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ntradictions économiques ou philosop Proudhon, Pierre-Joseph

Proud Hon 2323

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Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère. 1Proudhon, Pierre−Joseph

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Avant que j'entre dans la matière qui fait l'objet de cesnouveaux mémoires, j'ai besoin de rendre compte d'unehypothèse qui paraîtra sans doute étrange, mais sans laquelleil m'est impossible d'aller en avant et d'être compris : je veuxparler de l'hypothèse d'un dieu. Supposer Dieu, dira−t−on,c'est le nier. Pourquoi ne l'affirmez−vous pas ? Est−ce mafaute si la foi à la divinité est devenue une opinionsuspecte ? Si le simple soupçon d'un être suprême est déjànoté comme la marque d'un esprit faible, et si, de toutes lesutopies philosophiques, c' est la seule que le monde nesouffre plus ? Est−ce ma faute si l' hypocrisie et l'imbécillitése cachent partout sous cette sainte étiquette ? Qu'un docteursuppose dans l'univers une force inconnue entraînant lessoleils et les atomes, et faisant mouvoir toute la machine,chez lui cette supposition, tout à fait gratuite, n'a rien que denaturel ; elle est accueillie, encouragée : témoin l'attraction,hypothèse qu'on ne vérifiera jamais, et qui cependant fait lagloire de l'inventeur. Mais lorsque, pour expliquer le coursdes affaires humaines, je suppose, avec toute la réserveimaginable, l'intervention d'un dieu, je suis sûr de révolter lagravité scientifique et d' offenser les oreilles sévères : tantnotre piété a merveilleusement discrédité la providence, tantle charlatanisme de toute robe opère de jongleries au moyende ce dogme ou de cette fiction. J'ai vu les théistes de montemps, et le blasphème a erré sur mes lèvres ; j'ai considéréla foi du peuple, de ce peuple que Brydaine appelait lemeilleur ami de Dieu, et j'ai frémi de la négation qui allaitm'échapper. Tourmenté de sentiments contraires, j'ai fait

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appel à la raison ; et c'est cette raison qui, parmi tantd'oppositions dogmatiques, me commande aujourd' huil'hypothèse. Le dogmatisme à priori , s'appliquant à Dieu,est demeuré stérile : qui sait où l'hypothèse à son tour nousconduira ? ... je dirai donc comment, étudiant dans le silencede mon coeur et loin de toute considération humaine, lemystère des révolutions sociales, Dieu, le grand inconnu, estdevenu pour moi une hypothèse, je veux dire un instrumentd ia lec t ique nécessa i re . I s i je su is , à t ravers sestransformations successives, l'idée de Dieu, je trouve quecette idée est avant tout sociale ; j'entends par là qu'elle estbien plus un acte de foi de la pensée collective qu'uneconception individuelle. Or, comment et à quelle occasionse produit cet acte de foi ? Il importe de le déterminer. Aupoint de vue moral et intellectuel, la société, ou l'hommecollectif, se distingue surtout de l'individu par la spontanéitéd'action, autrement dite, l'instinct. Tandis que l'individun'obéit ou s'imagine n'obéir qu'à des motifs dont il a pleineconnaissance et auxquels il est maître de refuser oud'accorder son adhésion ; tandis, en un mot, qu'il se jugelibre, et d' autant plus libre qu'il se sait plus raisonneur etmieux instruit, la société est sujette à des entraînements oùrien, au premier coup d'oeil, ne laisse apercevoir dedélibération et de projet, mais qui peu à peu semblentdirigés par un conseil supérieur, existant hors de la société,et la poussant avec une force irrésistible vers un termeinconnu. L'établissement des monarchies et des républiques,la distinction des castes, les institutions judiciaires, etc., sont

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autant de manifestations de cette spontanéité sociale, dont ilest beaucoup plus facile de noter les effets que d'indiquer leprincipe ou de donner la raison. Tout l'effort même de ceuxqui, à la suite de Bossuet, Vico, Herder, Hegel, se sontappliqués à la philosophie de l' histoire, a été jusqu'ici deconstater la présence du destin providentiel, qui préside àtous les mouvements de l'homme. Et j'observe, à ce propos,que la société ne manque jamais, avant d'agir, d' évoquerson génie : comme si elle voulait se faire ordonner d'en hautce que déjà sa spontanéité a résolu. Les sorts, les oracles, lessacrifices, les acclamations populaires, les prières publiques,sont la forme la plus ordinaire de ces délibérations aprèscoup de la société. Cette faculté mystérieuse, tout intuitive,et pour ainsi dire supra−sociale, peu ou point sensible dansles personnes, mais qui plane sur l'humanité comme ungénie inspirateur, est le fait primordial de toute psychologie. Or, à la différence des autres espèces animales, comme luisoumises tout à la fois à des appétences individuelles et àdes impulsions col lect ives, l 'homme a le privi léged'apercevoir et de signaler à sa propre pensée l'instinct oufatum qui le mène ; nous verrons plus tard qu'il a aussi lepouvoir d'en pénétrer et même d'en influencer les décrets. Etle premier mouvement de l 'homme, ravi et pénétréd'enthousiasme / du souffle divin /, est d'adorer l'invisibleprovidence dont il se sent dépendre et qu'il nomme Dieu,c'est−à−dire vie, être, esprit, ou plus simplement encore,moi : car tous ces mots, dans les langues anciennes, sontsynonymes et homophones. Je suis moi , dit Dieu à

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Abraham, et je traite avec toi ... et à Moïse : je suis l'être. Tuparleras aux enfants d'Israël : l' être m'envoie vers vous. Cesdeux mots, l'être et moi, ont dans la langue originale, la plusre l ig ieuse que les hommes a ient par lée, la mêmecaractéristique. Ailleurs, quand Ie−Hovah, se faisantlégislateur par l'organe de Moïse, atteste son éternité et jurepar son essence, il dit, pour formule de serment : moi ; oubien avec un redoublement d'énergie : moi, l'être. Aussi ledieu des hébreux est le plus personnel et le plus volontairede tous les dieux, et nul mieux que lui n'exprime l'intuitionde l'humanité. Dieu apparaît donc à l'homme comme unmoi, comme une essence pure et permanente, qui se posedevant lui ainsi qu'un monarque devant son serviteur, et quis'exprime, tantôt par la bouche des poëtes , des législateurset des dev ins, Musa, Nomos, Numen ; tantôt parl'acclamation populaire, Vox Populi Vox Dei. Ceci peutservir entre autres à expliquer comment il y a des oraclesvrais et des oracles faux ; pourquoi les individus séquestrésdès leur naissance n'atteignent pas d'eux−mêmes à l'idée deDieu, tandis qu'ils la saisissent avidement aussitôt qu'elleleur est présentée par l'âme collective ; comment enfin lesraces stationnaires, telles que les chinois, finissent par laperdre.

D'abord, quant aux oracles, il est clair que toute leurcertitude vient de la conscience universelle qui les inspire ;et quant à l'idée de Dieu, on comprend aisément pourquoi leséquestre et le statu quo lui sont également mortels. D'un

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côté, le défaut de communication tient l'âme absorbée dansl'égoïsme animal ; de l'autre, l'absence de mouvement,changeant peu à peu la vie sociale en routine et mécanisme,élimine à la fin l'idée de volonté et de providence.

Chose étrange ! La religion, qui périt par le progrès, péritaussi par l' immobilité. Remarquons au surplus qu'enrapportant à la conscience vague, et pour ainsi direobjectivée d'une raison universelle, la première révélation dela divinité, nous ne préjugeons absolument rien sur la réalitémême ou la nonréalité de Dieu. En effet, admettons queDieu ne soit autre chose que l'instinct collectif ou la raisonuniverselle : reste encore à savoir ce qu'est en elle−mêmecette raison universelle.

Car, comme nous le ferons voir par la suite, la raisonuniverselle n'est point donnée dans la raison individuelle ;en d'autres termes, la connaissance des lois sociales, ou lathéorie des idées collectives, bien que déduite des conceptsfondamentaux de la raison pure, est cependant toutempirique, et n'eût jamais été découverte à priori par voiede déduction, d'induction ou de synthèse. D'où il suit que laraison universelle, à laquelle nous rapportons ces loiscomme étant son oeuvre propre ; la raison universelle, quiexiste, raisonne, travaille dans une sphère à part et commeune réalité distincte de la raison pure ; de même que lesystème du monde, bien que créé selon les lois desmathématiques, est une réalité distincte des mathématiques,

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et dont on n'aurait pu déduire l 'existence des seulesmathématiques : il s'ensuit, dis−je, que la raison universelleest précisément, en langage moderne, ce que les anciensappelèrent Dieu. Le mot est changé : que savons−nous de lachose ? Poursuivons maintenant les évolutions de l'idéedivine. L'être suprême une fois posé par un premierjugement mystique, l'homme généralise immédiatement cethème par un autre mysticisme, l'analogie. Dieu n'est, pourainsi dire, encore qu'un point : tout à l'heure il remplira lemonde. De même qu' en sentant son moi social, l'hommeavait salué son auteur ; de même en découvrant du conseilet de l'intention dans les animaux, les plantes, les fontaines,les météores, et dans tout l'univers, il attribue à chaque objeten particulier, et ensuite au tout, une âme, esprit ou géniequi y préside : poursuivant cette induction déifiante dusommet le plus élevé de la nature, qui est la société, auxexistences les plus humbles, aux choses inanimées etinorganiques. De son moi collectif, pris pour pôle supérieurde la création, jusqu'au dernier atome de matière, l'hommeétend donc l'idée de Dieu, c'est−à−dire l'idée de personnalitéet d'intelligence, comme la genèse nous raconte que Dieului−même étendit le ciel , c'est−à−dire créa l'espace et letemps, capacités de toutes choses. Ainsi, sans un dieu,fabricateur souverain, l'univers et l'homme n'existeraient pas : telle est la profession de foi sociale. Mais aussi sans l'homme Dieu ne serait pas pensé, −franchissons cetintervalle, Dieu ne serait rien. Si l'humanité a besoin d'unauteur, Dieu , les dieux, n'a pas moins besoin d'un

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révélateur : la théogonie, les histoires du ciel, de l'enfer et deleurs habitants, ces rêves de la pensée humaine, sont lacontre−partie de l'univers, que certains philosophes ontnommé en retour le rêve de Dieu. Et quelle magnificencedans cette création théologique, oeuvre de la société ! Lacréation du dêmiourgos fut effacée ; celui que nousnommons le tout−puissant fut vaincu ; et, pendant dessiècles, l'imagination enchantée des mortels fut détournée duspectacle de la nature par la contemplation des merveillesolympiennes. Descendons de cette région fantastique :l'impitoyable raison frappe à la porte ; il faut répondre à sesquestions redoutables. Qu'est−ce que Dieu ? Dit−elle ; oùestil ? Combien est−il ? Que veut−il ? Que peut−il ? Quepromet−il ?

−et voici qu'au flambeau de l'analyse, toutes les divinitésdu ciel, de la terre et des enfers se réduisent à un je ne saisquoi incorporel, impassible, immobile, incompréhensible,indéfinissable, en un mot, à une négation de tous lesattributs de l'existence. En effet, soit que l'homme attribue àchaque objet un esprit ou génie spécial ; soit qu'il conçoive l'univers comme gouverné par une puissance unique, il ne faittoujours que supposer une ent i té incondi t ionnée,c'est−à−dire impossible, pour en déduire une explicationtelle quelle de phénomènes qu'il juge inconcevablesautrement. Mystère de dieu et de la raison ! Afin de rendrel'objet de son idolâtrie de plus en plus rationnel , le croyantle dépouille successivement de tout ce qui pourrait le faire

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réel ; et après des prodiges de logique et de génie, lesattributs de l' être par excellence se trouvent être les mêmesque ceux du néant.

Cette évolution est inévitable et fatale : l'athéisme est aufond de toute théodicée. Essayons de faire comprendre ceprogrès.

Dieu, créateur de toutes choses, est à peine créé lui−mêmepar la conscience ; en d'autres termes, à peine nous avonsélevé Dieu de l'idée de moi social à l'idée de moi cosmique,qu' aussitôt notre réflexion se met à le démolir, sous prétextede perfectionnement. Perfectionner l'idée de Dieu ! épurer ledogme théologique ! Ce fut la seconde hallucination dugenre humain. L'esprit d'analyse, Satan infatigable quiinterroge et contredit sans cesse, devait tôt ou tard chercherla preuve du dogmatisme religieux. Or, que le philosophedétermine l'idée de Dieu, ou qu'il la déclare indéterminable ;qu'il l'approche de sa raison, ou qu'il l'en éloigne, je dis quecette idée souffre une atteinte : et comme il est impossibleque la spéculation s'arrête, il est nécessaire qu'à la longuel'idée de Dieu disparaisse. Donc le mouvement athéiste estle second acte du drame théologique ; et ce second acte estdonné par le premier, comme l'effet par la cause. les cieuxracontent la gloire de l'éternel, dit le psalmiste ; ajoutons :et leur témoignage le détrône. En effet, à mesure quel'homme observe les phénomènes, il croit apercevoir, entrela nature et Dieu, des intermédiaires : ce sont des rapports

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de nombre, de figure et de succession ; des lois organiques,des évo lu t ions , des ana log ies ; c 'es t un cer ta inenchaînement dans lequel les manifestations se produisentou s'appellent invariablement les unes les autres. Il observemême que dans le développement de cette société dont il faitpartie, les volontés privées et les délibérations en communentrent pour quelque chose ; et il se dit que le grand espritn'agit point sur le monde directement et par lui−même, niarbitrairement et selon une volonté capricieuse ; maismédiatement, par des ressorts ou organes sensibles, et envertu de règles. Et, remontant par la pensée la chaîne deseffets et des causes, il place, tout à l'extrémité, comme à unbalancier, Dieu. Par delà tous les cieux, le dieu des cieuxréside, a dit un poëte. Ainsi, du premier bond de la théorie,l' être suprême est réduit à la fonction de force motrice,cheville ouvrière, clef de voûte, ou, si l'on me permet unecompara ison encore p lus t r i v ia le , de souvera inconstitutionnel, régnant, mais ne gouvernant pas, jurantd'obtempérer à la loi et nommant des ministres qui l'exécutent. Mais, sous l'impression du mirage qui le fascine,le théiste ne voit, dans ce système ridicule, qu'une preuvenouvelle de la sublimité de son idole, qui fait, selon lui,servir ses créatures d'instruments à sa puissance, et tournerà sa gloire la sagesse des humains. Bientôt, non content delimiter l'empire de l'éternel, l'homme, par un respect de plusen plus déicide, demande à le partager. Si je suis un esprit,un moi sensible et émettant des idées, continue le théiste, j'aipart aussi à l'existence absolue ; je suis libre, créateur,

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immortel, égal à Dieu. Cogito, Ergo Sum ; je pense, donc jesuis immortel : voilà le corollaire, la traduction de l'EgoSum Qui Sum : la philosophie est d'accord avec la bible. L'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme sont données parla conscience dans le même jugement : là, l'homme parle aunom de l'univers, au sein duquel il transporte son moi ; ici,il parle en son propre nom, sans s'apercevoir que, danscette al lée et cette venue, i l ne fait que se répéter.L'immortalité de l' âme, vraie scission de la divinité, et qui,au moment de sa promulgation première, arrivée après unlong intervalle, parut une hérésie aux fidèles du dogmeant ique, n 'en fut pas moins considérée comme lecomplément de la majesté divine, le postulé nécessaire de labonté et de la justice éternelles. Sans l' immortalité de l'âme,on ne comprend pas Dieu, disent les théistes, semblablesaux théoriciens politiques, pour qui une représentationsouveraine et des fonctionnaires partout inamovibles sontdes conditions essentielles de la monarchie.

Mais autant la paité des doctrines est exacte, autant lacontradiction des idées est flagrante : aussi le dogme de l'immor ta l i té de l 'âme dev in t− i l b ien tô t la p ie r red'achoppement des théologiens philosophes, qui, dès lessiècles de Pythagore et d'Orphée, s'efforcent inutilementd'accorder les attributs divins avec la liberté de l'homme, etla raison avec la foi.

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Sujet de triomphe pour les impies ! ... mais l'illusion nepouvait céder sitôt : le dogme de l'immortalité de l'âme,précisément parce qu'il était une limitation de l'être incréé,était un progrès. Or, si l 'esprit humain s'abuse par l 'acquisition partielle du vrai, il ne rétrograde jamais, et cettepersévérance dans sa marche est la preuve de soninfaillibilité.

Nous allons en acquérir une nouvelle preuve.

En se faisant semblable à Dieu, l'homme faisait Dieusemblable à lui : cette corrélation, que pendant bien dessiècles on eût qualifiée d'exécrable, fut l'invisible ressort quidétermina le nouveau mythe. Au temps des patriarches,Dieu faisait alliance avec l'homme ; maintenant, et pourcimenter le pacte, Dieu va se faire homme. Il prendra notrechair, notre figure, nos passions, nos joies et nos peines,naîtra d'une femme et mourra comme nous. Puis, après cettehumiliation de l'infini, l'homme prétendra encore avoiragrandi l'idéal de son dieu, en faisant, par une conversionlogique, de celui qu'il avait jusque−là nommé créateur, unconservateur, un rédempteur. L'humanité ne dit pas encore :c'est moi qui suis Dieu ; une telle usurpation ferait horreur àsa piété ; elle dit : Dieu est en moi, Emmanuel, NobiscumDeus. Et, au moment où la philosophie avec orgueil, et laconscience universelle avec effroi, s'écriaient d'une voixunanime : les dieux s'en vont, /... /, une période de dix−huitsiècles d'adoration fervente et de foi surhumaine était

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inaugurée. Mais le terme fatal approche. Toute royauté quise laisse circonscrire finira par la démagogie ; toute divinitéqui se définit se résout en un pandémonium. La christolâtrieest le dernier terme de cette longue évolution de la penséehumaine. Les anges, les saints, les vierges, règnent au cielavec Dieu, dit le catéchisme ; les démons et les réprouvésvivent aux enfers d' un supplice éternel. La sociétéultramondaine a sa gauche et sa droite : il est temps quel'équation s'achève, que cette hiérarchie mystique descendesur la terre, et se montre dans sa réalité. Lorsque Miltonreprésente la première femme se mirant dans une fontaine ettendant avec amour les bras vers sa propre image commepour l'embrasser, il peint trait pour trait le genre humain.−ce dieu que tu adores, ô homme ! Ce dieu que tu as faitbon, juste, tout−puissant, tout sage, immortel et saint, c'esttoi−même : cet idéal de perfections est ton image, épurée aumiroir ardent de ta conscience. Dieu, la nature et l'homme,sont le triple aspect de l'être un et identique ; l'homme, c' estDieu même arrivant à la conscience de soi par milleévolutions ; en Jésus−Christ, l'homme s'est senti Dieu, et lechristianisme est vraiment la religion de dieu−homme. Il n'ya pas d'autre dieu que celui qui, dès l'origine, a dit : moi ; iln'y a pas d'autre dieu que toi.

Telles sont les dernières conclusions de la philosophie, quiexpire en dévoilant le mystère de la religion et le sien. Ii ilsemble dès lors que tout soit fini ; il semble que, l'humanitécessant de s'adorer et de se mystifier elle−même, le

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problème théologique soit écarté à jamais. Les dieux sontpartis : l' homme n'a plus qu'à s'ennuyer et mourir dans sonégoïsme.

Quelle effrayante solitude s'étend autour de moi et secreuse au fond de mon âme ! Mon exaltation ressemble àl'anéantissement, et depuis que je me suis fait dieu, je ne mevois plus que comme une ombre. Il est possible que je soistoujours un moi , mais il m'est bien difficile de me prendrepour l'absolu ; et si je ne suis pas l'absolu, je ne suis que lamoitié d'une idée. Un peu de philosophie éloigne de lareligion, a dit je ne sais quel penseur ironique, et beaucoupde philosophie y ramène. −cette observation est d'une véritéhumiliante. Toute science se développe en trois époquessuccessives, que l'on peut appeler, en les comparant auxgrandes époques de la civilisation, époque religieuse,époque sophistique, époque scientifique. Ainsi, l' alchimiedésigne la période religieuse de la science plus tard appeléechimie, et dont le plan définitif n'est pas encore trouvé ; toutcomme l'astrologie forme la période religieuse d' une autreconstruction scientifique, l'astronomie. Or, voici qu' aprèss'être moqués soixante ans de la pierre philosophale, leschimistes, conduits par l'expérience, n'osent plus nier latransmutabilité des corps ; tandis que les astronomes sontamenés par la mécanique du monde à soupçonner aussi uneorganique du monde, c'est−à−dire précisément quelquechose comme l' astrologie. N'est−ce pas le cas de dire, àl'instar du philosophe que j'ai cité tout à l'heure, que si un

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peu de chimie détourne de la pierre philosophale, beaucoupde ch im ie ramène à la p ie r re ph i l osopha le ; e tsemblablement, que si un peu d'astronomie fait rire desastrologues, beaucoup d'astronomie ferait croire auxastrologues ? J'ai certes moins d'inclination au merveilleuxque bien des athées, mais je ne puis m'empêcher de penserque les histoires de miracles, de prédictions, de charmes,etc., ne sont que des récits défigurés d'effets extraordinairesproduits par certaines forces latentes, ou, comme on disaitautrefois, par des puissances occultes. Notre science estencore si brutale et si pleine de mauvaise foi ; nos docteursmontrent tant d' impertinence pour si peu de savoir ; ilsnient si impudemment les faits qui les gênent, afin deprotéger les opinions qu'ils exploitent, que je me méfie deces esprits forts, à l'égal des superstitieux. Oui, j'en suisconvaincu, notre rationalisme grossier est l'inaugurationd'une période qui, à force de science, deviendra vraimentprodigieuse ; l'univers, à mes yeux, n'est qu'un laboratoirede magie, où il faut s'attendre à tout... cela dit, je rentredans mon sujet. On se tromperait donc, si l 'on allaits'imaginer, après l'exposé rapide que j' ai fait des évolutionsreligieuses, que la métaphysique a dit son dernier mot sur ladouble énigme exprimée dans ces quatre mots : existence deDieu, immortalité de l 'âme. Ici, comme ailleurs, lesconclusions les plus avancées et les mieux établies de laraison, celles qui paraissent avoir tranché à jamais laquestion théologique, nous ramènent au mysticismeprimordial, et impliquent les données nouvelles d'une

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inévitable philosophie.

La critique des opinions religieuses nous fait sourireaujourd' hui et de nous−mêmes et des religions ; et pourtantle résumé de cette critique n'est qu'une reproduction duproblème. Le genre humain, au moment où j'écris, est à laveille de reconnaître et d'affirmer quelque chose quiéquivaudra pour lui à l'antique notion de la divinité ; et cela,non plus comme autrefois par un mouvement spontané, maisavec réflexion et en vertu d'une dialectique invincible. Jevais, en peu de mots, tâcher de me faire entendre. S'il est unpoint sur lequel les philosophes, malgré qu'ils en eussent,aient fini par se mettre d'accord, c' est sans doute ladistinction de l'intelligence et de la nécessité, du sujet de lapensée et de son objet, du moi et du non−moi ; en termesvulgaires, de l'esprit et de la matière. Je sais bien que tousces termes n'expriment rien de réel et de vrai, que chacund'eux ne désigne qu'une scission de l'absolu, qui seul est vraiet réel, et que, pris séparément, i ls impliquent touségalement contradiction.

Mais il n'est pas moins certain aussi que l'absolu nous estcomplétement inaccessible, que nous ne le connaissons quepar ses termes opposés, qui seuls tombent sous notreempirisme ; et que, si l'unité seule peut obtenir notre foi, ladualité est la première condition de la science. Ainsi, quipense, et qui est pensé ? Qu'est−ce qu'une âme, qu'est−cequ'un corps ? Je défie d'échapper à ce dualisme. Il en est des

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essences comme des idées : les premières se montrentséparées dans la nature, comme les secondes dansl'entendement ; et de même que les idées de Dieu etd'immortalité de l'âme, malgré leur identité, se sont poséessuccessivement et contradictoirement dans la philosophie,tout de même, malgré leur fusion dans l'absolu, le moi et lenon −moi se posent séparément et contradictoirement dansla nature, et nous avons des êtres qui pensent, en mêmetemps que d'autres qui ne pensent pas. Or, quiconque a prisla peine d'y réfléchir sait aujourd'hui qu'une semblabledistinction, toute réalisée qu'elle soit, est ce que la raisonpeut rencontrer de plus inintelligible, de plus contradictoire,de plus absurde. L'être ne se conçoit pas plus sans lespropriétés de l'esprit que sans les propriétés de la matière :en sorte que si vous niez l' esprit, parce que, ne tombant sousaucune des catégories de temps , d'espace, de mouvement,de solidité, etc., il vous semble dépouillé de tous les attributsqui constituent le réel, je nierai à mon tour la matière, qui,ne m'offrant d'appréciable que sa passivité, d'intelligible queses formes, ne se manifeste nulle part comme cause /volontaire et libre /, et se dérobe entièrement commesubstance : et nous arrivons à l'idéalisme pur , c'est−à−direau néant. Mais le néant répugne à des je ne sais quoi quivivent et qui raisonnent, réunissant en eux−mêmes, dans unétat / je ne saurais dire lequel / de synthèse commencée oude scission imminente, tous les attributs antagonistes del'être.

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Force nous est donc de débuter par un dualisme dont noussavons parfaitement que les termes sont faux, mais qui, étantpour nous la condition du vrai, nous oblige invinciblement ;force nous est , en un mot, de commencer avec Descartes etavec le genre humain par le moi, c'est−à−dire par l'esprit.

Mais depuis que les religions et les philosophies, dissoutespar l'analyse, sont venues se fondre dans la théorie del'absolu, nous n'en savons pas mieux ce que c'est que l'esprit,et nous ne différons en cela des anciens que par la richessede langage dont nous décorons l'obscurité qui nous assiége.Seulement, tandis que, pour les hommes d'autrefois, l'ordreaccusait une intel l igence hors du monde ; pour lesmodernes, il semble plutôt l'accuser dans le monde. Or,qu'on la place dedans ou dehors, dès l'instant qu'on l'affirmeen vertu de l'ordre, il faut l'admettre partout où l'ordre semanifeste, ou ne l' accorder nulle part. Il n'y a pas plus deraison d'attribuer de l'intelligence à la tête qui produisitl ' i l l iade qu'à une masse de matière qui cristallise enoctaèdres ; et réciproquement il est aussi absurde derapporter le système du monde à des lois physiques, sanstenir compte du moi ordonnateur, que d'attribuer la victoirede Marengo à des combinaisons stratégiques, sans tenircompte du premier consul. Toute la différence qu'onpourrait faire est que, dans ce dernier cas, le moi pensant estlocalisé dans le cerveau de Bonaparte ; tandis que, parrapport à l'univers, le moi n'a pas de lieu spécial et se répandpartout. Les matérialistes ont cru avoir bon marché de

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l'opinion contraire, en disant que l'homme, ayant assimilél'univers à son corps, acheva sa comparaison en prêtant à cetunivers une âme semblable à celle qu'il supposait être leprincipe de sa vie et de sa pensée ; qu'ainsi tous lesarguments de l'existence de Dieu se réduisaient à uneanalogie d'autant plus fausse que le terme de comparaisonétait lui−même hypothétique. Assurément je ne viens pasdéfendre le vieux syllogisme : tout arrangement suppose uneintelligence ordonnatrice ; or, il existe dans le monde unordre admirable ; donc le monde est l 'oeuvre d'uneintelligence. Ce syllogisme, tant rebattu depuis Job etMoïse, bien loin d'être une solution, n'est que la formule del' énigme qu'il s'agit de déchiffrer. Nous connaissonsparfaitement ce que c'est que l'ordre ; mais nous ignoronsabsolument ce que nous voulons dire par le mot âme, espritou intelligence : comment donc pouvons−nous logiquementconclure de la présence de l'un à l'existence de l'autre ? Jerécuserai donc jusqu'à plus ample informé la prétenduepreuve de l' existence de Dieu, tirée de l'ordre du monde ; etje n'y verrai tout au plus qu'une équation proposée à laphilosophie.

De la conception de l'ordre à l'affirmation de l'esprit, il y atout un abîme de métaphysique à combler ; je n'ai garde,encore une fo is , de prendre le p rob lème pour ladémonstration. Mais ce n'est pas là ce dont il s'agit en cemoment. J'ai voulu constater que la raison humaine étaitfatalement et invinciblement conduite à la distinction de

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l'être en moi et non −moi, esprit et matière, âme et corps.Or, qui ne voit que l' objection des matérialistes prouveprécisément ce qu'elle a pour objet de nier ? L'hommedistinguant en lui−même un principe spirituel et un principematériel, qu'est−ce autre chose que la nature même,proclamant tour à tour sa double essence, et rendanttémoignage de ses propres lo is ? Et remarquonsl'inconséquence du matérialisme : il nie, et il est forcé denier que l'homme soit libre ; or, moins l'homme a de liberté,plus son dire acquiert d'importance et doit être regardécomme l'expression de la vérité. Lorsque j'entends cettemachine qui me dit : je suis âme et je suis corps ; bienqu'une semblable révélation m' étonne et me confonde, ellerevêt à mes yeux une autorité incomparablement plus grandeque celle du matérialiste qui, corrigeant la conscience et lanature, entreprend de leur faire dire : je suis matière et rienque matière, et l'intelligence n' est que la faculté matériellede connaître. Que serait−ce, si, prenant à mon tourl'offensive, je démontrais combien l' existence des corps, ou,en d'autres termes, la réalité d'une nature purementcorporelle, est une opinion insoutenable ? −la matière,dit−on, est impénétrable. −impénétrable à quoi ?

Demanderai−je. à elle−même sans doute ; car on n'oseraitdire à l'esprit, puisque ce serait admettre ce que l'on veutécarter.

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Sur quoi j'élève cette double question : qu'en savez−vous ?Et qu'est−ce que cela signifie ? I l'impénétrabilité, parlaquelle on prétend définir la matière, n'est qu'une hypothèsede physiciens inattentifs, une conclusion grossière déduited'un jugement superficiel. L'expérience montre dans lamatière une divisibilité à l'infini, une dilatabilité à l'infini,une porosité sans limite assignable, une perméabilité à lachaleur, à l'électricité et au magnétisme, en même tempsqu'une propriété de les retenir, indéfinies ; des affinités, desinfluences réciproques et des transformations sans nombre :toutes choses peu compatibles avec la donnée d'un aliquidimpénétrable. L' élasticité, qui, mieux qu'aucune autrepropriété de la matière, pouvait conduire, par l'idée deressort ou résistance, à celle d' impénétrabilité, varie au gréde mille circonstances, et dépend entièrement de l'attractionmolécula i re : or , quoi de p lus inconci l iab le avecl'impénétrabilité que cette attraction ?

En f i n i l ex i s te une sc ience que l ' on pou r ra i trigoureusement définir science de la pénétrabilité de lamatière : c'est la chimie. En effet, en quoi ce que l'onnomme composi t ion ch imique d i f fère−t− i l d 'unepénétration... bref, on ne connaît de la matière que sesformes ; quant à la substance, néant. Comment donc est−ilpossible d'affirmer la réalité d'un être invisible, impalpable,incoerc ib le, toujours changeant, toujours fuyant ,impénétrable seulement à la pensée, à laquelle il ne laissevoir de lui que ses déguisements ? Matérialiste ! Je vous

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permets d' attester la réalité de vos sensations : quant à cequi les occasionne, tout ce que vous en pouvez dire impliquecette réciprocité : quelque chose / que vous appelez matière /est l' occasion des sensations qui arrivent à un autre quelquechose / que je nomme esprit /.

2 mais d'où vient donc cette supposition, que rien dans l'observation externe ne justifie, qui n'est pas vraie, d'impénétrabilité de la matière, et quel en est le sens ? Iciapparaît le triomphe du dualisme. La matière est déclaréeimpénétrable, non pas comme les matérialistes et le vulgairese le figurent, par le témoignage des sens, mais par laconscience.

C'est le moi , nature incompréhensible, qui, se sentant libre, distinct et permanent, et rencontrant hors de lui−même uneautre nature également incompréhensible, mais distincteaussi et permanente malgré ses métamorphoses, prononce,en vertu des sensations et des idées que cette essence luisuggère, que le non−moi est étendu et impénétrable.L'impénétrabilité est un mot figuratif, une image souslaquelle la pensée, scission de l' absolu, se représente laréalité matérielle, autre scission de l' absolu : mais cetteimpénétrabilité, sans laquelle la matière s' évanouit, n'est endernière analyse qu'un jugement spontané du sens intime, unà priori métaphysique, une hypothèse non vérifiée... del'esprit. Ainsi, soit que la philosophie, après avoir renverséle dogmatisme théologique, spiritualise la matière ou

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matérialise la pensée, idéalise l'être ou réalise l'idée ; soitqu'identifiant la substance et la cause , elle substitue partoutla force, toutes phrases qui n'expliquent et ne signifientrien : toujours elle nous ramène à l'éternel dualisme, et, ennous sommant de croire à nous−mêmes, nous oblige decroire à Dieu, si ce n'est aux esprits. Il est vrai qu'en faisantrentrer l'esprit dans la nature, à la différence des anciens quil 'en séparaient, la philosophie a été conduite à cetteconclusion fameuse, qui résume à peu près tout le fruit deses recherches : dans l'homme, l'esprit se sait , tandis quepartout ailleurs il nous semble qu'il ne se sait pas . −« ce quiveille dans l'homme, qui rêve dans l'animal et qui dort dansla pierre... » a dit un philosophe. La philosophie, à sadernière heure, ne sait donc rien de plus qu'à sa naissance :comme si elle n'eût paru dans le monde que pour vérifier lemot de Socrate, elle nous dit, en se couvrant solennellementde son drap mortuaire : je sais que je ne sais rien. Quedis−je ? La philosophie sait aujourd'hui que tous sesjugements reposent sur deux hypothèses également fausses,également impossibles, et cependant également nécessaireset fatales, la matière et l' esprit. En sorte que, tandisqu'autrefois l' intolérance religieuse et les discordesphilosophiques, répandant partout les ténèbres, excusaientle doute et invitaient à une insouciance libidineuse, letriomphe de la négation sur tous les points ne permet plusmême ce doute ; la pensée, affranchie de toute entrave, maisvaincue par ses propres succès, est contrainte d' affirmer cequi lui paraît clairement contradictoire et absurde.

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Les sauvages disent que le monde est un grand fétichegardé par un grand manitou. Pendant trente siècles, lespoëtes, les législateurs et les sages de la civilisation, setransmettant d' âge en âge la lampe philosophique, n'ont rienécrit de plus sublime que cette profession de foi. Et voiciqu'à la fin de cette longue conspiration contre Dieu, qui s'estappelée ellemême philosophie, la raison émancipée conclutcomme la raison sauvage : l'univers est un non−moi,objectivé par un moi. L' humanité suppose donc fatalementl'existence de Dieu : et si, pendant la longue période qui seclôt de notre temps, elle a cru à la réalité de son hypothèse ;si elle en a adoré l' inconcevable objet ; si, après s'être saisiedans cet acte de foi, elle persiste sciemment, mais non pluslibrement, dans cette opinion d'un être souverain qu'elle saitn'être qu'une personnification de sa propre pensée ; si elleest à la veille de recommencer ses invocations magiques, ilfaut croire qu'une si étonnante hallucination cache quelquemystère, qui mérite d'être approfondi. Je dis hallucination etmystère, mais sans que je prétende nier par là le contenusurhumain de l'idée de Dieu, comme aussi sans admettre lanécessité d'un nouveau symbolisme, je veux dire'unenouvelle religion. Car s'il est indubitable que l'humanité, enaffirmant Dieu ou tout ce que l'on voudra sous le nom demoi ou d'esprit, n'affirme qu'elle−même, on ne saurait niernon plus qu'elle s'affirme alors comme autre que ce qu'ellese connaît ; cela résulte de toutes les mythologies comme detoutes les théodicées. Et puisque d'ailleurs cette affirmationest irrésistible, elle tient sans doute à des rapports secrets

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qu ' i l impo r t e de dé te rm ine r , s ' i l e s t poss ib l e ,scientifiquement. En d'autres termes, l'athéisme, autrementdit l 'humanisme, vrai dans toute sa partie critique etnégative, ne serait, s'il s'arrêtait à l'homme tel quel de lanature, s' il écartait comme jugement abusif cette affirmationpremière de l'humanité, qu'ele est fille, émanation, image,reflet ou verbe de Dieu, l'humanisme, dis−je, ne serait, s'ilreniait ainsi son passé, qu'une contradiction de plus. Forcenous est donc d'entreprendre la critique de l' humanisme,c'est−à−dire de vérifier si l'humanité, considérée dans sonensemble et dans toutes les périodes de son développement,satisfait à l'idée divine, déduction faite même des attributshyperboliques et fantastiques de Dieu ; si elle satisfait à laplénitude de l'être, si elle se satisfait à ellemême. Force nousest, en un mot, de rechercher si l'humanité tend à Dieu,selon le dogme antique, ou si c'est elle−même qui devientD i e u , c o m m e p a r l e n t l e s m o d e r n e s . P e u t − ê t r etrouverons−nous à la fin que les deux systèmes, malgré leuropposition apparente, sont vrais à la fois, et au fondidentiques : dans ce cas, l' infaillibilité de la raisonhumaine, dans ses manifestations collectives comme dansses spéculations réfléchies , serait hautement confirmée.−en un mot, jusqu'à ce que nous ayons vérifié sur l'hommel'hypothèse de Dieu, la négation athéiste n'a rien dedéfinitif. C'est donc une démonstration scientifique,c'est−à−dire empirique, de l'idée de Dieu, qui reste à faire :or, cette démonstration n'a jamais été essayée.

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La théologie dogmatisant sur l'autorité de ses mythes, laphilosophie spéculant à l'aide des catégories, Dieu estdemeuré à l 'é ta t de concept ion t ranscendenta le ,c'est−à−dire inaccessible à la raison, et l'hypothèse subsistetoujours. Elle subsiste, dis−je, cette hypothèse, plus vivace,plus impitoyable que jamais. Nous sommes parvenus à l'unede ces époques fatidiques, où la société, dédaigneuse dupassé et tourmentée de l'avenir, tantôt embrasse le présentavec frénésie, laissant à quelques penseurs solitaires le soinde préparer la foi nouvelle ; tantôt crie à Dieu de l'abîme deses jouissances et demande un signe de salut, ou cherchedans le spectacle de ses révolutions, comme dans lesentrailles d'une victime, le secret de ses destinées. Qu'ai−jebesoin d'insister davantage ? L' hypothèse de Dieu estlégitime, car elle s'impose à tout homme malgré lui : elle nesaurait donc m'être reprochée par personne.

Celui qui croit ne peut moins faire que de m'accorder lasupposition que Dieu existe ; celui qui nie est forcé de me l'accorder encore, puisque lui−même l'avait faite avant moi,toute négation impliquant une affirmation préalable ; quant àcelui qui doute, il lui suffit de réfléchir un instant pourcomprendre que son doute suppose nécessairement un je nesais quoi, que tôt ou tard il appellera Dieu. Mais si jepossède, du fait de ma pensée, le droit de supposer Dieu, jedois conquérir le droit de l'affirmer . En d'autres termes, simon hypothèse s'impose invinciblement, elle est pour lemoment tout ce que je puis prétendre. Car affirmer, c'est

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déterminer ; or, toute détermination, pour être vraie, doitêtre donnée empiriquement. En effet, qui dit détermination,dit rapport, conditionnalité, expérience. Puis donc que ladétermination du concept de Dieu doit sortir pour nousd'une démonstration empirique, nous devons nous abstenirde tout ce qui, dans la recherche de cette haute inconnue,n'étant pas donné par l' expérience, dépasserait l'hypothèse,sous peine de retomber dans les contradictions de lathéologie, et par conséquent de soulever de nouveau lesprotestations de l'athéisme. Iii il me reste à dire comment,dans un livre d'économie politique, j 'ai dû partir del'hypothèse fondamentale de toute philosophie. Et d' abord,j'ai besoin de l'hypothèse de Dieu pour fonder l' autorité dela science sociale. −quand l'astronome, pour expliquer lesystème du monde, s'appuyant exclusivement sur l 'apparence, suppose, avec le vulgaire, le ciel en voûte, laterre plate, le soleil gros comme un ballon, et décrivant unecourbe en l 'air de l 'or ient à l 'occident, i l supposel'infaillibilité des sens, sauf à rectifier plus tard, à fur etmesure de l' observation, la donnée de laquelle il est obligéde partir. C' est qu'en effet la philosophie astronomique nepouvait admettre à priori que les sens nous trompent, et quenous ne voyons pas ce que nous voyons : que deviendrait,après un pareil principe, la certitude de l'astronomie ? Maisle rapport des sens pouvant, en certains cas, se rectifier et secompléter par lui−même, l'autorité des sens demeureinébranlable, et l' astronomie est possible. De même laphilosophie sociale n'admet point à priori que l'humanité

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dans ses actes puisse ni tromper ni être trompée : sans cela,que deviendrait l'autorité du genre humain, c'est−à−direl'autorité de la raison, synonyme au fond de la souverainetédu peuple ?

Mais elle pense que les jugements humains, toujours vraisdans ce qu'ils ont d'actuel et d'immédiat, peuvent secompléter et s' éclairer successivement les uns les autres, àmesure de l' acquisition des idées, de manière à mettretoujours d'accord la raison générale avec la spéculationindividuelle, et à étendre indéfiniment la sphère de lacertitude : ce qui est toujours affirmer l'autorité desjugements humains. Or, le premier jugement de la raison, lepréambule de toute constitution politique, cherchant unesanction et un principe, est nécessairement celui−ci : il estun dieu ; ce qui veut dire : la société est gouvernée avecconseil, préméditation, intelligence. Ce jugement, qui exclutle hasard, est donc ce qui fonde la possibilité d'une sciencesociale ; et toute étude historique et positive des faitssociaux, entreprise dans un but d'amélioration et de progrès,doit supposer avec le peuple l' existence de Dieu, sauf àrendre compte plus tard de ce jugement . Ainsi, l'histoire dessociétés n'est plus pour nous qu'une longue détermination del'idée de Dieu, une révélation progressive de la destinée del'homme. Et tandis que l'ancienne sagesse faisait toutdépendre de la notion arbitraire et fantastique de la divinité,opprimant la raison et la conscience, et arrêtant lemouvement par la terreur d'un maître invisible ; −la nouvelle

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philosophie, renversant la méthode, brisant l' autorité deDieu aussi bien que celle de l'homme, et n' acceptant d'autrejoug que celui du fait et de l'évidence, fait tout convergervers l'hypothèse théologique, comme vers le dernier de sesproblèmes. L'athéisme humanitaire est donc le dernier termede l'affranchissement moral et intellectuel de l' homme, parconséquent la dernière phase de la philosophie, servant depassage à la reconstruction ou vérification scientifique detous les dogmes démolis. J'ai besoin de l' hypothèse de Dieu,non−seulement, comme je viens de le dire, pour donner unsens à l'histoire, mais encore pour légitimer les réformes àopérer, au nom de la science, dans l'état. Soit que nousconsidérions la divinité comme extérieure à la société, dontelle modère d'en−haut les mouvements / opinion tout à faitgratuite et très−probablement illusoire / ; −soit que nous lajugions immanente dans la société et identique à cette raisonimpersonnelle et inconsciencieuse qui, comme un instinct,fait marcher la civilisation / bien que l'impersonnalité etl'ignorance de soi répugnent à l'idée d'intelligence / ; −soitenfin que tout ce qui s'accomplit dans la société résulte durapport de ses éléments / système dont tout le mérite est dechanger un actif en passif, de faire l'intelligence nécessité,ou, ce qui revient au même, de prendre la loi pour la cause/ : toujours s'ensuit−il que, les manifestations de l'activitésociale nous apparaissant nécessairement ou comme dessignes de la volonté de l'être suprême, ou bien comme uneespèce de langage typique de la raison générale etimpersonnelle, ou bien enfin comme des jalons de la

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nécessité, ces manifestations seront pour nous d'une autoritéabsolue. Leur série étant liée dans le temps aussi bien quedans l'esprit, les faits accomplis déterminent et légitiment lesfaits à accomplir ; la science et le destin sont d'accord ; toutce qui arrive procédant de la raison, et réciproquement laraison ne jugeant que sur l'expérience de ce qui arrive, lascience a droit de participer au gouvernement, et ce quifonde sa compétence comme consei l , just i f ie sonintervention comme souverain. La science, exprimée,reconnue et acceptée par le suffrage de tous comme divine,est la reine du monde. Ainsi, grâce à l'hypothèse de Dieu,toute opposition stationnaire ou rétrograde, toute fin denon−recevoir proposée par la théologie, la tradition oul'égoïsme, se trouve péremptoirement et irrévocablementécartée. J'ai besoin de l'hypothèse de Dieu pour montrer lelien qui unit la civilisation à la nature. En effet, cettehypothèse étonnante, par laquelle l'homme s' assimile àl'absolu, impliquant l'identité des lois de la nature et des loisde la raison, nous permet de voir dans l' industrie humaine lecomplément de l'opération créatrice, rend solidaire l'hommeet le globe qu'il habite, et, dans les travaux d'exploitation dece domaine où nous a placés la providence, et qui devientainsi en partie notre ouvrage, nous fait concevoir le principeet la fin de toutes choses. Si donc l' humanité n'est pas Dieu,elle continue Dieu ; ou, si l'on préfère un autre style, ce quel'humanité fait aujourd'hui avec réflexion, est la même choseque ce qu'elle a commencé d' instinct, et que la nature noussemble accomplir par nécessité.

