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UNIVERSITE DE PARIS-DAUPHINE
CENTRE DE GEOPOLITIQUE DE L'ENERGIE ET
DES MATIERES PREMIERES
Polycopié du cours :
ECONOMIE INDUSTRIELLE DES COMMODITES
Pierre-Noël Giraud
DESS 203 et 212 - DEA 129
Mars 2003
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
3
Ce polycopié est en partie constitué
de versions révisées de chapitres de :
« Economie Mondiale des Matières Premières »,
P.N. Giraud,
Collection Repères, Editions La Découverte, 1989.
Il s’agit des Chapitres 1, 2, 7, 10 et de l’Introduction.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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Sommaire
Introduction________________________________________________________________________7
1. Des ressources aux besoins_________________________________________________________72. Caractéristiques et enjeux du secteur primaire_________________________________________133. Contenu et plan du cours_________________________________________________________15
Premiere partie : apercu historique, geographique et prospectif________________________17
Chapitre 1. Les matières premières dans l'économie mondiale : une mise en perspective
historique_________________________________________________________________________19
1. Consommations et échanges avant la seconde guerre mondiale ___________________________192. L'époque de la consommation de masse et l'émergence des nations souveraines ______________213. Géographie des échanges mondiaux de matières premières à partir des années 80 _____________27
Chapitre 2. Les matières premières : limite à la croissance ? ___________________________33
1. Le rapport du Club de Rome______________________________________________________342. Les ressources alimentaires________________________________________________________353. Les matières premières minérales___________________________________________________364. L'énergie______________________________________________________________________385. L'environnement________________________________________________________________39
SECONDE PARTIE : LA FORMATION DES PRIX DES COMMODITES __________________________________41
Chapitre 3. La rente d'épuisabilité de Hotelling________________________________________43
1. Hypothèses____________________________________________________________________432. Comportement d'un propriétaire____________________________________________________433. Limites pratiques et théoriques du concept ___________________________________________45
Chapitre 4. Les rentes différentielles _________________________________________________47
1. La rente foncière agricole chez Ricardo ______________________________________________472. L'analyse dynamique de Ricardo : évolution du prix du blé et du partage du revenu national____503. Existence et appropriation de rentes foncières différentielles______________________________514. Les rentes différentielles dans l'extraction des ressources minérales ________________________53
Chapitre 5. La formation du prix des commodités en situation d’oligopole ______________57
1. Le cas du monopole_____________________________________________________________572. Le cas du duopole_______________________________________________________________603. Oligopole de Stackelberg avec frange compétitive______________________________________664. Problèmes de stabilité d'un oligopole _______________________________________________68
Chapitre 6. Les fluctuations des prix des commodités _________________________________71
1. Les causes de l'instabilité des prix des commodités ____________________________________712. Causes et amplitude des fluctuations de prix sur un marché parfaitement compétitif de commoditésminérales________________________________________________________________________743. Les moyens d'une stabilisation des prix de marché_____________________________________794. Conclusions ___________________________________________________________________81
Chapitre 7. Les formes concrètes de formation des prix des commodités________________83
1. Les marchés de commodités : diversité et unité des prix ________________________________832. Les prix de bourses______________________________________________________________863. Les prix producteurs_____________________________________________________________874. Les prix négociés _______________________________________________________________89
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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5. Les ventes aux enchères et les marchés inorganisés_____________________________________906. Le système des prix mondiaux_____________________________________________________927. Structure de marché et mode de formation des prix_____________________________________93
Chapitre 8. Les marchés à terme de commodités______________________________________95
1. Origine et définition_____________________________________________________________952. Les rapports entre prix du physique et prix à terme_____________________________________973. Marché à terme et gestion des stocks_______________________________________________1004. Les opérations de couverture _____________________________________________________1005. La spéculation sur les marchés à terme déstabilise-t-elle les prix ?________________________1016. Les principaux marchés à terme d'influence mondiale et les principaux produits côtés ________104
Troisieme partie : Etudes de cas____________________________________________________105
Chapitre 9. Le partage des rentes différentielles minières entre firmes et Etats___________107
1. Problématique du partage des rentes _______________________________________________1072. Les instruments de partage des rentes ______________________________________________1093. Conséquences du partage des rentes________________________________________________1104. Le prix des gisements___________________________________________________________1115. Conclusion___________________________________________________________________111
Chapitre 10. Le tournant des années 80 : des prix producteurs aux prix de bourse ______113
1. Deux grandes ruptures et un scénario d'ensemble _____________________________________1142. Crise et restructuration de l'industrie minière et métallurgique___________________________117
Chapitre 11. Structure de l’industrie et formation des prix dans l’histoire du pétrole_____121
Introduction : Structure de marché et évolution des prix__________________________________1211. Les pionniers _________________________________________________________________1222. La constitution des « Majors » ___________________________________________________1223. Les prises de position au Moyen-Orient ____________________________________________1234. L’organisation du marché par le Cartel des sept soeurs_________________________________1255. L’effritement du pouvoir des majors _______________________________________________1266. La prise de pouvoir de l’OPEP ___________________________________________________1287. Le changement de structure du marché du brut _______________________________________129
Chapitre 12. La plage d'équilibre des prix du pétrole _________________________________131
1. Introduction __________________________________________________________________1312. Facteurs économiques et facteurs politiques _________________________________________1323. Le prix d'équilibre dynamique____________________________________________________1394. Seuils et plages de prix du pétrole_________________________________________________1415. Une interprétation des grandes fluctuations du prix du pétrole depuis la fin des années 60_____151Références______________________________________________________________________154
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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Introduction
1. Des ressources aux besoins
Ressources Naturelles - Matières Premières - Produits de base - Commodités
Toute l'activité productive des sociétés humaines s'alimente à des ressources naturelles et
finit par rejeter à la nature des déchets.
Les ressources naturelles sont : l'air, l'eau sous toutes ses formes, le rayonnement
solaire, la biomasse végétale et animale, les sols, enfin les substances minérales contenues
dans le sous-sol, des matériaux de matériaux de construction au pétrole et au gaz en passant
par l'ensemble des minerais métalliques et non métalliques.
La cueillette, la chasse, la pêche, l'agriculture, la sylviculture, l'élevage, l'extraction minière
et le captage des eaux, du vent, du rayonnement solaire, sont les activités productives qui,
des ressources naturelles, tirent de la matière ou directement de l'énergie.
Comme l'indique son nom, une matière première devrait en tout rigueur être la première
forme sous laquelle se présente le résultat de l'application de l'activité productive humaine à
une ressource naturelle. Mais en pratique, on appelle matière première la première forme
sous laquelle un produit issu de l'exploitation d'une ressource naturelle peut voyager pour
entrer dans sa phase suivante de transformation. Ainsi pour le cuivre, ce n'est pas le minerai
"tout venant" extrait de la mine et contenant de 0,5 à 5 ou 6 % de cuivre, mais un
"concentré" contenant 25 à 35 % de cuivre qui est la matière première. La concentration du
minerai est en effet toujours effectuée sur le carreau de la mine. Elle est indissociable de
l'extraction car il serait inutilement coûteux de transporter le minerai tout venant. De
même on raffine la canne et la betterave à sucre sur les lieux de production. C'est le sucre qui
voyage.
Parmi les matières premières, ainsi définies, certaines sont utilisées très près de leur lieu de
production car leur valeur à la tonne ne supporterait pas de transport lointain. C'est le cas de
l'eau et de la plupart des matériaux de construction, dont les productions en volume
l'emportent de très loin sur toutes les autres. D'autres font l'objet d'un commerce
international, soit sous leur forme initiale, soit sous une forme déjà plus transformée. Ainsi
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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le pétrole voyage sous forme de pétrole brut, mais aussi de produits raffinés (essences,
fiouls), le cuivre sous forme de concentré transporté en vrac, mais aussi de lingots de blister
(métal à 99 % de cuivre) ou de métal raffiné (de pureté encore supérieure), le soja sous
forme de graine, mais aussi d'huile ou de tourteaux (les deux produits de la trituration des
graines).
Dans la charte de la Havane, qui se proposait en 1948 d'organiser les marchés mondiaux de
matières premières, l'ONU qualifiait de produits de base : "Tout produit de l'agriculture des
forêts et de la pêche et tout minéral, que ce produit soit sous sa forme naturelle ou qu'il ait
subi la transformation qu'exige communément la vente en quantités importantes sur le
marché international". Le terme anglais correspondant est "Primary commodity". Cette
définition est cependant assez vague : où s'arrête en effet, dans les filières de
transformations successives de la matière, la notion de produit de base et où commence celle
de produit manufacturé ?
Plutôt que de rechercher une classification de nature technique, portant sur le degré
d'élaboration du produit, mieux vaut s'intéresser à la nature de la relation qui s'établit, à
l'occasion d'un échange de marchandise, entre un fournisseur et un client. Cela nous
permettra d'introduire la notion de "commodité".
Schématiquement, il existe une catégorie des marchandises pour lesquelles le directeur des
achats d'une entreprise parisienne prend son téléphone et demande à un individu dont le
bureau est à New York : "je veux 10 000 tonnes, livrables à Rotterdam à raison de 1000
tonnes par mois de juin 2000 à mars 2001, quel est votre prix ?". Il lui sera répondu soit :
"c'est tant", soit plus généralement : "ce sera LME + 10" (cf. Chap. 7, cela signifie une
référence à un cours de bourse acceptée d'un commun accord plus une marge). Notre
directeur des achats note, raccroche, téléphone à trois ou quatre autres personnes
(producteurs, courtiers, négociants voire concurrents en Europe ou ailleurs), puis rappelle
celui dont l'offre lui parait la meilleure et l'affaire est conclue. Le tout à duré dix minutes.
A l'autre extrême on trouvera des marchandises pour lesquelles les ingénieurs du producteur
passent une bonne partie de leur temps chez les clients pour examiner avec eux les
problèmes de mise en oeuvre, discuter des améliorations à apporter au produit, voire des cas
où fournisseurs et clients développent des recherches en commun. Il peut s'agir cependant de
produits peu élaborés : minerais complexes, produits végétaux ou animaux dont on cherche à
améliorer les qualités organoleptiques, alliages métalliques spéciaux, tôles, fils ou tubes de
caractéristiques précises, et faisant l'objet d'un commerce international. Ils pourraient donc
être qualifiés de produits de base. Dans le premier cas, nous proposons de parler de
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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"commodité". L'anglicisme n'est qu'apparent puisque "commodity" est d'origine latine et que
dans le français du 17° siècle, le terme désignait couramment un bien matériel1. Une
commodité est donc une marchandise dont les producteurs s'adressent à un marché mondial
où la concurrence porte uniquement sur le prix. La relation fournisseur-client est avant tout
commerciale et les fournisseurs sont très facilement substituables. Dans le second cas, on
parlera de spécialités ou de produits évolutifs : les relations entre fournisseurs et clients ont
un contenu technique et sont plus stables, même si le critère de prix conserve évidemment
son importance.
Une commodité est nécessairement un produit standardisé. Les spécificités liéesà son origine naturelle (le gisement particulier, la région agricole dont ilprovient) se sont effacées, le rendant comparable à des produits d'originedifférente.
La plupart des grands produits de base sont des commodités.
Même lorsqu'ils conservent la marque de leur origine naturelle - les pétroles bruts par
exemple - les écarts de prix liés à des qualités différentes sont déterminés par les marchés au
même titre que le prix de la qualité standard de référence. Pour reprendre le cas du pétrole, le
brut de référence par rapport auquel les autres sont côtés fut longtemps "l'Arabe Léger"
produit en Arabie Saoudite, c'est désormais le "Brent", un mélange de mer du nord ou le
"West Texas Intermediate". Mais tous ne le sont pas : ainsi des minerais polymétalliques
complexes qui ne peuvent être traités que dans quelques usines particulières, ou des très
nombreuses espèces de thés.
Enfin, des marchandises de plus en plus nombreuses, plus élaborées que les produits de base au
sens traditionnel, ont tendance à devenir des commodités et à remplacer au moins
partiellement des produits bruts dans le commerce international : ainsi de l'acide
phosphorique et du superphosphate triple (au lieu du phosphate rocheux brut) de produits
sidérurgiques bas de gamme tels que les ronds à béton, les rails et même certains tubes, de la
pâte à papier ou du papier journal (au lieu du bois en grumes) etc.. Les marchés mondiaux de
ces produits se comportent comme ceux des grands produits de base.
De même certains services sont des commodités : le fret sur les grandes lignes, le transport
en masse de données numérisées, l’électricité, au moins au niveau des marchés de gros, dans
les pays qui ont libéralisé leur système électrique ( cf. l’étude de cas en seconde partie)
Le concept le plus pertinent pour l'analyse économique est donc bien celui decommodité.
1"Je suis un mortel qui ne possède que ces filets et quelques petites commodités" (La Fontaine).
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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Le cycle productif
Le cycle productif peut être schématisé par un ensemble de filières qui, des ressources aux
besoins, transforment par étape matière et énergie. A l'origine, les ressources naturelles.
Ensuite viennent les activités initiales de production et d'extraction, avec la première trans-
formation lorsqu'elle est effectuée sur le lieu même de la production : ce sont l'agriculture,
l'élevage, la sylviculture (qui est pour une large part une culture, mais parfois encore
l'exploitation de la forêt naturelle, en particulier dans les zones tropicales) l'extraction des
minerais solides et des matériaux de carrière, l'extraction des hydrocarbures. Ces activités
donnent des "matières premières". Rares sont celles qui sont utilisées telles quelles pour la
satisfaction des besoins finaux : il s'agit avant tout des produits agricoles d'auto-
consommation ou de ceux qui sont vendus simplement conditionnés sur les marchés.
Les autres entrent dans un processus productif de transformation qui comprend plusieurs
étapes. Pour les matières premières dont l'usage final sera alimentaire, c'est l'industrie agro-
alimentaire qui, surtout dans les pays industrialisés, s'introduit de façon croissante entre la
production de matières premières et la consommation d'aliments. Pour les matières
premières minérales, une étape intermédiaire importante est l'industrie chimique et
métallurgique, qui transforme chimiquement (ce qui réclame en général beaucoup d'énergie)
les matières premières pour en faire des produits standardisés : produits raffinés ou
matériaux2 qui sont, avec l'énergie, les intrants de l'industrie manufacturière, du bâtiment et
des travaux publics, mais aussi de l'agriculture et de l'élevage (engrais, phytosanitaires).
Quant aux matières premières énergétiques, elles subissent des transformations qui ne sont
que des conversions des énergies dites primaires en formes d'énergies dites finales
(combustibles, carburants, électricité). Au terme des filières, les "besoins" sont satisfaits par
quelques grandes catégories de produits finaux : aliments, produits manufacturés, bâtiments
et infrastructures, énergies finales.
Le recyclage des déchets complète le cycle productif. Les déchets sont en effet soit rejetés
dans la nature, ils entrent alors dans les cycles de l'écosystème, soit récupérés et recyclés.
Dans certaines filières, le recyclage est une source de matière première aussi, et même plus
importante que les ressources naturelles. C'est particulièrement le cas des métaux, dont les
taux de recyclage varient de plus de 90 % pour les métaux précieux (platine, or) à quelques
dizaines de % pour les métaux courants. Dans le monde occidental au début des années 90 la
part des matières premières élaborées à partir de déchets recyclés est la suivante : 39 % pour
l'acier, 26% pour l'aluminium, 38% pour le cuivre, 48% pour le plomb, 30% pour papier.
Ces taux ont tendance à augmenter.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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Cette représentation du cycle productif en termes de grandes filières allant des ressources
aux besoins permet une classification des matières premières, qui croise origine et
destination.
Parmi les produits de l'agriculture, on peut ainsi distinguer : les boissons tropicales (thé, café,
cacao) à usage alimentaire ; les fruits et légumes, à usage alimentaire ; l'ensemble sucre,
céréales, oléo-protéagineux dont les usages se partagent entre alimentation humaine,
intrants de l'élevage, et, dans des volumes moindres, industrie chimique (sucro-chimie,
amidonnerie, lipochimie) ; les cotons et autres fibres végétales naturelles dont les usages
sont industriels.
Au sein des produits de l'élevage on distinguera : les viandes et produits laitiers, à usage
alimentaire ; les cuirs et peaux et la laine, à usage industriel.
Les produits de la sylviculture sont pour l'essentiel : le bois, à usage industriel ( pâte à papier)
et dans le BTP (également à usage énergétique direct), et le caoutchouc, à usage industriel.
Les produits de la pêche, chasse, cueillette sont utilisés à la fois comme aliments humains et
comme intrants de l'élevage (farines de poisson).
Les produits miniers et de carrière se classent en trois grandes catégories : les matériaux de
construction, destinés au BTP ; les produits miniers qui passent pratiquement tous par
l'industrie chimique et métallurgique, ou, s'ils sont énergétiques (charbon, uranium) rentrent
dans le système de conversion d'énergie ; les hydrocarbures, qui se distinguent des précédents
essentiellement parce que, étant liquides ou gazeux, les méthodes d'extraction et de transport
diffèrent.
A cette description du processus productif en termes de grandes filières techniques on peut
superposer une vision, plus économique, en termes de diabolo (ou de sablier). Dans une
première phase en effet, en amont, le processus productif se caractérise par la réduction
progressive des importantes différences naturelles d'origine et aboutit à ces produits
standardisés, en nombre relativement restreint, que nous avons appelé commodités. C'est
cette phase que l'on qualifiera de secteur primaire (au sens économique, ce qui ne recouvre
pas nécessairement exactement les nomenclatures des comptabilités nationales).
A partir de là commencent les secteurs secondaires et tertiaires, qui sont au contraire
caractérisés par une multiplication et une différenciation croissante des produits, et donc
des formes de concurrence plus complexes. Comme nous l'avons indiqué, les frontières entre
les deux ne sont pas figées, des produits manufacturés simples fabriqués en masse pouvant
2La différence est qu'à la notion de matériaux est associée celle de caractéristiques mécaniques particulières.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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devenir des commodités et leur production relever par conséquent de ce que nous appelons le
secteur primaire.
Différenciation produit
Ressources naturelles
Commodités
Produits manufacturés et services
différenciés
Secteur Primaire
Secteurs secondaire et
tertiaire
Réduction de ladiversité naturelle
Recyclage
Les substitutions
Les descriptions précédentes permettent d'introduire ici une dimension fondamentale de
l'économie des matières premières : la substituabilité.
Ce qu'achète un industriel, ce n'est pas un produit particulier, c'est un ensemble de fonctions
que ce produit peut assurer. Ce qu'achète l'utilisateur d'acier, ce n'est pas un alliage de fer, de
carbone et de quelques autres métaux, c'est un matériau qui possède des qualités mécaniques,
de résistance à la corrosion, voire électriques, thermiques, magnétiques, etc. Tel type d'acier
est susceptible d'être, à un moment donné, le meilleur compromis coût / qualités requises
pour un usage donné ( une carrosserie automobile par exemple). Mais cela peut aussi devenir
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
13
le cas d'un alliage d'aluminium, ou d'un matériau composite à matrice organique. De même,
ce ne sont pas les produits pétroliers en tant que tels qui sont recherchés par les utilisateurs,
mais de l'énergie sous forme de chaleur, de force mécanique, de courant électrique, de
lumière. D'autres formes d'énergies dites primaires (charbon, gaz, bois, uranium, électricité
hydraulique) peuvent, au prix de diverses conversions, satisfaire ces besoins. Nous savons
tous enfin que ce dont nous avons besoin pour vivre est d'absorber des aliments d'un certain
contenu énergétique avec un bon équilibre entre protides, lipides et glucides plus quelques
vitamines et oligo éléments, et non pas de pain, de beefsteak et de fraises (même si
évidemment le goût entraîne des préférences). Il en est de même pour les boeufs, les porcs et
les volailles a qui, de plus, on ne demande pas s'ils préfèrent l'herbe fraîche au tourteau de
soja ou le maïs au blé.
Techniquement, toutes les matières premières sont substituables. C'est à peine forcer le trait
que de dire toutes. Les seules exceptions sont peut-être certains métaux utilisés dans des
techniques de pointe (mais on aura trouvé des substituts dans quelques années) ou certaines
matières premières agricoles appréciées pour leurs qualités organoleptiques (les meilleurs
thés, cafés ou vins) qui cependant ne sont pas strictement indispensables.
Mais certaines substitutions auraient un coût économique exorbitant ou se heurteraient à une
insuffisance des ressources naturelles, ce qui revient au même. Il est par exemple difficile
d'imaginer comment notre civilisation pourrait se passer, sans gigantesques bouleversements,
de l'acier comme matériau structurel de base, ou des engrais chimiques (nitrates, phosphates,
potasse). Mais techniquement, l'agriculture dite aujourd'hui "biologique" a nourri l'humanité
pendant 8000 ans et les métaux non ferreux, les plastiques et les céramiques peuvent
remplacer l'acier dans tous ses usages.
Ce qu'il faut retenir, c'est qu'il n'est pas une matière première qui ne soit cernée par des
substituts plus ou moins proches en termes de coût. A 80 $ le baril, on se passerait
entièrement de pétrole, car le charbon, dont les réserves sont immenses, permet de fabriquer
de substituts parfaits du pétrole à un prix inférieur. A 25 $ le baril, le pétrole reste cependant
la source d'énergie la plus économique dans de nombreux usages, comme les transports. Mais
pour certains métaux, ou pour les aliments du bétail par exemple, ce sont des hausses de prix
beaucoup plus faibles, de l'ordre de quelques dizaines de % qui provoqueraient ou
accéléreraient des substitutions.
2. Caractéristiques et enjeux du secteur primaire
Dans quelle mesure est-il justifié de parler, en termes généraux, du secteur primaire ainsi que
du fonctionnement des marchés de matières premières et de leur place dans l'économie et la
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
14
géopolitique mondiales ?
Les raisons en sont dans les caractéristiques propres du secteur primaire, tel que nous l'avons
défini :
Il exploite des ressources naturelles dont soit le volume (les gisements) soit la productivité
(le cycle des eaux) soit les deux (les sols agricoles) sont finis, autrement dit des ressources
épuisables.
• Ces ressources naturelles sont de qualité très variable selon les régions du monde,
autrement dit, elles sont inégalement riches et inégalement réparties.
• Ce secteur est en amont du reste du système productif qui ne peut fonctionner sans lui.
• La plupart de ses produits sont des commodités, marchandises standardisées faisant l'objet
d'une concurrence mondiale qui s'exerce avant tout par les prix.
De ces caractéristiques découlent certains enjeux, d'ordres économique et politique,
communs aux activités qui constituent le secteur primaire et à leurs produits.
• La croissance de la population et de la production, exponentielle jusqu'à présent, mise en
regard du caractère fini et épuisable des ressources, conduit périodiquement à de vives
polémiques sur l'urgence et les moyens d'une nécessaire "conservation" des ressources
naturelles.
• De ce que les ressources naturelles soient inégalement réparties il en résulte d'abord que les
matières premières ont toujours beaucoup voyagé et qu'elles firent partie du commerce
lointain dès l'antiquité.
• De plus, au sein même de l'ensemble des régions productrices subsistent toujours des
différences de coûts, liées aux différences de qualité de la ressource naturelle (le coût
d'extraction du pétrole est, par exemple, de 1 $/baril en Arabie Saoudite, mais de plus de 10
$ en mer du nord). Quand elles sont importantes, ces différences de coûts de production, que
l'économiste qualifie de rentes différentielles, sont toujours l'objet d'un conflit entre
producteurs et Etats. Les Etats, qui ont tous affirmé leur souveraineté sur les ressources
naturelles présentes sur leur territoire, estiment que les rentes doivent, à travers eux, revenir
à la collectivité nationale. Les producteurs, qu'il s'agisse de paysans ou de firmes minières ou
pétrolières, les revendiquent comme fruit de leur travail ou rémunération des risques qu'ils
ont pris dans la découverte ou la mise en valeur des ressources naturelles.
• Dans l'industrie pétrolière et minière, parfois aussi dans l'industrie agro-alimentaire, les
profits issus des rentes peuvent, quand ils ne sont pas confisqués par les Etats, l'emporter de
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
15
loin sur tous les autres. Cela a d'importantes conséquences sur les stratégies des entreprises et
les formes d'organisation et de concurrence dans ces industries et ce d'autant plus que les
firmes ne peuvent pas se différencier par la nature de leurs produits, ce qui est le cas quand il
s'agit de commodités.
• Que les matières premières ne puissent être produites n'importe où mais qu'en même temps
elles se situent en amont de tout le processus productif soulève pour les Etats des problèmes
de sécurité d'approvisionnement et peut créer des situations de dépendance économique et
politique. Les Etats sont fréquemment tentés d'y faire face en protégeant la production
nationale. L'acuité de ce genre de question est redoublée, dans le cas des produits agricoles,
par le statut toujours particulier des paysans dans les Etats modernes. Qu'ils soient
surexploités ou protégés, qu'ils constituent la grande masse de la population ou une minorité,
ils ne sont en tout cas jamais livrés au libre jeu des "forces du marché".
• Le secteur primaire est donc l'un de ceux où l'intervention des Etats fut toujours forte soit
pour s'approprier les rentes soit pour protéger la production nationale au nom de la
nécessité de l'autosuffisance, soit pour pratiquer une diplomatie des ressources et assurer la
sécurité des approvisionnements extérieurs.
• Enfin, que les matières premières soient des commodités et qu'elles soient en amont du
processus productif (ce qui entraîne, au moins dans le court terme, que la demande est peu
sensible aux prix) provoque généralement d'amples fluctuations des prix, comme nous le
verrons plus en détail au chapitre 6. Mais cela favorise aussi, dans certaines conditions, la
pratique de prix de monopoles. Compte tenu des interdépendances fortes qu'entraîne le
commerce international des matières premières, l'évolution de leur prix cristallise donc en
permanence des conflits économiques. En période de bas cours les exportateurs s'estiment
spoliés (après avoir, disent les producteurs du Tiers Monde, été directement pillés dans la
période coloniale). En période de haut cours, les importateurs dénoncent des profits indus,
liés à leurs yeux à un véritable chantage à la pénurie.
3. Contenu et plan du cours
Ce cours traite de ces enjeux, en mettant l'accent sur les évolutions récentes. Il s'organise en
trois parties.
La première est historique, géographique et prospective. Le chapitre 1 replace d'abord dans
une perspective historique longue les niveaux actuels de consommation et la structure des
échanges internationaux, puis le chapitre 2 examine l'état actuel des débats sur l'épuisement
des ressources et l'articulation ressources/environnement.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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La seconde partie est consacrée à la formation des prix des commodités, avec un accent sur
les commodités minérales. Le chapitre 3 examine les conséquences sur les prix du caractère
épuisable des ressources naturelles. Le chapitre 4 introduit le concept central de rente
différentielle et analyse la formation des prix en situation de structure de marché
concurrentielle. Le chapitre 5, la formation des prix en situation d’oligopole. Le chapitre 6,
les fluctuations des prix. Le chapitre 7 décrit les modalités concrètes de formation des prix
des commodités. Le chapitre 8 est consacré aux marchés à terme de commodités.
La troisième partie est une série d’études de cas, illustrant les analyses qui précèdent.
Chapitre 9 : Le partage des rentes différentielles minières entre firmes et Etats. Chapitre
10 : Le tournant des années 80 : des prix producteurs aux prix de bourse. Chapitre 11 :
Structures de marché et formation des prix dans l’histoire du pétrole Chapitre 12 : La plage
d’équilibre des prix du pétrole. Economie, politique et incertitude dans la formation de prix
du pétrole.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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PREMIERE PARTIE :
APERCU HISTORIQUE, GEOGRAPHIQUE ET PROSPECTIF
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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Chapitre 1. Les matières premières dans l'économie
mondiale : une mise en perspective historique
1. Consommations et échanges avant la seconde guerre mondiale
Avant la première révolution industrielle
Avant la première révolution industrielle les énergies de base restent la force animale et
humaine, le bois, et secondairement, l'utilisation des rivières et du vent. Les matériaux
structurels de base sont la pierre et le bois. Bien que la métallurgie du fer et des non ferreux
soit maîtrisée depuis des siècles les métaux restent rares et réservés aux usages nobles : les
armes, quelques outils. Ainsi l'Europe produisait 100 000 t de fer en 1540, 180 000 t en
1700 2 Les régimes alimentaires sont fondés sur les grandes "céréales de civilisation" : riz
dans l'Asie des moussons, blé en Europe, Amérique du Nord, Proche-Orient et Nord du sous-
continent indien, maïs en Amérique. Elevage et pêche apportent un complément en pro-
téines très limité.
L'autarcie, non seulement des nations, mais d'entités beaucoup plus réduites (provinces,
voire villages) est la règle générale. On produit là où l'on consomme, ou très près. En 1765
encore, il faut 12 jours pour aller de Paris à Marseille. Seuls voyagent à l'intérieur des
continents le sel, certaines protéines (le hareng salé aurait à plusieurs reprises sauvé l'Europe
de la famine) et naturellement les métaux précieux et des denrées rares et coûteuses, comme
les épices, lesquels font également l'objet d'un commerce lointain.
Mais, quoique se développant après les grandes découvertes, le commerce maritime est
dangereux et surtout lent et coûteux. Au 16e siècle, sur la route des Indes, 15 % des navires
se perdent corps et biens, 20 à 35 % des marins embarqués meurent au cours des plus longs
voyages (3 ans). Le prix de revient de la tonne transportée impose ses limites au transport
de masse : seuls l'Amérique des îles et le Brésil, plus tard l'Amérique du Nord, sont
susceptibles de voir se développer l'économie de plantation. Ailleurs, seule est possible la
collecte ou l'exploitation de produits rares et précieux : épices, or et argent. Avant le 18e
siècle, les métaux précieux représenteront toujours plus de 80 % des exportations des
colonies espagnoles. Les épices sont un produit de luxe, leur commerce procure des profits
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
20
considérables (au 16ème siècle, un quintal de clous de girofles qui était acheté 2 ducats aux
Moluques en valait 50 à Calicut aux Indes et plus de 200 à Londres3).
Les premières plantations de canne se développent dès le début du 16ème siècle à Saint-
Domingue. Mais l'économie de plantation ne prendra vraiment son essor qu'au 17ème siècle
avec la traite des Noirs. Au 17ème et au 18ème siècles, ses produits se diversifient avec la
colonisation de l'Amérique du Nord : tabac, coton, riz, puis blé. Les boissons tropicales
commencent également à faire partie des échanges.
En 1800, cependant, le tonnage moyen des navires est encore de 300 tonnes et leur vitesse
de 10 nœuds. A cette époque, le monde est relativement homogène : techniques productives
et consommations ne sont pas significativement différentes en Europe du reste du monde.
La richesse est également répartie. Paul Bairoch estime qu'à la fin du 18ème siècle, le revenu
par habitant dans ce qui deviendra le Tiers Monde est encore équivalent à celui de l'Europe
(200 $ de 1960 contre 213 $ par habitant respectivement). On peut supposer que les
consommations de matières premières par habitant sont également du même ordre de
grandeur.
De la révolution industrielle à la seconde guerre mondiale
Une première grande rupture intervient avec la révolution industrielle qui naît en Angleterre
au milieu du 18ème siècle et se développe en Europe et en Amérique du Nord au cours du
19ème siècle. Fondée sur le fer et le charbon, elle développe à une échelle jusqu'ici inconnue
les mines, la métallurgie et l'industrie textile. L'agriculture fait des progrès continus, grâce en
particulier à l'introduction de nouvelles espèces (pommes de terre, maïs) et aux débuts du
machinisme agricole (semoirs, moissonneuses). Mais elle reste traditionnelle dans ses traits
fondamentaux : polyculture, articulation élevage-culture (mais introduction des prairies
artificielles), fumure organique, traction animale, et les rations alimentaires de la grande
masse des populations ne se modifient pas significativement. Elles restent fondées sur les
céréales et les tubercules. La consommation mondiale de charbon passe de 20 Mt en 1800 à
210 Mt en 1870 puis à 768 Mt en 1900 et 1 340 Mt en 1913. En 1913, le charbon
représente plus de 90 % de la consommation mondiale d'énergie primaire (hors bois). La
consommation mondiale d'acier, estimée à 2 Mt autour de 1800, est de 77 Mt en 1913.
Les historiens des techniques qualifient souvent de seconde révolution industrielle celle qui se
développe à partir du début du 20e siècle. Elle se caractérise par le développement du pétrole
et du moteur à explosion, de l'électricité et de la chimie. La gamme des biens de
2Braudel Civilisation Matérielle, Economie et Capitalisme 15ème-18ème Siècles, T1 p. 335.3 A. Giraud et X. Boy de la Tour "Géopolitique du pétrole et du gaz" p. 32.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
21
consommation manufacturés s'élargit, en particulier avec l'automobile. L'aluminium
commence une brillante carrière et la consommation des métaux non ferreux croît et se
diversifie. L'utilisation d'engrais chimiques se répand.
Comme par ailleurs, le 19e siècle et le début du 20e siècle connaissent des progrès
importants des transports maritimes (le tonnage moyen des navires passe de 300 t autour de
1800 à 4 000 t autour de 1900 et à 9 000 t autour de 1930, la vitesse passe de moins de 10
noeuds à 25), on assiste au premier véritable développement du commerce lointain des ma-
tières premières de base, celles que nous qualifierons encore ainsi en 1989 : fibres textiles,
céréales et minerais non ferreux (cuivre, plomb, zinc et étain, mais aussi nitrates du Chili,
matières premières des explosifs avant l'invention de Nobel). Les premières exploitations
minières hors d'Europe qui ne soient pas des mines d'or ou d'argent sont en effet développées
dans la dernière moitié du 19ème siècle.
Cependant, comme l'indique une carte publiée en 1937 par la Société des Nations, avant la
seconde guerre mondiale, l'économie des transports terrestres et maritimes laisse encore de
très vastes zones du Tiers Monde inexploitables, quelle que puisse être la richesse de leurs
gisements. Les investissements miniers et pétroliers outre-mer restent sélectifs : seule les
motive la recherche de rentes différentielles très importantes par rapport à la production
dans les pays industrialisés. Les minerais pondéreux restent essentiellement produits près des
lieux de consommation. L'Angleterre en 1913 est encore le second producteur mondial de
charbon (après les Etats-Unis) et toujours le premier exportateur (100 Mt, surtout vers
l'Europe, sur un commerce mondial de 193 Mt). Les Etats-Unis produiront plus de la moitié
du pétrole mondial jusqu'en 1952 et resteront les premiers exportateurs jusqu'en 1948.
Globalement malgré tout, la spécialisation primaire de la périphérie s'est affirmée pendant
cette période, surtout d'ailleurs celle des anciennes colonies de peuplement, car en Afrique et
en Asie, la transformation des systèmes de production antérieurs se heurte à d'importants
obstacles internes et subit de nombreux échecs, qui font que la politique coloniale est
constamment contestée par une partie des milieux d'affaires qui en critiquent le coût et
mettent en doute ses avantages économiques.
2. L'époque de la consommation de masse et l'émergence des nations
souveraines
L'après seconde guerre mondiale est une période caractérisée par :
- l'explosion des consommations, liée à la consommation de masse dans les pays
industrialisés et à la rapide croissance démographique du Tiers Monde,
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
22
- une mondialisation des marchés et une vive croissance du commerce international,
- l'affirmation par les Etats producteurs, tous devenus indépendants, de leur souveraineté sur
les ressources naturelles,
- enfin d'importantes évolutions de la structure des industries constituant le secteur
primaire.
L'explosion des consommations
Du point de vue de la consommation de matières premières, comme d'ailleurs du point de
vue économique d'ensemble, la rupture essentielle n'est pas tant la seconde révolution
industrielle que le passage d'une croissance extensive du capitalisme (la production
industrielle s'élargit en utilisant de plus en plus de main d'oeuvre fournie par l'exode rural, lui-
même lié au progrès de l'agriculture, mais les gains de productivité du travail restent
modérés) à une croissance intensive, fondée sur l'augmentation relative du capital et de forts
gains de productivité du travail grâce au taylorisme et aux chaînes de montage.
L'augmentation massive de la production de biens manufacturés ainsi rendue possible ne
pouvait se contenter des débouchés offerts par la bourgeoisie : les classes moyennes puis les
classes populaires elles-mêmes devaient avoir accès à ces biens, sous peine de crises
récurrentes de surproduction.
On a qualifié de "fordiste" ce mode de croissance combinant une production de masse de
biens de consommation de masse à un partage des gains de productivité entre capital et tra-
vail tel qu'il assurait en permanence le soutien de la demande finale. Il apparaît dès les
années 20 aux Etats-Unis, mais c'est surtout après la seconde guerre mondiale que ce mode
de croissance va se déployer. C'est lui qui explique la croissance économique exceptionnelle,
tant en rythme qu'en régularité, de l'Amérique du Nord, de l'Europe et du Japon durant ce que
Jean Fourastié a appelé les "Trente glorieuses" (1945-1975).
Or, ce mode de croissance, compte tenu de sa rapidité et de la nature des biens produits :
automobile, biens d'équipement des ménages, biens d'équipement industriels, infrastructures,
logements, va provoquer une véritable explosion des consommations de matières premières
industrielles, et tout particulièrement des combustibles et des métaux. Dans le domaine de
l'énergie, le charbon va céder le pas au pétrole. L'ère du pétrole commence en Pennsylvanie
en 1859, mais la consommation mondiale (essentiellement sous forme de pétrole lampant
et de lubrifiants) n'est que de 21 Mt en 1900. Elle croît ensuite régulièrement, avec le
développement de l'automobile et le passage des flottes de navires au mazout, pour atteindre
170 Mt en 1929 et 424 Mt en 1950. Mais ensuite, elle s'envole vers un sommet de 3124 Mt
en 1979. Entre 1950 et 1979, le taux de croissance annuel moyen dépasse 7%. En fait,
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
23
toutes les matières premières minérales connaissent des taux de croissance exceptionnels au
regard des tendances passées. Ainsi, l'indice de la production minière non énergétique
progresse de 5,2% par an en moyenne entre 1950 et 1973 (contre 4% au cours du 19ème
siècle et 2% de 1910 à 1950). Parmi les produits minéraux, certains ont des taux de
croissance de la consommation nettement plus rapides que la moyenne de l'économie, tels
l'aluminium (9,2%) entre 1950 et 1973, le nickel (5,9%), les engrais phosphatés (7,6%),
tandis que l'acier se situe désormais à peine au-dessus de la moyenne (5,8%).
L'élévation des revenus dans les pays industrialisés provoque une autre rupture, dans le
domaine agricole cette fois. Ici encore, c'est aux Etats-Unis et avant-guerre que se dé-
veloppe un nouveau modèle alimentaire qui se généralise ensuite en Europe (et plus
tardivement au Japon où il ne s'est pas encore vraiment imposé). Il se caractérise par
l'augmentation massive de la consommation de viande, de produits laitiers, de fruits et de
légumes. Au début des années 80, la consommation annuelle moyenne du citoyen des Etats-
Unis est la suivante : 60 kg de céréales, 64 kg de sucre et de produits sucrés, 73 kg de fruits
et 94 kg de légumes, 148 kg de produits laitiers (beurre exclu) et 113 kg de viande! Sa ration
calorique journalière moyenne est de 3 345 calories alors que la FAO estime dans ce pays à
2 700 calories/jour et à 75 g de protéines (au plus) les besoins physiologiques. On est
désormais très loin du modèle à prépondérance de céréales ou de tubercules qui reste
dominant dans le Tiers Monde. Aux mêmes dates, la ration moyenne en Inde est en effet de
2 050 calories/jour apportées à 67 % par des céréales, au Mali les chiffres respectifs sont de
1 730 et 71 %. Une telle augmentation de la consommation de viande et de produits laitiers
n'a été possible que grâce à une révolution dans l'élevage : bétails et volailles sont désormais
nourris par le couple céréales/soja. Ceci provoque un effet de levier considérable sur la
production de ces derniers puisqu'une calorie de viande rouge exige six à sept calories
agricoles. La consommation indirecte de céréales est désormais très supérieure dans les pays
industrialisés à la consommation directe.
Cette explosion des consommations de matières premières a creusé des écarts considérables
entre pays industrialisés et du Tiers Monde. Les différences de régime et de consommation
alimentaires ont été évoquées ci-dessus. En 1987, l'habitant moyen de l'OCDE consomme
4,7 fois plus de pétrole, 16 fois plus de métaux non ferreux, 8 fois plus d'acier, 5 fois plus
d'engrais phosphatés que l'habitant moyen du Tiers Monde.
