi une détestation de la liberté, surtout de la liberté assumée et revendiquée.

Le liberté de celles et de ceux qui refusent les places assignées, les rôles convenus, les carrières tracées. De ceux qui assument des identités mé-tisses, bâtardes, mêlées

E. Plenel, interrogé par PL. Rozynès, Livres Hebdo

Le fait d’être calomniée par Pierre Jourde me pré-vient-il de toute possibilité de juger son livre sur le fond ? Je ne le crois pas. Qu’est donc ce livre ? Ce n’est pas un pamphlet, qui suppose un style et un angle particuliers. C’est donc un essai. Or, comme essai, surtout venant d’un universitaire, il me paraît faible, maniant plutôt l’invective (qui conviendrait mieux au pamphlet) que l’analyse des textes. Par exemple, traiter Olivier Rolin de «Richard Clayderman de la littérature» n’apporte rien au débat sur la littérature française contem-poraine. En outre, il n’apparaît pas que Pierre Jourde ait lu tous les livres des écrivains qu’il dé-molit, ce qui est dommageable. Il attaque des écrivains que je n’aime pas, comme Marie Dar-rieussecq ou Camille Laurens, et je ne le trouve pas plus convaincant que lorsqu’il attaque ceux que j’apprécie, comme Christine Angot ou Michel Houellebecq. Selon lui, la critique porte la res-ponsabilité de l’émergence de ces romanciers qu’il déteste. Là encore, aucune analyse, mais la désignation d’un journal: le Monde (qui soutient ceux que Jourde assassine, mais aussi ses préfé-rés comme Valère Novarina ou Eric Chevillard). Selon Jourde, <em>le Monde des livres,</em> dont j’ai la responsabilité avec Jean-Luc Douin et Patrick Kéchichian, est <em>«l’organe du com-battant majeur»</em>: Philippe Sollers, qu’il ne tient pas pour un grand écrivain, ce qui est son droit, même si ce n’est pas mon avis. Mais af-firmer - sans aucune enquête -que les choix du <em>Monde des livres</em> sont inspirés par Sollers est simplement absurde et injurieux pour toute l’équipe. Quant à moi, je suis lassée que dès qu’une femme occupe un poste de responsabili-

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té on cherche l’homme derrière. J’aimerais qu’on sorte du XIXe siècle.

Josyane Savigneau, Marianne

C’est la régalade de la semaine. La cheftaine du «Monde des livres», championne de l’exclusion, de la fatwa et de l’oukase, Josyane Savigneau, a menacé des foudres judiciaires l’écrivain Pierre Jourde qui a eu le front de dénoncer certaines méthodes qui voient le sectarisme le disputer à la connivence ! Bref, selon Josyane, la critique mal-pensante de la critique bien-pensante est passible des tribunaux. Bravo ! On espère ce pro-cès: on en apprendra de belles !

Marianne

Il y a plus de cinquante ans, Julien Gracq s’es-saya, avec «La Littérature à l’estomac», à un genre qui ne paraissait pas avoir jusque là ses faveurs, le pamphlet. […] La critique bien pensante (de droite comme de gauche) s’indigna qu’un mo-deste professeur (Gracq l’était) se permît d’écrire que si la crise de la littérature n’était pas cer-taine, la «&nbsp;crise du jugement littéraire&n-bsp;» crevait les yeux. Pourtant, plus circonspect qu’imprécateur, Gracq s’abstenait, à de rares exceptions près (Simone de Beauvoir) de dire tout le mal qu’il pensait de ses contemporains. Il préféra s’en tenir à une thèse simple, quoique vigoureuse&nbsp;: «&nbsp;l’écrivain français se donne à lui-même l’impression d’exister bien moins dans la mesure où on le lit que dans la mesure où on en parle&nbsp;». Or l’accélération des techniques de «&nbsp;communication&n-bsp;» […] n’a fait que renforcer sa thèse. {…] Voi-là en quoi l’entreprise de Pierre Jourde vient à point nommé. Lui aussi est professeur, lui aus-si écrit des proses dont les clercs se régaleront dans cinquante ans. […] sa plume s’apparentant

davantage au sabre d’abordage qu’à l’épée de cour, gare à celles et ceux qui auront eu la mau-vaise idée d’attirer son attention. Il les pourfend avec ardeur et habileté. Jamis de moulinet ni de reculade. […] Jmais de coup en traître. Citations à l’appui, le justicier cherche toujours à convaincre avant de porter en terre l’ennemi. [&nbsp;…] Un bon conseil, allez-y voir. Un homme libre, ça ne se rencontre pas tous les jours.

Gérard Guégan, Sud Ouest

Allégrement, sur le mode jubilatoire et cepen-dant savant, [Pierre Jourde] dénonce, pour notre plus grand bonheur, cabotinage et imposture. […]Il faut absolument, de toute urgence, lire cet essai qui enthousiasme, qui décoiffe et qui fait entrer un peu d’air pur par la fenêtre grande ou-verte, sur ce que nous aimons par-dessus tout, la littérature.

Jean-Charles Personne, La Une

On aurait tort de réduire cet essai […] à un simple pamphlet aigri et mesquin. Contrairement à un type d’ouvrages qui, le plus souvent, procèdent par allusions et assertions […] celui-ci est porté par une vraie rigueur et par une réelle noblesse de pensée.

Michel Paquot, - Imagine

Avec La Littérature sans estomac, Pierre Jourde vient de commettre un livre d’une imprudence difficilement pardonnable. A part le dernier tiers, consacré aux éloges, est-il bien raisonnable, au-jourd’hui de se mettre en deux-cent trente pages autant d’ennemis sur les bras ? Mais Jourde n’a cure d’aujourd’hui : il nous réveille d’abord

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de notre sommeil médiatique et nous invite à mieux choisir nos lectures. On ne se débarras-sera pas facilement d’un pareil ouvrage, et son traitement au lance-flammes par Jean-Luc Douin dans <em>Le Monde des livres</em>, bien loin de les réfuter, ne peut que confirmer les soup-çons portés à l’encontre du très officiel supplé-ment. Au-delà du (réjouissant) jeu de massacre, Jourde pose en effet quelques questions cru-ciales, et très contemporaines, qui interdisent à ses adversaires de l’exécuter en retour sans effet boomerang. Qu’est-ce que journalisme ou le jeu médiatique font à la littérature&nbsp;? Comment le repli sur l’authenticité, sur la proximité et la confusion des émotions constitue pour l’art et l’œuvre une démission mortelle&nbsp;; pourquoi la mauvaise critique chasse la bonne&nbsp;; quelle communauté désœuvrée et quelle sorte de «&nbsp;démocratie&nbsp;» nous préparent de pareilles oeuvrettes?<

Daniel Bougnoux

Cher Pierre Jourde, c’est drôle, avant même d’ouvrir votre livre intitulé La Littérature sans es-tomac, je savais ce que j’allais y trouver, et qui concerne l’estomac, justement&nbsp;: des ai-greurs. Comme le succès de vos romans, ven-dus à sept exemplaires, ne risque pas de vous monter à la tête, eh bien ce sont les acidités qui remontent. Ce n’est plus un pamphlet, c’est un ulcère. La seule chose que vous ne digérez pas, finalement, c’est votre anonymat. Vous attaquez Beigbeder, Darrieussecq et Sollers parce que votre rêve est de devenir Beigbeder, Darrieus-secq et Sollers. Défendre Eric Chevillard vous rassure parce que, hormis Eric Chevillard et vous, personne ne lit Eric Chevillard. Quant à votre dis-cours, il est parsemé çà et là de jugements sca-tologiques (tel roman de Marie Darrieussecq est une «&nbsp;crotte&nbsp;»)&nbsp;: mieux vaut

n’avoir pas d’estomac que partager votre table des matières, si j’ose dire. Votre prose adore les lieux d’aisance&nbsp;: on s’étonnera dès lors qu’elle fasse si peu mouche. En réalité, vous me faites un peu de peine. Vous imaginer seul dans votre chambrette, loin du Flore que vous êtes le seul à idéaliser, en train d’être méchant avec ceux qui réussissent, cela m’émeut. Car j’ignore si j’ai un estomac, mais j’ai un cœur.</div> Séraphine Chevalier, Le Monde diplomatique