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Dans tous ces cas, et quelque opinion qu'on choisisse, unechose demeure indubitable, l'unité d'action et de loi. êtresintelligents, acteurs d'une fable conduite avec intelligence,nous pouvons hardiment conclure de nous à l'univers et àl'éternel, et, quand nous aurons définitivement organiséparmi nous le travail, dire avec orgueil : la créatin estexpliquée. Ainsi le champ d' exploration de la philosophie setrouve déterminé : la tradition est le point de départ de toutespéculation sur l'avenir ; l' utopie est écartée à jamais ;l'étude du moi, transportée de la conscience individuelle auxmanifestations de la volonté sociale, acquiert le caractèred'objectivité dont elle avait été jusqu' alors privée ; et,l'histoire devenant psychologie, la théologie anthropologie,les sciences naturelles métaphysique, la théorie de la raisonse déduit, non plus de la vacuité de l'intellect, mais desinnombrables formes d'une nature largement et directementobservable. J'ai besoin de l 'hypothèse de Dieu pourtémoigner de ma bonne volonté envers une multitude desectes , dont je ne partage pas les opinions, mais dont jecrains les rancunes : −théistes ; je sais tel qui, pour la causede Dieu, serait prêt à tirer l'épée, et, comme Robespierre, àfaire jouer la guillotine jusqu'à la destruction du dernierathée, sans se douter que cet athée ce serait lui ; −mystiques,dont le parti, composé en grande partie d'étudiants et defemmes, marchant sous la bannière de Mm Lamennais,Quinet, Leroux et autres, a pris pour devise : tel maître telvalet, tel Dieu tel peuple ; et, pour régler le salaire d'unouv r i e r , commence pa r r es tau re r l a r e l i g i on ;

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−spiritualistes, qui, si je méconnaissais les droits de l'esprit,m'accuseraient de fonder le culte de la matière, contrelequel je proteste de toutes les forces de mon âme ;−sensualistes et matérialistes, pour qui le dogme divin est lesymbole de la contrainte et le principe de l' asservissementdes passions, hors desquelles, disent−ils, il n' est pourl'homme ni plaisir, ni vertu, ni génie ; −éclectiques etsceptiques, l ibraires−éditeurs de toutes les vieil lesphilosophies, mais eux−mêmes ne philosophant pas,coalisés en une vaste confrérie, avec approbation etprivilége, contre quiconque pense, croit ou affirme sans leurpermission ; −conservateurs enfin, rétrogrades, égoïstes ethypocrites, prêchant l 'amour de Dieu par haine duprochain, accusant depuis le déluge la liberté des malheursdu monde, et calomniant la raison par sentiment de leursottise.

Se pourrait−il donc que l'on accusât une hypothèse qui,loin de blasphémer les fantômes vénérés de la foi, n'aspirequ'à les faire paraître au grand jour ; qui, au lieu de rejeterles dogmes traditionnels et les préjugés de la conscience,demande seulement à les vérifier ; qui, tout en se défendantdes opinions exclusives, prend pour axiome l'infaillibilité dela raison, et grâce à ce fécond principe, ne conclura sansdoute jamais contre aucune des sectes antagonistes ? Sepourrait−il que les conservateurs religieux et politiques mereprochassent de troubler l'ordre des sociétés, lorsque je parsde l'hypothèse d'une intelligence souveraine, source de toute

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pensée d'ordre ; que les démocrates semi−chrétiens memaudissent comme ennemi de Dieu, par conséquent traître àla république, lorsque je cherche le sens et le contenu del' idée de Dieu ; et que les marchands universitairesm'imputassent à impiété de démontrer la nonvaleur de leursproduits philosophiques, alors que je soutiens précisémentque la philosophie doit s'étudier dans son objet, c' est−à−diredans les manifestations de la société et de la nature ? ... j'aibesoin de l'hypothèse de Dieu pour justifier mon style. Dansl'ignorance où je suis de tout ce qui regarde Dieu, le monde,l'âme, la destinée ; forcé de procéder comme le matérialiste,c'est−à−dire par l'observation et l'expérience, et de concluredans le langage du croyant, parce qu'il n'en existe pasd'autre ; ne sachant pas si mes formules, malgré moithéologiques, doivent être prises au propre ou au figuré ;dans cette perpétuelle contemplation de Dieu, de l'homme etdes choses, obligé de subir la synonymie de tous les termesqu' embrassent les trois catégories de la pensée, de la paroleet de l'action, mais ne voulant rien affirmer d'un côté plusque de l'autre : la rigueur de la dialectique exigeait que jesupposasse, rien de plus, rien de moins, cette inconnue qu'onappelle Dieu. Nous sommes pleins de la divinité, JovisOmnia Plena ; nos monuments, nos traditions, nos lois, nosidées, nos langues et nos sciences, tout est infecté de cetteindélébile superstition hors de laquelle il ne nous est pasdonné de parler ni d'agir, et sans laquelle nous ne pensonsseulement pas. Enfin j'ai besoin de l'hypothèse de Dieu pourexpliquer la publication de ces nouveaux mémoires. Notre

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société se sent grosse d'événements et s'inquiète de l'avenir :comment rendre raison de ces pressentiments vagues avec leseul secours d'une raison universelle, immanente si l'onveut, et permanente, mais impersonnelle, et par conséquentmuette ; −ou bien avec l'idée de nécessité, s'il implique quela nécessité se connaisse, et partant qu'el le ait despressentiments ? Reste donc encore une fois l'hypothèsed'un agent ou incube qui presse la société, et lui donne desvisions. Or, quand la société prophétise, elle s'interroge parla bouche des uns, et se répond par la bouche des autres. Etsage alors qui sait écouter et comprendre, parce que Dieumême a parlé, Quia Locutus Est Deus. L'académie dessciences morales et politiques a proposé la questionsuivante : déterminer les faits généraux qui règlent lesrapports des profits avec les salaires, et en expliquer lesoscillations respectives . Il y a quelques années, la mêmeacadémie demandait : quelles sont les causes de la misère ?c'est qu'en effet le dix−neuvième siècle n'a qu' une pensée,qui est égalité et réforme. Mais l'esprit souffle où il veut :beaucoup se mirent à ruminer la question, personne nerépondit. Le collége des aruspices a donc renouvelé sademande, mais en termes plus significatifs. Il veut savoir sil'ordre règne dans l'atelier ; si les salaires sont équitables ; sila liberté et le privilége se font une juste compensation ; si lanotion de valeur, qui domine tous les faits d'échange, est,dans les formes où l 'ont rendue les économistes,suffisamment exacte ; si le crédit protége le travail ; si lacirculation est régulière ; si les charges de la société pèsent

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également sur tous, etc., etc. Et, en effet, la misère ayantpour cause immédiate l'insuffisance du revenu, il convientde savoir comment, hors les cas de malheur et de mauvaisevolonté, le revenu de l'ouvrier est insuffisant. C'est toujoursla même question d'inégalité des fortunes qui fit tant de bruitil y a un siècle, et qui, par une fatalité étrange, se reproduitsans cesse dans les programmes académiques, comme si làétait le véritable noeud des temps modernes. L'égalité donc,son principe , ses moyens, ses obstacles, sa théorie, lesmotifs de son ajournement, la cause des iniquités sociales etprovidentielles : voilà ce qu'il faut apprendre au monde, endépit des sarcasmes de l'incrédulité.

Je sais bien que les vues de l'académie ne sont pas siprofondes , et qu'elle a horreur des nouveautés à l'égal d'unconcile ; mais plus elle se tourne vers le passé, plus ellenous réfléchit l'avenir, plus par conséquent nous devonscroire à son inspiration : car les vrais prophètes sont ceuxqui ne comprennent pas ce qu'ils annoncent. écoutez plutôt :quelles sont, a dit l'académie, les applications les plus utilesqu'on puisse faire du principe de l'association volontaire etprivée au soulagement de la misère ? Et encore : exposer lathéorie et les principes du contrat d'assurance, en faire l'h isto i re, et déduire de la doctr ine et des fa i ts lesdéveloppements que ce contrat peut recevoir, et les diversesapplications utiles qui pourraient en être faites dans l'état deprogrès où se trouve actuellement notre commerce et notreindustrie . Les publicistes conviennent que l'assurance,

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forme rudimentaire de la solidarité commerciale, est uneassociation dans les choses, Societas In Re, c'est−à−dire unesociété dont les conditions, fondées sur des rapportspurement économiques, échappent à l'arbitraire de l'homme.En sorte qu' une philosophie de l'assurance ou de la garantiemutuelle des intérêts, qui serait déduite de la théoriegénérale des sociétés réelles, In Re, contiendrait la formulede l'association universelle, à laquelle personne ne croit àl'académie. Et lorsque, réunissant dans le même point de vuele sujet et l' objet, l'académie demande, à côté d'une théoriede l' association des intérêts, une théorie de l'associationvolontaire, elle nous révèle ce que doit être la société la plusparfaite, et par là même elle affirme tout ce qu'il y a de pluscontraire à ses convictions. Liberté, égalité, solidarité,association ! Par quelle inconcevable méprise un corps siéminemment conservateur a−t−il proposé aux citoyens cenouveau programme des droits de l'homme ? Ainsi Caïpheprophétisait la rédemption en reniant Jésus−Christ. Sur lapremière de ces questions, quarante−cinq mémoires en deuxans ont été adressés à l'académie : preuve que le sujetrépondait merveilleusement à l' état des esprits. Mais, parmitant de concurrents, aucun n'ayant été jugé digne du prix,l'académie a retiré la question, alléguant l'insuffisance desconcurrents, mais en réalité parce que l'insuccès du concoursétant le seul but que s'était proposé l'académie, il luiimportait de déclarer, sans attendre davantage, lesespérances des partisans de l' association dénuées defondement. Ainsi donc messieurs de l' académie désavouent,

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dans la chambre de leurs séances, ce qu'ils ont annoncé surle trépied ! Une telle contradiction n'a rien qui m'étonne ; etDieu me garde de leur en faire un crime. Les ancienscroyaient que les révolutions s'annonçaient par des signesépouvantables, et qu'entre autres prodiges les animauxparlaient. C'était une figure, pour désigner ces idéessoudaines et ces paroles étranges qui circulent tout à coupdans les masses aux instants de crise, et qui semblentprivées de tous antécédents humains, tant elles s'écartent ducercle de la judiciaire commune. à l'époque où nous vivons,pareille chose ne pouvait manquer de se produire. Aprèsavoir, par un instinct fatidique et une spontanéité machinale,Pecudesque Locutae, proclamé l'association, messieurs del'académie des sciences morales et politiques sont rentrésdans leur prudence ordinaire, et chez eux la routine estvenuedémentir l'inspiration. Sachons donc discerner les avis d'enhaut d'avec les jugements intéressés des hommes, et tenonspour certain que dans les discours des sages, cela est surtoutindubitable, à quoi leur réflexion a eu le moins de part.Toutefois l'académie, en rompant si brusquement avec sesintuitions, semble avoir éprouvé quelque remords. En placed'une théorie de l'association à laquelle par réflexion elle necroit plus, elle demande un examen critique du systèmed'instruction et d'éducation de Pestalozzi, considéréprincipalement dans ses rapports avec le bien−être et lamoralité des classes pauvres . Qui sait ?

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Peut−être que le rapport des profits et des salaires, l'association, l'organisation du travail, enfin, se trouvent aufond d'un système d'enseignement. La vie de l'hommen'estelle pas un perpétuel apprentissage ? La philosophie etla religion ne sont−elles pas l'éducation de l'humanité ?

Organiser l'instruction, ce serait donc organiser l'industrie,et faire la théorie de la société : l'académie, dans sesmoments lucides, en revient toujours là. quelle influence,c'est encore l'académie qui parle, les progrès et le goût dubienêtre matériel exercent−ils sur la moralité d'un peuple ?prise dans le sens le plus apparent, cette nouvelle questionde l'académie est banale et propre tout au plus à exercer unrhéteur.

Mais l'académie, qui doit jusqu'à la fin ignorer le sensrévolutionnaire de ses oracles, a levé le rideau dans sa glose.

Qu'a−t−elle donc vu de si profond dans cette thèseépicurienne ?

« c'est, nous dit−el le, que le goût du luxe et desjouissances ... etc. » jamais plus belle occasion ne s'étaitofferte à des moralistes d'accuser le sensualisme du siècle, lavénalité des consciences, et la corruption érigée en moyende gouvernement : au lieu de cela, que fait l'académie dessciences morales ? Avec le calme le plus automatique, elleinstitue une série où le luxe, si longtemps proscrit par les

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stoïciens et les ascètes, ces maîtres en sainteté, doitapparaître à son tour comme un principe de conduite aussilégitime, aussi pur et aussi grand que tous ceux invoquésjadis par la religion et la philosophie. Déterminez , nousdt−elle, les mobiles d'action / sans doute vieux maintenant etusés / auxquels succède providentiellement dans l' histoire lavolupté, et, d'après les résultats des premiers, calculez leseffets de celle−ci. Prouvez, en un mot, qu' Aristippe n'a faitque devancer son siècle, et que sa morale devait avoir sontriomphe, aussi bien que celle de Zénon et d' A−Kempis.Donc, nous avons affaire à une société qui ne veut plus êtrepauvre, qui se moque de tout ce qui lui fut autrefois cher etsacré, la liberté, la religion et la gloire, tant qu' elle n'a pas larichesse ; qui, pour l'obtenir, subit tous les affronts, se rendcomplice de toutes les lâchetés : et cette soif ardente deplaisir, cette volonté irrésistible d'arriver au luxe , symptômed'une nouvel le pér iode dans la c iv i l isat ion, est lecommandement suprême en vertu duquel nous devonstravailler à l' expulsion de la misère : ainsi dit l'académie.Que devient après cela le précepte de l'expiation et del'abstinence, la morale du sacrifice, de la résignation et del'heureuse médiocrité ?

Quelle méfiance des dédommagements promis pour l'autrevie, et quel démenti à l'évangile ! Mais surtout quellejustification d'un gouvernement qui a pris la clef d'or poursystème ! Comment des hommes religieux, des chrétiens,des Sénèque, ont−ils proféré d'un seul coup tant de maximes

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immorales ? L'académie, complétant sa pensée, va nousrépondre.

démontrez comment les progrès de la justice criminelle,dans la poursuite et la punition des attentats contre lespersonnes et les propriétés, suivent et marquent les âges dela civilisation depuis l'état sauvage jusqu'à l'état des peuplesles mieux policés. croit−on que les criminalistes del'académie des sciences morales aient prévu la conclusionde leurs prémisses ? Le fait qu'il s'agit d'étudier danschacun de ses moments, et que l'académie indique par lesmots progrès de la justice criminelle , n'est autre chose quel' adoucissement progressif qui se manifeste, soit dans lesformes de l'instruction criminelle, soit dans la pénalité, àmesure que la civilisation croît en liberté, en lumière et enrichesse. En sorte que le pr incipe des inst i tut ionsrépressives étant inverse de tous ceux qui constituent lebien−être des sociétés, il y a élimination constante de toutesles parties du système pénal comme de tout l'attirailjudiciaire, et que la conclusion dernière de ce mouvementest celle−ci : la sanction de l'ordre n'est ni la terreur ni lesupplice ; par conséquent ni l'enfer ni la religion. Quelrenversement des idées reçues ! Quelle négation de tout ceque l'académie des sciences morales a pour mission dedéfendre ! Mais si la sanction de l'ordre n'est plus dans lacrainte d'un châtiment à subir, soit dans cette vie, soit dansl'autre, où donc se trouvent les garanties protectrices despersonnes et des propriétés ? Ou plutôt, sans institutions

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répressives, que devient la propriété ? Et sans la propriété,que devient la famille ? L'académie, qui ne sait rien detoutes ces choses, répond sans s'émouvoir : retracez lesphases diverses de l'organisation de la famille sur le sol dela France, depuis les temps anciens jusqu'à nos jours . Cequi signifie : déterminez, par les progrès antérieurs de l'organisation familiale, les conditions d'existence de lafamille dans un état d'égalité des fortunes, d'associationvolontaire et libre, de solidarité universelle, de bien−êtrematériel et de luxe, d'ordre public sans prisons, coursd'assises, police ni bourreaux.

On s'étonnera peut−être qu'après avoir, à l'instar des plusaudacieux novateurs, mis en question tous les principes de l'ordre social, la religion, la famille, la propriété, la justice,l'académie des sciences morales et politiques n'ait pas aussiproposé ce problème : quelle est la meilleure forme degouvernement ? en effet, le gouvernement est pour la sociétéla source d'où découle toute initiative, toute garantie, touteré forme. I l é ta i t donc in téressant de savo i r s i legouvernement, tel qu'il se trouve formulé dans la charte,suffisait à la solution pratique des questions de l'académie.Mais ce serait mal connaître les oracles que de s'imaginerqu'ils procèdent par induction et analyse ; et précisémentparce que le problème politique était une condition oucorollaire des démonstrations demandées, l'académie nepouvait le mettre au concours. Une telle conclusion luiaurait ouvert les yeux, et sans attendre les mémoires des

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concurrents, elle se serait empressée de supprimer toutentier son programme. L'académie a repris la question deplus haut. Elle s'est dit : les oeuvres de Dieu sont belles deleur propre essence, Justificata In Semetipsa ; elles sontvraies, en un mot, parce qu'elles sont de lui. Les pensers de l'homme ressemblent à d'épaisses vapeurs, traversées par delongs et minces éclairs. qu'est−ce donc que la vérité parrapport à nous, et quel est le caractère de la certitude ?comme si l ' académie nous disait : vous véri f ierezl'hypothèse de votre existence, l'hypothèse de l'académie quivous interroge, l' hypothèse du temps, de l'espace, dumouvement, de la pensée et des lois de la pensée. Puis vousvérifierez l'hypothèse du paupérisme, l'hypothèse del'inégalité des conditions, l' hypothèse de l'associationuniverselle, l'hypothèse du bonheur, l'hypothèse de lamonarchie et de la républ ique, l 'hypothèse d' uneprovidence ! ... c'est toute une critique de Dieu et du genrehumain. J 'en atteste le programme de l 'honorablecompagnie : ce n'est pas moi qui ai posé les conditions demon travail, c'est l'académie des sciences morales etpolitiques.

Or, comment puis−je satisfaire à ces conditions, si je nesuis moi−même doué d'infaillibilité, en un mot si je ne suisDieu ou devin ? L'académie admet donc que la divinité etl'humanité sont identiques, ou du moins corrélatives ; mais ils'agit de savoir en quoi consiste cette corrélation : tel est lesens du problème de la certitude, tel est le but de la

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philosophie sociale. Ainsi donc, au nom de la société queDieu inspire, une académie interroge. Au nom de la mêmesociété, je suis l'un des voyants qui essaient de répondre. Latâche est immense, et je ne promets pas de la remplir : j'iraijusqu'où Dieu me donnera.

Mais, quel que soit mon discours, il ne vient point de moi :la pensée qui fait courir ma plume ne m'est pas personnelle,et rien de ce que j'écris ne m'est imputable. Je rapporterai lesfaits tels que je les aurai vus ; je les jugerai sur ce que j'enaurai dit ; j'appellerai chaque chose de son nom le plusénergique, et nul ne pourra y trouver une offense. Jechercherai librement et d'après les règles de la divinationque j'ai apprise, ce que nous veut le conseil divin quis'exprime en ce moment par la bouche éloquente des sages,et par les vagissements inarticulés du peuple : et quand jenierais toutes les prérogatives consacrées par notreconstitution, je ne serai point factieux. Je montrerai du doigtoù nous pousse l'invisible aiguillon ; et mon action ni mesparoles ne seront irritantes. Je provoquerai la nue, et quandj'en ferais tomber la foudre, je serais innocent. Dans cetteenquête solennelle où l'académie m' invite, j'ai plus que ledroit de dire la vérité, j'ai le droit de dire ce que je pense :puissent ma pensée, mon expression et la vérité, n'êtrejamais qu'une seule et même chose ! Et vous, lecteur, carsans lecteur il n'est pas d'écrivain ; vous êtes de moitié dansmon oeuvre. Sans vous, je ne suis qu'un airain sonore ; avecla faveur de votre attention, je dirai merveille.

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Voyez−vous ce tourbillon qui passe et qu'on appelle lasociété, duquel jaillissent, avec un éclat si terrible, leséclairs, les tonnerres et les voix ? Je veux vous faire toucherdu doigt les ressorts cachés qui le meuvent ; mais il fautp o u r c e l a q u e v o u s v o u s r é d u i s i e z , s o u s m o ncommandement, à l'état de pure intelligence. Les yeux del'amour et du plaisir sont impuissants à reconnaître la beautédans un squelette, l'harmonie dans des viscères mis à nu, lavie dans n sang noir et figé : ainsi les secrets de l'organismesocial sont lettre close pour l'homme dont les passions et lespréjugés offusquent le cerveau. De telles sublimités ne selaissent atteindre que dans une silencieuse et froidecontemplation. Souffrez donc qu'avant de dérouler à vosyeux les feuillets du livre de vie, je prépare votre âme parcette purification sceptique, que réclamèrent de tous tempsde leurs disciples les grands instituteurs des peuples,Socrate, Jésus−Christ, saint Paul, saint Rémi, Bacon,Descartes, Galilée, Kant, etc. Qui que vous soyez, couvertdes haillons de la misère ou paré des vêtements somptueuxdu luxe, je vous rends à cette nudité lumineuse que neternissent ni les fumées de l'opulence, ni les poisons del'envieuse pauvreté. Comment persuader au riche que ladifférence des conditions vient d'une erreur de compte ; etcomment le pauvre, sous sa besace, se figurerait−il que lepropriétaire possède de bonne foi ? S'enquérir dessouf f rances du t ravai l leur est pour l 'o is i f la p lusinsupportable distraction ; de même que rendre justice àl'heureux est pour le misérable le breuvage le plus amer.

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Vous êtes élevé en dignité : je vous destitue, vous voilàlibre. Il y a trop d'optimisme sous ce costume d'ordonnance,trop de subordination, trop de paresse.

La science exige l'insurrection de la pensée : or, la penséed' un homme en place, c'est son traitement. Votre maîtresse,belle, passionnée, artiste, n'est, je veux le croire, possédéeque de vous. C'est−à−dire que votre âme, votre esprit, votreconscience , ont passé dans le plus charmant objet de luxeque la nature et l'art aient produit pour l'éternel supplice deshumains fascinés. Je vous sépare de cette divine moitié devous−même : c' est trop aujourd'hui de vouloir la justice etd'aimer une femme . Pour penser avec grandeur et netteté, ilfaut que l'homme dédouble sa nature et reste sous sonhypostase masculine. Aussi bien, dans l'état où je vous aimis, votre amante ne vous connaîtrait plus : souvenez−vousde la femme de Job. De quelle religion êtes−vous ? ...oubliez votre foi, et, par sagesse, devenez athée. −quoi !Dites−vous, athée malgré notre hypothèse !

−non, mais à cause de notre hypothèse. Il faut avoir dèslongtemps élevé sa pensée au−dessus des choses divinespour avoir le droit de supposer une personnalité au delà del'homme, une vie au delà de cette vie. Du reste, n'ayezcrainte de votre salut. Dieu ne se fâche point contre qui leméconnaît par raison , pas plus qu'il ne se soucie de quil'adore sur parole ; et, dans l'état de votre conscience, le plussûr pour vous est de ne rien penser de lui. Ne voyez−vous

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pas qu'il en est de la religion comme des gouvernements,dont le plus parfait serait la négation de tous ? Qu'aucunefantaisie politique ni religieuse ne retienne donc votre âmecaptive ; c'est l'unique moyen aujourd'hui de n'être ni dupeni renégat. Ah ! Disais−je au temps de mon enthousiastejeunesse, n'entendrai−je point sonner les secondes vêpres dela république , et nos prêtres, vêtus de blanches tuniques,chanter sur le mode dorien l'hymne du retour : change, ôdieu, notre servitude, comme le vent du désert en un soufflerafraîchissant ! ... mais j'ai désespéré des républicains, et jene connais plus ni religion ni prêtres. Je voudrais encore,pour assurer tout à fait votre jugement, cher lecteur, vousrendre l'âme insensible à la pitié, supérieure à la vertu,indifférente au bonheur. Mais ce serait trop exiger d'unnéophyte. Souvenez−vous seulement, et n' oubliez jamais,que la pitié, le bonheur et la vertu, de même que la patrie, lareligion et l'amour, sont des masques...

de la science économique. I−opposition du fait et du droitdans l'économie des sociétés. J'affirme la réalité d'unescience économique. Cet te proposi t ion, dont peud'économistes s' avisent aujourd'hui de douter, est la plushardie peut−être qu' un philosophe ait jamais soutenue ; etla suite de ces recherches prouvera, j'espère, que le plusgrand effort de l'esprit humain sera un jour de l'avoirdémontrée. J'affirme d'autre part la certitude absolue enmême temps que le caractère progressif de la scienceéconomique, de toutes les sciences à mon avis la plus

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compréhensive, la plus pure, la mieux traduite en faits :nouvelle proposition qui fait de cette science une logique oumétaphysique In Concreto, et change radicalement les basesde l'ancienne philosophie. En d'autres termes, la scienceéconomique est pour moi la forme objective et la réalisationde la métaphysique ; c'est la métaphysique en action, lamétaphysique projetée sur le plan fuyant de la durée ; etquiconque s'occupe des lois du travail et de l'échange, estvraiment et spécialement métaphysicien. Après ce que j'aidit au prologue , ceci n'a rien qui doive surprendre. Letravail de l'homme continue l'oeuvre de Dieu, qui, en créanttous les êtres, ne fait que réaliser au dehors les lois éternellesd e l a r a i s o n . L a s c i e n c e é c o n o m i q u e e s t d o n cnécessairement et tout à la fois une théorie des idées, unethéologie naturelle et une psychologie. Cet aperçu généraleût suffi à lui seul pour expliquer comment, ayant à traiterde matières économiques, je devais préalablement supposerl'existence de Dieu, et à quel titre moi, simple économiste,j'aspire à résoudre le problème de la certitude. Mais, j'ai hâtede le dire, je ne regarde pas comme science l'ensembleincohérent de théories auquel on a donné depuis à peu prèscent ans le nom officiel d'économie politique , et qui, malgrél'étymologie du nom, n'est encore autre chose que le code oula routine immémoriale de la propriété . Ces théories nenous offrent que les rudiments ou la première section de lascience économique ; et c'est pourquoi, de même que lapropriété, elles sont toutes contradictoires entre elles, et lamoitié du temps inapplicables. La preuve de cette assertion ,

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qui est, en un sens, la négation de l'économie politique, telleque nous l'ont transmise A Smith, Ricardo, Malthus, J −BSay, et que nous la voyons stationner depuis un demi−siècle,résultera particulièrement de ce mémoire. L'insuffisance del' économie politique a de tout temps frappé les espritscontemplatifs, qui, trop amoureux de leurs rêveries pourapprofondir la pratique, et se bornant à la juger sur sesrésultats apparents, ont formé dès l'origine un parti d'opposition au statu quo , et se sont livrés à une satirepersévérante et systématique de la civilisation et de sescoutumes. En revanche, la propriété, base de toutes lesinstitutions sociales, ne manqua jamais de zélés défenseurs,qui, glorieux du titre de praticiens , rendirent guerre pourguerre aux détracteurs de l 'économie pol i t ique, ettravaillèrent d'une main courageuse et souvent habile àconsolider l'édifice qu'avaient élevé de concert les préjugésgénéraux et la liberté individuelle. La controverse, encorependante, entre les conservateurs et les réformistes, a pouranalogue, dans l' histoire de la philosophie, la querelle desréalistes et des nominaux ; il est presque inutile d'ajouterque, d'une part comme de l'autre, l'erreur et la raison sontégales, et que la rivalité, l'étroitesse et l'intolérance desopinions ont été la seule cause du malentendu. Ainsi, deuxpuissances se disputent le gouvernement du monde, ets'anathématisent avec la ferveur de deux cultes hostiles :l'économie politique, ou la tradition ; et le socialisme, oul'utopie. Qu'est−ce donc, en termes plus explicites, quel'économie politique ? Qu'est−ce que le socialisme ?

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L'économie politique est le recueil des observations faitesjusqu'à ce jour sur les phénomènes de la production et de ladistribution des richesses, c'est−à−dire sur les formes lesplus générales, les plus spontanées, par conséquent les plusauthentiques du travail et de l'échange. Les économistes ontclassé, tant bien qu'ils ont pu, ces observations ; ils ontdécrit les phénomènes, constaté leurs accidents et leursrapports ; ils ont remarqué, en plusieurs circonstances, uncaractère de nécessité qui les leur a fait appeler lois ; et cetensemble de connaissances, saisies sur les manifestationspour ainsi dire les plus naïves de la société, constituel'économie politique. L'économie politique est doncl'histoire naturelle des coutumes, traditions, pratiques etroutines les plus apparentes et les plus universellementaccréditées de l'humanité, en ce qui concerne la productionet la distribution de la richesse. à ce titre, l'économiepolitique se considère comme légitime en fait et en droit :en fait , puisque les phénomènes qu'elle étudie sontconstants, spontanés et universels ; en droit, puisque cesphénomènes ont pour eux l'autorité du genre humain, qui estla plus grande autorité possible. Aussi l'économie politiquese qualifie−t−elle science , c'est−à−dire connaissanceraisonnée et systématique de faits réguliers et nécessaires.Le socialisme, qui, semblable au dieu Vichnou, toujoursmourant et toujours ressuscitant, a fait depuis une vingtained'années sa dix millième incarnation en la personne de cinqou six révélateurs, le socialisme affirme l'anomalie de laconstitution présente de la société, et, partant, de tous les

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établissements antérieurs . Il prétend, et il prouve, quel'ordre civilisé est factice, contradictoire, inefficace ; qu'ilengendre de lui−même l' oppression, la misère et le crime ;il accuse, pour ne pas dire il calomnie, tout le passé de la viesociale, et pousse de toutes ses forces à la refonte desmoeurs et des institutions. Le socialisme conclut, endéclarant l'économie politique une hypothèse fausse, unesophistique inventée au profit de l' exploitation du plusgrand nombre par le plus petit ; et, faisant application del'apophthegme A Fructibus Cognoscetis, il achève dedémontrer l'impuissance et le néant de l'économie politiquepar le tableau des calamités humaines, dont il la rendresponsable. Mais, si l'économie politique est fausse, lajurisprudence, qui en chaque pays est la science du droit etde la coutume, est donc fausse encore, puisque, fondée surla distinction du tien et du mien, elle suppose la légitimitédes faits décrits et classés par l'économie politique. Lesthéories de droit public et international, avec toutes lesvariétés de gouvernment représentatif, sont encore fausses,puisqu'elles reposent sur le principe de l'appropriationindividuelle et de la souveraineté absolue des volontés. Lesocialisme accepte toutes ces conséquences. Pour lui,l'économie politique, regardée par plusieurs comme laphysiologie de la richesse, n' est que la pratique organiséedu vol et de la misère ; comme la jurisprudence, décorée parles légistes du nom de raison écrite, n'est à ses yeux que lacompilation des rubriques du brigandage légal et officiel, enun mot, de la propriété. Considérées dans leurs rapports, ces

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deux prétendues sciences, l'économie politique et le droit,forment, au dire du socialisme, la théorie complète del'iniquité et de la discorde. Passant ensuite de la négation àl'affirmation, le socialisme oppose au principe de propriétécelui d'association, et se fait fort de recréer de fond encomble l'économie sociale, c'est−à−dire de constituer undroit nouveau, une politique nouvelle, des institutions et desmoeurs diamétralement opposées aux formes anciennes.Ainsi la l igne de démarcation entre le socialisme etl'économie politique est tranchée, et l'hostilité flagrante.L'économie politique incline à la consécration de l'égoïsme ;le socialisme penche vers l'exaltation de la communauté.

Les économistes, sauf quelques infractions à leursprincipes, dont ils croient devoir accuser les gouvernements,sont optimistes quant aux faits accomplis ; les socialistesquant aux faits à accomplir. Les premiers affirment que cequi doit être est ; les seconds que ce qui doit être n'est pas .conséquemment, tandis que les premiers se portent commedéfenseurs de la religion, de l'autorité et des autres principescontemporains et conservateurs de la propriété ; bien queleur crit ique, ne relevant que de la raison, porte defréquentes atteintes à leurs préjugés : −les seconds rejettentl'autorité et la foi, et en appellent exclusivement à lascience ; bien qu' une certaine religiosité, tout à faitillibérale, et un dédain très−peu scientifique des faits, soienttoujours le caractère le plus apparent de leurs doctrines. Dureste, les uns et les autres ne cessent de s 'accuser

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réciproquement d'impéritie et de stérilité. Les socialistesdemandent compte à leurs adversaires de l'inégalité desconditions de ces débauches commerciales où le monopoleet la concurrence, dans une monstrueuse union, engendrentéternellement le luxe et la misère ; ils reprochent auxthéories économiques, toujours moulées sur le passé, delaisser l'avenir sans espérance ; bref, ils signalent le régimepropriétaire comme une hallucination horrible, contrelaquelle l' humanité proteste et se débat depuis quatre milleans. Les économistes, de leur côté, défient les socialistes deproduire un système où l'on puisse se passer de propriété, deconcurrence et de police ; ils prouvent, pièces en mains, quetous les projets de réformes n'ont jamais été que desrapsodies de fragments empruntés à ce même régime que lesocialisme dénigre, des plagiats en un mot de l'économiepolitique, hors de laquelle le socialisme est incapable deconcevoir et de formuler une idée.

Chaque jour voit s'accumuler les pièces de ce graveprocès, et s'embrouiller la question. Pendant que la sociétémarche et trébuche, souffre et s'enrichit en suivant la routineéconomique , les socialistes, depuis Pythagore, Orphée etl'impénétrable Hermès, travaillent à établir leur dogmecontradictoirement à l' économie politique. Quelques essaisd'association ont même été faits çà et là d'après leurs vues :mais jusqu'à présent ces rares tentatives, perdues dansl'océan propriétaire, sont demeurées sans résultats ; etcomme si le destin eût résolu d'épuiser l 'hypothèse

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économique avant d'attaquer l'utopie socialiste, le partiréformateur est réduit à dévorer les sarcasmes de sesadversaires en attendant que son tour vienne.

Voilà où en est la cause : le socialisme dénonce sansrelâche les méfaits de la civilisation, constate jour par jourl'impuissance de l'économie politique à satisfaire lesattractions harmoniques de l'homme, et présente requête surrequête ; l'économie politique emplit son dossier dessystèmes socialistes, qui tous, les uns après les autres,passent et meurent dédaignés du sens commun. Lapersévérance du mal alimente la plainte des uns, en mêmetemps que la constance des échecs réformistes fournit à l'ironie maligne des autres. Quand viendra le jugement ? Letribunal est désert ; cependant l'économie politique use deses avantages, et, sans fournir caution, continue de régenterle monde : Possideo Quia Possideo. Si, de la sphère desidées , nous descendons aux réa l i t és du monde ,l'antagonisme nous paraîtra plus grave encore et plusmenaçant. Lorsque, dans ces dernières années, le socialisme,provoqué par de longues tempêtes , vint faire parmi nous safantastique apparition, les hommes que toute controverseavait jusqu'alors trouvés indifférents et tièdes, se rejetèrentavec effroi vers les idées monarchiques et religieuses ; ladémocrat ie, qu'on accusait de porter ses dernièresconséquences, fut maudite et refoulée. Cette inculpation auxdémocrates de la part des conservateurs était une calomnie.La démocratie est par nature aussi antipathique à la pensée

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socialiste qu'incapable de suppléer la royauté, contrelaquelle sa destinée est de conspirer toujours sans aboutirjamais. C'est ce qui parut bientôt, et dont nous sommestémoins tous les jours, dans les protestations de foichrétienne et propriétaire de la part des publicistesdémocrates, qui, dès ce moment, commencèrent à se voirdélaissés du peuple. D'autre part , la philosophie ne semontra ni moins étrangère, ni moins hostile au socialismeque la politique et la religion. Car, de même que dans l'ordrepolitique la démocratie a pour principe la souveraineté dunombre, et la monarchie la souveraineté du prince ; demême aussi que dans les choses de la conscience la religionn'est autre que la soumission à un être mystique, appeléDieu, et au prêtre qui le représente ; de même enfin que dansl'ordre économique la propriété, c'est−à−dire le domaineexclusif de l'individu sur les instruments du travail, est lepoint de départ des théories : −de même la philosophie, enprenant pour base les prétendus à priori de la raison, estconduite fatalement à attribuer au moi seul la génération et l'autocratie des idées, et à nier la valeur métaphysique de l'expérience, c'est−à−dire à mettre partout, à la place de la loiobjective, l'arbitraire, le despotisme. Or, une doctrine qui,née tout à coup au coeur de la société, sans antécédents etsans aïeux, repoussait de toutes les régions de la conscienceet de la société le principe arbitral, pour y substituer, comevérité unique, le rapport des faits ; qui rompait avec latradition, et ne consentait à se servir du passé que commed'un point d'où elle s'élançait vers l'avenir : une telle

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doctrine ne pouvait manquer de soulever contre elle lesautorités établies ; et l'on peut voir aujourd'hui comment,malgré leurs discordes intestines , lesdites autorités, qui n'enfont qu'une, s'entendent pour combattre le monstre prêt à lesengloutir. Aux ouvriers qui se plaignent de l'insuffisance dusalaire et de l'incertitude du travail, l'économie politiqueoppose la liberté du commerce ; aux citoyens qui cherchentles conditions de la liberté et de l' ordre, les idéologuesrépondent par des systèmes représentatifs ; aux âmes tendresqui, destituées de la foi antique, demandent la raison et lebut de leur existence, la religion propose les secretsinsondables de la providence, et la philosophie tient enréserve le doute. Des faux−fuyants, toujours ! Des idéespleines, où le coeur et l'esprit se reposent, jamais ! Lesocialisme crie qu'il est temps de faire voile vers la terreferme, et d'entrer dans le port ; mais, disent les anti−sociaux,il n'y a point de port ; l'humanité marche à la garde de Dieu,sous la conduite des prêtres, des philosophes, des orateurs etdes économistes, et notre circumnavigation est éternelle.Ainsi la société se trouve, dès son origine, divisée en deuxgrands part is : l 'un, t radi t ionnel , essent ie l lementhiérarchique, et qui, selon l' objet qu'il considère, s'appelletour à tour royauté ou démocratie, philosophie ou religion,en un mot, propriété ; −l' autre qui, ressuscitant à chaquecrise de la civilisation, se proclame avant tout anarchique etathée , c'est−à−dire réfractaire à toute autorité divine ethumaine : c'est le socialisme. Or, la critique moderne adémontré que dans un conflit de cette espèce, la vérité se

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trouve, non dans l'exclusion de l'un des contraires, mais bienet seulement dans la conciliation de tous deux ; il est, dis−je,acquis à la science que tout antagonisme, soit dans la nature,soit dans les idées, se résout en un fait plus général, ou enune formule complexe, qui met les opposants d'accord en lesabsorbant, pour ainsi dire, l'un et l'autre.

Ne pourrions−nous donc, hommes de sens commun, enattendant la solution que sans doute l'avenir réalisera, nouspréparer à cette grande transit ion par l 'analyse despuissances en lutte, ainsi que de leurs qualités positives etnégatives ? Un semblable travail, fait avec exactitude etconscience, si même il ne nous conduisait d'emblée à lasolution, aurait du moins l' inappréciable avantage de nousrévéler les conditions du problème , et par là de nous teniren garde contre toute utopie. Qu'estce donc qu'il y a denécessaire et de vrai dans l'économie politique ? Oùva−t−elle ? Que peut−elle ? Que nous veut−elle ?

Voilà ce que je me propose de déterminer dans cetouvrage. −que vaut le socialisme ? La même investigationnous l'apprendra. Car , puisqu'en fin de compte le but quepoursuivent le socialisme et l'économie politique est lemême, savoir la liberté, l'ordre et le bien−être parmi leshumains, il est évident que les conditions à remplir, end'autres termes, les difficultés à vaincre pour atteindre cebut, sont aussi pour tous deux les mêmes, et qu'il ne resteplus qu'à peser les moyens tentés ou proposés tant d'une part

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que de l'autre. Mais comme d'ailleurs il a été donné àl'économie politique seule, jusqu'à présent, de traduire sesidées en actes, tandis que le socialisme n'a guère fait que selivrer à une perpétuelle satire, il n'est pas moins clair qu'enappréciant selon leur mérite les travaux économiques, nousaurons par là même rédui t à leur juste valeur lesdéclamations socialistes : en sorte quenotre critique, spécialeen apparence, pourra prendre des conclusions absolues etdéfinitives. C'est ce qu'il est indispensable de faire mieuxentendre par quelques exemples, avant d'entrer à fond dans l'examen de l'économie politique.

Ii−insuffisance des théories et des critiques. Consignons d'abord une observation importante : les contendants sontd'accord de s'en référer à une autorité commune, que chacuncompte avoir pour soi, la science. Platon, utopiste, organisaitsa république idéale au nom de la science, que, par modestieet euphémisme, il appelait philosophie. Aristote, praticien,réfutait l'utopie platonique au nom de la même philosophie.Ainsi va la guerre sociale depuis Platon et Aristote. Lessocialistes modernes se réclament tous de la science une etindivisible, mais sans pouvoir se mettre d'accord ni sur lecontenu, ni sur les limites , ni sur la méthode de cettescience ; les économistes, de leur côté, affirment que lascience sociale n'est autre que l' économie politique. Il s'agitdonc tout d'abord de reconnaître ce que peut être une sciencede la société. La science, en général, est la connaissanceraisonnée et systématique de ce qui est. Appliquant cette

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notion fondamentale à la société, nous dirons : la sciencesociale est la connaissance raisonnée et systématique, nonpas de ce qu'a été la société, ni de ce qu'elle sera , mais dece qu'elle est dans toute sa vie, c' est−à−dire dans l'ensemblede ses manifestations successives : car c'est là seulementqu'il peut y avoir raison et système. La science sociale doitembrasser l'ordre humanitaire, nonseulement dans telle outelle période de sa durée, ni dans quelques−uns de seséléments ; mais dans tous ses principes et dans l'intégralitéde son existence : comme si l'évolution sociale, épanduedans le temps et l'espace, se trouvait tout à coup ramassée etfixée sur un tableau qui, montrant la série des âges et la suitedes phénomènes, en découvrirait l'enchaînement et l'unité.Telle doit être la science de toute réalité vivante etprogressive ; telle est incontestablement la science sociale.