Explosion de la population du Tiers Monde (la population mondiale passe de 2,6 à 4
milliards d'habitants entre 1950 et 1975 et l'essentiel de cet accroissement est dû à la
"frénésie" consommatrice dans les pays industrialisés : pendant les "Trente Glorieuses",
l'humanité a "tiré" sur les ressources naturelles du globe comme jamais dans son histoire !
D'où les inquiétudes qui s'expriment au début des années 70 et dont nous parlerons au
chapitre suivant. Cependant, dans les pays riches, ce mode de croissance s'essouffle dès le
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
24
milieu des années 70. Nous y reviendrons dans le chapitre 9.
La mondialisation des marchés
Tirant les leçons de la crise de 1929, les Etats-Unis mettent en place un système
international fondé sur le libre-échange et la stabilité monétaire (création du GATT et
accords de Bretton Woods) qui va progressivement lever les obstacles juridiques et
monétaires au développement du commerce mondial.
Le commerce mondial va croître en moyenne deux fois plus vite que la production,
manifestant ainsi l'ouverture générale de toutes les économies et leur interdépendance
croissante. Cependant, au sein de ce commerce mondial, la part des matières premières qui
était de 58 % en 1955 passe à 39 % en 1985 et 25 % en 1992. En $ constant le taux de
croissance moyen du commerce des produits de base est de 4,3 % par an entre 1955 et 1985
Cette très forte croissance du commerce des produits de base a été possible grâce à la
poursuite de spectaculaires progrès dans les transports terrestres par chemin de fer et le
transport maritime. Si la vitesse des navires a peu augmenté, leur taille a atteint 350 000
tonnes pour les plus gros vracquiers (qui transportent les minerais et les céréales) et 500 000
tonnes pour les pétroliers. Avec l'automatisation et la réduction des équipages, cela a permis
une énorme réduction des taux de fret et donc, pour la première fois, une véritable
mondialisation des marchés, y compris des matières premières pondéreuses de plus faible
valeur à la tonne, comme le minerai de fer, la bauxite ou le charbon. En 1987, les frets
Australie-Europe n'étaient que de 10 $/tonne pour des produits dont le prix rendu à
Rotterdam était situé entre 30 et 50 $/tonne (charbons et minerais de fer).
Les pays riches satisfont largement eux-mêmes leurs besoins
Comment a été satisfaite l'exceptionnelle croissance de la consommation des pays
industrialisés que nous avons décrite ci-dessus ? Il faut sur ce point détruire une idée fausse,
bien qu'encore largement répandue. La croissance des pays riches n'a pas reposé sur une
exploitation privilégiée des richesses naturelles du Tiers Monde, sauf pour le pétrole. De
1950 à 1983, pour l'ensemble des minerais non énergétiques, les pays du Tiers Monde (hors
pays socialistes dont le commerce international est très limité) ont représenté une part
stable de la production minière non énergétique mondiale : 35 %. Ainsi, lorsqu'une mine
s'ouvrait dans un pays du Tiers Monde, deux s'ouvraient dans les pays industrialisés à
économie de marché (cette moyenne recouvrant évidemment des évolutions divergents par
substance). Si "pillage" des ressources il y a eu pour satisfaire la consommation des pays
riches, ceux-ci ont avant tout pillé les ressources de leur propre sous-sol ! Quant aux
productions de l'agriculture et de l'élevage, c'est également dans les pays industrialisés qu'elles
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
25
ont le plus rapidement augmenté, par habitant. Ainsi entre 1960 et 1980, les taux de
croissance de la production alimentaire par habitant ont été de 1,2 % dans l'OCDE et de 0,3
% dans le Tiers Monde et ceux de la production agricole totale par habitant de 1,2 % et 0,4
% respectivement. De plus, les pays industrialisés sont devenus largement excédentaires
pour les produits alimentaires à la fin des années 80 (produits tropicaux mis à part,
naturellement, mais dira-t-on que la croissance du Nord résulte du pillage du café et du
cacao ?).
La situation est différente pour le pétrole. En effet c'est avant tout sur le Moyen-Orient qu'a
reposée la croissance de la production, au point que les Etats-Unis, exportateurs de pétrole
jusqu'en 1948, deviendront dangereusement dépendants, à leurs yeux, du pétrole du Moyen-
Orient dès le début des années 70, ce qui explique qu'ils aient été alors favorables à une
augmentation des prix internationaux leur permettant de relancer la production américaine.
L'époque des nations souveraines
Mais cette époque est aussi celle des indépendances nationales dans le Tiers Monde et de
l'affirmation par les nouveaux Etats de leur souveraineté sur leurs ressources naturelles. La
plupart des colonies accèdent à l'indépendance dans les années 50 et le début des années 60.
La résolution 1803 (XVII) des Nations Unies (décembre 1962) sur la "souveraineté
permanente et intégrale sur les richesses et ressources naturelles" leur reconnaît le droit,
pour l'exercer, d'aller jusqu'à la nationalisation des compagnies étrangères. De fait, une vague
de nationalisations, parfois conflictuelles mais le plus souvent négociées, fait passer aux
mains de sociétés publiques l'essentiel des actifs des compagnies étrangères dans les mines, les
puits de pétrole, les plantations et même les terres des colons étrangers. Ces nationalisations
sont justifiées par la volonté des Etats de capter les rentes, de maîtriser les rythmes de
production et d'exportation et par le fait que de très nombreux excès avaient
incontestablement été commis par les sociétés étrangères. Si l'on ne peut à mon avis,
comme je l'ai dit ci-dessus, parler de pillage des ressources du Tiers Monde comme moteur de
la croissance du "Nord", il reste vrai que bien souvent le mode d'exploitation des ressources
ne laissait pratiquement rien dans le pays, voire mettait en danger la production future en
gaspillant les réserves ou en épuisant les terres. En ce sens on peut, localement, parler de
pillage...
A partir de ce moment les Etats des pays producteurs, avec leurs firmes publiques, leurs
offices de collecte et de commercialisation des produits agricoles deviennent des acteurs
indépendants à part entière des marchés mondiaux. Ils sont désormais maîtres de la politique
de développement de la production, de celle des prix intérieurs et de l'usage qu'ils font des
rentes issues de l'exportation de produits primaires. Le débat sur la dégradation des termes de
l'échange, qui succède avec les indépendances aux accusations de pillage des ressources,
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
26
masquera longtemps ce fait nouveau et essentiel de la responsabilité des gouvernements
indépendants dans leur politique de développement à partir de leurs ressources naturelles et
dans l'équilibre ou les déséquilibres des marchés mondiaux.
L'évolution de la structure des industries
Par structure de l'industrie, il faut entendre, en première analyse, le nombre et la nature des
acteurs de la production des échanges et de la consommation, leur degré d'intégration
verticale et d'internationalisation, les rapports qu'ils entretiennent avec leur amont et leur
aval, et le degré de concurrence qui existe entre eux.
Très schématiquement, on peut dire que la période de l'après-guerre est marquée, surtout à
partir des années 70, par l'apparition de nouveaux acteurs, en particulier les firmes publiques
résultant des nationalisations dans le Tiers Monde, par une désintégration verticale des
filières autorisant parfois un rôle accru des négociants internationaux, et par l'importance
croissante du rôle des Etats, spécialement dans le domaine agricole.
Ainsi, comme nous le verrons au chapitre 10, l'industrie pétrolière hors des Etats-Unis était,
jusque dans les années 60, organisée et dominée par l'oligopole des "sept soeurs" ou "majors"
(5 américaines : Exxon, Mobil, Chevron, Gulf et Texaco, une britannique : BP et une anglo-
hollandaise : Shell), qui étaient des firmes totalement intégrées du puits à la pompe. Cet
oligopole, qui était donc entièrement maître des prix du pétrole, a d'abord été entamé par la
création de compagnies publiques européennes (Elf, l'ENI) et l'arrivée des plus gros
indépendants américains sur ses chasses gardées. Mais surtout, la nationalisation progressive
des puits après 1973 lui fait perdre son accès privilégié au brut, au profit des compagnies
publiques des pays producteurs, qui ont d'ailleurs très vite cherché à s'intégrer sur le raffinage
et même la distribution. En 1973, les sept majors contrôlaient encore, dans le monde
occidental : 70% des réserves, 66% de la production de brut, 49% du raffinage, 57% de la
distribution. En 1985 ces pourcentages étaient de 5%, 18%, 32% et 41% respectivement.
En conséquence, on constate entre ces deux dates l'apparition d'un véritable marché du brut
et le développement de celui des produits raffinés, alors qu'auparavant il s'agissait surtout
d'échanges captifs entre filiales d'un même groupe ou de groupes alliés.
Le phénomène est moins spectaculaire dans l'industrie minière et métallurgique, mais de
même nature. (Chapitre 9). De filières contrôlées jusque dans les années 60 par un petit
nombre de firmes occidentales très internationalisées et intégrées de la mine au métal et
parfois au-delà, on est progressivement passé à une industrie plus fragmentée. Les gros
producteurs miniers sont désormais des compagnies américaines, australiennes, canadiennes
et sud-africaines, mais aussi de grandes firmes publiques du Tiers Monde, tandis que les firmes
européennes et japonaises se sont recentrées sur la métallurgie, la chimie et son aval. Des
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
27
négociants jouent de plus un rôle significatif dans le contrôle de certains flux de minerais.
Dans l'agriculture, les indépendances ont fait disparaître les maisons coloniales et les grandes
plantations contrôlées par des multinationales telles que United Fruit (bananes) ou Firestone
(caoutchouc). Au niveau de la production, le modèle dominant est désormais le modèle
paysan. Ces millions de paysans, au Nord comme au Sud, sont insérés entre, en amont les
firmes de l'agrofourniture et en aval, les coopératives de collecte et de commercialisation et
les firmes agro-alimentaires qui, par contre, manifestent une nette tendance à la
concentration et à l'internationalisation. Quant au commerce international proprement dit
de produits agricoles, il est devenu le royaume privilégié des grands négociants
internationaux.
3. Géographie des échanges mondiaux de matières premières
à partir des années 80
A partir des années 80, les échanges mondiaux n'ont absolument plus le caractère simpliste
d'échanges de produits primaires issus des pays du Tiers Monde contre des produits
manufacturés des pays du Nord, ce qui était en gros le cas au 19ème siècle et au début du
20ème siècle.
Les échanges par grands groupes de produits
Structure des exportations des principales zones en 1992En %, et en G$ de 1993
Produitsalimentaires
1
Matièrespremièresagricoles2
Mineraiset
métaux3
Combustibles 4
Produitsmanufacturés5
∑6en G$
de1993
PIEM 9,4 2 2,9 4 82 2652Etats-Unis 10,5 2,9 2,3 2,5 81,8 448Europe 10,2 1,4 2,5 4,1 81,7 1682Japon 0,6 0,1 0,9 0,5 97,9 340Pays d'Europe orientale 7,5 4,2 7,4 24,9 56 91OPEP 3,9 1 1,7 80,7 12,6 180PVD non OPEP* 10,7 2,3 3,4 2,4 81,2 830Monde 9,7 2,2 3 9,1 75,9 3662
Le tableau ci-dessus donne la structure des exportations des grandes zones géopolitiques. Les
principales remarques qu'appelle ce tableau sont les suivantes. La part des produits de base
non énergétiques dans les exportations des Etats-Unis (15,7%) est équivalente à leur part
dans celles du Tiers Monde hors OPEP (16,4 %). Les pays du Tiers Monde exportent quatre
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
28
fois plus de produits manufacturés que de produits de base non énergétiques. Mais ceci doit
être nuancé par le fait qu’une dizaine de pays dits émergents du Tiers Monde, assurent à eux
seuls 80 % des exportations de produits manufacturés de cet ensemble.
Le tableau suivant donne les matrices du commerce mondial par grandes catégories de
produit en 1992 (avec un rappel de la situation en 1970).
Matrices du commerce mondial en milliards de dollars 1992 (1970)Importations Produits alimentaires
Exportations Monde PIEM PVD ex-PEPMonde 354,6/389,1
(46,5/51,4)276,1(36,7)
91,2(10,1)
21,8(4,6)
PIEM 248,5(26,7)
PVD 99,3(16,5)
ex-PEP 6,8(3,2)
Importations Matières premières agricolesExportations Monde PIEM PVD ex-PEPMonde 79,1/89,2
(15,8/18,5)66
(14,1)21,8(2,3)
1,4(2,1)
PIEM 54,4(8,7)
PVD 20,9(5,5)
ex-PEP 3,8(1,6)
Importations CombustibleExportations Monde PIEM PVD ex-PEPMonde 335/
(28,3/)PIEM 105,5
(7,6)PVD 206,8
(18,1)ex-PEP 22,7
(2,6)
Importations Minerais et métauxExportations Monde PIEM PVD ex-PEPMonde 112,7/129,1
(23,6/25,8)95,7
(21,8)30,6(2,1)
2,8(1,9)
PIEM 75,7(13,9)
PVD 30,4(7,7)
ex-PEP 6,7(2)
PIEM : pays industrialisés à économie de marché. PVD : pays en voie de développement (Chinecomprise et pays socialistes du tiers monde compris). ex-PEP : ex-pays à économie planifiés d'Europe del'Est. Le total mondial peut différer légèrement de la somme des totaux par zone en raison des arrondis.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
29
Les exportations sont généralement exprimées en valeurs f.o.b. et les importations en valeurs c.i.f.
Source : CNUCED - Annuaire des Produits de Base 1994.
Les principales constatations sont les suivantes. L’ex-URSS et les pays de l'Est européens
(ex PEP : Pays à Economie Planifiée), participent relativement peu, par comparaison aux
deux autres blocs, au commerce mondial de produits de base. Les principaux exportateurs de
produits de base d'origine agricole et de minerais et métaux sont les pays industrialisés
(PIEM). Les PVD, grâce à l'OPEP, ne l'emportent nettement que pour les exportations de
produits énergétiques.
Production Prix et commerce des principaux produits
Les chiffres précédents agrègent des flux commerciaux très différents. Il est nécessaire de
considérer à part les principaux produits. Combien de millions de tonnes de pétrole, de fer,
de blé produit-on dans le monde ? Combien de tonnes d'or ? A quels prix les principaux
produits de base s'échangent-ils ? Que représentent-ils dans le commerce mondial ? Donnons
ici quelques ordres de grandeur, pour fixer les idées. Le tableau suivant indique pour les
principaux produits de base : le volume de la production, le volume des exportations, le
degré d'ouverture du marché international (mesuré par le ratio exportations/production), la
part des PVD dans les exportations, le prix des produits sur le marché international en 1992
et enfin la valeur des exportations.
Production, commerce et prix des principales matières premières (1992)1992 Prod.
MtPrincipaux producteurs Exp. Mt Principaux exporteurs E/P
%PVDExp%
Prix$/t*
Val.E G$
Pétrole 2947 Ex-URSS - Arabie S. -Etats-Unis - Iran - Chine -
Mexique - Vénézuela
1278 Arabie S. - Norvège -Emirats AU - Nigéria -
Mexique
43 78 126** 161
Charbon(houille)
3501 Chine - Etats-Unis - ex-URSS - Inde
395 Australie - Etats-Unis -Afrique du Sud - Canada -
ex-URSS
11 40,6 16
Gaz naturel(Tep)
1826 ex-URSS - Etats-Unis -Canada - Pays-Bas
389 ex-URSS - Canada - Pays-Bas - Algérie
21
Minerai defer
902,7 Chine - ex-URSS - Brésil -Australie
365,9 Brésil - Australie 41 45 31,6 11,6
Bauxite 108 Australie - Guinée -Jamaïque - Brésil
33,1 Guinée - Australie - Brésil- Jamaïque
30,6 77 36,3 1,2
Al métal 19,5 Etats-Unis - ex-URSS -Canada - Australie
9,6 Canada - ex-URSS - Brésil- Norvège - Etats-Unis
49 26 1 254 12
Minerai Cu(en contenude Cu)
9,3 Chili - Etats-Unis - ex-URSS - Canada
2,4 Chili - Canada - Etats-Unis- Indonésie - Portugal -
PNG
25,8 55 1591 3,8
Cu raffiné 12,5 Etats-Unis - Chili - Japon -ex-URSS
3,9 Chili - Zambie - Canada -Péru - Australie - Zaïre (B)
31 51,5 2 281 8,9
Phosphates(rocheux)
140 Etats-Unis - ex-URSS -Chine - Maroc
29,8 Maroc - Etats-Unis -Jordanie - ex-URSS
21 69 43 1,3
Etain (métal) 0,20 Malaisie - Chine - Brésil -Indonésie
0,18 Malaisie - Indonésie -Singapore - Chine - Brésil
92 76 5 990 1,1
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
30
1992(*=92/93)
Prod.Mt
Principaux producteurs Exp. Mt Principaux exporteurs E/P%
PVDExp%
Prix$/t
Val.E G$
Blé * 560,3 Chine - ex-URSS - CEE -Etats-Unis -
102,4 Etats-Unis - Canada - CEE- Australie - Argentine
18 11 177/193
19
Maïs * 530,4 Etats-Unis - Chine - Brésil- CEE
62,8 Etats-Unis - Argentine 12 104/102
6,5
Riz 529(pad)
Chine - Inde - Indonésie -Bangladesh
13,5(déc.)
Thaïlande - Etats-Unis -Vietnam
2,6 56 287 3,9
Sucre* 114,2 CEE - Inde - Brésil - ex-URSS - Etats-Unis
32,14 CEE - Cuba - Australie -Brésil
285604 200/22
110,6
Soja(graines)*
116,9 Etats-Unis - Brésil -Argentine - Chine
29,5 Etats-Unis - Brésil -Argentine
25 27 236/255
7,2
Soja(tourteaux)*
75,9 Etats-Unis - Brésil - CEE -Brésil
27,7 Etats-Unis - Brésil -Argentine - CEE
37 204/208
7
Café 5,9 Brésil - Colombie -Indonésie
4,9 Brésil - Colombie 84 89 1 410/1 560
7,7
Cacao(fèvres)
2,4 Côte d'Ivoire - Brésil -Ghana - Indonésie -
Malaisie
1,7 Côte d'Ivoire - Ghana 74 98 1200/1 100
1,9
Cacao(produits)
- 1,1 Pays-Bas - Brésil -Allemagne
- 47 1,8
Coton 18,6 Chine - Etats-Unis - Inde -ex-URSS - Pakistan
4,9 ex-URSS - Etats-Unis -Pakistan
26,5 43 1 280 6,3
Bois(grumes)*6
937 Etats-Unis - Canada - ex-URSS - Malaisie (feuillus)
65,6 Malaisie (feuillus) - Etats-Unis - ex-URSS
7 687 200(316)8
17
Caoutchouc(naturel)
5,6 Thaïlande - Indonésie -Malaisie
4,3 Thaïlande - Indonésie -Malaisie
77 97 861,3 3,7
Tabac 8,3 Chine - Etats-Unis - Brésil- Inde
1,7 CEE - Etats-Unis - Brésil -Zimbabwe
21 55 2 460 4,2
Viande(boeuf etveau)9
48 Etats-Unis - CEE - ex-URSS - Brésil
3,3 Australie - CEE - Nouv.Zélande - Brésil
6,8 10 2 460 8,1
Sources : Cyclope 1994 (ED. ECONOMICA), World Metal Statistics 1994 (World Bureau of MetalStatistics), World Bank, Annuaire des Produits de Base 1994 (CNUCED).*Source : World Bank, "Commodity markets and the developing countries", August 1994 (WB,International Economics Department, International Trade Division)**17,3 $/bbl.
Production
En tonnage produit, on trouve d'abord le charbon : 3,5 milliards de tonnes, puis le pétrole : 3
milliards (mais en valeur énergétique, le pétrole l'emporte encore sur le charbon) . Derrière,
les céréales avec 1,6 milliards de tonnes puis le minerai de fer avec 900 millions de tonnes
(qui, avec la ferraille recyclée, a permis de produire 700 millions de tonnes d'acier). Les
autres minerais et les autres matières premières agricoles ont des volumes de production très
inférieurs. Nous sommes bien toujours dans l'âge du fer, des céréales et des combustibles
4Exportations de sucre brut et raffiné.580% pour le sucre brut.6(résineux + feuillus) en Mm3.7Non résineux seulement.8$/m3 meranti (sapelli).9Equivalent poids carcasse.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
31
fossiles.
Prix
En ordre de grandeur, les prix internationaux reflètent les conditions de production, c'est à
dire les quantités de travail et d'énergie employées pour produire et transporter sur les lieux
de consommation. En bas de l'échelle, entre 20 et 40 $ par tonne, on trouve les minerais qui
peuvent être utilisés sans concentration, et qui sont extraits d'immenses gisements en
surface. Leur prix international comporte une part significative de coûts de transport. Il
s'agit du minerai de fer, du charbon, du phosphate rocheux, de la bauxite. Le prix des
minerais et métaux s'élève ensuite au fur et à mesure qu'il faut les concentrer et qu'il faut
employer de l'énergie pour en extraire la substance utile. Les métaux non ferreux valent
entre 1000 et 2000 $ par tonne, plus pour l'étain dont les minerais sont moins concentrés.
A l'extrême, si l'or ou le platine valent si cher, c'est qu'on ne les trouve dans leurs minerais
qu'à raison de quelques grammes par tonne. Le pétrole est plus cher que le minerai de fer ou
de charbon, car même s'il est vendu sous forme brute, il faut désormais fréquemment, pour
l'extraire, forer à plusieurs milliers de mètres et sous plusieurs dizaines de mètres d'eau en
off-shore (de plus, comme nous le verrons le prix du pétrole a largement dépassé son coût de
production dans certaines périodes).
Parmi les produits agricoles, les cultures à haut rendement : céréales, sucre, soja et autres
oléoprotéagineux, se situent entre 100 et 250 $ par tonne. Le prix s'élève au fur et à mesure
que les rendements à l'hectare faiblissent et que la culture ou l'élevage demande plus de
travail et d'intrants.
Commerce mondial
On trouve une grande diversité de situation quant à l'ouverture du marché mondial. Certains
produits sont pour l'essentiel consommés dans les pays qui les produisent : c'est le cas du
charbon et du riz, des grumes de bois. Le pétrole et les principaux minerais et métaux
voyagent plus (autour de 50 % de la production mondiale sont exportés). A l'autre extrême
on trouve les boissons tropicales, l'étain et le caoutchouc, produits principalement pour
l'exportation. On conçoit que selon que les marchés mondiaux sont des marchés d'excédents
ou qu'ils concernent l'essentiel de la production, ils se comporteront différemment.
On constate à quel point, avec 160 milliards de $ d'exportations en 1992, le pétrole surpasse
tous les autres produits dans le commerce mondial. Il est suivi de loin par un groupe dont les
exportations se situent entre 6 et 20 milliards de $ : le charbon, le minerai de fer, le blé, le
maïs, le soja, le sucre, le café, le coton, l'aluminium et le cuivre.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
32
Remarquons enfin que les PVD sont les exportateurs dominants (autour de 80 %) d'un
groupe restreint de produits : les boissons tropicales (café, cacao), le caoutchouc, l'étain, la
bauxite et le pétrole (78 %), suivis par le sucre (60 %) et le riz (56 %) le phosphate rocheux
(69 %), le bois (68%).
Dépendance de nombreux pays à l'égard des matières premières
Même si, contrairement à certaines conceptions simplistes des clivages Nord/Sud encore
actuellement répandues, le Tiers Monde dans son ensemble n'est pas et de loin le principal
producteur, ni même le principal exportateur de matières premières, il n'en reste pas moins
vrai que de nombreux pays du Tiers Monde sont très dépendants des produits de base, en ce
sens qu'un petit nombre d'entre eux constitue l'essentiel de leurs exportations. On constate
que les pays les plus dépendants (plus de 80 % d'exportations primaires) sont généralement
de petits pays peu peuplés du Tiers Monde. Certains pays industrialisés membres de l'OCDE,
sont cependant également dans ce cas, quoiqu’à un moindre degré : Australie, Nouvelle-
Zélande et Norvège, ainsi que l'Afrique du Sud.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
33
Chapitre 2.
Les matières premières : limite à la croissance ?
La quantité de matières premières que les sociétés humaines peuvent extraire des ressources
naturelles, est a priori limitée. Le volume des gisements exploitables de minerais l'est, la
surface des terres disponibles pour l'agriculture et l'urbanisation l'est également, les flux des
cycles de l'eau et de l'énergie solaire le sont. Depuis Malthus qui, le premier, s'en inquiète à la
fin du 18ème siècle, la crainte est régulièrement exprimée que la croissance démographique
et économique de l'humanité soit stoppée par de graves crises provoquées par une pénurie
globale de matières premières.
Il est certain qu'à de nombreuses époques avant la révolution industrielle, les sociétés
humaines s'étaient heurtées dans leur développement au caractère limité des matières
premières dont elles pouvaient disposer. La révolution néolithique, qui sédentarise les
sociétés nomades vivant de cueillette et de chasse en inventant l'agriculture a probablement
pour cause, parmi d'autres, une pression démographique trop forte eu égard aux ressources
disponibles dans le mode de vie antérieur. Plus tard dans l'histoire, la croissance de la
population se heurte périodiquement aux limites d'un système productif. Ces contradictions
sont, à travers des crises, dépassées à la fois par des mouvements démographiques (réduction
de la population par famines et épidémies, migrations et conquête de terres vierges) et par
des progrès techniques, dont la mise en oeuvre est stimulée par la situation de crise et qui
élargissent non pas tant les ressources elles-mêmes, que la capacité humaine à en tirer
matière et énergie.
Mais il s'agit là d'une dialectique entre croissance démographique et de la production d'une
part, conquête de l'espace et progrès de productivité de l'autre. Le caractère limité des
ressources elles-mêmes n'apparaît pas comme un facteur déterminant, sauf localement, et
dans ce cas, les populations se déplacent. Le monde en effet n'est pas encore fini, de vastes
territoires restent à découvrir et à conquérir sur la nature sauvage. Pour qu'apparaisse avec
Malthus le thème du caractère limité dans l'absolu des ressources, il fallait la triple
perception que la terre était finie (la conquête de nouveaux espaces est nécessairement
limitée), que la population s'était mise à croître beaucoup plus rapidement 10 et qu'avec les
10 Entre 1750 et 1800 la population de l'Europe passe de 140 à 187 millions ... (Braudel op. cit.)
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
34
débuts de la révolution industrielle, la production faisait de même.
Il n'est donc pas étonnant qu'un vif débat éclate à nouveau sur ces questions au début des
années 70, au cours d'une phase d'explosion démographique et après 30 ans d'une croissance
économique dont le rythme fut plus de deux fois supérieur aux tendances séculaires
antérieures et qui, de plus, fut particulièrement intense en consommation de matière
première. C'est surtout la publication (et la diffusion à plus de 3 millions d'exemplaires) du
rapport du Club de Rome : "Halte à la croissance", qui va relancer le débat.
1. Le rapport du Club de Rome
Ce rapport, publié en 1972, n'est pas sans antécédents au 20ème siècle. Dans les années 20,
des publications américaines s'inquiètent déjà d'un épuisement des réserves de pétrole. De
manière plus systématique, le rapport Paley, commandé par l'administration américaine et
publié en 1951, examinait l'ensemble des ressources minérales non énergétiques. Ses
conclusions sont pessimistes : le problème de la disponibilité des ressources allait se poser,
selon lui, de manière croissante et globale. Et pourtant, le rapport sous-estimait très
largement ce qu'allaient être les consommations du monde occidental 25 ans après en 1975,
d'un facteur allant de 1,5 pour le zinc à 2,2 pour l'aluminium et à 2,8 pour la manganèse !
Seule la prévision pour l'étain était correcte.
L'originalité du rapport du Club de Rome est son caractère global, articulant ressources,
population, économie, environnement. En particulier, il lie la préoccupation de
l'épuisement des ressources à celle de dégradation de l'environnement qu'entraînent
notamment la production et l'utilisation de ces ressources.
Sa conclusion majeure, destinée à provoquer une prise de conscience, est que si l'humanité
continue dans la voie de la croissance exponentielle passée, c'est-à-dire en maintient le
rythme et le contenu, elle court droit à des crises majeures autour du milieu du 21ème siècle :
dégradation irréversible de l'environnement, effondrement économique, famines. Seul l'arrêt
immédiat de la croissance démographique, une gestion sévère des richesses naturelles
conduisant à un arrêt de la croissance économique ("croissance zéro") et même à la
diminution de certains niveaux de consommation "gaspilleuse" permettraient d'éviter la
catastrophe.
Une vive polémique se développe aussitôt. Les arguments du camp des optimistes sont
poussés à l'extrême par Julian Simon qui dans « The Resourceful Earth » affirme que compte
tenu de l'adaptabilité des sociétés, l'ingéniosité humaine trouvera toujours les moyens de
faire face à temps à n'importe quelle situation, comme elle l'a fait dans les millénaires
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
35
passés.
Près de 30 ans après le rebond de cette polémique, et à la lumière des effets des chocs
pétroliers, que beaucoup sur le moment ont interprété comme la confirmation immédiate
des analyses du Club de Rome, comment peut-on aujourd'hui poser le problème ?
Tout d'abord, dans le domaine, évidemment fondamental, de la démographie, le
fléchissement des taux de croissance de la population dans de nombreux pays du Tiers
Monde, y compris les "grands" que sont l'Inde et la Chine, a conforté les démographes dans
la conviction que ces pays avaient entamé leur "transition démographique" : les taux de
natalité ont commencé de décroître. En conséquence, il existe aujourd'hui un assez large
consensus sur le fait que la population mondiale devrait se stabiliser à la fin du 21ème siècle
entre 10 et 12 milliards d'hommes, six individus sur sept vivant alors dans ce qu'on appelle
aujourd'hui le Tiers Monde, et l'Europe ne représentant plus que 5 % de la population
mondiale (contre 10 % en 1985). Il n'y a donc pas lieu de raisonner sur la poursuite indéfinie
d'exponentielles, mais sur une phase de transition de 100 ans vers un monde à population
stabilisée. Ensuite, la réaction des pays industrialisés aux deux chocs pétroliers a montré
qu'une significative déconnexion entre croissance économique et consommation de matière
première y était possible, à des niveaux insoupçonnés quelques années auparavant. Là
encore, l'extrapolation d'exponentielles ne se justifie pas. Examinons dans ce contexte les
perspectives dans les quatre principaux domaines qui, nous allons le voir, s'emboîtent : les
ressources alimentaires, les matières premières minérales non énergétique, l'énergie,
l'environnement.
2. Les ressources alimentaires
En 1975, paraît un livre de Joseph Klatzmann : "Nourrir dix milliards d'hommes ?" A cette
interrogation, l'éminent agronome répond par l'affirmative. Les ressources de la terre sont
suffisantes pour nourrir largement, sans renoncer aux productions animales, dix milliards
d'hommes et les moyens existent pour mettre en valeur ces ressources. Mais cela suppose
que partout dans le monde, et tout particulièrement dans le Tiers Monde, le développement
de l'agriculture soit dans les faits, et non seulement dans les discours, traité comme une
urgente priorité. Les obstacles sur la voie de l'élimination des famines et de la malnutrition
ne sont pas de l'ordre de la limitation des ressources naturelles, mais de la politique.
En 2000, cette analyse peut être confirmée. Des succès techniques spectaculaires ont été
obtenus dans certains pays du Tiers Monde, tels que la "révolution verte" en Inde, qui a
permis à ce pays d'atteindre une autosuffisance alimentaire globale. Les critiques justifiées,
que l'on peut adresser à cette expérience (elle est loin de toucher toute la paysannerie,
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
36
accentue les différences entre riches et pauvres dans les campagnes, etc.) relèvent très
largement de ses modalités politiques de mise en oeuvre, ce qui conforte les analyses de
Klatzmann.
Bien évidemment, les progrès de la production agricole viendront désormais surtout d'un
processus d'intensification (les terres encore à conquérir se font rares) et donc entraîneront
une forte augmentation des consommations d'énergie et de matières premières minérales.
Puis, lorsque la population se sera stabilisée et avec elle la consommation alimentaire, le seul
problème de ressource viendra de la nécessité d'entretenir la fertilité des sols et de fournir
l'énergie nécessaire à la culture. On peut donc craindre que les contraintes repoussées au
niveau de la production alimentaire ne soient en fait que déplacées au niveau des
disponibilités en ressources minérales11.
3. Les matières premières minérales
Avant toute discussion sur les limites des ressources minérales énergétiques et non
énergétiques, il convient de préciser les notions de réserves et de ressources. Le diagramme
ci-dessous illustre ces définitions.
Figure 2 : Modèle de classification des richesses naturelles minérales
Degré croissant de validité géologiqueIdentifiées Non découvertes
Degrécroissant defiabilitééconomique :
Réserves Prouvées
Déduites
Economiques Mesurées Estimées
RéservesHypothétiques(secteursconnus)
RéservesSpéculatives(secteursinconnus)
Paramarginales
Ressources Ressources Ressources Ressources Ressources
Submarginales
Source : J. Bethemont, op. cit.
La notion de coût d'extraction est essentielle dans la définition tant des réserves que des
ressources. Les réserves sont les quantités de minerais 1) découvertes 2) exploitables avec les
techniques actuelles à un coût inférieur à une limite donnée. Pour avoir un sens, la notion de
ressource doit aussi être associée à un coût limite.
11 Le développement des biotechnologies, qui s'est accéléré depuis 10 ans, ouvrant de nouvelles perspectivesdans la sélection, dans la lutte contre les parasites et peut-être dans la fertilisation (fixation directe par les
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
37
Pour mesurer le risque d'épuisement des gisements d'une matière première minérale, il est
tout simplement absurde de comparer la consommation actuelle et prévisible aux réserves,
comme l'avait fait, avec bien d'autres, le rapport du Club de Rome. Une situation où la durée
de vie des réserves est de quelques dizaines d'années est tout à fait normale. Car trouver de
nouvelles réserves par l'exploration est un investissement que les firmes n'ont pas de raison
d'entreprendre si leur portefeuille de réserve est déjà très important. Dans le passé, on a
constaté que les réserves augmentaient régulièrement avec la production, leur durée de vie
moyenne restant du même ordre de grandeur. De plus les réserves augmentent non
seulement par l'exploration, mais aussi automatiquement sous l'effet du progrès technique.
Ainsi, dans l'industrie du cuivre, par exemple, pour un coût d'extraction qui n'a pas consi-
dérablement varié, les teneurs économiquement exploitables des minerais sont passées de
2,1 % en 1925 à 0,3 % dans le milieu des années 70. Ainsi, tous les gisements dont les
teneurs étaient comprises entre 2 % et 0,3 %, qui étaient classés dans les ressources en 1925,
sont devenus progressivement des réserves.
Tout raisonnement sur l'épuisement doit donc partir des ressources existantes à des coûts qui
paraissent compatibles avec l'effort que l'humanité peut consentir pour s'approvisionner en
matières premières minérales (notion, on le conçoit bien, toute relative..). Or, il faut faire
ici une distinction entre le pétrole et les autres matières premières minérales. Compte tenu
de l'intensité des efforts d'exploration déjà faits et de nos connaissances géologiques, le
pétrole est la seule substance minérale pour laquelle on puisse donner des chiffres de
ressources dont l'ordre de grandeur soit vraisemblable. On estime ainsi aujourd'hui à 300
milliards de tonnes (soit en gros 100 fois la consommation annuelle actuelle) le volume
total de pétrole que l'on pourrait extraire à moins de 60 $ le baril (cette limite a un sens
économique, car au delà, il reviendrait moins cher de fabriquer des carburants à partir du
charbon, infiniment plus abondant). Pour les autres matières premières, on ne peut
absolument pas donner de telles évaluations, car on est très loin d'avoir été aussi
systématique dans l'exploration que pour le pétrole.
De plus, pour de nombreuses substances, le volume des ressources augmente énormément
avec le coût limite. Ainsi, on exploite actuellement la bauxite qui contient 50 %
d'aluminium. Les ressources identifiées sont déjà de 10 milliards de tonnes. Mais
l'anorthosite est une roche qui contient 25 % d'alumine. Si on en extrayait l'aluminium (ce
qui est techniquement possible, mais coûterait plus cher), il suffirait de 8 km3 d'anorthosite
pour égaler les ressources identifiées de bauxite. Or, rien que dans l'Est du Canada, le sous-sol
formé d'anorthrosite couvre plus de 100 000 km2 ! (il est vrai que l'aluminium est un des
éléments les plus répandus dans la croûte terrestre). Cet exemple cependant appelle une
plantes de l'azote atmosphérique) pourraient ralentir la croissance de ces besoins en intrants minéraux et
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
38
remarque: abaisser les teneurs (ici de 50 à 25 %) augmenterait dans bien des cas énormément
les ressources, mais exploiter des teneurs plus basses exige systématiquement plus d'énergie.
C'est ce que Claude Guillemin, à qui cet exemple est emprunté, a appelé le mythe du recours
aux basses teneurs. Ainsi, c'est la disponibilité de l'énergie pour les exploiter qui, bien plus
que le volume même, des ressources minérales non énergétiques, pourrait constituer une
limite à la croissance de leur consommation.
Mais les matières premières minérales non énergétiques présentent une autre particularité
par rapport à l'énergie : elles sont dans la plupart des cas recyclables. A la stabilisation de la
population mondiale et à la diminution du contenu matière de la croissance économique déjà
très nette dans les pays industrialisés et qui se manifestera aussi dans l'actuel Tiers Monde
viendront donc s'ajouter les progrès du recyclage. Dans un monde à la population stabilisée
et aux besoins fondamentaux satisfaits, les apports de matières neuves ne représenteront
vraisemblablement qu'une part réduite des consommations finales. Compte tenu, enfin, des
possibilités de substitutions entre matières, le risque d'une pénurie de matières premières
minérales non énergétiques peut donc être résolument écarté.
4. L'énergie
Restent donc les énergies fossiles, qui, elles, sont irrémédiablement dégradées par leur
utilisation, donc non recyclables, et dont la disponibilité conditionne l'accès aux deux
catégories précédentes de ressources. C'est pour elle que la situation pourrait devenir tendue,
d'autant que le recours à la fusion nucléaire, souvent cité comme la solution définitive du
problème, semble se situer à un horizon qui s’éloigne au fur et à mesure de l'avancée des
recherches. Les réserves de charbon sont certes gigantesques (520 milliards de tonnes
d'équivalent pétrole, 75 ans de consommation énergétique totale actuelle) et les ressources,
bien mal connues, sont certainement d'un ou peut-être de deux ordres de grandeur supérieurs.
Mais leur utilisation pose, comme nous allons le voir, d'inquiétants problèmes
d'environnement. Le recours au nucléaire classique (fission), y compris par développement
des surgénérateurs (qui multiplieraient par 80 le pouvoir énergétique de l'uranium) sera à
mon sens nécessaire, et les problèmes de sécurité et d'environnement qu'il pose peuvent être
résolus. Quoi qu'il en soit, la suppression du gaspillage, une meilleure utilisation de l'énergie,
et aussi une modification des modes de vie fondés sur une énergie abondante et bon marché
sont et resteront une priorité à l'échelle mondiale, mais avant tout dans les pays développés
dont la consommation énergétique par habitant est en moyenne 10 fois supérieure à celle
des pays du Tiers Monde. Sous condition de la poursuite d'importants efforts d'économie
énergétiques, mais certainement pas la stopper, du moins dans les prochaines décennies.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
39
d'énergie et un développement maîtrisé du nucléaire, la disponibilité en énergie ne devrait
pas non plus être un obstacle à la croissance.
5. L'environnement
Finalement, c'est beaucoup moins le caractère limité des ressources que les problèmes
d'environnement que pose et posera leur utilisation qui sont progressivement apparus
comme les défis les plus importants.
L'intensification de l'agriculture devra, pour éviter l'épuisement des sols et la désertification,
leur accorder une attention constante. Mais la question qui préoccupe le plus la communauté
scientifique est aujourd'hui "l'effet de serre". L'augmentation de la teneur en CO2 dans
l'atmosphère, due à la combustion du carbone fossile, ainsi que celle d'autres gaz dont les
émissions sont directement liés à la croissance de la population et de l'activité productive,
devrait provoquer dans les 50 à 80 prochaines années un réchauffement de 2 à 3° de la
température moyenne à la surface de la terre et une augmentation de l'humidité, avec de très
fortes variations régionales. L'effet sera peu perceptible autour de l'équateur, mais le
réchauffement pourrait atteindre 10° dans les régions septentrionales du globe. Ce
réchauffement devrait provoquer (par simple dilatation de l'océan) un relèvement du niveau
des mers. S'il se poursuivait au-delà des 2 ou 3 degrés envisagés, nul ne peut prévoir quels en
seraient les effets...