Dans l’atmosphère assez lobotomisée du monde littéraire parisien, ce pamphlet écrit au vitriol constitue une véritable bombe. […] Une telle franchise, un tel culot dans un milieu si putréfié sont tellement rares que le plaisir du lecteur s’en trouve décuplé. […] A lire donc absolument pour empêcher le naufrage de la pensée et la marée noire de l’abêtissement généralisé.

Yann Moix, Elle

Notre siècle de consensus mou avait oublié le choc salutaire du pamphlet. Grâces soient ren-dues à Jourde, ange exterminateur venu débou-lonner les écrivains à la mode, frapper d’estoc et de taille un monde qui confond désormais Blondin et tirage, qui chpsalmodie et qui éche-noze. Il n’est pas bon Houellebecq que de Paris. Jourde est un monstre de jubilation. Il remonte les bretelles, dégonfle les baudruches, met les rieurs ( jaunes;?) de son côté, aligne le régional de l’étape, prépare les épitaphes. Jourde n’est pas culotté simplement, il maîtrise son sujet et possède un art de la formule qui ravale le coup de Jarnac et la botte de Nevers au rang de fi-gures d’opérette. S’il n’en reste qu’un à lire, c’est à coup sûr celui-là.

L’Express

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Une partie de la France littéraire s’ennuie. Elle se cherche une révolution moderne avec des com-plots à déjouer, des statues à déboulonner et des frappes chirurgicales. Ses objectifs&nbsp;? «&nbsp;Le Monde des livres&nbsp;», sa rédac-trice en chef Josyane Savigneau, Philippe Sol-lers qui y collabore, plus quelques écrivains […] Pierre Jourde a ouvert le feu de cette critique de la critique journalistique au printemps der-nier avec un essai, «&nbsp;La Littérature sans estomac&nbsp;», récompensé par l’Académie française. Dans cette lutte raffarino-littéraire de la France d’en bas contre la France d’en haut, Alain Soral tient également son rôle […] Ce rien de bien nouveau va faire parler dans quelques arrondissements de la capitale. Il n’en nourrira pas pour autant le débat intellectuel. Les bran-chés de <em>Chronic’art </em>et les contesta-taires derrière Jean-Philippe Domecq ont fait du « Monde des livres&nbsp;» leur book émissaire avec des arguments qui ne pèsent pas lourd. […] En fin de compte, on reprendrait volontiers à Phi-lippe Muray sa savoureuse formule pour qualifier ces nouveaux révoltés de «mutins de Panurge;».

Laurent Lemire, Le Nouvel Observateur

Au début de l’année, Pierre Jourde avait affiché le même mal dans La Littérature sans estomac. Il faisait feu sur le Quartier général, dégommant Houellebecq, Beigbeder, Olivier Rolin, mais on sentait son dépit de ne pas avoir un strapontin parmi eux. Il vient de recevoir le prix de la cri-tique de l’Académie française. Tout arrive au pays de la censure. Avouons-le : les charges répétées contre Josyane Savigneau la rendent de plus en plus sympathique, tant de hargne visant néces-sairement de vraies qualités. […]

Sébastien Lapaque, Le Figaro

Contrairement à ce que pourrait faire croire ce titre, l’auteur de cet essai n’a pas la carrure de polémiste de Julien Gracq – ne serait-ce que par la plume qui laisse parfois à désirer. […] S’il arrive que l’auteur s’embrouille dans ses démonstra-tions et, pire, ne maîtrise pas toujours les ardeurs de ses récriminations, il n’en décèle pas moins certains travers inquiétants

[…]

L’on n’est pas forcément convaincu par la justesse de certains développements fâcheusement dithyrambiques sur des passages on ne peut plus fumeux. Toujours est-il que cet ouvrage sa-lutaire dénonce nombre de facilités indigestes et navrantes qui fatiguent les lecteurs exigents.

Anne-Estelle Leguy, Ciné libre

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Entretien Chronic’Art : Propos recueillis par Pierre Bottura

Premier upercut asséné au cercle privé de l’establishment littéraire, «La Littérature sans estomac» fait beaucoup parler de lui et de son auteur, Pierre Jourde. La réaction immédiate des cibles fut de classer l’ouvrage dans la catégorie du pamphlet (donc de la frustration aigre) ou de l’Université (donc de l’aigreur frustrée), tout cela ayant pour but manifeste de ne pas lui donner le moindre crédit littéraire. Rencontre avec un lecteur, écrivain de surcroît, et qui n’a pas décidé de mâcher ses mots.

Chronic’art : Un des objectifs de la Littérature sans estomac est de renouer avec le pamphlet dont Barbey d’Aurevilly et Bloy, que vous évoquez, furent les plus salutaires représentants. Avez-vous fait vôtre cette assertion de Barbey selon laquelle, «arrivés à cette heure de civilisation, la vérité doit être dite avec une sainte impudence» ?

Pierre Jourde : Ca va être difficile de ne pas être d’accord avec ce genre de phrase. Cependant, au départ de ce livre, il n’y a pas eu de volonté précise de faire un pamphlet, ni de jeter un pavé dans la marre ou de faire preuve d’impudence. Je crois que ça s’est fait naturellement, sans projet concerté. Je ne connais pas bien, au fond, le monde de la littérature contemporaine -du moins jusqu’à présent. Au départ, j’ai commencé à publier des articles dans la revue Hespéris avec une sorte de naïveté. Puis le livre est né du rassemblement de ces articles, avec une réception à laquelle je ne m’attendais pas tout à fait. Ca ne relevait pas, je le répète, de l’ordre de l’impudence. Si au départ une idée a présidé ce livre, c’était celle d’une réflexion sur la littérature et qui passait par différents modes d’expression. A la fois le mode sérieux et, en négatif, le mode de la moquerie ou de la satire mais dont il se dé-gagerait une certaine conception des livres et des problèmes qui peuvent les affecter. Certains l’ont vu quand d’autres m’ont tout de suite engouffré dans le créneau du pamphlet. J’aime surtout bien m’amuser et je dois avouer m’être bien amusé à écrire de la critique. Je ne suis même pas sûr, au final, que La Littérature sans estomac soit un pamphlet mais plutôt un ouvrage riche d’une dimension sa-tirique. Je joue avec les textes et tente de démontrer qu’un mauvais texte a une très grande capacité comique.