Il se pourrait donc que l'économie politique, malgré satendance individualiste et ses affirmations exclusives, fûtpartie constituante de la science sociale, dans laquelle lesphénomènes qu'elle décrit seraient comme les jalonsprimordiaux d'une vaste triangulation, et les éléments d'untout organique et complexe. à ce point de vue, le progrès del'humanité, allant du simple au composé, serait entièrementconforme à la marche des sciences, et les faits discordants etsi souvent subversifs, qui forment aujourd'hui le fond etl'objet de l'économie politique, devraient être considérés parnous comme au tan t d 'hypo thèses pa r t i cu l i è res ,successivement réalisées par l'humanité en vue d' une

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hypothèse supérieure, dont la réalisation résoudrait toutesles difficultés, et, sans abroger l'économie politique,donnerait satisfaction au socialisme. −car, ainsi que je l'ai ditau prologue, en tout état de cause, nous ne pouvons admettreque l'humanité, de quelque façon qu'elle s'exprime, setrompe.

Rendons maintenant cela plus clair par les faits. Laquestion aujourd'hui la plus controversée est sans contredit l'organisation du travail . Comme saint Jean−Baptisteprêchait dans le désert : faites pénitence, les socialistes vontcriant partout cette nouveauté vieille comme le monde :organisez le travail ; sans pouvoir jamais dire ce que doitêtre, suivant eux, cette organisation. Quoi qu'il en soit, leséconomistes ont vu, dans cette clameur socialiste, une injureà leurs théories : c'était, en effet, comme si on leur eûtreproché d'ignorer la première chose qu'i ls dussentconnaître, le travail. Ils ont donc répliqué à la provocationde leurs adversaires, d'abord en soutenant que le travail estorganisé, qu'il n'y a pas d'autre organisation du travail que laliberté de produire et de faire des échanges, soit pour soncompte personnel, soit en société avec d'autres, auquel cas lamarche à suivre a été prévue par les codes civil et decommerce. Puis, comme cette argumentation ne servait qu'àprêter à rire aux adversaires, ils ont saisi l'offensive, et,fa isant voir que les social is tes n 'entendaient r ieneux−mêmes à cette organisation qu'ils agitaient comme unépouvantail, ils ont fini par dire que ce n'était qu'une

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nouvelle chimère du socialisme, un mot vide de sens, uneabsurdité. Les écrits les plus récents des économistes sontpleins de ces jugements impitoyables. Cependant il estcertain que les mots organisation du travail présentent unsens aussi clair et aussi rationnel que ceux−ci : organisationde l'atelier, organisation de l'armée, organisation de lapolice, organisation de la charité, organisation de la guerre.à cet égard, la polémique des économistes s'est empreinted'une déplorable déraison. −il n'est pas moins sûr quel'organisation du travail ne peut être une utopie et unechimère ; car, du moment que le travail, condition suprêmede la civilisation, existe, il s' ensuit qu'il est déjà soumis àune organisat ion tel le quel le, qu' i l est permis auxéconomistes de trouver bonne, mais que les socialistesjugent détestable. Resterait donc, relativement à laproposition d'organiser le travail, formulée par le socialisme,cette fin de non−recevoir, que le travail est organisé. Or, c'est ce qui est pleinement insoutenable, puisqu'il est notoireque dans le travail, l'offre, la demande, la division, laquantité, les proportions, le prix et la garantie, rien,absolument rien n'est régularisé ; tout, au contraire, est livréaux caprices du libre arbitre, c'est−à−dire du hasard. Quant ànous, guidés par l'idée que nous nous sommes faite de lascience sociale, nous affirmerons, contre les socialistes etcontre les économistes, non pas qu'il faut organiser letravail, ni qu' il est organisé , mais qu'il s'organise . Letravail, disons−nous, s'organise : c'est−à−dire qu'il est entrain de s'organiser depuis le commencement du monde, et

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qu'il s' organisera jusqu'à la fin. L'économie politique nousenseigne les premiers rudiments de cette organisation ; maisle socialisme a raison de prétendre que, dans sa formeactuelle, l' organisation est insuffisante et transitoire ; ettoute la mission de la science est de chercher sans cesse, àvue des résultats obtenus et des phénomènes en coursd 'accompl issement , que l les sont les innovat ionsimmédiatement réalisables. Le socialisme et l'économiepolitique, en se faisant une guerre burlesque, poursuiventdonc au fond la même idée, l'organisation du travail. Maisils sont coupables tous deux d'infidélité à la science et decalomnie réciproque, lorsque, d'une part, l' économiepolitique, prenant pour science ses lambeaux de théorie, serefuse à tout progrès ultérieur ; et lorsque le socialisme,abdiquant la tradition, tend à reconstituer la société sur desbases introuvables. Ainsi le socialisme n'est rien sans unecritique profonde et un développement incessant del'économie politique ; et pour appliquer ici le célèbreaphorisme de l' école, Nihil Est In Intellectu, Quod NonPrius Fuerit In Sensu, il n'y a rien dans les hypothèsessoc ia l is tes qu i ne se re t rouve dans les pra t iqueséconomiques. En revanche, l'économie politique n'est plusqu'une impertinente rapsodie, dès qu'elle affirme commeabsolument valables les faits collectionnés par Adam Smithet J−B Say. Iiiapplication de la loi de proportionnalité desvaleurs. Tout produit est un signe représentatif du travail.Tout produit peut en conséquence être échangé pour unautre, et la pratique universelle est là qui en témoigne. Mais

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supprimez le travail : il ne vous reste que des utilités plus oumoins grandes, qui, n' étant frappées d'aucun caractèreéconomique, d'aucun signe humain, sont incommensurablesentre elles, c'est−à−dire logiquement inéchangeables.L'argent, comme toute autre marchandise, est un signereprésentatif du travail : à ce titre, il a pu servir d'évaluateurcommun, et d'intermédiaire aux transactions. Mais lafonction particulière que l'usage a dévolue aux métauxprécieux, de servir d'agent au commerce, est purementconventionnelle, et toute autre marchandise pourrait, moinscommodément peut−être, mais d'une manière aussiauthent ique, rempl i r ce rô le : les économistes lereconnaissent, et l'on en cite plus d'un exemple. Quelle estdonc la raison de cette préférence généralement accordéeaux métaux, pour servir de monnaie, et comment s'expliquecette spécialité de fonction, sans analogue dans l'économiepolitique, de l'argent ? Car toute chose unique et sanscomparaison dans son espèce est par cela même de plusdifficile intelligence, souvent même ne s' entend pas du tout.Or, est−il possible de rétablir la série d' où la monnaiesemble avoir été détachée, et, par conséquent, de ramenercelle−ci à son véritable principe ? Sur cette question leséconomistes, suivant leur habitude, se sont jetés hors dudomaine de leur science : ils ont fait de la physique, de lamécanique, de l'histoire, etc. ; ils ont parlé de tout, et n' ontpas répondu. Les métaux précieux, ont−ils dit, par leurrareté, leur densité, leur incorruptibilité, offraient pour lamonnaie des commodités qu'on était loin de rencontrer au

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même degré dans les autres marchandises. Bref, leséconomistes, au lieu de répondre à la question d'économiequi leur était posée, se sont mis à traiter la question d'art. Ilsont très−bien fait valoir la convenance mécanique de l'or etde l'argent à servir de monnaie ; mais ce qu'aucun d'eux n'ani vu ni compris, c'est la raison économique qui a déterminé,en faveur des métaux précieux, le privilége dont i lsjouissent. Or, ce que nul n'a remarqué, c' est que de toutesles marchandises, l'or et l'argent sont les premières dont lavaleur soit arrivée à sa constitution. Dans la périodepatriarcale, l 'or et l 'argent se marchandent encore ets'échangent en lingots, mais déjà avec une tendance visible àla domination et avec une préférence marquée. Peu à peu lessouverains s'en emparent et y apposent leur sceau : et decette consécration souveraine naît la monnaie, c'est−à−direla marchandise par excellence, celle qui, nonobstant toutesles secousses du commerce, conserve une va leurproportionnelle déterminée, et se fait accepter en toutpayement. Ce qui distingue la monnaie, en effet, n'est pointla dureté du métal, elle est moindre que celle de l'acier ; nison utilité, elle est de beaucoup inférieure à celle du blé, dufer, de la houille, et d'une foule d'autres substances, réputéespresque viles à côté de l'or ; −ce n'est ni la rareté, ni ladensité : l'une et l' autre pouvaient être suppléées, soit par letravail donné à d' autres matières, soit, comme aujourd'hui,par du papier de banque, représentant de vastes amas de ferou de cuivre. Le trait distinctif de l'or et de l'argent vient, jele répète, de ce que, grâce à leurs propriétés métalliques, aux

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difficultés de leur production, et surtout à l'intervention del'autorité publique, ils ont de bonne heure conquis, commemarchandises, la fixité et l'authenticité. Je dis donc que lavaleur de l'or et de l'argent, notamment de la partie qui entredans la fabrication des monnaies, bien que peut−être cettevaleur ne soit pas encore calculée d'une manière rigoureuse,n'a plus rien d' arbitraire ; j 'ajoute qu'elle n'est plussusceptible de dépréciation, à la manière des autres valeurs,bien que cependant elle puisse varier continuellement. Tousles frais de raisonnement et d'érudition qu'on a faits pourprouver, par l' exemple de l'argent, que la valeur est choseessentiellement indéterminable, sont autant de paralogismes,provenant d'une fausse idée de la question, Ab IgnorantiâElenchi. Philippe Ier, roi de France, mêle à la livre tournoisde Charlemagne un tiers d'alliage, s'imaginant que lui seulayant le monopole de la fabrication des monnaies, il peutfaire ce que fait tout commerçant ayant le monopole d'unproduit. Qu'était−ce, en effet, que cette altération desmonnaies, tant reprochée à Philippe et à ses successeurs ?Un raisonnement très−juste au point de vue de la routinecommerciale, mais très−faux en science économique, savoir,que l'offre et la demande étant la règle des valeurs, on peut,soit en produisant une rareté factice, soit en accaparant lafabrication, faire monter l'estimation et partant la valeur deschoses, et que cela est vrai de l'or et de l' argent, comme dublé, du vin, de l'huile, du tabac. Cependant la fraude dePhilippe ne fut pas plutôt soupçonnée, que sa monnaie futréduite à sa juste valeur, et qu'il perdit lui−même tout ce

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qu'il avait cru gagner sur ses sujets. Même chose arriva à lasuite de toutes les tentatives analogues. D'où venait cemécompte ? C'est, disent les économistes, que par lefauxmonnayage, la quantité d'or et d'argent n'étantréellement ni diminuée ni accrue, la proportion de cesmétaux avec les autres marchandises n'était point changée,et qu'en conséquence il n' était pas au pouvoir du souverainde faire que ce qui ne valait que comme 2 dans l'état, valût4. Il est même à considérer que si, au lieu d'altérer lesmonnaies, il avait été au pouvoir du roi d'en doubler lamasse, la valeur échangeable de l'or et de l'argent auraitaussitôt baissé de moitié, toujours par cette raison deproportionnalité et d'équilibre. L'altération des monnaiesétait donc, de la part du roi, un emprunt forcé, disons mieux,une banqueroute, une escroquerie. à merveil le : leséconomistes expliquent fort bien, quand ils veulent, lathéorie de la mesure des valeurs ; il suffit pour cela de lesmettre sur le chapitre de la monnaie. Comment donc nevoient−ils pas que la monnaie est la loi écrite du commerce,le type de l'échange, le premier terme de cette longue chaînede créations qui toutes, sous le nom de marchandises,doivent recevoir la sanction sociale , et devenir, sinon defait, au moins de droit, acceptables comme la monnaie entoute espèce de marché ? « la monnaie, dit trèsbien MAugier, ne peut servir, soit d'échelle de constatation pour lesmarchés passés, soit de bon instrument d'échange, qu'autantque sa valeur approche le plus de l'idéal de la permanence ;car elle n'échange ou n'achète jamais que la valeur qu'elle

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possède. » histoire du crédit public. traduisons cetteobservation éminemment judicieuse en une formulegénérale. Le travail ne devient une garantie de bienêtre etd'égalité qu'autant que le produit de chaque individu est enproportion avec la masse : car il n'échange ou n'achètejamais qu'une valeur égale à la valeur qui est en lui.N'est−il pas étrange qu'on prenne hautement la défense ducommerce agioteur et infidèle, et qu'en même temps on serécrie sur la tentative d'un monarque faux−monnayeur, qui,après tout, ne faisait qu'appliquer à l'argent le principefondamental de l' économie politique, l'instabilité arbitrairedes valeurs ? Que la régie s'avise de donner 75 o grammesde tabac pour un kilogramme, les économistes crieront auvol ; −mais si la même régie, usant de son privilége,augmente le prix du kilogramme de 2 francs, ils trouverontque c'est cher, mais ils n'y verront rien qui soit contraireaux principes. Quel imbroglio que l' économie politique ! Ily a donc, dans la monétisation de l'or et de l'argent, quelquechose de plus que ce qu'en ont rapporté les économistes : ily a la consécration de la loi de proportionnalité, le premieracte de constitution des valeurs. L' humanité opère en toutpar des gradations infinies : après avoir compris que tousles produits du travail doivent être soumis à une mesure deproportion qui les rende tous également permutables , ellecommence par donner ce caractère de permutabilitéabsolue à un produit spécial, qui deviendra pour elle le typeet le patron de tous les autres. C'est ainsi que pour éleverses membres à la liberté et à l'égalité, elle commence par

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créer des rois. Le peuple a le sentiment confus de cettemarche providentielle, lorsque dans ses rêves de fortune etdans ses légendes, il parle toujours d'or et de royauté ; etles philosophes n'ont fait que rendre hommage à la raisonuniverselle, lorsque dans leurs homélies soi−disant moraleset leurs utopies sociétaires, ils tonnent avec un égal fracascontre l'or et la tyrannie. Auri Sacra Fames ! Maudit or !S'écrie plaisamment un communiste. Autant vaudrait dire :maudit froment, maudites vignes, maudits moutons ; car, demême que l'or et l'argent, toute valeur commerciale doitarriver à une exacte et rigoureuse détermination . L'oeuvreest dès longtemps commencée : aujourd'hui elle avance àvue d'oeil. Passons à d'autres considérations. Un axiomegénéralement admis par les économistes, est que tout travaildoit laisser un excédant . Cette proposition est pour moid'une vérité universelle et absolue : c'est le corollaire de laloi de proportionnalité, que l'on peut regarder comme lesommaire de toute la science économique. Mais, j'endemande pardon aux économistes, le principe que touttravail doit laisser un excédant n'a pas de sens dans leurthéorie, et n' est susceptible d'aucune démonstration.Comment, si l'offre et la demande sont la seule règle desvaleurs, peut−on reconnaître ce qui excède et ce qui suffit ?Ni le prix de revient, ni le prix de vente, ni le salaire, nepouvant être mathématiquement déterminés, comment est−ilpossible de concevoir un surplus, un profit ? La routinecommerciale nous a donné, ainsi que le mot, l'idée duprofit : et comme nous sommes politiquement égaux, on en

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conclut que chaque citoyen a un droit égal à réaliser, dansson industrie personnelle, des bénéfices.

Mais les opérations du commerce sont essentiellementirrégulières , et l'on a prouvé sans réplique que les bénéficesdu commerce ne sont qu'un prélèvement arbitraire et forcédu producteur sur le consommateur, en un mot undéplacement, pour ne pas dire mieux . C'est ce que l'onapercevrait bientôt, s'il était possible de comparer le chiffretotal des déficits de chaque année avec le montant desbénéfices. Dans le sens de l'économie politique, le principeque tout travail doit laisser un excédant n'est autre que laconsécration du droit constitutionnel que nous avons tousacquis par la révolution, de voler le prochain. La loi deproportionnalité des valeurs peut seule rendre raison de ceproblème. Je prendrai la question d'un peu haut : elle estassez grave pour que je la traite avec l'étendue qu'ellemérite. La plupart des philosophes, comme des philologues,ne voient dans la société qu'un être de raison, ou, pourmieux dire, un nom abstrait servant à désigner unecollection d'hommes. C'est un préjugé que nous avons tousreçu dès l'enfance avec nos premières leçons de grammaire,que les noms collectifs, les noms de genre et d'espèce, nedésignent point des réalités. Il y aurait fort à dire sur cechapitre : je me renferme dans mon sujet. Pour le véritableéconomiste, la société est un être vivant, doué d'uneintelligence et d'une activité propres, régi par des loisspéciales que l 'observation seule découvre, et dont

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l'existence se manifeste, non sous une forme physique, maispar le concert et l'intime solidarité de tous ses membres.Ainsi, lorsque tout à l'heure, sous l'emblème d'un dieu de lafable, nous faisions l'allégorie de la société, notre langagen'avait au fond rien de métaphorique : c'était l'être social,unité organique et synthétique, auquel nous venions dedonner un nom. Aux yeux de quiconque a réfléchi sur leslois du travail et de l'échange / je laisse de côté toute autreconsidération /, la réalité, j'ai presque dit la personnalité del'homme collectif, est aussi certaine que la réalité et lapersonnalité de l'homme individu.

Toute la différence est que celui−ci se présente aux senssous l' aspect d'un organisme dont les parties sont encohérence matérielle, circonstance qui n'existe pas dans lasoc ié té . Ma i s l ' i n t e l l i gence , l a spon tané i t é , l edéveloppement, la vie, tout ce qui constitue au plus hautdegré la réalité de l'être, est aussi essentiel à la société qu'àl'homme : et de là vient que le gouvernement des sociétésest science , c'est−à−dire étude de rapports naturels ; etnon point art , c'est−à−dire bon plaisir et arbitraire. De làvient enfin que toute société décline, dès qu'elle passe auxmains des idéologues. Le principe que tout travail doitlaisser un excédant , indémontrable à l'économie politique,c'est−à−dire à la routine propriétaire, est un de ceux quitémoignent le plus de la réalité de la personne collective :car, ainsi qu'on va voir, ce principe n' est vrai des individusque parce qu'il émane de la société, qui leur confère ainsi le

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bénéfice de ses propres lois. Venons aux faits. On aremarqué que les entreprises de chemins de fer sontbeaucoup moins une source de r ichesse pour lesentrepreneurs que pour l'état. L'observation est juste ; et l'onaurait dû ajouter qu'elle s'applique non−seulement auxchemins de fer, mais à toute industrie. Mais ce phénomène,qui dérive essentiellement de la loi de proportionnalité desvaleurs, et de l'identité absolue de la production et de laconsommation, est inexplicable avec la notion ordinaire devaleur utile et valeur échangeable. Le prix moyen dutransport des marchandises par le roulage est I 8 centimespar tonne et kilomètre, marchandise prise et rendue enmagasin. On a calculé qu'à ce prix, une entreprise ordinairede chemin de fer n'obtiendrait pas Iopioo de bénéfice net,résultat à peu près égal à celui d'une entreprise de roulage.

Mais admettons que la célérité du transport par fer soit àcelle du roulage de terre, toutes compensations faites,comme 4 est à I : comme dans la société le temps est lavaleur même, à égalité de prix le chemin de fer présenterasur le roulage un avantage de 4 oopioo. Cependant cetavantage énorme, très−réel pour la société, est bien loin dese réaliser dans la même proportion pour le voiturier, qui,tandis qu'il fait jouir la société d' une mieux−value de 4oopioo, ne retire pas, quant à lui, Iopioo. Supposons, eneffet, pour rendre la chose encore plus sensible, que lechemin de fer porte son tarif à 25 centimes, celui du roulagerestant à I 8 ; il perdra à l'instant toutes ses consignations :

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expéditeurs, destinataires, tout le monde reviendra à lamalbrouk, à la patache, s'il faut. On désertera la locomotive ;un avantage social de 4 oopioo sera sacrifié à une perteprivée de 33 pioo. La raison de cela est facile à saisir :l'avantage qui résulte de la célérité du chemin de fer est toutsocial, et chaque individu n'y participe qu'en une proportionminime / n'oublions pas qu'il ne s'agit en ce moment que dutransport des marchandises /, tandis que la perte frappedirectement et personnellement le consommateur. Unbénéfice social égal à 4 oo représente, pour l'individu, si lasociété est composée seulement d'un million d'hommes,quatre dix millièmes ; tandis qu'une perte de 33 pioo pour leconsommateur supposerait un déficit social de trente−troismillions. L'intérêt privé et l'intérêt collectif, si divergents aupremier coup d'oeil, sont donc parfaitement identiques etadéquats : et cet exemple peut déjà servir à faire comprendrecomment, dans la science économique, tous les intérêts seconcilient. Ainsi donc, pour que la société réalise le bénéficesupposé ci−dessus, il faut de toute nécessité que le tarif duchemin de fer ne dépasse pas, ou dépasse de fort peu le prixdu roulage. Mais, pour que cette condition soit remplie, en d'a u t r e s t e r m e s , p o u r q u e l e c h e m i n d e f e r s o i tcommercia lement possib le, i l faut que la mat ièretransportable soit assez abondante pour couvrir au moinsl'intérêt du capital engagé, et les frais d'entretien de la voie.Donc la première condition d'existence d'un chemin de ferest une forte circulation : ce qui suppose une production plusforte encore, une grande masse d'échanges. Mais production,

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c i rcu la t ion , échanges , ne son t po in t choses qu is'improvisent ; puis, les diverses formes du travail ne sedéveloppent pas isolément et indépendamment l'une del'autre : leur progrès est nécessairement lié, solidaire,proportionnel. L'antagonisme peut exister entre lesindustr ie ls : malgré eux, l 'act ion socia le est une,convergente, harmonique, en un mot, personnelle. Doncenfin il est un jour marqué pour la création des grandsinstruments de travail : c'est celui où la consommationgénérale peut en soutenir l'emploi, c'est−à−dire, car toutesces propositions se traduisent, celui où le travail ambiantpeut alimenter les nouvelles machines. Anticiper l'heuremarquée par le progrès du travail, serait imiter ce fou qui,descendant de Lyon à Marseille, fit appareiller pour lui seulun steamer. Ces points éclaircis, rien de plus aisé qued'expliquer comment le travail doit laisser à chaqueproducteur un excédant. Et d'abord, pour ce qui concerne lasociété : Prométhée, sortant du sein de la nature, s'éveille àla vie dans une inert ie pleine de charme, mais quideviendrait bientôt misère et torture s'il ne se hâtait d'ensortir par le travail. Dans cette oisiveté originelle, le produitde Prométhée étant nul, son bien−être est identique à celuide la brute, et peut se représenter par zéro. Prométhée se metà l'oeuvre : et dès sa première journée, première journée dela seconde création, le produit de Prométhée, c'est−à−dire sarichesse, son bien−être, est égal à Io. Le second jour,Prométhée divise son travail, et son produit devient égal àIoo . Le troisième jour, et chacun des jours suivants,

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Prométhée invente des machines, découvre de nouvellesutilités dans les corps, de nouvelles forces dans la nature ; lechamp de son existence s'étend du domaine sensitif à lasphère du moral et de l'intelligence, et, à chaque pas que faitson industrie, le chiffre de sa production s'élève et luidénonce un surcroît de félicité. Et puisque enfin pour luiconsommer c'est produire, il est clair que chaque journée deconsommation, n'emportant que le produit de la veille, laisseun excédant de produit à la journée du lendemain.

Mais remarquons aussi, remarquons surtout ce fait capital,c'est que le bien−être de l'homme est en raison directe de l'intensité du travail et de la multiplicité des industries : ensorte que l'accroissement de la richesse et l'accroissement dulabeur sont corrélatifs et parallèles. Dire maintenant quechaque individu participe à ces conditions générales dudéveloppement collectif, ce serait affirmer une vérité qui, àforce d'évidence , pourrait sembler niaise. Signalons plutôtles deux formes générales de la consommation dans lasociété. La société, de même que l'individu, a d'abord sesobjets de consommation personnelle, objets dont le tempslui fait sentir peu à peu le besoin, et que ses instinctsmystérieux lui commandent de créer.

Ainsi, il y eut au moyen âge, pour un grand nombre devilles, un instant décisif où la construction d'hôtels de villeet de cathédrales devint une passion violente, qu'il fallut àtout prix satisfaire ; l'existence de la communauté en

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dépendait.

Sécurité et force, ordre public, centralisation, nationalité,patrie, indépendance, voilà ce qui compose la vie de lasociété, l'ensemble de ses facultés mentales ; voilà lessentiments qui devaient trouver leur expression et leursinsignes. Telle avait été autrefois la destination du temple deJérusalem, véritable palladium de la nation juive ; tel était letemple de Jupiter Capitolin, à Rome. Plus tard, après lepalais municipal et le temple, organes pour ainsi dire de lacentralisation et du progrès, vinrent les autres travauxd'utilité publique, ponts, théâtres, écoles, hôpitaux, routes,etc. Les monuments d'utilité publique étant d'un usageessentiellement commun, et par conséquent gratuit, lasociété se couvre de ses avances par les avantages politiqueset moraux qui résultent de ces grands ouvrages, et qui,donnant un gage de sécurité au travail et un idéal auxesprits, impriment un nouvel essor à l'industrie et aux arts.Mais il en est autrement des objets de consommationdomestique, qui seuls tombent dans la catégorie del'échange : ceux−ci ne sont productibles que selon lesconditions de mutualité qui en permettent la consommation,c'est−à−dire le remboursement immédiat et avec bénéficeaux producteurs . Ces condi t ions, nous les avonss u f f i s a m m e n t d é v e l o p p é e s d a n s l a t h é o r i e d eproportionnalité des valeurs, que l'on pourrait nommerégalement théorie de la réduction progressive des prix derevient. J'ai démontré par la théorie et par les faits le

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principe que tout travail doit laisser un excédant ; mais ceprincipe, aussi certain qu'une proposition d'arithmétique,est loin encore de se réaliser pour tout le monde. Tandis quepar le progrès de l'industrie collective, chaque journée detravail individuel obtient un produit de plus en plus grand,et, par une conséquence nécessaire , tandis que letravailleur, avec le même salaire, devrait devenir tous lesjours plus riche, il existe dans la société des états quiprofitent et d'autres qui dépérissent ; des travailleurs àdouble, triple et centuple salaire, et d'autres en déficit ;partout enfin des gens qui jouissent et d'autres qui souffrent,et, par une division monstrueuse des facultés industrielles,des individus qui consomment, et qui ne produisent pas. Larépartition du bien−être suit tous les mouvements de lavaleur, et les reproduit, en misère et luxe, sur desdimensions et avec une énergie effrayantes. Mais partoutauss i le progrès de la r ichesse, c 'es t−à−di re laproportionnalité des valeurs, est la loi dominante ; et quandles économistes opposent aux plaintes du parti sociall'accroissement progressif de la fortune publique et lesadoucissements apportés à la condition des classes mêmeles plus malheureuses, ils proclament, sans s'en douter, unevérité qui est la condamnation de leurs théories. Carj'adjure les économistes de s'interroger un moment dans lesilence de leur coeur, loin des préjugés qui les troublent, etsans égard aux emplois qu'ils occupent ou qu'ils attendent,aux intérêts qu' i ls desservent, aux suffrages qu' i lsambitionnent, aux distinctions dont leur vanité se berce :

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qu'ils disent si, jusqu'à ce jour, le principe que tout travaildoit laisser un excédant leur était apparu avec cette chaînede préliminaires et de conséquences que nous avonssoulevée ; et si par ces mots ils ont jamais conçu autrechose que le droit d'agioter sur les valeurs, en manoeuvrantl'offre et la demande ? S'il n'est pas vrai qu'ils affirment toutà la fois, d'un côté le progrès de la richesse et du bien−être,et par conséquent la mesure des valeurs ; de l'autre,l ' a r b i t r a i r e d e s t r a n s a c t i o n s c o m m e r c i a l e s e tl'incommensurabilité des valeurs, c'est−à−dire tout ce qu'ily a de plus contradictoire ? N'est−ce pas en vertu de cettecontradiction qu'on entend sans cesse répéter dans lescours, et qu'on lit dans les ouvrages d'économie politique,cette hypothèse absurde : si le prix de toutes choses étaitdoublé ... comme si le prix de toutes choses n'était pas laproportion des choses, et qu'on pût doubler une proportion,un rapport, une loi ! N'est−ce pas enfin en vertu de la routinepropriétaire et anormale, défendue par l'économie politique,que chacun dans le commerce, dans l'industrie, dans les artset dans l'état, sous prétexte de services rendus à la société,tend sans cesse à exagérer son importance, sollicite desrécompenses, des subventions, de grosses pensions, delarges honoraires : comme si la rétribution de tout servicen'était pas nécessairement fixée par le montant de ses frais ?Pourquoi les économistes ne répandent−ils pas de toutesleurs forces cette vérité si simple et si lumineuse : le travailde tout homme ne peut acheter que la valeur qu'il renferme,et cette valeur est proportionnelle aux services de tous les

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autres travailleurs ; si, comme ils paraissent le croire, letravail de chacun doit laisser un excédant ? ... mais ici seprésente une dernière considération que j'exposerai en peude mots. J−B Say, celui de tous les économistes qui a le plusinsisté sur l'indéterminabilité absolue de la valeur, est aussicelui qui s'est donné le plus de peine pour renverser cetteproposition. C'est lui qui, si je ne me trompe, est auteur de laformule : tout produit vaut ce qu' il coûte, ou, ce qui revientau même, les produits s' achètent avec des produits . Cetaphorisme, plein de conséquences égalitaires, a étécontredi t depuis par d 'autres économistes ; nousexaminerons tour à tour l'affirmative et la négative. Quandje dis : tout produit vaut les produits qu'il a coûtés, celasignifie que tout produit est une unité collective qui, sousune forme nouvelle, groupe un certain nombre d'autresproduits consommés en des quantités diverses. D'où il suitque les produits de l'industrie humaine sont, les uns parrapport aux autres, genres et espèces, et qu'ils forment unesérie du simple au composé, selon le nombre et laproportion des éléments, tous équivalents entre eux, quiconstituent chaque produit. Peu importe, quant à présent,que cette série, ainsi que l'équivalence de ses éléments, soitplus ou moins exactement exprimée dans la pratique parl'équilibre des salaires et des fortunes : il s'agit avant toutdu rapport dans les choses, de la loi économique. Car ici,comme toujours, l'idée engendre d'abord et spontanément lefait, lequel, reconnu ensuite par la pensée qui lui a donnél'être, se rectifie peu à peu et se définit conformément à son

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principe. Le commerce, libre et concurrent, n'est qu'unelongue opération de redressement ayant pour objet de faireressortir la proportionnalité des valeurs, en attendant que ledroit civil la consacre et la prenne pour règle de lacondition des personnes.

Je dis donc que le principe de Say, tout produit vaut ce qu'il coûte, indique une série de la production humaine,analogue aux séries animale et végétale, et dans laquelle lesunités élémentaires / journées de travail / sont réputéeségales.

En sorte que l'économie politique affirme dès son début,mais par une contradiction, ce que ni Platon, ni Rousseau, niaucun publiciste ancien ou moderne n'a cru possible,l'égalité des conditions et des fortunes. Prométhée est tour àtour laboureur, vigneron, boulanger, tisserand. Quelquemétier qu'i l exerce, comme il ne travail le que pourlui−même, il achète ce qu'il consomme / ses produits / avecune seule et même monnaie / ses produits /, dont l'unitémétrique est nécessairement sa journée de travail. Il est vraique le travail lui−même est susceptible de variation :Prométhée n'est pas toujours également dispos, et d'unmoment à l'autre son ardeur, sa fécondité monte et descend.Mais, comme tout ce qui est sujet à varier, le travail a samoyenne, et cela nous autorise à dire qu'en somme lajournée de travail paye la journée de travail, ni plus nimoins. Il est bien vrai, si l'on compare les produits d'une

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certaine époque de la vie sociale à ceux d'une autre, que lacent−millionnième journée du genre humain donnera unrésultat incomparablement supérieur à celui de la première ;mais c'est le cas de dire aussi que la vie de l'être collectif,pas plus que celle de l' individu, ne peut être scindée ; que siles jours ne se ressemblent pas, ils sont indissolublementunis, et que dans la totalité de l'existence, la peine et leplaisir leur sont communs. Si donc le tailleur, pour rendre lavaleur d'une journée, consomme dix fois la journée dutisserand, c'est comme si le tisserand donnait dix jours de savie pour un jour de la vie du tailleur. C'est précisément cequi arrive quand un paysan paye I 2 francs à un notaire pourun écrit dont la rédaction coûte une heure ; et cette inégalité,cette iniquité dans les échanges, est la plus puissante causede misère que les socialistes aient dévoilée et que leséconomistes avouent tout bas, en attendant qu'un signe dumaître leur permette de la reconnaître tout haut. Toute erreurdans la justice commutative est une immolation dutravailleur, une transfusion du sang d'un homme dans lecorps d'un autre homme... qu'on ne s'effraye pas : je n'ai nuldessein de fulminer une irritante philippique à la propriété ;j'y pense d'autant moins que, selon mes principes, l'humaniténe se trompe jamais ; qu'en se constituant d'abord sur ledroit de propriété, elle n'a fait que poser un des principes deson organisation future ; et que, la prépondérance de lapropriété une fois abattue, ce qui reste à faire est de ramenerà l'unité cette fameuse antithèse. Tout ce que l'on pourraitm'objecter en faveur de la propriété, je le sais aussi bien

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qu'aucun de mes censeurs, à qui je demande pour toutegrâce de montrer du coeur, alors que la dialectique leur faitdéfaut.

Comment des richesses dont le travail n'est pas le moduleseraient−elles valables ? Et si c'est le travail qui crée larichesse et légitime la propriété, comment expliquer laconsommation de l'oisif ? Comment un système de réartitiondans lequel le produit vaut, selon les personnes, tantôt plus,tantôt moins qu'il ne coûte, est−il loyal ? Les idées de Sayconduisaient à une loi agraire ; aussi le parti conservateur s'est−il empressé de protester contre elles. « la premièresource de la richesse, avait dit M Rossi, est le travail. Enproclamant ce grand principe, l 'école industrielle anonseulement mis en évidence un principe économique,mais celui des faits sociaux qui, dans la main d'un historienhabile, devient le guide le plus sûr pour suivre l'espècehumaine, dans sa marche et ses établissements sur la face duglobe. » pourquoi, après avoir consigné dans son cours cesparoles profondes, M Rossi a−t−il cru devoir les rétracterensuite dans une revue, et compromettre gratuitement sadignité de philosophe et d' économiste ? « dites que larichesse n'est que le résultat du travail ; affirmez que danstous les cas le travail est la mesure de la valeur, le régulateurdes prix ; et pour échapper tant bien que mal aux objectionsque soulèvent de toutes parts ces doctrines, les unesincomplètes, les autres absolues, vous serez amenés bon grémal gré à généraliser la notion du travail, et à substituer à

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l'analyse une synthèse parfaitement erronée. » je regrettequ'un homme tel que M Rossi me suggère une si tristepensée ; mais en lisant le passage que je viens de rapporter,je n'ai pu m'empêcher de dire : la science et la vérité ne sontplus rien ; ce que l'on adore maintenant, c'es la boutique, etaprès la boutique, le constitutionnalisme désespéré qui lareprésente. à qui donc M Rossi pense−t−il s'adresser ?Veut−il du travail ou d'autre chose ? De l'analyse ou de lasynthèse ? Veut−il toutes ces choses à la fois ? Qu'ilchoisisse, car la conclusion est inévitable contre lui. Si letravail est la source de toute richesse, si c'est le guide le plussûr pour suivre l'histoire des établissements humains sur laface du globe, comment l' égalité de répartition, l'égalitéselon la mesure du travail, ne serait−elle pas une loi ? Si, aucontraire, il est des richesses qui ne viennent pas du travail,comment la possession de ces richesses est−elle unprivilége ? Quelle est la légitimité du monopole ? Qu'onexpose donc une fois cette théorie du droit de consommationimproductive, cette jurisprudence du bon plaisir, cettereligion de l'oisiveté, prérogative sacrée d'une caste d' élus !Que signifie maintenant cet appel à l'analyse des fauxjugements de la synthèse ? Ces termes de métaphysique nesont bons qu'à endoctriner les niais, qui ne se doutent pasque la même proposition peut être rendue, indifféremment età volonté , analytique ou synthétique. − le travail est leprincipe de la valeur et la source de la richesse : propositionanalytique, telle que M Rossi la veut, puisque cetteproposition est le résumé d'une analyse, dans laquelle on

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démontre qu'il y a identité entre la notion primitive detravail et les notions subséquentes de produit, valeur,capital, richesse , etc. Cependant nous voyons que M Rossirejette la doctrine qui résulte de cette analyse. − le travail, lecapital et la terre sont les sources de la richesse. propositionsynthétique, telle précisément que M Rossi n'en veut pas ; eneffet, la richesse est ici considérée comme notion générale,qui se produit sous trois espèces distinctes, mais nonidentiques. Et pourtant la doctrine, ainsi formulée, est cellequi a la préférence de M Rossi. Plaît−il maintenant à MRossi que nous rendions sa théorie du monopole analytique,et la nôtre du travail synthétique ? Je puis lui donner cettesatisfaction... mais je rougirais, avec un homme aussi grave,de prolonger un tel badinage. M Rossi sait mieux quepersonne que l'analyse et la synthèse ne prouvent parelles−mêmes absolument rien, et que ce qui importe, commedisait Bacon, c'est de faire des comparaisons exactes et desdénombrements complets. Puisque M Rossi était en verved'abstract ions, que ne disai t− i l à cet te phalanged'économistes qui recueillent avec tant de respect lesmoindres paroles tombées de sa bouche : « le capital est lamatière de la richesse, comme l'argent est la matière de lamonnaie, comme le blé est la matière du pain, et, enremontant la série jusqu'au bout, comme la terre, l'eau, lefeu , l'atmosphère, sont la matière de tous nos produits.Mais c' est le travail, le travail seul, qui crée successivementchaque utilité donnée à ces matières , et qui conséquemmentles transforme en capitaux et en richesses. Le capital est du

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travail , c'est−à−dire de l'intelligence et de la vie réalisées :comme les animaux et les plantes sont des réalisations del'âme universelle ; comme les chefs−d'oeuvre d'Homère, deRaphaël et de Rossini, sont l'expression de leurs idées et deleurs sentiments. La valeur est la proportion suivantlaquelle toutes les réalisations de l'âme humaine doivent sebalancer pour produire un tout harmonique, qui, étantrichesse, engendre pour nous le bien−être, ou plutôt est lesigne, non l'objet, de notre félicité. » la proposition, il n'y apas de mesure de la valeur, est illogique et contradictoire ;cela résulte des motifs mêmes sur lesquels on a prétendul'établir. La proposition, le travail est le principe deproportionnalité des valeurs, non−seulement est vraie, parcequ'elle résulte d' une irréfragable analyse, mais elle est lebut du progrès, la condition et la forme du bien−être social,le commencement et la fin de l'économie politique. De cetteproposition et de ses corollaires, tout produit vaut ce qu'ilcoûte, et les produits s'achètent avec des produits, se déduitle dogme de l'égalité des conditions. L'idée de valeursocialement constituée, ou de proportionnalité des produits,sert à expliquer en outre : a / comment une inventionmécan ique, nonobstant le pr iv i lége qu 'e l le c réetemporairement et les perturbations qu' elle occasionne,produit toujours à la fin une amélioration générale ; −b /comment la découverte d' un procédé économique ne peutjamais valoir à l'inventeur un profit égal à celui qu'ilprocure à la société ; −c / comment, par une séried'oscillations entre l'offre et la demande, la valeur de

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chaque produit tend constamment à se mettre de niveauavec le pr ix de rev ient e t avec les beso ins de laconsommation, et par conséquent à s'établir d'une manièrefixe et positive ; −d / comment la production collectiveaugmen tan t i ncessamment l a masse des chosesconsommables, et conséquemment la journée de travailétant de mieux en mieux payée, le travail doit laisser àchaque producteur un excédant ; −e / comment le labeur,loin de diminuer par le progrès industriel, augmenteincessamment en quantité et qualité, c'est−à−dire enintensité et difficulté pour toutes les industries ; −f /comment la valeur sociale élimine continuellement lesvaleurs fictives, en d'autres termes , comment l'industrieopère la socialisation du capital et de la propriété ; −g /enfin, comment la répartition des produits, se régularisant àfur et mesure de la garantie mutuelle, produite par laconstitution des valeurs, pousse la société à l'égalité descondit ions et des fortunes. Enf in, la théorie de laconstitution successive de toutes les valeurs commercialesimpliquant un progrès à l'infini du travail, de la richesse etdu bien−être, la dest inée sociale, au point de vueéconomique, nous est révélée : produire incessamment, avecla moindre somme possible de travail pour chaque produit,la plus grande quantité et la plus grande variété possibles devaleurs, de manière à réaliser pour chaque individu la plusgrande somme de bien−être physique, moral et intellectuel,et pour l'espèce, la plus haute perfection et une gloire infinie. " maintenant que nous avons déterminé, non sans peine, le

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sens de la question proposée par l'académie des sciencesmorales, touchant les oscillations du profit et du salaire, ilest temps d'aborder la partie essentielle de notre tâche.Partout où le travail n'a point été socialisé, c'est−à−direpartout où la valeur ne s'est pas déterminée synthétiquement,il y a perturbation et déloyauté dans les échanges, guerre deruses et d'embuscades, empêchement à la production, à lacirculation et à la consommation, labeur improductif,absence de garanties, spoliation, insolidarité, indigence etluxe, mais en même temps effort du génie social pourconquérir la justice, et tendance constante vers l'associationet l'ordre.

L'économie politique n'est autre chose que l'histoire decette grande lutte. D'une part, en effet, l'économie politique,en tant qu'elle consacre et prétend éterniser les anomalies dela valeur et les prérogatives de l'égoïsme, est véritablementla théorie du malheur et l'organisation de la misère ; mais entant qu'elle expose les moyens inventés par la civilisationpour vaincre le paupérisme, bien que ces moyens aientconstamment tourné à l'avantage exclusif du monopole,l'économie politique est le préambule de l'organisation de larichesse. Il importe donc de reprendre l'étude des faits et desroutines économiques, d'en dégager l'esprit et d'en formulerla philosophie. Sans cela, nulle intelligence de la marche dessociétés ne peut être acquise, nulle réforme essayée. L'erreurdu socialisme a été jusqu'ici de perpétuer la rêveriereligieuse en se lançant dans un avenir fantastique au lieu de

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saisir la réalité qui l'écrase ; comme le tort des économistesest de voir dans chaque fa i t accompl i un arrêt deproscription contre toute hypothèse de changement. Pourmoi, ce n'est point ainsi que je conçois la scienceéconomique, la véritable science sociale. Au lieu derépondre par des à priori aux redoutables problèmes de l'organisation du travail et de la répartition des richesses, j'interrogerai l'économie politique comme la dépositaire despensées secrètes de l'humanité ; je ferai parler les faits selonl'ordre de leur génération, et raconterai, sans y mettre dumien , leurs témoignages. Ce sera tout à la fois unetriomphante et lamentable histoire, où les personnagesseront des idées, les épisodes des théories, et les dates desformules.

évolutions économiques. Première époque. −la division dutravail.