Ce problème illustre bien le déplacement des préoccupations dans le domaine des relations de
l'homme à son milieu naturel. La crainte d'une pénurie physique de ressources limitées s'est
éloignée, à juste titre à mon avis. Les dégradations locales de l'environnement (pollutions
localisées, désertification, etc.) restent préoccupantes, cependant les solutions existent. Par
contre les problèmes cruciaux du 21e siècle, et ils sont tout à fait nouveaux, seront ceux de
la maîtrise des causes et des conséquences des modifications non plus locales mais globales
des écosystèmes.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
41
SECONDE PARTIE :
LA FORMATION DES PRIX DES COMMODITES
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
43
Chapitre 3.
La rente d'épuisabilité de Hotelling
Dans ce chapitre, nous examinons les conséquences sur la formation des prix des
commodités de l’une de leurs caractéristiques décrite un introduction : le fait que les
ressources naturelles dont elles sont issues sont épuisables. Nous nous limiterons au cas le
plus simple des ressources minérales, issues donc de gisements. Ce problème a été abordé par
un célèbre article de Harold Hotelling publié en 1931 : "The Economics of Exhaustibles
Resources" Journal of Political Economy, vol. 39. Donnons ici les grandes lignes du
raisonnement.
1. Hypothèses
Les propriétaires des gisements sont distincts des exploitants. La concurrence est pure et
parfaite, tant entre les exploitants, qui se contentent donc du taux de profit moyen de
l'économie, qu'entre les propriétaires de gisements qui cherchent à valoriser au mieux leur
droit à la propriété sur cette ressource naturelle.
• Il existe un substitut abondant au minerai. Son coût de production est ps.
• Le stock de minerai dont le coût d'extraction (incluant le profit normal des exploitants)
est inférieur à ps est fini (épuisabilité)
• On connaît la demande future de minerai, et donc on connaît la date To où le stock de
minerai à coût inférieur à ps sera épuisé (hypothèse évidemment très forte).
2. Comportement d'un propriétaire
Pour un propriétaire il doit être équivalent à chaque instant t<To :
• de donner à exploiter son gisement contre une redevance à la tonne: a et de placer a sur
le marché des capitaux rémunérés au taux d'intérêt : i
• d'attendre To que cette tonne soit la dernière offerte sur le marché avant l'épuisement
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
44
des réserves à coût inférieur à ps. Le prix du minerai sera alors ps et le propriétaire
pourra concéder l'exploitation contre une redevance de ps-pe, pe étant le coût
d'extraction (incluant le profit de l'exploitant) de son gisement que nous supposons
constant dans le temps.
On doit donc avoir en To :
a (1 +i) To - t = ps-pe
soit a = (ps-pe) (1+i)t-To
Ainsi donc la redevance à la tonne, a, croît exponentionnellement au taux d'intérêt i avec le
temps. Hotelling l'appelle la rente d'épuisabilité du propriétaire, et le prix du marché du
minerai p est égal à :
p = pe + a = pe + (ps - pe) (1+i)t-To
Si pe n'est pas constant, les calculs sont plus complexes, mais le principe reste le même : le
comportement intertemporel rationnel des propriétaires d'une ressource épuisable entraîne à
leur profit l'apparition d'une rente d'épuisabilité qui conduit le prix à augmenter au fur et à
mesure qu'on approche de l'épuisement jusqu'à atteindre le prix du substitut à la date
d'épuisement (figure suivante).
Ps
Pe
a
To
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
45
L'existence de cette rente d'épuisabilité n'exclut pas celle de rentes de monopoles
complémentaires, si les conditions de la concurrence le permettent. La somme des deux
étant toujours limitée par le prix du substitut.
3. Limites pratiques et théoriques du concept
- La rente d'épuisabilité, même si elle existe en théorie et croît en théorie au taux d'intérêt,
est dans la réalité, quand on est très loin de la date d'épuisement, tellement faible qu'elle
influence de manière négligeable l'évolution des prix.
Un exemple pratique illustrera ce point. Considérons quelques instants le cas du pétrole,
seule ressource dont on pense avoir une idée (à un facteur de 2 ou 3 près) du volume des
réserves restant à exploiter à un prix inférieur à celui où les utilisateurs de cette ressource
favoriseront des produits ou une technologie alternatifs (ce qu’on appelle une "backstop
technology"). Si l'on suppose un horizon d'épuisement d'environ 50 ans (en présumant une
consommation croissante), un prix limite de $50/bl (au-dessus de ce prix les substituts
augmentent très vite leur part de marché), un coût marginal d'extraction pour le pétrole dit
"conventionnel" de $20/bl, et un taux de rendement interne moyen de 17% (le taux de
rentabilité jugé "normal" dans l'industrie pétrolière compte tenu du degré élevé de risque
affectant les investissements dans cette industrie), la rente d'épuisabilité oscillerait alors
autour de 10 cents par baril. Il est vrai que l'adoption par les entreprises pétrolières d'un taux
de rendement interne plus faible de 5 % ferait grimper la rente d'épuisabilité à $2,50/baril.
Par contre, cette dernière reculerait à 60 cents si l'horizon d'épuisement est établi à 80 ans,
hypothèse aussi probable que la première. Une rente de 60 cents/bl croissant à 5% par an est
à l'évidence un facteur secondaire, voire négligeable par rapport aux autres dans l'évolution
des prix du pétrole.
Et encore le pétrole est-il un cas particulier ! Pour les autres ressources, nous sommes loin
d'avoir simplement une idée des réserves ultimes, surtout si l'on considère aussi les effets de
changements technologiques non seulement sur l'offre mais aussi sur la demande de ces
ressources. Si leur horizon d'épuisement dépasse 100 ans, alors leur rente d'épuisabilité
peut être considérée comme nulle.
- Mais il y a une objection plus profonde, c'est la validité des hypothèses d'information
parfaite (ou probabilisable) des acteurs et en particulier des propriétaires des ressources en
terre.
Ceux-ci sont censés surveiller le prix de marché de la ressource en terre (donc le prix de
vente du minerai moins le coût d'extraction marginal) et vérifier qu'il croît bien au taux
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
46
d'intérêt. Mais à un instant t quelconque, le niveau absolu de la rente d'épuisabilité dépend de
la date To d'épuisement du stock de la ressource exploitable à un coût inférieur à celui du
substitut. Si To est fondamentalement incertain (au sens de Knight) les détenteurs de la
ressource en terre ne peuvent pas savoir quoi faire, face, par exemple, à un
ralentissement de son prix qui ne croît donc plus au taux d'intérêt! En effet, si To n'a pas
varié, ils doivent réagir au ralentissement des prix en restreignant leur offre de ressource,
comme indiqué ci-dessus. Mais si To s'est en réalité significativement éloigné, ils doivent au
contraire accroître cette offre pour profiter d'une rente d'épuisabilité qui est alors, malgré le
ralentissement de la croissance de son prix, surévaluée par le marché !Or dans la réalité, To
varie en permanence, et de façon incertaine, sous l'effet de très nombreux facteurs. Faire
l'hypothèse que les détenteurs de ressources maximisent leur revenu intertemporel sur des
dizaines d'années en avenir probabilisable pour expliquer leur comportement en matière
d'offre de ressources est pour le moins héroïque.
Reste l'idée, juste en théorie, qu'une ressource en terre est bien un actif et doit donc être
valorisé comme les autres actifs de la même classe de risque. Tout le problème est : quelle est
sa valeur aujourd'hui ? On l'a vu, cette valeur est généralement négligeable, sauf si l'horizon
d'épuisement est proche (quelques dizaines d'années) et le prix du substitut élevé par rapport
au coût marginal de production.
A la suite du premier choc pétrolier, on a cru que ces deux conditions étaient réunies pour le
pétrole. En conséquence, l'OPEP avait proposé une formule de prix, dite de "Taïeb", dans
laquelle le prix réel du pétrole devait augmenter au même rythme que la croissance
économique mondiale en tendance (on sait que sur une sentier de croissance économique
équilibrée, le taux d'intérêt réel doit être égal au taux de croissance économique). Mais tout
le débat portait sur le niveau initial des prix auxquels appliquer cette formule ! Et il n'a pas
abouti, car quoique relativement "proche", la date To d'épuisement ne pouvant être connue
avec précision, OPEP et pays consommateurs n'ont pu se mettre d'accord sur ce point.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
47
Chapitre 4.
Les rentes différentielles
Dans ce chapitre; nous analysons les conséquences d’une seconde caractéristique des
ressources naturelles dont sont issues les commodités : leurs différences de « qualité ».
1. La rente foncière agricole chez Ricardo12
C'est David Ricardo qui met en évidence les lois d'apparition et d'appropriation des rentes
foncières différentielles. Il le fait en étudiant la place de l'agriculture dans l'économie en voie
d'industrialisation de la Grande-Bretagne au début du 19e siècle. Il s'intéresse surtout au
problème de la répartition.
Le modèle de Ricardo est très simple.
Les trois hypothèses de départ sont :
• Il y a concurrence entre les capitaux et mobilité de ceux-ci : il y donc un taux de profit
moyen uniforme dans toute les branches de l'économie.
• La terre agricole est possédée par des propriétaires fonciers qui la louent à des fermiers-
capitalistes. Les fermiers sont supposés avoir le choix entre l'investissement dans
l'agriculture et dans les autres branches. Tant les propriétaires que les fermiers sont en
situation de concurrence pure et parfaite. (Ils sont très nombreux et aucun ne peut
influencer les prix en jouant sur les quantités qu’il produit ou sur la surface des terres qu’il
offre à la location).
• La demande de blé (pour simplifier on suppose que la seule production agricole est le blé,
qui constitue également le bien de subsistance unique) augmente avec la croissance
économique.
12David Ricardo, économiste britannique (1772-1823). Après A. Smith, il formalise la description du mondeproposée par ce dernier, tout en limitant l'objet de l'économie politique à la répartition de la richesse entreclasses sociales. Il formalise aussi une théorie des avantages du libre-échange plus générale que celle de Smith.Son ouvrage essentiel est "Principes de l'économie politique et de l'impôt", 1817.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
48
• Il existe un stock fini de terres qui sont mises en culture par ordre de fertilité
décroissante.
Dans ces conditions, l'équilibre du marché du blé, pour une demande donnée, est schématisée
par la figure suivante :
p
p3
p2
p1
q1 q2 q3
1 2 33
4Q3
Qo
Q
Déplacement de la courbede Demande avec la croissance
économiquep4
p
D
La fertilité décroissante des sols, ici classés 1, 2, 3 signifie que des quantités de capital et de
travail équivalentes vont, appliquées aux terres de la catégorie 2, produire moins de blé que
lorsqu'ils le sont sur les terres de la catégorie 1. Il en résulte que le prix de production du blé
va être supérieur sur les terres 2 à ce qu'il est sur les terres 1. q1, q2, q3 sont les productions
maximales des terres de chaque catégorie. Le prix de production est défini comme le prix qui
assure au producteur (le fermier) la couverture de ces coûts d'exploitation et une
rémunération "normale" des capitaux qu'il a engagés c'est-à-dire un taux de profit égal au
taux de profit moyen de l'économie 13.
On a donc p1 < p2 < p3 < .......
Il nous faut ici faire une hypothèse supplémentaire :
Au prix p = p3, la demande, représentée par la courbe D et naturellement décroissante avec
le prix, est Qo. Elle sature les capacités de production des terres de catégories 1 et 2 mais
n'est pas telle qu'il faille mettre en culture toutes les terres de la catégorie 3 (Qo < q1 + q2 +
13 On fait ici une hypothèse implicite simplificative. On suppose en effet que les fonctions de production sontà facteurs (terre-travail-capital) complémentaires et non pas substituables. Autrement dit, pour cultiver unesurface unitaire de terre de qualité donnée il faut une quantité fixe de travail et de capital. Coûts moyens etcoûts marginaux de production sont donc égaux sur chaque catégorie de terre, mais différents selon la fertilitédes terres. La capacité de production Qi de chaque catégorie de terre est déterminée par sa surface et sa fertilité.On peut évidemment introduire la possibilité, sur une terre de qualité donnée d'intensifier l'utilisation ducouple, lui-même optimisé, capital-travail pour produire plus, mais avec un rendement marginal en blédécroissant (coût marginal croissant), ce qui fait que la capacité de production de chaque catégorie de terre n'estplus fixe, mais croissante avec rendements décroissants Qi = Qi (K, L), dérivées positives dérivées secondesnégatives. Mais cela complique inutilement le problème sans modifier ses résultats fondamentaux quiproviennent de ce que, dans tous les cas, les coûts moyens, ici appelés prix de production, diffèrent en
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
49
q3), on supposera alors, puisqu'une partie de ces terres est en friche, que l'accès en est
libre, ou du moins gratuit, pour les fermiers qui voudraient les mettre en culture. Ce fut le
cas aux USA par exemple quand la "frontière" progressait vers l'Ouest.
Dans ces conditions le prix d'équilibre du marché est p = p3, prix de production
sur les terres marginales, c'est-à-dire les terres les moins fertiles dont la
demande exige la mise en culture.
En effet si p < p3 aucun fermier n'acceptera d'aller cultiver les terres 3 car il n'en recevrait
pas le profit moyen. Le déficit de l'offre entraînerait le relèvement des prix.
Si p > p3 le profit serait sur les terres 3 supérieur à la moyenne, ce qui entraînerait afflux de
fermiers (l'accès sur les terres 3 est libre), excédent de production et baisse des prix.
Il y a donc une différence entre les prix de production p1 et p2 du blé et le prix du marché
du blé qui est nécessairement unique et égal à p3. Cette différence est appelée rente
différentielle. Elle est ici exprimée en unité monétaire par tonne de blé.
On l'appelle rente pour la distinguer du profit normal des capitaux investis sur ces terres
(lequel est inclus dans le prix de production), différentielle car elle provient de la différence
"naturelle" de fertilité des sols.
Dans le modèle de Ricardo, cette rente est appropriée par les propriétaires fonciers des
terres plus fertiles que les terres marginales. Cela résulte de ses hypothèses de séparation des
propriétaires du sol et des exploitants en deux catégories d'acteurs distinctes, et de
concurrence entre les derniers.
Les propriétaires peuvent en effet mettre la location des terres aux enchères et leur fertilité
étant supposée connue (sur la base du passé) par les fermiers, la concurrence entre ceux-ci
doit conduire le meilleur offreur à proposer au propriétaire un revenu à la tonne égal à (p -
pl) sur les terres 1 et (p - p2) sur les terres 2 , puisqu'en acceptant un bail sur cette base, le
fermier tirera encore de son exploitation le profit moyen.
fonction de la fertilité des terres.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
50
2. L'analyse dynamique de Ricardo : évolution du prix du blé et du partage du
revenu national
Lorsque la demande augmente et dépasse la production q3 qui sature les capacités de
production des terres 1, 2 et 3, il faut passer aux terres de catégorie 4, moins fertiles, dont le
prix de production est p4 > p3.
Le prix de marché doit donc s'élever à p4, créant une rente différentielle sur les terres 3 et
augmentant la rente différentielle des terres 2 et 1.
Ainsi l'évolution de la demande entraîne une augmentation du prix relatif du blé.
L'introduction du progrès technique ne peut que retarder ce processus inéluctable car
résultant du rendement décroissant avec les quantités produites de l'agriculture, lui-même lié
au caractère limité , donc à la rareté, des terres les plus fertiles "naturellement".
Pour Ricardo - et les classiques, Marx compris - c'est le seul cas où la demande influence les
prix.
Pour toutes les autres marchandises, qui ne sont pas produites par application directe de
travail et de capital sur un support naturel dont la qualité est rare (plus précisément dont
les quantités d'une qualité donnée sont limitées), et qui sont donc reproductibles, le prix ne
dépend pas de la demande mais de la quantité moyenne de travail (direct et indirect) que
contiennent ces marchandises. L'hypothèse implicite est donc que les rendements sont
constants.
D'ailleurs les néoclassiques ne pourront généraliser l'analyse que Ricardo fait pour le blé à
toutes les marchandises, dont les prix vont ainsi résulter d'une interaction offre/demande
avec un prix d'équilibre égal au coût marginal de production, qu'en généralisant d'abord
l'hypothèse des rendements décroissants de la production (et en y ajoutant celle de
la satisfaction marginale décroissante du consommateur).
Le développement démographique et économique, entraînant la croissance de la demande de
blé, va entraîner, dans le cadre d'une Angleterre à rendements agricoles décroissants, une
augmentation du prix relatif du blé, et donc, toute chose égale par ailleurs, une augmentation
de la part relative des rentes foncières dans le revenu national. Ceci ne peut se faire qu'au
détriment de la masse des profits (puisque pour Ricardo le salaire est maintenu à un niveau de
subsistance physiquement défini) et donc des possibilités ultérieures d'accumulation, source
de progrès industriel. En conséquence, Ricardo combattra au Parlement pour l'ouverture du
marché britannique aux blés américains, afin de borner supérieurement le prix du blé, de
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
51
limiter les rentes foncières et de favoriser ainsi l'industrie.
3. Existence et appropriation de rentes foncières différentielles
L'existence de rentes foncières différentielles ne vient que de la nécessité, pour satisfaire
une demande donnée, de mettre en production des sols de qualité différente (que cette
différence de qualité soit "naturelle" ou déjà le résultat d'un travail passé importe peu à ce
stade - statique - de l'analyse, de même que l'effet du progrès technique sur les différences de
prix de production).
L'appropriation de ces rentes, par contre, dépend de la distribution initiale des droits de
propriété. Et nous allons voir que cette distribution n’est pas sans conséquences sur le
montant même des rentes différentielles.
Dans la configuration du modèle de Ricardo, nous avons vu que les rentes différentielles
revenaient entièrement aux propriétaires fonciers, qui sont des individus propriétaires du sol
mais ne l’exploitant pas.
D'autres schémas sont possibles. Décrivons-en deux pour illustrer comment le niveau des
rentes peut varier avec leur appropriation.
Premier schéma : nationalisation des sols
Supposons que les sols soient entièrement nationalisés et exploités par des coopératives qui
vendent leur blé à l'Etat. Le prix du blé dans ce cas n'est pas fixé par le marché. C'est l'Etat
qui le fixe en décidant des règles d'affectation du surplus entre branches de production et, au
sein des branches, entre unité de production.
Supposons que l'Etat se fixe les règles suivantes :
• Le taux de surplus de la branche agricole est fixé de manière exogène en fonction du
rythme souhaité d'accumulation14 dans l'agriculture.
• Il ne doit pas y avoir de différence dans la rémunération du travail collectif des
coopératives et donc une péréquation doit répartir ce surplus au sein des coopératives.
Dans ces conditions le prix du blé est fixé en ajoutant au coût moyen unitaire de production
le surplus unitaire affecté à l'agriculture. L'Etat devra ensuite, par exemple grâce à un
14 Le taux d'accumulation est le rapport Investissement annuel/Valeur ajoutée annuelle.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
52
système de taxe et de subvention, prélever une part du surplus sur les coopératives dont le
surplus individuel est supérieur à la moyenne et reverser cet excédent aux coopératives
marginales.
En fin de compte, le prix du blé sera inférieur, parce qu'aligné sur un prix de production
moyen de l'ensemble des terres en culture, à ce qu'il serait dans le schéma de Ricardo.
Les rentes, qui subsistent ex ante (les coûts et prix de production restent différents selon les
coopératives), auront été pour une part transférées au consommateur et pour ce qui reste
réparties entre les coopératives.
En ce qui concerne l’agriculture, ce cas de figure ne s’est rencontré que dans les pays
socialistes. Mais pour les mines, ce fut le cas des mines de charbon en France après guerre.
Elles étaient exploitées, non par des coopératives, mais par des entreprises publiques. Les
rentes différentielles existaient : certaines mines de Lorraine, par exemple, avaient des coûts
de production bien inférieurs à certaines mines du Nord. Mais le prix du charbon était fixé
par l’Etat, à un niveau inférieur au coût des mines marginales qui étaient donc
subventionnées.
Second schéma : les propriétaires sont les exploitants
C'est le cas dans les agricultures fondées sur la propriété familiale, forme dominante en
Europe Occidentale.
En théorie, le prix de marché devrait être le prix de production des agriculteurs marginaux.
En pratique ceux-ci, qui sont généralement des paysans pauvres luttant pour leur survie et
voulant rester paysans, n'exigent pas pour leurs capitaux investis le profit moyen, ni même
pour leur travail le salaire minimum garanti dans l'industrie (on n'a donc plus les hypothèses
de parfaite mobilité du capital et du travail du modèle de Ricardo).
Dans ce cas, le prix d'équilibre de marché sera inférieur, transférant une partie des rentes au
consommateur.
Il laissera cependant subsister des rentes différentielles sur les exploitations non marginales.
Ces rentes sont appropriées par le paysan "propriétaire - exploitant - ouvrier", elles
viennent s'ajouter aux profits normaux, les taux de profits individuels apparents dans
l'agriculture ne sont plus égaux. C'est un puissant facteur de différenciation interne à
cette branche.
Le caractère irréductible des rentes différentielles
Certes, des différences de productivité, donc de prix de production, donc de profits
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
53
individuels, existent en permanence dans toutes les branches de l'économie. Elles y sont à la
fois le résultat et le stimulant des progrès techniques et d'organisation. Mais à la différence
de l'agriculture elles ne sont pas en permanence entretenues par des facteurs naturels
médiés par des rapports juridiques (la propriété du sol par l'exploitant). Seule la
détention de brevets se rapproche du cas de l'agriculture, et bien évidemment, nous allons y
venir, la détention de gisements de matières premières minérales.
Ainsi, les rentes différentielles existent toujours ex ante, mais leur appropriation est
fonction de la nature des acteurs en jeu et de leurs rapports. La forme que revêt cette
appropriation peut également modifier le prix d'équilibre du produit, et créer
dans les branches concernées des obstacles permanents à l'égalisation
tendancielle des taux individuels de profits. Nous reviendrons sur ces questions
d'appropriation des rentes différentielles, dans le cas des gisements, dans une étude de cas de
la troisième partie (chapitre 9).
4. Les rentes différentielles dans l'extraction des ressources minérales
Analyse statique des rentes différentielles minières
Pour Ricardo, les analyses concernant la rente foncière différentielle agricole s'appliquaient
sans modification au secteur d'extraction des ressources minérales. Le propriétaire du sol est
simplement remplacé par celui du sous-sol, ou par l'Etat, quand c'est l'Etat qui exerce sa
souveraineté sur le sous-sol et concède les droits miniers, ce qui est aujourd'hui le cas dans la
plupart des pays, à l'exception notable des USA. En réalité ceci n'est vrai que pour la partie
statique de l'analyse.
Soit en effet une demande donnée d'un minerai Qo, satisfaite par trois gisements. q1, q2 et
q3 deviennent cette fois la capacité annuelle de production maximum de chacun des
gisements (cf. Fig. 1 ci-dessus).
On peut définir à l'identique les prix de production p1, p2 et p3 à ceci près que ces prix de
production devraient tenir compte des coûts engagé pour découvrir les gisements. Ce point,
qui est délicat, sera négligé pour l'instant et traité dans l’étude de cas de la troisième partie.
Dans ces conditions, sous réserve de concurrence entre détenteurs et entre exploitant des
gisements (donc d'égalité des taux de profit individuels dans l’exploitation), et d'accès libre
au gisement marginal 3 on a bien un résultat équivalent au précédent :
• Le prix de marché du minerai est le prix de production du gisement marginal
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
54
dont l'exploitation est nécessaire pour satisfaire une demande donnée.
• Les différences de qualité des gisements (teneur du minerai, profondeur, facilité
d'exploitation), induisent des différences de prix de production individuels et donc des
rentes différentielles. Ces rentes sont donc créées par le caractère non reproductible des
gisements, (respectivement des terres agricoles) dont les qualités sont uniques.
Quant au partage de ces rentes, il relève également de la même logique des rapports entre
acteurs que précédemment. En particulier si c'est l'Etat qui a découvert les gisements (ce
point est essentiel nous y reviendrons) et qui les met à la disposition de l'industrie minière et
s'il y a concurrence dans l'industrie minière, par exemple à travers la mise aux enchères des
concessions d'exploitation, la totalité des rentes différentielles devrait revenir à l'Etat
"propriétaire".
Analyse dynamique : le rôle des structures de marché
Les choses se compliquent cependant dans l'analyse dynamique. Contrairement au cas des
terres agricoles, i l n'y a aucune raison de supposer que tous les gisements sont
initialement connus et évalués, et donc mis en exploitation par ordre de prix de
production croissant au fur et à mesure de l'augmentation de la demande . Les
gisements sont en effet le produit d’une activité « productive » : la recherche minière.
Supposons qu'au moment où le gisement 3 arrive à pleine capacité, le prix de marché étant p
= p3, un très important gisement 4 est découvert dont le prix de production est du niveau de
1, et que la demande continue à augmenter. Tout va alors dépendre de la structure de
propriété du gisement 4.
Figure 2
p3
p2p1
q1 q2
1 2 3 4Qo
q3 q4
p4 = p1
p
DDéplacement de la courbe
de Demande avec la croissanceéconomique
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
55
Supposons qu’il soit d’accès libre. Ce fut le cas lors des ruées vers l’or en Californie et en
Alaska : le premier à planter ses piquets sur une partie du gisement avait le droit de
l’exploiter. Dans ces conditions, la production sur le gisement 4 va augmenter rapidement,
car au prix de marché p = p3, elle dégage une rente : p3 - p4, importante. Le prix va donc
baisser en raison de la surproduction. En situation de concurrence entre exploitants, le prix
baissera jusqu’à p1. Les gisements 2 et 3 seront éliminés du marché et le nouveau prix
d’équilibre de marché sera p = p1 = p4.
Supposons, à l’opposé, que l’ensemble du gisement 4 ait un propriétaire unique, l’Etat par
exemple, et qu’il cherche à maximiser sa rente. Le propriétaire, en contrôlant l’étendue des
concessions qu’il octroie sur le gisement 4, peut en contrôler le volume de production. Dans
ces conditions :
• Soit il ajuste le rythme de montée en production du gisement 4 à l'augmentation de la
demande. Le prix peut alors se maintenir à p3, prix d'équilibre précédent, et une rente
différentielle (p3-p4) apparaît sur 4.
• Soit il permet que le rythme de production de 4 augmente plus rapidement que la
demande, la surproduction fait baisser les prix en dessous de p3 et force donc 3 à sortir du
marché. Le prix se stabilise à p2 mais avec une production de 4 qui remplace celle de 3. 4
bénéficie alors d'une rente différentielle unitaire (p2-p4) moins importante, mais d'une
production supérieure.
Le problème de la meilleure stratégie pour le propriétaire de 4 n'est pas compliqué à
résoudre. Il s’agit de maximiser sa rente totale, soit le produit de la rente unitaire par le
volume.
Mais on conçoit aussi que cela puisse se compliquer assez vite si l'on introduit des
hypothèses un peu moins simples, par exemple :
• Le type de partage de la rente différentielle sur le gisement 4 entre le propriétaire, l'Etat
et la firme exploitante. Si par exemple l'Etat décide de prélever une redevance sur le
gisement 4 exactement égale à p3 - p4, on est dans le cas précédent. Mais l'Etat peut ne
pas connaître a priori la rente sur 4, fixer un prélèvement minimum, et satisfaire toutes
les demandes de concession qui s’expriment alors.
• On peut aussi supposer qu'en réalité ni q1, ni q2 ne sont physiquement strictement
déterminés (alors qu'on pouvait supposer que c'était le cas pour des terres agricoles à
technologie donnée). Le rythme d'extraction d'un gisement peut en effet varier (dans
certaines limites techniques). Dans ces conditions, face à une stratégie offensive de la
firme 4, les firmes exploitant 1 et 2 pourraient réagir en augmentant aussi leur
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
56
production.
• Enfin, si la firme 4 exploite déjà des gisements dans les catégories 1 à 3, elle n'a pas
nécessairement intérêt à adopter la même stratégie que si elle est un nouvel entrant
dans l'industrie sur le gisement 4.
On conçoit alors que contrairement au secteur agricole, généralement très concurrentiel
(grand nombre de propriétaires et d’exploitants ou d’exploitants-propriétaires), dans le
secteur minier, ce n'est pas simplement sur le partage de rentes différentielles d'origine
"naturelle" c’est sur l’existence-même des rentes et sur leur niveau que va jouer directement
le nombre des acteurs et les formes de concurrence (parfaite, monopole, oligopole), c’est-à-
dire les structures de marchés.
Ainsi, analysées en dynamique, les rentes différentielles dans l'industrie extractive perdent le
caractère "naturel", et lié à des rendements nécessairement décroissants, qu'elles avaient
dans l'agriculture. C'est leur existence même, avant donc leur répartition, qui est le produit
des structures de marchés et des rapports entre acteurs, présents et passés.
Un bon exemple, sur lequel nous reviendrons, en est les effets des découvertes de pétrole à
très bas coût de production au Moyen-Orient. Ces découvertes auraient pu a priori faire
sortir la plupart des producteurs américains du marché (au moins du marché international
hors USA). Mais les compagnies pétrolières, qui constituaient un oligopole (« Les Sept
Soeurs ») ont préféré s'entendre pour contrôler la production au Moyen-Orient et donc
maintenir sur ces gisements d'importantes rentes différentielles qu'elles pouvaient alors
s'approprier presque entièrement, compte tenu des rapports existant entre ces compagnies
et les Etats, théoriquement propriétaires des gisements (cf. chapitre 11).
Il nous faut donc examiner la formation des prix dans des structures monopolistiques ou
oligopolistiques. C’est l’objet du chapitre suivant.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
57
Chapitre 5.
La formation du prix des commodités
en situation d’oligopole
Nous nous plaçons désormais dans le cas où un petit nombre d’acteurs détiennent les droits
de propriété sur une ressource naturelle. Nous supposerons pour simplifier que les
propriétaires sont aussi les exploitants. Le fait qu’ils soient peu nombreux fait qu’en agissant
sur les quantités qu’ils produisent, ils ont une influence sur le prix de marché.
Le problème qui nous intéresse est d’examiner les conséquences de l’existence de rentes
différentielles : les propriétaires exploitants ont des coûts de production différents. Est-ce
que cela implique que seuls ceux qui ont les coûts les plus bas peuvent rester dans l’industrie ?
Un exploitant qui découvre une nouvelle ressource à bas coût d’exploitation et à vaste
capacité productive a-t-il intérêt à faire sortir les autres, qui ont des coûts plus élevés, de
l’industrie ?
Nous raisonnerons dans le cas de l’industrie minière (incluant l’industrie pétrolière). D’une
part nous avons vu que c’est dans cette industrie que la situation de découverte de gisements
à bas coût se rencontre, d’autre part elle est généralement plus « concentrée » que
l’agriculture. Mais les raisonnements s’appliqueraient à l’agriculture, dans des sous-secteurs
où les acteurs sont peu nombreux, et où des découvertes techniques, par exemple,
permettraient de nouvelles formes de production à coûts inférieurs aux techniques existantes
(on peut penser au génie génétique).
1. Le cas du monopole
Supposons un producteur unique d’une commodité. Il est en situation de monopole.
Rappelons quel est le comportement qui maximise son profit. Supposons que son coût total
de production soit CT = cq
avec q : quantité produite
c : constante.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
58
Cela signifie que le coût moyen (CT/q) et le coût marginal (d(CT)/dq) sont égaux à c : les
rendements d’échelle sont constants. Cela signifie que le producteur dispose de réserves
importantes et que la mise en production de ces réserves ne donne lieu à aucune économie
ou déséconomie d’échelle. C’est une hypothèse simplificatrice, mais réaliste si l’on
s’intéresse à l’équilibre à long terme ( qui prend en compte la possibilité d’accroître les
capacités de production) du marché. Rappelons que ces coûts contiennent ceux du capital,
donc le profit « normal » dans l’économie.
Supposons que la courbe de demande du marché soit de la forme :
p = qo - aq
soit : q = (po - p)/a
Quelle est la quantité q que doit produire le monopole pour maximiser son profit ?
∏ = (p-c)q = (po-aq-c)q = -aq2 + q (po-c)
Maximum pour q = (po-c)/2a
Le prix de marché est alors p = (po+c)/2
Par rapport au prix c qui inclut le profit concurrentiel normal, la rente de monopole par
unité produite est :
r = p - c = (po - c)/2
Si le monopole acceptait de se contenter du prix p = c, qui serait le prix de marché en
situation d’offre concurrentielle, il produirait q = (po - c)/a soit deux fois plus que s’il
maximise son profit.
Remarquons que le profit maximal est obtenu en écrivant :
dΠdq
= 0
Soit :
d(pq)dq
− d(cq)dq
= 0 , pq étant la recette de monopole.
Soit :
d(pq)dq
= c, avecd(pq)
dq= recette marginale
Autrement dit, pour maximiser son profit, le monopole choisit la quantité qui
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
59
égalise sa recette marginale à son coût marginal.
Remarquons enfin, cela nous sera utile pour les résolutions graphiques dans la suite, que :
- Si la courbe de demande a la forme p = po - aq , c’est une droite.
La recette est : pq = poq - aq2
Et la recette marginale :
d(pq)dq
= po - 2aq
C’est donc une droite qui est la médiane du triangle formé par les deux axes et la droite de
demande.
Illustrons ceci d'un exemple numérique que nous allons conserver dans l'analyse suivante,
celle du duopole.
La courbe de demande adressée au monopole est :
q = 120 - p, p = 120 - q
c = 30
On a donc :p = 75 , q = 45 , r = 45 , ∏ = 2025
p
120
p = 75
C=30
0q = 45 60 90 120 q
RM
D
On démontre géométriquement, puisque la droite RM du revenu marginal est la médiane du
triangle formé par la droite de demande D et les deux axes, ce qui était déjà démontré
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
60
algébriquement (q = (po - c)/2a) à savoir que le monopole produit exactement moitié moins
que ce qui serait produit en situation de concurrence parfaite sur les gisements, à savoir ici :
90.
2. Le cas du duopole
Que se passe-t-il s’il n’y a pas une, mais deux firmes dans l’industrie, la première bénéficiant
d’une rente différentielle, parce que ses gisements sont de meilleure qualité ?
Reprenons donc l'exemple numérique précédent.
Nous avons donc désormais 2 gisements, détenus par deux acteurs 1 et 2, dont les coûts
(moyens et marginaux) de production sont c1 = 30 et c2 = 60, faisant face ensemble à une
demande de la forme q = 120 - p.
Il n'y a pas une seule théorie du duopole. Ce qui va se passer dépend des hypothèses que l'on
fait sur le comportement de chacun des acteurs. Deux cas sont classiques : le duopole de
Cournot et le duopole de Stackelberg. Nous nous contenterons de ceux-là.
Le duopole de Cournot
Dans ce cas on considère que chacun des acteurs offre la quantité qui maximise son
profit en prenant comme donnée la production de l'autre.
On peut donc pour chaque acteur calculer sa courbe de réaction, CR, c'est-à-dire ce qu'il va
offrir pour une production donnée de l'autre.
Soit q1 et q2 les productions respectives de 1 et 2 qui doivent respecter q1 + q2 = q = 120 -
p, soit : p = 120 - (q1 + q2).
CR1 s'obtient en écrivant :
Max ∏ 1, q2 donné
∏ 1 = (p - 30) q1 = (120 - q1 - q2 - 30) q1 = -q12 + q1 (90 - q2)
Maximum pour q1 = (90 - q2)/2 cette relation est donc la courbe de réaction de 1 CR1.
De même Max ∏ 2 pour q1 donné
∏ 2 = (p - 60)q2 = ( 60-q1-q2) q2= -q22 + q2 (60 - q1)
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
61
Maximum pour q2 = (60 - q1)/2, qui est donc la courbe de réaction de 2.
Traçons ces deux courbes sur un graphique q1 - q2.
•
q2
90 CR1
30
CR2
45 60 q1
10
40
Ces deux courbes se croisent au point donné par :
q2 = (60 - (90 - q2)/2)/2
q2 = 10 et q1 = 40 à ce point on aura donc :
q1 = 40
q2 = 10
q = q1 + q2 = 50
p = 70
1 = 1600
2 = 100
Ce point est qualifié d'équilibre de Nash-Cournot.
En effet c'est un point d'équilibre par construction. A ce point, aucun des deux acteurs n'a
intérêt à modifier les quantités qu'il produit compte tenu de ce que produit l'autre. On appelle
cette situation, en théorie des jeux, un équilibre de Nash. Le fait que les stratégies des acteurs
soient de décisions de niveau de production (et non de prix, par exemple) a été étudié en
premier par Cournot. D'où le nom d'équilibre de Nash-Cournot.
De plus c'est une position stable, en ce sens qu'il y a convergence vers cet équilibre.
Supposons en effet que 1, se croyant seul, se comporte comme dans la situation de
monopole ci-dessus et produise donc q1 = 45, attendant tranquillement par conséquent le
prix p = 75 (cf. ci-dessus). S'il produit 45, compte tenu du marché, ce qui se passe est que 2
sort des ténèbres et produit 7,5, un niveau de production qui maximise son profit si q1
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
62
produit 45 (c'est ce que donne CR2 : q2 = (60 - q1)/2). Mais si 2 produit 7,5, alors 1 n'a plus
intérêt à produire 45, mais plutôt 41, 25 (d'après CR1). Mais à ce compte là, 2 produira
9,375. On voit que cela converge vers (40, 10).
A ce point d'équilibre, le duopole produit donc plus que le monopole (50 au lieu de 45) et le
prix est plus bas (70 au lieu de 75). L'existence de 2 a réduit le profit du monopole de 2025 à
1600.
Mais on est très loin de la situation où il y aurait grand nombre d’acteurs et situation de
concurrence parfaite sur les gisements 1, le prix serait alors de 30, si les gisements 1
pouvaient satisfaire une demande de 120 - 30 = 90 à ce prix. S'ils ne le pouvaient pas c’est-
à-dire si leur capacité maximum était inférieure à 90, il faudrait passer aux gisements 2, qui,
si les acteurs y étaient eux-mêmes nombreux et en concurrence parfaite, produiraient au
prix de 60.
A titre d'exercice on pourra traiter la question suivante. Il y a monopole sur 1 et 2, mais la
production de 1 est limitée à 30. Quel est alors l'équilibre de Nash-Cournot ?
Le duopole de Stackelberg
Dans ce cas on fait l'hypothèse suivante. Il y a une firme leader, par exemple 1 : elle
produit ce qu'elle souhaite soit q1, et la firme 2, qualifiée de suiveur, produit une
quantité qui maximise son profit compte tenu de q1. La question devient : sachant
que 2 va se comporter ainsi, quel est le niveau optimal de production que va fixer 1 ?
Pourquoi 1 serait-il leader ? Autrement dit, pourquoi 2 considère-t-il que la production de 1
est une donnée, c'est-à-dire que quoi qu'il fasse, 1 ne modifiera pas son niveau de
production ? Nous l'acceptons pour l'instant, renvoyant la discussion de cette intéressante
question au paragraphe suivant : les barrières à l'entrée.
L'équilibre de Stackelberg s'obtient de la façon suivante : 1 maximise son profit sachant que
2 va maximiser le sien en considérant la production de 1 comme une donnée. 2 agit donc
selon sa courbe de réaction CR2 calculée plus haut, à savoir q2 = (60 - q1)/2.
Donc : ∏ 1 = (p - 30) q1 = (120 - q - 30) q1 = (90 - q1 - q2)q1
= (90 - q1 - (60 - q2)/2)q1 = (120 - q1) q1/2
∏1 est maximum pour q1 = 60 donc q2 = 0 !
L'équilibre de Stackelberg élimine la firme 2 du marché, q = q1 = 60, p = 60 , ∏ 1 = 1800. Le
profit de 1 est supérieur à la situation du duopole de Cournot, mais toujours inférieur à la
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
63
situation du monopole. La concurrence potentielle de 2 puisque dans cet exemple
numérique il ne produit pas, suffit à réduire le profit de 1.
Le fait que 2 ne produise pas est lié à nos données numériques. Pour s'en convaincre, il suffit
de les modifier. Supposons que le coût de 2 soit 40 au lieu de 60. Il reste donc supérieur au
coût de 1 qui est 30.
On vérifiera que :
La courbe de réaction de 2 devient q2 = (80 - q1)/2.
L'équilibre de Stackelberg est :
q1 = 50 ; q2 = 15 ; p = 55 ; ∏ 1 = 1100 ; ∏2 = 225
La firme 2 entre donc dans cette industrie malgré son handicap de coût.