[…]

Une partie de la littérature contemporaine est caractérisée par son esprit de sérieux, son manque d’humour, et je dois dire que la plupart des auteurs que j’ai attaqués -à l’exception de Beigbeder- se caractérisent par leur enfermement dans une sorte de pathos, de discours ampoulés ou dans une respectabilité inaltérable. Je suis souvent frappé par l’écart entre le discours contemporain de «l’ar-tiste dérangeant» (alors qu’il y a longtemps que les pires excès ne dérangent plus qui que ce soit…) et le fait que l’on n’accepte plus du tout la satire ou l’humour. On veut déranger et être respectable à la fois, ce qui est pour le moins curieux. Personnellement, ce genre de catégories ne m’intéresse pas du tout : je n’ai ni l’ambition de déranger ni celle de la respectabilité;

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Une grande partie de notre littérature, écrivez-vous, «peut se ranger dans la catégorie documents humains» ou celle, ouverte au possible, de «roman». Ne doit-on pas en imputer la faute, outre le mercantilisme effréné des éditeurs, à l’absence grandissante, chez les écrivains, d’un réel acquis du patrimoine littéraire, voire d’un déni profond de celui-ci ?

En partie, je crois que certains textes de mauvaise qualité sont issus de gens dont le rapport au pro-blème qu’est la littérature me semble insuffisant. Dans le cadre du «document humain», il y a quelque chose de plus général qui renvoie au social. C’est le symptôme de la société occidentale qui est de considérer que la singularité individuelle vaut en soi, quelle qu’elle soit. Chacun devient intéressant, quoiqu’il ait à dire. Cette idée, au départ, n’est pas fausse si nous considérons tout individu comme un monde, un univers ; le problème est que la littérature -c’est une vertu que nous pourrions lui ac-corder- a pour but de rendre problématique cette question de l’individualité et de la singularité. La littérature est bien plus que de la représentation ; et la création et la lecture sont un apprentissage du dépassement de l’individualité car elle risque sans cesse d’être un effondrement sur soi-même. C’est pourquoi je pense que l’esthétique du document humain est une esthétique de l’appauvrissement qui se base sur la valeur de l’individu. La Littérature sans estomac répète simplement que la littéra-ture est cet apprentissage du dépassement de tout ce qui peut être considéré comme un donné : le donné psychologique, le donné du réel et celui du langage. On devient véritablement écrivain à partir du moment où la littérature devient l’apprentissage de la perte du dépassement de ces don-nés. L’écrivain, telle est ma conception, se plonge dans le langage par haine du langage, comme il se plonge dans lui-même par haine de lui-même et dans le réel par haine du réel. Son travail consiste en cette tentative de sauter toujours au-delà, sans forcément y parvenir toujours. Proust le dit très bien dans [le passage sur ] la sonate de Vinteuil : «créer en soi le vide». Ce vide crée en nous l’espace ou peut descendre la grâce, où tout ce donné puisse être, non pas derrière, mais devant nous, tel un réel qui se créera sans cesse.

De par le travail qu’il mène sur l’individualité appréhendée sous toutes ses couches complexes, un auteur comme C.L. Combet s’oppose positivement à cette quincaillerie de la petite vie anodine telle que nous la vend Camille Laurens, par exemple.

Dans le cas de la matière individuelle, on peut opposer Camille Laurens et C.L. Combet. Chez ce der-nier, à force de creuser et de réitérer le discours sur soi, il rencontre son dépassement à lui. Là, tout à coup, il rejoint l’espace où C.L. Combet n’est plus qu’un mythe ; alors que chez C. Laurens, on ne se désenglue pas de la vie de C. Laurens dans la mesure où celle-ci fait appel à de vieilles resucées cen-sées lui donner quelque justification. Ecrire, me semble-t-il, c’est justement perdre toute justification, se montrer à soi, comme aux autres, à quel point on est sans arrêt injustifié. Sartre dit ça.

Pilippe Sollers, qui ouvre les attaques de La Littérature sans estomac, est à l’inverse la figure de l’au-tojustification permanente. Sollers, de plus, est le prototype officiel de l’écrivain censé «déranger». C’est son fonds de commerce. Ne sommes-nous pas ici en présence du plus beau cas de collusion entre la littérature et un journalisme privilégiant le clientélisme au détriment du sens critique ?

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Toute l’entreprise de Sollers consiste en une perpétuelle autojustification, un rattrapage, une construc-tion de soi-même. Nous sommes à l’inverse exacte de ce qui fonde la littérature. Sollers incarne l’an-ti-littérature, la mort de celle-ci puisqu’il n’arrête pas de prétendre qu’elle est définitivement morte alors qu’elle est bien vivante, mais d’une autre façon que celle qu’il écrit. Seulement il ne la voit pas. Tous les auteurs dont parle Sollers dans le Monde des livres finissent un peu par être plombés et à en pâtir. Mallarmé, Bataille, selon lui, sont victimes d’un complot pour ne pas les lire, les entendre…Devant leurs oeuvres complètes, Sollers dira qu’il s’agit d’un enterrement. C’est tout de même curieux : dès que l’on republie un auteur dont il parle, c’est un enterrement ; c’est-à-dire, à ses yeux, une vo-lonté manifeste de ne pas lire cet auteur. Le problème est qu’il utilise ces auteurs pour faire un effet d’annonce : voilà que ceux-ci n’ont jamais été pensés et que lui, Philippe Sollers, il peut les penser. Lui, il les pensera.

«Arrêtez-moi ou je pense», lui faites-vous dire.

Ou bien c’est le syndrome du «je peux le faire». «Vous pouvez le faire ? Oui, je peux le faire. Il peut le faire!» Il peut le faire mais ne le fait pas puisqu’il ne parle jamais de ce qu’il annonce. Sinon, il en parle sous le mode de la dénégation. Le cas de Mallarmé est typique : au dix-neuvième siècle, aux yeux de Sollers, il y avait une sorte de complot -c’est vraiment obsessionnel chez lui- de la bourgeoisie pour faire de la littérature nihiliste, négative, et ça c’est pas bien puisqu’il ne faut pas être nihiliste. En revanche, Mallarmé ce n’est pas de la littérature négative, parce que Mallarmé échapperait à son époque. Très bien. En quoi Mallarmé échappe-t-il à son époque ? Réponse de Sollers : parce que. La réponse est on ne peut plus claire : parce que ! Parce qu’il est Mallarmé, voyons. Et ça ne va pas plus loin que ça. Sans compter que l’idéologie de l’écrivain éternel échappant à son époque, au fond, qu’est-ce que c’est ? Une conception ressortie, précisément, par le XIXe siècle…

C’est-à-dire un moment historique où l’on s’aperçoit que l’on est dans l’Histoire (depuis la Révolution française), et que la littérature serait peut-être ce qui parviendrait à échapper à l’Histoire. Autrement dit Sollers, grand contempteur du XIXe siècle, est un écrivain et un penseur enraciné dans le XIXe siècle. Son plus bel idéologue. L’autre grande idée de Sollers est que le XIXe siècle est médiocre à l’exception de… tous les écrivains du XIXe siècle. Ceux-ci, attention, sont bien évidemment très peu représentatifs du XIXe siècle ! Baudelaire, Mallarmé, Flaubert, ce n’est pas du tout dans le XIXe siècle, n’est-ce pas. Finalement, tout ça finit par tourner au ridicule. L’étonnant est que cela continue d’être pris au sérieux ; pire : que ça fasse encore l’objet d’un éloge sans discussion aucune dans des publi-cations prétendues sérieuses comme le Monde des livres, par exemple. Je crois qu’un discrédit consi-dérable, à partir de là, s’attache à ce supplément littéraire. Le discours de Sollers est très clair : il est un notable mais il est persécuté. On connaît parfaitement ce genre de positions : ce sont celles des régimes totalitaires. C’est l’encerclement de l’URSS, par exemple. Ca justifie tous les abus de pouvoirs et toutes les répressions. Que ça occupe beaucoup d’espace, c’est incontestable. Il devient difficile de respirer et de parler autrement. Mon espoir est que les choses, désormais, commencent à tourner et que le système Sollers, qui sent vraiment la mort et le moisi, s’efface. Mais il sera de toute façon remplacé. Le tout est de profiter du changement de règne pour pouvoir avancer quelques idées.