L'idée fondamentale, la catégorie dominante de l'économiepolitique est la valeur. La valeur parvient à sa déterminationpositive par une suite d'oscillations entre l'offre et lad e m a n d e . E n c o n s é q u e n c e , l a v a l e u r s e p o s esuccessivement sous trois aspects : valeur utile, valeuréchangeable, et valeur synthétique ou valeur sociale, qui estl a v a l e u r v r a i e . L e p r e m i e r t e r m e e n g e n d r econtradictoirement le second ; et les deux ensemble,s'absorbant dans une pénétration réciproque, produisent let ro is ième : de te l le sor te que la contradic t ion ou

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l'antagonisme des idées apparaît comme le point de départde toute la science économique, et que l'on peut dire d'elle,en parodiant le mot de Tertullien sur l'évangile, credo quiaabsurdum : il y a, dans l'économie des sociétés, véritélatente dès qu'il y a contradiction apparente, credo quiacontrarium . Au point de vue de l'économie politique, leprogrès de la société consiste donc à résoudre incessammentle problème de la constitution des valeurs, ou de laproportionnalité et de la solidarité des produits. Mais, tandisque dans la nature la synthèse des contra i res estcontemporaine de leur opposition, dans la société leséléments antithétiques semblent se produire à de longsintervalles, et ne se résoudre qu'après une longue ettumultueuse agitation. Ainsi, l'on n'a pas d'exemple, on ne sefait pas même l'idée d'une vallée sans colline, d'une gauchesans une droite, d'un pôle nord sans un pôle sud, d'un bâtonqui n'aurait qu'un bout, ou les deux bouts sans un milieu,etc. Le corps humain, avec sa dichotomie si parfaitementantithétique, est formé intégralement dès l'instant même dela conception ; il répugne qu'il se compose et s'agence pièceà pièce, comme l'habit qui devra plus tard le couvrir enl'imitant. Dans la société, au contraire, ainsi que dans l'esprit, tant s'en faut que l'idée arrive d'un seul bond à saplénitude, qu'une sorte d'abîme sépare pour ainsi dire lesdeux positions antinomiques, et que celles−ci étant enfinreconnues, on n'aperçoit pas encore pour cela quelle sera lasynthèse. Il faut que les concepts primitifs soient, pour ainsidire, fécondés par de bruyantes controverses et des luttes

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pass ionnées ; des bata i l les sanglantes seront lespréliminaires de la paix. En ce moment, l'Europe, fatiguéede guerre et de polémique, attend un principe conciliateur ;et c'est le sentiment vague de cette situation qui faitdemander à l'académie des sciences morales et politiques,quels sont les faits généraux qui règlent les rapports desprof i ts avec les salaires et qui en déterminent lesoscillations, en d'autres termes, quels sont les épisodes lesplus saillants et les phases les plus remarquables de laguerre du travail et du capital. Si donc je démontre que l'économie po l i t i que , avec tou tes ses hypo thèsescontradictoires et ses conclusions équivoques, n'est rienqu'une organisation du privilége et de la misère, j'auraiprouvé par cela même qu'elle contient implicitement lapromesse d'une organisation du travail et de l'égalité,puisque, comme on l'a dit, toute contradiction systématiqueest l'annonce d'une composition ; bien plus, j' aurai posé lesbases de cette composition. Donc, enfin, exposer le systèmedes contradictions économiques, c'est jeter les fondementsde l'association universelle ; dire comment les produits del'oeuvre collective sont sortis de la société, c'est expliquercomment il sera possible de les y faire rentrer ; montrer lagenèse des problèmes de production et de répartition, c'esten préparer la solution. Toutes ces propositions sontidentiques, et d'une égale évidence. I−effets antagonistes duprincipe de division.

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Tous les hommes sont égaux dans la communautéprimitive, égaux par leur nudité et leur ignorance, égaux parla puissance indéfinie de leurs facultés. Les économistes neconsidèrent d' habitude que le premier de ces aspects : ilsnégl igent ou méconnaissent totalement le second.Cependant, d'après les philosophes les plus profonds destemps modernes, La Rochefoucault, Helvétius, Kant, Fichte,Hégel, Jacotot, l' intelligence ne diffère dans les individusque par la détermination qualitative , laquelle constitue laspécialité ou aptitude propre de chacun ; tandis que, dansce qu'elle a d' essentiel, savoir le jugement, elle est chez tousquantitativement égale. De là résulte qu'un peu plus tôt, unpeu plus tard, suivant que les circonstances auront étéfavorables, le progrès général doit conduire tous leshommes de l'égalité originelle et négative, à l'équivalencepositive des talents et des connaissances. J'insiste sur cettedonnée précieuse de la psychologie, dont la conséquencenécessaire est que la hiérarchie des capacités ne saurait êtredorénavant admise comme principe et loi d'organisation :l'égalité seule est notre règle, comme elle est aussi notreidéal. De même donc, comme nous l'avons prouvé par lathéorie de la valeur, que l' égalité de misère doit seconvertir progressivement en égalité de bien−être ; demême l'égalité des âmes, négative au départ, puisqu'elle nereprésente que le vide, doit se reproduire positivement audernier terme de l'éducation de l'humanité. Le mouvementintellectuel s'accomplit parallèlement au mouvementéconomique : ils sont l'expression, la traduction l'un de l'

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autre ; la psychologie et l'économie sociale sont d'accord,ou, pour mieux dire, elles ne font que dérouler chacune à unpoint de vue différent la même histoire. C'est ce qui apparaîtsurtout dans la grande loi de Smith, la division du travail .

Considérée dans son essence, la division du travail est lemode selon lequel se réalise l'égalité des conditions et desintelligences. C'est elle qui, par la diversité des fonctions,donne lieu à la proportionnalité des produits et à l'équilibredans les échanges, conséquemment qui nous ouvre la route àla richesse ; comme aussi, en nous découvrant l'infinipartout dans l'art et la nature, elle nous conduit à idéalisertoutes nos opérations, et rend l'esprit créateur, c'est−à−direla divinité même, Mentem Diviniorem, immanente etsensible chez tous les travailleurs. La division du travail estdonc la première phase de l'évolution économique aussi bienque du progrès intellectuel : notre point de départ est vrai ducôté de l'homme et du côté des choses, et la marche de notreexposition n'a rien d'arbitraire. Mais, à cette heure solennellede la division du travail, le vent des tempêtes commence àsouffler sur l'humanité. Le progrès ne s'accomplit pas pourtous d'une manière égale et uniforme, bien qu'à la fin ildoive atteindre et transfigurer toute créature intelligente ettravailleuse. Il commence par s'emparer d'un petit nombrede privilégiés, qui composent ainsi l'élite des nations,pendant que la masse persiste ou même s'enfonce plus avantdans la barbarie. C'est cette acception de personnes de lapart du progrès qui a fait croire si longtemps à l'inégalité

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naturelle et providentielle des conditions, enfanté les castes,et constitué hiérarchiquement toutes les sociétés. On necomprenait pas que toute inégalité, n'étant jamais qu'unenégation, portait en soi le signe de son illégitimité etl'annonce de sa déchéance : bien moins encore pouvait−ons ' i m a g i n e r q u e c e t t e m ê m e i n é g a l i t é p r o c é d â taccidentellement d'une cause dont l' effet ultérieur devait lafaire disparaître entièrement. Ainsi l' antinomie de la valeurse reproduisant dans la loi de division, il s'est trouvé que lepremier et le plus puissant instrument de savoir et derichesse que la providence eût mis en nos mains, est devenupour nous un instrument de misère et d'imbécillité. Voici laformule de cette nouvelle loi d'antagonisme, à laquelle nousdevons les deux maladies les plus anciennes de lacivilisation, l'aristocratie et le prolétariat : le travail, en sedivisant selon la loi qui lui est propre, et qui est la conditionpremière de sa fécondité, aboutit à la négation de ses fins etse détruit lui−même ; en d'autres termes : la division, horsde laquelle point de progrès, point de richesse, pointd'égalité, subalternise l'ouvrier, rend l' intelligence inutile, lar ichesse nuisible et l 'égal i té impossible . Tous leséconomistes depuis A Smith ont signalé les avantages et lesinconvénients de la loi de division, mais en insistantbeaucoup plus sur les premiers que sur les seconds, parceque cela servait mieux leur optimisme, et sans qu'aucund'eux se soit jamais demandé ce que pouvaient être lesinconvénients d'une loi . Voici comment J−B Say a résuméla question : « un homme qui ne fait pendant toute sa vie

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qu'une même opération, parvient à coup sûr à l'exécutermieux... etc. » ainsi, quelle est, après le travail, la causepremière de la multiplication des richesses et de l'habiletédes travailleurs ? La division.

Quelle est la cause première de la décadence de l'esprit, et,comme nous le prouverons incessamment, de la misèrecivilisée ?

La division. Comment le même principe, poursuivirigoureusement dans ses conséquences, conduit−il à deseffets diamétralement opposés ? Pas un économiste, ni avantni depuis A Smith, ne s' est seulement aperçu qu'il y eût làun problème à éclaircir.

Say va jusqu'à reconnaître que dans la division du travailla même cause qui produit le bien engendre le mal ; puis,après quelques mots de commisération sur les victimes de laséparation des industries, content d'avoir fait un exposéimpartial et f idèle, i l nous laisse là. « vous saurez,semble−t−il dire, que plus on divise la main−d'oeuvre, pluson augmente la puissance productive du travail ; mais qu'enmême temps plus le travail, se réduisant progressivement àun mécanisme, abrutit l' intelligence. » en vain l'on s'indignecontre une théorie qui, créant par le travail même unearistocratie de capacités, conduit fatalement à l'inégalitépolitique ; en vain l'on proteste au nom de la démocratie etdu progrès qu'il n'y aura plus à l'avenir ni noblesse, ni

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bourgeoisie, ni parias. L 'économiste répond, avecl'impassibilité du destin : vous êtes condamnés à produirebeaucoup, et à produire à bon marché ; sans quoi votreindustrie sera toujours chétive, votre commerce nul, et vousvous traînerez à la queue de la civilisation, au lieu d'enprendre le commandement. −quoi ! Parmi nous, hommesgénéreux, il y aurait des prédestinés à l'abrutissement, etplus notre industrie se perfectionne, plus augmenterait lenombre de nos frères maudits !

... −hélas ! ... voilà le dernier mot de l'économiste. On nepeut méconnaître dans la division du travail, comme faitgénéral et comme cause, tous les caractères d'une loi ; maiscomme cette lo i régi t deux ordres de phénomènesradicalement inverses et qui s'entre−détruisent, il faut avoueraussi que cette loi est d' une espèce inconnue dans lessciences exactes ; que c'est, chose étrange, une loicontradictoire, une contre−loi , une antinomie. Ajoutons,par forme de préjugement, que tel paraît être le traitsignalétique de toute l'économie des sociétés, partant de laphilosophie. Or, à moins d'une recomposition du travail quiefface les inconvénients de la division, tout en conservantses effets utiles, la contradiction inhérente au principe estsans remède. Il faut, selon la parole des prêtres juifsconspirant la mort du Christ, il faut que le pauvre périssepour assurer la fortune du propriétaire... etc. Je vaisdémontrer la nécessité de cet arrêt ; après quoi, s'il reste autravailleur parcellaire une lueur d'intelligence, il se

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consolera par la pensée qu'il meurt selon les règles de l'économie politique. Le travail, qui devait donner l'essor à laconscience et la rendre de plus en plus digne de bonheur,amenant par la division parcellaire l'affaissement de l'esprit,diminue l'homme de la plus noble partie de lui−même,Minorat Capitis, et le rejette dans l'animalité. Dès cemoment, l'homme déchu travaille en brute, conséquemmentil doit être traité en brute.

Ce jugement de la nature et de la nécessité, la société l'exécutera.

Le premier effet du travail parcellaire, après la dépravationde l'âme, est la prolongation des séances qui croissent enraison inverse de la somme d'intelligence dépensée. Car leproduit s' appréciant tout à la fois au point de vue de laquantité et de la qualité, si, par une évolution industriellequelconque, le travail fléchit dans un sens, il faut qu'il soitfait compensation dans l'autre. Mais comme la durée desséances ne peut excéder seize à dix−huit heures par jour, dumoment où la compensation ne pourra se prendre sur letemps, elle se prendra sur le prix, et le salaire diminuera. Etcette baisse aura lieu, non pas comme on l'a ridiculementimaginé, parce que la valeur est essentiellement arbitraire,mais parce qu'elle est essentiellement déterminable. Peuimporte que la lutte de l' offre et de la demande se termine,tantôt à l'avantage du maître , tantôt au profit du salarié ; detelles oscillations peuvent varier d'amplitude, selon des

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circonstances accessoires bien connues, et qui ont été millefois appréciées. Ce qui est certain , et qu'il s'agit uniquementpour nous de noter, c'est que la conscience universelle nemet pas au même taux le travail d'un contre−maître et lamanoeuvre d'un goujat. Il y a donc nécessité de réductionsur le prix de la journée : en sorte que le travailleur, aprèsavoir été affligé dans son âme par une fonction dégradante,ne peut manquer d'être frappé aussi dans son corps par lamodicité de la récompense. C'est l'application littérale decette parole de l'évangile : à celui qui a peu, j'ôterai encorele peu qu'il a . Il y a dans les accidents économiques uneraison impitoyable qui se rit de la religion et de l'équitécomme des aphorismes de la politique, et qui rend l' hommeheureux ou malheureux, selon qu'il obéit ou se soustrait auxprescriptions du destin. Certes, nous voici loin de cettecharité chrétienne dont s'inspirent aujourd'hui tant d'honorables écrivains, et qui, pénétrant au coeur de labourgeoisie, s'efforce de tempérer, par une multitude defondations pieuses, les rigueurs de la loi. L'économiepolitique ne connaît que la justice, justice inflexible etserrée comme la bourse de l'avare ; et c'est parce quel'économie politique est l'effet de la spontanéité sociale etl'expression de la volonté divine, que j'ai pu dire : Dieu estcontradicteur de l' homme, et la providence misanthrope.Dieu nous fait payer, au poids du sang et à la mesure de noslarmes, chacune de nos leçons ; et pour comble de mal,dans nos relations avec nos semblables, nous faisons touscomme lui.

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Où donc est cet amour du père céleste pour ses créatures ?Où est la fraternité humaine ? Se peut−il autrement ? Disentles théistes. L'homme tombant, l'animal reste : comment lecréateur reconnaîtrait−il en lui son image ? Et quoi de plussimple qu'il le traite alors comme une bête de somme ? Maisl'épreuve ne durera pas toujours, et tôt ou tard le travail,après s'être particularisé , se synthétisera. Tel est l'argumentordinaire de tous ceux qui cherchent des justifications à laprovidence, et qui ne réussissent le plus souvent qu'à prêterde nouvelles armes à l'athéisme. C'est donc à dire que Dieunous aurait envié pendant six mille ans une idée qui pouvaitépargner des millions de victimes, la distribution à la foisspéciale et synthétique du travail ! En revanche, il nousaurait donné par ses serviteurs Moïse, Bouddha, Zoroastre,Mahomet, etc., ces insipides rituels, opprobres de notreraison, et qui ont fait égorger plus d'hommes qu'ils necontiennent de lettres ! Bien plus, s'il faut en croire larévélation primitive, l'économie sociale serait cette sciencemaudite, ce fruit de l'arbre réservé à Dieu, et auquel il étaitdéfendu à l'homme de toucher ! Pourquoi cette réprobationreligieuse du travail, s'il est vrai, comme déjà la scienceéconomique le découvre, que le travail soit le père del'amour et l'organe du bonheur ?

Pourquoi cette jalousie de notre avancement ? Mais si,comme il paraît assez maintenant, notre progrès dépend denous seuls, à quoi sert d'adorer ce fantôme de divinité, etque nous veut−il encore par cette cohue d'inspirés qui nous

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poursuivent de leurs sermons ? Vous tous, chrétiens,protestants et orthodoxes, néorévélateurs, charlatans etdupes, écoutez le premier verset de l' hymne humanitaire surla miséricorde de Dieu : « à mesure que le principe de ladivision du travail reçoit une application complète, l'ouvrierdevient plus faible, plus borné et plus dépendant ! L'art faitdes progrès, l'artisan rétrograde ! » / Tocqueville, de ladémocratie en Amérique . / gardons−nous donc d'anticipersur nos conclusions, et de préjuger la dernière révélation del'expérience. Dieu, quant à présent, nous apparaît moinsfavorable qu'adverse : bornons−nous à constater le fait.

De même donc que l'économie politique, à son point dedépart, nous a fait entendre cette parole mystérieuse etsombre : à mesure que la production d'utilité augmente, lavénalité diminue ; de même, arrivée à sa première station,elle nous avertit d'une voix terrible : à mesure que l'art faitdes progrès, l'artisan rétrograde . Pour mieux fixer les idées,citons quelques exemples. Quels sont, dans toute lamétallurgie, les moins industrieux des salariés ? Ceux−làprécisément qu'on appelle mécaniciens . Depuis quel'outi l lage a été si admirablement perfectionné, unmécanicien n'est plus qu'un homme qui sait donner un coupde lime ou présenter une pièce au rabot : quant à lamécan ique, c 'es t l ' a f fa i re des ingén ieurs e t descontre−maîtres. Un maréchal de campagne réunitquelquefois, par la seule nécessité de sa position, les talentsdivers de serrur ier, de tai l landier, d'armurier, de

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mécanicien, de charron , de vétérinaire : on serait étonné,dans le monde des beaux esprits, de la science qu'il y a sousle marteau de cet homme, à qui le peuple, toujours railleur,donne le sobriquet de brûlefer . Un ouvrier du Creuzot, quia vu pendant dix ans tout ce que sa profession peut offrir deplus grandiose et de plus fin, sorti de son chantier, n'est plusqu'un être inhabile à rendre le moindre service et à gagnersa vie. L'incapacité du sujet est en raison directe de laperfection de l'art ; et cela est vrai de tous les états commede la métallurgie. Le salaire des mécaniciens s'est soutenujusqu'à présent à un taux élevé : il est inévitable qu'ildescende un jour, la qualité médiocre du travail ne pouvantle soutenir. Je viens de citer un art mécanique, citons uneindustr ie l ibérale. Guttemberg, et ses industr ieuxcompagnons, Furst et Schoeffer, eussent−ils jamais cru que,par la division du travail, leur sublime invention tomberaitdans le domaine de l ' ignorance, j 'ai presque dit del'idiotisme ? Il est peu d'hommes aussi faibles d'intelligence, aussi peu lettrés , que la masse des ouvriers attachés auxd iverses branches de l ' indust r ie typograph ique,compositeurs, pressiers, fondeurs, relieurs et papetiers. Letypographe, que l' on rencontrait encore au temps desEstienne, est devenu presque une abstraction. L'emploi desfemmes pour la composition des caractères a frappé aucoeur cette noble industrie, et en a consommé l'avilissement.J'ai vu une compositrice , et c' était une des meilleures, quine savait pas lire, et ne connaissait des lettres que la figure.

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Tout l'art s'est retiré dans la spécialité des protes etcorrecteurs, savants modestes, que l'impertinence desauteurs et patrons humilie encore, et dans quelques ouvriersvéritablement artistes. La presse, en un mot, tombée dans lemécanisme, n'est plus, par son personnel, au niveau de lacivilisation : il ne restera bientôt d'elle que des monuments.J'entends dire que les ouvriers imprimeurs, à Paris,travaillent par l'association à se relever de leur déchéance :puissent leurs efforts ne se point épuiser en un vainempirisme, ou s'égarer dans de stériles utopies ! Aprèsl'industrie privée, voyons l'administration.

Dans les services publics, les effets du travail parcellairese produisent non moins effrayants, non moins intenses :partout, dans l 'administration, à mesure que l 'art sedéveloppe, le gros des employés voit réduire son traitement.−un facteur de la poste reçoit depuis 4 oo jusqu'à 6 oo francsde traitement annuel, sur quoi l'administration retientenviron le dixième pour la retraite. Après trente ansd'exercice, la pension, ou plutôt la restitution, est de 3 oofrancs par an, lesquels, cédés à un hospice par le titulaire, luidonnent droit au lit, à la soupe et au blanchissage. Le coeurme saigne à le dire, mais je trouve que l'administration estencore généreuse : quelle voulez−vous que soit la rétributiond'un homme dont toute la fonction consiste à marcher ? Lalégende ne donne que cinq sous au juif−errant ; les facteursde la poste en reçoivent vingt ou trente ; il est vrai que laplupart ont une famille. Pour la partie du service qui

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demande l'usage des facultés intellectuelles, elle estréservée aux directeurs et commis : ceux−ci sont mieuxpayés, ils font travail d'hommes. Partout donc, dans lesservices publics comme dans l'industrie libre, les chosessont arrangées de telle sorte que les neuf dixièmes destravailleurs servent de bêtes de somme à l'autre dixième : telest l'effet inévitable du progrès industriel, et la conditionindispensable de toute richesse. Il importe de se bien rendrecompte de cette vérité élémentaire, avant de parler aupeuple d'égalité, de liberté, d'institutions démocratiques, etautres utopies, dont la réalisation suppose préalablementune révolution complète dans les rapports des travailleurs.

L'effet le plus remarquable de la division du travail est ladéchéance de la littérature. Au moyen âge et dans l'antiquité,le lettré, sorte de docteur encyclopédique, successeur dutroubadour et du poëte, sachant tout, pouvait tout. Lalittérature, la main haute, régentait la société ; les roisrecherchaient la faveur des écrivains, ou se vengeaient deleurs mépris en les brûlant, eux et leurs livres. C'était encoreune manière de reconnaître la souveraineté littéraire.Aujourd'hui, l'on est industriel, avocat, médecin, banquier,commerçant, professeur, ingénieur, bibliothécaire, etc. ; onn'est plus homme de lettres. Ou plutôt quiconque s'est élevéà un degré quelque peu remarquable dans sa profession, estpar cela seul et nécessairement lettré : la littérature, commele baccalauréat, est devenue partie élémentaire de touteprofession. L'homme de lettres réduit à son expression pure

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est l'écrivain public , sorte de commis−phrasier aux gages detout le monde, et dont la variété la plus connue est lejournaliste... ce fut une étrange idée venue aux chambres, ily a quatre ans, que celle de faire une loi sur la propriétélittéraire ! Comme si désormais l'idée ne tendait pas de plusen plus à devenir tout, le style rien.

Grâce à Dieu, c'en est fait de l'éloquence parlementairecomme de la poésie épique et de la mythologie : le théâtren'attire que rarement les gens d'affaires et les savants ; ettandis que les connaisseurs s'étonnent de la décadence del'art, l' observateur philosophe n'y voit que le progrès de laraison virile, importunée plutôt que réjouie de ces difficilesbagatelles. L'intérêt du roman ne se soutient qu'autant qu'ils'approche de la réalité ; l'histoire se réduit à une exégèseanthropologique ; partout enfin l'art de bien dire apparaîtcomme l'auxiliaire subalterne de l'idée, du fait. Le culte dela parole, trop touffue et trop lente pour les espritsimpatients , est négligé, et ses artifices perdent de jour enjour leurs séductions. La langue du dix−neuvième siècle secompose de faits et de chiffres, et celui−là est le pluséloquent parmi nous, qui, avec le moins de mots, saitexprimer le plus de choses. Quiconque ne sait parler cettelangue est relégué sans miséricorde parmi les rhéteurs ; ondit de lui qu'il n'a point d'idées. Dans une société naissante,le progrès des lettres devance nécessairement le progrèsphilosophique et industriel, et pendant longtemps sert à tousdeux d'expression. Mais arrive le jour où la pensée déborde

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la langue, où par conséquent la prééminence conservée à lalittérature devient pour la société un symptôme assuré dedécadence. Le langage, en effet, est pour chaque peuple lacollection de ses idées natives, l'encyclopédie que lui révèled'abord la providence ; c'est le champ que sa raison doitcultiver, avant d'attaquer directement la nature par l'observation et l'expérience. Or, dès qu'une nation, aprèsavoir épuisé la science contenue dans son vocabulaire, aulieu de poursuivre son instruction par une philosophiesupérieure, s' enveloppe dans son manteau poétique, et semet à jouer avec ses périodes et ses hémistiches, on peuthardiment prononcer qu'une telle société est perdue. Tout enelle deviendra subtil, mesquin et faux ; elle n'aura pas mêmel'avantage de conserver dans sa splendeur cette langue dontelle s'est follement éprise ; au lieu de marcher dans la voiedes génies de transition, des Tacite, des Thucydide, desMachiavel et des Montesquieu, on la verra tomber, d'unechute irrésistible, de la majesté de Cicéron aux subtilités deSénèque, aux antithèses de saint Augustin et aux calemboursde saint Bernard. Qu'on ne se fasse donc point illusion : dumoment où l'esprit, d'abord tout entier dans le verbe, passedans l 'expérience et le travai l , l ' homme de lettresproprement dit n'est plus que la personnification chétive dela moindre de nos facultés ; et la littérature, rebut del'industrie intelligente, ne trouve de débit que parmi lesoisifs qu'elle amuse et les prolétaires qu' elle fascine, lesjongleurs qui assiégent le pouvoir et les charlatans qui s'ydéfendent, les hiérophantes du droit divin qui embouchent le

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porte−voix du Sinaï, et les fanatiques de la souveraineté dupeuple, dont les rares organes, réduits à essayer leur facondetribunitienne sur des tombes en attendant qu'ils la fassentpleuvoir du haut des rostres, ne savent plus que donner aupublic des parodies de Gracchus et de Démosthène. Lasociété , dans tous ses pouvoirs, est donc d'accord de réduireindéfiniment la condition du travailleur parcellaire ; et l'expérience, confirmant partout la théorie, prouve que cetouvrier est condamné à l'infortune dès le ventre de sa mère,sans qu' aucune réforme politique, aucune associationd'intérêts, aucun effort ni de la charité publique ni del'enseignement, puisse le secourir. Les divers spécifiquesimaginés dans ces derniers temps, loin de pouvoir guérircette plaie, serviraient plutôt à l'envenimer en l'irritant ; ettout ce que l'on a écrit à cet égard n'a fait que mettre enévidence le cercle vicieux de l'économie politique . C'est ceque nous allons démontrer en peu de mots. Iiimpuissancedes palliatifs. −Mm Blanqui, Chevalier, Dunoyer, Rossi etPassy. Tous les remèdes proposés contre les funestes effetsde la division parcellaire se réduisent à deux, lesquels mêmen'en font qu'un, le premier étant l'inverse du second : releverle moral de l'ouvrier en augmentant son bien−être et sadignité ; −ou bien, préparer de loin son émancipation et sonbonheur par l ' ense ignement . Nous examineronssuccessivement ces deux systèmes, dont l 'un a pourreprésentant M Blanqui, l' autre M Chevalier. M Blanqui estl'homme de l'association et du progrès, l'écrivain auxtendances démocratiques, le professeur accueilli par les

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sympathies du prolétariat. Dans son discours d'ouverturepour l'année I 845, M Blanqui a proclamé, comme moyen desalut, l'association du travail et du capital, la participation del'ouvrier dans les bénéfices, soit un commencement desolidarité industrielle. « notre siècle, s' est−il écrié, doit voirnaître le producteur collectif. » −M Blanqui oublie que leproducteur collectif est né depuis longtemps, aussi bien quele consommateur collectif, et que la question n'est plusgénétique, mais médicale. Il s'agit de faire que le sang,provenu de la digestion collective, au lieu de se porter tout àla tête, au ventre et à la poitrine, descende aussi dans lesjambes et les bras. J'ignore au surplus quels moyens sepropose d'employer M Blanqui pour réaliser sa généreusepensée ; si c'est la création d'ateliers nationaux, ou bien lacommandi te de l 'é tat , ou bien l 'expropr iat ion desentrepreneurs et leur remplacement par des compagniest rava i l leuses, ou b ien enf in s ' i l se contentera derecommander aux ouvriers la caisse d'épargne, auquel cas laparticipation pourrait être ajournée aux calendes grecques.Quoi qu'il en soit , l'idée de M Blanqui se résout en uneaugmentation de salaire, provenant du titre de co−associés,ou du moins de cointéressés, qu'il confère aux ouvriers.Qu'est−ce donc que vaudrait à l'ouvrier sa participation auxbénéfices ? Une filature de I 5, Ooo broches, occupant 3 ooouvriers, ne donne pas, année courante, il s'en faut debeaucoup, 2 o, Ooo francs de bénéfices. Je tiens d'unindustriel de Mulhouse que les fabriques de tissus en Alsacesont généralement au−dessous du pair, et que cette industrie

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n'est déjà plus une manière de gagner de l'argent par letravail , mais par l'agio .

Vendre, vendre à propos, vendre cher, est toute laquestion ; fabriquer n'est qu'un moyen de préparer uneopération de vente.

Lors donc que je suppose, en moyenne, un bénéfice de 2o, Ooo francs par atelier de 3 oo personnes, comme monargument est général, il s'en faut de 2 o, Ooofr que je soisdans le vrai.

Toutefois, admettons ce chiffre. Divisant 2 o, Ooo francs,le bénéfice de la fabrique, par 3 oo personnes et 3 oojournées de travail, je trouve pour chacune un surcroît desolde de 22 centimes et 2 millièmes, soit pour la dépensequotidienne un supplément de I 8 centimes, juste unmorceau de pain. Cela vautil la peine d'exproprier lesentrepreneurs et de jouer la fortune publique, pour ériger desétablissements d'autant plus fragiles, que la propriété étantmorcelée en des infiniment petits d'actions, et ne sesoutenant plus par le bénéfice, les entreprises manqueraientde lest, et ne seraient plus assurées contre les tempêtes ? Ets'il ne s'agit pas d'expropriation, quelle pauvre perspective àprésenter à la classe ouvrière, qu' une augmentation de I 8centimes, pour prix de quelques siècles d'épargne ; car il nelui faudra pas moins que cela pour former ses capitaux, àsupposer que les chômages périodiques ne lui fassent pas

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manger périodiquement ses économies ! Le fait que je viensde rapporter a été signalé de plusieurs manières. M Passy arelevé lui−même, sur les registres d'une fi lature deNormandie où les ouvriers étaient associés à l'entrepreneur,le salaire de plusieurs familles pendant dix années ; et il atrouvé des moyennes de I 2 ài, 4 oo francs par an. Il aensuite voulu comparer la situation des ouvriers de filaturespayés en raison des prix obtenus par les maîtres, avec celledes ouvriers qui sont simplement salariés, et il a reconnuque ces différences sont presque insensibles. Ce résultatétait facile à prévoir. Les phénomènes économiquesobéissent à des lois abstraites et impassibles comme lesnombres : il n'y a que le privilége, la fraude et l'arbitraire quien troublent l'immortelle harmonie.

M Blanqui, se repentant, à ce qu'il paraît, d'avoir fait cettepremière avance aux idées socialistes, s'est empressé derétracter ses paroles. Dans la même séance où M Passydémontrait l'insuffisance de la société en participation, il s'écria : « ne semble−t−il pas que le travail soit chosesusceptible d'organisation... etc. » puis, emporté par sonzèle, M Blanqui achève de ruiner la théor ie de laparticipation, qu' avait déjà si fortement ébranlée M Passy,par l'exemple suivant : « M Dailly, agriculteur des pluséclairés, a établi un compte pour chaque pièce de terre, et uncompte pour chaque produit ; et il constate que dans unintervalle de trente années, le même homme n'a jamaisobtenu des récoltes pareilles sur le même espace de terre.

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Les produits ont varié de 26, Ooo francs à 9, Ooo ou 7, Ooofrancs, parfois même ils sont descendus à 3 oo francs. Il estmême certains produits, les pommes de terre, par exemple,qui le ruinent une fois sur neuf. Comment donc, en présencede ces variations, sur des revenus aussi incertains, établirdes distributions régulières et des salaires uniformes pour lestravailleurs ? ... » on pourrait répondre à cela que lesvariations de produit dans chaque pièce de terre indiquentsimplement qu'il faut associer les propriétaires entre eux,après avoir associé les ouvriers aux propriétaires, ce quiétablirait une solidarité plus profonde : mais ce seraitpréjuger ce qui est précisément en question, et que MBlanqui, après y avoir réfléchi, juge définitivementintrouvable, l' organisation du travail. D'ailleurs, il estévident que la solidarité n'ajouterait pas une obole à larichesse commune, partant, qu'elle ne touche même pas leproblème de la division.

Somme toute, le bénéf ice tant envié, et souventtrèsproblématique des maîtres, est loin de couvrir ladifférence des salaires effectifs aux salaires demandés ; etl'ancien projet de M Blanqui, misérable dans ses résultats etdésavoué par son au teur , se ra i t pour l ' i ndus t r iemanufacturière un fléau. Or, la division du travail étantdésormais établie partout, le raisonnement se généralise, etnous avons pour conclusion que la misère est un effet dutravail , aussi bien que de la paresse. On dit à cela, et cetargument est en grande faveur parmi le peuple : augmentez

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le prix des services, doublez, triplez le salaire. J'avoue quesi cette augmentation était possible, elle obtiendrait un pleinsuccès, quoi qu'en ait dit M Chevalier, à qui je dois sur cepoint un petit redressement.

D'après M Chevalier, si l'on augmentait le prix d'unemarchandise quelconque, les autres marchandisess'augmenteraient dans la même proportion, et il n'enrésulterait aucun avantage pour personne. Ce raisonnement,que les économistes se repassent depuis plus d'un siècle, estaussi faux qu'il est vieux, et il appartenait à M Chevalier, ensa qualité d'ingénieur, de redresser la tradition économique.Les appointements d'un chef de bureau étant par jour de Iofrancs, et le salaire d'un ouvrier de 4 : si le revenu estaugmenté pour chacun de 5 francs, le rapport des fortunesqui, dans le premier cas, était comme Ioo est à 4 o, ne serap l u s d a n s l e s e c o n d q u e c o m m e I o o e s t à 6 o .L'augmentation des salaires, s'effectuant nécessairement paraddition et non par quotient, serait donc un excellent moyende nivellement ; et les économistes mériteraient que lessocialistes leur renvoyassent le reproche d'ignorance, dontils sont par eux gratifiés à tort et à travers. Mais je dis qu'unepareille augmentation est impossible, et que la suppositionen est absurde : car, comme l'a très−bien vu d' ailleurs MChevalier, le chiffre qui indique le prix de la journée dutravail n'est qu'un exposant algébrique sans influence sur laréalité : et ce qu'il faut avant tout songer à accroître, tout enrectif iant les inégalités de distribution, ce n'est pas

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l'expression monétaire, c'est la quantité des produits.Jusque−là, tout mouvement de hausse dans les salaires nepeut avoir d'autre effet que celui d'une hausse sur le blé, levin, la viande, le sucre, le savon, la houille, etc., c'est−à−direl'effet d'une disette. Car qu'est−ce que le salaire ? C'est leprix de revient du blé, du vin, de la viande, de la houille ;c'est le prix intégrant de toutes choses. Allons plus avantencore : le salaire est la proportionnalité des éléments quicomposent la richesse, et qui sont consommés chaque jourreproductivement par la masse des travailleurs. Or, doublerle salaire, au sens où le peuple l'entend, c'est attribuer àchacun des producteurs une part plus grande que sonproduit, ce qui est contradictoire ; et si la hausse ne porteque sur un petit nombre d'industries, c' est provoquer uneperturbation générale dans les échanges, en un mot, unedisette. Dieu me garde des prédictions ! Mais malgré toutema sympathie pour l'amélioration du sort de la classeouvrière, il est impossible, je le déclare, que les grèvessuivies d'augmentation de salaire n'aboutissent pas à unrenchérissement général : cela est aussi certain que deux etdeux font quatre. Ce n'est point par de semblables recettesque les ouvriers arriveront à la richesse, et, ce qui est millefois plus précieux encore que la richesse, à la liberté. Lesouvriers, appuyés par la faveur d'une presse imprudente, enexigeant une augmentation de salaire, ont servi le monopolebien plus que leur véritable intérêt : puissent−ils reconnaître,quand le malaise reviendra pour eux plus cuisant, le fruitamer de leur inexpérience ! Convaincu de l'inutilité, ou,

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pour mieux dire, des funestes effets de l'augmentation dessalaires, et sentant bien que la question est tout organique etnullement commerciale, M Chevalier prend le problème àrebours. Il demande pour la classe ouvrière, avant tout,l'instruction, et il propose dans ce sens de larges réformes.L'instruction ! C'est aussi le mot de M Arago aux ouvriers,c'est le principe de tout progrès. L' instruction ! ... il fautsavoir une fois pour toutes ce que nous pouvons en attendrepour la solution du problème qui nous occupe ; il fautsavoir, dis−je, non s'il est désirable que tous la reçoivent,chose que personne ne met en doute, mais si elle estpossible.

Pour bien saisir toute la portée des vues de M Chevalier, ilest indispensable de connaître sa tactique. M Chevalier,façonné de longue main à la discipline, d'abord par sesétudes polytechniques, plus tard par ses relat ionssaint−s imoniennes, et f ina lement par sa posi t ionuniversitaire, ne paraît point admettre qu'un élève puisseavoir d'autre volonté que celle du règlement, un sectaired'autre pensée que celle du chef, un fonctionnaire publicd'autre opinion que celle du pouvoir. Ce peut être unemanière de concevoir l'ordre aussi respectable qu' aucunautre, et je n'entends exprimer à ce sujet ni approbation niblâme. M Chevalier a−t−il à émettre un jugement qui lui soitpersonnel ? En vertu du principe que tout ce qui n'est pasdéfendu par la loi est permis, il se hâte de prendre le devantet de dire son avis, quitte à se rallier ensuite, s'il y a lieu, à

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l'opinion de l'autorité. C'est ainsi que m chevalier, avant dese fixer au giron constitutionnel, s'était donné à MEnfantin ; c'est ainsi qu'il s'était expliqué sur les canaux, leschemins de fer, la finance, la propriété, longtemps avant quele ministère eût adopté aucun système sur la constructiondes railways, sur la conversion des rentes, les brevetsd'invention, la propriété littéraire, etc. M Chevalier n'estdonc pas , tan t s 'en fau t , admi ra teur aveug le del'enseignement universitaire ; et jusqu'à nouvel ordre, il nese gêne pas pour dire ce qu'il en pense. Ses opinions sontdes plus radicales. M Villemain avait dit dans son rapport :« le but de l'instruction secondaire est de préparer de loinun choix d'hommes... etc. » et comme le propre d'une idéelumineuse est d'éclairer toutes les questions qui s'yrattachent, l'enseignement professionnel fournit à MChevalier un moyen très−expéditif de trancher, cheminfaisant, la querelle du clergé et de l'université sur la libertéde l'enseignement. « il faut convenir qu'on fait la parttrès−belle au clergé... etc. » la conclusion vient toute seule :changez la matière de l'enseignement, et vous décatholicisezle royaume ; et comme le clergé ne sait que le latin et labible, qu'il ne compte dans son sein ni maîtres ès arts, niagriculteurs, ni comptables ; que parmi ses quarante milleprêtres, il n'en est peut−être pas vingt en état de lever unplan ou de forger un clou, on verra bientôt à qui les pèresde famille donneront la préférence, de l'industrie ou dubréviaire, et s'ils n'estiment pas que le travail est la plusbelle des langues pour prier Dieu. Ainsi finirait cette

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opposition ridicule d'éducation religieuse et de scienceprofane, de spirituel et de temporel, de raison et de foi,d'autel et de trône, vieilles rubriques désormais vides desens, mais dont on amuse encore la bonhomie du public, enattendant qu'il se fâche.

M Chevalier n'insiste pas, du reste, sur cette solution : ilsait que religion et monarchie sont deux partenaires qui,bien que toujours en brouille, ne peuvent exister l'une sansl'autre ; et pour ne point éveiller de soupçon, il se lance àtravers une autre idée révolutionnaire, l'égalité. « la Franceest en état de fournir à l'école polytechnique vingt foisautant d'élèves qu'il y en entre aujourd'hui... etc. » sil'enseignement secondaire, réformé selon les vues de MChevalier, était suivi par tous les jeunes français, tandis qu'il ne l'est communément que par 9 o, Ooo, il n'y auraitaucune exagération à élever le chiffre des spécialitésmathématiques de 3, 52 oà Io, Ooo ; mais, par la mêmeraison, nous aurions Io, Ooo artistes, philologues etphilosophes ; −Io, Ooo médecins, physiciens, chimistes etnaturalistes ; −Io, Ooo économistes, jurisconsultes,administrateurs ; − 2 o, Ooo industriels, contre−maîtres,négociants et comptables ; − 4 o, Ooo agriculteurs,vignerons, mineurs, etc. ; total, Ioo, Ooo capacités par an,soit environ le tiers de la jeunesse. Le reste, au lieud'aptitudes spéciales , n'ayant que des aptitudes mêlées, seclasserait indifféremment partout. Il est sûr qu'un si puissantessor donné aux intelligences accélérerait la marche de

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l'égalité, et je ne doute pas que tel ne soit le voeu secret deM Chevalier. Mais voilà précisément ce qui m'inquiète : lescapacités ne font jamais défaut, pas plus que la population,et la question est de trouver de l'emploi aux unes et du painà l'autre. En vain M Chevalier nous dit−il : « l'instructionsecondaire donnerait moins de prise à la plainte qu'elle lancedans la société des flots d'ambitieux dénués de tous moyensde satisfaire leurs désirs, et intéressés à bouleverser l'état ;gens inappliqués et inapplicables, bons à rien et se croyantpropres à tout, particulièrement à diriger les affairespubliques. Les études scientifiques exaltent moins l'esprit.Elles l 'éclairent et le règlent en même temps ; ellesapproprient l'homme à la vie pratique... » −ce langage, luirépliquerai−je, est bon à tenir à des patriarches : unprofesseur d'économie politique doit avoir plus de respectpour sa chaire et pour son auditoire. Le gouvernement n'apas plus de cent vingt places disponibles chaque année pourcent soixante−seize polytechniciens admis à l' école : quelserait donc l'embarras si le nombre des admissions était dedix mil le, ou seulement, en prenant le chiffre de MChevalier, de trois mille cinq cents ? Et généralisez : le totaldes positions civiles est de soixante mille, soit trois millevacances annuelles ; quel effroi pour le pouvoir, si, adoptanttout à coup les idées réformistes de M Chevalier, il se voyaitassiégé de cinquante mille solliciteurs ! On a souvent faitl'objection suivante aux républicains sans qu'ils y aientrépondu : quand tout le monde aura son brevet d'électeur, lesdéputés en vaudront−ils mieux, et le prolétariat en sera−t−il

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plus avancé ? Je fais la même demande à M Chevalier :quand chaque année scholaire vous apportera cent millecapacités, qu' en ferez−vous ? Pour établir cette intéressantejeunesse, vous descendrez jusqu'au dernier échelon de lahiérarchie. Vous ferez débuter le jeune homme, après quinzeans de sublimes études, non plus comme aujourd'hui par lesgrades d'aspirant ingénieur, de sous−lieutenant d'artillerie,d'enseigne de vaisseau, de substitut, de contrôleur, de gardegénéral, etc. ; mais par les ignobles emplois de pionnier, desoldat du train, de dragueur, de mousse, de fagoteur et de ratde cave. Là il lui faudra attendre que la mort, éclaircissantles rangs, le fasse avancer d'une semelle. Il se pourra doncqu'un homme, sorti de l'école polytechnique et capable defaire un Vauban, meure cantonnier sur une route dedeuxième classe, ou caporal dans un régiment. Oh !Combien le catholicisme s'est montré plus prudent, etcomme i l vous a surpassés tous, saints−simoniens,républ icains, universi ta ires, économistes, dans laconnaissance de l'homme et de la société ! Le prêtre sait quenotre vie n'est qu'un voyage , et que notre perfection ne sepeut réaliser ici−bas ; et il se contente d'ébaucher sur la terreune éducation qui doit trouver son complément dans le ciel.L'homme que la religion a formé, content de savoir, de faireet d'obtenir ce qui suffit à sa destinée terrestre, ne peutjamais devenir un embarras pour le gouvernement : il enserait plutôt le martyr. ô religion bienaimée ! Faut−il qu'unebourgeoisie qui a tant besoin de toi te méconnaisse ! ... dansquels épouvantables combats de l'orgueil et de la misère

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cette manie d'enseignement universel nous précipite ! à quoiservira l'éducation professionnelle, à quoi bon des écolesd'agriculture et de commerce, si vos étudiants ne possèdentni établissements ni capitaux ? Et quel besoin de se bourrerjusqu'à l'âge de vingt ans de toutes sortes de sciences , pouraller après rattacher des fils à la mule−jenny, ou piquer lahouille au fond d'un puits ? Quoi ! Vous n'avez de votreaveu que 3, Ooo emplois à donner chaque année pour 5 o,Ooo capacités possibles, et vous parlez encore de créer desécoles ! Restez plutôt dans votre système d'exclusion et deprivilége, système vieux comme le monde, appui desdynasties et des patriciats, véritable machine à hongrer leshommes, afin d'assurer les plaisirs d'une caste de sultans.