On voit donc que le fait qu’une firme en place dans l’industrie dispose de gisements dont le
coût de production est de 30 n’empêche pas l’entrée d’une autre firme dont le coût de
production est supérieur, ici 40. Par contre si la différence de coût est trop grande, dans
notre exemple si la firme entrante a un coût de 60, et dans un équilibre de Stackelberg où la
firme entrante prend la production de la firme en place comme une donnée, il n’y a plus
d’entrée profitable possible.
Les barrières à l'entrée
Revenons au cas où c1 = 30 et c2 = 60 et à la question de savoir pourquoi 2 se comporterait
comme indiqué dans l'équilibre de Stackelberg, c'est-à-dire en considérant la production de 1
comme intangible, ce qui la dissuade d’entrer.
Il n'aura pas échappé, en effet, au lecteur attentif de ce qui précède, l'apparente
contradiction suivante.
Dans l'équilibre de Nash-Cournot, 1 laisse entrer 2, produit 40 et fait un profit de 1 600,
alors que s'il produit 60, comme dans le cas de l'équilibre de Stackelberg, 2 n'entre pas (2
produit 0) et le profit de 1 est 1 800 donc supérieur. Il apparaît donc rationnel pour 1 de
produire 60 et d'empêcher l'entrée. Que signifie dans ces conditions l'équilibre de Nash-
Cournot ?
Ce qu'il faut bien voir c'est ceci. Supposons que 1 affiche son intention de produire 60. Si 2
le croit, c'est-à-dire si 2 croit que quoi qu'il arrive 1 produira 60, on est dans la situation de
Stackelberg et dans notre exemple numérique, 2 n'entre pas. Mais en fait, si 2 n'en croit
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
64
rien, entre quand même et produit 10 (comme à l'équilibre de Nash-Cournot), il
n'est plus rationnel pour 1 de continuer à produire 60 ! Ce qui est rationnel (ie :
maximisation de profit) pour 1 est alors de produire 40, comme l'indique le calcul
de l'équilibre de Nash-Cournot.
On voit donc que la conjecture de Stackelberg suppose que la firme dominante n'ait jamais
intérêt à modifier sa production quoi que fasse la firme suiveur et que cette dernière sache
qu'il en est ainsi, ce qui fait qu'elle prend la production de 1 comme une donnée non
susceptible de varier sous l'effet de ses propres décisions. Cette condition est très forte. Elle
suppose, par exemple, que la firme dominante ait fait des investissements qui ne peuvent
être utilisés pour d'autres productions et qui l'obligent à produire à un certain niveau ( sinon
son coût moyen augmenterait fortement). En d'autres termes, cela suppose qu'elle ait pris
des décisions irréversibles qui rendent crédible, car rationnel pour elle, le fait qu'elle ne
modifiera pas son niveau de production quel que soit celui de l’entrant. Ce genre
d'engagement peut alors constituer une barrière à l'entrée en présence de différences de coûts
de production, ou du moins permettre de limiter l'entrée des firmes concurrentes au degré qui
maximise le profit de la firme dominante.
Découverte de gisements à bas coût
Supposons maintenant que la firme en place soit la firme 2, dont le coût est c2 = 60, et
qu’une firme 1 découvre des gisements donc le coût est 30.
Quand 2 était seule sur le marché, elle produisait 30 (comportement de monopole) et le prix
était 90. Supposons que le nouvel entrant 1 considère la production de 2 comme une donnée
et dimensionne son entrée en conséquence.
Tout se passe comme s’il faisait face à une demande, adressée à lui, égale à la demande du
marché moins 30, la production de 2.
Il maximise donc son profit sur la base d’un comportement de monopole face à une
demande q = (120 - p) - 30 = 90 - p. On vérifiera qu’il produit q1 = 30. La production totale
est q1 + q2 = 60, le prix 60. Le profit de 2 s’annule. Le profit de l’entrant 1 est de 900. Ce
n’est pas intéressant pour 2. Sachant que 1 prendra sa production comme une donnée, il a
intérêt à la réduire par rapport à la situation où il était seul. De combien ? Le duopole de
Stackelberg avec 2 comme firme en place leader nous donne la réponse. 1 considère donc la
production de 2 comme une donnée et fixe sa production selon CR1 : q1 = (90-q2)/2 = 45 -
q2/2.
Dans ces conditions, la quantité q2 qui maximise le profit de la firme en place 2 est donné
par :
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
65
Max ∏ 2 = q2 (p-60) = q2 (120-q1-q2-60)
= q2 (60-45+(q2/2)-q2) =
q22
(30-q2)
Soit : q2 = 15
On a donc :
q2 = 15
q1 = 37,5
q = q1 + q2 = 52,5
p = 67,5
∏1 = 1 406,25
∏2 = 112,5
Le profit de 2 reste ainsi positif, et q1 rentre à un niveau supérieur : 37,5 au lieu de 30.
1 a-t-il intérêt à pousser son entrée jusqu’à 60, ce qui conduirait le prix au mieux à 60,
incitant 2 à sortir du marché ?
Si 2 maintient sa production à 15, parce qu’il ne peut faire autrement, la production sera de
60 + 15 = 75, le prix de 45. 2 fera certes des pertes, mais 1 n’aura qu’un profit de 900,
inférieur à 1 406,25. Ce n’est donc pas intéressant pour 1.
Même si 2 n’est pas forcé, par des investissements irréversibles, de rester dans l’industrie,
l’équilibre de Nash Cournot, décrit plus haut avec c2 = 60 et c1 = 30, nous indique que la
solution optimale pour 1 n’est pas 60 mais 40, laissant 2 produire 10.
Dans tous les cas, on voit donc que la firme entrante 1, bien qu’ayant des coûts
deux fois inférieurs à la firme en place 2, n’a cependant pas intérêt à la faire
sortir entièrement du marché !
Conclusion sur le duopole
Les situations de duopole sont encore relativement simples.
Nous avons vu cependant que pour déterminer un équilibre, il fallait faire des hypothèses sur
la rationalité des acteurs qui ne soient pas simplement la maximisation du profit, mais qui
portent sur l'interaction entre les acteurs, sur la manière dont il agissent en fonction du
comportement de l'autre. Lorsque le comportement d'un acteur dépend de celui d'un autre
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
66
(ou de ce qu'il suppose que celui de l'autre pourrait être), on le qualifie de "stratégique". Les
deux situations de duopole que nous avons examinées sont des exemples très simples
d'équilibre de marché résultant de comportements stratégiques. On conçoit que le problème
se complexifie avec des situations d'oligopole, c'est-à-dire avec plus de deux acteurs.
3. Oligopole de Stackelberg avec frange compétitive
Il est cependant un cas simple d'oligopole, qui présente le grand intérêt de représenter
correctement des structures de marché fréquentes dans les industries de commodités
minérales, c'est l'oligopole de Stackelberg avec frange compétitive. C’est une version un peu
élaborée du cas du duopole examiné ci-dessus.
Cette structure est la suivante. Un groupe de producteurs, que nous appellerons le "coeur"
dispose de gisements très abondants et dont les coûts de production sont les plus bas. Ces
deux caractéristiques peuvent se traduire par une courbe d'offre à coûts moyens et marginaux
égaux et constants. S'ils se faisaient concurrence entre eux, les producteurs de ce premier
groupe pourraient donc satisfaire toute la demande à leur coût moyen : c. Le second groupe,
qui rassemble tous les autres producteurs présents dans l'industrie, dispose de gisements moins
abondants et à coût plus élevé que les premiers. Le fait qu'ils soient moins abondants se
traduit par un coût marginal et un coût moyen croissant au-delà d'un certain niveau de
production qui correspond à leur minimum de coût moyen, niveau qu'on supposera inférieur
à la demande du marché à ce prix. En d'autres termes, ces producteurs ne pourraient
satisfaire seuls la demande que dans la partie croissante de leur courbe d'offre. Ce second
groupe est qualifié de frange. On supposera de plus qu'elle est constituée de producteurs
nombreux, donc petits, donc sans pouvoir de marché et qui vont donc se comporter en
preneurs de prix (price takers) : ils considèrent le prix de marché comme une donnée et
déterminent leur production de manière à maximiser leurs profits à ce prix, ce qui signifie,
comme on le sait, qu'ils choisissent le niveau de production qui égalise leur coût marginal et
le prix de marché. De cela peut se déduire une courbe d'offre de la frange compétitive, qui est
croissante avec le prix.
Le problème est le suivant : les producteurs du coeur ont-ils intérêt à se faire concurrence
entre eux et donc à éliminer la frange du marché ? C'est exactement le problème que nous
avons posé ci-dessus lorsque nous nous demandions quelle était la meilleure stratégie pour un
producteur découvrant par bonheur des gisements très vastes et beaucoup moins coûteux que
ceux qui jusqu'ici satisfaisaient la demande. Mais nous pouvons le traiter maintenant avec un
modèle un peu plus réaliste que celui du duopole.
S'ils s'entendent entre eux, c'est-à-dire s'ils se comportent collectivement comme un
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
67
monopole, les producteurs du coeur peuvent décider de la quantité qu'ils vont collectivement
produire. Sachant qu'à un prix p, la frange produira tout ce qu'elle peut produire de manière
rentable à ce prix, quel est le niveau de prix qui maximise le profit du coeur, sachant qu'à ce
prix, il devra produire q (demande du marché à ce prix) - qf (production de la frange à ce
prix) ? Ce problème peut se représenter et se résoudre graphiquement de la manière
suivante :
p
A
D
d' c' c""B
C B'
RMc
Dc
qf
qc qf q
•• ••
• •
dp
••
cb
D : demande du marché
qf : offre de la frange - La frange ne produit que pour un prix > b
Dc : ligne brisée A B, puis D : demande adressée au coeur. Elle se construit comme suit.
Pour p = A, la frange produit toute la demande du marché. La demande adressée au coeur est
nulle : Dc = o
Pour p<b, la frange ne produit plus, la demande adressée au coeur rejoint celle du marché au
point B.
RMc : recette marginale du coeur, compte tenu de sa demande Dc (la partie verticale en B'
correspond à la cassure de Dc en B).
En tant qu'oligopole se comportant en monopole, le coeur égalise son coût marginal c à sa
recette marginale : cela donne le point C qui détermine la quantité qc produite par le coeur.
Le renvoi sur la courbe de demande du coeur en c' donne le prix p.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
68
A ce prix p la demande du marché est donnée par c", le segment c'c" est la production qf de
la frange, égale par construction au segment dd'.
Remarquons que si c est suffisamment bas, plus précisément si c est inférieur à l'ordonnée du
point B', la stratégie de maximisation du coeur élimine la frange du marché, puisqu'elle le
conduit à produire une quantité ≥ au segment bB, à un prix ≤b.
Ce modèle est en particulier une bonne représentation de l'industrie du pétrole. Nous y
trouvons effectivement un coeur, constitué des pays du Moyen-Orient ayant d'immenses
réserves à bas coût de production, et une frange compétitive, constituée des autres
producteurs. Il sera repris en introduisant l'incertitude, dans le chapitre consacré aux
marchés pétroliers de la troisième partie.
4. Problèmes de stabilité d'un oligopole
Nous venons de voir que l'intérêt collectif du coeur, qui est un oligopole de plusieurs
producteurs, est donc de se comporter en monopole, comme indiqué ci-dessus. Mais à quelle
condition peut-il le faire ? C'est ce que nous allons brièvement évoquer maintenant.
La question des taux d'actualisation
Le comportement de maximisation du profit doit être intertemporel. Or la courbe de
demande que nous avons utilisée jusqu'ici est statique, c'est-à-dire qu'elle donne la
modification de la demande des consommateurs lorsque le prix se modifie, pour une
période donnée, quelle qu'elle soit.
Mais une hausse de prix, disons de 30 %, peut n'avoir que peu d'effet sur la demande en
courte période (1 an par exemple) et des effets beaucoup plus importants au bout de 5 ans,
lorsque des investissements de substitution feront sentir leurs effets, par exemple.
Illustrons ceci par les Figure 5 et 5 bis.
Nous faisons les hypothèses suivantes :
• au prix p, la consommation se stabilise à un niveau D(p)
• si le monopole augmente le prix à p' > p en t = 0 (en restreignant l'offre) la demande va
fléchir puis se stabiliser à un niveau inférieur : courbe D (p')
• s'il l'augmente à p"> p' > p, la demande va fléchir plus vite et ensuite connaître une
tendance décroissante : courbe D (p"), (Figure 5).
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
69
Temps
D (p)
D (p')
D (p")
Demande=
Fig. 5
D (p, t)
Temps
Revenu=
Fig. 5 bis
R (p)=D(p).p
R (p')=D(p’).p’
R (p")=D(p"). p"
R (p, t)
La Figure 5 bis indique quel est le profil des revenus (c’est-à-dire le produit de la demande et
des prix) du monopole dans les trois cas. Choisir entre ces trois stratégies celle qui maximise
le revenu exige d'adopter un taux d'actualisation qui seul permet de calculer la valeur actuelle
des revenus futurs.
Le classement des trois stratégies (p, p' ou p") va dépendre de ce taux. Un taux fort conduira
à préférer la stratégie p" (il vaut mieux d'importants revenus tout de suite que plus tard). Au
contraire un taux faible conduira à préférer p. En fait, si l'on connaît l'évolution de la
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
70
demande dans le temps en fonction du prix et si on a affaire à un véritable monopole, la
maximisation intertemporelle de son revenu actualisé conduira dans tous les cas à
déterminer le prix optimal, fonction du taux d’actualisation.
Mais dans la réalité, on a le plus souvent à faire à des oligopoles, à des coalitions, qui
décident de contrôler collectivement l'offre de ressources à condition que chacun y trouve
sont intérêt.
Si dans l'oligopole, les taux d'actualisation sont différents, par exemple parce que les
contraintes qui pèsent sur les Etats détenteurs de réserves ou la durée de vie de celles-ci sont
très différentes, la stratégie jugée optimale pour l'un ne le sera plus pour un autre. C'est ce
qu'on observe dans l'histoire récente de l'OPEP ou certains Etats (l'Arabie et les Emirats)
ont toujours prôné une stratégie de prix modérés pour soutenir la demande à long terme,
alors que d'autres préféreraient une stratégie de prix élevés pour engranger rapidement des
rentes importantes.
L'oligopole risque fort de se défaire, confronté à de telles divergences. Même si ce n'est pas
le cas, la politique de prix sera le résultat d'un compromis et son niveau ne résulte plus de la
seule logique d'optimisation économique, mais de bien d'autres facteurs, qui de plus seront
variables dans le temps.
Le problème du partage des rentes d'oligopole
En admettant que l'ensemble des membres de l'oligopole adoptent le même taux
d'actualisation, leur stratégie de prix et la quantité totale à produire correspondante peut
normalement être déterminée. Mais il se pose toujours un problème supplémentaire, qui est
le partage de cette quantité à produire. C'est, pour reprendre le cas de l'OPEP, le délicat
problème de la fixation des quotas de chaque membre. En examinant ce problème, dans les
cas concrets où il se pose, on constate qu'il n'y a pas de règles incontestables, en particulier
pas de rationalité économique pure, qui permette de fixer ces quotas. Par conséquent leur
contestation en est fréquente, ce qui peut conduire l'oligopole à s'écarter de la politique de
prix qui pourtant maximise le revenu collectif.
La possibilité d'une détermination de la rente et du prix par une rationalité économique
simple, du type maximisation du revenu, qui semblait résulter de la théorie du monopole
parfait, s'évanouit donc pour peu que l'on veuille bien considérer le fonctionnement concret
des oligopoles réels.
Nous illustrons ceci par le cas du pétrole dans la troisième partie.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
71
Chapitre 6.
Les fluctuations des prix des commodités
1. Les causes de l'instabilité des prix des commodités
Les raisons des fluctuations des prix des commodités sont les suivantes :
• La consommation et/ou la production connaissent d'amples et brusques variations.
• L'élasticité de la demande au prix 15 est très faible à court terme.
• L'élasticité de l'offre au prix est également très faible, non seulement à court terme, mais
même à moyen terme, en raison des délais nécessaires à la mise en exploitation de nouvelles
ressources.
Illustrons ces affirmations.
D'amples et brusques variations de la consommation et/ou de la production
Il faut ici distinguer les matières premières alimentaires des matières premières industrielles.
Ces dernières sont en amont de tout le système productif. On constate que les écarts de
consommation, d'une année sur l'autre, amplifient les fluctuations de la production
industrielle. Ce phénomène s'explique aisément. Tout d'abord, une reprise de l'activité
industrielle s'accompagne presque toujours d'un mouvement de reconstitution des stocks.
Utilisées en amont du processus productif, les matières premières industrielles doivent donc
satisfaire non seulement la croissance de la demande finale, mais la reconstitution des stocks
tout au long de la filière. Ensuite, ces matières premières sont généralement plus utilisées
dans le secteur des biens d'équipement que dans celui des biens de consommation finale. Or la
reprise de la consommation s'accompagne d'une reprise toujours plus vigoureuse de
l'investissement, c'est ce que les économistes appellent l'effet accélérateur. Inversement, en
cas de ralentissement de l'activité économique, on assiste à un mouvement de destockage et
15 L’élasticité de X à Y est :
dX/X
dY/Y
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
72
à une stagnation, quelquefois une chute de l'investissement. Les fluctuations économiques
d'ensemble sont donc fortement amplifiées au niveau de la demande de matières premières
industrielles. Ce phénomène est moins net pour l'énergie, dont une bonne part relève de la
consommation finale des ménages, au moins dans les pays industrialisés. Par contre, la
production des produits d'origine minérale n'a pas de raison particulière de subir des
fluctuations erratiques.
Quant aux produits d'usage alimentaire, leur consommation ne fluctue pas de manière
significative. Au contraire, elle aurait tendance à être plus stable que l'activité économique
d'ensemble, car il s'agit d'un besoin fondamental qui est satisfait en priorité. Hélas, c'est la
production qui est très instable en raison de sa sensibilité aux aléas climatiques ! Dans le
commerce mondial, cela entraîne des fluctuations importantes tant de l'offre à l'exportation
des pays à excédents agricoles que de la demande d'importations des pays déficitaires. Une
année de sécheresse dans le Middle West américain, ou de gelée au Brésil, et l'offre
internationale de céréales, de soja, de café se contracte brusquement.
De ce fait, production et consommation de matières premières ne sont
qu'exceptionnellement équilibrées. La règle, c'est le déséquilibre, avec des écarts qui peuvent
être importants : 10 à 20 % ne sont pas des situations exceptionnelles.
L'inélasticité de la demande au prix à court terme
Mais ceci ne suffit pas, à soi seul, à expliquer l'amplitude des variations de prix. Pour mieux
le comprendre, imaginons ce qui se passerait si, en Europe par exemple, la production
automobile se trouvait brusquement inférieure de 10 % à la demande aux prix actuels. Dans
ce cas, il est peu probable que les producteurs d'automobile en profiteraient pour relever
considérablement leurs prix. Le réajustement entre production et consommation se fera par
les délais de livraison, qui s'allongeront. Autrement dit, la régulation se fait par la file
d'attente et non par les prix. Si inversement, la production était supérieure de 10 % à la
demande, les producteurs se garderaient bien de se lancer dans une guerre des prix pour
écouler au plus vite leur production. Les automobiles s'accumuleront sur les parkings des
usines. Il y aura certes des efforts promotionnels, des reprises à argus + 1 000 euros, une
débauche de publicité mettant en avant les qualités supérieures de tel modèle. Mais la
régulation là encore se fera par les stocks et non par les prix, la concurrence,
incontestablement aggravée, passera par bien d'autres canaux que le prix de vente.
Rien de tel dans le monde du commerce international des matières premières : parce qu'elles
sont en amont du processus productif, la réduction des déséquilibres entre offre et demande
par les files d'attente est inconcevable. Un particulier peut différer l'achat d'une automobile,
le producteur d'automobile peut à la rigueur différer un peu le renouvellement de certaines
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
73
machines, mais il ne peut absolument pas se passer d'acier sauf à arrêter sa production. Pour
en obtenir, il sera disposé à payer un prix très élevé, du moment que ses concurrents payent
le même. Il se contentera de transmettre vers l'aval l'augmentation du prix de ses achats. Or,
dans une automobile, l'ensemble des matières premières ne représente que 20 à 30 % du prix
final. Même une très forte augmentation de l'une d'entre elle sera très amortie au niveau du
prix du produit fini. Ainsi, l'augmentation des prix des matières premières, en particulier
industrielles, a très peu d'effet sur la demande de biens de consommation finale. C'est vrai à
court terme également pour l'énergie mais moins pour certains produits alimentaires, en
particulier les produits non indispensables. Inversement, ce n'est pas parce que le prix de
l'acier ou de l'aluminium aura baissé de moitié que l'on consommera plus d'automobiles, et
que la demande de matières premières dans l'industrie automobile augmentera. Et dans ce
sens là, c'est vrai également de la plupart des produits agricoles !
Par contre, à plus long terme, la consommation des matières premières est très sensible aux
prix, en raison des substitutions et des possibilités d'économie de matériaux et d'énergie
(allégement des produits, miniaturisation etc.). Mais dans les deux cas, des investissements
sont nécessaires. Il faut donc que l'augmentation des prix soit 1) forte, 2) considérée comme
durable par les industriels pour que se déclenchent les mécanismes de substitution et
d'économies. Ceci prend du temps. Il a par exemple fallu attendre le cumul des effets des
deux chocs pétroliers de 1973 et 1980 pour que la demande de pétrole commence à chuter
nettement dans les pays industrialisés.
En résumé, en cas de déséquilibre entre production et consommation, même de très fortes
variations des prix des matières premières ne sont pas capables de ramener rapidement la
consommation à des niveaux compatibles avec la production. Reste donc à examiner si la
production, elle, est plus flexible et sensible aux prix.
L'inélasticité de l'offre au prix
Malheureusement, non : la production est également peu élastique au prix ! Les raisons en
sont d'ordre technico-économique (surtout dans l'industrie extractive) et politique (surtout
dans l'agriculture mais aussi dans les mines).
Les industries extractives et de première transformation des minerais sont des secteurs très
capitalistiques. Cela signifie d’abord que le coût total de production contient une part
importante de coût du capital (amortissement et frais financiers) tandis que les coûts
opératoires représentent une fraction relativement limitée des coûts totaux. Par exemple,
pour une usine d'aluminium construite dans les années 90 dans les meilleurs sites, donc
disposant d'électricité à très bon marché, le coût opératoire était de l'ordre de 950 $ /tonne,
mais le coût total de l'ordre de 1 350 $/tonne. Sur un gisement pétrolier moyen en mer du
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
74
Nord, le coût opératoire est de l'ordre de 3 à 5 $/bl et le coût total de l'ordre de 13-15 $/b1.
Nous en verrons les conséquences ci dessous. Cela signifie ensuite que le délai de construction
de nouvelles capacités est long : souvent plusieurs années.
Dans le domaine agricole, le poids des facteurs politiques est évidemment fondamental.
Aucun gouvernement ne peut traiter les paysans comme des ouvriers qu'on peut licencier (en
y mettant éventuellement l'accompagnement social nécessaire). Sur le plan technico-
économique, la flexibilité de l'offre des cultures annuelles en cas de baisse des prix n'est
possible au niveau du paysan que s'il existe des cultures alternatives, mais elle est très limitée
dans les cas de monoculture. Enfin, pour les plantations qui n'entrent en production qu'après
plusieurs années (café, cacao, thé, fruits, etc.), on a à la fois des délais de montée en
production, comme dans les mines, et une production peu flexible à la baisse.
2. Causes et amplitude des fluctuations de prix sur un marché parfaitement
compétitif de commodités minérales
L'équilibre de court terme (capacités de production et d'utilisation sont considérées comme
données) d'un marché compétitif d’une commodité minérale peut être représenté par la
figure 1.
La courbe d'offre est l'histogramme des coûts marginaux de production des champs ou des
mines existants. Si le coût total CT est de la forme :
CT=CF + cq, avec CF : coût fixe, c : coût variable unitaire et q : quantité,
Le coût marginal est le coût variable c.
En situation compétitive, il est en effet normal qu’une firme offre les quantités qu’elle
produit au coût variable. Les coûts fixes sont en effet déjà payés. Tant que la firme peut
couvrir ses coûts variables, elle dégage un cash flow positif et a donc intérêt à produire.
Le caractère presque vertical de la courbe de demande, au moins dans sa partiemédiane, traduit la très faible élasticité à court terme de la demande au prix.Compte tenu de ce que la demande de la plupart des commodités minéralesamplifie les évolutions de la conjoncture économique, cette courbe de demandeest susceptible de se déplacer latéralement avec rapidité et ampleur.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
75
Figure 1
Courbe dedemande
Courbe d’offre : coûtvariable
Zone de prix plafond
Zone de prix plancher
Volatilité de la demande
Q = Capacité maximale
C'est cette volatilité de la demande et cette inélasticité à court terme de la demande au prix,
combinée à la structure des coûts de production, qui explique les amples fluctuations de prix
qui caractérisent les marchés de commodités minérales lorsque domine une situation
compétitive, c'est-à-dire lorsque tous les producteurs sont de simples "price-takers" et n'ont
aucun pouvoir de marché.
Evolution des prix en cas d'excès de demande : existence d'une zone plafond
Soit une situation de vive reprise de la demande alors que les capacités sont proches de la
saturation. Dès que les capacités de production (et/ou de transport) sont saturées, l'offre ne
peut plus croître. Compte tenu de la très faible élasticité de la demande au prix à court
terme, il faut que les prix atteignent des niveaux élevés pour que se manifestent des forces de
rappels rétablissant l'équilibre de l'offre et de la demande.
Ces forces de rappel qui réduisent le déséquilibre initial ne s'exercent ni instantanément, ni
avant que le prix ait atteint un certain niveau. Ces forces agissent sur la demande et sur
l'offre. Sur la demande, il s'agit :
i) d'économies dites de "comportement" qui peuvent agir rapidement, car par définition
elles n'exigent pas d'investissement, mais seulement si les prix augmentent
significativement,
ii) de substitutions par des produits concurrents. Ces substitutions ne peuvent être rapides
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
76
que dans des installations capables d'utiliser plusieurs énergies ou plusieurs matériaux. Les cas
sont assez rares et les volumes concernés sont généralement faibles. Au-delà, des
investissements sont nécessaires. Qu'ils soient ou non entrepris dépend alors crucialement
non tant du niveau atteint par les prix que des anticipations des consommateurs sur
l'évolution future des prix,
iii) Dans le cas des métaux, une troisième force de rappel est l'augmentation du
recyclage, c'est-à-dire le recours à l'autre source de métal qui sont les déchets. C'est, dans
certains cas, la principale force de rappel. Elle n'existe pas pour le pétrole ou d'autres
commodités non recyclables, comme les phosphates.
Du côté de l'offre, l'expérience a montré que les capacités, même apparemment saturées, ne
sont jamais totalement inflexibles. Sur de nombreux gisements, des investissements
marginaux permettent dans des délais courts des accroissements marginaux de production.
Mais ici encore, les anticipations sur l'évolution future des prix interviennent.
Quatre types de force agissent donc pour rétablir l'équilibre du marché. Elles se caractérisent
par des intensités qui dépendent : du niveau de prix, des anticipations sur son évolution, du
temps, et ceci à des degrés différents. Certaines agissent dès que les prix augmentent mais
lentement, c'est-à-dire avec une intensité faible voire nulle au départ, d'autres ont une
intensité plus forte et/ou plus rapide, mais qui ne se manifeste qu'à des niveaux de prix (réels
et anticipés) élevés.
Une fois engagée par une demande excédant les capacités immédiatement disponibles, la
hausse des prix ne peut qu'être rapide, car le processus de déséquilibre est d'abord cumulatif :
la hausse des prix augmente la demande de stock et accroît donc le déséquilibre. Pour la
plupart des commodités minérales, les forces de freinage ne commencent à agir pour réduire
efficacement un déséquilibre initial significatif qu'à des niveaux de prix élevés, c'est-à-dire
très supérieurs aux coûts des producteurs marginaux16. Tel un objet spatial rentrant dans
l'atmosphère, les prix sont d'abord très peu freinés, puis les forces de freinage augmentent,
avec le prix et le temps.
On peut donc parler de zone plafond de freinage économique. Sa limite inférieure est
difficile à préciser (comme l'est la limite extérieure de l'atmosphère terrestre). Plutôt qu'une
limite, il faudrait représenter graphiquement une densité croissante de forces.
16 Les forces de freinage peuvent très bien ne commencer à agir efficacement qu'au-dessus du niveau de prixd'un substitut ou de la "backstop technology". Il est clair en effet que celle-ci n'est mise en oeuvre et n'agitcomme force de rappel que si les acteurs sont convaincus que les prix vont se maintenir durablement au-dessusdes niveaux de substitution.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
77
Evolution des prix en cas d'excès d'offre : la zone plancher
Inversement, lorsque la production excède la consommation, les stocks des producteurs
augmentent d'abord. La baisse des prix est alors provoquée par la moindre tentative d'un
producteur d'étendre sa part d'un marché globalement rétréci au détriment d'un autre en se
débarrassant de ses stocks excédentaires. Ce mouvement de baisse, une fois déclenché,
dégénère inévitablement en guerre des prix si chacun cherche à défendre ses parts de marché,
ce qui est le comportement normal en situation de concurrence atomisée.
La baisse des prix n'a, pour autant, aucun effet immédiat sur la demande, qui est à court
terme tout aussi inélastique au prix à la baisse qu'à la hausse. L'équilibre offre-demande ne
peut donc être rétabli que par une réduction de l'offre, donc une réduction de la production
permettant de résorber les stocks excédentaires. Sur un marché parfaitement concurrentiel,
cette réduction de production n'intervient que lorsque les prix ont chuté en
dessous du coût marginal, c’est à dire du coût variable, des unités marginales. 17.
En effet tant que le prix reste au-dessus des coûts variables, quelle que soit l'accumulation des
stocks, aucun producteur n'a normalement (c'est-à-dire, s'il se comporte comme il est
rationnel pour lui de le faire dans une situation de concurrence où il ne dispose d'aucun
pouvoir de marché) intérêt à réduire sa production. Les coûts fixes en effet doivent être
couverts, qu'il y ait production ou pas. Tant que sa marge opérationnelle (son cash flow)
reste positive, un producteur rationnel doit continuer à produire, pour couvrir une part
maximum de ces coûts fixes et minimiser ainsi ses pertes. Compte tenu de l'intensité
capitalistique élevée de l'industrie extractive, les coûts variables ne sont qu'une fraction du
coût total, a fortiori une fraction des prix atteints lors des crises évoquées ci-dessus. Cette
fraction est variable selon les commodités et les techniques de production. Elle se situe entre
10 et 50% des coûts totaux.
Dans certains cas cependant, la baisse de prix, au-delà d'un certain niveau, peut déclencher
des substitutions rapides, cette fois au profit du produit concerné, si bien que l'ajustement se
fait par redressement de la demande, en même temps que l'offre se réduit, ou même avant.
(Ceci est traduit, sur la courbe de demande de la Figure 1, par une courbure de celle-ci vers la
17 En toute rigueur, un producteur ne cesse de produire que lorsque le prix de marché devient inférieur au « coûtévitable ». Les coûts évitables sont les coûts que la décision d'arrêter la production d'un gisement permetd'éviter par rapport à une situation où on continue de produire. En première approximation, les coûts évitablessont les coûts marginaux, c’est à dire les coûts variables. Mais ce n’est pas rigoureusement exact. Il faut ajouteraux coùts variables les coûts de reconstitution du gisement. Si de plus les décisions de cesser de produire, puisde reprendre la production entraînent des coûts spécifiques (indemnité de licenciement ou de chômagetechnique, coût d'entretien des puits ou mines pendant l'arrêt etc.), il faut retrancher de la somme ci-dessus letotal de ces coûts divisée par le nombre de tonnes non produites. Cela implique que toute évaluation précisedes coûts évitables exige une anticipation de la durée de la fermeture, donc de l'évolution future des prix. Enprésence de coût de fermeture/ouverture des mines significatifs, la décision d'arrêter ne sera pas prise, même siles prix descendent en dessous de (coûts variables + coûts de reconstitution), si la baisse des prix en dessous
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
78
droite en dessous d'un certain niveau de prix).
On peut donc ainsi déterminer théoriquement un plancher de prix, qui est soit le niveau
qui provoque des fermetures d'unités entières, permettant ainsi de résorber les stocks des
producteurs, soit le niveau auquel la demande devient fortement élastique au prix, en raison
de substitutions rapides.
Une instabilité "naturelle"
Ce qu'il faut souligner c'est qu'en réalité, sur un marché à structure purement compétitive de
commodité minérale, toute position des prix intermédiaire entre la zone plafond de freinage
et la zone plancher est très instable ! La demande de commodités minérales, en effet, fluctue
plus amplement que l'activité économique générale. Par contre, du côté de l'offre, il s'agit
d'industries où les délais de développement de nouvelles capacités de production et de
transport sont de plusieurs années. Dans ces conditions il n'y a aucune raison, sauf de pur
hasard, pour que les capacités disponibles égalent exactement la consommation.
On se trouve donc alternativement :
• soit dans une situation proche de l'utilisation maximum des capacités, et toute
augmentation importante de la demande provoque alors une flambée de prix qui les fait
entrer dans la zone de freinage jusqu'à ce que la demande s'infléchisse et/ou l'offre
augmente de manière à rétablir un équilibre ;
• soit dans une situation de surcapacité et donc sous la menace permanente d'une guerre des
prix, qui conduit très rapidement au plancher où les prix se stabilisent pendant que la
surcapacité est résorbée.
Les phases de flambée des prix conduisent généralement à des investissements de capacité
excessifs, eu égard à l'évolution en tendance de la consommation, ce qui engendre des
situations de surcapacité. Celles-ci déclenchent presqu'inévitablement des guerres de prix qui
le conduisent au plancher. Ces phases de prix déprimés stoppent tout investissement de
capacité, ce qui favorise le retour de situations de tensions sur les capacités et ainsi de suite.
On a donc là un mécanisme qui entretient des fluctuations de grande ampleur,
engendrées par l'irrégularité des investissements, elle-même engendrée par
l'instabilité du prix de marché. Nous appellerons cette instabilité, instabilité du
premier type. Elle est inévitable sur un marché de commodités minérales purement
compétitif. En effet le marché, sur lequel se forme un prix qui résulte de la confrontation
instantanée de l'offre et de la demande de stocks, ne fournit pas le signal qui permettrait des
de ce niveau est jugée devoir être de courte durée.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
79
investissements tels que les capacités croîtraient au même rythme que la consommation, en
conservant un "matelas" de régulation à court terme. En d'autres termes, le marché ne
révèle pas le « prix d'équilibre ». C'est ce qui fait dire à juste titre que le marché, dans ces
conditions, est "myope".
3. Les moyens d'une stabilisation des prix de marché
Les stocks régulateurs
Pour stabiliser les prix de marchés, on peut tout d'abord songer à un système de stock
régulateur. C'est le mécanisme mis en oeuvre par certains "Accords de produits"18. Le
gestionnaire du stock dispose d'une fourchette de prix d'interventions. Quand le prix de
marché atteint le plancher, il achète du physique et le stocke. Quand le prix atteint la limite
haute, il vend du physique. Ainsi, il maintient le prix de marché dans la fourchette. On voit
bien que le problème essentiel est la détermination de cette fourchette de prix et en
particulier de son plancher. Si au plancher, alors que le gestionnaire du stock achète, certains
producteurs ont intérêt à continuer d'augmenter leur capacité et donc leur production, la
situation de surproduction qui avait provoqué la chute des prix va perdurer, le stock aura
rapidement épuisé ses ressources financières, et ceci fait, les prix traverseront le plancher et
continueront à baisser. En d'autres termes, la fourchette doit être située autour d'un niveau
de prix qui assure l'équilibre de long terme du marché.
L'usage de capacités poumons
L'autre moyen, non exclusif du précédent, est de faire jouer à certaines unités de production
le rôle de "capacités poumons". Cela signifie que, lorsque la demande faiblit, engendrant
gonflement des stocks producteurs et baisse des prix, on ferme ces capacités sans attendre
que le prix soit tombé en dessous de leurs coûts évitables . De cette manière, le
gonflement des stocks est stoppé, voire les stocks sont réduits, et la chute des prix est
arrêtée. Inversement, en cas d'augmentation de la demande, il faut pouvoir mettre en oeuvre
rapidement des capacités normalement oisives. Il faut donc disposer d'un matelas de capacité
excédentaire par rapport à la consommation moyenne, de manière à absorber sans
flambée des prix les fluctuations au dessus de sa moyenne de la demande.
18 Cf. Economie Mondiale des Matières Premières, chp. V, pour plus de détails sur les "Accords de Produits".
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
80
Pourquoi stabiliser ?
Ces mécanismes ont un coût, encore qu'un stock régulateur est susceptible de s'autofinancer
puisqu'il achète moins cher qu'il ne revend, mais ce n'est pas toujours le cas, cela dépend des
taux d'intérêt financier et du temps pendant lequel il porte le stock physique. L'usage de
capacités poumons a clairement un coût : elles doivent être fermées avant qu'il devienne
économiquement rationnel de le faire et il faut entretenir un matelas de capacités
excédentaires. La question est alors : pourquoi et dans quelles conditions certains producteurs
ont intérêt à supporter ces coûts ? En d'autres termes quels sont les avantages qu'ils peuvent
en retirer ?
Certes, en soi, on peut considérer que la stabilisation des prix de marché autour d'un niveau
d'équilibre est bénéfique à tous les acteurs : elle réduit l'incertitude, permet une meilleure
allocation des ressources, réduit le risque des investissements. Mais la question devient : à
quelles conditions un sous-ensemble d'acteurs est-il prêt à payer pour cet avantage collectif.
Problème classique de "passager clandestin". On conçoit que la réponse sera : à condition
qu'ils en retirent un profit particulier qui ne peut être que le résultat de l'exercice d'un
pouvoir de marché. En d'autres termes la stabilisation des prix de marché par certains
producteurs, à l'aide de capacités poumons, n'a d'intérêt pour eux que si c'est aussi le moyen
de fixer des prix qui leur assurent une rente de monopole. Seul donc un oligopole
cohérent trouvera intérêt à stabiliser les prix de marché.
Examinons maintenant dans quelle mesure des capacités poumons peuvent effectivement
stabiliser les prix de marché.
Deux types d'instabilité inévitables
La stabilisation par le jeu des capacités poumons est en effet loin d'être parfaite. Ces
capacités ne peuvent pas moduler leur production au jour le jour, ni même aussi vite que se
modifient les anticipations et les stocks désirés dont on a dit l'influence sur les prix de
marchés. Elles peuvent néanmoins tenir les prix dans une fourchette d'amplitude limitée
avec des périodes (non nécessairement régulières) d'environ plusieurs mois. Ce type de
fluctuations, que nous qualifierons d'instabilité de second type, est inévitable dans le
cadre du fonctionnement d'un véritable marché. Mais elles ne gênent en vérité personne,
puisque les marchés à terme et leurs instruments dérivés sont faits pour que les opérateurs
puissent s'en protéger.
Cependant les instruments financiers dérivés des contrats d'échange de commodités
introduisent eux-mêmes un troisième type d'instabilité dont les périodes sont beaucoup
plus courtes : de l'ordre du jour ou de la semaine.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
81
4. Conclusions
Résumons les principaux résultats de ce chapitre.
• Les prix de marché d'une commodité minérale fluctuent inévitablement entre un
plancher et une zone plafond sauf s'il existe un groupe suffisamment important (en
termes de parts de marchés) de producteurs poumons opérant avec flexibilité un certain
volume de capacités du même nom.
• La stabilisation des prix de marchés par l'usage de capacités poumons ayant un coût, les
producteurs poumons n'ont intérêt à stabiliser le prix de marché que si cela leur permet
d'engranger des rentes de monopole. Ceci n'est possible que s'ils disposent seuls de
l'essentiel des réserves à bas coût. Dans ce cas, ils peuvent se comporter, en dynamique,
comme un oligopole de Stackelberg flanqué d'une frange compétitive.
Certains prix de commodités minérales ont été relativement stables dans les années 60 et
70 : cela a toujours signalé l'existence d'une structure de l'industrie de ce type. S'ils sont
devenus amplement fluctuants dans les années 80, c'est que cette structure s'est
transformée.(chapitre 10)
Dans les années 80 et 90, l'industrie du pétrole a, elle, conservé une telle structure. C'est la
raison de la stabilité relative des prix. Le cas du pétrole est traité en détail dans le chapitre
12.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
83
Chapitre 7.