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La Littérature sans esomac met en avant plusieurs écrivains. Très peu, cependant, sont de jeunes auteurs.

Eric Chevillard n’est pas non plus un vieillard. Mais il est vrai que je commence à lire de jeunes auteurs tout à fait merveilleux. Je pense à Pierre Senges, que je suis en train de découvrir avec ravissement.

Quelles ont été les différents types de réactions qui ont accueilli votre ouvrage ?

Celle de Beigbeder a été marquée d’une incontestable intelligence et d’un véritable sens de l’hu-mour. Il m’a même dit, à titre personnel, qu’il essaierait de faire attention pour son prochain livre ! Il est très malin. Sa critique de l’éternelle aigreur du polémiste tombe à plat. Il m’a aussi reproché une prétendue défense des avant-gardes. Ca tombe aussi à plat dans la mesure où l’école de Brive, que je défends par ailleurs, s’oppose à l’avant-garde. Jean Echenoz ou Eric Chevillard, dans leur post-mo-dernité, représentent vraiment le contraire de l’avant-garde.

Mon livre, je ne m’y attendais pas, est tout de même beaucoup recensé. Le Monde des livres, cet «axe du Bien», a évidemment accueilli mes propos avec véhémence. La caractéristique de ce genre de système intellectuel, de toute façon, est marquée par une certaine paranoïa. Dès que l’on porte une critique de fond sur ce qui se fait dans le monde des livres, ou sur les pratiques éditoriales, on le fait immédiatement pour des raisons idéologiques. Et c’est vraiment dommage. La Littérature sans estomac a ses défauts et je suis totalement ouvert à toutes les critiques qu’on serait amené à lui faire, mais que celles-ci soient justes. Je ne suis pas pamphlétaire, ni retranché dans le camp universitaire, mais écrivain. J’aimerais d’ailleurs beaucoup que l’on considère cet ouvrage sous cette optique.

La « peoplelisation » des auteurs vous agace. N’est-il pas légitime de concilier une démarche d’écrivain avec une autre activité, dans la sphère de la communication ou du show-business notamment ? Après tout, rares sont les auteurs qui peuvent vivre des ventes de leurs œuvres …

Cette question n’est pas centrale dans La Littérature sans estomac, mais elle mérite qu’on s’y attarde. Le débat littéraire est trop souvent faussé par les amalgames et la confusion. Il faut distinguer deux choses : l’exercice d’une activité professionnelle et la marchandisation. Il est légitime, pour un écri-vain, d’exercer l’activité professionnelle qui lui convient. Je ne vois pas pourquoi un écrivain ne préfé-rerait pas être journaliste, publicitaire, magnat de l’industrie, top model ou colonel de parachutistes plutôt que de vivre aux crochets de sa mère, ou d’être clochard, épave sublime, ou bien simplement professeur comme les écrivains le sont ordinairement de nos jours. Il faut vivre, et il n’y a plus beau-coup de rentiers comme Proust ou Flaubert. De même, il est légitime que l’écrivain cherche à se faire connaître, en passant par la télévision, la radio, les journaux. Simplement, en général, c’est le contraire qui se passe : le top model ou le journaliste, déjà célèbre, en profite pour accumuler un peu plus de valeur symbolique en faisant l’écrivain. Il dispose à l’avance d’un capital de notoriété qui lui permet-tra de publier n’importe quoi. En outre, ce qui pose problème, c’est la marchandisation, c’est à dire

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la soumission de l’écrivain aux media qui lui demandent de se prostituer. Je veux bien qu’un écrivain utilise les media pour dire quelque chose de son œuvre. Au moins pour signaler qu’elle existe. Mais que l’œuvre devienne un prétexte pour parler de ses amours, de ses recettes de cuisine, de son goût pour le jardinage, c’est à dire pour alimenter le voyeurisme généralisé, je trouve cela répugnant. Alors la littérature devient une activité d’animation comme une autre, un simple auxiliaire du fétichisme de la célébrité.

En ouvrant La littérature sans estomac, le lecteur peut s’attendre à trouver une analyse détaillée du fonctionnement du monde de l’édition, l’équivalent pour le monde littéraire des investigations me-nées par Pierre Carles dans le monde de la télévision. Or, à part la mise à nu du « système Sollers » et la critique en creux de l’économie des prix littéraires, vous ne poussez pas à fond cette démarche, préférant vous concentrer sur la critique littéraire stricto sensu. Pourquoi ce choix ?

Pourquoi le lecteur aurait-il une attente particulière en ouvrant ce livre ? Qu’est-ce qui annonce en lui une analyse de type plutôt sociologique ? Non seulement je ne pousse pas à fond cette démarche, mais ce n’est pas celle du livre, et je n’y ai recours que comme un accessoire de mon argument de fond. Ce type de travail critique sur le fonctionnement de l’édition a été fait, et bien fait, par Jean-Phi-lippe Domecq (mais il va aussi plus loin que ça) dans Le Pari Littéraire, et plus récemment par Maxime Benoît-Jeannin dans La Corruption Sentimentale. Je ne vois pas pourquoi ce serait la seule approche légitime, la seule à laquelle on doive s’attendre, sinon parce qu’elle est justement celle qui est le plus souvent pratiquée. En outre, ma spécialité, c’est le travail sur le style, le corps du texte. Pourquoi fe-rais-je autre chose que ce que je sais faire ? On analyse le montage des coups littéraire et la fabrica-tion des prix, on présente tel ouvrage en parlant de son auteur ou du sujet du livre, mais qui parle du texte ? Qui regarde de près les mots, les phrases en essayant de fonder un jugement littéraire ? J’ai précisément écrit cet ouvrage parce que j’étais las qu’on ne cesse de parler autour des textes et non pas des textes. S’il a quelque chose de nouveau, c’est peut-être cela. Je suis assez surpris, d’ailleurs, par le nombre de gens qui me demandent : « pourquoi avez-vous fait cela plutôt qu’autre chose ? ». Cela me laisse un peu perplexe.

Comment l’institution littéraire (auteurs, éditeurs, journalistes, etc.) a-t-elle accueilli votre travail ? Pensez-vous que votre message puisse être entendu aujourd’hui, et qu’il soit possible de lutter contre les maux que vous décrivez (production surabondante, médiocrité des œuvres, pouvoir du marketing littéraire, consensualisme et collusions du milieu littéraire, etc.) ?

A ma grande surprise, les critiques ont été très nombreuses, et très majoritairement favorables. J’au-rais aimé être violemment pris à partie sur des points importants. Parmi mes détracteurs, je n’ai trouvé que des menteurs à la petite semaine (Jean-Luc Douin du Monde des livres, qui m’attribue des formules sur Sollers que j’ai tirées de son propre journal, Pierre-Louis Rozynès de Livres hebdo qui prétend que je n’aime que Gérard Guégan contre l’évidence du livre qu’il critique), des marchands de clichés (sur le mode : le critique est un aigri) ou de purs idiots (Patricia Martin de France Inter qui estime qu’on méprise le public parce qu’on se moque de la soupe que les marchands lui servent). Je

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ne sais pas dans quelle mesure le message peut être entendu, parce que même certains articles favo-rables reposent sur un malentendu. Il faudrait qu’un livre soit vraiment lu pour que le message passe, et parfois je me pose la question : l’a-t-il été ? Ce qui est très encourageant en revanche, ce sont toutes les lettres de lecteur me disant qu’ils en avaient assez que la critique soutienne sans sourciller des livres d’une bêtise à hurler. Je ne crois pas qu’on puisse vaincre la grosse machine à produire de mauvais livres. Mais on peut essayer de donner des coups d’épaules pour ménager le petit espace dont ont besoin les vrais livres. Le rire est un moyen très efficace pour cela. Nous avons besoin de satires, il n’y en a plus beaucoup, et lorsqu’elles sont réussies elles peuvent toucher un large public. Faisons rire aux dépens des pompeux et des bien-pensants.