Faites payer cher vos leçons, multipliez les entraves,écartez, par la longueur des épreuves, le fils du prolétaire àqui la faim ne permet pas d'attendre, et protégez de toutvotre pouvoir les écoles ecclésiastiques, où l'on apprend àtravailler pour l' autre vie, à se résigner, jeûner, respecter lesgrands, aimer le roi et prier Dieu. Car toute étude inutiledevient tôt ou tard une étude abandonnée : la science est unpoison pour les esclaves . Certes, M Chevalier a trop desagacité pour n'avoir pas aperçu les conséquences de sonidée. Mais il s'est dit au fond du coeur, et l'on ne peutqu'applaudir à sa bonne intention : il faut avant tout que leshommes soient hommes : après, qui vivra verra. Ainsi nousmarchons à l'aventure, conduits par la providence, qui nenous ave r t i t j ama is qu 'en f rappan t : cec i es t l e

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commencement et la fin de l'économie politique. à l'inversede M Chevalier, professeur d'économie politique au collégede France, M Dunoyer, économiste de l'institut, ne veut pasqu' on organise l 'enseignement. L 'organisat ion del'enseignement est une variété de l'organisation du travail ;donc, pas d' organisation. L'enseignement, observe MDunoyer, est une profession, non une magistrature : commetoutes les professions, il doit être et rester libre. C'est lacommunauté, c 'est le social isme, c'est la tendancerévolutionnaire, dont les principaux agents ont étéRobespierre, Napoléon, Louis Xviii et M Guizot, qui ontjeté parmi nous ces idées funestes de centralisation etd'absorption de toute activité dans l'état.

La presse est bien libre, et la plume des journalistes unemarchandise ; la religion est bien libre aussi, et tout porteurde soutane, courte ou longue, qui sait à propos exciter lacuriosité publique, peut rassembler autour de soi unauditoire.

M Lacordaire a ses dévots, M Leroux ses apôtres, MBuchez son couvent. Pourquoi donc l'enseignement aussi neserait−il pas libre ? Si le droit de l'enseigné, comme celui del'acheteur, est indubitable ; celui de l'enseignant, qui n'estqu'une variété du vendeur, en est le corrélatif : il estimpossible de toucher à la liberté de l'enseignement sansfaire violence à la plus précieuse des libertés, celle de laconscience. Et puis, ajoute M Dunoyer, si l 'état doit

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l'enseignement à tout le monde, on prétendra bientôt qu'ildoit le travail, puis le logement, puis le couvert ... où celamène−t−il ? L'argumentation de M Dunoyer est irréfutable :organiser l'enseignement, c'est donner à chaque citoyen lapromesse d'un emploi libéral et d'un salaire confortable ; cesdeux termes sont aussi intimement liés que la circulationartérielle et la circulation veineuse. Mais la théorie de MDunoyer implique aussi que le progrès n'est vrai que d'unecertaine élite de l'humanité, et que pour les neuf dixièmes dugenre humain, la barbarie est la condition perpétuelle. C'estmême ce qui constitue, selon M Dunoyer, l' essence dessociétés, laquelle se manifeste en trois temps, religion,hiérarchie et mendicité. En sorte que, dans ce système, quiest celui de Destutt De Tracy, de Montesquieu et de Platon,l'antinomie de la division, comme celle de la valeur, estinsoluble. Ce m'est un plaisir inexprimable, je l'avoue, devoir M Chevalier, partisan de la centralisation de l 'enseignement, combattu par M Dunoyer, partisan de laliberté ; M Dunoyer à son tour en opposition avec MGuizot ; M Guizot , le représentant des centralisateurs, encontradiction avec la charte, laquelle pose en principe laliberté ; la charte foulée aux pieds par les universitaires, quiréclament pour eux seuls le privilége de l'enseignement,malgré l'ordre formel de l' évangile qui dit aux prêtres : allezet enseignez . Et pardessus tout ce fracas d'économistes, delégislateurs, de ministres, d'académiciens, de professeurs etde prêtres, la providence économique donnant le démenti àl'évangile, et s' écriant : que voulez−vous, pédagogues, que

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je fasse de votre enseignement ? Qui nous tirera de cetteangoisse ? M Rossi penche pour un éclectisme : trop peudivisé, dit−il, le travail reste improductif ; trop divisé, ilabrutit l'homme. La sagesse est entre ces extrêmes : InMedio Virtus. −malheureusement cette sagesse mitoyennen'est qu'une médiocrité de misère ajoutée à une médiocritéde richesse, en sorte que la condition n'est pas le moins dumonde modifiée. La proportion du bien et du mal, au lieud'être comme Ioo est à Ioo, n'est plus que comme 5 o est à 5o : ceci peut donner une fois pour toutes la mesure del'éclectisme. Du reste, le juste−milieu de M Rossi est enopposition directe avec la grande loi économique : produireaux moindres frais possibles la plus grande quantitépossible de valeurs... or, comment le travail peutil remplirsa destinée, sans une extrême division ? Cherchons plusloin, s'il vous plaît. " tous les systèmes, dit M Rossi, toutesles hypothèses économiques appartiennent à l'économiste ;mais l'homme intelligent, libre, responsable, est sousl'empire de la loi morale... l'économie politique n'est qu'unescience qui examine les rapports des choses, et en tire desconséquences.

Elle examine quels sont les effets du travail : vous devez,dans l'application, appliquer le travail selon l'importance dubut.

Quand l'application du travail est contraire à un but plusélevé que la production de la richesse, il ne faut pas

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l'appliquer...

supposons que ce fût un moyen de richesse nationale quede faire travailler les enfants quinze heures par jour : lamorale dirait que cela n'est pas permis. Cela prouve−t−il quel'économie politique est fausse ? Non : cela prouve que vousconfondez ce qui doit être séparé. " si M Rossi avait un peuplus de cette naïveté gauloise, si difficile à acquérir auxétrangers, il aurait tout simplement jeté sa langue aux chiens, comme dit Madame De Sévigné. Mais il faut qu'unprofesseur parle, parle , parle, non pas pour dire quelquechose, mais afin de ne pas rester muet. M Rossi tourne troisfois autour de la question, puis il se couche : cela suffit àcertaines gens pour croire qu' il a répondu. Certes, c'estdéjà un fâcheux symptôme pour une science, lorsqu'en sedéveloppant selon les principes qui lui sont propres, ellearrive à point nommé à être démentie par une autre ;comme, par exemple, lorsque les postulés de l'économiepolitique se trouvent contraires à ceux de la morale, jesuppose que la morale, aussi bien que l'économie politique,soit une science. Qu'est−ce donc que la connaissancehumaine, si toutes ses affirmations s'entre−détruisent, et àquoi faudra−t−il se fier ? Le travail parcellaire est uneoccupation d'esclave, mais c'est le seul véritablementfécond ; le travail non divisé n' appartient qu'à l'hommelibre ; mais il ne rend pas ses frais.

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D'un côté l'économie politique nous dit : soyez riches ; del' autre la morale : soyez libres ; et M Rossi, parlant au nomdes deux, nous avise en même temps que nous ne pouvonsêtre ni libres ni riches, puisque ne l'être qu'à moitié, c'est nel'être pas .

La doctrine de M Rossi, loin de satisfaire à cette doubletendance de l'humanité, a donc l'inconvénient, pour n'êtrepas exclusive, de nous ôter tout : c'est, sous une autre forme,l' histoire du système représentatif. Mais l'antagonisme estbien autrement profond encore que ne l'a vu M Rossi. Carpuisque, d'après l'expérience universelle, d'accord sur cepoint avec la théorie, le salaire se réduit en raison de ladivision du travail, il est clair qu'en nous soumettant àl'esclavage parcellaire, nous n'obtiendrons pas pour cela larichesse ; nous n'aurons fait que changer des hommes enmachines : voyez la population ouvrière des deux mondes.Et puisque, d'autre part, hors de la division du travail, lasociété retombe en barbarie, il est évident encore qu'ensacrifiant la richesse, on n' arriverait pas à la liberté : voyezen Asie et en Afrique toutes les races nomades. Donc il y anécessité, commandement absolu, de par la scienceéconomique et de par la morale, de résoudre le problème dela division : or, où en sont les économistes ? Depuis plus detrente ans que Lemontey, développant une observation deSmith, a fait ressortir l' influence démoralisante et homicidede la division du travail ; qu'a−t−on répondu ? Quellesrecherches ont été fa i tes ? Quel les combinaisons

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proposées ? La question a−t−elle été seulement comprise ?Tous les ans les économistes rendent compte, avec uneexactitude que je louerais davantage si je ne la voyais restertoujours stérile, du mouvement commercial des états del'Europe . Ils savent combien de mètres de drap, de piècesde soie, de kilogrammes de fer, ont été fabriqués ; quelle aété la consommation par tête du blé, du vin, du sucre, de laviande : on dirait que pour eux le nec plus ultrà de lascience soit de publier des inventaires, et le dernier terme deleur combinaison, de devenir les contrôleurs généraux desnations. Jamais tant de matériaux amassés n'ont offert uneperspective plus belle aux recherches : qu'a−t−on trouvé ?Quel principe nouveau a jailli de cette masse ? Quellesolution à tant de vieux problèmes en est résultée ? Quelledirection nouvelle aux études ? Une question, entre autres,semble avoir été préparée pour un jugement définitif : c'estle paupérisme. Le paupérisme est aujourd'hui, de tous lesaccidents du monde civilisé, le mieux connu : on sait à peuprès d'où il vient, quand et comment il arrive, et ce qu'ilcoûte ; on a calculé quelle en est la proportion aux diversdegrés de civilisation, et l'on s'est convaincu en même tempsque tous les spécifiques par lesquels on l'a jusqu'à ce jourcombattu ont été impuissants. Le paupérisme a été divisé engenres, espèces et variétés : c'est une histoire naturellecomplète, une des branches les plus importantes de l'anthropologie. Eh bien ! Ce qui résulte irréfragablement detous les faits recueillis, mais ce qu'on n'a pas vu, ce qu'on neveut pas voir, ce que les économistes s'obstinent à couvrir de

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leur silence, c'est que le paupérisme est constitutionnel etchronique dans les sociétés, tant que subsiste l'antagonismedu travail et du capital, et que cet antagonisme ne peut finirque par une négation absolue de l'économie politique.Quelle issue à ce labyrinthe les économistes ont−ilsdécouverte ? Ce dernier point mérite que nous nous yarrêtions un instant. Dans la communauté primitive, lamisère, ainsi que je l 'ai fai t observer au précédentparagraphe, est la condition universelle. Le travail est laguerre déclarée à cette misère. Le travail s'organise, d' abordpar la division, ensuite par les machines, puis par laconcurrence, etc., etc. Or, il s'agit de savoir s'il n'est pas del'essence de cette organisation, telle qu'elle nous est donnéedans l'économie politique, en même temps qu'elle fait cesserla misère des uns, d'aggraver celle des autres d'une manièrefatale et invincible. Voilà dans quels termes la question dupaupérisme doit être posée, et voilà comment nous avonsentrepr is de la résoudre. Que s igni f ient donc cescommérages éternels des économistes sur l'imprévoyancedes ouvriers, sur leur paresse, leur manque de dignité, leurignorance, leurs débauches, leurs mariages prématurés,etc. ? Tous ces vices, toute cette crapule n'est que lemanteau du paupérisme ; mais la cause, la cause premièrequi retient fatalement les quatre cinquièmes du genrehumain dans l'opprobre, où est−elle ? La nature n'a−t−ellepas fait tous les hommes également grossiers, rebelles autravail, lubriques et sauvages ? Le patricien et le prolétairene sont−ils pas sortis du même limon ? D'où vient donc,

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après tant de siècles, et malgré tant de prodiges de l'industrie, des sciences et des arts, que le bien−être et lapolitesse n'ont pu devenir le patrimoine de tous ? D'où vientqu'à Paris et à Londres, aux centres des richesses sociales, lamisère est aussi h ideuse qu 'au temps de César etd'Agricola ? Comment, à côté de cette aristocratie raffinée,la masse est−elle demeurée si inculte ? On accuse les vicesdu peuple : mais les vices de la haute classe ne paraissentpas moindres ; peut−être même sont−ils plus grands. Latache originelle est égale chez tous : d'où vient, encore unefois, que le baptême de la civilisation n'a pas eu pour tous lamême eff icace ? Ne serait−ce point que le progrèslui−même est un privilége, et qu'à l'homme qui ne possèdeni char ni monture, force est de patauger éternellement dansla boue ? Que dis−je ? à l'homme totalement dépourvu, ledésir du salut n'arrive point : il est si bas tombé, quel'ambition même s'est éteinte dans son coeur. Une autrequestion, non moins controversée que la précédente, estcelle de l'usure ou du prêt à intérêt. L' usure, ou comme quidirait le prix de l'usage, est l'émolument, de quelque naturequ'il soit, que le propriétaire retire de la prestation de sachose. Quidquid Sorti Accrescit Usura Est, disent lesthéologiens. L'usure, fondement du crédit, apparaît aupremier rang parmi les ressorts que la spontanéité socialemet en jeu dans son oeuvre d'organisation, et dont l'analysedécèle les lois profondes de la civilisation. Les anciensphilosophes et les pères de l'église, qu'il faut regarder icicomme les représentants du socialisme aux premiers siècles

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de l'ère chrétienne, par une inconséquence singulière, maisqui provenait de la pauvreté des notions économiques deleur temps, admettaient le fermage et condamnaient l'intérêtde l'argent, parce que, selon eux, l'argent était improductif.Ils distinguaient en conséquence le prêt des choses qui seconsomment par l'usage, au nombre desquelles ils mettaientl'argent, et le prêt des choses qui, sans se consommer,profitent à l'usager par leur produit.

Les économistes n'eurent pas de peine à montrer, engénéralisant la notion du loyer, que dans l'économie de lasociété l'action du capital ou sa productivité était la même,soit qu'il se consommât en salaires, soit qu'il conservât lerôle d' instrument ; qu'en conséquence il fallait ou proscrirele fermage de la terre, ou admettre l'intérêt de l'argent,puisque l'un et l'autre étaient au même titre la récompensedu privilége, l'indemnité du prêt. Il fallut plus de quinzesiècles pour faire passer cette idée, et rassurer lesconsciences qu' effrayaient les anathèmes du catholicismecontre l'usure. Mais enfin l'évidence et le voeu généralétaient pour les usuriers ; ils gagnèrent la bataille contre lesocialisme, et des avantages immenses, incontestables,résultèrent pour la société de cette espèce de légitimation del'usure. Dans cette circonstance, le socialisme, qui avaittenté de généraliser la loi que Moïse n' avait faite que pourles seuls israélites, Non Foeneraberis Proximo Tuo, SedAlieno, fut battu par une idée qu'il avait acceptée de laroutine économique, à savoir le fermage, élevé jusqu'à la

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théorie de la productivité du capital. Mais les économistes àleur tour furent moins heureux , lorsque plus tard on lessomma de justifier le fermage en luimême, et d'établir cettethéorie du rendement des capitaux. On peut dire que, sur cepoint, ils ont perdu tout l'avantage qu' ils avaient d'abordobtenu contre le socialisme. Sans doute, et je suis le premierà le reconnaître, le loyer de la terre, de même que celui del'argent et de toute valeur mobilière et immobilière, est unfait spontané, universel, qui a sa source au plus profond denotre nature, et qui devient bientôt, par son développementnormal, l'un des ressorts les plus puissants de l' organisation.Je prouverai même que l'intérêt du capital n'est que lamatérialisation de l'aphorisme, tout travail doit laisser unexcédant . Mais, en face de cette théorie, ou pour mieux direde cette fiction de la productivité du capital, s' élève uneautre thèse non moins certaine, et qui, dans ces dernierstemps, a frappé les plus habiles économistes : c'est que toutevaleur naît du travail, et se compose essentiellement desalaires ; en d'autres termes, qu'aucune richesse ne procèdeoriginairement du privilége, n'a de valeur que par la façon,et qu'en conséquence le travail seul, entre les hommes, est lasource du revenu. Comment donc concilier la théorie dufermage ou de la productivité du capital, théorie confirméepar la pratique universelle, et que l'économie politique, ensa qualité de routinière, est forcée de subir, mais sanspouvoir la justifier, avec cette autre théorie qui nous montrela valeur se composant normalement de salaires, et quiaboutit fatalement, comme nous le démontrerons, à l'égalité

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dans la société du produit net et du produit brut ? Lessocialistes n'ont pas fait faute à l' occasion. S'emparant duprincipe que le travail est la source de tout revenu, ils sesont mis à demander compte aux détenteurs des capitaux deleurs fermages et revenants−bon ; et comme les économistesavaient remporté la première victoire, en généralisant sousune expression commune le fermage et l'usure, de même lessocialistes ont pris leur revanche, en faisant disparaître,sous le principe plus général encore du travail, les droitsseigneuriaux du capital. La propriété a été démolie de fonden comble ; les économistes n'ont su que se taire mais, dansl'impuissance de s'arrêter sur cette nouvelle pente, lesocialisme a glissé jusqu'aux derniers confins de l'utopiecommuniste, et, faute d'une solution pratique, la société estrédu i te à ne pouvo i r n i jus t i f ie r sa t rad i t ion , n is'abandonner à des essais dont le moindre défaut serait dela faire rétrograder de quelque mille ans. Dans unesituation pareille, que prescrit la science ? Assurément, cen'est point de s' arrêter en un juste milieu arbitraire,insaisissable, impossible ; c'est de généraliser encore et dedécouvrir un troisième principe, un fait, une loi supérieure,qui explique la fiction du capital et le mythe de la propriété,et le concilie avec la théorie qui attribue au travail l'originede toute richesse. voilà ce que le socialisme, s'il eût vouluprocéder logiquement, devait entreprendre. En effet, lathéorie de la productivité réelle du travail, et celle de laproductivité fictive du capital , sont l 'une et l 'autreessentiellement économiques ; le socialisme n'a eu que la

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peine d'en montrer la contradiction, sans rien tirer de sonexpérience ni de sa dialectique ; car il paraît être aussidépourvu de l'une que de l'autre. Or, en bonne procédure, leplaideur qui accepte l'autorité d'un titre pour une partie doitl'accepter pour le tout ; il n'est pas permis de scinder lespièces et les témoignages. Le socialisme avait−il le droit dedécliner l'autorité de l'économie politique relativement àl 'usure, lorsqu' i l s 'étayai t de cette même autor i térelativement à la décomposition de la valeur ? Non, certes.Tout ce que le socialisme pouvait exiger en pareil cas,c'était, ou que l'économie politique fût appointée à concilierses théories, ou qu'il fût chargé lui−même de cette épineusecommission. Plus on approfondit ces solennels débats, plusil semble que le procès tout entier vient de ce que l'une desparties ne veut pas voir, tandis que l'autre refuse demarcher.

C'est un principe de notre droit public, que nul ne peut êtreprivé de sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité générale,et moyennant une juste et préalable indemnité. Ce principeest éminemment économique, car, d'un côté, il suppose ledomaine éminent du citoyen que l'on exproprie, et dont l'adhésion, suivant l'esprit démocratique du pacte social, estnécessairement préjugée. D'autre part, l'indemnité, ou le prixde l ' immeuble exproprié, se règle, non sur la valeurintrinsèque de l'objet, mais d'après la loi générale ducommerce, qui est l'offre et la demande, en un mot l'opinion.L'expropriation faite au nom de la société peut être assimilée

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à un marché de convenance, consenti par chacun enverstous ; non−seulement donc le prix doit être payé, mais aussila convenance ; et c'est ainsi, en effet, que l'on évaluel'indemnité. Si les jurisconsultes romains avaient saisi cetteanalogie, i ls eussent moins hési té sans doute surl'expropriation pour cause d'utilité publique. Telle est doncla sanction du droit social d'exproprier : l'indemnité. Or , enpratique, non−seulement le principe d'indemnité ne s'applique pas toutes les fois qu'il devrait l'être ; il est mêmeimpossible que cela soit. Ainsi, la loi qui a créé les cheminsde fer, a stipulé l'indemnité des terrains qu'occuperaient lesrails ; elle n'a rien fait pour cette foule d'industries qu'alimentait le roulage, et dont les pertes dépasseront debeaucoup la va leur des te r ra ins remboursés auxpropriétaires. De même, lorsqu'il fut question d'indemniserles fabricants de sucre de betterave, il ne vint à l'esprit depersonne que l'état dût indemniser encore cette multituded'ouvriers et d'employés que faisait vivre l' industriebetteravière, et qui allaient peutêtre se trouver réduits àl'indigence. Cependant il est certain, d'après la notion ducapital et la théorie de la production, que comme lepossesseur terrien, à qui le chemin de fer enlève soninstrument de travail, a droit d'être indemnisé, tout de mêmel' industriel, à qui le même chemin rend le capital stérile, adroit aussi à l ' indemnité. D'où vient donc qu'on nel ' indemnise pas ? Hélas ! C'est qu' indemniser estimpossible. Avec ce système de justice et d'impartialité, lasociété serait le plus souvent dans l'impuissance d'agir, et

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reviendrait à l'immobilité du droit romain. Il faut qu'il y aitdes victimes... le principe d' indemnité est en conséquencedélaissé ; il y a banqueroute inévitable de l'état envers uneou plusieurs classes de citoyens . Sur cela, les socialistesarrivent ; ils reprochent à l' économie politique de ne savoirque sacrifier l'intérêt des masses et créer des priviléges ;−puis, montrant dans la loi d' expropriation le rudimentd'une loi agraire, ils concluent brusquement à l'expropriationun iverse l le , c 'es t−à−d i re à la p roduct ion e t à laconsommation en commun.

Mais ici le socialisme retombe de la critique dans l'utopie,e t son impu issance éc la te de nouveau dans sescontradictions. Si le principe d'expropriation pour caused'utilité publique, développé dans toutes ses conséquences,conduit à une réorganisation complète de la société, avant demettre la main à l 'oeuvre, i l faut déterminer cetteorganisation nouvelle ; or, le socialisme, je le répète, n'apour science que ses lambeaux de physiologie et d'économiepoli t ique. −puis i l faut, conformément au principed'indemnité, sinon rembourser, du moins garantir auxcitoyens les valeurs qu'ils auront livrées ; il faut, en un mot,les assurer contre les chances du changement. Or , en dehorsde la fortune publique dont il demande la gestion, où lesocialisme prendra−t−il la caution de cette même fortune ?Il est impossible, en bonne etsincère logique, d'échapper àce cercle. Aussi, les communistes, plus francs dans leurallure que certains autres sectaires aux idées ondoyantes et

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pacifiques, tranchent la difficulté, et se promettent, une foismaîtres du pouvoir, d'exproprier tout le monde et den'indemniser et garantir personne. Au fond, cela pourraitn'être ni injuste ni déloyal ; malheureusement, brûler n'estpas répondre, comme disait à Robespierre l'intéressantDesmoulins ; et l'on revient toujours, en pareil débat, du feuet de la guillotine.

Ici, comme partout, deux droits également sacrés sont enprésence , le droit du citoyen et le droit de l'état ; c'est assezdire qu'il est une formule de conciliation supérieure auxutopies socialistes et aux théories tronquées de l'économiepolitique, et qu'il s'agit de découvrir. Que font, dans cetteoccurrence, les parties plaidantes ? Rien. On dirait plutôtqu'elles ne soulèvent les questions que pour avoir occasionde s'adresser des injures. Que dis−je ? Les questions ne sontseulement pas comprises par elles ; et tandis que le publics'entretient des problèmes sublimes de la société et de ladestinée humaine, les entrepreneurs de science sociale,orthodoxes et schismatiques, ne sont pas d'accord sur lesprincipes. Témoin la question qui a occasionné cesrecherches, et que ses auteurs n'entendent certes pas plusque ses détracteurs, le rapport des profits et des salaires .Quoi ! Des économistes, une académie aurait mis auconcours une question dont elle−même ne comprend pas lestermes !

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Comment donc une pareille idée aurait−elle pu lui venir ?...

eh bien ! Oui, ce que j'avance est incroyable, phénoménal ;mais cela est. Comme les théologiens, qui ne répondent auxproblèmes de la métaphysique que par des mythes et desallégories, lesquels reproduisent toujours les problèmes,sans jamais les résoudre ; les économistes ne répondent auxquestions qu'ils se posent qu' en racontant de quelle manièreils ont été amenés à les poser : s'ils concevaient qu'on pûtaller au delà, ils cesseraient d' être économistes. Qu'est−ce,par exemple , que le pro f i t ? C 'es t ce qu i res te àl'entrepreneur après qu'il a payé tous ses frais . Or les fraisse composent de journées de travai l et de valeursconsommées, ou en définitive de salaires. Quel est donc lesalaire d'un ouvrier ? Le moins qu'on puisse lui donner, c'est−à−dire on ne sait pas. Quel doit être le prix de lamarchandise portée au marché par l'entrepreneur ? Le plusgrand qu'il pourra obtenir, c'est−à−dire encore, on ne saitpas. Il est même défendu, en économie politique, desupposer que la marchandise et la journée de travail puissentêtre taxées , bien que l'on convienne qu'elles peuvent êtreévaluées ; et cela par la raison, disent les économistes, quel'évaluation est une opération essentiellement arbitraire, quine peut aboutir jamais à une sûre et certaine conclusion.Comment donc trouver le rapport de deux inconnues qui,d'après l'économie politique, ne peuvent en aucun cas, êtredégagées ? Ainsi l'économie politique pose des problèmes

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insolubles ; et pourtant nous verrons bientôt qu'il estinévitable qu'elle les pose, et que notre siècle les résolve.Voilà pourquoi j'ai dit que l'académie des sciences morales,en mettant au concours le rapport des profits et des salaires,avait parlé sans conscience, avait parlé prophétiquement.Mais, dira−t−on, n'est−il pas vrai que si le travail est fortdemandé et les ouvriers rares, le salaire pourra s'éleverpendant que d'un autre côté le profit baissera ? Que si, parle flot des concurrences, la production surabonde, il y auraencombrement et vente à perte, par conséquent absence deprofit pour l'entrepreneur, et menace de fériation pour l'ouvrier ? Qu'alors celui−ci offrira son travail au rabais ?Que si une machine est inventée, d'abord elle éteindra lesfeux de ses rivales ; puis, le monopole établi, l'ouvrier misdans la dépendance de l'entrepreneur, le profit et le salaireiront en sens inverse l'un de l'autre ? Toutes ces causes, etd'autres encore, ne peuvent−elles être étudiées, appréciées,compensées, etc., etc. Oh ! Des monographies, deshistoires : nous en sommes saturés depuis Ad Smith et J−BSay, et l'on ne fait plus guère que des variations sur leurstextes. Mais ce n'est pas ainsi que la question doit êtreentendue, bien que l'académie ne lui ait pas donné d'autresens. Le rapport du profit et du salaire doit être pris dans unsens absolu, et non au point de vue inconcluant desaccidents du commerce et de la division des intérêts : deuxchoses qu i do ivent u l té r ieurement recevo i r leurinterprétation. Je m'explique. Considérant le producteur et leconsommateur comme un seul individu, dont la rétribution

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est naturellement égale à son produit ; puis, distinguant dansce produit deux parts, l'une qui rembourse le producteur deses avances, l'autre qui figure son profit, d'après l'axiomeque tout travail doit laisser un excédant : nous avons àdéterminer le rapport de l'une de ces deux parts avec l'autre.Cela fait, il sera aisé d'en déduire les rapports de fortune deces deux classes d'hommes, les entrepreneurs et les salariés,comme aussi de rendre raison de toutes les oscillationscommerciales. Ce sera une série de corollaires à joindre à ladémonstration. Or, pour qu'un tel rapport existe et devienneappréciable, il faut de toute nécessité qu'une loi, interne ouexterne, préside à la constitution du salaire et du prix devente ; et comme, dans l' état actuel des choses, le salaire etle prix varient et oscillent sans cesse, on demande quels sontles faits généraux, les causes, qui font varier et osciller lavaleur, et dans quelles limites s'accomplit cette oscillation.Mais cette question même est contraire aux principes : carqui dit oscillation , suppose nécessairement une directionmoyenne, vers laquelle le centre de gravité de la valeur laramène sans cesse ; et quand l'académie demande qu'ondétermine les oscillations du profit et du salaire , elledemande par là même qu'on détermine la valeur . Or, c'estjustement ce que repoussent messieurs de l'académie : ils neveulent point entendre que si la valeur est variable, elle estpar cela même déterminable ; que la variabilité est indice etcondition de déterminabilité. Ils prétendent que la valeur,variant toujours, ne peut jamais être déterminée. C'estcomme si l'on soutenait qu'étant donné le nombre des

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oscillations par seconde d'un pendule, l'amplitude desoscillations, la latitude et l'élévation du lieu où se faitl 'expér ience, la longueur du pendule ne peut êtredéterminée, parce que ce pendule est en mouvement. Tel estle premier article de foi de l' économie politique. Quant ausocialisme, il ne paraît pas davantage avoir compris laquestion ni s'en soucier. Parmi la multitude de ses organes,les uns écartent purement et simplement le problème, ensubstituant à la répartition le rationnement, c' est−à−direen bannissant de l'organisme social le nombre et la mesure ;les autres se tirent d'embarras en appliquant au salaire lesuffrage universel. Il va sans dire que ces pauvretés trouventdes dupes par mille et centaines de mille. La condamnationde l'économie politique a été formulée par Malthus dans cepassage fameux : « un homme qui naît dans un monde déjàoccupé.. . etc. » voici donc quel le est la concluionnécessaire, fatale, de l'économie politique, conclusion que jedémontrerai avec une évidence jusqu'à présent inconnuedans cet ordre de recherches : la mort à qui ne possède pas.Afin de mieux saisir la pensée de Malthus, traduisons−la enpropositions philosophiques, en la dépouillant de son vernisoratoire : « la liberté individuelle, et la propriété qui en estl'expression, sont données dans l'économie politique ;l'égalité et la solidarité ne le sont pas. » sous ce régime,chacun chez soi, chacun pour soi : le travail, comme toutemarchandise, est sujet à la hausse et à la baisse : de là lesrisques du prolétariat.

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Quiconque n'a ni revenu ni salaire, n'a pas droit de rienexiger des autres : son malheur retombe sur lui seul ; au jeude la fortune, la chance a tourné contre lui. " au point de vuede l'économie politique, ces propositions sont irréfragables ;et Malthus, qui les a formulées avec une si alarmanteprécision, est à l'abri de tout reproche. Au point de vue desconditions de la science sociale, ces mêmes propositionssont radicalement fausses, et même contradictoires. L'erreurde Malthus, ou pour mieux dire de l'économie politique, neconsiste point à dire qu'un homme qui n'a pas de quoimanger doit périr, ni à prétendre que sous le régimed'appropriation individuelle, celui qui n'a ni travail ni revenun'a plus qu'à sortir de la vie par le suicide, s'il ne préfère s'envoir chassé par la famine : telle est, d'une part, la loi de notreexistence ; telle est, de l'autre, la conséquence de lapropriété ; et M Rossi s'est donné beaucoup trop de peinepour justifier sur ce point le bon sens de Malthus. Jesoupçonne, il est vrai, M Rossi, faisant si longuement etavec tant d'amour l'apologie de Malthus, d'avoir voulurecommander l'économie politique de la même manière queson compatriote Machiavel, dans le livre du prince ,recommandait à l'admiration du monde le despotisme. Ennous faisant voir la misère comme la condition sine quâ nonde l'arbitraire industriel et commercial, M Rossi semblenous crier : voilà votre droit, votre justice, votre économiepolitique ; voilà la propriété. Mais la naïveté gauloisen'entend rien à ces finesses ; et mieux eût valu dire à laFrance, dans sa langue immaculée : l'erreur de Malthus, le

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vice radical de l'économie politique, consiste, en thèsegénérale, à affirmer comme état définitif une conditiontransitoire, savoir la distinction de la société en patriciat etprolétariat ; −spécialement, à dire que dans une sociétéorganisée, et par conséquent solidaire, il se peut que les unspossèdent, travaillent et consomment, tandis que les autresn' auraient ni possession, ni travail, ni pain. Enfin Malthus,ou l'économie politique, s'égare dans ses conclusions,lorsqu'il voit dans la faculté de reproduction indéfinie dontjouit l' espèce humaine, ni plus ni moins que toutes lesespèces animales et végétales, une menace permanente dedisette ; tandis qu'il fallait seulement en déduire lanécessité, et par conséquent l' existence d'une loi d'équilibreentre la population et la production. En deux mots, lathéorie de Malthus, et c'est là le grand mérite de cetécrivain, mérite dont aucun de ses confrères n'a songé à luitenir compte, est une réduction à l 'absurde de toutel'économie politique.

Quant au socialisme, il a été jugé dès longtemps par Platonet Thomas Morus en un seul mot, utopie, c'est−à−direnon−lieu , chimère. Toutefois, il faut le dire pour l'honneurde l' esprit humain, et afin que justice soit rendue à tous : nila science économique et législative ne pouvait être dans sescommencements autre que ce que nous l'avons vue, ni lasociété ne peut s'arrêter à cette première position. Toutescience doit d'abord circonscrire son domaine, produire etrassembler ses matériaux : avant le système, les faits ; avant

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le siècle de l' art, le siècle de l'érudition. Soumise commetoute autre à la lo i du temps et aux condit ions del'expérience, la science économique, avant de cherchercomment les choses doivent se passer dans la société, avaità nous dire comment elles se passent ; et toutes cesroutines, que les auteurs qualifient si pompeusement dansleurs livres de lois , de principes et de théories , malgré leurincohérence et leur contrariété, devaient être recueilliesavec une diligence scrupuleuse, et décrites avec uneimpartialité sévère. Pour accomplir cette tâche , il fallaitplus de génie peut−être, surtout plus de dévouement, quen'en exigera le progrès ultérieur de la science. Si donc l'économie sociale est encore aujourd'hui plutôt uneaspiration vers l'avenir qu'une connaissance de la réalité, ilfaut reconnaître aussi que les éléments de cette étude sonttous dans l'économie politique ; et je crois exprimer lesentiment général en disant que cette opinion est devenuecelle de l'immense majorité des esprits. Le présent trouvepeu de défenseurs, il est vrai ; mais le dégoût de l'utopien'est pas moins universel : et tout le monde comprend que lavérité est dans une formule qui concilierait ces deuxtermes : conservation et mouvement. Aussi, grâces en soientrendues aux A Smith, aux J−B Say, aux Ricardo et auxMalthus, ainsi qu'à leurs téméraires contradicteurs, lesmystères de la fortune, Atria Ditis, sont mis à découvert ; laprépondérance du capital, l'oppression du travailleur, lesmachinations du monopole, éclairées sur tous les points,reculent devant les regards de l'opinion. Sur les faits

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observés et décrits par les économistes, on raisonne et l'onconjecture : des droits abusifs, des coutumes iniques,respectés aussi longtemps que dura l'obscurité qui les faisaitvivre, à peine traînés au grand jour , expirent sous laréprobation générale ; on soupçonne que le gouvernementde la société doit être appris, non plus dans une idéologiecreuse, à la façon du contrat social , mais, ainsi que l'avaitentrevu Montesquieu, dans le rapport des choses ; et déjàune gauche à tendances éminemment sociales, formée desavants, de magistrats, de jurisconsultes, de professeurs, decapital istes même et de chefs industr iels, tous nésreprésentants et défenseurs du privilége, et d'un milliond'adeptes, se pose dans la nation au−dessus et en dehors desopinions parlementaires , et cherche, dans l'analyse des faitséconomiques, à surprendre les secrets de la vie des sociétés.

Représentons−nous donc l'économie politique comme uneimmense plaine, jonchée de matériaux préparés pour unédifice. Les ouvriers attendent le signal, pleins d'ardeur, etbrûlant de se mettre à l'oeuvre : mais l'architecte a disparusans laisser de plan. Les économistes ont gardé mémoired'une foule de choses : malheureusement ils n'ont pasl'ombre d'un devis. Ils savent l'origine et l'historique dechaque pièce ; ce qu'elle a coûté de façon ; quel bois fournitles meilleures solives, et quelle argile les meilleuresbriques ; ce qu'on a dépensé en outils et charrois ; combiengagnaient les charpentiers, et combien les tailleurs depierre : ils ne connaissent la destination et la place de rien.

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Les économistes ne peuvent se dissimuler qu'ils aient sousles yeux les fragments jetés pêle−mêle d'un chef−d' oeuvre,Disjecti Membra Poetae ; mais il leur a été impossiblejusqu'à présent de retrouver le dessin général, et toutes lesfois qu'ils ont essayé quelques rapprochements, ils n'ontrencontré que des incohérences. Désespérés à la fin decombinaisons sans résultat, ils ont fini par ériger en dogme l'inconvenance architectonique de la science, ou, comme ilsdisent, les inconvénients de ses principes ; en un mot, ils ontnié la science.

Ainsi la division du travail, sans laquelle la productionserait à peu près nulle, est sujette à mille inconvénients, dontle pire est la démoralisation de l'ouvrier ; les machinesproduisent, avec le bon marché, l'encombrement et lechômage ; la concurrence aboutit à l'oppression ; l'impôt,lien matériel de la société, n'est le plus souvent qu'un fléauredouté à l'égal de l'incendie et de la grêle ; le crédit a pourcorrélatif obligé la banqueroute ; la propriété est unefourmilière d'abus ; le commerce dégénère en jeu de hasard,où même il est quelquefois permis de tricher : bref, ledésordre se trouvant partout en égale proportion avecl'ordre, sans qu'on sache comment celui−ci parviendra àéliminer celui−là, Taxis Ataxian Diôkein, les économistesont pris le parti de conclure que tout est pour le mieux, etregardent toute proposition d'amendement comme hostile àl'économie politique. L'édifice social a donc été délaissé ; lafoule a fait irruption sur le chantier : colonnes, chapiteaux et

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socles, le bois, la pierre et le métal, ont été distribués parlots et tirés au sort, et de tous ces matériaux rassemblés pourun temple magnifique, la propriété, ignorante et barbare, aconstruit des huttes. Il s'agit donc, non−seulement deretrouver le plan de l'édifice, mais de déloger les occupants,lesquels soutiennent que leur cité est superbe, et , au seulmot de restauration, se rangent en bataille sur leurs portes.Pareille confusion ne se vit autrefois à Babel : heureusementnous parlons français, et nous sommes plus hardis que lescompagnons de Nemrod. Quittons l'allégorie : la méthodehistorique et descriptive, employée avec succès tant qu'il n'afallu opérer que des reconnaissances, est désormais sansutilité : après des milliers de monographies et de tables,nous ne sommes pas plus avancés qu'au temps de Xénophonet d'Hésiode. Les phéniciens, les grecs, les italiens,travaillèrent autrefois comme nous faisons aujourd'hui : ilsplaçaient leur argent, salariaient leurs ouvriers, étendaientleurs domaines, faisaient leurs expéditions et recouvrements,tenaient leurs livres, spéculaient, agiotaient, se ruinaient,selon toutes les règles de l'art économique, s'entendant nonmoins bien que nous à s' arroger des monopoles, et àrançonner le consommateur et l' ouvrier. De tout cela, lesrelations surabondent ; et quand nous repasserionséternellement nos statistiques et nos chiffres, nous n'aurionstoujours devant les yeux que le chaos, le chaos immobile etuniforme. On croit, i l est vrai, qu'à partir des tempsmythologiques jusqu'à la présente année 57 de notre granderévolution, le bien−être général s'est accru : le christianisme

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a lontemps passé pour la principale cause de cetteamélioration, dont les économistes réclament actuellementtout l ' honneur pour leurs principes. Car après tout,disent−ils, quelle a été l'influence du christianisme sur lasociété ? Profondément utopiste à sa naissance, il n'a pu sesoutenir et s'étendre qu' en adoptant peu à peu toutes lescatégories économiques, le travail, le capital, le fermage,l'usure, le trafic, la propriété, en un mot, en consacrant la loiromaine, expression la plus haute de l'économie politique.Le christianisme, étranger, quant à sa partie théologique,aux théories sur la production et la consommation, a étépour la civilisation européenne ce qu' étaient naguère pourles ouvriers ambulants les sociétés de compagnonnage et lafranc−maçonnerie, une espèce de contrat d' assurance et desecours mutuel ; sous ce rapport, il ne doit rien à l'économiepolitique, et le bien qu'il a fait ne peut être invoqué par elleen témoignage de certitude. Les effets de charité et dedévouement sont hors du domaine de l'économie, laquelledoit procurer le bonheur des sociétés par l' organisation dutravail et par la justice. Pour le surplus, je suis prêt àreconnaître les effets heureux du mécanisme propriétaire ;mais j'observe que ces effets sont entièrement couverts parles misères qu'il est de la nature de ce mécanisme deproduire : en sorte que, comme l'avouait naguère devant leparlement anglais un illustre ministre, et comme nous ledémontrerons bientôt, dans la société actuelle, le progrès dela misère est parallèle et adéquat au progrès de la richesse,ce qui annule complétement les mérites de l'économie

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politique. Ainsi, l'économie politique ne se justifie ni par sesmaximes ni par ses oeuvres ; et quant au socialisme, toute savaleur se réduit à l'avoir constaté. Force nous est donc dereprendre l'examen de l'économie politique, puisqu'elle seulecontient, du moins en partie, les matériaux de la sciencesociale ; et de vérifier si ses théories ne cacheraient pasquelque erreur dont le redressement concilierait le fait et ledroit, révélerait la loi organique de l'humanité, et donneraitla conception positive de l'ordre.