Les formes concrètes de formation des prix des commodités
1. Les marchés de commodités : diversité et unité des prix
Diversité des prix
Alors que nous avons caractérisé les produits de base comme étant pour la plupart des
commodités, pour lesquelles existe un prix mondial unique, un observateur non familier des
marchés sera au contraire frappé par l'existence simultanée d'une grande variété de prix pour
un même produit.
Ainsi, pour une matière première minérale, il observera des prix "spot" et des prix de
contrats, des prix producteurs et des prix dits de "marché libre", des prix de bourse de
commerce au comptant et des prix à terme. Pour une matière première agricole, il entendra
parler de prix garantis au producteur, de restitution à l'exportation, de prix de marché libre,
de prix national et de prix international, également de prix de bourses au comptant et à
terme.
Cette diversité de prix s'organise en fait autour de cinq dimensions :
L'espace : les prix varient d'abord en raison de différences de coûts de transports à partir des
régions productrices ou des ports. D'autre part, malgré une tendance à l'internationalisation
des marchés, certains Etats protègent solidement leur marché national. C'est le cas en
particulier des marchés de produits agricoles de base (céréales, sucre, viandes et produits
laitiers) dans les pays industrialisés. Il existe alors des différences, qui peuvent être
importantes, entre les prix intérieurs dans ces pays et les prix internationaux. Sauf
exception lors des brèves mais brutales flambées des cours internationaux, les prix intérieurs
de ces agricultures protégées sont naturellement supérieurs à ces derniers.
La qualité : les prix diffèrent évidemment, pour une même famille de produits, en fonction
de la qualité : variétés de blé ou de maïs, pétroles bruts plus ou moins "légers" ou chargés en
soufre, charbons de pouvoir calorifique variable, lingots de métaux de degré de pureté
différente. Mais dans la plupart des cas, il existe une qualité de référence, et les prix des
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
84
autres sont déterminés par des "primes", positives ou négatives, à partir de la qualité de
référence. Ceci s'étend, au-delà des variations de qualité d'un même produit, à des produits
différents mais facilement substituables comme les oléoprotéagineux.
Le temps : à chaque instant, des prix se forment non seulement pour livraison immédiate,
mais pour livraison différée, jusqu'à plusieurs mois à l'avance. De plus, les marchés à terme,
que nous évoquerons ci-dessous, fixent des prix futurs sur plusieurs échéances, sans que pour
autant les transactions qui déterminent ces prix se concluent par un échange de marchandise.
Le volume et la régularité : bien que le commerce "de détail" ne soit évidemment pas
pratiqué pour les produits de base, un consommateur n'obtiendra pas en général le même prix
pour une cargaison unique - achetée "spot" - avec laquelle il complète son
approvisionnement en cas de besoin et pour un contrat d'un an qui prévoit des livraisons
mensuelles régulières. Il n'est d'ailleurs pas constant qu'il paye le spot plus cher : si le marché
est excédentaire et si les producteurs cherchent à brader des tonnages marginaux, ce sera le
contraire.
L'identité des contractants et la nature des contrats : certains types de contrats font l'objet
de prix particuliers. Cela existe entre industriels qui trouvent parfois un intérêt essentiel à
lisser les fluctuations du marché. Mais c'est surtout le cas des contrats d'Etat à Etat, avec les
cas extrêmes que sont le troc (il est alors fort difficile de déterminer les prix, par exemple
dans un troc d'avions de combat contre pétrole brut) et l'aide alimentaire. Même lorsqu'il
s'agit de contrats entre Etats de nature purement commerciale et faisant référence à un prix
international reconnu, des conditions de financement particulières modifient souvent le prix
réel.
Mais, malgré cette diversité, il existe presque toujours, et en tout cas pour les grandes
matières premières, un prix mondial de référence. Les autres prix lui sont liés de façon
d'autant plus solide que le marché mondial n'est pas cloisonné par les Etats et que ceux-ci
interviennent peu dans le commerce international. Ce prix mondial se forme selon diverses
modalités qui dépendent, pour l'essentiel, de la nature des produits et des structures de
production et de commercialisation. Quelles sont ces modalités, et dans quelle mesure le prix
mondial l'est-il effectivement, c'est-à-dire commande-t-il étroitement les autres prix, c'est
ce que nous allons examiner dans ce chapitre.
Qu'est ce qu'un "marché" de matières premières ?
Auparavant, il convient de préciser ce que sont les marchés de matières premières. Le terme
évoque un lieu, une enceinte plutôt, où se retrouvent périodiquement vendeurs et acheteurs
de gros pour confronter offres et demandes et aboutir par un processus itératif convergent à
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
85
un prix. De tels marchés existent encore à l'échelon local : les marchés à la criée de poisson
dans les grands ports de pêche ou les marchés "au cadran" du porc et des choux-fleurs en
Bretagne. Ce mode de fonctionnement est également celui des bourses de valeurs mobilières
où, autour de la "corbeille" (en fait par ordinateur désormais), un petit nombre
d'intermédiaires agréés fixent le prix par confrontation de l'offre et de la demande. Au plan
mondial, de tels marchés n'existent plus pour les grandes matières premières, à l'exception
notable des marchés à terme. Mais sur ceux-ci, ce ne sont pas des matières premières qu'on
échange, mais des contrats, du papier. Ce sont en fait des marchés financiers. Nous allons y
venir.
Des marchés physiques de matière première d'importance mondiale ont existé dans l'histoire
: la bourse du coton de Liverpool fondée en 1842 par exemple. Mais aujourd'hui, sauf
exception, ils se sont délocalisés : un marché physique est désormais un réseau dont les
noeuds sont les sièges et les agences locales des grands négociants, producteurs et consom-
mateurs reliés par télex et téléphone. Ces réseaux couvrent la planète, avec évidemment des
concentrations particulières de noeuds dans les grandes régions productrices, dans les grands
pays consommateurs et auprès des principales places financières. Par ces réseaux se
prennent une multitude de contacts bilatéraux entre vendeurs et acheteurs. Mais il n'existe
pas de commissaire-priseur walrasien qui à chaque instant confronterait l'ensemble des offres
et des demandes pour déterminer le prix ! Acheteurs et vendeurs prennent la décision
d'accepter ou de refuser une offre particulière sur la base des informations qui circulent en
permanence dans le réseau. Ces informations portent sur la production, la consommation,
les incidents les affectant et sur les prix pratiqués dans les transactions antérieures. Mais
parmi ceux-ci l'un d'eux a une importance cruciale, c'est le prix de référence dont nous par-
lions ci-dessus. Il se forme dans une partie du réseau, selon des modalités spécifiques, mais
il influence l'ensemble des transactions.
On peut classer ces modes de formation du prix mondial de référence selon quatre grands
types :
- les prix de bourses,
- les prix producteurs,
- les prix négociés,
- Les ventes aux enchères
- les marchés "inorganisés".
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
86
2. Les prix de bourses
Une bourse de commodités est une institution qui organise une confrontation des offres et
des demandes, fixe un prix d’équilibre issu de cette confrontation et se porte généralement
contrepartie des vendeurs et des acheteurs ( elle achète et revend la totalité de ce qui est
offert et demandé au prix d’équilibre). Une bourse possède généralement un ou plusieurs
entrepôts où les commodités effectivement échangées par la bourse sont livrables.
Formation du prix d’équilibre
La bourse recueille les offres de ventes et d’achats, exprimées par des couples (quantités -
prix) d’une qualité spécifiée de la commodité, les deux pour livraison à une date spécifiée.
Elle construit ainsi une courbe d’offre de vente et une courbe d’offre d’achat, dont le
croisement donne le prix d’équilibre, prix auquel les quantités offertes à la vente et à l’achat
sont égales.
Prix
Quantités
Prixd’équilibre
Quantités échangées
Offredevente
Offre d’achat
En pratique les quantités d’une commodité effectivement échangées sur une bourse ne
représentent que quelques % du commerce mondial. Néanmoins, ce prix constitue une
référence pour l’ensemble des acteurs et, tous les vendeurs et tous les acheteurs étant libres
de se porter sur la bourse, il représente effectivement le prix d’équilibre du marché dans son
ensemble.
La plupart des bourses de commodités organisent aussi des marchés à terme, que nous
traiterons, compte tenu de leur importance, dans le chapitre suivant.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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3. Les prix producteurs
Ce mode de fixation des prix est très simple : les principaux producteurs, etmême dans la plupart des cas le principal producteur, fixent les prix etl'ensemble des autres s'alignent sur ce prix.
L'existence d'un prix producteur n'est cependant pas le signe d'un monopole et d'une absence
totale de concurrence, sauf dans quelques rares cas particuliers comme celui de la Central
Selling Organization, filiale de De Beers qui, commercialisant près de 80 % des diamants, est
un véritable monopole et, bien sûr, fixe unilatéralement le prix des diamants! C'est plutôt le
signe d'une certaine organisation oligopolistique de la concurrence entre producteurs et d'une
convergence d'intérêt entre la grande majorité des acteurs, producteurs et consommateurs.
Cette convergence se fait d'abord sur la stabilité des prix. Les prix producteurs sont en effet
plus stables que les prix de bourse. Ils ne sont modifiés, en période normale, que deux ou trois
fois par an pour tenir compte des évolutions du marché. Quant à leur niveau, il est fixé de
manière telle que le prix permette la rentabilité, avec un profit "raisonnable" sur le capital
investi, des extensions de production qu'exige la croissance de la demande.
Même si une forte cohésion et le contrôle d'une part très importante des capacités de
production le leur permettaient a priori, il est rare que les producteurs leaders en abusent.
Ceux qui l'ont fait - par exemple l'OPEP entre 1980 et 1986, nous reviendrons sur cet
épisode très significatif - en ont toujours payé très cher les conséquences. Trois types de
menaces cernent en effet en permanence un système de prix producteur : les substituts, les
nouveaux entrants, le marché libre.
Nous l'avons dit en introduction, toutes les matières premières sont substituables. Fixer un
prix trop élevé, c'est à coup sûr ralentir à terme la croissance de la demande, ce qui à son
tour menace la cohésion de l'offre. Fixer un prix trop élevé, c'est aussi rendre inévitable
l'entrée dans l'industrie de francs tireurs qui voudront ensuite se faire une place sur le marché
et n'hésiteront pas, pour cela, à déclencher des guerres des prix, brisant ainsi le "gentleman
agreement" indispensable au fonctionnement du système (les accords formels de type cartel
sont en effet rares et non indispensables, le contre exemple est évidemment le cartel des
"sept soeurs" du pétrole mis en place en 1928). Enfin, il existe toujours, à côté du prix
producteur un prix dit de "marché libre". Ce marché libre est soit organisé par une bourse -
en réalité cette situation est rare et marque plutôt une phase de transition car prix
producteur et prix de bourse ne peuvent coexister longtemps - soit un marché libre
"inorganisé" du type de ceux que nous décrivons ci-dessous. En fait, il s'agit généralement
d'un marché parallèle, organisé par les négociants internationaux, qui fixe le prix de
quantités marginales liées soit à des besoins exceptionnels, ou à des surplus transitoires de
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
88
grands opérateurs, soit à de petits producteurs ou consommateurs. Pour cette raison, ce prix
est particulièrement fluctuant. Il donne cependant aux grands producteurs une indication des
tendances du marché qu'ils ne peuvent se permettre de négliger durablement. Faute de quoi de
marginal qu'il reste normalement, le marché libre va s'enfler et les relations stables établies
entre fournisseurs et clients dans le cadre des prix producteurs vont se défaire.
De ce qui vient d'être dit, il ressort qu'un système de prix producteur exige que l'offre soit
concentrée entre un petit nombre d'acteurs ayant un comportement relativement
homogène. C'est pourquoi on le rencontre surtout dans le domaine minier et pétrolier. En
fait, parce que c'est un système très satisfaisant pour les producteurs, mais également pour
les consommateurs, on ne trouve guère de marchés matières premières minérales qui, à un
moment ou à un autre de leur histoire, n'aient pas connu ce système.
Dans les années 70, il s'appliquait aux produits suivants : Aluminium : prix fixé par Alcan
(pour le monde) et Alcoa (aux Etats-Unis) ; Nickel : prix fixé par Inco (Canada) ;
Molybdène : prix fixé par Amax (Etats-Unis) ; Platine : prix fixé par Rustenberg (RSA) ;
Cobalt : prix fixé par Gecamines (Zaïre) et ZCCM (Zambie) ; Zinc : existence d'un prix
producteur européen, en parallèle avec la cotation sur le LME ; Vanadium : prix fixé par
HighWeld et Union Carbide. Aux Etats-Unis le régime des prix producteurs s'appliquait de
plus aux autres non ferreux : cuivre, plomb, zinc. Il faut également mentionner le diamant,
déjà évoqué, mais aussi le niobium (la CBBM brésilienne dispose de l'essentiel des réserves
mondiales) et le berylium pour lesquels on a pratiquement affaire à des monopoles. Enfin,
naturellement, le pétrole fut dans ce cas jusqu'à 1986. On est passé d'un prix producteur fixé
par les compagnies jusqu'en 1970 à un prix fixé par l'OPEP à partir de 1971.
Dans le domaine des produits agricoles, le système s'applique à la pâte à papier, mais aussi
aux produits laitiers qui sont dans une situation proche. En effet, le niveau des restitutions à
l'exportation fixé par la Commission de la CEE détermine, par soustraction du prix intérieur
communautaire, le prix d'offre international de la CEE qui joue sur ce marché un rôle de prix
directeur.
Mais un phénomène majeur des années 80 sur tous ces marchés (cf. chp.10) a été
l'affaiblissement du rôle des prix producteurs et même dans certains cas, et non des
moindres : pétrole, aluminium, nickel, leur disparition sous l'effet de la modification de la
structure de l'industrie et du passage d'une "concurrence organisée" à une concurrence
acharnée.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
89
4. Les prix négociés
Ce mode de formation des prix concerne des matières premières qui possèdent les
caractéristiques suivantes :
Elles ne sont pas standardisées : la marque de leur origine naturelle reste très présente dans la
forme sous laquelle elles sont commercialisées.
Non seulement les producteurs sont peu nombreux, comme dans le cas des prix producteurs,
mais également les consommateurs. Chacun de ceux-ci a donc un petit nombre de fournis-
seurs, des installations adaptées à la qualité particulière de leurs produits, ce qui rend très
coûteux d'en changer très souvent. Inversement chaque producteur n'a qu'un petit nombre de
gros clients qu'il connaît bien. On a donc à faire à une structure de marché où un oligopole de
producteurs fait face à une « oligopsone » de consommateurs.
Dans ces conditions, les prix sont tout simplement directement négociés entre producteurs
et consommateurs. C'est ainsi que fonctionnent les marchés du minerai de fer et du
manganèse, des charbons, des minerais de phosphate et de potasse, c'est-à-dire en fait des
matières premières minérales qui sont exportées brutes - pétrole et gaz exceptés - et qui
représentent les tonnages les plus importants dans le commerce mondial des minerais
solides. Les clients sont donc les entreprises sidérurgiques, les compagnies électriques, les
producteurs d'engrais, tous de très grandes sociétés qui achètent annuellement de plusieurs
centaines de milliers à plusieurs millions de tonnes à chacun de leurs fournisseurs (moins
d'une dizaine dans la plupart des cas). C'est ainsi également que fonctionne le marché des
grumes de bois.
Les négociations de prix sont cependant organisées, et plus précisément hiérarchisées. Elles
ont lieu en automne pour des contrats de livraison qui couvriront toute l'année suivante,
quelquefois plus. De nombreux contacts informels précèdent les négociations, qui débutent
généralement entre le plus gros producteur et son plus gros client. Le prix qui en résulte
indique la tendance du marché, et les autres négociations se bouclent alors rapidement. Ainsi,
pour le minerai de fer, ce fut jusqu'en 1975 les contrats entre le producteur suédois LKAB et
les sidérurgistes allemands qui étaient conclus les premiers et donnaient le ton. Ensuite, ce
furent les contrats entre le premier producteur mondial, la CVRD (entreprise publique
brésilienne) et les sidérurgistes allemands, en parallèle avec les négociations producteurs
australiens - sidérurgistes japonais. Pour le charbon, en période normale, ce sont également
les contrats Australie-Japon qui donnent la tendance. Les prix sont publiés, contrat par
contrat, dans des revues spécialisés .
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
90
Il n'existe pas vraiment de marché libre parallèle. Cependant, soit par l'intermédiaire des
négociants soit directement, s'échangent aussi quelques cargaisons "spot". En période
normale, ces échanges ne représentent qu'un faible pourcentage (5 à 10 %) des flux
internationaux. Quand ils augmentent, c'est le signe de tensions inhabituelles sur les marchés
et de réorganisation des rapports de force. C'est ce qui s'est passé sur le marché du charbon
vapeur quand l'Afrique du Sud, exclue par des mesures d'embargo de quelques pays européens,
a cherché à regagner, dans d'autres zones, le terrain ainsi perdu. La revue "International Coal
Report" a pu alors publier un prix du charbon spot CAF Rotterdam pour la qualité sud-
africaine standard.
Soulignons enfin que, d'un point de vue économique, la différence entre ce mode de fixation
des prix et le système des prix producteurs n'est pas toujours pertinente. Il est clair que
quand le marché est "vendeur", c'est-à-dire quand la demande sature pratiquement les
capacités de production, ce sont les producteurs qui fixent les prix, la négociation n'en est
pas vraiment une... Mais ils évitent d'en abuser, pour les mêmes raisons que nous avons
évoquées ci-dessus. Réciproquement, quand le marché est "acheteur" les prix baissent. Mais
les consommateurs qui sont parfaitement informés de la situation de leurs fournisseurs (bien
souvent, ils s'arrangent pour avoir des participations minoritaires dans les mines; c'est tout
particulièrement le cas des Japonais) n'utilisent pas alors leur pouvoir de marché au delà du
seuil qui mettrait en danger leurs approvisionnements futurs. Ils se contentent de
contraindre les mineurs à de violents efforts de productivité !
5. Les ventes aux enchères et les marchés inorganisés
Parmi les modes de fixation des prix qui ne relèvent pas des trois catégories précédentes, on
trouve essentiellement les ventes aux enchères et d'autre part, des marchés que l'on qualifie
souvent "d'inorganisés" ce qui est impropre mais signifie simplement qu'ils n'ont ni
localisation bien précise, ni pratiques commerciales très stabilisées, ni la transparence et la
publicité des prix qui caractérisent les précédents.
Les ventes aux enchères
Très utilisées pour les épices à l'époque mercantiliste, elles concernent aujourd'hui des
produits pour lesquels la qualité est essentielle dans la formation du prix. On ne peut donc
pas en réalité parler de commodités. Une vente aux enchères permet en effet d'écouler des
lots de produits de qualité spécifiques et de faire révéler aux acheteurs leurs « consentement
à payer » pour cette qualité. On peut donc considérer que chaque vendeur est en situation de
monopole : les lots qu’il vend ne sont semblables à aucun autre et la vente aux enchères lui
permet de trouver le consommateur qui valorisera au mieux la spécificité de ces lots.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
91
L’ensemble des vendeurs constituent donc un ensemble de « monopoles différenciés ». Les
principales ventes aux enchères au plan mondial, sont celles du thé à Londres, des grands
vins en France et de la laine en Australie et en Nouvelle-Zélande (mais il existe aussi un
marché à terme pour la laine à Sydney). Les ventes d'étain à Penang en Malaisie peuvent
être considérées comme un système d'enchères puisque des offres cachetées sont faites pour
l'achat de la production des raffineries, qui sont honorées par ordre de prix décroissants.
Les marchés inorganisés
Au sein du réseau qu'est le marché mondial, un sous ensemble aux frontières mouvantes
constitué de gros négociants et opérateurs industriels, constitue le "lieu" où s'expriment les
déséquilibres entre offres et demandes. Une moyenne, ou une fourchette des prix pratiqués
dans les transactions qui s'effectuent entre eux, est alors publiée, soit par des journaux
spécialisés, soit par des experts indépendants, et sert de référence aux autres transactions.
Ces prix de référence sont parfois contestés et plusieurs prix concurrents peuvent coexister.
Ainsi, mécontents du prix publié chaque semaine pour le tungstène par le Metal Bulletin de
Londres, les producteurs affichent tous les quinze jours un index calculé par le cabinet
d'expert-comptable britannique Peat Marwick and Mitchell.
La non transparence de ce mode de fixation des prix permet aux courtiers de conserver un
rôle sur ces marchés. A la différence du négociant qui achète, transporte et revend, le
courtier se contente de rassembler le maximum d'information sur le marché et de mettre en
rapport, moyennant commission, un vendeur et un acheteur. Ce métier devient inutile avec
les marchés à terme qui concentrent dans un prix public toute l'information utile, il reste
nécessaire dans les marchés "inorganisés" : l'information, pour ceux qui n'en sont pas à la
source, conserve un prix. Les courtiers la collectent et la vendent.
Les matières premières concernées sont, dans le domaine agricole : le riz (dont le marché
international est très étroit par rapport à la production mondiale), la viande et les produits
laitiers (il existe aux Etats-Unis des marchés à terme pour la viande bovine et porcine sur
pied et congelée, mais il n'ont qu'une influence nationale) et de nombreux produits
d'importance secondaire ; dans le domaine minier : de nombreux "petits" métaux.
Naturellement, les "marchés libres" parallèles aux systèmes de prix producteurs et de prix
négociés sont de ce type, mais dans ce cas, on l'a vu, ils ne font pas référence, tout au plus
indiquent-ils des tendances.
Il ne fait pas de doute que lorsque ces marchés inorganisés sont le mode unique de formation
des prix, la situation des petits producteurs et des consommateurs dépourvus de pouvoir de
négociation est inconfortable : ils sont les victimes désignées des abus de position
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
92
dominante, ne pouvant généralement pas savoir si le prix qu'ils ont obtenu est, dans la
conjoncture, favorable ou défavorable. De ce point de vue, les marchés à terme sont
incontestablement un progrès. Mais si des marchés inorganisés perdurent, même pour des
produits aussi importants dans le commerce mondial que le riz, la viande et les produits
laitiers, c'est que les conditions techniques, économiques et politiques (cloisonnement des
marchés) ne sont pas réunies pour que réussissent des marchés à terme, ou que s'imposent des
systèmes de prix producteur.
6. Le système des prix mondiaux
Ce qui précède avait pour but de montrer comment, derrière la grande diversité apparente
des prix, existaient, dans les réseaux que constituent les marchés de matières premières, des
modes spécifiques de formation de ce que nous avons appelé les prix de référence mondiaux.
Les autres prix sont rattachés à ce prix de référence par des liens qui prennent en compte les
différences de qualité, géographiques, temporelles et de nature des contrats commerciaux.
Ces liens sont cependant plus ou moins étroits. Pour utiliser une image peut-être plus
précise : ce sont des élastiques plus ou moins tendus. Il reste donc à évoquer une question
importante : dans quelle mesure le prix mondial influence-t-il l'ensemble des prix réellement
pratiqués dans le monde ?
Nous avons déjà évoqué deux aspects particuliers de cette question. Le premier, c'est
l'existence, parallèle aux systèmes de prix producteurs et de prix négociés, de marchés libres
où se forment un prix a priori différent, ou encore l'existence conjointe de prix producteurs
et de prix de bourses. Cependant pour ce qui est de ces marchés dits libres, nous avons
souligné qu'en période normale, ils concernent des tonnages marginaux. Disons que ce sont
des prix de "soldes", ou au contraire de "marché noir"... Lorsque l'importance des volumes
qu'ils concernent s'accroît durablement, c'est toujours un signe de transformation en cours
dans la structure de l'industrie, pouvant conduire au passage d'un mode de formation
dominant à un autre. Cela s'est produit par exemple pour le pétrole, l'aluminium et le nickel
dans la période où certains gros producteurs ont lutté en vain contre le développement des
bourses avec marchés à terme qui ont fini par s'imposer. De même, une coexistence durable
entre prix producteur et un prix de bourse est le signe d'une phase de transition, où alors c'est
que les deux prix sont en fait très étroitement liés (cas par exemple du prix producteur
européen et du prix LME du zinc).
Le second cas, c'est simplement l'inexistence d'un véritable prix mondial, fréquente sur les
marchés dits inorganisés. Leur non transparence peut conduire à la coexistence d'une gamme
de prix assez différents selon le pouvoir de marché des acteurs impliqués.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
93
Enfin autre cas particulier qu'il faut mentionner, c'est l'inexistence, ou plutôt le caractère
très étroit du marché lui-même, quand l'essentiel de ce qui apparaît comme des échanges
internationaux sont en fait des transferts au sein de firmes verticalement intégrées. Cela a
longtemps été le cas de la bauxite et de l'alumine et surtout du pétrole brut avant le milieu
des années 70. Le prix qui faisait figure de prix mondial était en fait un prix fiscal, destiné à
calculer les royalties et impôts revenant aux Etats producteurs. Mais les échanges réels de
pétrole, au sein des compagnies intégrées, et même entre elles, se faisaient à des prix
différents. Le mouvement général de désintégration verticale et prise en charge directe de la
production par les compagnies publiques dans les Etats producteurs au cours des années 70 et
80 a cependant réduit l'importance de ce genre de situation.
Au-delà de ces cas particuliers, l'essentiel des cloisonnements des marchés mondiaux qui
limitent l'influence et la pertinence du prix mondial sont introduits par les Etats et
concernent avant tout les produits agricoles de base : céréales, sucre, viandes et produits
laitiers. Les mesures de protection des agricultures, garantissant un prix minimal à la
production ( ou la subventionnant), isolent les marchés nationaux du marché mondial par
des systèmes parfois complexes mais dont le principe général est de taxer les importations
et de subventionner les exportations d'excédents.
7. Structure de marché et mode de formation des prix
Il n’existe pas de relation biunivoque entre structure de marché et mode de formation des
prix, mais comme on l’a vu, certain modes de formation du prix de référence, tels que les
prix producteurs où les enchères, correspondent à des structures de marché particulières. On
peut résumer les liens entre les deux de la manière suivante :
Structure de marché Mode de formation des prix
Compétitif Prix de bourse
Marchés inorganisés
Oligopole avec frange compétitive Prix producteur
Prix de bourse
Marchés inorganisés
Oligopole - oligopsone Prix négociés
Monopole différencié Enchères
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
95
Chapitre 8.
Les marchés à terme de commodités19
1. Origine et définition
Temples de la spéculation pour les uns, miracle de l'inventivité capitaliste pourse protéger de l'incertain pour les autres, les marchés à terme sont desinstitutions controversées et complexes. Ils exigent donc quelquesdéveloppements. Cependant, nous ne pourrons ici qu'en décrire très sommaire-ment le fonctionnement, l'usage et le rôle dans la formation des prix de certainesmatières premières et évoquer en les simplifiant considérablement les débatsauxquels ils donnent lieu.
A l'origine des marchés à terme, se trouvent les bourses de commerce, elles-mêmes
descendant des foires du Moyen Age. Fondées au cours du XIXème siècle, elles avaient pour
but, par la mise en présence physique en un même lieu des principaux acheteurs et vendeurs,
de faciliter les négociations pour des produits livrables immédiatement. Mais presque
aussitôt, apparaissent les pratiques de ventes et d'achat à livraison différée (forward en
anglais). Ainsi le paysan, pour garantir son prix, vend sa récolte au moment des semailles,
livrable dans six mois. Le métallurgiste achète une cargaison de cuivre ou d'étain au moment
de son embarquement, pour livraison trois mois plus tard (le temps de transport entre
Valparaiso au Chili ou Penang en Malaisie et Londres au XIXème siècle), également pour
garantir un prix et ne pas être victime de flambées conjoncturelles des cours si par exemple
certains navires ont du retard ou se sont perdus.
Déjà cette pratique autorise la spéculation. Un marchand peut vendre, à l'époque des
semailles pour livraison à celle de la récolte, du blé qu'il ne produira pas (et faire, donc,
comme le paysan) s'il anticipe que la récolte sera abondante et qu'il pourra donc racheter
moins cher au comptant pour honorer sa vente. Il peut acheter pour livraison future,
comme l'industriel, une marchandise dont il n'a aucun besoin s'il anticipe une pénurie qui lui
permettra de revendre plus cher la marchandise quand elle lui sera livrée.
Ces contrats de vente ou d'achat pour livraisons différées, sur des termes variables, sont à
l'origine des marchés à terme. Ils étaient au départ établis au cas par cas, concernaient des
19 L'ouvrage de référence en français sur cette question est celui de Y. SIMON.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
96
marchandises de qualité spécifique et exigeaient du spéculateur (celui qui vend sans avoir la
marchandise ou qui achète sans en avoir l'usage) de trouver un vendeur ou un acheteur
particulier pour racheter ou revendre la marchandise particulière qu'il avait vendue ou
achetée.
Autour de 1919, aux Etats-Unis et en Angleterre, les négociants décident d'organiser cette
activité. Les contrats sont standardisés : ils concernent des marchandises d'un volume et
d'une qualité parfaitement spécifiés (par exemple, au Chicago Board of Trade : le contrat sur
le maïs est de "5 000 boisseaux de yellow corn n° 2") ; les termes de livraison sont
strictement précisés : 1 mois, 2 mois, 3 mois, ... n mois (jusqu'à 36 mois aujourd'hui sur
certaines bourses pour certains produits). Par conséquent, seul le prix reste à négocier, les
contrats peuvent passer très rapidement de main en main. Par ailleurs, on crée des chambres
de compensation qui se portent systématiquement contrepartie des acheteurs et des vendeurs
et garantissent l'exécution des contrats.
Ainsi sont nés les contrats à terme et les marchés à terme, où ces contrats s'échangent. Ce
qui est essentiel c'est que les contrats à terme (futures en anglais) sont des instruments
financiers et les marchés à terme, par conséquent, des marchés financiers.
Un contrat à terme est un papier (au sens financier donc métaphorique du terme), c'est un
engagement, négocié à l'instant t, à livrer ou prendre livraison d'un lot bien spécifié d'une
marchandise à une date t + n, à un prix fixé en t. Dans la plupart des cas, cet engagement
n'est pas pris avec l'intention de livrer ou de se faire livrer la marchandise, mais avec
l'intention de revendre ou de racheter le contrat avant terme. Les livraisons physiques
résultant de contrats à terme concernent de 1 à 3 % des cas seulement.
Le rôle des marchés à terme est en effet de permettre aux opérateurs sur le physique
(producteurs, négociants, consommateurs) de se protéger contre les risques commerciaux
provoqués par les fluctuations des cours et de mieux gérer leurs stocks (cf. ci dessous). Pour
qu'ils puissent remplir ce rôle, il est utile - certains experts disent même qu'il est indis-
pensable - que des spéculateurs y interviennent, achetant des contrats s'ils pensent que leur
prix va monter, en vendant dans le cas inverse et dénouant de toute façon leur position sans
prendre livraison d'une marchandise dont ils n'ont que faire ou, bien sûr, livrer une
marchandise qu'ils n'ont pas. Les spéculateurs acceptent donc, dans l'espoir d'un gain, de
prendre les risques de prix dont veulent se défausser les opérateurs sur le physique.
A priori, donc, marché du physique et marché à terme sont des institutions distinctes où
n'interviennent pas exactement les mêmes acteurs, et les prix s'y forment indépendamment.
En réalité, bien sûr, il existe une solide liaison entre les deux, et tout particulièrement entre
les prix des contrats à terme pour différentes échéances, et le prix de la marchandise
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
97
physique immédiatement disponible dans les magasins agréés par les bourses de commerce
qui abritent les marchés à terme dans la qualité qui est celle des contrats à terme. Les bourses
de commerce, même si leur activité sur le physique est devenue tout à fait marginale, restent
en effet néanmoins l'un des noeuds du réseau qui constitue le marché physique et cotent aussi
les marchandises "au comptant" pour livraison immédiate.
C'est la possibilité d'exiger le dénouement d'un contrat à terme par une livraison physique qui
établit le lien entre les deux marchés, même si, en période normale, cela se produit très
rarement. Des opérations d'arbitrage entre physique et papier (cf. ci-dessous) assurent donc
une liaison relativement étroite entre les évolutions du comptant (le physique) et du terme.
C'est pourquoi le prix à terme (en général le terme le plus rapproché) peut devenir la
référence de prix pour l'ensemble du marché. Il présente en effet l'avantage d'être public,
immédiat, et référé à une qualité parfaitement spécifiée. Aux Etats-Unis, par exemple, les
prix négociés pour des céréales comme le maïs et le blé sont indiqués sous (under) ou sur
(over) "Chicago", c'est-à-dire le prix à terme le plus rapproché coté sur le Chicago Board of
Trade, la principale bourse de commerce pour les céréales.
2. Les rapports entre prix du physique et prix à terme
A l'échéance d'un contrat à terme, le prix de ce contrat est égal au prix du comptant,
autrement dit du physique disponible immédiatement dans les entrepôts de la bourse (le prix
d'un engagement de livraison de 100 t de métal de telle qualité le 30 juin, vaut évidemment
le prix auquel on peut se procurer ce métal le 30 juin). C'est la possibilité d'exiger que le
contrat soit honoré par une livraison physique qui introduit ce lien.
Avant l'échéance, le prix d'un contrat à échéance t, Pt peut être différent de celui du
comptant du jour Pc. La différence entre le prix d'un contrat à échéance donnée et le prix
du comptant du jour est appelée la base : B
B = Pt-Pc.
Si la base est positive (Pt > Pc), il y a report (contango en anglais). Si la base est négative(
Pt < Pc), il y a déport (backwardation en anglais).
Un report R= Pt-Pc > 0 ne peut être supérieur au coût du stockage CS (CS est le coût total
du stockage : coût du stockage physique en entrepôt et coût financier) jusqu'à l'échéance du
contrat. En effet s'il était supérieur, un opérateur disposant de capacités de stockage pourrait
faire une opération dite de « cash and carry ». Il achète du physique au comptant à Pc0, le
prix du physique en t0 et simultanément il vend un contrat de la même quantité à terme t1 à
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
98
un prix Pt1 = Pc0 + R. A l'échéance t1, l'opérateur revend le physique à Pc1 et rachète son
contrat à Pc1 également puisqu'à son échéance le prix du contrat = le prix du physique.
Le solde de l'opération est :
-sur le marché physique : Pc1 – Pc0
-sur le marché à terme : Pc0 + R - Pc1
- au total : R
alors que son coût est le coût du stockage CS, par hypothèse inférieur au report R.
L’opération de cash and carry engendre alors un bénéfice net : R-CS, sans aucun
risque.
De nombreux opérateurs disposant de capacité de stockage agissant ainsi, le prix du
comptant va monter, celui du terme baisser et le report R se réduire pour devenir inférieur
ou égal au coût du stockage CS.
Inversement s'il y a un déport D (Pt = Pc-D < Pc), un opérateur qui dispose en t0 de
physique dont il n'a pas l'usage avant t1, fera les opérations suivantes, dites de « reverse
cash and carry » : en t0, il vend du physique à Pc0 et achète un contrat à Pt1 = Pc0-D. A
l'échéance t1, il rachète le physique à Pc1 et revend son contrat à Pc1.
Le solde de l'opération est :
-sur le physique Pc0 - Pc1
-sur le contrat : Pc1 - (Pc0 - D)
-au total : D.
De plus l’opérateur économise les coûts de stockage CS. Le gain total est donc D+CS
Normalement, tant que des opérateurs ont des stocks de physique disponibles dont ils
acceptent de se débarrasser provisoirement, les opérations de reverse cash and carry
vont continuer, engendrant une baisse du comptant et une hausse du prix à terme qui tend à
annuler le déport D.
Par conséquent on voit qu'une situation de déport D non nul traduit le fait que les opérateurs
qui détiennent des stocks physiques ne veulent plus les céder, malgré le gain D + CS que cela
engendre automatiquement. Cela signifie que le fait de détenir ces stocks a pour eux
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
99
une valeur supérieure ou égale à D + CS.
La valeur associée à la détention de stocks physiques est appelée « convenience
yield », CY. La détention des stock a en effet une valeur en soi pour la même raison que
des acteurs préfèrent détenir une partie de leurs avoirs en monnaie, plutôt qu’en titres
financiers rémunérés : elle permet de faire face à des imprévus dans l’ordre de la production,
par exemple une commande supplémentaire, et elle permet de conserver la possibilité
d’écouler ses stocks plus tard à un prix plus élevé.
On conçoit que plus les stocks sont réduits dans l’industrie prise dans son ensemble, plus le
CY pour chaque détenteur individuel de stock est élevé.
Un acteur détenant des stocks fera donc des opérations de reverse cash and carry, c’est à
dire cédera ses stocks au marché tant que :
Pc-Pt + CS > CY
Tous les acteurs se comportant de même, on a finalement la relation d’équilibre suivante
entre prix au comptant et prix à terme :
B = Pt – Pc = CSm - CYm
CSm et CYm étant respectivement le coût de stockage et le convenience yield marginaux
Le coût marginal de stockage peut être supposé croissant avec le niveau desstocks dans l’industrie. Le convenience yield marginal décroît avec le niveau desstocks dans l’industrie, comme nous l’avons vu ci dessus.
On a donc l’évolution suivante de la base B, en fonction du niveau général desstocks :
Niveau desstocks
- CYm
CSm-CYm
Déport Report
B=Pt-PcCSm
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
100
Conclusion : un déport signifie une situation de stocks rares dans l’industrie, un report une
situation de stocks abondants. Le déport n’est en théorie pas limité, le report l’est par CS, le
coût physique et financier du stockage.
3. Marché à terme et gestion des stocks
Ces opérations d’arbitrage entre comptant et terme montrent d’abord comment les
opérateurs peuvent utiliser le marché à terme pour mieux gérer leurs stocks tout en
"fluidisant" le marché.
Si un opérateur (producteur, commerçant, utilisateur) a des capacités de stockage disponibles
et si le report augmente, signe d'une abondance de physique qui fait baisser le comptant et/ou
d'une crainte pour l'avenir qui fait monter le terme, il fera une opération de cash and carry :
non seulement il valorise ses capacités de stockage, mais il retire du physique sur un marché
où il est trop abondant, pour le replacer plus tard. Il régularise donc le marché. Inversement
le déport signale à tous ceux qui ont du physique disponible et qui n’en ont pas un besoin
immédiat qu'ils ont intérêt à diminuer leurs stocks au minimum. Ils gagnent de l'argent et là
encore les tensions sur le physique sont relâchées.
4. Les opérations de couverture
Les marchés à terme servent aussi, et avant tout, aux opérateurs sur le physique à se couvrir
contre le risque de prix, donc à fixer leurs marges. Donnons en un exemple :
Soit un négociant qui achète en t0 du physique au prix Pc0 et qui n'a pas encore de client.
Pour se couvrir contre le risque que le prix baisse avant qu'il n'ait trouvé son client, il vend
un contrat sur le marché à terme au prix Pc0 + B0 (base en t0). Imaginons qu'en t1, il
trouve un client, mais que le prix ait baissé de 20 % : il vend le physique à perte ,à 0,8 Pc0,
mais en rachetant son contrat à 0,8 Pc0 + B1, B1 étant la base en t1), il limite cette perte.
En effet, le solde de l'opération est le suivant
-sur le physique une perte: 0,8Pc0 – Pc0 = -0 ;2 Pc0
-sur le contrat : Pc0+B0 – ( 0,8 Pc0 + B1 )
-au total : B0 – B1
Si le marché était normalement en report on doit avoir B0> B1, car le report a tendance a
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
101
diminuer quand on se rapproche de l'échéance. Le solde total est donc un gain pour le
négociant. Si B0 < B1 (par exemple situation de déport en t0 et de report en t1), il subira
une perte, mais la variation de la base étant beaucoup plus faible que celle des prix eux-
mêmes, cette perte sera beaucoup plus faible que s'il ne s'était pas couvert
Se couvrir consiste donc à effectuer sur le terme les opérations strictement
inverses de celles sur le physique. Cela permet de substituer à un risque sur le niveau
absolu des prix, un risque sur les variations de la base qui est beaucoup plus faible et qui peut
même se transformer en gain.
Sur le marché à terme, notre négociant a peut-être trouvé en face de lui unspéculateur qui, anticipant une hausse des prix, lui a acheté le contrat en t0 etqui l'a revendu en t1 pour se dégager face à une baisse : le spéculateur dans cecas a perdu. Il a acheté le risque que le négociant ne voulait pas prendre et aperdu. Mais si le prix avait monté, le négociant en se couvrant se serait privé d'unprofit car il est facile de voir dans l'exemple précédent que son gain sur lephysique aurait été compensé par une perte sur le terme , tandis que lespéculateur aurait gagné.