A vous lire, on comprend qu’il n’y a pas que la mauvaise littérature qui vous agace. L’époque elle-même, toute la culture contemporaine, vous déprimerait-elle ?

On veut à tout prix qu’un critique soit un ronchon qui déteste son époque, sur le mode habituel : « il n’y a plus rien, ma pauvre dame ». C’est le discours que tient Sollers, ce n’est pas le mien, loin de là. D’ailleurs je ne vois pas comment La Littérature sans estomac, qui s’enthousiasme pour Chevillard, Jean-Pierre Richard, Novarina, Michon, Louis-Combet, Petit, Richard Millet pourrait laisser supposer une telle attitude. Je considère que, littérairement, artistiquement, notre époque est une des plus riches, des plus foisonnantes que nous ayons connues depuis longtemps. L’absence d’écoles consti-tuées ou de tendances idéologiques rend les choses moins claires, moins repérables qu’avant, mais cela n’a pas l’air d’inhiber la création, bien au contraire. Je ne cesse de lire des romans de jeunes écri-vains qui m’enchantent, la poésie est en plein renouvellement, je vois des spectacles passionnants, je croise des peintres excellents. Je ne me plains pas, je jubile ! et si je ronchonne, c’est que je n’ai pas le temps de tout voir et de tout lire. C’est plutôt cela qui m’angoisserait. On verra mieux tout cela dans vingt ou trente ans, mais c’est maintenant qu’il faut défendre ces artistes. Le problème est celui de la visibilité, condition de la survie. Dans la masse de la production artistique, trop d’imposteurs prennent toute la place, et conduisent à penser, à tort, que la création contemporaine est sans inté-rêt. Ma position est simple : qu’on en finisse avec les deux discours aussi nocifs, aussi démobilisateurs l’un que l’autre : d’un côté « il n’y a plus rien », de l’autre : « si vous critiquez un artiste contemporain, vous êtes un réactionnaire ». L’enthousiasme ne prend pleinement son sens que sur le fond de ce que l’on rejette. C’est cela, la vie artistique. Le nihilisme ou l’adhésion obligatoire, c’est la mort.

Votre travail appelle une réflexion sociologique sur le statut de la littérature et de l’auteur : com-ment expliquez-vous qu’en France, aujourd’hui, l’écrivain demeure un personnage mythique, for-tement valorisé, conduisant ainsi des cohortes de jeunes gens à tenter leur chance, malgré un manque de talent évident ?

Pourquoi c’est ainsi en France, je n’en sais rien, j’imagine qu’une ancienne et riche tradition littéraire ne disparaît pas comme ça. Et c’est heureux. En outre, notre système éducatif valorise l’image de l’écrivain. Beaucoup de gens écrivent, il y a forcément du déchet, mais dans la masse on trouve des quantités de gens intéressants. Leur problème est de publier : les éditeurs, accablés de manuscrits,

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ne voient plus rien, et jugent trop souvent, à mon sens, sur des critères peu littéraires.

Peu d’auteurs semblent trouver grâce à vos yeux. Pensez-vous poursuivre votre travail et, si oui, vers quels auteurs dirigerez-vous vos flèches ? Que pensez-vous des auteurs en vogue, promus par la critique et/ou le public ?

Si si, beaucoup d’auteurs « trouvent grâce à mes yeux », énormément, et plus que cela, je les admire, ils me bouleversent. Simplement La Littérature sans estomac a mis l’accent sur le pamphlet, parce qu’on en avait besoin, il me semble. Je poursuivrai sans doute ce travail, mais je ne tiens pas à devenir le censeur de service. Je le ferai pour le plaisir de rire ou pour le plaisir de prendre une bonne colère. Il y a des ridicules tentants : les bien-pensants qui font les libérateurs, les néo-académiques qui jouent les révoltés, les marchands de poncifs et de bons sentiments qui font les dérangeants, dans le genre de Guillaume Dustan, Alina Reyes, Stéphane Zagdanski. Pensée absente, style à pleurer, couverture médiatique garantie. Ils pensent que se mettre nus couvrira, si j’ose dire, leur absence radicale de propos. C’est encore la marchandise. Quant aux « auteurs en vogue », je n’en pense rigoureusement rien, parce que pour moi ça ne veut rien dire en termes de qualité, il n’y a pas de relation nécessaire entre le succès et la qualité, ni dans un sens ni dans un autre. Il y a de grands romanciers populaires, il y a des marginaux insupportables, et vice versa. Qu’on prenne un livre précis, vendu à 500.000 ou à 40 peu importe, qu’on le lise attentivement, et on pourra parler. J’aime bien la précision, et j’aime bien qu’on parle des choses elles-mêmes, pas du vent.

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A) Dans ce pamphlet, sans mâcher les mots, vous montrez que, dans le petit univers de la littérature française, « le roi est nu . Vous exposez à la risée du public des extraits qui trahissent cruellement leur vacuité, et, surtout, vous démontez ce mécanisme huilé qu’est le système éditorial (mainmise sur les prix littéraires, presse, etc.). Est-ce en tant que critique ou en tant qu’écrivain que vous avez réagi à ce cercle vicieux ?

Je tiens d’abord à dire que La Littérature sans estomac s’attaque à un type bien particulier d’ouvrage, et pas du tout à l’ensemble de la littérature contemporaine. Nous vivons, en France, une époque riche en créations passionnantes, même si la disparition des écoles ou des grands mouvements rend les choses moins claires. Je m’attache à défendre beaucoup de jeunes écrivains. Mais aujourd’hui, on fait passer des écrivains de seconde zone, racoleurs et médiocres, pour des auteurs de qualité. Ce qui eût été naguère relégué dans la littérature bas de gamme (Angot, Laurens, Beigbeder) est promu, par des périodiques respectable, comme vraie création contemporaine. La responsabilité en incombe à la critique. Elle a perdu toute crédibilité auprès des lecteurs et des libraires, à force de faire l’éloge d’ouvrages ineptes, mal écrits ou illisibles, que ce soit par défaut absolu de clairvoyance ou par com-plaisance. Cela dit, je ne m’attache pas pour l’essentiel au système éditorial, qui n’est pas vraiment de ma compétence, mais aux textes, ceux des écrivains et des journalistes. Après des années passées à parler autour des textes et à dire n’importe quoi, je voulais montrer cette évidence : en littérature, il faudrait parler du texte.