De la valeur. I−opposition de la valeur d'utilité et de lavaleur d'échange . La valeur est la pierre angulaire de l'édifice économique. Le divin artiste qui nous a commis à lacontinuation de son oeuvre ne s'en est expliqué à personne ;mais, sur quelques indices, on le conjecture. La valeur, eneffet , présente deux faces : l'une, que les économistesappellent valeur d'usage , ou valeur en soi ; l'autre, valeur enéchange , ou d'opinion. Les effets que produit la valeur sousce double aspect, et qui sont fort irréguliers tant qu'elle n' estp o i n t a s s i s e , o u , p o u r n o u s e x p r i m e r p l u sphilosophiquement, tant qu'elle n'est pas constituée,changent totalement par cette constitution. Or, en quoiconsiste la corrélation de valeur utile à valeur en échange ;que faut−il entendre par valeur constituée , et par quellepéripétie s'opère cette constitution : c'est l'objet et la fin del'économie politique . Je supplie le lecteur de donner touteson attention à ce qui va suivre : ce chapitre étant le seul del'ouvrage qui exige de sa part un peu de bonne volonté. De

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mon côté, je m'efforcerai d' être de plus en plus simple etclair. Tout ce qui peut m'être de quelque service a pour moide la valeur, et je suis d'autant plus riche que la chose utileest plus abondante : à cela point de difficulté. Le lait et lachair, les fruits et les graines, la laine, le sucre, le coton, levin, les métaux, le marbre, la terre enfin, l'eau, l'air, le feu etle soleil sont, relativement à moi, valeurs d'usage, valeurspar nature et destination. Si toutes les choses qui servent àmon existence étaient aussi abondantes que certaines d'entreelles, par exemple la lumière ; en d'autres termes, si laquantité de chaque espèce de valeurs était inépuisable, monbien−être serait à jamais assuré : je n' aurais que faire detravailler, je ne penserais même pas. Dans cet état, il y auraittoujours utilité dans les choses, mais il ne serait plus vrai dedire qu'elles valent ; car la valeur, ainsi que nous le verronsbientôt, indique un rapport essentiellement social ; et c'estmême uniquement par l'échange , en faisant une espèce deretour de la société sur la nature, que nous avons acquis lanotion d'utilité. Tout le développement de la civilisationtient donc à la nécessité où se trouve la race humaine deprovoquer incessamment la création de nouvelles valeurs ;de même que les maux de la société ont leur cause premièredans la lutte perpétuelle que nous soutenons contre notrepropre inertie. Otez à l'homme ce besoin qui sollicite sapensée et le façonne à la v ie contemplat ive, et lecontre−maître de la création n'est plus que le premier desquadrupèdes. Mais comment la valeur d'utilité devient−ellevaleur en échange ? Car il faut remarquer que les deux

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sortes de valeurs, bien que contemporaines dans la pensée /puisque la première ne s' aperçoit qu'à l'occasion de laseconde /, soutiennent néanmoins un rapport de succession :la valeur échangeable est donnée par une sorte de reflet de lavaleur utile, comme les théologiens enseignent que dans latrinité, le père, se contemplant de toute éternité, engendre lefils. Cette génération de l'idée de valeur n'a pas été notée parles économistes avec assez de soin : il importe de nous yarrêter. Puis donc que parmi les objets dont j' ai besoin, untrès−grand nombre ne se trouve dans la nature qu' en unequantité médiocre, ou même ne se trouve pas du tout, je suisforcé d'aider à la production de ce qui me manque ; etcomme je ne puis mettre la main à tant de choses, jeproposerai à d'autres hommes, mes collaborateurs dans desfonctions diverses, de me céder une partie de leurs produitsen échange du mien. J' aurai donc par devers moi, de monproduit particulier, toujours plus que je ne consomme ; demême que mes pairs auront par devers eux, de leurs produitsrespectifs, plus qu'ils n'usent. Cette convention tacites'accomplit par le commerce . à cette occasion, nous feronsobserver que la succession logique des deux espèces devaleur apparaît bien mieux encore dans l'histoire que dans lathéorie, les hommes ayant passé des milliers d'années à sedisputer les biens naturels / c'est ce qu'on appelle lacommunauté primitive /, avant que leur industrie eût donnélieu à aucun échange. Or, la capacité qu'ont tous lesproduits, soit naturels, soit industriels, de servir à lasubsistance de l'homme, se nomme particulièrement valeur

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d' utilité ; la capacité qu'ils ont de se donner l'un pour l'autre, valeur en échange. Au fond, c'est la même chose,puisque le second cas ne fait qu'ajouter au premier l'idéed'une substitution, et tout cela peut paraître d'une subtilitéoiseuse : dans la prat ique, les conséquences sontsurprenantes, et tour à tour heureuses ou funestes. Ainsi, ladistinction établie dans la valeur est donnée par les faits etn'a rien d'arbitraire : c' est à l'homme, en subissant cette loi,de la faire tourner au profit de son bien−être et de sa liberté.Le travail, selon la belle expression d'un auteur, M Walras,est une guerre déclarée à la parcimonie de la nature ; c'estpar lui que s' engendrent à la fois la richesse et la société.Non−seulement le travail produit incomparablement plus debiens que ne nous en donne la nature ; −ainsi, l 'on aremarqué que les seuls cordonniers de France produisaientdix fois plus que les mines réunies du Pérou, du Brésil et duMexique ; −mais, le travail, par les transformations qu'il faitsubir aux valeurs naturelles, étendant et multipliant à l'infinises droits, il arrive peu à peu que toute richesse, à force depasser par la filière industrielle, revient tout entière à celuiqui la crée, et qu'il ne reste rien ou presque rien pour ledétenteur de la matière première. Telle est donc la marchedu développement économique : au premier moment,appropriation de la terre et des valeurs naturelles ; puisassociation et distribution par le travail jusqu'à complèteégalité. Les abîmes sont semés sur notre route, le glaive estsuspendu sur nos têtes ; mais, pour conjurer tous les périls,nous avons la raison ; et la raison, c'est la toutepuissance. Il

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résulte du rapport de valeur utile à valeur échangeable quesi, par accident ou malveillance, l'échange était interdit àl'un des producteurs, ou si l'utilité de son produit venait àcesser tout à coup, avec ses magasins remplis i l neposséderait rien. Plus il aurait fait de sacrifices et déployé devaillance à produire, plus profonde serait sa misère. −si l'utilité du produit, au lieu de disparaître tout à fait, étaitseulement diminuée, chose qui peut arriver de cent façons :le travailleur, au lieu d'être frappé de déchéance et ruiné parune catastrophe subite, ne serait qu' appauvri ; obligé delivrer une quantité forte de sa valeur pour une quantité faiblede valeurs étrangères, sa subsistance se trouverait réduitedans une proportion égale au déficit de sa vente : ce qui leconduirait par degrés de l'aisance à l' exténuation. Si enfinl'utilité du produit venait à croître, ou bien si la productionen était rendue moins coûteuse, la balance de l'échangetournerait à l'avantage du producteur, dont le bien−êtrepourrait ainsi s'élever de la médiocrité laborieuse à l'oisiveo p u l e n c e . C e p h é n o m è n e d e d é p r é c i a t i o n e t d 'enrichissement se manifeste sous mille formes et par millecombinaisons : c'est en cela que consiste le jeu passionnel etintrigué du commerce et de l'industrie ; c'est cette loteriepleine d'embûches que les économistes croient devoir dureréternellement, et dont l'académie des sciences morales etpolitiques demande, sans le savoir, la suppression, lorsque,sous les noms de profit et de salaire, elle demande que l'onconcilie la valeur utile et la valeur en échange, c'est−à−direqu'on trouve le moyen de rendre toutes les valeurs utiles

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également échangeables, et vice versâ toutes les valeurséchangeables également utiles. Les économistes onttrès−bien fait ressortir le double caractère de la valeur : maisce qu'ils n'ont pas rendu avec la même netteté, c'est sa naturecontradictoire. Ici commence notre critique. L'utilité est lacondition nécessaire de l'échange ; mais ôtez l'échange, etl ' u t i l i t é d e v i e n t n u l l e : c e s d e u x t e r m e s s o n tindissolublement liés. Où est−ce donc qu' apparaît lacontradiction ? Puisque tous tant que nous sommes nous nesubsitons que par le travail et l'échange, et que nous sommesd'autant plus riches que nous produisons et échangeonsdavantage, la conséquence, pour chacun, est de produire leplus possible de valeur utile, afin d'augmenter d'autant seséchanges, et partant ses jouissances. Eh bien, le premiereffet, l'effet inévitable de la multiplication des valeurs est deles avilir : plus une marchandise abonde, plus elle perd àl'échange et se déprécie commercialement. N'est−il pas vraiqu'il y a contradiction entre la nécessité du travail et sesrésultats ? Je conjure le lecteur, avant de courir au devant del'explication, d'arrêter son attention sur le fait.

Un paysan qui a récolté vingt sacs de blé, qu'il se proposede manger avec sa famille, se juge deux fois plus riche ques'il n' en avait récolté que dix ; −pareillement une ménagèrequi a filé cinquante aunes de toile se croit deux fois plusriche aussi que si elle n'en avait filé que vingt−cinq.Relativement au ménage, ils ont raison tous deux ; mais aupoint de vue de leurs relations extérieures, ils peuvent se

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tromper du tout au tout. Si la récolte du blé est double danstout le pays, vingt sacs se vendront moins que dix ne seseraient vendus si elle avait été de moitié ; comme aussi,dans un cas semblable, cinquante aunes de toile vaudrontmoins que vingt−cinq. En sorte que la valeur décroît commela production de l'utilité augmente, et qu'un producteur peutarriver à l'indigence en s'enrichissant toujours. Et cela paraîtsans remède, puisque le seul moyen de salut serait que lesproduits industriels devinssent tous, comme l'air et lalumière, en quantité infinie, ce qui est absurde.

Dieu de ma raison ! Se serait dit Jean−Jacques : ce ne sontpas les économistes qui déraisonnent ; c'est l'économiepolitique elle−même qui est infidèle à ses définitions :Mentita Est Iniquitas Sibi. Dans les exemples qui précèdent,la valeur utile dépasse la valeur échangeable : dans d'autrescas, elle est moindre. Alors le même phénomène se produit,mais en sens inverse : la balance est favorable auproducteur, et c'est le consommateur qui est frappé. C'est cequi arrive notamment dans les disettes, où la hausse dessubsistances a toujours quelque chose de factice. Il y a aussides professions dont tout l'art consiste à donner à une utilitémédiocre, et dont on se passerait fort bien, une valeurd'opinion exagérée : tels sont en général les arts de luxe.L'homme, par sa passion esthétique, est avide de futilitésdont la possession satisfait hautement sa vanité, son goûtinné du luxe, et son amour plus noble et plus respectable dubeau : c'est là−dessus que spéculent les pourvoyeurs de ces

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sortes d'objets. Imposer la fantaisie et l' élégance n'est unechose ni moins odieuse ni moins absurde que de mettre destaxes sur la circulation : mais cet impôt est perçu parquelques entrepreneurs en vogue, que l'engouement généralprotége, et dont tout le mérite est bien souvent de fausser legoût et de faire naître l'inconstance. Dès lors personne ne seplaint ; et tous les anathèmes de l'opinion sont réservés auxmonopoleurs qui, à force de génie, parviennent à élever dequelques centimes le prix de la toile et du pain... c'est peud'avoir signalé, dans la valeur utile et dans la valeuréchangeable, cet étonnant contraste, où les économistes sontaccoutumés à ne voir rien que de très−simple : il fautmontrer que cette prétendue simplicité cache un mystèreprofond, que notre devoir est de pénétrer. Je somme donctout économiste sérieux de me dire, autrement qu'entraduisant ou répétant la question, par quelle cause la valeurdécroît , à mesure que la product ion augmente ; etréciproquement qu'est−ce qui fait grandir cette même valeur,à mesure que le produit diminue. En termes techniques, lavaleur utile et la valeur échangeable, nécessaires l'une àl'autre, sont en raison inverse l'une de l'autre : je demandedonc pourquoi la rareté, non l'utilité, est synonyme decherté. Car, remarquons−le bien, la hausse et la baisse desmarchandises sont indépendantes de la quantité de travaildépensée dans la production ; et le plus ou le moins de fraisqu'elles coûtent ne sert de rien pour expliquer les variationsde la mercuriale. La valeur est capricieuse comme laliberté : elle ne considère ni l'utilité ni le travail ; loin de là,

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il semble que, dans le cours ordinaire des choses, et à partcertaines perturbations exceptionnelles, les objets les plusutiles soient toujours ceux qui doivent se livrer à plus basprix ; en d'autres termes, qu'il est juste que les hommes quitravaillent avec le plus d'agrément soient le mieux rétribués,et ceux qui versent dans leur peine le sang et l'eau, le plusmal. Tellement qu'en suivant le principe jusqu' aux dernièresconséquences, on arriverait à conclure le plus logiquementdu monde : que les choses dont l'usage est nécessaire et laquantité infinie, doivent être pour rien ; et celles dont l'utilitéest nulle et la rareté extrême, d'un prix inestimable. Mais, etpour comble d'embarras, la pratique n' admet point cesextrêmes ; d'un côté, aucun produit humain ne saurait jamaisatteindre l'infini en grandeur ; de l'autre, les choses les plusrares ont besoin d'être, à un degré quelconque, utiles, sansquoi elles ne seraient susceptibles d'aucune valeur . Lavaleur utile et la valeur échangeable restent donc fatalementenchaînées l'une à l'autre, bien que par leur nature ellestendent continuellement à s'exclure. Je ne fatiguerai pas lelecteur de la réfutation des logomachies qu'on pourraitprésenter pour éclaircir ce sujet : il n'y a pas , sur lacontradiction inhérente à la notion de valeur, de causeassignable, ni d'explication possible. Le fait dont je parle estun de ceux qu'on nomme primitifs, c'est−à−dire qui peuventservir à en expliquer d'autres, mais qui en eux−mêmes,comme les corps appelés simples, sont insolubles. Tel est ledualisme de l' esprit et de la matière. L'esprit et la matièresont deux termes qui, pris séparément, indiquent chacun une

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vue spéciale de l' esprit, mais sans répondre à aucune réalité.De même, étant donné le besoin pour l'homme d'une grandevariété de produits avec l' obligation d'y pourvoir par sontravail, l'opposition de valeur utile à valeur échangeable enrésulte nécessairement ; et de cette opposition, unecontradiction sur le seuil même de l' économie politique.Aucune intelligence, aucune volonté divine ou humaine nesaurait l 'empêcher. Ainsi , au l ieu de chercher uneexplication chimérique, contentons−nous de bien constaterla nécessité de la contradiction. Quelle que soit l'abondancedes valeurs créées et la proportion dans laquelle elless'échangent, pour que nous échangions nos produits, il faut,si vous êtes demandeur , que mon produit vous convienne,et si vous êtes offrant , que j'agrée le vôtre. Car nul n'a droitd'imposer à autrui sa propre marchandise : le seul juge del'uti l i té, ou, ce qui revient au même, du besoin, estl'acheteur. Donc, dans le premier cas, vous êtes arbitre de laconvenance ; dans le second, c'est moi. Otez la libertéréciproque, et l'échange n'est plus l'exercice de la solidaritéindustrielle : c'est une spoliation . Le communisme, pour ledire en passant, ne triomphera jamais de cette difficulté.Mais, avec la liberté, la production reste nécessairementindéterminée, soit en quantité, soit en qualité, si bien qu'aupoint de vue du progrès économique, comme à celui de laconvenance des consommateurs, l'estimation demeureéternellement arbitraire, et toujours le prix des marchandisesf lot tera. Supposons pour un moment que tous lesproducteurs vendent à prix fixe : il y en aura qui, produisant

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à meil leur marché ou produisant mieux, gagnerontbeaucoup, pendant que les autres ne gagneront rien. Detoute manière l'équilibre est rompu . −veut−on, afin de parerà la stagnation du commerce, limiter la production au justenécessaire ?

C'est violer la liberté : car, en m'ôtant la faculté de choisir ,vous me condamnez à payer un maximum ; vous détruisezla concurrence, seule garantie du bon marché, et provoquezà la contrebande. Ainsi, pour empêcher l 'arbitrairecommerc ia l , vous vous je t te rez dans l 'a rb i t ra i readministratif ; pour créer l' égalité, vous détruirez la liberté :ce qui est la négation de l' égalité même. −grouperez−vousles producteurs en un atelier unique, je suppose que vouspossédiez ce secret ? Cela ne suffit point encore : il vousfaudra grouper aussi les consommateurs en un ménagecommun : mais alors vous désertez la question. Il ne s' agitpas d'abolir l'idée de valeur, ce qui est aussi impossible qued'abolir le travail, mais de la déterminer ; il ne s'agit pas detuer la liberté individuelle, mais de la socialiser. Or, il estprouvé que c'est le libre arbitre de l'homme qui donne lieu àl'opposition entre la valeur utile et la valeur en échange :comment résoudre cette opposition, tant que subsistera lelibre arbitre ? Et comment sacrifier celui−ci, à moins desacrifier l'homme ? ... donc, par cela seul qu'en ma qualité d'acheteur libre je suis juge de mon besoin, juge de laconvenance de l'objet, juge du prix que je veux y mettre ; etque d'autre part, en votre qualité de producteur libre, vous

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êtes maître des moyens d'exécution, et qu'en conséquencevous avez la faculté de réduire vos frais, l 'arbitraires'introduit forcément dans la valeur, et la fait osciller entrel'utilité et l'opinion.

Mais cette oscillation, parfaitement signalée par leséconomistes , n'est rien que l'effet d'une contradiction qui, setraduisant sur une vaste échelle, engendre les phénomènesles plus inattendus. Trois années de fertilité, dans certainesprovinces de la Russie, sont une calamité publique ; comme,dans nos vignobles, trois années d'abondance sont unecalamité pour le vigneron. Les économistes, je le sais bien,attribuent cette détresse au manque de débouchés ; aussiest−ce une grande question parmi eux que les débouchés.Malheureusement il en est de la théorie des débouchéscomme de celle de l'émigration qu' on a voulu opposer àMalthus : c'est une pétition de principe.

Les états les mieux pourvus de débouchés sont sujets à lasurproduction comme les pays les plus isolés : où est−ce quela baisse et la hausse sont plus connues qu'à la bourse deParis et de Londres ?

De l'oscillation de la valeur et des effets irréguliers qui endécoulent, les socialistes et les économistes, chacun de leurcôté, ont déduit des conséquences opposées, mais égalementfausses : les premiers en ont pris texte pour caomnier l'économie politique, et l'exclure de la science sociale ; les

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autres, pour rejeter toute possibilité de conciliation entre lestermes, et affirmer comme loi absolue du commerce l'incommensurabilité des valeurs, partant l'inégalité desfortunes . Je dis que des deux parts l'erreur est égale. I l'idéecontradictoire de valeur, si bien mise en lumière par ladistinction inévitable de valeur utile et valeur en échange, nevient pas d'une fausse aperception de l'esprit, ni d'uneterminologie vicieuse, ni d'aucune aberration de la pratique :elle est intime à la nature des choses, et s'impose à la raisoncomme forme générale de la pensée, c'est−à−dire commecatégorie.

Or, comme le concept de valeur est le point de départ de l'économie politique, il s'ensuit que tous les éléments de lascience, −j'emploie le mot science par anticipation, −sontcontradictoires en eux−mêmes et opposés entre eux : si bienque sur chaque ques t ion l ' économis te se t rouveincessamment placé entre une affirmation et une négationégalement irréfutables. L' antinomie enfin, pour me servir dumot consacré par la philosophie moderne, est le caractèreessentiel de l'économie politique, c'est−à−dire tout à la foisson arrêt de mort et sa justification. antinomie, littéralementcontre−loi , veut dire opposition dans le principe ouantagonisme dans le rapport, comme la contradiction ouantilogie indique opposition ou contrariété dans le discours.L'antinomie, je demande pardon d' entrer dans ces détails descolastique, mais peu familiers encore à la plupart deséconomistes, l'antinomie est la conception d' une loi à

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double face, l'une positive, l'autre négative : telle est, parexemple, la loi appelée attraction , qui fait tourner lesplanètes autour du solei l , et que les géomètres ontdécomposée en force centripète et force centrifuge. Tel estencore le problème de la divisibilité de la matière à l'infini,que Kant a démontré pouvoir être nié et affirmé tour à tourpar des arguments également plausibles et irréfutables.L'antinomie ne fait qu'exprimer un fait, et s'imposeimpérieusement à l' esprit : la contradiction proprement diteest une absurdité.

Cette distinction entre l'antinomie / Contra−Lex / et lacontradiction / Contra−Dictio / montre en quel sens on a pudire que, dans un certain ordre d'idées et de faits, l'argumentde con t rad ic t i on n 'a p lus l a même va leu r qu 'enmathématiques.

En mathématiques, il est de règle qu'une proposition étantdémontrée fausse, la proposition inverse est vraie, etréciproquement. Tel est même le grand moyen dedémonstration mathématique. En économie sociale, il n'enira plus de même : ainsi nous verrons, par exemple, que lapropriété étant démontrée fausse par ses conséquences, laformule contraire, la communauté, n'est pas du tout vraiepour cela, mais qu'elle est niable en même temps et aumême titre que la propriété. S'ensuit−il, comme on l'a ditavec une emphase assez ridicule, que toute vérité, toute idéeprocède d'une contradiction, c'est−à−dire d'un quelque chose

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qui s'affirme et se nie au même moment et au même point devue, et qu'il faille rejeter bien loin la vieille logique, qui faitde la contradiction le signe par excellence de l'erreur ? Cebavardage est digne de sophistes qui, sans foi ni bonne foi,travaillent à éterniser le scepticisme, afin de maintenir leurimpertinente inutilité. Comme l'antinomie, aussitôt qu'elleest méconnue, conduit infailliblement à la contradiction, onles a prises l'une pour l'autre, surtout en français, où l'onaime à désigner chaque chose par ses effets.

Mais ni la contradiction, ni l'antinomie, que l'analysedécouvre au fond de toute idée simple, n'est le principe duvrai . La contradiction est toujours synonyme de nullité ;quant à l' antinomie, que l'on appelle quelquefois du mêmenom, elle est, en effet, l'avant−coureur de la vérité, à qui ellefournit pour ainsi dire la matière ; mais elle n'est point lavérité, et, considérée en elle−même, elle est la causeefficiente du désordre , la forme propre du mensonge et dumal. L'antinomie se compose de deux termes, nécessairesl 'un à l 'au t re , ma is tou jours opposés, e t tendantréciproquement à se détruire. J'ose à peine ajouter, mais ilfaut franchir ce pas, que le premier de ces termes a reçu lenom de thèse , position, et le second celui d'anti−thèse ,contre−position. Ce mécanisme est maintenant si connu,qu'on le verra bientôt, j'espère, figurer au programme desécoles primaires. Nous verrons tout à l'heure comment de lacombinaison de ces deux zéros jaillit l'unité, ou l'idée,laquelle fait disparaître l'antinomie.

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Ainsi, dans la valeur, rien d'utile qui ne se puisseéchanger, rien d'échangeable s'il n'est utile : la valeurd'usage et la valeur en échange sont inséparables. Maistandis que, par le progrès de l'industrie, la demande varie etse mult ipl ie à l ' inf ini ; que la fabricat ion tend enconséquence à exhausser l' utilité naturelle des choses, etf inalement à convert ir toute valeur ut i le en valeurd'échange ; −d'un autre côté, la production, augmentantincessamment la puissance de ses moyens et réduisanttoujours ses frais, tend à ramener la vénalité des choses àl'utilité primitive : en sorte que la valeur d'usage et la valeurd'échange sont en lutte perpétuelle. Les effets de cette luttesont connus : les guerres de commerce et de débouchés , lesencombrements, les stagnations, les prohibitions, lesmassacres de la concurrence, le monopole, la dépréciationdes salaires, les lois de maximum, l'inégalité écrasante desfortunes, la misère, découlent de l'antinomie de la valeur. Onme dispensera d'en donner ici la démonstration, quid'ailleurs ressortira naturellement des chapitres suivants. Lessocialistes, tout en demandant avec juste raison la fin de cetantagonisme, ont eu le tort d'en méconnaître la source, et den'y voir qu' une méprise du sens commun, que l'on pouvaitréparer par décret d'autorité publique. De là cette explosionde sensiblerie lamentable, qui a rendu le socialisme si fadeaux esprits positifs, et qui, propageant les plus absurdesillusions, fait tous les jours encore tant de dupes. Ce que jereproche au socialisme, n'est pas d'être venu sans motif ;c'est de rester si longtemps et si obstinément bête. 2 mais les

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économistes ont eu le tort non moins grave de repousser àpr io r i , e t ce la jus tement en ver tu de la donnéecontradictoire, ou pour mieux dire antinomique de la valeur,toute idée et tout espoir de réforme, sans vouloir jamaiscomprendre que par cela même que la société était parvenueà son plus haut période d'antagonisme, il y avait imminencede conciliation et d'harmonie. C'est pourtant ce qu'unexamen attentif de l'économie politique aurait fait toucher audoigt à ses adeptes, s'ils avaient tenu plus de compte deslumières de la métaphysique moderne. Il est en effetdémontré, par tout ce que la raison humaine sait de pluspositif, que là où se manifeste une antinomie, i l y apromesse de résolution des termes, et par conséquentannonce d'une transformation. Or, la notion de valeur, tellequ'elle a été exposée entre autres par J−B Say, tombeprécisément dans ce cas. Mais les économistes, demeuréspour la plupart, et par une inconcevable fatalité, étrangers aumouvement philosophique, n'avaient garde de supposer quele caractère essentiellement contradictoire, ou, comme ilsdisaient, variable de la valeur, fût en même temps le signeauthentique de sa constitutionnalité, je veux dire de sanature éminemment harmonique et déterminable. Quelquedéshonneur qui en résulte pour les diverses écoleséconomistes, il est certain que l'opposition qu'elles ont faiteau social isme procède uniquement de cette fausseconception de leurs propres principes ; une preuve, entremille, suffira. L'académie des sciences / non pas celle dessciences morales, l'autre /, sortant un jour de ses attributions,

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fit lecture d'un mémoire dans lequel on proposait de calculerdes tables de valeur pour toutes les marchandises, d'après lesmoyennes de produit par homme et par journée de travaildans chaque genre d'industrie.

Le journal des économistes / août I 845 / prit aussitôt textede cette communication, usurpatrice à ses yeux, pourprotester contre le projet de tarif qui en était l'objet, etrétablir ce qu'il appelait les vrais principes. « il n'y a pas,disait−il dans ses conclusions, de mesure de la valeur... etc.» or, comment le journal des économistes prouvait−il qu'il n'y a pas de mesure de valeur ? Je me sers du terme consacré :je montrerai tout à l'heure que cette expression, mesure de lavaleur, a quelque chose de louche, et ne rend pasexactement ce que l'on veut, ce que l'on doit dire. Ce journalrépétait, en l'accompagnant d'exemples, l'exposition quenous avons faite plus haut de la variabilité de la valeur,mais sans atteindre comme nous à la contradiction. Or, si l'estimable rédacteur, l'un des économistes les plus distinguésde l'école de Say, avait eu des habitudes dialectiques plussévères ; s'il eût été de longue main exercé, non−seulementà observer les faits, mais à en chercher l'explication dansles idées qui les produisent, je ne doute pas qu'il ne se fûtexprimé avec plus de réserve, et qu'au lieu de voir dans lavariabilité de la valeur le dernier mot de la science , il n'eûtreconnu de lui−même qu'elle en était le premier. Enréfléchissant que la variabilité dans la valeur procède nondes choses, mais de l'esprit, il se serait dit que comme la

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liberté de l'homme a sa loi, la valeur doit avoir la sienne ;conséquemment, que l'hypothèse d'une mesure de la valeur,puisque ainsi l'on s'exprime, n'a rien d'irrationnel ; tout aucontraire, que c'est la négation de cette mesure qui estillogique, insoutenable. Et de fait, en quoi l'idée de mesurer,et par conséquent de fixer la valeur, répugne−t−elle à lascience ? Tous les hommes croient à cette fixation, tous laveulent, la cherchent, la supposent : chaque proposition devente ou d'achat n'est en fin de compte qu'une comparaisonentre deux valeurs, c'est−à−dire une détermination, plus oumoins juste si l'on veut, mais effective. L'opinion du genrehumain sur la différence qui existe entre la valeur réelle et leprix de commerce, est, on peut le dire, unanime. C'est ce quifait que tant de marchandises se vendent à prix fixe ; il enest même qui, jusque dans leurs variations, sont toujoursfixées : tel est le pain. On ne niera pas que si deuxindustriels peuvent s'expédier réciproquement en comptecourant, et à prix fait, des quantités de leurs produitsrespectifs, dix, cent, mille industriels ne puissent en faireautant. Or, ce serait précisément avoir résolu le problème dela mesure de la valeur. Le prix de chaque chose seraitdébattu, j'en conviens, parce que le débat est encore pournous la seule manière de fixer le prix ; mais enfin commetoute lumière jaillit du choc, le débat, bien qu'il soit unepreuve d'incertitude, a pour but, abstraction faite du plus oumoins de bonne foi qui s'y mêle, de découvrir le rapport desvaleurs entre elles, c'est−à−dire leur mensuration, leur loi.

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Ricardo, dans sa théorie de la rente, a donné unmagnifique exemple de la commensurabilité des valeurs. Il afait voir que les terres arables sont entre elles comme, à fraiségaux, sont leurs rendements ; et la pratique universelle esten cela d'accord avec la théorie. Or, qui nous dit que cettemanière, positive et sûre, d'évaluer les terres, et en généraltous les capitaux engagés, ne peut pas s'étendre aussi auxproduits ? ... on dit : l'économie politique ne se gouvernepoint par des à priori , elle ne prononce que sur des faits.Or, ce sont les faits, c'est l'expérience qui nous apprend qu'iln'est ni ne peut exister de mesure de la valeur, et qui prouveque si une pareille idée a dû se présenter naturellement, saréalisation est tout à fait chimérique. L'offre et la demande,telle est la seule règle des échanges. Je ne répéterai pas quel'expérience prouve précisément le contraire ; que tout, dansle mouvement économique des sociétés, indique unetendance à la constitution et à la fixation de la valeur ; quec'est là le point culminant de l' économie politique, laquelle,par cette constitution, se trouve transformée, et le signesuprême de l'ordre dans la société : cet aperçu général,réitéré sans preuve, deviendrait insipide. Je me renfermepour le moment dans les termes de la discussion, et je disque l'offre et la demande , que l'on prétend être la seule règledes valeurs, ne sont autre chose que deux formescérémonielles servant à mettre en présence la valeur d'utilitéet la valeur en échange, et à provoquer leur conciliation. Cesont les deux pôles électriques, dont la mise en rapport doitproduire le phénomène d'affinité économique appelé

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échange.

Comme les pôles de la pile, l'offre et la demande sontdiamétralement opposées, et tendent sans cesse à s'annuler l'une l'autre ; c'est par leur antagonisme que le prix des chosesou s'exagère ou s'anéantit : on veut donc savoir s'il n'est paspossible, en toute occasion, d'équilibrer ou faire transigerces deux puissances, de manière que le prix des choses soittoujours l'expression de la valeur vraie, l'expression de lajustice. Dire après cela que l'offre et la demande sont larègle des échanges, c'est dire que l'offre et la demande sontla règle de l'offre et de la demande ; ce n'est point expliquerla pratique ; c'est la déclarer absurde, et je nie que lapratique soit absurde. Tout à l'heure j'ai cité Ricardo commeayant donné, pour un cas spécial, une règle positive decomparaison des valeurs : les économistes font mieuxencore : chaque année ils recueillent, des tableaux de lastatistique, la moyenne de toutes les mercuriales.

Or, quel est le sens d'une moyenne ? Chacun conçoit quedans une opération particulière, prise au hasard sur unmillion, rien ne peut indiquer si c'est l'offre, valeur utile, quil'a emporté, ou si c'est la valeur échangeable, c'est−à−dire lademande.

Mais comme toute exagérat ion dans le pr ix desmarchand ises es t tô t ou tard su iv ie d 'une ba isseproportionnelle ; comme, en d' autres termes, dans la société

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les profits de l'agio sont égaux aux pertes, on peut regarderavec juste raison la moyenne des prix, pendant une périodecomplète, comme indiquant la valeur réelle et légitime desproduits. Cette moyenne, il est vrai, arrive trop tard : maisqui sait si l'on ne pourrait pas, à l' avance, la découvrir ?Est−il un économiste qui ose dire que non ? Bon gré, malgré, il faut donc chercher la mesure de la valeur : c'est lalogique qui le commande, et ses conclusions sont égalescontre les économistes et contre les socialistes. L' opinionqui nie l 'existence de cette mesure est irrationnelle,déraisonnable. Dites tant qu'il vous plaira, d'un côté, que l'économie politique est une science de faits, et que les faitssont contraires à l'hypothèse d'une détermination de lavaleur ; −de l'autre, que cette question scabreuse n'a pluslieu dans une association universelle, qui absorberait toutantagonisme : je répliquerai toujours, à droite et à gauche : Ique comme il ne se produit pas de fait qui n'ait sa cause, demême il n'en existe pas qui n'ait sa loi ; et que si la loi del'échange n' est pas trouvée, la faute en est, non pas auxfaits, mais aux savants ; 2 qu'aussi longtemps que l'hommetravaillera pour subsister, et travaillera librement, la justicesera la condition de la fraternité et la base de l'association :or, sans une détermination de la valeur, la justice estboiteuse, est impossible. Ii−constitution de la valeur :définition de la richesse. Nous connaissons la valeur sousses deux aspects contraires : nous ne la connaissons pas dansson tout. Si nous pouvions acquérir cette nouvelle idée, nousaurions la valeur absolue ; et une tarification des valeurs,

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telle que la demandait le mémoire lu à l'académie dessciences, serait possible. Figurons−nous donc la richessecomme une masse tenue par une force chimique en étatpermanent de composition, et dans laquelle des élémentsnouveaux, entrant sans cesse, se combinent en proportionsdifférentes, mais d'après une loi certaine : la valeur est lerapport proportionnel / la mesure / selon lequel chacun deces éléments fait partie du tout. Il suit de là deux choses :l'une, que les économistes se sont complétement abuséslorsqu'ils ont cherché la mesure générale de la valeur dans leblé, dans l' argent, dans la rente, etc., comme aussi, lorsqueaprès avoir démontré que cet étalon de mesure n'était ni icini là, ils ont conclu qu'il n'y avait raison ni mesure à lavaleur ; −l'autre , que la proportion des valeurs peut variercontinuellement, sans cesser pour cela d'être assujettie à uneloi, dont la détermination est précisément la solutiondemandée. Ce concept de la valeur satisfait, comme on leverra, à toutes les conditions : car il embrasse à la fois, et lavaleur utile, dans ce qu'elle a de positif et de fixe, et lavaleur en échange, dans ce qu'elle a de variable ; en secondlieu fait cesser la contrariété qui semblait un obstacleinsurmontable à toute détermination ; de plus, nousmontrerons que la valeur ainsi entendue diffère entièrementde ce que serait une simple juxtaposition des deux idées devaleur utile et valeur échangeable, et qu'elle est douée depropriétés nouvelles. La proportionnalité des produits n'estpoint une révélation que nous prétendions faire au monde, niune nouveauté que nous apportions dans la science, pas plus

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que la division du travail n'était chose inouïe lorsque AdamSmith en expliqua les merveilles. La proportionnalité desproduits est, comme il nous serait facile de le prouver pardes citations sans nombre, une idée vulgaire qui traînepartout dans les ouvrages d'économie politique, mais àlaquelle personne jusqu'à ce jour n'a songé à restituer le rangqui lui est dû : et c'est ce que nous entreprenons aujourd'huide faire. Nous tenions, du reste, à faire cette déclaration, afinde rassurer le lecteur sur nos prétentions à l'originalité, et denous réconcilier les esprits que leur timidité rend peufavorables aux idées nouvelles.

Les économistes semblent n'avoir jamais entendu, par lamesure de la valeur, qu'un étalon, une sorte d'unitéprimordiale, existant par elle−même, et qui s'appliquerait àtoutes les marchandises, comme le mètre s'applique à toutesles grandeurs.

Aussi a−t−il semblé à plusieurs que tel était en effet le rôlede l'argent. Mais la théorie des monnaies a prouvé de resteque, loin d'être la mesure des valeurs, l'argent n'en est que l'arithmétique, et une arithmétique de convention. L'argent està la valeur ce que le thermomètre est à la chaleur : lethermomètre , avec son échelle arbitrairement graduée,indique bien quand il y a déperdition ou accumulation decalorique : mais quelles sont les lois d'équilibre de lachaleur, quelle en est la proportion dans les divers corps,quelle quantité est nécessaire pour produire une ascension

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de Io, I 5 ou 2 o degrés dans le thermomètre, voilà ce que lethermomètre ne dit pas ; il n'est pas même sûr que les degrésde l'échelle, tous égaux entre eux, correspondent à desadditions égales de calorique. L'idée que l' on s'était faitejusqu'ici de la mesure de la valeur est donc inexacte ; ce quenous cherchons n'est pas l'étalon de la valeur, comme on l'adit tant de fois, et ce qui n'a pas de sens ; mais la loi suivantlaquelle les produits se proportionnent dans la richessesociale ; car c'est de la connaissance de cette loi quedépendent, dans ce qu'elles ont de normal et de légitime, lahausse et la baisse des marchandises.

En un mot, comme par la mesure des corps célestes onentend le rapport résultant de la comparaison de ces corpsentre eux, de même, par la mesure des valeurs, il fautentendre le rapport qui résulte de leur comparaison ; or, jedis que ce rapport a sa loi, et cette comparaison sonprincipe. Je suppose donc une force qui combine, dans desproportions certaines, les éléments de la richesse, et qui enfait un tout homogène : si les éléments constituants ne sontpas dans la proportion voulue, la combinaison ne s'enopérera pas moins ; mais, au lieu d' absorber toute lamatière, elle en rejettera une partie comme inutile. Lemouvement intérieur par lequel se produit la combinaison,et que détermine l'affinité des diverses substances , cemouvement dans la société est l 'échange, non plusseulement l'échange considéré dans sa forme élémentaire etd'homme à homme, mais l'échange en tant que fusion de

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toutes les valeurs produites par les industries privées en uneseule et même richesse sociale. Enfin, la proportion selonlaquelle chaque élément entre dans le composé, cetteproportion est ce que nous appelons valeur ; l'excédant quireste après la combinaison est non−valeur , tant que, parl'accession d'une certaine quantité d'autres éléments, il ne secombine, ne s'échange pas. Nous expliquerons plus bas lerôle de l'argent. Tout ceci posé, on conçoit qu'à un momentdonné la proportion des valeurs formant la richesse d'unpays puisse, à force de statistiques et d'inventaires, êtredéterminée ou du moins approximée empiriquement, à peuprès comme les chimistes ont découvert par l'expérience,aidée de l'analyse, la proportion d'hydrogène et d'oxygènenécessaire à la formation de l'eau. Cette méthode, appliquéeà la détermination des valeurs, n'a rien qui répugne ; ce n'est,après tout, qu'une affaire de comptabilité. Mais un pareiltravail, quelque intéressant qu'il fût, nous apprendrait fortpeu de chose. D' une part, en effet, nous savons que laproportion varie sans cesse ; de l'autre, il est clair qu'unrelevé de la fortune publique ne donnant la proportion desvaleurs que pour le lieu et l'heure où la table serait faite,nous ne pourrions en induire la loi de proportionnalité de larichesse. Ce n'est pas un seul travail de ce genre qu'ilfaudrait pour cela ; ce serait, en admettant que le procédé fûtdigne de confiance, des milliers et des millions de travauxsemblables. Or, il en est ici de la science économique toutautrement que de la chimie. Les chimistes , à quil'expérience a découvert de si belles proportions, ne savent

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rien du comment ni du pourquoi de ces proportions, pas plusque de la force qui les détermine. L'économie sociale, aucontraire, à qui nulle recherche à posteriori ne pourrait faireconnaître directement la loi de proportionnalité des valeurs,peut la saisir dans la force même qui la produit, et qu' il esttemps de faire connaître. Cette force, qu'A Smith a célébréeavec tant d'éloquence et que ses successeurs ont méconnue,lui donnant pour égal le privilége, cette force est le travail.Le travail diffère de producteur à producteur en quantité etqualité ; il en est de lui à cet égard comme de tous les grandsprincipes de la nature et des lois les plus générales, simplesdans leur action et leur formule, mais modifiés à l' infini parla multitude des causes particulières, et se manifestant sousune variété innombrable de formes. C'est le travail, le travailseul, qui produit tous les éléments de la richesse, et qui lescombine jusque dans leurs dernières molécules selon une loide proportionnlité variable, mais certaine. C'est le travailenfin qui, comme principe de vie, agite, Mens Agitat, lamatière, Molem, de la richesse, et qui la proportionne. Lasociété, ou l'homme collectif, produit une infinité d'objetsdont la jouissance constitue son bien−être . Ce bien−être sedéveloppe non−seulement en raison de la quantité desproduits , mais aussi en raison de leur variété / qualité / etproportion . De cette donnée fondamentale il suit que lasociété doit toujours, à chaque instant de sa vie, chercherdans ses produits une proportion telle, que la plus fortesomme de bienêtre s'y rencontre, eu égard à la puissance etaux moyens de production. Abondance, variété et proportion

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dans les produits, sont les trois termes qui constituent larichesse : la richesse, objet de l'économie sociale, estsoumise aux mêmes conditions d' existence que le beau,objet de l'art ; la vertu, objet de la morale ; le vrai, objet dela métaphysique. Mais comment s' établit cette proportionmerveilleuse et si nécessaire, que sans elle une partie dulabeur huma in es t pe rdue , c 'es t−à−d i re inu t i l e ,inharmonique, invraie, par conséquent synonyme d'indigence, de néant ? Prométhée, selon la fable, est lesymbole de l'activité humaine. Prométhée dérobe le feu duciel, et invente les premiers arts ; Prométhée prévoit l'aveniret veut s'égaler à Jupiter ; Prométhée est dieu. Appelonsdonc la société Prométhée. Prométhée donne au travail, enmoyenne, dix heures par jour, sept au repos, autant auplaisir. Pour tirer de ses exercices le fruit le plus utile,Prométhée tient note de la peine et du temps que chaqueobjet de sa consommation lui coûte.

Rien que l'expérience ne peut l'en instruire, et cetteexpérience sera de toute sa vie. Tout en travaillant etproduisant, Prométhée éprouve donc une infinité demécomptes.

Mais, en dernier résultat, plus il travaille, plus sonbien−être se raffine et son luxe s'idéalise ; plus il étend sesconquêtes sur la nature, plus il fortifie en lui−même leprincipe de vie et d'intelligence dont l'exercice seul le rendheureux. C'est au point que, la première éducation du

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travailleur une fois faite, et l'ordre mis dans ses occupations,travailler pour lui n'est plus peiner, c'est vivre, c'est jouir.Mais l'attrait du travail n'en détruit pas la règle, puisque aucontraire il en est le fruit ; et ceux qui, sous prétexte que letravail doit être attrayant, concluent à la négation de lajustice et à la communauté, ressemblent aux enfants qui,après avoir cueilli des fleurs au jardin, établissent leurparterre sur l'escalier. Dans la société la justice n'est doncpas autre chose que la proportionnalité des valeurs ; elle apour garantie et sanction la responsabilité du producteur.Prométhée sait que tel produit coûte une heure de travail, telautre un jour, une semaine, un an ; il sait en même tempsque tous ces produits, par l' accroissement de leurs frais,forment la progression de sa richesse. Il commencera doncpar assurer son existence, en se pourvoyant des choses lesmoins coûteuses, et par conséquent les plus nécessaires ;puis, à mesure qu'il aura pris ses sûretés, il avisera auxobjets de luxe, procédant toujours, s'il est sage , selon lagradation naturelle du prix que chaque chose lui coûte .Quelquefois Prométhée se trompera dans son calcul, oubien, emporté par la passion, il sacrifiera un bien immédiatpour une jouissance prématurée ; et, après avoir sué le sanget l'eau, il s'affamera. Ainsi, la loi porte en elle−même sasanction : elle ne peut être violée, sans que l'infracteur soitaussitôt puni.

Say a donc eu raison de dire : " le bonheur de cette classe /celle des consommateurs /, composée de toutes les autres,

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constitue le bien−être général, l'état de prospérité d'un pays.

" seulement, il aurait dû ajouter que le bonheur de la classedes producteurs, qui se compose aussi de toutes les autres,constitue également le bien−être général, l'état de prospéritéd'un pays.