5. La spéculation sur les marchés à terme déstabilise-t-elle les prix ?
Sans fluctuation des prix, il n'y a pas d'espoir de gain qui en vaille la peine pour les
spéculateurs, pas de nécessité de se couvrir pour les opérateurs : les marchés à terme perdent
une bonne part de leur intérêt. On constate d'ailleurs que leur extraordinaire développement
dans les années 70 et le début des années 80 accompagne un net accroissement de l'ins-
tabilité des prix. Inversement, les cours généralement déprimés et plats des années 82-86
ont vu les volumes de contrats à terme sur les marchandises se réduire, tandis que les
contrats à terme sur devises et taux d'intérêts (eux toujours très fluctuants) se multipliaient.
De là surgit bien évidemment la question centrale, qui est de la grande famille des questions
concernant l'antériorité de l'œuf ou de la poule... Les marchés à terme sont-ils les
instruments indispensables de réduction des risques liés à des fluctuations qui sont tout à fait
indépendantes de leur existence, et qu'ils tendraient même à réduire ? Sont-ils au contraire,
en raison de la présence nécessaire de spéculateurs, la cause des fluctuations, ou du moins un
mécanisme qui les amplifie ? Cette question a en fait deux aspects : les marchés à terme
rendent-ils les cours des matières premières sensibles à des facteurs externes aux
fondamentaux (le rapport entre la production et la consommation, le niveau des stocks) de
ces marchés ? Peuvent-ils être manipulés par des spéculateurs ?
Sur le premier point on peut répondre ceci :
Il est indéniable que, n'importe qui ayant la possibilité d'intervenir sur les marchés à terme,
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
102
ceux-ci peuvent subir l'influence de facteurs qui n'ont rien à voir avec l'évolution des
"fondamentaux" du marché physique. Ce peut être par exemple une abondance de liquidités,
liée aux évolutions d'autres marchés financiers, associée à un courant d'opinion, spontané ou
habilement provoqué, selon lequel le prix de telle matière première devrait par exemple
augmenter. Ceci provoquerait un courant d'achats à terme, et, la hausse appelant la hausse,
une éventuelle bulle spéculative (comme cela s'est produit sur le marché du sucre blanc à
Paris en 1974 20 ). La hausse des prix à terme entraînerait, par l'effet des arbitrages ci-
dessus, une hausse des prix du physique au comptant. Mais comme disent les professionnels,
"le physique finit toujours par imposer sa loi". Dans l'exemple précédent, en effet, la hausse
du physique viendrait d'achats pour stockage engendrés par l'apparition d'un report
important. Ces stocks finiront pas peser sur le comptant, inversant ensuite la tendance des
prix à terme. Cependant, on aurait bien eu une fluctuation que ne justifiait pas les évolutions
sur le marché du physique.
Mais inversement, on peut soutenir que les marchés à terme ont une influence régulatrice sur
le marché physique. Les partisans de cette analyse constatent d'abord que les marchés
physiques sans marché à terme sont généralement encore plus fluctuants, ce qui est exact
mais peut aussi s'expliquer éventuellement par les caractéristiques propres de ces marchés.
Plus fondamentalement, le rôle régulateur des marchés à terme a la même origine qui permet
les fluctuations décrites ci-dessus. Tout le monde y a accès et les prix qui s'y forment sont
publics et instantanément connus de tous. En conséquence, ces prix rassemblent le
maximum d'informations du maximum d'acteurs sur l'évolution du marché. Ils sont donc
normalement plus stables et stabilisent les prix au comptant.
Donnons-en une simple illustration. Imaginons qu'une grève éclate dans d'importantes mines
de cuivre ou qu'on annonce une gelée au Brésil. Ni la durée de la grève, ni l'importance des
conséquences de la gelée sur la récolte de café ne sont connues. En l'absence de marché à
terme, tous les consommateurs se précipiteraient pour acheter et augmenter leur stock par
précaution. Les prix flamberaient. L'existence d'un marché à terme : 1) permet aux
opérateurs d'étaler leurs achats de précaution sur plusieurs échéances (si l'un d'eux a besoin de
marchandise dans trois mois seulement, il achète à terme de trois mois), la pointe de
demande de précaution sera donc étalée, 2) permet aux spéculateurs qui, soit parient sur une
faible durée de la grève ou un faible effet de la gelée, soit disposent d'informations dans ce
sens, de vendre quand tout le monde achète, modérant ainsi la hausse des prix à terme.
Finalement, l'inévitable flambée des prix devrait s'en trouver réduite et étalée.
Lequel des effets déstabilisant ou stabilisant l'emporte ? On ne départagera pas facilement les
20 Cf. Y. SIMON : op. cit., pour une description de cette affaire.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
103
adversaires - du moins les adversaires animés d'un esprit scientifique, ce qui n'est pas toujours
le cas de ceux qui participent à cette polémique... Mais il est un point sur lequel un consensus
peut être obtenu : plus le marché est important par le nombre d'opérateurs agissant en
couverture d'actifs et en gestion de stocks, plus il est liquide (important volume de
transaction sur toutes les échéances), moins les spéculateurs jouent entre eux et plus ils
jouent en contrepartie d'opérations d'arbitrage, plus les effets stabilisant ont tendance à
l'emporter.
Un autre point, d'importance moindre, est également bien admis : un marché à terme est
plus "nerveux" et communique cette nervosité au comptant. Cela veut dire que de petites
variations journalières sont fréquentes qui n'apparaîtraient pas forcément sur un gros marché
physique. Mais à vrai dire, cela ne gêne pas grand monde...
La réponse au second point dérive de ce qui vient d'être dit.
Oui, les marchés à terme peuvent être manipulés, en ce sens que des interventions destinées
à provoquer des fluctuations de cours pour les exploiter sont possibles. Les exemples les plus
connus sont les spéculations sur le marché du sucre blanc à Paris en 1974 et la spéculation,
dans laquelle les frères Hunt sont dits avoir joué un rôle décisif, sur l'argent aux Etats-Unis
en 1979-1980. Moins spectaculaires et provenant cette fois de producteurs voulant
influencer les cours avant d'importantes négociations internationales concernant le produit
ont été les interventions du groupe de Bogota sur le café en 1978 de la Malaisie sur l'étain en
198221.
Mais d'une part, l'influence de ces manipulations sur les prix ne peut qu'être de courte durée :
le physique finit par imposer sa loi et d'autre part et surtout il y faut à la fois des moyens
financiers gigantesques et un marché relativement étroit. Même dans ce cas, la réussite est
loin d'être certaine pour le spéculateur, comme le montre le bilan plutôt négatif des affaires
citées ci-dessus pour ceux qui s'y sont lancés.
En conclusion, à partir du moment où les prix du physique fluctuent, les marchés à terme
rendent d'importants services aux opérateurs sur le physique (producteurs, négociants,
consommateurs) en leur permettant de se couvrir, au moins partiellement, contre les risques
de prix et de mieux gérer leurs stocks. C'est d'ailleurs la raison fondamentale de leur succès.
Ils présentent par ailleurs l'avantage de produire un prix public instantané, ce qui rend
normalement impossible les abus de position dominante dans les transactions commerciales.
Lorsqu'ils fonctionnent correctement, les marchés à terme ne sont pas à l'origine des
21 Cf. dans Y. SIMON, op. cit., la relation de ces épisodes.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
104
fluctuations des cours, ni ne les amplifient, au contraire (ce point est néanmoins contro-
versé). Même lorsqu'ils sont bien organisés, liquides et contrôlés, les marchés à terme sont
des institutions financières complexes où les erreurs peuvent se payer très cher. Il faut
apprendre à s’en servir. Une bonne part de ceux qui les critiquent sont ceux qui n'ont pas pu,
ou voulu, se donner les moyens de les utiliser intelligemment. Les marchés à terme peuvent
devenir dangereux pour leurs utilisateurs normaux, et provoquer des fluctuations
préjudiciables aux industriels, s'ils sont manipulés. Mais là encore, une bonne pratique des
marchés permet de le pressentir et de s'en dégager quand leur comportement devient
anormal, et un contrôle institutionnel renforcé peut éviter les tentatives de manipulation.
6. Les principaux marchés à terme d'influence mondiale et les principaux
produits côtés
Pour qu'un marché à terme se développe et que ses prix deviennent une référence mondiale,
deux types de conditions doivent être réunies : techniques et économiques.
Les conditions techniques sont que le contrat soit établi pour une marchandise bien spécifiée
et qu'il puisse effectivement être utilisé en couverture ou gestion de stock pour des volumes
très importants de marchandises réellement échangées. Cela suppose que ces dernières soient
bien standardisées et que les prix des différentes qualités puissent être rattachés avec
précision au prix de la qualité qui fait l'objet du contrat.
Une première condition économique est que les opérateurs sur le physique soient nombreux,
c'est une condition de la liquidité du marché. Un marché à terme ne pourrait être organisé, et
à vrai dire n'aurait pas grand intérêt, si l'essentiel des échanges internationaux s'effectuait
entre quelques dizaines d'acteurs (ce cas n'a rien de théorique : c'est celui du minerai de fer, du
charbon, et de quelques "petits" métaux, par exemple). La seconde condition économique,
essentielle, est que les prix fluctuent, nous l'avons déjà souligné.
Les principaux marchés à terme dans le monde et les principaux produits qu'ils cotaient dans
les années 90 sont les suivants. Le Chicago Board of Trade, CBT (céréales, soja), le New
York Mercantile Exchange, NYMEX (produits pétroliers, platine) le New York Commodity
Exchange, COMEX (or, qui est également coté sur de nombreuses autres bourses, argent,
cuivre, aluminium), le London Metal Exchange, LME (la principale bourse pour les métaux
non ferreux : aluminium; cuivre, plomb, zinc, étain, nickel), le New York Coffee, Sugar and
Cocoa Exchange. Le sucre est également coté au London Commodity Exchange et c'est le
seul produit actif sur la bourse de commerce de Paris.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
105
TROISIEME PARTIE : ETUDES DE CAS
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
107
Chapitre 9.
Le partage des rentes différentielles minières
entre firmes et Etats
1. Problématique du partage des rentes
On l'a vu (chapitre 4), les rentes différentielles sont un "don de la nature". Dans le cas des
terres agricoles, ce don est immédiat et, s'il y a concurrence entre exploitants, elles
reviennent intégralement au propriétaire.
La situation est assez différente pour les gisements miniers car il faut d'abord découvrir le
gisement, et ceci est une opération coûteuse et risquée. Le problématique du partage des
rentes entre propriétaires de la ressource (généralement, sauf dans la législation américaine,
les Etats) et firmes exploratrices-productrices, est par conséquent plus complexe.
Le cas le plus simple est celui où l'Etat propriétaire du gisement a fait l'exploration,
évalué le gisement - donc évalué les rentes différentielles qu'il permettra de dégager
éventuellement par rapport à ses concurrents - et le met aux enchères face à des
exploitants. S'il y a concurrence entre ceux-ci, et concurrence généralisée des capitaux,
l'Etat doit pouvoir s'approprier la totalité des rentes différentielles. On se retrouve dans le
cadre du schéma agricole ricardien, à l'épuisabilité de la ressource près. Les firmes sont de
simples exploitants achetant sur un marché des gisements déjà découverts et évalués.
Mais ce cas n'est pas le plus fréquent. De fait, sa forme pratique serait plutôt : les Etats font
l'exploration, l'évaluation, et assurent eux-mêmes la production, le tout en ayant
éventuellement recours à des prestations de service. On trouve cette configuration de plus
en plus fréquemment dans le secteur pétrolier, mais elle n'est pas généralisée.
Second cas : Ce sont des entreprises, dont l'objectif est la rémunération maximale à long
terme des capitaux, qui font l'exploration, et qui donc prennent les risques de cette activité.
Le point de vue des entreprises
Dans ces conditions, du point de vue des entreprises, il est "normal" que la part des rentes
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
108
qui leur revient couvre au moins :
• les dépenses de recherche infructueuses, où qu'elles aient été effectuées, donc un coût
statistique moyen de découverte d'un gisement.
• une "prime de risque" justifiée par le fait que l'activité d'exploration étant plus risquée
qu'une activité industrielle normale, le taux de profit sur les découvertes exploitées doit
être supérieur à ce qu'il est dans des activités plus "sûres".
La conception qui sous-tend cette position est que la qualité d'un gisement appartient, au
moins partiellement, à son inventeur, à celui qui l'a découvert, car sans lui il "n'existerait"
pas.
Si les entreprises arrivent à imposer cette conception, cela peut conduire, localement, à
l'existence de taux de profit très élevés sur des opérations particulièrement réussies
(découverte plus facile que la moyenne d'un gisement plus riche que la moyenne).
Certains auteurs22 qualifient cette part des rentes qui doit "légitimement" revenir aux
opérateurs de "rente minière", car elle est spécifique à ce secteur en raison du caractère
risqué de l'exploration.
Le point de vue des Etats
Du point de vue des Etats, s'il apparaît légitime que les entreprises revendiquent un profit
moyen sur les capitaux directement investis sur leur propre territoire, il est plus contestable
que ces entreprises revendiquent une part de la rente différentielle, qui est issue des qualités
d'un gisement constituant une richesse nationale, part qui, de plus, servirait en pratique à
financer de l'exploration hors du territoire, ainsi qu'une prime de risque difficile à évaluer.
L'Etat est d'autant plus fondé à adopter cette attitude que s'il attend le moment où il pourra
faire exploiter le gisement par une entreprise publique nationale, il s'appropriera alors
effectivement la totalité de la rente différentielle.
On le voit, ces positions sont difficilement conciliables, surtout dans le cas où un territoire
est assez mal connu et que personne ne connaît a priori le coût statistique de découverte sur
ce territoire et la qualité moyenne des gisements qu'il contient.
On perçoit cependant qu'un compromis puisse être trouvé si la part des rentes différentielles
qui est laissée à l'entreprise est réinvestie par celle-ci dans l'exploration ou l'évaluation de
22 Par exemple André GIRAUD dans "Géopolitique du pétrole et du gaz" Technip - 1986.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
109
gisements sur le même territoire. Dans la pratique, ce type de compromis se matérialise
sous la forme de dispositions fiscales telles que la "Provision pour Reconstitution de
Gisements" (PRG) qui autorise les entreprises à constituer des provisions déductibles du
revenu imposable à condition qu'elles soient réinvesties localement. Mais ce type de
compromis n'est pas à même de régler totalement le conflit.
Dans la réalité, la part des rentes qui revient aux entreprises et aux Etats dépend donc des
rapports de force entre ces deux catégories d'acteurs. Ces rapports sont eux-mêmes
déterminés par de multiples facteurs parmi lesquels les principaux sont les capacités de
chacun des acteurs de se passer des autres, ou du moins de les mettre en concurrence.
De plus, il est bien évident que ces facteurs sont eux-mêmes influencés par l'environnement
politique et géopolitique. Pendant la période coloniale, le problème se posait de façon très
différente d'aujourd'hui. Même dans les Etats formellement indépendants, le droit de
s'approprier les rentes différentielles était facilement "acheté" par les compagnies aux
notables locaux par quelques royalties. Après les indépendances, convaincus d'avoir été
spoliés dans la phase antérieure, les nouveaux gouvernements ont cherché à s'approprier
l'essentiel des rentes différentielles et dans la mesure du possible, à créer des rentes de
monopole. Aujourd'hui certains Etats réduisent leurs prétentions pour attirer des capitaux
extérieurs dans l'exploration-production.
2. Les instruments de partage des rentes
Tout contrat de partage des rentes entre Etats et opérateurs doit trouver unesolution à un double problème :- un problème d’incertitude partagée, portant sur le prix futur du minerai ainsique le volume et la qualité exacts du minerai existant dans le gisement- un problème d’asymétrie d’information : la compagnie est cependant a priorimieux informée des quantités et qualités prévisibles que l’Etat, car c’est elle quia fait l’explorationOn peut classer les modalités contractuelles de partage des rentes en troisgrandes catégories, décrites dans le tableau suivant :Type de contrat Traits principaux Type de partage des rentesRoyalties L’Etat reçoit une somme fixe
à l’octroi de la concessionpuis une royalty de X partonne extraite
L’opérateur reçoit la majeurepartie des rentes, et prend lerisque de prix.
Contrats de partage deproduction
Voir ci dessous Les rentes sont partagées,selon une clef définie àl’avance entre Etat etopérateur
Contrat de service L’Etat loue les servicesd’exploration et deproduction à l’opérateur
L’opérateur reçoit unerémunération « normale »pour ses activités et l’Etatl’essentiel des rentes
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
110
Les contrats de partage de production
Une formule fréquente dans l’industrie pétrolière, pour partager les rentes entre Etats et
compagnies, est le contrat de partage de production.
Le principe est le suivant. Lors de la mise en exploitation du gisement, la compagnie
récupère d’abord tous ses investissements d’exploration et de développement du gisement
avec un profit « normal ». Ensuite, la production est partagée selon une clef x/(1-x) entre la
compagnie et l’Etat. L’Etat peut d’ailleurs demander à la compagnie de vendre sa part de
brut pour son compte.
Cette formule a d’abord l’avantage de répartir automatiquement l’augmentation des rentes
qui résultent d’une augmentation du prix de marché (et la diminution en cas de baisse).
Le paramètre crucial est évidemment x. Il est négocié entre la compagnie et l’Etat au cas
par cas. Il y a évidemment asymétrie d’information. La compagnie connaît mieux la qualité
du gisement que l’Etat, puisqu’elle a fait l’exploration. Mais si la découverte a eu lieu dans
une province pétrolière bien connue, l’Etat a des informations sur les gisements du même
type exploités dans le passé. Il peut donc mieux négocier.
On voit bien que pour la compagnie, la rentabilité finale d’un gisement dépend crucialement
de ce paramètre x. Il y a donc deux métiers stratégiques dans la production pétrolière : celui
de l’exploration et de l’évaluation des gisements, et celui de négociateur des contrats
pétroliers.
On comprend aussi les bases économiques de la corruption. Une légère augmentation de la
part revenant à la compagnie peut s’acheter par un versement sur un compte en Suisse.
3. Conséquences du partage des rentes
Les entreprises ne sont pas intéressées par le niveau des prix de production d'un gisement en
soi, mais par ce qui leur restera du produit des ventes après la ponction fiscale.
Ainsi, si les pays producteurs disposant des meilleurs gisements sont aussi ceux qui
s'approprient l'essentiel des rentes, l'exploration faite par les compagnies privées (ou
publiques mais gouvernées par une logique de rentabilisation des capitaux) s'orientera vers les
zones fiscalement favorables même si les prix de production et les risques de l'exploration y
sont élevés.
C'est ce qui explique pour une large part le nombre de forages pétroliers fait aux USA et la
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
111
faiblesse relative extrême, eu égard à l'immensité des réserves à bas coût, de l'exploration au
Moyen-Orient. Dans cette zone, les Etats s'appropriant l'essentiel des rentes, il est logique
qu'ils assument eux-mêmes les risques de la recherche. L'intensité de celle-ci dépendra alors
surtout de leur propre politique de développement à long terme de la production.
La géographie du partage des rentes explique ainsi largement celle de
l'exploration, qui à son tour détermine la structure de l'offre future.
4. Le prix des gisements
Il s'agit en réalité du prix du droit d'exploiter un gisement.
C'est une question directement liée à la précédente, car en théorie, le prix de ce droit est
égal à la valeur actuelle des revenus futurs dont on se prive en le cédant, donc à
la valeur actuelle des rentes auxquelles ce droit donne... droit.
Comme ces rentes sont difficiles sinon impossibles à prévoir avec précision, les prix
effectifs des gisements reflètent en réalité les anticipations des acteurs concernant les
prix futurs des minerais, l'évolution des politiques fiscales et tous les autres facteurs pouvant
influencer le niveau des rentes.
Dans tous les cas, un gisement qui ne procure aucune rente différentielle, donc un gisement
marginal (comme d’ailleurs la terre marginale dans l’agriculture), a une valeur nulle ( mis à
part la rente d’épuisabilité décrite au chapitre 3, mais dont nous avons vu que la valeur était
quasi nulle dans la plupart des cas).
5. Conclusion
Résumons-nous. Il existe toujours des rentes différentielles. Leur partage ne peut relever
strictement d'une logique micro-économique en raison du caractère incomplet de
l'information sur les gisements à découvrir et leur coût de découverte. Il est influencé par des
facteurs politiques et géopolitiques, et par le degré de concurrence entre industriels et entre
détenteurs de gisement. Mais la géographie du partage des rentes influence le comportement
des acteurs industriels, en particulier leurs cibles pour l'exploration, et donc modifie à terme
la structure de l'offre qui à son tour détermine l'importance et la localisation des rentes
différentielles.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
113
Chapitre 10. Le tournant des années 80 :
des prix producteurs aux prix de bourse
Au début des années 70, les pays industrialisés sont inquiets des risques de pénuries de
matières premières, élaborent des politiques d'approvisionnement et constituent des stocks
de sécurité. Au début des années 80, les prix s'effondrent sous l'effet d'une énorme
surproduction, ils touchent les plus bas niveaux depuis la crise des années 30, ils resteront
profondément déprimés jusqu'en 1987.
Au début des années 70, les pays du Tiers Monde exportateurs de matières premières
pensent pouvoir suivre l'exemple de l'OPEP. Ils exigent un "Nouvel Ordre Economique
Mondial" et croient tenir enfin, en raison de la dépendance des pays du Nord, une arme pour
l'imposer. L'exploitation de leurs richesses naturelles leur paraît être le levier privilégié de
leur développement. A la fin des années 80, les pays du Tiers Monde à spécialisation
primaire sont parmi les plus endettés, les matières premières apparaissent comme une
malédiction, la spécialisation du pauvre. Ils ont vu s'envoler devant eux, pour rejoindre les
pays riches, les "nouveaux pays industrialisés", pauvres en ressources naturelles et qui ont
parié sur l'industrie et l'avantage de leurs bas coûts de main-d'oeuvre.
Jusqu'au début des années 70, les prix des matières premières fluctuaient, certes, pour les
raisons structurelles évoquées ci-dessus. Mais ces fluctuations restaient limitées, de nombreux
marchés étaient contrôlés par un petit groupe de firmes et d'Etats. A partir du milieu des
années 70, les fluctuations s'accentuent, des tensions temporaires emportent certains prix à
des niveaux inconnus depuis la guerre de Corée, elles sont bientôt suivies d'effondrements.
De nouveaux entrants forcent les portes, la concurrence s'intensifie, les guerres de prix se
généralisent, les producteurs perdent le contrôle des marchés, le rôle des bourses de
commerce et des marchés à terme s'accroît.
Le but de ce chapitre est de montrer que ces évolutions ne sont pas conjoncturelles. Elles
sont le reflet dans le monde des matières premières du tournant que prend l'économie
mondiale dans les années 70. Les matières premières ont changé de monde parce que le
monde a changé.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
114
1. Deux grandes ruptures et un scénario d'ensemble
Les deux ruptures qui sous-tendent les bouleversements des industries et des marchés des
matières premières ne sont autres que les deux ruptures fondamentales de l'économie
mondiale : la fin de la croissance fordiste dans les pays industrialisés, moteur des "trente
glorieuses" et la fin de l'ordre international mis en place après la seconde guerre mondiale.
La croissance fordiste, fondée sur la production de masse de biens de consommation de
masse, qui fut le moteur de la croissance exceptionnelle (en rythme, en durée et en régu-
larité) des pays industrialisés après 1945, manifeste au cours des années 1970 des signes
d'épuisement : ralentissement des gains de productivité et saturation de nombreux marchés
ont provoqué un net fléchissement des rythmes de croissance des secteurs auparavant
moteurs, sans que d'autres prennent immédiatement le relais, ce qui explique en partie le
ralentissement de la croissance économique globale. Les secteurs les plus dynamiques de la
demande sont désormais certains services (en particulier de santé) et des biens dont le
contenu en énergie et en matières premières est nettement plus faible (électronique,
informatique, télécommunications) tandis que la miniaturisation et les progrès techniques
allégeaient et rendaient plus économes en matériaux et en énergie les biens traditionnels. De
plus, les régimes alimentaires évoluent vers la consommation de produits moins riches et
plus préparés, ce qui accroît la valeur ajoutée sur les produits primaires tout en ralentissant le
rythme de croissance de leur consommation.
Or, les pays industrialisés consommaient et consomment encore de loin la plus large part des
matières premières produites dans le monde. Le net fléchissement de leurs consommations
entraîne donc celui de la demande mondiale. Il en sera ainsi tant que le Tiers Monde, dont la
consommation potentielle est évidemment encore immense, n'aura pas pris le relais. Encore
peut-on prévoir que les grands pays très peuplés (Chine, Inde, Indonésie, Brésil) essaieront
par tous les moyens de satisfaire par eux-mêmes leurs besoins, et que, donc, la demande
internationale ne s'accroîtra pas à la mesure de leur consommation.
Les premiers craquements dans l'ordre économique international mis en place autour de
1945 se font entendre dès le début des années 70. Cette déstabilisation, dont la cause
fondamentale est que l'Europe et surtout le Japon ont rapidement monté en puissance et
rattrapé les Etats-Unis, se manifeste dans de nombreux domaines. Les deux principaux, pour
ce qui est de leurs effets sur le monde des matières premières, sont le système monétaire et
les relations commerciales internationales.
Avec la déclaration de l'inconvertibilité du dollar en or en 1971, et les accords de la
Jamaïque (1976) qui entérinent un système de change flottant entre les principales mon-
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
115
naies, on passe d'un système relativement stable où les prix des matières premières, très
généralement exprimés en dollars, se mesurent plus ou moins dans la même unité que les
coûts de production (exprimés dans des monnaies nationales qui entretiennent des rapports
relativement stables avec le dollar), à un système où les unités de mesure des prix et des
coûts peuvent varier du simple au double en quelques années (cas par exemple du yen qui
passe d'une parité de 249 Y/1$ en 1982 à 168 Y/1$ en 1986, ou encore du dollar australien
qui passe de 1,14 $ en 1980 à 0,67 $ en 1986 ou du rand sud-africain qui passe de 1,28 $ en
1980 à 0,44 $ en 1986, pour prendre deux pays gros exportateurs de matières premières).
Ceci bouleverse évidemment la situation de compétitivité relative des différents producteurs
de façon complètement irrationnelle, c'est-à-dire sans rapport avec leur compétitivité réelle
mesurée par leurs avantages naturels, techniques et de coûts de main d'oeuvre, avantages
comparés avec des étalons monétaires reflétant la compétitivité globale des économies. Les
modes de régulation antérieurs au sein de chaque filière en sont donc gravement perturbés.
Ce phénomène est évidemment général et influence aussi les conditions de la compétitivité
de l'industrie manufacturière, mais il est particulièrement ressenti dans les industries
primaires dans la mesure où la concurrence mondiale porte essentiellement sur les prix23
Quant aux relations commerciales internationales, elles sont marquées par des
affrontements d'une sévérité croissante. Jusqu'à la fin des années 60, une division
internationale du travail pyramidale et hiérarchisée entraînait la complémentarité plutôt que
la concurrence des différentes zones économiques. La forte croissance économique
d'ensemble et l'ouverture régulière et progressive de toutes les économies stimulaient
vigoureusement la croissance d'échanges qui paraissaient mutuellement bénéfiques. Le
ralentissement de la demande mondiale, le rattrapage de l'Europe et du Japon capables de
concurrencer les Etats-Unis sur les biens manufacturés de haute technologie, l'émergence des
nouveaux pays industrialisés dans les biens manufacturés bas de gamme, puis leur montée en
qualité ont transformé les échanges de ces produits en champ de batailles commerciales.
Mais les matières premières, inévitablement, n'ont pas échappé à cette aggravation de la
concurrence globale. Chaque fois qu'ils le peuvent, les Etats s'en servent pour améliorer leurs
termes de l'échange globaux où, c'est particulièrement le cas des Etats-Unis, pour riposter
contre des attaques sur d'autres fronts. Les affrontements s'étendent désormais aux services.
Il est significatif à cet égard que les points les plus conflictuels de l’« Uruguay Round » aient
été les matières premières agricoles et les services.
Telle est donc la toile de fond devant laquelle va se jouer l'histoire des évolutions des
différents marchés : cassure nette des rythmes de croissance de la consommation, instabilité
23 Ainsi, pour prendre un exemple, une hausse du dollar pénalise relativement moins les exportations deBoeing, et tout particulièrement du Boeing 747 qui n'a pas de concurrent hors des Etats-Unis, que celles demétaux ou de céréales (du moins, si celles-ci ne sont pas subventionnées, ce qui n'est pas le cas).
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
116
monétaire, concurrence commerciale entre zones beaucoup plus vive. Et le même scénario,
avec des différences liées aux spécificités des industries et au rôle des Etats, va se répéter.
Donnons-en les grandes lignes, avant d'analyser plus en détail ce qui s'est passé pour chaque
grande catégorie de matières premières.
Début des années 70 : l'inflation mondiale s'emballe sous l'effet d'un boom économique
accompagné de création monétaire excessive. La demande se tend sur tous les marchés de
matière première. Dans ce contexte d'ensemble, mais chacune pour des raisons particulières
aussi, les prix mondiaux des produits de base flambent : pétrole en 1973 bien sûr, mais aussi
métaux en 1973 et surtout 1974, soja et blé en 1973, phosphates en 1974, sucre en 1974.
Certes, les prix retombent très vite, pétrole mis à part, mais ceci est attribué à la brusque et
profonde récession de 1975, provoquée par la violence du choc pétrolier. La reprise
d'ailleurs ne se fait pas attendre, confortant l'hypothèse de ceux qui parlent de cycle
conjoncturel particulièrement accentué. Dans les années 79 et 80, les prix remontent à
nouveau et certains marchés connaissent des crises aiguës telles celle du cobalt en 1978 (le
prix passe d’une moyenne de 5,5$ par livre en 1977 à une moyenne de 11,5$ en 1978, avec
une pointe de 45 en novembre) en raison des troubles au Katanga, ou celle du titane en 1979
liée à l'arrêt temporaire des exportations soviétiques d'éponge de titane ou encore la
spéculation des frères Hunt sur l'argent qui pousse l'once à plus de 90 $ en 1979, avant
qu'elle ne retombe à 10 $. Des intempéries provoquent également une nouvelle flambée du
sucre en 1980.
Pendant cette période, les Etats des pays industrialisés sont surtout préoccupés de leur
sécurité d'approvisionnement. Dès 1975, des mesures sont prises destinées à renforcer l'ex-
ploration minière et à diversifier les zones de production. Certains pays, tels la France, qui
ne disposent pas de stocks stratégiques, décident d'en constituer pour les métaux les plus
sensibles. Les industriels consommateurs cherchent à passer des contrats à long terme avec
les producteurs et facilitent ainsi le financement de nouveaux projets, d'autant que l'argent
est abondant : les taux d'intérêt réels sont très faibles ou négatifs jusqu'en 1978 et les banques
internationales cherchent activement à recycler les pétrodollars dans le Tiers Monde.
Quant aux Etats du Tiers Monde, stimulés par l'exemple des énormes rentes de l'OPEP, ils
investissent dans les matières premières, source, pensent-ils, du financement de leur
développement.
Cependant, la consommation a déjà commencé à fléchir en tendance. Mais cette rupture,
masquée par les fluctuations conjoncturelles d'une économie mondiale chahutée par le
premier choc pétrolier, personne ne l'aperçoit, ou alors personne ne la croit durable. Ainsi,
lorsque sous le double effet du second choc pétrolier et des politiques monétaires restrictives
destinées à casser (elles y parviendront) l'inflation mondiale, le monde s'enfonce dans la
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
117
longue dépression des années 81, 82 et 83, d'énormes surcapacités apparaissent sur tous les
marchés. Les prix s'effondrent. Alors, parmi les producteurs, s'engage une lutte acharnée
pour survivre et éliminer les plus faibles, lutte rendue inégale et incertaine tant par les
fluctuations monétaires que par l'intervention directe des Etats. Toutes les structures de
contrôle des marchés éclatent. C'est la plus longue et la plus profonde dépression des prix
des matières premières depuis la grande crise des années 30.
Le système des positions et des forces se modifie profondément. Les industries se
restructurent, à des rythmes et à des degrés cependant variables. Si bien qu'à partir de 1987,
certains prix se redressent, quand d'autres restent déprimés. Mais celles des industries qui ont
désormais surmonté la crise en sortent profondément transformées. Elles ont changé de
monde : la demande est désormais ralentie et moins prévisible, le potentiel de croissance des
consommations s'est déplacé vers certains pays du Tiers Monde, les acteurs industriels sont
généralement plus nombreux, en tout cas, ils ont des stratégies beaucoup plus hétérogènes.
La section suivante présente plus en détail cette histoire pour l'industrie minière et
métallurgique.
2. Crise et restructuration de l'industrie minière et métallurgique
La cassure autour du milieu des années 70 des rythmes de croissance de la consommation
mondiale des métaux et même des minerais non métalliques a été particulièrement
spectaculaire.. Pour prendre correctement la mesure de ce phénomène, on peut le présenter
ainsi : si les rythmes de croissance de la période 50-73 s'étaient poursuivis au-delà de 1973,
on aurait consommé quinze ans après, en 1988, 1,87 fois plus d'acier, 2,71 fois plus
d'aluminium, 1,53 fois plus de cuivre que dans la réalité. Or, 15 ans, c'est un horizon que les
industriels, qui construisent des mines et des usines d'une durée de vie de 20 à 30 ans, sont
obligés de prendre en considération dans leurs décisions.
Ce qui est fondamental, c'est que ce ralentissement ne s'explique pas seulement par celui de
la croissance économique d'ensemble, mais a des causes plus structurelles qui se traduisent par
la baisse des intensités24 d'utilisation des matières premières minérales dans les pays
industrialisés. Cette chute des intensités s'explique à son tour par l'emboîtement de quatre
phénomènes :
• la diminution de la part de l'industrie dans le PIB,
24Intensité d'utilisation = consommation par unité de PIB.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
118
• au sein de l'industrie la diminution de la part des secteurs forts consommateurs de
matières premières,
• au sein même de ces secteurs des progrès techniques conduisant à la miniaturisation et à
allégement des objets, ainsi qu'à des substitutions de métaux par des plastiques et des
composites,
• enfin au niveau de la consommation de minerais brut :l'augmentation de la part de
recyclage.
Il s'agit donc d'un phénomène structurel et non conjoncturel.
Pour tenir compte de cette évolution des consommations, les investissements de capacité
auraient dû chuter considérablement dans la seconde partie des années 70. Or, le rythme
d'investissement s'est maintenu tout au long de la décennie, conduisant, au cours du
retournement de conjoncture succédant au second choc pétrolier, à l'apparition d'énormes
surcapacités.
En fait, de nombreux facteurs expliquent ce surinvestissement des années 70, et la quasi
totalité des acteurs y ont contribué. Tout d'abord, la rupture des tendances d'évolution de la
demande était difficilement perceptible, car dans l'évolution heurtée de l'économie mondiale
de 1973 à 1982, elle était cachée par d'amples fluctuations annuelles des consommations,
s'accompagnant parfois de flambées de prix, comme en 79-80. De plus, avant 1980, la
conviction générale des hommes politiques et des industriels était que le ralentissement de la
croissance économique n'était que conjoncturel ("c'est de la faute de l'OPEP") et que les
trente glorieuses allaient devenir quarante ou cinquante.
Ensuite il est apparu, dans les années 70, de nouvelles opportunités d'entrer dans l'industrie
par le bas de l'échelle des coûts de production, ce qui a justifié des investissements offensifs
indépendamment de la situation du marché. Les progrès de la prospection ont par exemple
permis de découvrir de nouveaux gisements très riches (étain au Brésil, qui rentre en force
sur ce marché). Ou encore, l'écart qui s'ouvre à partir de 1973 entre l'électricité à base de
pétrole et l'hydroélectricité ou l'électricité à base de charbon à très bon marché a incité les
détenteurs de rentes énergétiques à les valoriser en produisant des métaux très forts
consommateurs d'énergie comme l'aluminium. Ainsi, les nouvelles usines d'aluminium au
Brésil, au Canada, en Australie, au Venezuela et dans le Golfe ont dans un premier temps
compensé les fermetures des usines sur électricité au fioul au Japon et aux Etats-Unis,
rendant beaucoup plus long le processus ultérieur de résorption des capacités excédentaires.
De nombreux pays producteurs du Tiers Monde, maîtres depuis peu de leur industrie
nationale, ont cherché à pousser la production et à s'intégrer en aval en reconvertissant une
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
119
part de leurs rentes dans ces secteurs exportateurs et en s'endettant massivement. Ils
croyaient que les rentes persisteraient et financeraient leur développement... Ils ont
d'ailleurs été fortement incités dans cette voie par les banques internationales qui à l'époque
finançaient n'importe quel projet présentant une simple apparence de rentabilité dans le
Tiers Monde, et par des taux d'intérêt réels faibles sinon négatifs. Ils l'ont également été par
les consommateurs : ayant perdu leur intégration amont au profit des compagnies publiques
des pays producteurs, les consommateurs (sidérurgistes, métallurgistes, voire
transformateurs) ont généralisé les politiques d'approvisionnement mises en œuvre dès les
années 60 par les Japonais avec l'Australie. Il s'agit de signer des contrats à long terme
d'achat de minerai pour favoriser le financement de grands projets exportateurs. Il est
évident que les consommateurs non intégrés sur l'amont ont intérêt à l'entretien d'une
certaine surcapacité..., du moins jusqu'au moment où celle-ci peut pousser leurs fournisseurs à
s'intégrer en aval pour venir les concurrencer sur leurs propres marchés.
Dans les industries encore dominées par quelques grandes firmes qui contrôlaient les prix (cas
du nickel ou du molybdène par exemple), les leaders ont cherché à conserver leur part
relative de marché, condition du contrôle des prix, parfois au prix d'investissements
excessifs et marginaux en terme de coût de production, mais dont ils espéraient qu'une
demande soutenue et le maintien de leur contrôle sur le marché permettrait de les
rentabiliser. Enfin, la seconde partie des années 70 voit l'entrée massive des compagnies
pétrolières dans le secteur minier. Disposant d'énormes rentes à réinvestir, elles achètent des
compagnies entières, notamment aux Etats-Unis, et leur fournissent les moyens financiers
de se développer. Une exceptionnelle convergence de comportements soit justifiés par des
opportunités de coût, soit relevant de véritables fuites en avant, soit fondés sur le maintien
des stratégies passées, dans une absence générale de perception des ruptures sous-jacentes des
tendances de la consommation conduit donc, au début des années 80, à d'énormes
surcapacités, qui selon les marchés vont de 20 à 40 même 50 % de la consommation !
Les stocks s'accumulent chez les producteurs, de véritables guerres des prix s'enclenchent,
toute discipline concurrentielle disparaît, conduisant à l'abandon des systèmes de prix
producteurs (aluminium, nickel, molybdène) au profit de cours de bourse ou de marché libre.
L'accord de l'étain s'effondre en 1985. Les grandes compagnies ont bien essayé de réagir par
les moyens classiques : pour résorber leurs stocks des firmes comme INCO (nickel), AMAX
(molybdène) ferment leurs unités de production pendant des mois en 1982 et 1983 . Face à
des concurrents agressifs, elles ne font que perdre des parts de marchés. La course à
l'abaissement des coûts s'engage alors, particulièrement dans les zones à monnaie forte
(Etats-Unis jusqu'en 1985). Les résultats sont d'ailleurs spectaculaires : une firme comme
Phelps Dodge (cuivre aux Etats-Unis) presque moribonde en 1982 obtient des réductions de
coût de 33% en 4 ans, tandis que d'autres pays (Australie, Afrique du Sud, Canada, certains
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
120
pays du Tiers Monde) laissent filer leurs monnaies. Tant que la surcapacité n'est pas
résorbée, la baisse des coûts entraîne celle des prix. Cette résorption prendra des années et
s'accompagne de profondes restructurations : les firmes se concentrent sur leurs points forts,
accentuent la désintégration verticale des filières, se regroupent, et absorbent les plus faibles.