L’ouvrage satirique que j’ai publié – mais pas seulement satirique, la part d’éloge n’y est pas négli-geable – est à la fois un livre de critique et un livre d’écrivain. La critique universitaire a développé des méthodes d’analyse des textes sophistiquée, mais elle s’en tient à la description, et a renoncé, ou presque, à l’évaluation. Je me suis demandé si on pouvait utiliser une partie des méthodes uni-versitaires pour le jugement critique des textes contemporains, d’une manière ludique et ironique. J’ai voulu tenter l’expérience. Je ne m’attendais pas à ce que le résultat remporte un tel succès. Mais j’ai aussi réagi en écrivain. Le pamphlet est un genre littéraire à part entière, qui vaut autant par ses qualités de style, par le plaisir de lecture qu’il peut procurer que par les jugements. Disons que j’ai voulu m’amuser en essayant un genre de pamphlet nouveau, pas fulminant, plutôt comique. J’espère y être arrivé.

B) Cette part destructrice vous a valu des attaques féroces, non moins féroces que les vôtres. Com-ment vous êtes-vous défendu ?

En fait, à 80 %, les articles ont été favorables. De nombreuses émissions radiophoniques et télévisées ont été consacrées au livre. Surtout, le livre a suscité un courrier de lecteurs très abondant et très po-sitif. Compte tenu de la nature polémique du livre, il est bien évident qu’il devait y avoir des réactions vives. C’est normal. Je m’y attendais, et j’étais prêt à admettre beaucoup de critiques, d’autant que La Littérature sans estomac comporte des défauts et des insuffisances. Mais ce qui m’a frappé, c’est la nature de ces critiques, venant de journalistes respectés. Citations fabriquées de toutes pièces, erreurs grossières. J’ai été surtout étonné par la différence entre le ton assez modéré employé en public et, d’une part, la bassesse des injures à caractère sexuel proférées en privé par la directrice du Monde des livres, d’autre part le recours systématique à la censure : articles supprimés, menaces, interventions auprès de directeurs de radios, de télévisions, de journaux pour qu’on ne parle pas de

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mon livre. C’est ce qui m’a décidé à écrire, avec mon éditeur, Eric Naulleau, Petit Déjeuner chez Tyran-nie, qui rend compte de ces comportements. Mais au fond, en dépit de ces attaques, nous n’avons pas cessé de nous amuser, quand nos adversaires nous répliquaient par l’injure et la censure. Cela n’a fait que les déconsidérer encore plus.

C) Le diptyque Petit Déjeuner chez Tyrannie-Le crétinisme alpin témoigne de la virulence du Monde des livres et autres. Vos armes sont par contre l’humour et la tendance à « fictionnaliser » ce com-bat. Allez-vous en tirer un texte de presse-fiction ?

Je crois qu’il est important de faire savoir que la censure existe aujourd’hui en France. Ce n’est plus la censure d’état, et ses formes sont plus discrètes, mais cela ne la rend que plus efficace. Le vrai pouvoir est celui des médias. Par peur du Monde, ou sur intervention directe de celui-ci, certains journalistes, éditeurs, voire des intellectuels aussi respectés que Claude Lanzmann ont reculé. Alors qu’il ne s’agit que d’une satire littéraire ! La publication de La Littérature sans estomac en pocket a été reportée (ou annulée ?) pour les mêmes raisons. Nos deux livres ne suffiront malheureusement pas à la lutte contre de tels pouvoirs. Mais beaucoup de gens sont lassés de cette pensée unique qui s’impose par la peur et le clientélisme. On ne peut réagir qu’en constituant de petits réseaux d’amitiés, en tâchant de garder une certaine indépendance et en usant de toutes les formes de satire et d’ironie. C’est ce que ces gens redoutent le plus. Nous ne faisons pas du tout de fiction, et nous nous attachons à la justesse des faits et des citations. En revanche, on peut jouer avec différents genres, faire usage du pastiche, de la parodie, de l’antiphrase, bref, faire de la littérature.

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Entretien Cancer : Propos recueillis par P. Barascud et L. Pezard

Pierre Jourde est romancier, critique et essayiste. Il a notamment publié, en 2002, La Littérature sans estomac, qui obtient un grand succès : ce pamphlet dénonçait la médiocrité des auteurs que les édi-teurs présentent comme des « grands écrivains », analysait les tares du système éditorial, et dessinait un portrait-charge de Philippe Sollers, ironiquement appelé « Le Combattant majeur ». L’essai offre ce bonheur d’être à la fois méchant et juste, drôle et profond ; la polémique dessine en creux une conception exigeante de la littérature.

Les réactions extrêmement vives que sa parution entraîne de la part du Monde des Livres, et no-tamment de Josyane Savigneau, conduit Pierre Jourde à écrire Le Crétinisme alpin, édité avec Petit déjeuner chez Tyrannie, d’Éric Naulleau, son éditeur de L’Esprit des Péninsules.

Tous deux se sont associés pour rédiger un ironique « précis littéraire du XXIème siècle », qui pastiche la forme du Lagarde et Michard, cette bible des manuels d’histoire littéraire : le Jourde et Naulleau présente des biographies, extraits commentés, et même sujets de devoirs avec corrigés. C’est en-core plus drôle, encore plus méchant, et offrira un pur bonheur de lecture à tous ceux qui ont été écœurés, un jour, par la prose de Madeleine Chapsal, Marie Darrieussecq ou encore Christine Angot.

Après La Littérature sans estomac, pourquoi avoir fait le Jourde et Naulleau ?

Je n’avais pas épuisé le sujet. Certains des auteurs concernés ont publié des textes, depuis, qui étaient encore pires que ceux que j’avais examinés. D’autres manquaient dans La Littérature sans estomac. Par ailleurs, depuis très longtemps, j’avais envie de faire quelque chose qui ne soit pas seulement une satire, un pamphlet littéraire, mais aussi une sorte de pastiche de travail universitaire. L’idée m’amusait de rédiger des notes de bas de page faussement érudites ; au fond, cela ne consiste pas seulement à se moquer de certains écrivains, mais aussi à se moquer un peu de mon propre tra-vail universitaire. J’ai pris le Lagarde & Michard parce que c’est une sorte de mythe et parce que ça permettait, en se situant dans un Lagarde & Michard du futur, de prendre un regard distancié par rapport à la littérature présente.

C’est une forme moins théorique, plus ludique...

Sans doute, mais je crois la méthode efficace, en un sens plus efficace que celle de La littérature sans estomac : elle permet en effet d’intégrer beaucoup plus d’extraits longs, qui parlent d’eux-mêmes. J’ai eu l’occasion de constater que beaucoup de gens ne veulent pas croire que les écrivains en ques-tion ont vraiment écrit ces lignes ; ça leur parait incroyable. Tout se passe comme si l’on publiait des auteurs, comme si l’on en parlait sans plus du tout avoir conscience de la réalité de ce qu’ils écrivent. Et je suis persuadé que, même traitées de manière ludique ou parodique, les notes en bas de page peuvent faire apparaître le détail du texte, plutôt que par la sociologie du monde littéraire.

Vous prenez le point de vue du lecteur.

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C’est bien le problème du type de critique auquel je m’en prends, critique qui prévaut dans l’image qui est donnée de la littérature : à propos d’un texte, on parle de ce qu’il y a avant, de ce qu’il y a après, mais pas de ce qu’il y a pendant. Et très curieusement, les critiques qui nous sont faites portent précisément sur ce point : « vous ne pouvez pas attaquer un texte sur des extraits ». Mais sur quoi alors ? Tous les moyens sont bons pour ne pas parler du contenu des livres : parce que c’est com-mode, et aussi, je le crains, parce que la critique littéraire honorable est en grande partie effectuée par des gens qui ont à la fois un déficit de culture et, il faut l’avouer, un déficit d’intelligence.