−de même quand i l d i t : « la for tune de chaqueconsommateur est perpétuellement en rivalité avec tout cequ'il achète, » il aurait dû ajouter encore : « la fortune dechaque producteur est attaquée sans cesse par tout ce qu'ilvend. » sans cette réciprocité nettement exprimée, la plupartdes phénomènes économiques deviennent inintelligibles ; etje ferai voir en son lieu comment, par suite de cette graveomission, la plupart des économistes faisant des livresontdéraisonné sur la balance du commerce. J'ai dit tout à l'heureque la société produit d' abord les choses les moinscoûteuses, et par conséquent les plus nécessaires ... or,est−il vrai que dans le produit, la nécessité ait pourcorrélatif le bon marché, et vice versâ ; en sorte que cesdeux mots, nécessité et bon marché, de même que lessuivants, cherté et superflu, soient synonymes ? Si chaqueproduit du travail, pris isolément, pouvait suffire àl'existence de l'homme, la synonymie en question ne seraitpas douteuse ; tous les produits ayant les mêmes propriétés,ceux−là nous seraient les plus avantageux à produire, parconséquent les plus nécessaires, qui coûteraient le moins.Mais ce n'est point avec cette précision théorique que se

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formule le parallélisme entre l'utilité et le prix des produits :soit prévoyance de la nature, soit par toute autre cause,l'équilibre entre le besoin et la faculté productrice est plusqu'une théorie, c'est un fait, dont la pratique de tous lesjours, aussi bien que le progrès de la société, dépose.Transportons−nous au lendemain de la naissance del'homme, au jour de départ de la civilisation : n'est−il pasvrai que les industries à l'origine les plus simples, celles quiexigèrent le moins de préparations et de frais, furent lessuivantes : cueillette, pâture, chasse et pêche, à la suitedesquelles et longtemps après l'agriculture est venue ?Depuis lors, ces quatre industries primordiales ont étéperfectionnées et de plus appropriées : double circonstancequi n'altère pas l' essence des faits, mais qui lui donne aucontraire plus de relief . En effet, la propriété s'est toujoursattachée de préférence aux objets de l'utilité la plusimmédiate, aux valeurs faites , si j'ose ainsi dire ; en sorteque l'on pourrait marquer l' échelle des valeurs par leprogrès de l'appropriation. Dans son ouvrage sur la libertédu travail , M Dunoyer s'est positivement rattaché à ceprincipe, en distinguant quatre grandes catégoriesindus t r i e l l es , qu ' i l r ange se lon l ' o rd re de l eu rdéveloppement, c'est−à−dire de la moindre à la plus grandedépense de travai l . Ce sont : industr ie extract ive,comprenant toutes les fonctions demi−barbares citées plushaut ; − industrie commerciale, industrie manufacturière,industrie agricole . Et c'est avec une raison profonde que lesavant auteur a placé en dernier lieu l'agriculture. Car,

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malgré sa haute antiquité, il est positif que cette industrie n'apas marché du même pas que les autres ; or, la successiondes choses dans l'humanité ne doit point être déterminéed'après l' origine, mais d'après l'entier développement. Il sepeut que l' industrie agricole soit née avant les autres, ou quetoutes soient contemporaines ; mais celle−là sera jugée ladernière en date, qui se sera perfectionnée postérieurement.Ainsi la nature même des choses, autant que ses propresbesoins, indiquaient au travailleur l'ordre dans lequel ildevait attaquer la production des valeurs qui composent sonbien−être : notre loi de proportionnalité est donc tout à lafois physique et logique, objective et subjective ; elle a leplus haut degré de certitude.

Suivons−en l'application. De tous les produits du travail,aucun peut−être n'a coûté de plus longs, de plus patientsefforts, que le calendrier. Cependant il n'en est aucun dont lajouissance puisse aujourd'hui s'acquérir à meilleur marché,et conséquemment, d'après nos propres définitions, soitdevenue plus nécessaire. Comment donc expliquerons−nousce changement ?

Comment le calendrier, si peu utile aux premières hordes,à qui il suffisait de l'alternance de la nuit et du jour, commede l ' h iver et de l 'é té, es−i l devenu à la longue s iindispensable, si peu dispendieux, si parfait ? Car, par unmerveilleux accord, dans l'économie sociale, toutes cesépithètes se traduisent.

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Comment, en un mot, rendre raison de la variabilité devaleur du calendrier, d'après notre loi de proportion ? Pourque le travail nécessaire à la production du calendrier fûtexécuté, fût possible, il fallait que l'homme trouvât moyende gagner du temps sur ses premières occupations, et surcelles qui en furent la conséquence immédiate. En d'autrestermes, i l fal lait que ces industries devinssent plusproductives, ou moins coûteuses, qu' elles n'étaient aucommencement : ce qui revient à dire qu'il fallait d'abordrésoudre le problème de la production du calendrier sur lesindustries extractives elles−mêmes. Je suppose donc quetout à coup, par une heureuse combinaison d'efforts, par ladivision du travail, l'emploi de quelque machine, la directionmieux entendue des agents naturels, en un mot par sonindustrie, Prométhée trouve moyen de produire en un jour,d'un certain objet, autant qu'autrefois il produisait en dix :que s' ensuivra−t−il ? Le produit changera de place sur letableau des éléments de la richesse ; sa puissance d'affinitépour d'autres produits, si j'ose ainsi dire, s'étant accrue, savaleur relative se trouvera diminuée d'autant, et au lieud'être cotée comme Ioo, elle ne le sera plus que comme Io.Mais cette valeur n'en sera pas moins, et toujours,rigoureusement déterminée ; et ce sera encore le travail quiseul fixera le chiffre de son importance. Ainsi la valeurvarie, et la loi des valeurs est immuable : bien plus, si lavaleur est susceptible de variation, c'est parce qu'elle estsoumise à une loi dont le principe est essentiellementmobile, savoir le travail mesuré par le temps. Le même

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raisonnement s' applique à la production du calendrier,comme de toutes les valeurs possibles. Je n'ai pas besoind'ajouter comment la civilisation, c'est−à−dire le fait socialde l'accroissement des richesses, multipliant nos affaires,rendant nos instants de plus en plus précieux, nous forçant àtenir registre perpétuel et détaillé de toute notre vie, lecalendrier est devenu pour tous une des choses les plusnécessaires. On sait d'ail leurs que cette découverteadmirable a suscité, comme son complément naturel, l'unede nos industries les plus précieuses, l' horlogerie. Ici seplace tout naturellement une objection, la seule qu'on puisseélever contre la théorie de la proportionnalité des valeurs.Say, et les économistes qui l'ont suivi, ont observé que letravail étant lui−même sujet à évaluation, une marchandisecomme une autre, enfin, il y avait cercle vicieux à le prendrepour principe et cause efficiente de la valeur. Donc,conclut−on, il faut s'en référer à la rareté et à l'opinion. Ceséconomistes, qu'ils me permettent de le dire, ont fait preuveen cela d'une prodigieuse inattention. Le travail est dit valoir, non pas en tant que marchandise luimême, mais en vue desvaleurs qu'on suppose renfermées puissanciellement en lui.La valeur du travail est une expression figurée, uneanticipation de la cause sur l'effet. C' est une fiction, aumême titre que la productivité du capital . Le travail produit,le capital vaut : et quand, par une sorte d'ellipse, on dit lavaleur du travail, on fait un enjambement qui n'a rien decontraire aux règles du langage, mais que des théoriciensdoivent s'abstenir de prendre pour une réalité. Le travail,

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comme la liberté, l'amour, l'ambition, le génie, est chosevague et indéterminée de sa nature, mais qui se définitqualitativement par son objet, c'est−à−dire qui devient uneréalité par le produit. Lors donc que l'on dit : le travail de cethomme vaut cinq francs par jour, c'est comme si l'on disait :le produit du travail quotidien de cet homme vaut cinqfrancs. Or, l'effet du travail est d' éliminer incessamment larareté et l'opinion, comme éléments constitutifs de la valeur,et, par une conséquence nécessaire, de transformer lesutilités naturelles ou vagues / appropriées ou non / en utilitésmesurables ou sociales : d'où il résulte que le travail est toutà la fois une guerre déclarée à la parcimonie de la nature, etune conspiration permanente contre la propriété.

D'après cette analyse, la valeur, considérée dans la sociétéque forment naturellement entre eux, par la division dutravail et par l'échange, les producteurs, est le rapport deproportionnalité des produits qui composent la richesse ; etce qu'on appelle spécialement la valeur d'un produit est uneformule qui indique, en caractères monétaires, laproportion de ce produit dans la richesse générale. −l'utilitéfonde la valeur ; le travail en fixe le rapport ; le prix estl'expression qui, sauf les aberrations que nous aurons àétudier, traduit ce rapport. Tel est le centre autour duqueloscillent la valeur utile et la valeur échangeable, le point oùelles viennent s' abîmer et disparaître ; telle est la loiabsolue, immuable, qui domine les perturbat ionséconomiques, les caprices de l' industrie et du commerce, et

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qui gouverne le progrès. Tout effort de l'humanité pensanteet travailleuse, toute spéculation individuelle et sociale,comme partie intégrante de la richesse collective, obéissentà cette loi. La destinée de l'économie politique était, enposant successivement tous ses termes contradictoires, de lafaire reconnaître ; l'objet de l' économie sociale, que jedemande pour un moment la permission de distinguer del'économie politique, bien qu'au fond elles ne doivent pasdifférer l'une de l'autre, sera de la promulguer et de laréal iser partout. La théorie de la mesure ou de laproportionnalité des valeurs est, qu'on y prenne garde, lathéorie même de l'égalité. De même, en effet, que dans lasociété, où l'on a vu que l'identité entre le producteur et leconsommateur est complète, le revenu payé à un oisif estcomme une valeur jetée aux flammes de l'Etna ; de même, letravailleur à qui l'on alloue un salaire excessif est commeun moissonneur à qui l'on donnerait un pain pour cueillir unépi : et tout ce que les économistes ont qualif ié deconsommation improductive n'est au fond qu'une infractionà la loi de proportionnalité. Nous verrons par la suitecomment, de ces données simples, le génie social déduit peuà peu le système encore obscur de l'organisation du travail,de la répartition des salaires, de la tarification des produitset de la solidarité universelle. Car l'ordre dans la sociétés'établit sur les calculs d'une justice inexorable, nullementsur les sent iments paradisiaques de fraterni té, dedévouement et d'amour que tant d'honorables socialistess'efforcent aujourd'hui d'exciter dans le peuple. C'est en

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vain qu'à l'exemple de Jésus−Christ ils prêchent la nécessitéet donnent l'exemple du sacrifice ; l' égoïsme est plus fort, etla loi de sévérité, la fatalité économique, est seule capablede le dompter. L'enthousiasme humanitaire peut produiredes secousses favorables au progrès de la civilisation ; maisces crises du sentiment, de même que les oscillations de lavaleur, n'auront jamais pour résultat que d' établir plusfortement, plus absolument la justice. La nature, ou ladivinité, s'est méfiée de nos coeurs ; elle n'a point cru àl'amour de l'homme pour son semblable ; et tout ce que lascience nous découvre des vues de la providence sur lamarche des sociétés, −je le dis à la honte de la consciencehumaine, mais il faut que notre hypocrisie le sache, −attestede la part de Dieu une profonde misanthropie. Dieu nousaide, non par bonté, mais parce que l'ordre est son essence ;Dieu procure le bien du monde, non qu'il l'en juge digne,mais parce que la religion de sa suprême intelligence l'yoblige ; et tandis que le vulgaire lui donne le doux nom depère, i l est impossible à l 'historien, à l 'économistephilosophe, de croire qu'il nous aime ni nous estime.Imitons cette sublime indifférence, cette ataraxie stoïque deDieu ; et puisque le précepte de charité a toujours échouédans la production du bien social, cherchons dans la raisonpure les conditions de la concorde et de la vertu. La valeur,conçue comme proportionnalité des produits, autrementdire la valeur constituée, suppose nécessairement, et dansun degré égal, uti l ité et vénalité, indivisiblement etharmoniquement unies. Elle suppose utilité, car, sans cette

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condition, le produit aurait été dépourvu de cette affinité quile rend échangeable, et par conséquent fait de lui unélément de la richesse ; −elle suppose vénalité, puisque si leproduit n'était pas à toute heure et pour un prix déterminéacceptable à l'échange, il ne serait plus qu'une non−valeur,il ne serait rien. Mais, dans la valeur constituée, toutes cespropriétés acquièrent une signifcation plus large, plusrégulière et plus vraie qu' auparavant. Ainsi, l'utilité n'estplus cette capacité pour ainsi dire inerte qu'ont les chosesde servir à nos jouissances et à nos explorations ; lavénalité n'est pas davantage cette exagération d'unefantaisie aveugle ou d'une opinion sans principe ; enfin, lavariabilité a cessé de se traduire en un débat plein demauvaise foi entre l'offre et la demande : tout cela a disparupour faire place à une idée positive, normale, et, sous toutesles modif icat ions possibles, déterminable. Par laconstitution des valeurs, chaque produit, s'il est permis d'établir une pareille analogie, est comme la nourriture qui,découverte par l'instinct d'alimentation, puis préparée par l'organe digestif, entre dans la circulation générale, où ellese convertit, suivant des proportions certaines, en chairs, enos, en liquides, etc., et donne au corps la vie, la force et labeauté. Or, que se passe−t−il dans l'idée de valeur, lorsque,des notions antagonistes de valeur utile et valeur enéchange, nous nous élevons à celle de valeur constituée ouvaleur absolue ? Il y a, si j'ose ainsi dire, un emboîtement,une pénétration réciproque dans laquelle les deux conceptsélémentaires, se saisissant chacun comme les atomes

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crochus d'épicure, s' absorbent l'un l'autre, et disparaissent,laissant à leur place un composé doué, mais à un degrésupérieur, de toutes leurs propriétés positives, et débarrasséde leurs propriétés négatives . Une valeur véritablementtelle, comme la monnaie, le papier de commerce de premierchoix, les titres de rente sur l'état, les actions sur uneentreprise solide, ne peut plus ni s'exagérer sans raison, niperdre à l'échange : elle n'est plus soumise qu'à la loinaturelle de l'augmentation des spécialités industrielles etde l'accroissement des produits. Bien plus, une telle valeurn'est point le résultat d'une transaction, c'està−dire d'unéclectisme, d'un juste−milieu ou d'un mélange ; c' est leproduit d'une fusion complète, produit entièrement neuf etdistinct de ses composants, comme l'eau, produit de lacombinaison de l'hydrogène et de l'oxygène, est un corps àpart, totalement distinct de ses éléments. La résolution dedeux idées antithétiques en une troisième d'ordre supérieurest ce que l' école nomme synthèse . Elle seule donne l'idéepositive et complète, laquelle s'obtient, comme on a vu, parl'affirmation ou négation successive, −car cela revient aumême, −de deux concepts en opposition diamétrale. D'oùl'on déduit ce corollaire d'une importance capitale enapplication aussi bien qu'en théorie : toutes les fois quedans la sphère de la morale, de l'histoire ou de l'économiepolitique, l'analyse a constaté l'antinomie d'une idée, onpeut affirmer à priori que cette antinomie cache une idéeplus élevée, qui tôt ou tard fera son apparition. Je regretted'insister si longuement sur des notions familières à tous les

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jeunes gens du baccalauréat ; mais je devais ces détails àcertains économistes qui, à propos de ma critique de lapropriété, ont entassé dilemmes sur dilemmes pour meprouver que s i je n 'étais pas propr iétai re, j 'é ta isnécessairement communiste ; le tout, faute de savoir ce quec' est que thèse, antithèse et synthèse . L'idée synthétique devaleur, comme condition fondamentale d'ordre et de progrèspour la société, avait été vaguement aperçue par Ad Smith,lorsque, pour me servir des expressions de M Blanqui, « ilmontra dans le travail la mesure universelle et invariabledes valeurs, et fit voir que toute chose avait son prix naturel,vers lequel el le gravitai t sans cesse au mil ieu desfluctuations du prix courant, occasionnées par descirconstances accidentelles étrangères à la valeur vénale dela chose. » mais cette idée de la valeur était tout intuitivechez Ad Smith ; or, la société ne change pas ses habitudessur la foi d'intuitions ; elle ne se décide que sur l'autorité desfaits. Il fallait que l'antinomie s' exprimât d'une manière plussensible et plus nette : J B Say fut son principal interprète.Mais, malgré les efforts d' imagination et l'effrayantesubtilité de cet économiste, la définition de Smith le domineà son insu, et éclate partout dans ses raisonnements. «évaluer une chose, dit Say, c'est déclarer qu'elle doit êtreestimée ... etc. » singulière préoccupation d'un homme degénie qui ne s'aperçoit plus que comparer, évaluer,apprécier, c'est mesurer ; que toute mesure n'étant jamaisqu'une comparaison, indique par cela même un rapport vraisi la comparaison est bien faite ; qu' en conséquence, valeur

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ou mesure réelle et valeur ou mesure relative, sont chosesparfaitement identiques ; et que la difficulté se réduit, non àtrouver un étalon de mesure, puisque toutes les quantitéspeuvent s'en tenir lieu réciproquement, mais à déterminer lepo in t de compara ison. En géométr ie , le po in t decomparaison est l'étendue, et l'unité de mesure est tantôt ladivision du cercle en 36 o parties, tantôt la circonférence duglobe terrestre, tantôt la dimension moyenne du bras, de lamain, du pouce ou du pied de l'homme. Dans la scienceéconomique , nous l'avons dit après A Smith, le point de vuesous lequel toutes les valeurs se comparent est le travail ;quant à l'unité de mesure, celle adoptée en France est lefranc. Il est incroyable que tant d'hommes de sens sedémènent depuis quarante ans contre une idée si simple.Mais non : la comparaison des valeurs s'effectue sans qu'il yait entre elles aucun point de comparaison, et sans unité demesure ; −voilà, plutôt que d' embrasser la théorierévolutionnaire de l'égalité, ce que les économistes dudix−neuvième siècle ont résolu de soutenir envers et contretous. Qu'en dira la postérité ? Je vais présentement montrer,par des exemples frappants, que l' idée de mesure ouproportion des valeurs, nécessaire en théorie, s'est réalisée etse réalise tous les jours dans la pratique. " de toutes lesvertus privées, observe avec infiniment de raison MDunoyer, la plus nécessaire, cel le qui nous donnesuccessivement toutes les autres, c'est la passion dubien−être, c'est un désir violent de se tirer de la misère et del'abjection, c'est cette émulation et cette dignité tout à la fois

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qui ne lui permettent pas de se contenter d'une situationinférieure...

ma is ce sen t imen t , qu i semb le s i na tu re l , es tmalheureusement beaucoup moins commun qu'on ne pense.Il est peu de reproches que la très−grande généralité deshommes méritent moins que celui que leur adressent lesmoralistes ascétiques d'être trop amis de leurs aises : on leuradresserait le reproche contraire avec infiniment plus dejustice... il y a même dans la nature des hommes cela detrès−remarquable, que moins ils ont de lumières et deressources, et moins ils éprouvent le désir d'en acquérir.

Les sauvages les plus misérables et les moins éclairés deshommes , sont précisément ceux à qui il est le plus difficilede donner des besoins, ceux à qui on inspire avec le plus depeine le désir de sortir de leur état ; de sorte qu'il faut quel'homme se soit déjà procuré par le travail un certainbien−être, avant qu' il éprouve avec quelque vivacité cebesoin d'améliorer sa condition, de perfectionner sonexistence, que j'appelle amour du bien−être. " de la libertédu travail, Tii, P 8 o. ainsi la misère des classes laborieusesprovient en général de leur manque de coeur et d'esprit, ou,comme l'a dit quelque part M Passy, de la faiblesse, del'inertie de leurs facultés morales et intellectuelles. Cetteinertie tient à ce que lesdites classes laborieuses, encore àmoitié sauvages, n'éprouvent pas avec une vivacité

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suffisante le désir d'améliorer leur condition : c'est ce quefait observer M Dunoyer. Mais comme cette absence dedésir est elle−même l'effet de la misère, il s'ensuit que lamisère et l' apathie sont l'une et l'autre effet et cause, et quele prolétariat tourne dans le cercle. Pour sortir de cet abîme,il faudrait ou du bien−être, c'est−à−dire une augmentationprogressive de salaire ; ou de l'intelligence et du courage, c'est−à−dire un développement progressif des facultés : deuxchoses diamétralement opposées à la dégradation de l'âme etdu corps, qui est l'effet naturel de la division du travail. Lemalheur du prolétariat est donc tout providentiel, etentreprendre de l' éteindre, aux termes où en est l'économiepolitique, ce serait provoquer la trombe révolutionnaire. Carce n'est pas sans une raison profonde, puisée aux plus hautesconsidérations de la morale, que la conscience universelle,s'exprimant tour à tour par l'égoïsme des riches et parl'apathie du prolétariat, refuse la rétribution d'homme à quine remplit que l'office de levier et de ressort. Si, parimpossible, le bien−être matériel pouvait échoir à l'ouvrierparcellaire, on verrait quelque chose de monstrueux seproduire : les ouvriers occupés aux travaux répugnantsdeviendraient comme ces romains gorgés des richesses dumonde, et dont l'intelligence abrutie était devenue incapabled'inventer même des jouissances. Le bien−être sanséducation abrutit le peuple et le rend insolent : cetteobservation a été faite dès la plus haute antiquité. /... /. Aureste, le travailleur parcellaire s'est jugé lui−même : il estcontent, pourvu qu'il ait le pain, le sommeil sur un grabat, et

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l' ivresse le dimanche. Toute autre condition lui seraitpréjudiciable, et compromettrait l'ordre public. à Lyon, il estune classe d'hommes qui, à la faveur du monopole dont lamunicipalité les fait jouir, reçoivent un salaire supérieur àceux des professeurs de facultés et des chefs de bureaux desm i n i s t è r e s : c e s o n t l e s c r o c h e t e u r s . L e s p r i xd'embarquement et de débarquement sur certains ports deLyon, d'après les tarifs des rigues , ou compagnies decrocheteurs, sont de 3 ocent par Iookil. à ce taux, il n'est pasrare qu'un homme gagne I 2, I 5 et jusqu'à 2 ofr par jour : ilne s'agit pour cela que de porter quarante ou cinquante sacsd'un bateau dans un magasin. C'est l'affaire de quelquesheures. Quelle condition favorable au développement del'intelligence, tant pour les enfants que pour les pères, si, parelle−même et par les loisirs qu'elle procure, la richesse étaitun principe moralisateur ! Mais il n'en est rien : lescrocheteurs de Lyon sont aujourd'hui ce qu'ils furenttoujours , ivrognes, crapuleux, brutaux, insolents, égoïstes etlâches. Il est pénible de le dire, mais je regarde cettedéclaration comme un devoir, parce qu'elle contient vérité :l'une des premières réformes à opérer parmi les classestravailleuses sera de réduire les salaires de quelques−unes,en même temps qu'on élèvera ceux des autres. Pourappartenir aux dernières classes du peuple, le monopole n'enest pas plus respectable, surtout quand il ne sert qu'àentretenir le plus grossier individualisme. L'émeute desouvriers en soie a trouvé les crocheteurs, et généralementtous les gens de rivière, sans nulle sympathie, et plutôt

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hostiles.

Rien de ce qui se passe hors des ports n'a puissance de lesémouvoir. Bêtes de somme façonnées d'avance pour ledespotisme, pourvu qu'on maintienne leur privilége, ils ne semêleront jamais de politique. Toutefois je dois dire à leurdécharge que, depuis quelque temps, les nécessités de laconcurrence ayant fait brèche aux tarifs, des sentiments plussociables ont commencé de s'éveiller chez ces naturesmassives : encore quelques réductions assaisonnées d'un peude misère, et les rigues lyonnaises formeront le corps d'élitequand il faudra monter à l'assaut des bastilles. En résumé, ilest impossible, contradictoire, que dans le système actueldes sociétés, le prolétariat arr ive au bien−être parl'éducation, ni à l' éducation par le bien−être. Car, sanscompter que le prolétaire, l'homme−machine, est aussiincapable de supporter l'aisance que l'instruction, il estdémontré, d'une part, que son salaire tend toujours moins às'élever qu'à descendre ; d'un autre côté, que la culture deson intelligence, alors même qu'il la pourrait recevoir, luiserait inutile : en sorte qu'il y a pour lui entraînementcontinu vers la barbarie et la misère. Tout ce que dans cesdernières années l'on a tenté en France et en Angleterre, envue d'améliorer le sort des classes pauvres, sur le travail desenfants et des femmes et sur l'enseignement primaire, àmoins qu'i l ne soit le fruit d'une arrière−pensée deradicalisme, a été fait à rebours des données économiquesetau préjudice de l'ordre établi.

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Le progrès, pour la masse des travailleurs, est toujours lel ivre fermé de sept sceaux ; et ce n'est pas par descontre−sens législatifs que l'impitoyable énigme seraexpliquée. Du reste, si les économistes, à force de ressasserleurs viei l les rout ines, ont f in i par perdre jusqu'àl'intelligence des choses de la société, on ne peut pas direque les socialistes aient mieux résolu l'antinomie quesoulevait la division du travail. Tout au contraire, ils se sontarrêtés dans la négation ; car, n'est−ce pas toujours être dansla négation que d'opposer, par exemple, à l'uniformité dutravail parcellaire, une soi−disant variété où chacun pourrachanger d'occupation dix, quinze, vingt fois, à volonté, dansun même jour ? Comme si changer dix, quinze, vingt foispar jour l'objet d'un exercice parcellaire, c'était rendre letravail synthétique ; comme si, par conséquent, vingtfractions de journée de manoeuvre pouvaient donnerl'équivalent de la journée d'un artiste. à supposer que cettevoltige industrielle fût praticable, et l'on peut affirmerd'avance qu' elle s'évanouirait devant la nécessité de rendreles travailleurs responsables, et par conséquent les fonctionspersonnelles, elle ne changerait rien à la condition physique,morale et intel lectuel le de l 'ouvr ier ; tout au pluspourraitelle, par la dissipation, assurer davantage sonincapacité, et par conséquent sa dépendance. C'est cequ'avouent au surplus les organisateurs, communistes etautres. Ils ont si peu la prétention de résoudre l'antinomie dela division, qu'i ls admettent tous, comme conditionessentielle de l'organisation, la hiérarchie du travail,

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c'est−à−dire la classification des ouvriers en parcellaires eten généralisateurs ou synthétiques, et que dans toutes lesutopies, la distinction des capacités, fondement ou prétexteéternel de l'inégalité des biens, est admise comme pivot. Desréformateurs, dont les plans ne se pouvaient recommanderque par la logique, et qui, après avoir déclamé contre lesimplisme , la monotonie, l'uniformité et la parcellarité dutravail, s'en viennent ensuite proposer une pluralité commeune synthèse ; de pareils inventeurs sont jugés et doiventêtre renvoyés à l'école. Mais vous, critique, demandera sansdoute le lecteur, quelle solution est la vôtre ?

Montrez−nous cette synthèse qui, conservant laresponsabilité, la personnalité, en un mot la spécialité dutravailleur, doit réunir l'extrême division et la plus grandevariété en un tout complexe et harmonique. Ma réponse estprête : interrogeons les faits, consultons l'humanité ; nous nepouvons prendre de meilleur guide. Après les oscillations dela valeur, la division du travail est le fait économique quiinflue de la manière la plus sensible sur les profits etsalaires. C'est le premier jalon planté par la providence surle sol de l'industrie, le point de départ de cette immensetriangulation qui doit à la fin déterminer pour chacun et pourtous le droit et le devoir.

Suivons donc nos indices, hors desquels nous ne pourrionsque nous égarer et nous perdre... etc.

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Deuxième époque. −les machines. « j'ai vu avec unprofond regret la continuation de la détresse dans lesdistricts manufacturiers du pays. » paroles de la reineVictoria à la rentrée du parlement. Si quelque chose estpropre à faire réfléchir les souverains, c'est que, spectateursplus ou moins impassibles des calamités humaines, ils sont,par la constitution même de la société et la nature de leurpouvoir, dans l ' impossibi l i té absolue de guérir lessouffrances des peuples : il leur est même interdit de s'enoccuper. Toute question de travail et de salaire, disent d'uncommun acco rd l es t héo r i c i ens économis tes e treprésentatifs, doit demeurer hors des attributions dupouvoir . Du haut de la sphère glorieuse où les a placés lareligion, les trônes, les dominations, les principautés, lespuissances et toute la céleste milice regardent, inaccessiblesaux orages, la tourmente des sociétés ; mais leur pouvoir nes'étend pas sur les vents et sur les flots. Les rois ne peuventrien pour le salut des mortels. Et, en vérité, ces théoriciensont raison : le prince est établi pour maintenir, non pourrévolutionner ; pour protéger la réalité, non pour procurerl'utopie. Il représente l'un des principes antagonistes : or, encréant l'harmonie il s'éliminerait lui−même : ce qui de sapart serait souverainement inconstitutionnel et absurde.Mais, comme en dépit des théories, le progrès des idéeschange sans cesse la forme extérieure des institutions, demanière à rendre continuellement nécessaire cela même quele législateur n'a ni voulu ni prévu ; qu'ainsi, par exemple,les questions d'impôt deviennent questions de répartition ;

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celles d'utilité publique, questions de travail national etd'organisation industrielle ; celles de finances, opérations decrédit ; celles de droit international, questions de douane etde débouché : il reste démontré que le prince, ne devantjamais, d'après la théorie, intervenir dans des choses quicependant, sans que la théorie l' ait prévu, deviennentchaque jour et d'un mouvement irrésistible objet degouvernement, n'est et ne peut plus être, comme la divinitédont il émane, quoi qu'on ait dit, qu'une hypothèse, unefiction. Et comme enfin il est impossible que le prince et lesintérêts que sa mission est de défendre consentent à seréduire et s'annihiler devant les principes en émergence etles droits nouveaux qui se posent, il s'ensuit que le progrès,après qu'il s'est accompli dans les esprits d'un mouvementinsensible, se réalise dans la société par saccades, et que laforce, malgré les calomnies dont elle est l'objet, est lacondition sine quâ non des réformes. Toute société danslaquelle la puissance d'insurrection est comprimée est unesociété morte pour le progrès : il n'y a pas dans l'histoire devérité mieux prouvée. Et ce que je dis des monarchiesconstitutionnelles est également vrai des démocratiesreprésentatives : partout le pacte social a lié le pouvoir etconjuré la vie, sans qu'il ait été possible au législateur devoir qu'il travaillait contre son propre but, ni de procédera u t r e m e n t . D é p l o r a b l e s a c t e u r s d e s c o m é d i e sparlementaires, monarques et représentants, voici donc enfince que vous êtes : des talismans contre l'avenir ! Chaqueannée vous apporte les doléances du peuple ; et quand on

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vous demande le remède, votre sagesse se couvre la face !Faut−il appuyer le privilége, c'està−dire cette consécrationdu droit du plus fort qui vous a créés, et qui change tous lesjours ? Aussitôt, au moindre signe de votre tête, s'agite, etcourt aux armes, et se range en bataille une nombreusemilice. Et quand le peuple se plaint que, malgré son travail,et précisément à cause de son travail, la misère le dévore,quand la société vous demande à vivre, vous lui récitez desactes de miséricorde ! Toute votre énergie est pour l'immobilité, toute votre vertu s'évanouit en aspirations !Comme le pharisien, au lieu de nourrir votre père, vouspriez pour lui ! Ah ! Je vous le dis, nous avons le secret devotre mission : vous n'existez que pour nous empêcher devivre.

Nolite Ergo Imperare, allez−vous−en ! ... pour nous, quiconcevons sous un point de vue tout autre la mission dupouvoir ; nous qui voulons que l'oeuvre spéciale dugouvernement soit précisément d'explorer l'avenir, dechercher le progrès, de procurer à tous liberté, égalité, santéet richesse, continuons avec courage notre oeuvre decritique, bien sûrs, quand nous aurons mis à nu la cause dumal de la société, le principe d ses fièvres, le motif de sesagitations, que la force ne nous manquera pas pour appliquerle remède. I−du rôle des machines, dans leurs rapports avecla liberté. L'introduction des machines dans l'industries'accomplit en opposition à la loi de division , et commepour rétablir l'équilibre profondément compromis par cette

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loi. Pour bien apprécier la portée de ce mouvement et ensaisir l'esprit, quelques considérations générales deviennentnécessaires. Les philosophes modernes, après avoir recueilliet classé leurs annales, ont été conduits par la nature de leurstravaux à s'occuper aussi d'histoire : et c'est alors qu'ils ontvu, non sans surprise, que l'histoire de la philosophie était lamême chose au fond que la philosophie de l'histoire ; deplus, que ces deux branches de la spéculation, en apparencesi diverses, l'histoire de la philosophie et la philosophie del'histoire, n'étaient encore que la mise en scène desconceptions de la métaphysique, laquelle est toute laphilosophie . Or, si l'on divise la matière de l'histoireuniverselle en un certain nombre de cadres, tels quemathématiques, histoire naturelle, économie sociale, etc., ontrouvera que chacune de ces divisions contient aussi lamétaphysique. Et il en sera de même jusqu'à la dernièresubdivision de la totalité de l'histoire : en sorte que laphilosophie entière gît au fond de toute manifestationnaturelle ou industrielle ; qu'elle ne fait acception ni desgrandeurs ni des qual i tés ; que pour s 'élever à sesconceptions les plus sublimes, tous les paradigmes sepeuvent employer également bien ; enfin, que tous lespostulés de la raison se rencontrant dans la plus modesteindustrie aussi bien que dans les sciences les plus générales,pour faire de tout artisan un philosophe, c'est−àdire un espritgénéralisateur et hautement synthétique, il suffirait de luienseigner, quoi ? Sa profession. Jusqu'à présent, il est vrai,la philosophie, comme la richesse, s'est réservée pour

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certaines castes : nous avons la philosophie de l' histoire, laphilosophie du droit, et quelques autres philosophiesencore ; c'est une espèce d'appropriation qui, ainsi quebeaucoup d'autres d'aussi noble souche, doit disparaître.Mais, pour consommer cette immense équation, il fautcommencer par la philosophie du travail, après quoi chaquetravailleur pourra entreprendre à son tour la philosophie deson état. Ainsi, tout produit de l'art et de l'industrie, touteconstitution politique et religieuse, de même que toutecréature organisée ou inorganisée, n'étant qu'une réalisation,une application naturelle ou pratique de la philosophie,l'identité des lois de la nature et de la raison, de l'être et del'idée, est démontrée ; et lorsque, pour notre part, nousétablissons la conformité constante des phénomèneséconomiques avec les lois pures de la pensée, l'équivalencedu réel et de l'idéal dans les faits humains, nous ne faisonsque répéter, sur un cas particulier, cette démonstrationéternelle. Que disons−nous, en effet ? Pour déterminer lavaleur, en d'autres termes pour organiser en elle−même laproduction et la distribution des richesses, la société procèdeexactement comme la raison dans l' engendrement desconcepts. D'abord elle pose un premier fait, émet unepremière hypothèse, la division du travail, véritableantinomie dont les résultats antagonistes se déroulent dans l'économe sociale, de la même manière que les conséquencesauraient pu s'en déduire dans l'esprit : en sorte que lemouvement industriel, suivant en tout la déduction desidées, se divise en un double courant, l'un d'effets utiles,

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l'autre de résultats subversifs, tous également nécessaires etproduits légit imes de la même loi. Pour consti tuerharmoniquement ce principe à double face et résoudre cetteantinomie, la société en fait surgir une seconde, laquelle serabientôt suivie d'une troisième ; et elle sera la marche dugénie social , jusqu'à ce qu'ayant épuisé toutes sescontradictions, −je suppose, mais cela n'est pas prouvé,

que la contradiction dans l'humanité ait un terme, −ilrevienne d'un bond sur toutes ses positions antérieures, et,dans une seule formule, résolve tous ses problèmes. Ensuivant dans notre exposé cette méthode du développementparallèle de la réalité et de l'idée, nous trouvons un doubleavantage : d'abord, celui d' échapper au reproche dematérialisme, si souvent adressé aux économistes, pour quiles faits sont vérité par cela seul qu'ils sont des faits, et desfaits matériels. Pour nous, au contraire, les faits ne sontpoint matière, car nous ne savons pas ce que veut dire cemot matière, mais manifestations visibles d'idées invisibles.à ce titre, les faits ne prouvent que selon la mesure de l'idéequ'ils représentent ; et voilà pourquoi nous avons rejetécomme illégitimes et non définitives la valeur utile et lavaleur en échange, et plus tard la division du travailelle−même, bien que, pour les économistes, elles fussenttoutes d'une autorité absolue. D'autre part, on ne peut plusnous accuser de spiritualisme, idéalisme ou mysticisme :car, n'admettant pour point de départ que la manifestationextérieure de l'idée, idée que nous ignorons, qui n'existe pas,

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tant qu'elle ne se réfléchit point, comme la lumière qui neserait rien si le soleil existait seul dans un vide infini ;écartant tout à priori théogonique et cosmogonique, touterecherche sur la substance, la cause, le moi et le non−moi,nous nous bornons à chercher les lois de l'être, et à suivre lesystème de ses apparences aussi loin que la raison peutatteindre. Sans doute, au fond, toute connaissance s'arrêtedevant un mystère : tels sont, par exemple , la matière etl'esprit, que nous admettons l'un et l'autre comme deuxessences inconnues, supports de tous les phénomènes.

Mais ce n'est point à dire pour cela que le mystère soit lepoint de départ de la connaissance, ni le mysticisme lacondition nécessaire de la logique : tout au contraire, laspontanéité de notre raison tend à refouler perpétuellementle mysticisme ; elle proteste à priori contre tout mystère,parce que le mystère n'est bon pour elle qu'à être nié, et quela négation du mysticisme est la seule chose pour laquelle laraison n'ait pas besoin d'expérience. En somme, les faitshumains sont l' incarnation des idées humaines : donc,étudier les lois de l' économie sociale, c'est faire la théoriedes lois de la raison et créer la philosophie. Nous pouvonsmaintenant suivre le cours de nos recherches. Nous avonslaissé, à la fin du chapitre précédent, le travailleur aux prisesavec la loi de division : comment cet infatigable Oedipeva−t−il s'y prendre pour résoudre cette énigme ? Dans lasociété, l' apparition incessante des machines est l'antithèse,la formule inverse de la division du travail ; c'est la

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protestation du génie industriel contre le travail parcellaireet homicide. Qu' est−ce, en effet, qu'une machine ? Unemanière de réunir diverses particules du travail que ladivision avait séparées.

Toute machine peut être définie : un résumé de plusieursopérations, une simplification de ressorts, une condensationdu travail, une réduction de frais. Sous tous ces rapports, lamachine est la contrepartie de la division. Donc, par lamachine, il y aura restauration du travailleur parcellaire,diminution de peine pour l'ouvrier, baisse de prix sur leproduit, mouvement dans le rapport des valeurs, progrèsvers de nouvelles découvertes, accroissement du bien−êtregénéral. Comme la découverte d'une formule donne unepuissance nouvelle au géomètre, de même l'invention d'unemachine est une abréviation de main−d'oeuvre qui multipliela force du producteur, et l'on peut croire que l'antinomie dela division du travail, si elle n'est pas entièrement vaincue,sera balancée et neutralisée. Il faut lire dans le cours de MChevalier les innombrables avantages qui résultent pour lasociété de l'intervention des machines : c'est un tableausaisissant auquel je me plais à renvoyer le lecteur. Lesmach ines , se posan t dans l ' économie po l i t i quecontradictoirement à la division du travail, représentent lasynthèse s'opposant dans l'esprit humain à l' analyse ; etcomme, ainsi qu'on le verra bientôt, dans la division dutravail et dans les machines l'économie politique tout entièreest déjà donnée, de même avec l'analyse et la synthèse on a

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toute la logique, on a la philosophie. L'homme qui travailleprocède nécessairement et tout à tour par division et à l'aided ' ins t ruments ; de même, ce lu i qu i ra isonne fa i tnécessairement et tour à tour de la synthèse et de l'analyse,rien, absolument rien de plus. Et le travail et la raison n'iront jamais au delà : Prométhée, comme Neptune, atteint entrois pas aux bornes du monde.

De ces principes, aussi simples, aussi lumineux que desaxiomes, se déduisent des conséquences immenses. Commedans l'opération intellectuelle l'analyse et la synthèse sontessentiellement inséparables, et que, d'un autre côté, lathéorie ne devient légitime que sous la condition de suivrepied à pied l' expérience, il s'ensuit que le travail, réunissantl'analyse et la synthèse, la théorie et l'expérience en uneaction continue, le travail, forme extérieure de la logique,par conséquent résumant la réalité et l'idée, se représente denouveau comme mode universel d'enseignement. FitFabricando Faber : de tous les systèmes d'éducation, le plusabsurde est celui qui sépare l'intelligence de l'activité, etscinde l'homme en deux entités impossibles, un abstracteuret un automate. Voilà pourquoi nous applaudissons auxjustes plaintes de M Chevalier, de M Dunoyer, et de tousceux qui demandent la réforme de l ' enseignementuniversitaire ; voilà aussi ce qui fonde l'espoir des résultatsque nous nous sommes promis d'une telle réforme.

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Si l'éducation était avant tout expérimentale et pratique, neréservant le discours que pour expliquer, résumer etcoordonner le travail ; si l'on permettait d'apprendre par lesyeux et les mains à qui ne peut apprendre par l'imaginationet la mémoire : bientôt l'on verrait, avec les formes dutravail, se mult ipl ier les capacités ; tout le monde,connaissant la théorie de quelque chose, saurait par là mêmela langue philosophique ; il pourrait à l'occasion, ne fût−cequ'une fois dans sa vie, créer, modifier, perfectionner, fairepreuve d'intelligence et de compréhension, produire sonchef−d'oeuvre, en un mot se montrer homme. L'inégalité desacquisitions de la mémoire ne changerait rien à l'équivalencedes facultés, et le génie ne nous paraîtrait plus que ce qu'ilest en effet, la santé de l'esprit . Les beaux esprits dudix−huitième siècle ont longuement disputé sur ce quiconstitue le génie , en quoi il diffère du talent , ce qu'il fautentendre par esprit , etc. Ils avaient transporté dans lasphère intellectuelle les mêmes distinctions qui, dans lasociété, séparent les personnes. Il y avait pour eux desgénies rois et dominateurs, des génies princes, des géniesministres ; puis encore des esprits gentilshommes et desesprits bourgeois, des talents citadins et des talentscampagnards. Tout au bas de l'échelle gisait la foulegrossière des industrieux, âmes à peine ébauchées, excluesde la gloire des élus. Toutes les rhétoriques sont encorepleines de ces impertinences que l'intérêt monarchique, lavanité des lettrés et l'hypocrisie socialiste s'efforcentd'accréditer, pour l' esclavage perpétuel des nations et le

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soutien de l'ordre de choses. Mais, s'il est démontré quetoutes les opérations de l' esprit se réduisent à deux, analyseet sythèse, lesquelles sont nécessairement inséparables,quoique distinctes ; si, par une conséquence forcée, malgrél'infinie variété des travaux et des études, l'esprit ne faittoujours que recommencer la même toile, l'homme de génien'est autre chose qu'un homme de bonne constitution, qui abeaucoup travaillé, beaucoup médité, beaucoup analysé,comparé, classé, résumé et conclu ; tandis que l'être borné,qui croupit dans une routine endémique, au l ieu dedévelopper ses facultés, a tué son intelligence par l'inertie etl'automatisme. Il est absurde de distinguer comme différantde nature ce qui ne diffère en réalité que par l'âge, puis deconvertir en privilége et exclusion les divers degrés d'undéveloppement ou les hasards d'une spontanéité qui, par letravail et l'éducation, doivent de jour en jour s'effacer. Lesrhéteurs psychologues qui ont classé les âmes humaines endynasties, races nobles, familles bourgeoises et prolétariat,avaient pourtant observé que le génie n'était point universel,et qu'il avait sa spécialité ; en conséquence, Homère,Platon, Phidias, Archimède, César, etc., qui tous leursemblaient premiers dans leur genre, furent par euxdéclarés égaux et souverains de royaumes séparés. Quelleinconséquence ! Comme si la spécialité du génie netrahissait pas la loi même de l' égalité des intelligences !Comme si, d'un autre côté, la constance du succès dans leproduit du génie n'était pas la preuve qu'il opère selon desprincipes à lui étrangers, et qui sont le gage de la perfection

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de ses oeuvres, tant qu'il les suit avec fidélité et certitude !Cette apothéose du génie, rêvée les yeux ouverts par deshommes dont le babil demeura toujours stérile, ferait croireà la sottise innée de la majorité des mortels, si elle n'était lapreuve éclatante de leur perfectibilité. Ainsi le travail, aprèsavoir différencié les capacités et préparé leur équilibre parla division des industries, complète, si j'ose ainsi dire,l'armement de l' intelligence par les machines. D'après lestémoignages de l' histoire comme d'après l'analyse, etnonobstant les anomalies causées par l'antagonisme desprincipes économiques, l'intelligence diffère chez leshommes, non par la puissance, la netteté ou l'étendue ;mais, en premier lieu, par la spécialité, ou, comme ditl'école, par la détermination qualitative ; secondement parl'exercice et l'éducation. Donc, chez l'individu comme chezl'homme collectif, l'intelligence est bien plus une faculté quivient, qui se forme et se développe , Quoe Fit, qu'une entitéou entéléchie qui existe toute formée, antérieurement àl'apprentissage. La raison, ou quelque nom qu'on lui donne,génie, talent, industrie, est au point de départ une virtualiténue et inerte, qui peu à peu grandit, se fortifie, se colore, sedétermine et se nuance à l'infini. Par l'importance de sesacquisitions, par son capital en un mot, l' intelligencediffére et différera toujours d'un individu à l' autre ; maiscomme puissance, égale dans tous à l'origine, le progrèssocial doit être, en perfectionnant incessamment sesmoyens, de la rendre à la fin chez tous encore égale. Sanscela le travail resterait pour les uns un privilége, et pour les

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autres un châtiment. Mais l'équilibre des capacités, dontnous avons vu le prélude dans la division du travail, neremplit pas toute la destination des machines, et les vues dela providence s'étendent fort au delà. Avec l'introduction desmachines dans l'économie, l'essor est donné à la liberté. Lamachine est le symbole de la liberté humaine, l'insigne denotre domination sur la nature, l'attribut de notre puissance,l'expression de notre droit, l'emblème de notre personnalité.Liberté, intelligence, voilà donc tout l'homme : car, si nousécartons comme mystique et inintelligible toute spéculationsur l'être humain considéré au point de vue de la substance /esprit ou matière /, il ne nous reste plus que deux catégoriesde manifestations, comprenant, la première, tout ce que l'onnomme sensations, volitions, passions , attractions,instincts, sentiments ; l'autre, tous les phénomènes classéssous les noms d 'a t tent ion, percept ion, mémoi re ,imagination, comparaison, jugement, raisonnement, etc.