Fin 1987, l'offre est assainie sur la plupart des marchés de métaux non ferreux, la demande
repart, tirée par les pays en voie d'industrialisation rapide du Tiers Monde, et les prix se
redressent. Ils atteignent alors rapidement des niveaux jugés excessifs (car favorisant des
substitutions) par les producteurs eux-mêmes et chacun pense que cela ne va pas durer, que le
cycle infernal surcapacité, crise, envolée des prix, va reprendre. En effet, l'industrie minière
et métallurgique mondiale sort de la crise des années 80 structurellement transformée et plus
instable, pour deux raisons principales :
- la consommation croît désormais plus lentement et n'est donc plus à même d'absorber aussi
rapidement qu'auparavant la surcapacité conjoncturelle ;
- l'industrie est généralement, au stade des commodités, moins concentrée et plus
hétérogène. INCO, FALCONBRIDGE et SLN qui, en 1965, contrôlaient 79 % de la
production métallurgique de Nickel n'en contrôlent plus que 48 % en 1986. Les six anciens
majors de l'aluminium qui assuraient en 1972, 65% de la production d'aluminium primaire
(84% en 1965), n'en assurent plus que 46% en 1982. Les nouveaux entrants, qui sont
généralement moins intégrés sur l'aval vont pour certains chercher à le faire.
Prenant acte de ces nouvelles conditions, les grandes entreprises des pays industrialisés ont
entrepris de redéployer leur croissance. Tout en cherchant généralement à conserver un
noyau, bien placé en termes de coût, de production de commodités, elles nouent des alliances
en amont pour assurer leurs approvisionnements et cherchent à se diversifier vers l'aval, à
spécialiser leurs produits et à nouer de véritables relations de partenariat avec leurs clients
(donc à sortir des commodités pour aller vers la production de matériaux à plus haute valeur
ajoutée et évolutifs) et elles s'appuient sur leurs métiers de base pour se diversifier
latéralement. Les grands producteurs de commodités du Tiers Monde mais aussi d'Australie,
qui sont plus éloignés de l'aval (en termes géographiques mais surtout en capacité à avoir des
relations commerciales et techniques suivies) sont plus "coincés" sur les commodités et
risquent de plus souffrir de l'instabilité structurelle de l'industrie.
Ainsi, c’est bien une transformation de la structure de l’industrie, vers des
structures beaucoup plus concurrentielles que celles qui prévalaient dans les
années 50 à 70, qui explique l’instabilité des prix et le fait que les prix de bourse
soient devenus les prix de référence pour un bien plus grand nombre des
commodités minérales, au détriment du système des prix producteurs.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
121
Chapitre 11. Structure de l’industrie
et formation des prix dans l’histoire du pétrole
Ce chapitre est un résumé du chapitre 5 de : « Géopolitique du pétrole et du gaz », André
Giraud et Xavier Boy de la Tour - Editions Technip, 1987, auquel on se référera pour plus de
détails.
Introduction : Structure de marché et évolution des prix
Le graphique ci-dessus retrace l’évolution en $ constant du prix du pétrole, de l’origine de
l’industrie à la fin des années 80.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
122
On constate une succession de phases de relative stabilité et de phases de fluctuations. Ces
changements correspondent à des modifications de structure de l’industrie. C’est
essentiellement le rapport Structure de l’industrie - Formation des prix que nous allons
examiner dans ce chapitre.
1. Les pionniers
Le premier usage du pétrole a été le pétrole lampant, destiné à l’éclairage. On s’est intéressé
au raffinage du pétrole brut pour fabriquer une huile d’éclairage minérale quand les huiles
animales et végétales alors utilisées sont devenues chères sous l’effet de l’épuisement des
ressources.
En 1859 à Titusville en Pennsylvanie, le Colonel Drake fore à 10 m et trouve du pétrole.
C’est immédiatement une ruée vers l’or noir, permise par la législation américaine qui rend
propriétaire du sous-sol le propriétaire du sol.
Jusque vers 1875, l’industrie, tant au niveau de l’extraction, qu’à celui du raffinage, a une
structure compétitive. Conséquence : les prix du pétrole brut et des produits raffinés
(essentiellement le pétrole lampant) sont extrêmement fluctuants : 20 $ par baril en 1859,
0,5 $ en 1861, par exemple.
2. La constitution des « Majors »
Rockfeller et la Standard Oil
John Rockfeller construit rapidement un empire industriel fondé exclusivement sur le
raffinage. Il a compris qu’on ne pourrait jamais contrôler le stade de l’extraction aux Etats-
Unis. Par contre le raffinage est susceptible d’économies d’échelle. Il acquiert plusieurs
raffineries, joue sur la standardisation et la qualité du produit (« Standard » oil), puis propose
aux raffineries concurrentes de former avec lui un « trust » (il invente la formule). Ainsi, il
parvient entre 1880 et 1900 à contrôler entre 80 et 90% de la capacité de raffinage et de
distribution aux Etats-Unis.
Conséquence : la Standard Oil stabilise les prix, à un niveau modéré, pour empêcher de
nouveaux entrants, mais procurant néanmoins de confortables profits : 19 % de ROE pour
les actionnaires du trust entre 1982 et 1992. Les prix oscillent entre 0,7 et 1 $/bl.
Cette position de monopole conduit à un procès « anti-trust » en 1911. (Le Sherman Act,
passé expressément pour combattre le monopole de la S.O., date de 1890). La Standard Oil
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
123
est démantelée en plusieurs dizaines de compagnies, dont trois grandes qui vont faire partie
des futures « majors ».
- Exxon
- Mobil
- Socal
sont leurs noms actuels.
Le Texas
Mais Rockfeller a eu finalement tort de ne pas s’intéresser directement à la production de
brut. La découverte de très grands gisements au Texas va donner lieu au début du siècle à la
fondation de multiples compagnies, dont deux vont devenir des majors : Gulf et Texaco.
Shell
Hors des Etats-Unis, la situation est la suivante au début du siècle. Aux Pays-Bas, H.
Deterding, l’autre grand nom des débuts de l’histoire pétrolière, a fondé la Royal Dutch,
compagnie qui exploite du pétrole en Indonésie. En 1907, il fusionne avec une compagnie
britannique de transport maritime et de négoce, la Shell, pour former la Royal Dutch Shell.
La majorité des capitaux est hollandaise.
Les marchés de Shell sont l’Europe, où elle est en vive compétition avec la Standard, et
l’Extrême-Orient. En 1918, elle parvient à contrôler 75 % de la production hors Etats-
Unis, en ayant diversifié ses sources : Asie, Mexique, Russie. C’est la Shell qui construit et
opère les premiers pétroliers.
Cela fait 6 « majors ». La septième (on appellera les majors : « les sept soeurs ») est une
création de l’Amirauté britannique et surgit du Moyen-Orient.
3. Les prises de position au Moyen-Orient
La Perse
Un aventurier, d’Arcy, obtient du Shah de Perse une concession d’exploitation de pétrole et
de métaux précieux sur l’ensemble de la Perse (sur intervention de la Russie, la concession
sera réduite à la moitié sud). Mais il échoue à trouver du pétrole et se trouve à court de
capitaux.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
124
Sous l’impulsion de l’Amirauté, le gouvernement britannique rentre au capital. En effet, la
marine de guerre envisage de passer au mazout, et le gouvernement s’inquiète de la sécurité
des approvisionnements. Le pétrole jaillit en 1908. En 1909, le gouvernement britannique
augmente sa part et contrôle l’Anglo-Persan Oil Company, future British Petroleum,
septième soeur. La célèbre raffinerie d’Abadan est construite dès 1912.
L’Empire ottoman
Avant la première guerre mondiale, l’empire ottoman, qui exerce normalement sa
souveraineté sur la Turquie, tout le Moyen-Orient et l’Egypte, est l’objet d’intenses rivalités
entre puissances européennes.
L’Angleterre réussit à en détacher le Koweït en 1913, pour des raisons pétrolières, et
s’assure des concessions. En 1914 est formée une compagnie la « Turkish Petroleum
Company » où les Anglais (Shell et BP) sont majoritaires, la Deutsche Bank ayant 25 %.
Elle obtient une concession sur l’ensemble de l’empire.
La guerre et les négociations pétrolières de l’après-guerre
La guerre manifeste le caractère stratégique du pétrole, non seulement pour la marine, mais
pour les chars qui ont permis la victoire des alliés.
Le gouvernement français suscite la création de la CFP (futur Total) en 1924.
Les Américains veulent faire entrer leurs compagnies au Moyen-Orient, dont les Allemands
sont évidemment expulsés.
Dans l’empire ottoman démembré, d’intenses manoeuvres diplomatiques conduisent aux
évolutions suivantes.
Des compagnies américaines (Exxon, Mobil, Gulf) entrent dans la TPC devenue Irak
Petroleum Company, ainsi que la CFP. Quatre compagnies américaines : Socal, Texaco,
Mobil et Exxon détacheront plus tard l’Arabie Saoudite du «territoire » initial de la TPC et
forment ensemble un consortium pour exploiter dans ce pays.
Reflétant l’affirmation des Etats-Unis comme première puissance mondiale à l’issue de la
grande guerre, la géopolitique pétrolière de l’après-guerre se traduit donc par l’entrée en
force des majors américaines au Moyen-Orient (sauf en Perse et au Koweït qui restent
« britanniques »).
De 1911, année du démantèlement de la Standard Oil, à 1928, les sept soeurs sont parties à
l’assaut du monde, faisant pleinement jouer, dans les négociations et traités de l’après-
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
125
guerre, la puissance politique de leurs Etats d’origine respectifs. Dans cette phase de
conquête des zones potentiellement riches en brut, la concurrence est très vive entre elles.
Cela se traduit (cf. graphique) par d’importantes fluctuations de prix, amplifiées par la
demande de guerre
A partir de la fin des années 20, les positions principales sur les ressources étant acquises, un
nouveau marché : les carburants automobiles étant en plein essor (la consommation
mondiale a doublé entre 1910 et 1920 et de nouveau entre 1920 et 1930 s’établissant à 200
000 tonnes - à comparer à 3 milliards de tonnes aujourd’hui), les majors décident de
stabiliser le jeu.
4. L’organisation du marché par le Cartel des sept soeurs
Il apparaît en effet que le Moyen-Orient recèle des gisements immenses exploitables à des
coûts très inférieurs aux coûts marginaux américains. Les Etats-Unis assurent à l’époque les
2/3 de la production mondiale. Une concurrence acharnée au Moyen-Orient, accompagnée
de la possibilité pour de nouvelles compagnies d’y entrer, ferait chuter les prix, ruinerait une
bonne partie de l’industrie pétrolière américaine, entraînerait une forte volatilité des prix.
Les sept soeurs jugent alors plus intéressant de s’entendre. Cela se fera par deux accords.
L’accord de la ligne rouge
En 1928, l’ensemble des compagnies présentes dans l’IPC, ayant tracé sur la carte du
Moyen-Orient une « ligne rouge » entourant l’ancien empire ottoman (à l’exclusion du
Koweït, du Sinaï et de l’Egypte), décident de n’intervenir que conjointement à l’intérieur de
cette ligne et de tout faire pour empêcher l’arrivée de nouveaux entrants.
L’accord d’Achnacarry
A la fin de l’été 1928, dans le château en Ecosse de Deterding, un véritable accord (secret)
de cartel est signé entre Shell, Exxon et BP, auquel se joindront très vite les quatre autres
majors. Les trois dispositions fondamentales de cet accord sont les suivantes :
- Acceptation par les membres de leur volume actuel d’affaire comme base de référence pour
les accroissements futurs (en clair : les parts de marché sont figées).
- Mise à la disposition des autres des installations existantes (transport, raffinage, etc.) de
chacun si elles ne sont pas saturées, de manière à optimiser l’utilisation des capacités
globales et à minimiser les coûts logistiques.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
126
- En chaque point du monde, le prix des produits pétroliers est fixé comme s’ils avaient été
raffinés en Louisiane et exportés par le Golfe du Mexique, quelle que soit leur origine réelle.
La neutralisation du marché américain
Mais l’accord ne pouvait s’étendre aux innombrables compagnies américaines (les
« indépendants » des majors contrôlent, dans les années 20, 70% de la production de brut
américain, mais seulement 25% du raffinage) et donc concerner les exportations des Etats-
Unis. C’est l’Etat fédéral lui-même qui va se charger de réguler le marché américain. Non
pour conforter l’oligopole des sept soeurs à l’extérieur des Etats-Unis, mais pour maîtriser
un développement interne qui devenait anarchique sous le double effet d’une compétition
acharnée, et de la loi américaine sur la propriété du sous-sol. L’exploitation de grands
gisements pouvait en effet être morcelée en une multitude de concessions, conduisant à
d’énormes inefficacités. Le gouvernement régule donc directement les quantités produites en
Amérique par un système de quotas.
Le règne des sept soeurs
De 1930 à 1970, le cartel règne donc sur l’industrie pétrolière mondiale (hors USA). Il
pratique une politique de prix stables et plutôt décroissants (en fonction des gains de
productivité) pour stimuler la demande tout en s’assurant des rentabilités élevées (cf.
graphique).
5. L’effritement du pouvoir des majors
L’affrontement avec les Etats producteurs
A l’époque, il n’existait pas de marché, donc de prix international du pétrole brut. Hors du
territoire américain, le brut circulait en effet pour l’essentiel au sein des majors et entre
elles.
Les taxes versées aux Etats l’étaient donc sur la base d’un prix fictif, purement fiscal, qui
servait à calculer les redevances « ad valorem » et le bénéfice imposable des compagnies.
De longue date, les Etats producteurs indépendants (ils l’étaient au Moyen-Orient et en
Amérique latine) ont cherché à améliorer leur part des rentes pétrolières. La première
tentative eut lieu au Mexique. En 1938, un conflit entre le gouvernement et les compagnies
pétrolières se solde par la nationalisation de ces dernières et la création d’une compagnie
nationale : PEMEX. Le cartel montre alors sa puissance : il boycotte PEMEX, et pas une
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
127
goutte de pétrole ne s’exporte du Mexique.
Après-guerre, le Venezuela, utilisant des méthodes plus progressives, parvient à obtenir
en 1948 le partage 50/50 des bénéfices de l’exploitation (sur la base d’un prix fiscal qui
reste fixé par les compagnies). La formule se généralise rapidement à l’ensemble des
pays producteurs.
En 1950, l’Anglo-Iranian (future BP), seule compagnie importante exploitant dans le pays,
y refuse l’application du principe 50-50. Le gouvernement nationaliste du Dr Mossadegh
nationalise la compagnie en 1951. Même cause, mêmes effets : le pétrole iranien est
boycotté. Cependant, les Américains sont favorables à un compromis. Mossadegh est
renversé par un coup d’Etat en 1953 (le coup installe le Shah qui sera lui même renversé par
la révolution islamique en 1978). En échange de ce service rendu par la CIA, des compagnies
américaines rentrent dans l’Anglo-Iranian, qui accepte de relever les taxes comme le
demandait initialement le gouvernement iranien.
L’OPEP est créée en 1960. Pendant dix ans, elle tentera, sans succès d’obtenir par la
négociation un relèvement de la part des rentes revenant aux Etats.
L’arrivée des « Indépendants » américains au Moyen orient et en Afrique
Dans les années 60, les plus grandes des compagnies indépendantes américaines sortent des
Etats-Unis et cherchent des concessions au Moyen-Orient et dans le reste du monde. Pour
avoir une chance de les obtenir, elles proposent généralement (secrètement) des clauses
fiscales plus favorables aux pays producteurs. Occidental Petroleum parvient ainsi à obtenir
des concessions en Lybie, et va jouer un rôle décisif dans la suite.
Les compagnies nationales européennes
La seconde guerre mondiale a évidemment confirmé le caractère stratégique du pétrole. La
France et l’Italie se dotent de compagnies nationales à capitaux publics, chargées d’assurer
une meilleure sécurité d’approvisionnement. La future Elf explore dans les colonies
françaises, en particulier elle découvre du pétrole et du gaz au Sahara algérien. Sans colonies,
la compagnie italienne ENI, dirigée par Enrico Mattei, est très agressive au Moyen-Orient.
Jouant du nationalisme des pays producteurs, proche de l’URSS avec qui l’ENI est en
affaires, Mattei propose des contrats très intéressants pour les pays producteurs (75/25 au
lieu de 50/50). Il obtient des concessions. L’avion qui le transporte explose un jour en plein
vol...
Dans les années 60, le cartel des sept soeurs ne peut donc empêcher l’arrivée de ces deux
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
128
catégories de nouveaux entrants. Son pouvoir de marché s’effrite, les prix baissent, ce qui
accroît le mécontentement des pays producteurs. (cf. graphique).
6. La prise de pouvoir de l’OPEP
La rupture de 1970
Le véritable basculement date de 1970. En 1969, le colonel Khadafi prend le pouvoir en
Lybie. En 1970, profitant d’une crise du fret en raison de la saturation des moyens de
transport, il exige des compagnies (Shell et Occidental en particulier) un relèvement du prix
fiscal. Shell résiste, Armand Hamer, le Président d’Occidental, grand ami de l’URSS et des
pays du Tiers Monde, accepte. La brèche est ouverte. De 1970 à 1973, l’OPEP obtient
régulièrement de petites hausses du prix fiscal, pour maintenir ses revenus qui s’érodaient
sous l’effet de la baisse des prix nominaux , de l’inflation aux Etats-Unis et de la baisse du $
après l’abandon de la parité fixe avec l’or en 1971.
Parallèlement, les pays les plus nationalistes, s’appuyant sur la déclaration de 1962 de
l’ONU reconnaissant la souveraineté des Etats sur leurs ressources naturelles, nationalisent
les compagnies pétrolières : Algérie en 1971 (51% du pétrole et 100% du gaz). Irak en
1972, Lybie en 1973. Cette fois sans rétorsions, mais le plus souvent avec indemnisation.
Même les pays les plus « modérés », par l’accord de New York de 1972, prévoient
d’acquérir la majorité dans les compagnies opérant sur leur territoire en 1982. Les choses
iront plus vite.
Le premier choc pétrolier
La guerre du Kippour
Dix jours après le début de la guerre le 6 octobre 1974, les pays de l’OPEP décident de
réduire leur production et déclarent un embargo total vers les pays soutenant Israël (E.U.,
Pays-Bas, Portugal et Afrique du Sud). Le 16 octobre puis le 23 décembre, les pays de
l’OPEP décident de deux hausses qui quadruplent le prix du pétrole.
En 1974, les nationalisations s’accélèrent, l’ensemble des Etats producteurs du Tiers Monde
acquièrent le contrôle de leurs ressources. Dans les pays de l’OPEP, des compagnies
nationales sont créées, qui reçoivent les actifs nationalisés.
On sait maintenant que le gouvernement des Etats-Unis était favorable à la hausse et l’a
encouragée. Certes, il aurait préféré un doublement et réagira à cette hausse « excessive » en
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
129
initiant la création de l’AIE (Agence Internationale de l’Energie) qui regroupe, face à
l’OPEP, les pays consommateurs riches. L’attitude favorable à la hausse provenait, outre de
l’analyse du caractère inéluctable de l’exercice de la souveraineté sur les ressources, de la
déconnexion croissante entre le prix international du pétrole, orienté à la baisse dans les
années 60, et le prix intérieur américain, supérieur car l’industrie nationale était protégée
par des barrières douanières.
7. Le changement de structure du marché du brut
L’industrie pétrolière était jusqu’en 1970 un oligopole de firmes globales verticalement
intégrées « des puits à la pompe ». Cet oligopole a vu se développer une frange compétitive
de firmes privées et publiques de plus petite taille dans les années 60.
La nationalisation des gisements dans le Tiers Monde casse l’industrie en deux et crée un
véritable marché du brut. Les majors contrôlaient 98% du brut hors Etats-Unis et pays
socialistes en 1950, 78% en 1966 (effet de l’entrée de la frange), mais seulement 10% en
80.
Sur le marché du brut, c’est désormais l’OPEP qui constitue un oligopole. Au départ,
jusqu’après le second choc pétrolier des années 79-81, le prix de référence mondial est un
prix producteur. Il est régulièrement ajusté par l’OPEP.
Un marché « spot » se développe cependant, qui cote un prix de marché libre, tandis que des
transactions à terme s’organisent. Ce marché spot connaît un grand développement à
l’occasion du second choc pétrolier. Les prix s’y envolent en effet, et le prix producteur suit
avec retard. Il est donc extrêmement intéressant d’acheter au prix officiel et de revendre sur
le marché libre. Des négociants tels Mark Rich y feront fortune.
Après le second choc pétrolier, le prix producteur est abandonné. Les prix de référence sont
désormais des prix de bourse (Brent et WTI) et les marchés à terme se développent.
Cela ne signifie pas que la structure de l’industrie soit devenue concurrentielle, comme nous
allons le voir au chapitre suivant. Elle reste un oligopole (constitué d’une partie des firmes
publiques de l’OPEP, en l’occurrence celles des pays du Golfe Arabo-Persique) avec frange
compétitive. Mais cet oligopole est par bien des aspects moins cohérent et donc solide que
celui que constituaient les majors.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
131
Chapitre 12. La plage d'équilibre des prix du pétrole
(Economie, politique et incertitude dans la formation des prix du pétrole)
Ce texte est une version française, modifiée et réduite, d’un article de P.N. Giraud paru dans
la revue « Energy Policy », vol. 23, n° 1, pp. 35-49, 1995
1. Introduction
L’imbrication de facteurs politiques et économiques dans l’évolution historique des prix du
pétrole a été et reste tenue pour une évidence par la quasi-unanimité des experts. Les
analyses diffèrent largement, par contre, quant à la nature exacte de cette imbrication et
l’importance relative des deux types de facteurs. Depuis le milieu des années 80, on constate
une tendance à majorer, par rapport aux analyses antérieures, le rôle des facteurs
économiques, et à réinterpréter en ce sens l’histoire pétrolière récente.
Ainsi, dans les années 70, l'OPEP a été majoritairement analysée comme un cartel capable
de fixer les prix à n'importe quel niveau en dessous de ceux des énergies de substitution.
Aujourd'hui, certains auteurs affirment qu'elle n'a jamais eu de véritable pouvoir de marché.
A l’autre extrême, des experts tels que le Professeur Mabro, tout en reconnaissant que les
prix au jour le jour sont bien fixés par des marchés «libres» et fluctuent donc comme ceux
des autres commodités, estiment que ces fluctuations se maintiennent autour de niveaux
moyens caractéristiques d'épisodes» de l’histoire pétrolière. Ces épisodes sont séparés par
des crises. Après une crise, ce sont, selon Mabro (1991 a), des facteurs essentiellement
politiques qui déterminent le nouveau niveau de stabilité relative, et ce, au sein d’une large
plage de niveaux possibles.
Cet article propose des éléments de clarification de l’articulation entre facteurs économiques
et politiques dans la formation des prix du pétrole. Ceci exige d’abord une définition de ce
que sont les facteurs politiques.
La première section discute donc de définitions, ce qui, curieusement, est rarement fait dans
la littérature. Le caractère généralement implicite de ce que sont les facteurs économiques et
politiques est à l’évidence une source de malentendus.
La seconde section propose une définition du «prix d’équilibre dynamique» d’un marché de
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
132
commodité minérale. Le point essentiel est le suivant. Lorsque : i) des acteurs contrôlent
d’importantes réserves à bas coût (ce qui est le cas dans l’industrie du pétrole), ii) ces acteurs
ne veulent pas ou ne peuvent pas adopter des comportements relevant d’une «rationalité
économique substantielle»25, alors l'analyse économique ne permet pas de déterminer un
prix d’équilibre dynamique unique. Par contre, elle permet de définir une plage de prix
d'équilibre au sein de laquelle peuvent s'exprimer des préférences politiques.
La troisième section tire de ce qui précède la définition d’un certain nombre de seuils et de
plages de prix du pétrole qui permettent de clarifier l’articulation des facteurs économiques
et politiques dans la formation des prix.
La quatrième vérifie que ce modèle permet une interprétation de l’évolution du prix du
pétrole depuis le début des années 70.
2. Facteurs économiques et facteurs politiques
Le fait qu’une large part des flux pétroliers internationaux provient du Moyen-Orient et de
la CEI, zones qui sont politiquement instables (depuis plusieurs décennies, pour la première,
et probablement pour de nombreuses années encore pour les deux), rend évidemment le
marché du pétrole particulièrement vulnérable à des événements affectant ces zones, tels que
les troubles civils et les guerres entre États. De tels événements peuvent être qualifiés de
"politiques" sans soulever de difficultés sémantiques, même si de puissants intérêts
économiques y interviennent.
Ce qu'il est par contre nécessaire de clarifier, c'est la délimitation de l'économique et du
politique dans le fonctionnement "normal" du marché pétrolier. Autrement dit, dans les
décisions prises par des acteurs industriels et des États, en matière de : investissements, taux
d’utilisation des capacités de production, taxes, réglementations touchant la production, le
transport, la consommation, etc.
Il doit d’abord être souligné que le fait qu’un marché ait une structure oligopolistique
n'implique pas qu’il y ait place pour des décisions politiques. Lorsqu'un acteur dispose d’un
pouvoir de marché, l'exercice de ce pouvoir au mieux de ses intérêts économiques propres ne
peut être qualifié de politique. Ainsi un groupe de producteurs dominants qui, confronté à la
concurrence d’une frange de «price takers», fixe une trajectoire de prix destinée à
maximiser la somme de ses revenus actualisés se comporte de manière économique. Si tel
était le cas de l'OPEP, il n'y aurait rien de politique dans la détermination des prix du
25 Au sens de H. Simon (1978).
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
133
pétrole, en dehors des périodes de crise provoquées par les "événements" évoqués ci-dessus.
De même, se comportent de manière économique, les États des pays qui taxent la
consommation de certains produits pétroliers, exploitant la faible élasticité à long terme de
leur demande au prix et privant ainsi les États des pays producteurs d’une rente à laquelle
eux même pourraient prétendre s'ils s’organisaient pour exercer un pouvoir de marché.
Même la taxe sur les énergies fossiles envisagée par la Commission de l’UE dans les années
90 pour lutter contre l’effet de serre, qui fut considérée par l’OPEP comme une mesure
"politique" (i.e. sans justification économique) hostile, devrait être définie comme une
décision économique si l’on pouvait prouver : i) qu’il s’agit de la mesure la plus efficace
(c’est-à-dire la moins coûteuse collectivement) de lutter contre les conséquences de
l’augmentation de l’effet de serre, ii) que le coût de la taxe est inférieur aux coûts de l’effet
de serre qu’elle permet d'éviter (ce qui suppose que l’on soit capable d’évaluer
monétairement ce type d’externalité).
En bref, sont incontestablement des décisions économiques celles qui relèvent d'une
"rationalité substantielle". Selon H. Simon (1978), un acteur se comporte de manière
substantiellement rationnelle lorsqu'il classe tous les états futurs possibles du monde selon un
système de préférence, qu'il leur affecte des probabilités d'occurrence conditionnelles à ses
propres actions et à celles des autres, et qu'il prend alors les décisions conduisant à
l'espérance de satisfaction maximum. Cela suppose d'abord qu'il puisse connaître les états
futurs du monde ainsi que les liens entre ses décisions, celles des autres acteurs et ces états
futurs. Cela suppose ensuite qu'il puisse toujours comparer deux états du monde, donc que les
variations des paramètres qui définissent ces états soient commensurables. Dans ces
hypothèses, on peut construire pour chaque acteur une fonction d'utilité dont les variables
sont tout ou partie de ces paramètres. Les décisions des acteurs résultent alors d'une
maximisation sous contrainte de cette fonction d'utilité26.
Quelles que soient les structures de marché, autrement dit, quelles que soient les répartitions
initiales des droits de propriétés sur les facteurs de production, si toutes les décisions prises
par les acteurs sont guidées par une rationalité substantielle, on peut construire des modèles
purement économiques, qui détermineront, par exemple, le prix du pétrole.
Ce noyau de décisions économiques étant défini, il faut donc examiner la nature des
décisions qui n'en font pas partie, c'est-à-dire des décisions :
26 Remarquons que pour un producteur, maximisation d'une fonction d'utilité ne signifie pas nécessairementmaximisation du revenu ou du profit, qui n'en sont que des cas particuliers. L'objectif d'un producteur peutêtre, par exemple, d'obtenir un revenu donné. Son utilité croîtra alors tant qu'il ne l'aura pas atteint, puisdécroîtra s'il dépasse le niveau désiré. Comme on le verra, des modèles économiques du marché pétrolier ont étéconstruits sur ce genre d'hypothèse (cf. Cremer et Salehi-Isfahani 1989).
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
134
• soit qui portent sur des redistributions hors marché de droits de propriété, en particulier
des droits sur les facteurs de production,
• soit qui ne relèvent pas d'une rationalité substantielle. Ce cas, à son tour, se divise en
deux : i) soit que les acteurs ne disposent pas de l'information, de la capacité de calcul, du
temps, etc., pour prendre les décisions qui maximisent leur utilité, ii) soit, plus
fondamentalement, qu'il n'est pas possible de construire une fonction d'utilité pour les
acteurs, ce qui est le cas lorsque les paramètres qui déterminent leurs choix ne sont pas
commensurables27 .
La redistribution hors marché des droits de propriété
Dans les modèles économiques, les droits initiaux de propriété sont considérés comme
exogènes. Le fonctionnement même des marchés modifie certes en permanence la
répartition des droits, y compris naturellement des droits sur les facteurs de production. Mais
l'économie ne permet pas de dire qu'une répartition initiale est supérieure à une autre, sauf à
considérer que les utilités de deux acteurs sont comparables, ce qu'elle se refuse généralement
à faire. Des décisions de modifications hors marché (c'est-à-dire ne résultant pas d'une
transaction marchande librement et réciproquement consentie) de droits de propriété ne
peuvent donc pas être considérées comme des décisions économiques. Lorsque c'est un État
qui prend ce genre de décisions, on peut les qualifier de politiques, dans un premier sens de ce
terme. Sont dans ce cas, par exemple, les nationalisations d'actifs privés.
La rationalité procédurale
Lorsque l'information sur l'avenir possible est incomplète, c'est-à-dire lorsque les états futurs
du monde ne sont pas connus avec précision, ou lorsqu'on peut les connaître mais qu'on est
incapable de leur attribuer des probabilités d'occurrence, la maximisation d'une fonction
d'utilité est en théorie impossible.
En pratique, c'est également le cas lorsqu'une organisation manque de temps ou de moyens
d'information et de "calcul" pour le faire. Elle agit alors selon une rationalité qu'Herbert
Simon a qualifiée de "procédurale". D'une part les décisions sont moins guidées par des
objectifs de maximisation d'une utilité (revenus, profits, etc.) que par des objectifs
d'obtention d'un niveau "satisfaisant" d'utilité. D'autre part, les décisions prises dépendent de
l'organisation elle-même : de l'expérience acquise, de ses "routines" internes de
fonctionnement.
27 En d'autres termes lorsque l'acteur est face à des choix multicritère.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
135
Les théoriciens de l’économie des organisations et des approches évolutionnistes ont
cependant cherché à modéliser ce type de comportement. Dans ces modèles, les agents
n’optimisent pas globalement mais localement, c’est-à-dire qu’ils prennent des décisions
« proches » de ce qu’ils ont déjà fait et savent faire. Ceci donne lieu à des phénomènes de
« path dependency » (les trajectoires suivies dépendent à chaque instant du passé) qui, s'ils
ne sont pas calculables par un algorithme d'optimisation, sont au moins simulables.
Malgré ces louables efforts théoriques, on peut considérer que ce type de décision est en
partie de nature politique quoique dans un sens différent du précédent. Ici c’est l’histoire
d’une organisation, en particulier les conflits et les crises qu'elle a traversées, c'est aussi le
système de valeurs de la société dans laquelle elle est plongée qui éloignent la décision de
celle qui aurait été prise sous l’effet d’une rationalité économique substantielle, sans que cet
écart soit modélisable et prédictible.
Le poids de le rationalité procédurale est d'autant plus fort que les acteurs sont, comme le
joueur d'échec en fin de partie, en "Zeitnot", c'est-à-dire dans l'urgence d'une situation de
crise. Il n’est point question alors de calculer le pour et le contre de chaque décision possible
: l’organisation agit par réflexe, et ses réflexes sont conditionnés par son histoire.
Cependant, dans cette conception, l'organisation est aussi un lieu d'apprentissage. Lorsqu'une
organisation se trouve dans un environnement entièrement nouveau, sa rationalité
procédurale conduira dans un premier temps à des décisions éventuellement très différentes
de celles qui auraient permis d'atteindre l'optimum économique de l'acteur (si tant est qu'on
puisse le reconstituer a posteriori). Chaque décision est alors une sorte de pari, un test sur le
fonctionnement du monde réel, en particulier sur le comportement des autres acteurs. Si
l'environnement se stabilise, les décisions peuvent converger, grâce au processus
d'apprentissage vers une rationalité "économique" c'est-à-dire substantielle, et le poids des
influences politiques, au second sens ici défini, diminuera.
Les objectifs non monétaires
La troisième catégorie de décision relève éventuellement d’une rationalité substantielle
(mise en rapport de moyens et d’une fin clairement définie parmi tous les états possibles du
monde), mais dont la fin ne peut s’exprimer en termes monétaires, et n’est donc pas
commensurable avec des objectifs économiques.
C’est le cas par exemple de la « sécurité des approvisionnements » pour un pays
importateur de pétrole. On peut certes imaginer qu’un État calcule le niveau « optimal » de
dépendance à l’égard des importations pétrolières en fonction de divers scénarios de crises et
de l’évaluation de l’ensemble des conséquences économiques de ces scénarios. De telles
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
136
tentatives ont été faites, mais sans grand succès. Dans la pratique, il est évident que
l’appréciation du niveau souhaitable de dépendance échappe à l’évaluation monétaire. En
d'autres termes, l'État d'un pays importateur ne peut calculer des arbitrages tels que : un peu
moins de sécurité contre un peu plus de croissance ou réciproquement.
Un autre exemple intéressant, parce qu’il a été utilisé dans la construction de modèles
«économiques» du marché pétrolier28 est l'hypothèse que certains États producteurs limitent
leurs objectifs de revenus pétroliers à leur «capacité d’absorption»29. Tout dépend en effet
de ce qui détermine cette «capacité d’absorption». Si on fait l’hypothèse que les États
producteurs limitent leur revenus (donc leur production à prix donné) parce que, d'une part
leur capacité interne d’investissements est limitée et que, d'autre part, ils affectent un
coefficient de risque élevé aux placements financiers extérieurs, alors c’est une décision
économique. En effet le niveau de revenu souhaité est dans ce cas calculable en fonction de
paramètres bien définis et évaluables monétairement. Mais cette hypothèse est
extrêmement fragile, car ce qui limite la capacité interne d’investissement, particulièrement
dans le long terme, reste en vérité assez mystérieux.
Mieux vaudrait faire l’hypothèse que, comme l’ont montré de nombreuses études30, la rente
pétrolière a des effets politiquement déstructurants tant qu’internes qu’externes. Dans ces
conditions, la rente est à la fois une condition du maintien au pouvoir des gouvernements
des pays rentiers et une menace permanente, par ses effets déstructurants, contre la stabilité
de ce pouvoir. Le niveau de rente "souhaité" par ces gouvernements, qui en effet n'est pas
nécessairement le niveau maximum "économiquement" accessible sur le long terme, serait
alors fondamentalement déterminé par des objectifs de survie politique à court, voire à très
court terme. Les facteurs qui déterminent ce niveau sont évidemment très complexes et non
évaluables monétairement. On peut citer, par exemple : le volume de rente à redistribuer (et
éventuellement à investir de manière productive) dans et à l'extérieur du pays, le niveau
d'armement souhaité, etc.
La différence est ici essentielle, puisque dans le premier cas, on retrouve une rationalité
modélisable en termes économiques et donc des comportements prédictibles, et dans le
second cas des objectifs susceptibles de varier significativement dans le temps, en fonction
de l’appréciation des dirigeants politiques, sans que les paramètres économiques aient
changé.
28 Cf. par exemple : Cremer et Salehi-Isfahani (1989).29La question n'est pas ici de savoir si les Etats producteurs du Golfe, par exemple, se comportent aujourd'huiainsi, mais d'examiner si cette hypothèse, qui a été faite par certains modèles économiques du marché dupétrole, repose sur un comportement "économique" des acteurs30 Pour une analyse récente, cf. par exemple O. Bomsel (1992).
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
137
Les décisions de ce troisième type peuvent être qualifiées de politiques au sens le plus
classique du terme, puisque les objectifs qu'elles poursuivent sont de l’ordre de la sécurité des
États et de la stabilité des gouvernements.
L'industrie pétrolière : une forte intensité de décisions politiques
Il est à notre avis incontestable que des décisions politiques, dans l’un des trois sens ainsi
définis (ou une combinaison de ces types) ont été et seront prises dans l’industrie pétrolière.
On objectera, évidemment, qu’il en est toujours ainsi dans le monde réel, quel que soit le
secteur. Néanmoins, il est des industries où l’hypothèse d’un comportement économique
substantiellement rationnel de la quasi-totalité des acteurs est une approximation
satisfaisante de la réalité. L’analyse économique peut alors se déployer : elle modélise les
rapports entre ces comportements et les trajectoires de prix et de production, compte tenu
des données structurelles (élasticité à court et à long terme de la demande et de l’offre au
prix, structure des coûts, nombre et concentration des acteurs, etc.). Une fois les hypothèses
posées, le résultat est unique. Les modèles économiques sont déterministes31.
L’industrie pétrolière se caractérise cependant à notre avis par une intensité de décisions
politiques forte, quoique pas nécessairement constante. La raison en est que, parmi
l'ensemble des acteurs (firmes, négociants, spéculateurs, États, etc.) intervenant dans
l'industrie pétrolière, les seuls pour lesquels une rationalité économique substantielle est une
approximation raisonnable de leur comportement sont : les firmes pétrolières soumises à
une contrainte de valorisation du capital (essentiellement les firmes occidentales32), les
négociants et les spéculateurs. Or les premières ne contrôlent plus désormais qu'une part très
minoritaire de la production mondiale de pétrole brut. Par conséquent les différents modèles
de l’industrie pétrolière qui ont été proposés depuis 20 ans : modèles de cartels, d'oligopole
de Stackelberg, compétitifs, compétitifs avec simples objectifs de revenus minimum de
certains producteurs, etc., qui par nature supposent une rationalité économique substantielle
à tous les acteurs, sont très loin d'être satisfaisants33 .
En utilisant notre typologie des décisions politiques, on peut caractériser l'histoire pétrolière
récente de la manière suivante. L'industrie pétrolière a tout d'abord connu un ensemble de
décisions politiques, au premier sens du terme, d'importance majeure dans le début des années
31 Nous n’ignorons pas les problèmes «d’inconsistance dynamique» que peuvent soulever des comportementsavec anticipations rationnelles en avenir incertain. La solution peut alors être indéterminée ou instable. Maisl’effort des économistes consiste précisément, en modifiant les hypothèses, à lever ces indéterminations. Cf.par exemple Newbery (1981).32 On peut également y adjoindre les compagnies publiques de certains pays producteurs du Tiers Monde ycompris de certains petits producteurs de l'OPEP qui se comportent en simples "price takers", c'est-à-dire quicherchent à maximiser leur production au prix du marché.33 Cf. par exemple Gately (1984 ) et Griffin (1985) pour des analyses critiques et des tests de ces modèles.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
138
70 : la nationalisation des gisements dans les pays de l'OPEP34. Or, dans certains de ces
pays, ceux du Golfe arabo-persique, il s'agit des gisements aux réserves les plus abondantes et
à plus bas coût de développement de la planète. Il est clair, comme on le verra ci-dessous,
que les décisions concernant ces gisements sont cruciales dans l'équilibre à long terme du
marché pétrolier. Ce sont donc des droits de propriété fondamentaux dans l'organisation et
le fonctionnement de l'industrie pétrolière qui ont alors changé de main. En conséquence :
d'une part de nouveaux acteurs, dotés de rationalités procédurales spécifiques, sont apparus
dans l'industrie : les Etats des pays de l'OPEP, l'OPEP en tant que telle, et d'autre part ces
acteurs ont dû, pendant les années qui ont suivi, apprendre l'usage de leurs nouveaux droits.
L'apprentissage a, en particulier, porté sur les réactions aux prix de la demande mondiale et
de la production hors OPEP. Les années 70 et 80 ont donc été des périodes à forte intensité
de décisions politiques, d'abord du premier puis du second type. Mais évidemment aussi du
troisième type : ainsi de la mise en place de politiques d'approvisionnement et de
développement volontariste d'énergies de substitution dans certains pays importateurs et
naturellement de l'imbrication croissante, avec l'afflux des rentes pétrolières au Moyen-
Orient, entre politique de prix du pétrole et conflits dans la région.