Ce qui me frappe aussi, c’est que j’ai l’impression que certains peuvent arriver à lire un livre, et à en parler, uniquement à partir de l’idée qu’ils se font de ce qu’il contient, ou de ce que peut écrire l’auteur. Ils plient le texte à cette image préexistante. Il arrive à tout le monde de se créer ce fantôme de texte. Il m’est arrivé à moi aussi de lire avec une espèce de préjugé, sans me rendre compte de ce que je lisais.

La prédominance d’une image de la littérature sur la littérature, est-ce propre à notre époque ?

La démarche même n’est pas caractéristique de notre époque, simplement elle prend de nouvelles formes. Il y a eu des modèles de la modernité, et il suffit de prendre un certain nombre de recettes caricaturales pour avoir l’impression de continuer sur le pied de la grande littérature. Quand Camille Laurens met des « oui » pénétrés partout, elle fait un peu du Duras.

Beaucoup de textes me semblent déjà formatés par rapport aux discours qu’on pourrait tenir sur eux. Quand on les lit, on a l’impression qu’ils ont été faits pour les articles qui vont être publiés sur eux. Mais s’ajoute à cela un phénomène pervers particulier à l’époque contemporaine. En 1857, date du procès des Fleurs du Mal et de Madame Bovary, les choses pouvaient encore être relativement claires : on publie des textes subversifs que l’État attaque en justice. En 2004, on lit des textes qui se veulent subversifs, et qui sont reconnus par tous les médias comme étant intéressants parce qu’ils sont subversifs ; ils sont formatés comme subversifs, comme rebelles, et valorisés en tant que tels. On en arrive à dire que la petite bluette sentimentale de Justine Lévy est, comme l’écrit Josyane Sa-vigneau dans Le Monde des livres, « dérangeante ». L’avocat Emmanuel Pierrat publie un ouvrage sur l’histoire de la censure littéraire, en dénonçant les méchants censeurs, et c’est le même qui est mandaté par Le Monde pour faire expurger Petit déjeuner chez tyrannie un pamphlet que j’ai publié avec Eric Naulleau sur les abus d’un certain journalisme littéraire et notamment la petite dictature stalinienne du Monde des livres.

Le point commun des écrivains que vous attaquez, c’est qu’ils écrivent en ayant déjà en tête une conception de la littérature...

Le problème d’un certain nombre de ces textes est qu’ils font appel à des valeurs préexistantes. L’au-tofiction, du moins dans certaines de ses formes les plus caricaturales, considère l’expérience comme un réservoir de valeurs, et l’écriture a pour seul rôle de transmettre ces valeurs. C’est intéressant et c’est bien, semblent dire ces textes, parce que c’est moi, parce que c’est vrai. Je crois qu’on ne peut faire de la littérature que dès l’instant où l’on n’a pas l’impression d’en faire, où l’on ne cherche pas à en faire. On cherche, non pas à restituer une expérience qui préexisterait au langage, ni à faire de la

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Pierre Jourde - La littérature sans estomaclittérature, mais plutôt à essayer de créer une expérience. On ne reproduit pas une expérience, on la crée à l’intérieur du langage.

La littérature n’est peut-être pas la chose la plus sérieuse du monde, mais c’est une chose tout de même très importante ; en revanche, elle ne peut pas se prendre elle-même comme valeur : dès qu’elle le fait, elle est morte. Elle vit en se niant. Donc, tout en accordant une grande importance à la littérature, dès qu’on commence à se prendre au sérieux, c’est terminé. Je crois qu’on ne peut pas faire de la littérature sans un minimum d’humour. Parce que l’humour est déjà une prise de conscience, une négation en acte qui empêche cette valorisation-déification de l’écrivain.

Il y a donc un danger à rechercher à tout prix à faire de la vraie littérature...

Parce que c’est le meilleur moyen de ne pas en faire ! La littérature ne peut pas être un objectif pour la littérature. En ce sens, je ne suis pas du tout moderne, je ne pense pas que la littérature soit auto-télique. Je pense qu’elle crée le monde : elle ne le reproduit pas, elle l’engendre, elle le rend possible. Je crois que la vraie démarche d’écriture, consiste à chercher le réel — les conditions de possibilité d’une expérience réelle.

Vous êtes assez proche de Clément Rosset, dont l’idée est que le réel est une idiotie, qui ne se laisse pas reproduire, qu’on ne peut pas atteindre par la parole ou par l’écriture. Je suis d’accord avec le constat de Rosset, mais pas tout à fait avec le fait qu’il voit partout dans les textes de philosophie et de littérature des constitutions d’arrières-mondes. Effectivement, d’une certaine façon, le réel ne peut pas s’atteindre dans sa singularité, dans son idiotie; mais je ne suis pas sûr que la parole soit si démunie que ça par rapport à lui. Elle a des ruses. C’est un peu ce que j’ai essayé de discuter dans un certain nombre de textes, en particulier dans un livre que j’ai publié sur l’incongru.

Quel serait le modèle de l’écrivain qui aurait atteint cet objectif ?

C’est toute la démarche de Proust. C’est ce qui est à l’origine de La Recherche du temps perdu : on croit vivre, mais l’expérience n’est jamais vécue, c’est par le recours aux mots qu’elle peut éventuel-lement l’être.

En publiant La Littérature sans estomac, vous vous attendiez à un tel retentissement ?

Non. Il y a quelques textes qui sans doute prêtent à rire, mais je n’avais pas le sentiment que c’était un livre grand public, ni même un livre très facile. Le dernier texte sur Jean-Pierre Richard n’est pas d’une lecture évidente...

C’est aussi un nouvel art poétique.

Pour faire de la mauvaise littérature, il y a des recettes, mais pour faire de la bonne, il n’y en a pas ! C’est tout le problème. Je ne crois pas aux arts poétiques qui seraient normatifs ; plus maintenant, en tout cas. Dès qu’on essaye de dire en littérature « tel genre est bon, telle démarche est bonne », on

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va tomber immédiatement sur l’exception qui fait qu’on aura tort.

CommeCatherine Millet ?

Au fond, elle a eu de mauvaises critiques, parce qu’elle a eu une forte couverture médiatique et parce qu’elle-même s’y est prêtée. C’est bien la preuve qu’il n’y a aucun rapport entre la couverture mé-diatique et la qualité du texte, que la couverture médiatique soit nulle ou qu’elle soit surabondante.

Ce qui a surpris les critiques, mais réjoui les lecteurs, c’est la violence du pam phlet...

J’ai toujours cette idée que la littérature vit d’affrontements. Il n’y a pas de raisons de supposer que, parce qu’il s’agit de littérature, tout le monde est gentil... Ce n’est pas parce qu’on écrit un roman qu’on est sympathique. La littérature est aussi un terrain d’affrontement autour de valeurs essen-tielles, à la fois éthiques et esthétiques. Pourquoi n’y aurait-il pas aujourd’hui de combat autour de ces valeurs, alors qu’il y en a toujours eu dans l’histoire littéraire ? Et d’ailleurs, je ne crois pas à l’idée qu’il ne faut parler que des bonnes choses, même si c’est une démarche essentielle. Parce que la valeur n’existe pas seule, elle apparaît sur le fond du négatif. Elle n’existe que sur un fond de conflits.

Le Jourde et Naulleau emprunte la forme du pastiche, mais garde la même violence...