S'agissant des pays de l'OPEP, ou du moins de certains d'entre eux, certains experts font
aujourd'hui l'hypothèse que l'intensité de décisions politiques a commencé à décroître à la fin
des années 80. Ceci en raison des processus d'apprentissage et donc de l'affaiblissement et de
la perte de spécificité des rationalités procédurales de ces acteurs. Ce mouvement pourrait
les conduire à des décisions se rapprochant de manière croissante d'une rationalité
économique substantielle35. Cette hypothèse ne serait recevable que si la région du Moyen-
Orient connaissait une stabilité politique croissante. A notre avis, ce n'est pas le cas. Parmi
d'autres facteurs, dont l'absence de résolution de la question palestinienne, les effets
politiques déstabilisants de la forte concentration des rentes pétrolières aux mains de
quelques États continueront d'exister. Ainsi, même si les acteurs dont dépendent l'évolution
des capacités et de la production au Moyen-Orient sont a priori mieux armés, en raison de
l'expérience qu'ils ont accumulée depuis 20 ans, pour agir selon une rationalité économique,
il est certain que des décisions politiques de troisième type (commandées par des objectifs de
stabilité des gouvernements et de sécurité des États) continueront d'influencer l'industrie
pétrolière.
34 Nous n'entrerons pas ici dans une discussion juridique précise. Ce qui compte c'est que le pouvoir deprendre les décisions d'exploration, de développement et de production a changé de main dans ces pays.35 Pour preuve de cette "maturité" économique, ces experts mettent en avant, par exemple, une attitudedésormais plus ouverte à des coopérations avec les compagnies pétrolières occidentales.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
139
Que peut l'analyse économique ?
L’analyse économique est-elle pour autant désarmée, et faut-il se résigner à soutenir, comme
certains, que le prix du pétrole est fondamentalement politique ? A notre avis, non.
L'analyse économique peut, par exemple, déterminer s’il existe des trajectoires de prix qui,
sans maximiser les revenus des acteurs, peuvent néanmoins être décidées et tenues par eux.
Renonçant ainsi à l'inutile ambition de déterminer la trajectoire optimale, elle permet de
cerner l'espace des possibles au sein duquel peuvent se déployer les changeantes
préférences politiques.
Nous le montrerons en définissant d’abord une notion de prix d’équilibre dynamique d’un
marché de commodités minérales.
3. Le prix d'équilibre dynamique
Définition du prix d'équilibre dynamique
Définissons le prix d'équilibre dynamique, sur un marché de commodités minérales, comme
celui qui égalise le taux de croissance des capacités et celui de la consommation.
Un marché de commodité minérale ne peut être stable que s'il existe en permanence un
"coussin" de capacités de production excédentaires par rapport à la consommation
moyenne. Ce coussin est nécessaire pour absorber les fluctuations conjoncturelles de la
demande (c'est-à-dire de la consommation plus la demande de stocks) et les éventuelles
défaillances de certaines capacités de production.
En son absence, l'équilibre de l'offre et de la demande ne pourrait être rétabli qu'à travers de
fortes fluctuations de prix, en raison de la faible élasticité à court terme au prix tant de la
production que de la consommation. Le marché ne serait donc pas stable. Inversement, ce
coussin ne doit pas être trop important, car des capacités excédentaires excessives
favorisent le déclenchement de guerres des prix36.
Le prix d'équilibre dynamique du marché est en conséquence celui qui entretient un coussin
satisfaisant. A partir d'une situation d'équilibre initiale, c'est donc bien celui qui fait croître
les capacités au même rythme que la consommation.
36 Dans l'histoire du pétrole, on a connu des chocs sur les prix lorsque le coussin a été insuffisant ou excessif.En 1979-1980, les capacités excédentaires, compte tenu de la demande de stocks provoquée par la révolutionen Iran puis la guerre Iran-Irak, avaient disparu. En 1986, elles étaient devenues trop importantes et tropinégalement réparties.
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140
Le cas de l'industrie pétrolière
De nombreux experts pétroliers ont, depuis fort longtemps, défendu la thèse que si tous les
développements nécessaires au remplacement des champs épuisés et à la croissance de la
demande avaient été réalisés uniquement dans les zones à plus bas coût, la répartition de la
production pétrolière mondiale serait bien différente de ce qu'elle est, et les prix du pétrole
auraient évolué tout autrement (cf. par exemple Frankel, et le résumé de ses thèses dans un
article récent : Frankel, 1989).
Aujourd'hui encore, il est évident qu'une stricte logique économique d'allocation optimale des
ressources, que devrait promouvoir un fonctionnement compétitif de l'industrie, conduirait à
ce que toutes les extensions de capacité soient faites dans la zone des réserves à plus bas coût
de production, donc au Moyen-Orient. En effet, dans les pays riverains du Golfe arabo-
persique : Arabie Saoudite, Koweït, Émirats, Iran, Irak, les compagnies productrices
nationales, entièrement aux mains des États, pourraient, si les États le désiraient, satisfaire
collectivement toute l'augmentation de la demande mondiale de pétrole pendant encore des
décennies.
Or les compagnies nationales de ces pays ne se comportent pas ainsi. Dans l'industrie du
pétrole, il est donc nécessaire, au sein des acteurs qui détiennent le pouvoir d'augmenter les
capacités, de distinguer deux groupes, suivant le modèle classique de l’oligopole avec frange
compétitive.
Le premier regroupe l'ensemble des acteurs, qui, en ce qui concerne l'augmentation des
capacités (par l'exploration et le développement des gisements) se comporte en "price-
takers" selon des critères essentiellement économiques de maximisation de leurs revenus37.
Ils constituent la frange. Le second regroupe ceux qui, quelles qu'en soient les raisons, ne
développent pas leur capacité autant qu'il serait rentable de le faire à un prix donné et pour
un taux de rentabilité "normal" dans l'industrie pétrolière compte tenu de la classe de risque
de ces investissements. Ils constituent le cœur de l’oligopole. Font partie du coeur
aujourd'hui : sans conteste les compagnies productrices des pays du Moyen-Orient, peut-être
quelques autres dans l'OPEP (Libye par exemple). Font partie de la frange : les compagnies
internationales, la plupart des compagnies publiques des pays de l'OPEP à forts besoins
financiers et des compagnies publiques des autres pays producteurs38.
37 Ici naturellement intervient la question de savoir si ils considèrent leurs réserves comme un stock ou unflux, autrement dit si leur comportement de développement de ces réserves inclura une optimisation intertemporelle selon les règles mises en évidence par Hotelling ou pas. Mais ce problème, techniquementintéressant, est de second ordre ici.38 La CEI mériterait une analyse particulière dans laquelle nous n'entrerons pas ici, pour simplifier.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
141
Dans les modèles "économiques" d'oligopole avec frange compétitive, le problème du
prix d’équilibre peut être résolu, du moins en théorie, en attribuant au coeur un certain
type de rationalité économique substantielle, par exemple : maximiser collectivement ses
revenus actualisés ou encore maintenir un niveau de revenu constant dans le temps.
Mais pour adopter un tel comportement il faudrait que les producteurs du coeur connaissent
la courbe de consommation et la courbe d'offre de capacité de la frange39. S'ils ne les
connaissent que très imparfaitement, leur comportement sera plutôt guidé par une
rationalité procédurale et donc influencé par des facteurs politiques, dans le second sens que
nous avons donné à ce terme. De plus, il faudrait supposer qu'ils n'aient pas d'autres objectifs,
de nature politique au troisième sens défini ci-dessus (objectifs non évaluables en termes
monétaires), ce qui n'est à l'évidence pas le cas au Moyen-Orient.
Quelles que soient les raisons et les procédures de leur comportement réel, le point essentiel
de cette analyse reste le suivant. Sur un marché de commodités minérales, à partir du
moment où existe un groupe de producteurs disposant de réserves longues à bas coût
d'extraction qui ne se comportent pas selon une rationalité économique substantielle, alors
l'analyse économique ne permet pas de déterminer un prix d'équilibre dynamique unique. Par
contre, elle permet de définir une plage de prix d'équilibre au sein de laquelle peuvent
s'exprimer les préférences politiques.
Sur cette base, il est possible d'analyser de manière plus précise le comportement des
producteurs du coeur et la dynamique récente de l'industrie pétrolière mondiale.
4. Seuils et plages de prix du pétrole
Dans cette section, l'objectif est de déterminer des seuils et des plages de prix du pétrole qui
permettent d'expliciter l'articulation des facteurs économiques et politiques dans la
formation des prix.
Le prix de marché en situation compétitive
Sur les marchés pétroliers, les prix sont désormais quotidiennement fixés par confrontation
39 Il faut noter que la courbe de consommation ne dépend pas uniquement, dans le cas du pétrole, de lacroissance mondiale, du prix du pétrole et de ses substituts. Ainsi les décisions des pays consommateurs enmatière de fiscalité des produits pétroliers déplacent cette courbe, toutes choses égales par ailleurs. C'estévidemment la raison de l'hostilité de l'OPEP aux projets de taxes destinées à lutter contre l'effet de serre. Demême, la courbe d'offre de capacité de la frange pourrait être significativement modifiée par des décisions, dansles pays concernés, d'allégement de la fiscalité sur la production pétrolière.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
142
des offres et des demandes de stocks. Ces offres et demandes de stocks sont déterminées par
les écarts entre les stocks réels détenus par les producteurs et les consommateurs (ainsi que
les négociants éventuellement), qui évoluent en fonction des flux de production et de
consommation et les stocks désirés par ces mêmes acteurs, qui eux dépendent de paramètres
techniques mais aussi crucialement de leurs anticipations. Le rôle de ces anticipations dans
les fluctuations des prix de marchés a été amplement démontré par l'histoire récente. Ce
sont elles qui expliquent très largement les flambées de prix des années 79 et 80, ainsi que
pendant la crise du Golfe en 90-91. Un modèle de court terme du marché du pétrole qui
ignorerait l'influence du gonflement subit des stocks désirés lors de ses épisodes et qui ne
prendrait en compte que les fondamentaux du marché (flux de production, de consommation
et niveau normal des stocks "outils") serait incapable d'expliquer ces flambées de prix40.
Le marché du pétrole (comme de toutes commodités minérales) est donc naturellement
instable. De plus, de nombreux auteurs, depuis Frankel41, ont démontré que, s'il était soumis
à des comportements strictement "compétitifs" de chacun des acteurs, ses marges de
fluctuations seraient très larges, compte tenu :
i) de la quasi inélasticité à court terme de l'offre en cas de chute de prix, en raison de ce que
les coûts évitables42 sont une part faible des coûts totaux,
ii) de l'inélasticité à court terme de l'offre au prix en cas de flambée dès que l'utilisation
maximum des capacités est atteinte,
iii) de la quasi inélasticité à court terme de la demande au prix dans les deux sens.
S'agissant des fluctuations des prix de marché, on peut donc faire une première partition et
distinguer quatre zones de prix du pétrole (Figure 3).
Inférieurement, se trouve la zone de prix plancher économique. Le prix du pétrole
pénétrerait inévitablement dans cette zone en cas de guerre des prix menée sans aucune
40 Notons au passage que des marchés à termes liquides à plusieurs échéances dont des échéances éloignées (6mois ou plus) sont, de ce point de vue, un facteur de stabilisation, même si ils peuvent introduire une volatilitéà plus court terme (cf. ci-dessous).41 Pour un bilan des analyses de Frankel, cf. Frankel (1981).42 En économie, les seuls coûts évaluables sont ceux d'une décision et ils s'évaluent toujours par rapport à unesituation de référence où cette décision n'est pas prise. Les coûts évitables sont les coûts que la décisiond'arrêter la production d'un gisement permet d'éviter par rapport à une situation où on continue de produire.Contrairement à ce qui est parfois avancé, ce ne sont pas simplement les coûts opératoires. Il faut y ajouter lescoûts de reconstitution du baril en terre. Si de plus les décisions de cesser de produire, puis de reprendre laproduction entraînent des coûts spécifiques (indemnité de licenciement ou de chômage technique, coûtd'entretien des puits pendant l'arrêt etc.), il faut retrancher de la somme ci-dessus le total de ces coûts diviséepar le nombre de barils non produits. Cela implique que toute évaluation précise des coûts évitables exige uneanticipation de la durée de la fermeture, donc de l'évolution future des prix. En présence de coût defermeture/ouverture des puits significatifs, la décision d'arrêter ne sera pas prise, même si les prix descendenten dessous de (coûts opératoires + coûts de reconstitution), si la baisse des prix en dessous de ce niveau est
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
143
entrave d'ordre extra-économique, c'est-à-dire dans laquelle chaque acteur serait un pur
"price-taker" maximisant ses profits (en fait minimisant ses pertes). Cette zone est bornée
supérieurement par les coûts évitables des gisements marginaux. Quel est ce niveau ?
Adelman (1986) estime qu'un prix de 12 $43 n'aurait que peu d'effet immédiat sur la
production nord-américaine, mais il stopperait tout développement et la production
déclinerait donc année par année sur les gisements en exploitation. Selon lui, il est
nécessaire que le prix descende jusqu'à 6 $/bl pour provoquer la fermeture immédiate de la
moitié de la capacité de production aux Etats-Unis (il faudrait descendre à 3 $ pour que la
même chose se produise en mer du Nord). Mabro (1991) estime le plancher encore plus bas :
2,5 $/bl. Considérons donc que la zone de prix plancher commence en dessous de 8 $. Au
sein de cette zone plancher, s'exercent donc des forces purement économiques qui ramènent
automatiquement à l'équilibre offre/demande.
Supérieurement, se trouve la zone plafond de freinage économique. Lorsque, sous l'effet
d'une demande excédant l'offre, le prix augmente, les forces de rappel qui réduisent le
déséquilibre initial ne s'exercent ni instantanément, ni avant que le prix ait atteint un certain
niveau. Ces forces agissent sur la demande et sur l'offre. Sur la demande, il s'agit : i)
d'économies dites de "comportement" qui peuvent agir rapidement, car par définition elles
n'exigent pas d'investissement, mais seulement si les prix augmentent significativement, ii)
de substitutions par des énergies concurrentes. Ces substitutions ne peuvent être rapides que
dans des installations biénergies, or le volume concerné est désormais faible pour les produits
pétroliers. Au-delà, des investissements sont nécessaires. Qu'ils soient ou non entrepris
dépend alors crucialement non tant du niveau atteint par les prix que des anticipations des
consommateurs sur l'évolution future des prix, iii) des effets macro-économiques induits par
de fortes augmentations des prix du pétrole, qui ralentissent la croissance mondiale. Dans ce
cas, le délai de réaction est évidemment de plusieurs mois, au minimum. Du côté de l'offre,
l'expérience a montré que les capacités, même apparemment saturées, ne sont jamais
totalement inflexibles. Sur de nombreux champs, des investissements marginaux permettent
dans des délais courts des accroissements marginaux de production. Mais ici encore, les
anticipations sur l'évolution future des prix interviennent.
Quatre types de force agissent donc pour rétablir l'équilibre du marché. Elles se caractérisent
par des intensités qui dépendent : du niveau de prix, des anticipations sur son évolution, du
temps, et ceci à des degrés différents. Certaines agissent dès que les prix augmentent mais
lentement, c'est-à-dire avec une intensité faible voire nulle au départ, d'autres ont une
intensité plus forte et/ou plus rapide, mais qui ne se manifeste qu'à des niveaux de prix (réels
jugée devoir être de courte durée.43 Les données de Adelman ont été converties en $ de 1991 en utilisant comme déflateur l'indice des prix àl'exportation des produits manufacturés de l'OCDE.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
144
et anticipés) élevés.
Une fois engagée par une demande excédant les capacités immédiatement disponibles, la
hausse des prix ne peut qu'être rapide, car le processus de déséquilibre est d'abord cumulatif :
la hausse des prix augmente la demande de stock et accroît donc le déséquilibre. Pour le
pétrole, comme pour la plupart des commodités minérales, les forces de freinage ne
commencent à agir pour réduire efficacement un déséquilibre initial significatif qu'à des
niveaux de prix élevés, c'est-à-dire très supérieurs aux coûts des producteurs marginaux44.
Tel un objet spatial rentrant dans l'atmosphère, les prix sont d'abord très peu freinés, puis les
forces de freinage augmentent, avec le prix et le temps.
On peut donc parler de zone plafond de freinage économique. Sa limite inférieure est
difficile à préciser (comme l'est la limite extérieure de l'atmosphère terrestre). Plutôt qu'une
limite, il faudrait représenter graphiquement une densité croissante de forces. Pour
simplifier, admettons que le freinage commence à s'exercer à partir de 30 $ et s'intensifie à
partir de 40 $/bl.
Les trois types d'instabilité des prix de marchés
Entre la zone de prix plafond de freinage économique et la zone plancher se trouve la zone
d'instabilité naturelle des prix de marchés en situation compétitive. Si en effet l'industrie
pétrolière était compétitive au sens de la théorie économique, c'est-à-dire si aucun acteur
n'avait le pouvoir d'influencer les prix, les prix oscilleraient violemment entre les deux
zones extrêmes qui seraient en vérité les seules positions stables du marché. La moindre
surcapacité engendrerait une surproduction, puisque chaque producteur aurait intérêt à
fonctionner à pleine capacité. La surproduction provoquerait une chute des prix qui les
conduirait au plancher. En effet, aucune réduction de production n'est économiquement
rationnelle avant que les prix n'atteignent le plancher, c'est-à-dire le niveau des coûts
évitables des opérations marginales. Ils resteraient ensuite au plancher jusqu'à ce que la
surproduction soit résorbée. Ceci fait, la moindre augmentation durable de la demande les
enverrait dans la zone plafond où se reconstitue la surcapacité, et ainsi de suite. On a là un
mécanisme qui engendre, sur les marchés de commodités minérales compétitifs, une
instabilité de grande ampleur (puisque zone plancher et zone plafond sont très éloignées) que
nous qualifierons d'instabilité de premier type.
44 Deux remarques : i) Dans le cas des métaux, une cinquième force de rappel est l'augmentation du recyclage,c'est-à-dire le recours à l'autre source de métal qui sont les déchets. C'est, dans certains cas, la principale forcede rappel. Elle n'existe pas pour le pétrole. ii) Les forces de freinage peuvent très bien ne commencer à agirefficacement qu'au dessus du niveau de prix d'un substitut ou de la "backstop technology". Il est clair en effetque celle-ci n'est mise en oeuvre et n'agit comme force de rappel que si les acteurs sont convaincus que les prixvont se maintenir durablement au dessus des niveaux de substitution.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
145
De nombreux métaux connaissent ce genre d'instabilité. Mais l'industrie pétrolière ne s'est
trouvée dans cette situation, au cours de son histoire, qu'à ses débuts aux États-Unis. Par la
suite, sauf période exceptionnelle, il s'est toujours trouvé des groupes d'acteurs pour stabiliser
les prix grâce à la mise en oeuvre de capacités poumons. Ce rôle est joué, depuis la
nationalisation des gisements dans la première moitié des années 70, par un sous-ensemble
de l'OPEP, aux contours d'ailleurs variables, et dans lequel on trouve tout ou partie, selon les
époques, des producteurs du coeur qui a été défini ci-dessus, ainsi que certains producteurs de
la frange. Remarquons que ceci est indépendant des positions affichées par tel ou tel. Dans
l'industrie pétrolière, compte tenu de la faiblesse des coûts marginaux par rapport au prix,
tout producteur qui ne sature pas ses capacités de production fait jouer à une partie de ses
capacités le rôle de capacité poumon.
Cette stabilisation par le jeu des capacités poumons est évidemment loin d'être parfaite. Ces
capacités ne peuvent en effet pas moduler leur production au jour le jour, ni même aussi vite
que se modifient les anticipations et les stocks désirés dont on a dit l'influence sur les prix de
marchés. Elles peuvent néanmoins tenir les prix dans une fourchette de 2 à 3 $ d'amplitude
avec des périodes (non nécessairement régulières) d'environ plusieurs mois. Ce type de
fluctuations, que nous qualifierons d'instabilité de second type, est inévitable dans le cadre du
fonctionnement d'un véritable marché. Mais elles ne gênent en vérité personne, puisque les
marchés à terme et leurs instruments dérivés sont faits pour que les opérateurs puissent s'en
protéger, et qu'elles n'ont pas d'incidences macro-économiques significatives.
Cependant les instruments financiers dérivés des contrats d'échange de pétrole et de produits
introduisent eux-mêmes un troisième type d'instabilité dont l'amplitude peut dépasser le $/bl
et dont les périodes sont beaucoup plus courtes : de l'ordre du jour ou de la semaine.
Les fluctuations du second et du troisième type peuvent être réduites par une amélioration
du fonctionnement des marchés, physiques et financiers. Les fluctuations du premier type,
répétons-le, ne peuvent être maîtrisées que par une mise en oeuvre efficace de capacités
poumons. Le problème, essentiel pour les détenteurs de ces capacités, est alors de savoir
autour de quel niveau les prix peuvent être durablement stabilisés (c'est à dire pendant
plusieurs années ) et si ce niveau est unique ? C'est ici que nous retrouvons la notion de prix
d'équilibre dynamique et le rôle des producteurs du coeur.
Les prix d'équilibre dynamique
En ce qui concerne les prix d'équilibre dynamique, il est à nouveau possible de déterminer
économiquement trois zones de prix, en se référant à l'analyse présentée en section 2.
La zone inférieure, que nous appellerons zone 1 est délimitée supérieurement par le plus bas
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
146
des prix d'équilibre dynamique défini ci-dessus : celui qui permettrait un financement rentable
dans les zones à plus bas coût de la totalité des augmentations de capacités nécessaires pour
faire face à l'augmentation de la consommation à ce prix, compte tenu de l'épuisement des
gisements existants. Il est relativement facile d'évaluer la limite supérieure de cette zone, qui
est donc le prix d'équilibre en situation de compétition entre les producteurs à bas coût et à
réserves importantes, donc les producteurs du coeur. En effet, compte tenu de l'importance
des réserves à bas coût des producteurs du coeur et du caractère relativement plat de la
courbe de coût de développement de ces réserves ce prix d'équilibre minimum dépend peu de
la courbe de demande Adelman (1986) l'évalue autour de 5 $/bl 45. Nous reprenons cette
estimation dans la Figure 3.
Remarquons que le fait que ce prix d'équilibre dynamique compétitif est d'un niveau inférieur
au plancher du prix de marché, défini pour les coûts évitables des gisements marginaux, est le
signe incontestable que l'industrie n'a pas fonctionné dans le passé de manière compétitive.
Si cela avait été le cas, le second devrait être nettement inférieur au premier.
Si les prix restaient durablement dans cette zone 1, les investissements seraient par
définition insuffisants. Une fois résorbée l'éventuelle surcapacité initiale, le choc pétrolier
deviendrait inévitable.
A l'autre extrême, la zone supérieure, notée zone 3 est délimitée inférieurement par le
maximum des prix d'équilibre admissibles par le coeur. Nous faisons en effet l'hypothèse que
les producteurs du coeur, même s'ils sont incapables, par manque d'information, de
maximiser leurs revenus ou s'ils ne souhaitent pas le faire pour des raisons politiques, ont
néanmoins des objectifs minimums en ce qui concerne leurs revenus. On peut, par exemple,
estimer que la stabilité de leur production et donc de leurs revenus est pour eux un objectif
minimum. Un prix plus élevé, qui conduirait à une réduction continue de la demande
résiduelle qui s'adresse à eux, déclencherait une réaction de leur part, sous la forme d'une
guerre des prix pour reconquérir des parts de marchés. D'autres objectifs du même type
peuvent leur être prêtés : le maintien non de leurs revenus, mais de leur part de marché, ce
qui ferait croître leurs revenus comme la demande mondiale de pétrole, ou encore : une part
constante du revenu mondial, etc.
Si la détermination de l'objectif de revenu minimum admissible relève à l'évidence d'une
analyse politique, les prix qui correspondent à chaque hypothèse d'objectif peuvent être
économiquement déterminés, pourvu que soit connue la courbe d'offre de capacité de la
frange et celle de la consommation mondiale. Certains modèles du marché pétrolier mondial
ont estimé cette limite, dans l'hypothèse de constance de la production de l'OPEP, aux
45 Cf. note 23.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
147
environs de 28 $/bl. L'OPEP dans son ensemble n'étant pas le coeur, le prix qui conduirait à
une constance de la production du coeur serait plus bas. Supposons-le égal à 25 $ 46.
La zone intermédiaire, notée 2 est une zone de prix d'équilibre dynamique du marché
pétrolier. Tous les prix de cette zone 2 sont des prix d'équilibre dynamique en ce sens qu'ils
permettent le financement des développements nécessaires pour faire face à l'augmentation
de la consommation à ce prix. Ce qui différencie ces développements, c'est leur répartition
géographique entre les producteurs du coeur, donc les zones à bas coût et ceux de la frange.
Au plancher de cette zone, seuls les développements chez les producteurs du coeur peuvent
être financés. Au plafond de cette zone, les producteurs du coeur se contentent d'entretenir
une capacité de production constante.
La signification de cette zone d'équilibre dynamique est donc la suivante. Aucune force
économique ne s'oppose à ce que les producteurs du coeur choisissent n'importe quel
niveau de prix au sein de cette zone, et le maintienne durablement.
Il suffit en effet pour cela :
1) Que, du point de vue des augmentations de capacité, ils se comportent collectivement
vis-à-vis de la frange comme le coeur d'un oligopole de Stackelberg : au niveau de prix
choisi, ils laissent la frange faire toutes les augmentations de capacité qui sont pour elle
rentables à ce prix et ils complètent de manière à faire face à l'augmentation prévisible de la
consommation et à conserver le volume nécessaire de capacité excédentaire indispensable à
la régulation conjoncturelle de l'offre.
2) Qu'ils utilisent, eux seuls ou en association avec certains producteurs de la frange, les
capacités poumons ainsi maintenues pour stabiliser effectivement le marché autour du
niveau choisi.
Ces deux conditions sont suffisantes mais elles sont également nécessaires. Leur nécessité
désigne, a contrario, les sources potentielles d'instabilité : i) un désaccord, implicite ou
explicite, entre producteurs du coeur sur le niveau de prix souhaitable au sein de la zone
46 Ainsi le DOE des Etats-Unis estimait en 1992 qu'avec un prix, restant constant de 1990 à 2000, de 15 $/bl, lademande adressée à l'OPEP augmenterait de 11,1 Mbj en 2000, et avec un prix de 25 $ de 3,4 Mbj. Le prix quiconduirait à une demande constante est donc supérieur à 25 $. Une simple règle de trois (grossièreapproximation) le situe à 28 $. De son côté, l'OPEP (Miramadi and Ismail, 1992) donne pour 21 $ uneaugmentation de 6,8 Mbj de la demande adressée à l'OPEP en l'an 2000 et pour 30 $ une réduction de 2,2 Mbj.Une règle de trois situerait donc à nouveau à 28 $ le prix conduisant à une demande constante. Mais il s'agit,dans ces estimations, de la demande adressée à l'OPEP. Pour en déduire celle adressée au coeur, c'est-à-direessentiellement les pays du Golfe, il faudrait connaître l'évolution de la production à ce prix de l'OPEP horscoeur, qui dans notre hypothèse fait partie de la frange. Si, à ce prix de 28 $, cette production devait croître, cequi est probable, alors le plafond serait plus bas. Nous l'avons supposé de 25 $. Cette estimation ne résulted'aucun calcul précis. On aura compris que ce papier a, avant tout, une ambition de clarification
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
148
d'équilibre dynamique, ii) même en cas d'accord, une mauvaise coordination inter temporelle
des décisions d'investissement. Dans les deux cas, soit les capacités poumons disparaissent,
soit elles augmentent excessivement, ce qui peut faire éclater la cohésion au sein des
producteurs poumons. La régulation de court terme n'est alors plus possible. Il faut en
particulier souligner que, au sein de la zone 2 de prix d'équilibre dynamique, les producteurs
du coeur doivent (par définition du plafond de la zone) augmenter leurs capacités. Par
définition également, ils peuvent le faire, car dans cette zone ces investissements sont pour
eux rentables (il n'y a que dans la zone 1 qu'ils ne le seraient pas). Une forte tension sur les
prix résultant d'une insuffisance d'investissements peut donc en théorie toujours être évitée
si les prix se maintiennent dans la zone d'équilibre, mais à condition que les producteurs du
coeur fassent à temps les extensions de capacités requises.
Comme nous l'avons indiqué ci-dessus, la difficulté, pour les producteurs du coeur, c'est
d'estimer le plafond de la zone d'équilibre dynamique. Même s'ils disposaient d'estimations
précises des coûts de développement dans les différentes zones (du coeur et de la frange) et
de l'élasticité de long terme de la demande de pétrole au prix, resteraient les inconnues que
sont : i) la croissance économique mondiale, ii) d'éventuelles nouvelles découvertes
significatives dans la frange (ce qui, bien sûr, influencerait le rythme de développement des
capacités dans cette zone, donc, pour un prix donné, la demande résiduelle adressée aux
producteurs du coeur), iii) l'évolution des politiques, en particulier fiscales, des pays
consommateurs et des producteurs de la frange.
Quoi qu'il en soit, cette analyse permet de préciser l'articulation des facteurs économiques et
politiques dans l'évolution des prix du pétrole.
En effet la zone 2 définit :
• l'espace où des préférences politiques, au troisième sens défini ci-dessus, peuvent
s'exprimer. C'est-à-dire la poursuite par les producteurs du coeur d'objectifs qui ne sont
pas évaluables en termes monétaires, et qui relèvent la stabilité des gouvernements et de
la sécurité des États,
l'espace au sein duquel, même si tous les acteurs visent des objectifs économiques, mais que
l'impossibilité de connaître et même de probabiliser les États futurs du monde les empêchent
de "calculer" les moyens, les tests (le coeur fixe un niveau de prix et observe l'évolution de
la demande qui s'adresse à lui, pour éventuellement modifier ce niveau) ne sont, a priori, pas
déstabilisants et donc le processus d'apprentissage peut converger.
méthodologique.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
149
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C'est uniquement dans la zone 2 que le prix du pétrole peut être politiquement influencé.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
150
Toute tentative de maintenir le prix dans les zones 1 et 3 provoque la mise en oeuvre de
forces économiques qui le feront inévitablement sortir de ces zones. En ce sens, le prix du
pétrole ne saurait échapper aux lois de l'économie de marché. Mais peut-on affirmer pour
autant, comme le font certains experts et hommes d'État, surtout depuis le contre-choc
pétrolier de 1986, que les facteurs politiques sont impuissants à écarter, autrement que
temporairement, les prix du pétrole d'un niveau économiquement déterminé par les seules
forces du marché. A notre avis, non. Les facteurs politiques, tels que nous les avons définis,
peuvent durablement influencer les prix du pétrole au sein de la zone 2.
Les préférences politiques du coeur et des Etats-Unis
Les préférences politiques, qui peuvent donc s'exprimer librement au sein de la zone 2, sont
d'abord celles des producteurs du coeur. Dans l'industrie extractive, ceux qui détiennent les
réserves à bas coût sont toujours, in fine, les maîtres du jeu. Mais ceux-ci peuvent
difficilement, dans le monde actuel, s'abstraire des préférences politiques des grands pays
importateurs de l'OCDE, et avant tout des Etats-Unis. Ils ne peuvent pas non plus ignorer
les contraintes financières qui pèsent sur certains producteurs de la frange, lourdement
endettés auprès des pays de l'OCDE. Ainsi, par exemple, s'il était prouvé qu'au sein de la
plage d'équilibre, c'est un prix d'environ 12 $/bl qui maximiserait les revenus actualisés des
producteurs du coeur, il est peu probable qu'ils auraient les moyens politiques de tenir ce prix
longtemps, alors qu'ils en ont les moyens économiques. Et ceci pour deux raisons : i) les
pressions politiques des autres producteurs de l'OPEP, dont malgré tout le coeur a besoin
pour partager avec lui la charge de la régulation à court terme du marché, ii) les pressions
politiques des Etats-Unis.
Les Etats-Unis sont, quant au prix "souhaitable" du pétrole (même si, bien évidemment, ils
se gardent d'employer cette formule) dans une position ambiguë, en raison de la présence en
leur sein de groupes d'intérêts opposés sur cette question. Des prix bas allègent la balance
commerciale et favorisent la croissance, mais pénalisent gravement l'industrie pétrolière
américaine (et plus généralement les producteurs américains d'énergie fossile) et conduisent
inévitablement à une dépendance pétrolière extérieure rapidement croissante. Des prix
élevés sont favorables à l'industrie énergétique américaine, à l'indépendance énergétique, et
sont désormais soutenus par nombre d'écologistes. On peut donc difficilement parler d'une
préférence des Etats-Unis pour un niveau de prix très précis. Il y a plutôt une certaine plage
d'indifférence au sein de laquelle la position du gouvernement se fixe en fonction du poids
relatif des groupes de pression et de sa perception du degré d'acuité et de priorité des
principaux problèmes qu'influencent le prix international du pétrole. Mais cette plage se
situe sans conteste au-dessus d'un seuil déterminé essentiellement par la question de la
dépendance extérieure et de la sécurité d'approvisionnement, donc un seuil politiquement
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
151
déterminé47.
Ainsi, seuls les prix situés dans la partie supérieure de la zone 2, disons au-dessus de 15-16
$, sont à la fois des prix d'équilibre dynamique et des prix politiquement acceptables par les
principaux acteurs. Bien évidemment cette frontière est susceptible d'évoluer, notamment
en fonction de la perception par les Etats-Unis des problèmes de sécurité
d'approvisionnement, perception elle-même dépendante de la situation géopolitique
mondiale, de la situation politique régionale, du contenu et de la solidité de leur alliance avec
l'Arabie Saoudite, etc.
Ce schéma d'analyse peut être testé en vérifiant s'il autorise une interprétation cohérente de
l'essentiel des faits majeurs de l'histoire pétrolière depuis la fin des années 60.
5. Une interprétation des grandes fluctuations du prix du pétrole
depuis la fin des années 60
Les grandes fluctuations des prix du pétrole depuis la fin des années 60 peuvent à notre avis
s'interpréter ainsi (Figure 4).
Avant 1973, le prix se trouvait à la frontière basse de la zone 2. Dans le Golfe arabo-
persique, le prix en 1970 était de 1,20 $/bl. En utilisant comme déflateur l'indice du prix des
exportations de l'OCDE, cela équivaut à un prix de 3 $ en 1985, qui peut être comparé aux
coûts de développement des réserves de l'OPEP qu'Adelman48 a évalué pour la fin des années
70 (en $ 85). Le résultat est qu'il est supérieur à ce coût pour les pays du Golfe, mais
inférieur aux coûts du Venezuela, du Nigeria et du Mexique. La question est donc de savoir si
en 1973, avec un prix se maintenant autour de 1,2 $, les pays du Golfe auraient pu à eux
seuls continuer à satisfaire la croissance de la consommation qui, à l'époque, était de 7% par
an (monde non communiste)49. La réponse, en termes strictement économiques, est oui.
Leurs réserves et leurs coûts de production inférieurs aux prix le leur auraient permis. Mais
pour cela, il aurait fallu : i) que les compagnies internationales qui opéraient alors dans ces
47 Durant le premier choc pétrolier, en 1974, H. Kissinger avait explicitement fixé ce seuil, en indiquant quepour les Etats-Unis, le prix du pétrole "raisonnable" était de 7 $/bl, soit en $ de 1992 (Déflateur : indice de prixdes exportations de l'OCDE) : 17 $/bl... En réalité Kissinger parlait de 7 $ comme un "maximum", au-delàduquel les économies occidentales seraient selon lui "étranglées". Mais dans le contexte conflictuel del'époque "maximum" peut parfaitement se traduire par "satisfaisant".48 Adelman (1986) p. 17.49 Notons que pratiquement, c'est ce qu'ils avaient fait jusqu'alors. Entre 1963 et 1973, la consommation dumonde non communiste a augmenté de 23,5 Mbj, la consommation du monde non communiste hors Etats-Unisde 17,5 Mbj et la production au Moyen-Orient de 14 Mbj (passant de 7 à 21 Mbj). Ceci, compte tenu de ce queles Etats-Unis s'étaient, à l'époque, presqu'isolés du reste du monde en matière pétrolière, confirme unesituation quasi compétitive.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
152
pays y investissent massivement, ii) que les Etats-Unis se satisfassent de la déconnexion de
leur marché intérieur du marché mondial. Ces deux conditions ne furent pas remplies. Dès la
fin des années 60, et tout particulièrement depuis les révolutions algérienne et libyenne, les
compagnies internationales sont convaincues que le nationalisme des pays producteurs ne
pourra plus être indéfiniment contenu. Les risques de nationalisation deviennent réels, et
elles ne sont pas décidées à investir autant qu'il serait nécessaire dans les pays du coeur.
Quant aux Etats-Unis, ils sont décidés à sortir de leur isolement pétrolier50. Dans ces
conditions, le choc pétrolier était inévitable, comme on l'admet généralement aujourd'hui.
Mais pas à strictement parler pour des raisons économiques : les prix n'étaient pas vraiment
dans la zone 1 (ce qu'illustre la Figure 4), où le choc est économiquement inévitable, mais à
la frontière inférieure de la zone 2 : à ce niveau, la moindre restriction, d'origine politique,
des investissements dans le golfe devait provoquer une tension sur les prix.
De 1974 à 1979, le prix se trouvait aux limites supérieures de la zone 2. Il a en effet
engendré un développement vigoureux des capacités hors du coeur. Cette croissance, compte
tenu des délais de développement, a commencé à se concrétiser en fin de période, tandis que
des substitutions et économies d'énergie étaient mises en oeuvre. Les chocs pétroliers de
1979 et 1980 ont été provoqués par de subites augmentations des stocks désirés plus que par
une réelle saturation des capacités de production. Néanmoins on peut estimer que le coeur
n'a peut-être pas suffisamment développé ses capacités dans la période. Si le choc n'avait pas
eu lieu, et si la croissance mondiale s'était prolongée dans le début des années 80 au même
rythme, il est probable que les parts de marché du coeur, après avoir augmenté dans la
seconde moitié des années 70 en attendant que les capacités hors OPEP développées grâce
aux prix plus élevés viennent en production, se seraient ensuite stabilisées. C'est ce qui nous
fait dire qu'on était aux limites supérieures de la zone 2.
Le second choc pétrolier fait par contre nettement passer les prix dans la zone 3. D'autant
plus que le plancher de cette zone s'abaisse avec le déplacement de la courbe de
consommation dû au ralentissement de la demande mondiale51. La demande adressée au
coeur décline alors rapidement, ce qui provoque le contre-choc de 1986.
Si l'on met de côté l'épisode de la guerre du Golfe, où les prix ne subissent, en finde compte, qu'une violente fluctuation conjoncturelle, à quel niveau se sont-ilsstabilisés depuis l'été 1986 ? Incontestablement au sein de la zone d'équilibre
dynamique, dans le bas de la zone que nous avons définie ci-dessus commepolitiquement acceptable par les Etats-Unis.
50 Cf. note 28 ci-dessus.51 Dans la Fig. 4, nous n'avons pas fait varier le niveau plafond (qui détermine une demande constante adresséeau coeur) en fonction de la croissance mondiale. Pour le faire, il faudrait disposer d'évaluations fiables desélasticité de long terme : i) de la demande mondiale de pétrole au PIB mondial et au prix, ii) de l'offre de lafrange au prix, ce qui à notre connaissance n'est pas le cas.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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Figure 4. Prix du pétrole et zone d'équilibre dynamique(déflateur : ind. des exports de produits manufacturés de l'OCDE)
0,00
5,00
10,00
15,00
20,00
25,00
30,00
35,00
40,00
Zone 2 d'équilibre dynamique
Zone 1 : choc pétrolieréconomiquement inévitable
Zone 3 : instabilité dynamique car lademande adressée aux producteurs du
coeur décroît
prix du pétrole
plafond plancher économique
plancher de dépendance
Ainsi, depuis la fin des années 60, le marché du pétrole, après avoir échappé au contrôle
oligopolistique des majors, a connu d'amples fluctuations qui lui ont fait parcourir toutes les
zones de prix que nous avons définies. En conséquence, l'ensemble des acteurs a clairement
constaté, non pas quelles étaient les limites précises de la zone d'équilibre, car ces limites on
l'a dit, ne sont pas déterminables avec précision, mais qu'une telle zone existait bien. Le
coeur de l'OPEP, en particulier, a donc connu un processus d'apprentissage, qui lui a fait
tester l'existence d'un plafond de la zone d'équilibre dynamique.
Economie industrielle des commodités Pierre-Noël Giraud
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