Je ne suis pas Jean-Edern Hallier, je ne crois ni à l’efficacité ni même à l’honorabilité des attaques purement par l’injure. Il m’arrive de traiter les gens d’imbéciles, mais ça ne va guère plus loin. Je crois que l’ironie est à la fois souvent plus juste et beaucoup plus efficace. J’attaque des gens qui ont un esprit de sérieux terrifiant ; ils sont, pour quelques-uns très sérieusement, à l’heure du stalinisme : ils ont un balai stalinien dans le cul, et ils réagissent très mal quand on les prend par l’ironie ou par la satire ; ils se sentent un peu perdus. L’ironie est un assez bon moyen d’en déstabiliser certains : ils ne savent pas comment réagir. Alors ils essaient d’empêcher.

Les choses sont beaucoup plus sérieuses qu’on ne l’imagine. Il y a eu des interventions directes de Josyane Savigneau pour empêcher des articles sur La Littérature sans estomac. Des journalistes se sont autocensurés sans qu’on leur demande rien. Un de mes textes sur l’université, récemment paru dans Le Monde diplomatique, avait été exclu d’un numéro récent des Temps modernes parce que Claude Lanzmann, comme tout le monde, a peur du Monde. Des gens qui ont déclaré à Sollers ne pas avoir été enthousiasmés son dernier roman ont été menacés dans leur vie professionnelle ou artistique, directement ! lui, ou par des gens à ses ordres. La cens! du XIXe siècle a changé de visage. Elle ace de ces gens qui exercent le pouvoir médiatique.

Quelles ont été les réactions des écrive. que vous aviez attaqués dans La Littérature sans estomac ?

Plutôt diverses. Assez bon enfant de la r d’écrivains comme Beigbeder, qui adopte une attitude clas-sique : « Qu’importe ce qu’on dit pourvu qu’on parle de moi », ce qui est la médiatique. Mais il a de l’humour, et tout monde n’en a pas. J’ai reçu des lettres as: abondantes de petits poètes que j’avais calqués, me disant qu’on voyait bien que je n’aimais pas la poésie, que je ne comprenais rien à leur « étrange rapport à l’être », et qu’ avait des gens dans les années trente avaient brûlé les livres... C’est

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Pierre Jourde - La littérature sans estomacle même combat, vous voyez ? Je n’aime pas untel, et pas aimer untel, c’est ne pas aimer la poésie! C’est donc être nazi. C’est un type de démarche intellectuelle assez classique. Une attitude assez courante, qui a été celle Monde ou de Camille Laurens, consiste à dire « Là où Jourde met les pieds, nous n’irons plus jamais » et non seulement à le dire, mais à le faire.

Toutes les attaques qui ont eu lieu sont immanquablement retournées contre leurs auteurs. J’ai l’im-pression que tous rebelles institutionnels sont tellement habitué au pouvoir et à la flagornerie qu’ils réagissent sans réfléchir quand ils sont attaqués, et réactions se retournent contre eux. Il si donc d’attendre leur prochaine bêtise.

Vous dénoncez aussi un problème de d fonctionnement dans le système éditorial

Je suis fasciné par le travail que font certains éditeurs, qui se spécialisent dans l’horreur littéraire. Je ne comprends pas très bien, exemple, comment on peut publier un livre comme Quitter la ville de Christine Angot, elle parle presque uniquement de ses droits d’auteur. C’est bien le problème : on publie textes, on fait le nécessaire pour qu’on parle, on en vend, et ça crée une espèce réalité. Mais le discours et le chiffre de vente ne correspondent, à mon avis, à aucune réalité dans la conscience des lecteurs. Je ne pas qui a lu ça. J’aimerais bien savoir à quelle réalité ça correspond pour le lectorat...

Il y a de plus en plus d’écrivains qui travaillent dans l’édition...

C’est une vraie question de sociologie de l’écrivain. Les professeurs d’université pas: de plus en plus de temps à des questions administratives. C’est la même chose dan santé publique, ou dans l’agricul-ture j’ai vi fermier remplir des bordereaux d’épande pour noter, par parcelle et par jour, le normal de kilos de merde qu’il y met ! Cette espèce cancer de la bureaucratie fait que, effectivement, de moins en moins d’écrivains ou grands essayistes pourront sortir l’Université. Les auteurs seront de plus en dépendants du milieu journalistique, en tout cas on peut craindre la prolifération des écrivains-jour-nalistes. Je ne dis pas qu’un écrivain fonctionnaire soit souhaitable, mais il jouit d’une relative indé-pendance ; ce fut le cas de Julien Gracq. Un écrivain journaliste est dépendant d’un milieu : il y a des gens avec qui il ne peut pas se fâcher. Cela compromet d’autant sa liberté.

Le problème de la multiplication des rôles — écrivain, éditeur, journaliste, etc. — est difficile. Il est impossible d’édicter une loi morale qui consisterait à dire : « si vous êtes écrivain, vous n’êtes rien d’autre ». Il faut vivre, et certains écrivains ne peuvent tirer leurs ressources que de leur travail dans les maisons d’édition ou le journalisme. Et d’ailleurs, nos meilleurs critiques ont été des écrivains... C’est simplement une question de dosage : certains poussent le cumul des pouvoirs très loin, ils n’ont même plus de pudeur minimale. Quand Sollers publie dans sa collection un ouvrage de Frédéric Ba-dré où il est fait de lui- même un portrait dithyrambique, ce n’est même plus une question de morale, c’est une question d’absence totale de sens de l’humour, c’est-à-dire de distance par rapport à soi.

Vous-même êtes professeur, critique et romancier : comment répartissez-vous vos différents rôles ?

J’ai toujours conçu mes essais universitaires comme un travail d’écriture, tout comme les pamphlets.

Page 67: Pierre Jourde - La littérature sans estomac sans estomac.pdf · C’est le fond du livre, l’antienne ressassée, la marotte agitée solitairement ou sous le nez de quelque interviewer

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Au fond, si l’on évacue complètement la question de la valeur, de la théorie, du combat littéraire, l’essentiel d’un pamphlet, c’est le plaisir littéraire. Et les questions que je me pose dans un essai, dans un pamphlet, sont les mêmes que celles que je me pose quand je passe au roman. En rencontrant les écrivains dont je me moque ou que je critique, je retrouve des problèmes que je me suis posés, des erreurs que j’ai faites ou que j’au rais pu faire, des parties de moi-même avec lesquelles, en tant qu’écrivain, je suis en conflit.

Vous avez beaucoup écrit sur Huysmans, et vous publiez actuellement une édition de Pierrot scep-tique ; qu’est-ce qui vous intéresse chez lui ?

Sa rage et sa violence. Et l’idée du naturalisme spiritualiste est géniale : penser que le spirituel n’est pas à l’opposé du charnel, mais que, en s’enfonçant profondément dans la chair, jusqu’ la détruire, peut-être on peut trouver l’esprit. Il y a là quelque chose qui rejoint mes préoccupations : cette idée que, quand on va beaucoup trop loin dans une voie erronée, à un certain moment s’opère un re-tournement complet. Une conversion. C’est plutôt le Huysmans de Là-bas, mais c’est la même chose dans À rebours...

Quels sont vos écrivains de prédilection ?

J’affectionne particulièrement les écrivains au style complexe, dense, lorsqu’ils le mettent au service d’un projet ambitieux, démesuré. Ceux qui inquiètent, qui tournent autour de quelque chose de très sombre, d’un noyau obscur, à condition que le négatif attaque leur écriture même, sous la forme de l’humour. Donc Proust, toujours, mais aussi Henry James, Conrad, Perutz, Meyrink, Huysmans, Via-latte, Baudelaire, Corbière, Laforgue, Shakespeare, Dostoïevski, Faulkner. Et pour le présent, Richard Millet, Chevillard, Volodine, bien d’autres.