Quant à l'appareil organique, bien loin qu'il soit le principeou la base de ces deux ordres de facultés, on doit leconsidérer comme en étant la réalisation synthétique etpositive, l' expression vivante et harmonieuse. Car, commede l'émission séculaire que l'humanité aura faite de sesprincipes antagonistes doit résulter un jour l'organisationsociale, tout de même l'homme doit être conçu comme lerésultat de deux séries de virtualités. Ainsi, après s'êtreposée comme logique, l'économie sociale, poursuivant sonoeuvre, se pose comme psychologie. L'éducation de

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l'intelligence et de la liberté, en un mot le bien−être del'homme, toutes expressions parfaitement synonymes, voilàle but commun de l'économie politique et de la philosophie.Déterminer les lois de la production et de la distribution desrichesses, ce sera démontrer , par une exposition objective etconcrète, les lois de la raison et de la liberté ; ce sera créer àposteriori la philosophie et le droit : de quelque côté quenous nous tournions, nous sommes en pleine métaphysique.Essayons maintenant, avec les données réunies de lapsychologie et de l'économie politique, de définir la liberté.S'il est permis de concevoir la raison humaine, à sonorigine, comme un atome lucide et réfléchissant, capable dereprésenter un jour l'univers, mais au premier instant videde toute image ; on peut de même considérer la liberté, audébut de la conscience, comme un point vivant, PunctumSaliens, une spontanéité vague, aveugle, ou plutôtindifférente, et capable de recevoir toutes les impressions,dispositions et inclinations possibles. La liberté est lafaculté d'agir et de n'agir pas, laquelle, par un choix oudétermination / j'emploie ici le mot détermination au passifet à l 'act i f tout à la fois / quelconque, sort de sonindifférence et devient volonté . Je dis donc que la liberté,de même que l'intelligence, est de sa nature une facultéindéterminée, informe, qui attend sa valeur et son caractèredes impressions du dehors ; faculté par conséquent négativeau départ, mais qui peu à peu se détermine et se dessine parl'exercice, je veux dire par l'éducation. L'étymologie, telleque du moins je la comprends, du mot liberté, fera encore

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mieux entendre ma pensée.

Le radical est Lib−Et, il plaît / Cfallemlieben, aimer / ; d'où l'on a fait Lib−Eri, enfants, ceux qui nous sont chers,nom réservé aux enfants du père de famille ; Lib−Ertas,condition, caractère ou inclination des enfants de racenoble ; Lib−Ido, passion d'esclave, qui ne reconnaît ni Dieu,ni loi, ni patrie, synonyme de Licentia, mauvaise conduite.Suivant que la spontanéité se détermine uti lement,généreusement, ou en bien, on l'a nommée Libertas ; suivantqu'au contraire elle se détermine d'une manière nuisible,vicieuse et lâche, en mal, on l'a appelée Libido. Un savantéconomiste, M Dunoyer, a donné une définition de la libertéqui, rapprochée de la nôtre, achèvera d'en démontrerl'exactitude : « j'appelle liberté ce pouvoir que l'hommeacquiert d'user de ses forces plus facilement... etc. » MDunoyer n'a vu la l iberté que par son côté négatif ,c'est−à−dire comme si seulement elle était synonymed'affranchissement des obstacles . à ce compte, la liberté neserait pas une faculté chez l'homme, elle ne serait rien. Maisbientôt M Dunoyer, tout en persistant dans son incomplètedéfinition, saisit le vrai côté de la chose : c'est alors qu'il luiarrive de dire que l'homme, en inventant une machine, sertsa liberté, non pas, comme nous nous exprimons, parce qu'illa détermine, mais, selon le style de M Dunoyer, parce qu'illui ôte une difficulté. « ainsi, le langage articulé est unmeilleur instrument que le langage par signes... etc. » je nerelèverai pas tout ce que cette manière de représenter la

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liberté renferme d'inexact et d'illogique. Depuis Destutt DeTracy, dernier représentant de la philosophie de Condillac,l' esprit philosophique s'est obscurci parmi les économistesde l' école française ; la peur de l'idéologie a perverti leurlangage , et l'on s'aperçoit, en les lisant, que l'adoration dufait leur a fait perdre jusqu'au sentiment de la théorie.J'aime mieux constater que M Dunoyer, et l'économiepolitique avec lui, ne s'est pas trompé sur l'essence de laliberté, force, énergie ou spontanéité indifférente de soi àtoute action, par conséquent également susceptible de toutedétermination bonne ou mauvaise, utile ou nuisible. MDunoyer a si bien eu le soupçon de la vérité, qu'il écritlui−même : « au lieu de considérer la liberté comme undogme, je la présenterai comme un résultat ; au lieu d'enfaire l'attribut de l'homme, j'en ferai l ' attribut de lac iv i l i sa t ion ; au l ieu d ' imag iner des fo rmes degouvernement propres à l'établir, j'exposerai de mon mieuxcomment elle naît de tous nos progrès . » puis il ajoute, avecnon moins de raison : « on remarquera combien cetteméthode diffère de celle de ces philosophes dogmatiques...etc. » d' après cet exposé, on peut résumer en quatre lignesl'ouvrage qu' a voulu faire M Dunoyer : revue des obstaclesqui entravent la liberté, et des moyens / instruments,méthodes, idées, coutumes, religions, gouvernements, etc. /qui la favorisent .

Sans les omissions, l'ouvrage de M Dunoyer eût été laphilosophie même de l'économie politique. Après avoir

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soulevé le problème de la liberté, l'économie politique nousen fournit donc une définition conforme de tout point à celleque donne la psychologie et que suggèrent les analogies dulangage : et voilà comment peu à peu l'étude de l'homme setrouve t ransportée de la contemplat ion du moi , àl ' observa t ion des réa l i tés . Or , de même que lesdéterminations de la raison dans l'homme ont reçu le nomd'idées / idées sommaires, supposées à priori , ou principes,conceptions, catégories ; et idées secondaires, ou plusspécialement acquises et empiriques / ; −de même lesdéterminations de la liberté ont reçu le nom de volitions ,sentiments, habitudes, moeurs. Puis, le langage, figuratif desa nature, continuant à fournir les éléments de la premièrepsychologie, on a pris l'habitude d'assigner aux idées,comme lieu ou capacité où elles résident, l'intelligence ; etaux volitions, sentiments, etc., la conscience . Toutes cesabstractions ont été pendant longtemps prises pour desréalités par les philosophes, dont aucun ne s'apercevait quetoute distribution des facultés de l'âme est nécessairementoeuvre de fantaisie, et que leur psychologie n'était qu'unmirage. Quoi qu'il en soit, si nous concevons maintenant cesdeux ordres de déterminations, la raison et la liberté,comme réunis et fondus par l'organisation en une personnevivante, raisonnable et libre, nous comprendrons aussitôtqu'elles doivent se prêter un secours mutuel et s'influencerréciproquement. Si, par erreur ou inadvertance de la raison,la liberté, aveugle de sa nature, prend une fausse et funestehabitude, la raison ne tardera pas elle−même à s'en

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ressentir ; au lieu d'idées vraies, conformes aux rapportsnaturels des choses, elle ne retiendra que des préjugés,d'autant plus difficiles à extirper ensuite de l' intelligence,qu'ils seront devenus par l'âge plus chers à la conscience.Dans cet état, la raison et la liberté sont amoindries ; lapremière est troublée dans son développement, la secondecomprimée dans son essor, et l 'homme est dévoyé,c'està−dire tout à la fois méchant et malheureux. Ainsi,lorsqu'à la suite d'une aperception contradictoire et d'uneexpérience incomplète, la raison eut prononcé par labouche des économistes qu'il n'y avait point de règle de lavaleur, et que la loi du commerce était l'offre et la demande,la liberté s'est livrée à la fougue de l'ambition, de l'égoïsmeet du jeu ; le commerce n'a plus été qu'un pari, soumis àcertaines règles de police ; la misère est sortie des sourcesde la richesse ; le socialisme, esclave lui−même de laroutine, n'a su que protester contre les effets, au lieu des'élever contre les causes ; et la raison a dû reconnaître, parle spectacle de tant de maux, qu'elle avait fait fausse route.L'homme ne peut arriver au bien−être qu' autant que saraison et sa liberté non−seulement marchent d' accord,mais ne s'arrêtent jamais dans leur développement. Or,comme le progrès de la liberté, de même que celui de laraison, est indéfini, et comme d' ailleurs ces deux puissancessont intimement liées et solidaires, il faut conclure que laliberté est d'autant plus parfaite qu' elle se détermine plusconformément aux lois de la raison, qui sont celles deschoses ; et que si cette raison était infinie, la liberté

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elle−même deviendrait infinie. En d'autres termes, laplénitude de la liberté est dans la plénitude de la raison :Summa Lex, Summa Libertas. Ces préliminaires étaientindispensables pour bien apprécier le rôle des machines, etfaire ressortir l'enchaînement des évolutions économiques. àce propos , je rappellerai au lecteur que nous ne faisonspoint une histoire selon l'ordre des temps, mais selon lasuccession des idées. Les phases ou catégories économiquessont dans leur manifestation tantôt contemporaines, tantôtinterverties ; et de là vient l'extrême difficulté qu'ontéprouvée de tout temps les économistes à systématiser leursidées ; de là le chaos de leurs ouvrages, même les plusrecommandables sous tout autre rapport, tels que ceux d'AdSmith, Ricardo et J B Say. Mais les théories économiquesn'en ont pas moins leur succession logique et leur série dansl'entendement : c'est cet ordre que nous nous sommes flattéde découvrir, et qui fera de cet ouvrage tout à la fois unephilosophie et une histoire. Ii−contradiction des machines.−origine du capital et du salariat. Par cela même que lesmachines diminuent la peine de l'ouvrier, elles abrégent etdiminuent le travail, qui e la sorte devient de jour en jourplus offert et moins demandé. Peu à peu, il est vrai, laréduction des prix faisant augmenter la consommation, laproportion se rétablit , et le travailleur est rappelé : maiscomme les perfectionnements industriels se succèdent sansrelâche, et tendent continuellement à substituer l'opérationmécanique au travail de l'homme, il s'ensuit qu'il y atendance constante à retrancher une partie du service,

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partant à éliminer de la production les travailleurs. Or, il enest de l'ordre économique comme de l'ordre spirituel : horsde l 'église point de salut, hors du travail, point desubsistance. La société et la nature, également impitoyables,sont d'accord pour exécuter ce nouvel arrêt.

« lorsqu'une nouvelle machine, ou en général un procédéexpéditif quelconque, dit J B Say, remplace un travailhumain déjà en activité, une partie des bras industrieux, dontle service est utilement suppléé, demeure sans ouvrage.−une machine nouvelle remplace donc le travail d'une partiedes travailleurs, mais ne diminue pas la quantité des chosesproduites ; car alors on se garderait de l'adopter ; elledéplace le revenu . Mais l'effet ultérieur est tout à l'avantagedes machines : car si l'abondance du produit et la modicitédu prix de revient font baisser la valeur vénale, leconsommateur, c'est−à−dire tout le monde, en profitera. »l'optimisme de Say est une infidélité à la logique et aux faits.Il ne s'agit pas seulement ici d'un petit nombre d'accidents,arrivés pendant un laps de trente siècles par l'introductiond'une, deux ou trois machines ; il s'agit d'un phénomènerégulier, constant et général. Après que le revenu a étédéplacé , comme dit Say, par une machine, il l'est par uneautre, puis encore par une autre, et toujours par une autre,tant qu'il reste du travail à faire et des échanges à effectuer.Voilà comme le phénomène doit être présenté et envisagé :mais alors convenons qu'il change singulièrement d' aspect.Le déplacement du revenu, la suppression du travail et du

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salaire est un fléau chronique, permanent, indélébile, unesorte de choléra qui tantôt apparaît sous la figure deGuttemberg, puis qui revêt celle d'Arkwright ; ici on lenomme Jacquard, plus loin James Watt ou marquis deJouffroy. Après avoir sévi plus ou moins longtemps sous uneforme, le monstre en prend une autre ; et les économistes,qui le croient parti, de s'écrier : ce n'était rien ! Tranquilleset satisfaits, pourvu qu'ils appuient de tout le poids de leurdialectique sur le côté positif de la question, ils ferment lesyeux sur le côté subversif, sauf cependant, lorsqu'on leurreparlera de misère, à recommencer leurs sermons surl'imprévoyance et l'ivrognerie des travailleurs. En I 75 o,−cette observation est de M Dunoyer ; elle donne la mesurede toutes les élucubrations de même espèce : −« en I 75 odonc, la population du duché de Lancaster était de 3 oo, Ooâmes. » en I 8 oi, grâce au développement des machines àfiler, cette population était de 672, Ooo âmes. « en I 83 i,elle était de I, 336, Ooo âmes. » au lieu de 4 o, Ooo ouvriersqu'occupait anciennement l'industrie cotonnière, elle enoccupe, depuis l'invention des machines, I, 5 oo, Ooo. « MDunoyer ajoute que dans le temps où le nombre des ouvriersemployés à ce travail prit cette extension singulière, le prixdu travail devint une fois et demie plus considérable. Doncla population n'ayant fait que suivre le mouvementindustriel, son accroissement a été un fait normal etirréprochable ; que dis−je ? Un fait heureux, puisqu'on lecite à l'honneur et gloire du développement mécanique.Mais tout à coup M Dunoyer fait volte−face : le travail

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ayant bientôt manqué à cette multitude d'engins filateurs, lesalaire dut nécessairement décroître ; la populationqu'avaient appelée les machines, se trouva délaissée par lesmachines, et M Dunoyer de dire alors : c'est l'abus dumariage qui est cause de la misère . Le commerce anglais,sollicité par son immense clientèle, appelle de tous côtés desouvriers, et provoque au mariage ; tant que le travailabonde, le mariage est chose excellente, dont on aime àciter les effets dans l'intérêt des machines ; mais, comme laclientèle est flottante, dès que le travail et le salairemanquent, on crie à l 'abus du mariage, on accuse l'imprévoyance des ouvriers. L'économie pol i t ique,c'est−à−dire le despotisme propriétaire, ne peut jamaisavoir tort : il faut que ce soit le prolétariat. L'exemple del'imprimerie a été maintes fois cité, toujours dans unepensée d'optimisme. Le nombre de personnes que fait vivreaujourd'hui la fabrication des livres est peut−être mille foisplus considérable que ne l' était celui des copistes etenlumineurs avant Guttemberg ; donc, conclut−on d'un airsatisfait, l'imprimerie n'a fait tort à personne. Des faitsanalogues pourraient être cités à l'infini, sans qu'un seul fûtà récuser, mais aussi sans que la question fît un pas. Encoreune fois, personne ne disconvient que les machines aientcontribué au bien−être général : mais j'affirme, en regardde ce fait irréfragable, que les économistes manquent à lavérité lorsqu'ils avancent d'une manière absolue que lasimplification des procédés n'a eu nulle part pour résultatde diminuer le nombre des bras employés à une industrie

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quelconque . Ce que les économistes devraient dire, c'estque les machines, de même que la division du travail, sonttout à la fois, dans le système actuel de l'économie sociale,et une source de richesse, et une cause permanente et fatalede misère. » en I 836, dans un atelier de Manchester, neufmétiers, chacun de trois cent vingt−quatre broches, étaientconduits par quatre fileurs. Dans la suite on doubla lalongueur des chariots, et l'on fit porter à chacun six centquatre−vingts broches, et deux hommes suffirent à lesdiriger. « voilà bien le fait brut de l'élimination de l' ouvrierpar la machine. Par une simple combinaison, trois ouvrierssur quatre sont évincés ; qu'importe que dans cinquante ans,la population du globe ayant doublé, la clientèle de l'Angleterre quadruplé, de nouvelles machines étantconstruites, les manufacturiers anglais reprennent leursouvriers ? Les économistes entendent−ils se prévaloir, enfaveur des machines, de l'accroissement de population ?Qu'ils renoncent alors à la théorie de Malthus, et cessent dedéclamer contre la fécondité excessive des mariages. » on nes'arrêta pas là : bientôt une nouvelle amélioration mécaniquepermit de faire faire par un seul ouvrier l'ouvrage qui enoccupait quatre autrefois. « −nouvelle réduction de troisquarts sur la main−d'oeuvre : en tout réduction de quinzeseizièmes sur le travail d'homme. » un fabricant de Boltonécrit : l'allongement des chariots de nos métiers nous permetde n'employer que vingt−six f i leurs là où nous enemployions trente−cinq en I 837. " −autre décimation destravailleurs : sur quatre il y a une victime. Ces faits sont

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extraits de la revue économique de I 842 ; et il n'estpersonne qui ne puisse en indiquer d'analogues. J'ai assisté àl'introduction des mécaniques à imprimer, et je puis dire quej ' a i vu de mes yeux le mal qu'en ont souf fer t lesimprimeurs.

Depuis quinze ou vingt ans que les mécaniques se sontétablies, une partie des ouvriers s'est reportée sur lacomposition, d' autres ont quitté leur état, plusieurs sontmorts de misère : c' est ainsi que s'opère la réfusion destravailleurs à la suite des innovations industrielles. −il y avingt ans, quatre−vingts équipages à chevaux faisaient leservice de navigation de Beaucaire à Lyon ; tout cela adisparu devant une vingtaine de paquebots à vapeur.Assurément le commerce y a gagné ; mais cette populationmarinière, qu'est−elle devenue ? S'est−elle transposée desbateaux dans les paquebots ? Non : elle est allée où vonttoutes les industries déclassées, elle s'est évanouie. Au reste,les documents suivants, que j'extrais de la même source,donneront une idée plus posit ive de l ' influence desperfectionnements industriels sur le sort des ouvriers. « lamoyenne des salaires par semaine, à Manchester, est I 2 fr 5oc... etc. » quel système que celui qui conduit un négociant àpenser avec délices que la société pourra bientôt se passerd'hommes ! la mécanique a délivré le capital de l'oppressiondu travail ! c'est exactement comme si le ministèreentreprenait de délivrer le budget de l'oppression descontribuables. Insensé ! Si les ouvriers vous coûtent, ils sont

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vos acheteurs : que ferez−vous de vos produits, quand,chassés par vous, ils ne les consommeront plus ? Aussi, lecontre−coup des machines, après avoir écrasé les ouvriers,ne tarde pas à frapper les maîtres ; car si la productionexclut la consommation, bientôt elle−même est forcée des'arrêter.

« pendant le quatrième semestre de I 84 i, quatre grandesfaillites, arrivées dans une ville manufacturière d'Angleterre,ont mis I, 72 o personnes sur le pavé... etc. » l'ouvrier adulteredevient un apprenti, un enfant : ce résultat était prévu dèsla phase de la division du travail, pendant laquelle nousavons vu la qualité de l'ouvrier baisser à mesure que l'industrie se perfectionne. En terminant, le journaliste faitcette réflexion : « depuis I 836, l'industrie cotonnièrerétrograde ; » −c'est−à−dire qu'elle n'est plus en rapport avecles autres industries : autre résultat prévu par la théorie de laproportionnalité des valeurs. Aujourd'hui, les coalitions etles grèves d'ouvriers paraissent avoir cessé sur tous lespoints de l'Angleterre, et les économistes se réjouissent avecraison de ce retour à l'ordre, disons même au bon sens. Maisparce que les ouvriers n'ajouteront plus désormais, j'aime à l'espérer du moins, la misère de leurs chômages volontaires àla misère que leur créent les machines, s'ensuit−il que lasituation soit changée ? Et si rien n'est changé dans lasituation, l'avenir ne sera−t−il pas toujours la triste copie dupassé ? Les économistes aiment à reposer leur esprit sur lestableaux de la fé l ic i té publ ique ; c 'est à ce s igne

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principalement qu'on les reconnaît, et qu'entre eux ils s'apprécient. Toutefois il ne manque pas non plus parmi euxd' imaginations chagrines et maladives, toujours prêtes àopposer aux récits de la prospérité croissante les preuvesd'une misère obstinée. M Théodore Fix résumait ainsi lasituation générale, décembre I 844 : « l'alimentation despeuples n'est plus exposée à ces terribles perturbationscausées par les disettes et les famines... etc. » tous ces faitssont parfaitement vrais, et la conséquence qu'on en tire enfaveur des machines, on ne peut plus exacte : c'est qu'eneffet elles ont imprimé au bien−être général une impulsionpuissante. Mais les faits que nous allons faire suivre ne sontpas moins authentiques, et la conséquence qui en sortiracontre les machines ne sera pas moins juste, savoir, qu'ellessont une cause incessante de paupérisme. J'en appelle auxchiffres de M Fix lui−même. Sur 32 o, Ooo ouvriers et 8 o,Ooo domestiques résidant à Paris, il y a 23 o, Ooo despremiers et 46, Ooo des seconds, total, 276, Ooo, qui nemettent pas aux caisses d'épargne. On n'oserait prétendreque ce sont 276 , Ooo dissipateurs et vauriens qui s'exposentà la misère volontairement. Or, comme parmi ceux−làmêmes qui font des économies, il se trouve de pauvres etmédiocres sujets pour qui la caisse d'épargne n'est qu'unrépit dans le libertinage et la misère, concluons que sur tousles individus vivant de leur travail, près des trois quarts, ousont imprévoyants, paresseux et débauchés, puisqu'ils nemettent pas à la caisse d'épargne, ou qu'ils sont trop pauvrespour réaliser des économies. Il n'y a pas d'autre alternative.

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Mais, à défaut de charité, le sens commun ne permet pasd'accuser en masse la classe travailleuse : force est donc derejeter la faute sur notre régime économique.

Comment M Fix n'a−t−i l pas vu que ses chiffress'accusaient eux−mêmes ? On espère qu'avec le temps, tous,ou presque tous les travailleurs mettront aux caissesd'épargne. Sans attendre le témoignage de l'avenir, nouspouvons vérifier sur−le−champ si cet espoir est fondé.D 'ap rès l e t émo ignage de M Vée , ma i re du 5 earrondissement de Paris, « le nombre des ménages indigentsinscrits sur les contrôles des bureaux de bienfaisance est de3 o, Ooo : ce qui donne 65, Ooo individus. » le recensementfait au commencement de I 846 a donné 88, 474. −et lesménages pauvres, mais non inscrits, combien sont−ils ?−autant.

Mettons donc I 8 o, Ooo pauvres non douteux, quoiquenon officiels. Et tous ceux qui vivent dans la gêne, mêmeavec les dehors de l'aisance, combien encore ? −deux foisautant : total, 36 o, Ooo personnes, à Paris, dans le malaise.« on parle du blé, s'écrie un autre économiste, M LouisLeclerc ; mais estce qu'i l n'y a pas des populationsimmenses qui se passent de pain ? Sans sortir de notrepatrie, est−ce qu'il n'y a pas des populations qui viventexclusivement de maïs, de sarrasin, de châtaignes ? ... » MLeclerc dénonce le fait : donnons−en l'interprétation. Si,comme il n'est pas douteux, l'accroissement de population se

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fa i t sent i r pr incipalement dans les grandes vi l les,c'est−à−dire sur les points où il se consomme le plus de blé,il est clair que la moyenne par tête a pu s'accroître sans quela condition générale fût meilleure. Rien n'est menteurcomme une moyenne. « on parle, continue le même, del'accroissement de la consommation indirecte... etc. » je citece passage tout au long, parce qu'il résume sur un casparticulier tout ce qu'il y aurait à dire sur les inconvénientsdes machines. Il en est, par rapport au peuple, du vincomme des tissus, et généralement de toutes les denrées etmarchandises créées pour la consommation des classespauvres. C'est toujours la même déduction : réduire par desprocédés quelconques les frais de fabrication, afin I desoutenir avec avantage la concurrence contre les collèguesplus heureux ou plus riches ; 2 de servir cette innombrableclientèle de spoliés qui ne peuvent mettre le prix à rien, dèslors que la qualité en est bonne. Produit par les voiesordinai res, le v in coûte t rop cher à la masse desconsommateurs ; il court risque de demeurer dans les cavesdes débitants. Le fabricant de vins tourne la difficulté : nepouvant mécaniser la culture, il trouve moyen, à l'aide dequelques accompagnements, de mettre le précieux liquide àla portée de tout le monde.

Certains sauvages, dans leurs disettes, mangent de laterre ; l'ouvrier de la civilisation boit de l'eau. Malthus fut ungrand génie. Pour ce qui regarde l'accroissement de la viemoyenne, je reconnais la sincérité du fait ; mais en même

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temps je déclare l'observation fautive. Expliquons cela.Supposons une population de dix millions d'âmes : si, partelle cause que l'on voudra, la vie moyenne venait às'accroître de cinq ans pour un million d' individus, lamortalité continuant à sévir de la même manière qu'auparavant sur les neuf autres millions, on trouverait, enrépartissant cet accroissement sur le tout, que la viemoyenne s' est augmentée pour chacun de six mois. Il en estde la vie moyenne, soi−disant indice du bien−être moyen,comme de l ' ins t ruct ion moyenne : le n iveau desconnaissances ne cesse de monter, ce qui n'empêche pasqu'il y ait aujourd'hui, en France, tout autant de barbares quedu temps de François Ier.

Les charlatans qui se proposaient d'exploiter les cheminsde fer ont fait grand bruit de l'importance de la locomotivepour la circulation des idées ; et les économistes, toujours àl'affût des niaiseries civilisées, n'ont pas manqué de répétercette fadaise. −comme si les idées avaient besoin, pour serépandre, de locomotives ! Mais qui donc empêche les idéesde circuler de l' institut aux faubourgs Saint−Antoine etSaint−Marceau, dans les rues étroites et misérables de la citéet du marais, partout enfin où habite cette multitude encoreplus dépourvue d'idées que de pain ? D'où vient qu'entre unparisien et un parisien, malgré les omnibus et la petite poste,la distance est aujourd'hui trois fois plus grande qu'auquatorzième siècle ?

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L'influence subversive des machines sur l'économiesociale et la condition des travailleurs s'exerce en millemodes, qui tous s'enchaînent et s'appellent réciproquement :la cessat ion du travai l , la réduct ion du salaire, lasurproduct ion, l ' encombrement, l 'a l térat ion et lafalsification des produits, les faillites, le déclassement desouvriers, la dégénération de l' espèce, et finalement lesmaladies et la mort. M Théodore Fix a lui−même remarquéque depuis cinquante ans la taille moyenne de l'homme, enFrance, avait diminué de quelques millimètres.

Cette observation vaut celle de tout à l'heure : sur qui portecette diminution ? Dans un rapport lu à l'académie dessciences morales sur les résultats de la loi du 22 marsi 84 i,M Léon Faucher s' exprimait ainsi : « les jeunes ouvrierssont pâles, faibles, de petite stature, et lents à penser aussibien qu'à se mouvoir. à quatorze ou quinze ans ils neparaissent pas plus développés que des enfants de neuf à dixans dans l 'état normal. Quant à leur développementintellectuel et moral, on en voit qui, à l'âge de treize ans,n'ont pas la notion de Dieu, qui n'ont jamais entendu parlerde leurs devoirs, et pour qui la première école de morale aété une prison. » voilà ce que M Léon Faucher a vu, augrand déplaisir de M Charles Dupin, et à quoi il déclare quela loi du 22 mars est impuissante à remédier. Et ne nousfâchons pas contre cette impuissance du législateur : le malprovient d'une cause aussi nécessaire pour nous que lesoleil ; et, dans l'ornière où nous sommes engagés, toutes les

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colères comme tous les palliatifs ne feraient qu'empirernotre situation . Oui, pendant que la science et l'industriefont de si merveilleux progrès, il y a nécessité, à moins quele centre de gravité de la civilisation ne change tout à coup,que l' intelligence et le comfort du prolétariat s'atténue ;pendant que la vie s'allonge et s'améliore pour les classesaisées, il est fatal qu'elle empire et s'abrége pour lesindigentes. Ceci résulte des écrits les mieux pensants, jeveux dire les plus optimistes. Selon M De Morogues, 7, 5oo, Ooo hommes en France n'ont que 9 ifr à dépenser par an,25 c par jour. cinq sous ! Cinq sous ! il y a donc quelquechose de prophétique dans cet odieux refrain. En Angleterre/ l'écosse et l'Irlande non comprises /, la taxe des pauvresétait : (..).

Le progrès de la misère a donc été plus rapide que celui dela population ; que deviennent, en présence de ce fait, leshypothèses de Malthus ? −et cependant il est indubitablequ'à la même époque, la moyenne du bien−être s'est accrue :que signifient donc les statistiques ? Le rapport de mortalitépour le premier arrondissement de Paris est de un surcinquante−deux habitants, et pour le douzième de un survingt−six. Or, ce dernier compte un indigent pour septhabitants, tandis que l' autre n'en compte qu'un pourvingt−huit. Cela n'empêche pas que la vie moyenne, même àParis, ne se soit accrue, comme l'a très−bien observé M Fix.à Mulhouse, les probabilités de la vie moyenne sont devingt−neuf ans pour les enfants de la classe aisée, et deux

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ans pour ceux des ouvriers ; −en I 8 i 2, la vie moyenne étaitdans la même localité de vingt −cinq ans neuf mois douzejours ; tandis qu'en I 827 elle n' était plus que de vingt et unans neuf mois. Et cependant pour toute la France la viemoyenne est en hausse. Qu'est−ce que cela veut dire ? MBlanqui, ne pouvant s'expliquer à la fois tant de prospérité ettant de misère, s'écrie quelque part : « l'accroissement deproduction n'est pas augmentation de richesse... la misère serépand davantage au contraire, à mesure que l'industrie seconcentre. Il faut qu'il y ait quelque vice radical dans unsystème qui ne garantit aucune sécurité ni au capital, ni autravai l , et qui semble mult ip l ier les embarras desproducteurs, en même temps qu'il les force à multiplier leursproduits. » il n'y a point ici de vice radical. Ce qui étonne MBlanqui est tout simplement ce dont l'académie dont il faitpartie a demandé la détermination : ce sont les oscillationsdu pendule économique, la valeur, frappant alternativementet d'une mesure uniforme le bien et le mal, jusqu'à ce quel'heure de l' équation universelle ait sonné. Si l'on veut mepermettre une autre comparaison, l'humanité dans sa marcheest comme une colonne de soldats, qui, partis du même paset au même instant aux battements mesurés du tambour,perdent peu à peu leurs intervalles. Tout avance ; mais ladistance de la tête à la queue s'allonge sans cesse ; et c'est uneffet nécessaire du mouvement qu'il y ait des traînards et deségarés. Mais il faut pénétrer plus avant encore dansl'antinomie. Les machines nous promettaient un surcroît derichesse ; elles nous ont tenu parole , mais en nous dotant du

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même coup d'un surcroît de misère. elles nous promettaientla liberté ; je vais prouver qu'elles nous ont apportél'esclavage. J'ai dit que la détermination de la valeur, et avecelle les tribulations de la société, commençaient à la divisiondes industries, sans laquelle il ne pourrait exister ni échange,ni richesse, ni progrès. La période que nous parcourons ence moment, celle des machines, se distingue par un caractèreparticulier ; c'est le salariat. Le salariat est issu en droiteligne de l'emploi des machines, c'est−à−dire, pour donner àma pensée toute la généralité d'expression qu'elle réclame,de la fiction économique par laquelle le capital devientagent de production.

Le salariat, enfin, postérieur à la division du travail et à l'échange, est le corrélatif obligé de la théorie de réductiondes frais, de quelque manière que s'obtienne cette réduction.Cette généalogie est trop intéressante pour que nous n'endisions pas quelques mots. La première, la plus simple, laplus puissante des machines, est l'atelier . La division nefaisait que séparer les diverses parties du travail, laissantchacun se livrer à la spécialité qui lui agréait le plus :l'atelier groupe les travailleurs selon le rapport de chaquepartie au tout. C'est, dans sa forme la plus élémentaire, lapondération des valeurs, introuvable cependant selon leséconomistes. Or, par l'atelier, la production va s'accroître,et le déficit en même temps. Un homme a remarqué qu'endivisant la production et ses diverses parties, et les faisantexécuter chacune par un ouvrier à part, il obtiendrait une

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multiplication de force dont le produit serait de beaucoupsupérieur à la somme de travail que donne le même nombred'ouvriers, lorsque le travail n'est pas divisé.

Saisissant le fil de cette idée, il se dit qu'en formant ungroupe permanent de travailleurs assortis pour l'objet spécialqu'il se propose, il obtiendra une production plus soutenue,p lus abondante , e t à mo ins de f ra is . I l n 'es t pasindispensable, au reste, que les ouvriers soient rassemblésdans le même local : l'existence de l'atelier ne tient pasessentiellement à ce contact. Elle résulte du rapport et de laproportion des travaux différents, et de la pensée communequi les dirige. En un mot, la réunion au même lieu peutoffrir ses avantages, lesquels ne devront point être négligés :mais ce n'est pas ce qui constitue l'atelier. Voici donc laproposition que fait le spéculateur à ceux qu'il désire fairecollaborer avec lui : je vous garantis à perpétuité leplacement de vos produits, si vous voulez m' accepter pouracheteur ou pour in termédia i re. Le marché est s iévidemment avantageux, que la proposition ne peutmanquer d'être agréée. L'ouvrier y trouve continuité detravail, prix fixe et sécurité ; de son côté , l'entrepreneur auraplus de facilité pour la vente, puisque, produisant à meilleurcompte, il peut lever la main sur le prix ; enfin ses bénéficesseront plus considérables à cause de la masse desplacements. Il n'y aura pas jusqu'au public et au magistratqui ne félicitent l'entrepreneur d'avoir accru la richessesociale par ses combinaisons, et qui ne lui votent une

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récompense . Mais, d'abord, qui dit réduction de frais, ditréduction de services, non pas, il est vrai, dans le nouvelatelier, mais pour les ouvriers de même profession restés endehors, comme aussi pour beaucoup d'autres dont lesservices accessoires seront à l' avenir moins demandés.Donc, toute formation d'atelier correspond à une éviction detravailleurs : cette assertion, toute contradictoire qu'elleparaisse, est aussi vraie de l' atelier que d'une machine. Leséconomistes en conviennent : mais ils répètent ici leuréternelle oraison, qu'après un laps de temps la demande duproduit ayant augmenté en raison de la réduction du prix, letravail finira par être à son tour plus demandé qu'auparavant.Sans doute, avec le temps, l'équilibre se rétablira ; mais,encore une fois, l'équilibre ne sera pas rétabli sur ce point,que déjà il sera troublé sur un autre, parce que l'espritd'invention, non plus que le travail, ne s' arrête jamais. Or,quel le théor ie pourra i t jus t i f ie r ces perpétue l leshécatombes ? " quand on aura, écrivait Sismondi, réduit lenombre des hommes de peine au quart ou au cinquième dece qu'il est à présent, on n'aura plus besoin que du quart oudu cinquième des prêtres, des médecins, etc. Quand on lesaura retranchés absolument, on pourra bien se passer dugenre humain.

" et c'est ce qui arriverait effectivement si, pour mettre letravail de chaque machine en rapport avec les besoins de laconsommation, c'est−à−dire pour ramener la proportion desvaleurs continuellement détruite, il ne fallait pas sans cesse

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créer de nouvelles machines, ouvrir d'autres débouchés, parconséquent multiplier les services et déplacer d'autres bras.En sorte que d'un côté l'industrie et la richesse, de l'autre lapopulation et la misère, s'avancent, pour ainsi dire, à la file,et toujours l'une tirant l'autre. J'ai fait voir l' entrepreneur, audébut de l ' industr ie, traitant d'égal à égal avec sescompagnons, devenus plus tard ses ouvriers .

Il est sensible, en effet, que cette égalité primitive a dûrapidement disparaître, par la position avantageuse dumaître et la dépendance des salariés. C'est en vain que la loiassure à chacun le droit d'entreprise, aussi bien que lafaculté de travailler seul et de vendre directement sesproduits. D'après l'hypothèse, cette dernière ressource estimpraticable, puisque l'atelier a eu pour objet d'anéantir letravail isolé. Et quant au droit de lever charrue, comme l'ondit, et de mener train, il en est de l'industrie comme del'agriculture : ce n'est rien de savoir travailler, il faut êtrearrivé à l'heure ; la boutique, aussi bien que la terre, est aupremier occupant.

Lorsqu'un établissement a eu le loisir de se développer, d'élargir ses bases, de se lester de capitaux, d'assurer saclientèle, que peut contre une force aussi supérieure l'ouvrierqui n'a que ses bras ? Ainsi, ce n'est point par un actearbitraire de la puissance souveraine ni par une usurpationfortuite et brutale que s'étaient établies au moyen âge lescorporations et les maîtrises : la force des choses les avait

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créées longtemps avant que les édits des rois leur eussentdonné la consécration légale ; et, malgré la réforme de 89,nous les voyons se reconstituer sous nos yeux avec uneénergie cent fois plus redoutable. Abandonnez le travail àses propres tendances, et l'asservissement des trois quarts dugenre humain est assuré.

Mais ce n'est pas tout. La machine ou l'atelier, après avoirdégradé le travailleur en lui donnant un maître, achève de l'avilir en le faisant déchoir du rang d'artisan à celui demanoeuvre. Autrefois, la population des bords de la Saôneet du Rhône se composait en grande partie de mariniers,tous formés à la conduite des bateaux, soit p chevaux, soit àla rame. à présent que la remorque à vapeur s'est établie surpresque tous les points, les mariniers, ne trouvant pas pourla plupart à vivre de leur état, ou passent les trois quarts deleur vie à chômer, ou bien se font chauffeurs. à défaut de lamisère, la dégradation : tel est le pis−aller que font lesmachines à l' ouvrier. Car il en est d'une machine commed'une pièce d' artillerie : hors le capitaine, ceux qu'elleoccupe sont des servants , des esc laves . Depu isl'établissement des grandes manufactures, une foule depetites industries ont disparu du foyer domestique :croit−on que les ouvrières à 5 oet 75 centimes aient autantd'intelligence que leurs aïeules ? « après l'établissement duchemin de fer de Paris à Saint−Germain, raconte MDunoyer, il s'est établi entre le Pecq et une multitude delocalités plus ou moins voisines un tel nombre d'omnibus et

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de voitures, que cet établissement, contre toute prévision, aaugmenté l'emploi des chevaux dans une proportionconsidérable. » contre toute prévision ! il n'est qu'unéconomiste pour ne pas prévoir ces choses−là. Multipliezles machines, vous augmentez le travail pénible etrépugnant : cet apophthegme est aussi sûr qu'aucun de ceuxqui datent du déluge. Qu'on m'accuse, si l'on veut, demalveillance envers la plus belle invention de notre siècle :rien ne m'empêchera de dire que le principal résultat deschemins de fer, après l'asservissement de la petite industrie,sera de créer une population de travailleurs dégradés,cantonn iers , ba layeurs , chargeurs , débardeurs ,camionneurs, gardiens, portiers, peseurs, graisseurs,nettoyeurs, chauffeurs, pompiers, etc., etc. Quatre millekilomètres de chemins de fer donneront à la France unsupplément de cinquante mille serfs : ce n'est pas pour cemonde−là, sans doute, que M Chevalier demande des écolesprofessionnelles. On dira peut−être que la masse destransports s'étant proportionnellement accrue beaucoupplus que le nombre des journaliers, la différence est à l'avantage du chemin de fer, et que, somme toute, il y aprogrès.

On peut même généraliser l'observation et appliquer lemême raisonnement à toutes les industries. Mais c'estprécisément cette généralité du phénomène qui fait ressortirl' asservissement des travailleurs. Le premier rôle dans l'industrie est aux machines, le second à l'homme : tout le

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génie déployé par le travail tourne à l'abrutissement duprolétariat.

Quelle glorieuse nation que la nôtre, quand, sur quarantemillions d'habitants, elle en comptera trente−cinq d'hommesde peine, gratteurs de papier et valets ! Avec la machine et l'atelier, le droit divin, c'est−à−dire le principe d'autorité, faitson entrée dans l'économie politique. Le capital, la maîtrise,le privilége, le monopole, la commandite, le crédit, lapropriété, etc., tels sont, dans le langage économique, lesnoms divers de ce je ne sais quoi qu'ailleurs on a nommépouvoir, autorité, souveraineté, loi écrite, révélation,religion, Dieu enfin, cause et principe de toutes nos misèreset de tous nos crimes, et qui, plus nous cherchons à ledéfinir, plus il nous échappe. Est−il donc impossible que,dans l 'état présent de la société, l 'atel ier, avec sonorganisation hiérarchique, et les machines, au lieu de servirexclusivement les intérêts de la classe la moins nombreuse,la moins travailleuse et la plus riche , soient employés aubien de tous ? C'est ce que nous allons examiner. Iii−despréservatifs contre l'influence désastreuse des machines.Réduction de main−d'oeuvre est synonyme de baisse deprix, par conséquent d'accroissement d'échanges ; puisque sile consommateur paie moins, il achètera davantage. Maisréduction de main−d'oeuvre est synonyme aussi derestriction du marché ; puisque si le producteur gagnemoins, il achètera moins. Et c' est ainsi en effet que leschoses se passent. La concentration des forces dans l'atelier

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et l'intervention du capital dans la production, sous le nomde machines, engendrent tout à la fois la surproduction et ledénûment ; et tout le monde a vu ces deux fléaux, plusredoutables que l'incendie et la peste, se développer de nosjours sur la plus vaste échelle et avec une dévoranteintensité. Cependant il est impossible que nous reculions : ilfaut produire, produire toujours, produire à bon marché ;sans cela l'existence de la société est compromise. Letravailleur, qui, pour échapper à l'abrutissement dont lemenaçait le principe de division, avait créé tant de machinesmerveilleuses, se retrouve par ses propres oeuvres ou frappéd' interdiction, ou subjugué. Contre cette alternative, quelsmoyens se proposent ? M De Sismondi, avec tous leshommes à idées patriarcales, voudrait que la division dutravail, avec les machines et manufactures, fût abandonnée,et que chaque famille retournât au système d'indivisionprimitive, c'est−à−dire au chacun chez soi, chacun pour soi ,dans l'acception la plus littérale du mot. −c'est rétrograder,c'est impossible. M Blanqui revient à la charge avec sonprojet de part ic ipat ion de l 'ouvr ier , et de mise encommandite, au profit du travailleur collectif, de toutes lesindustries. −j'ai fait voir que ce projet compromettait lafortune publique sans améliorer d'une manière appréciablele sort des travailleurs ; et M Blanqui lui −même paraît s'êtrerallié à ce sentiment. Comment concilier, en effet, cetteparticipation de l'ouvrier dans les bénéfices avec les droitsdes inventeurs, des entrepreneurs et des capitalistes, dont lesuns ont à se couvrir de fortes avances, ainsi que de leurs

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longs et patients efforts ; les autres exposent sans cesse leurfortune acquise, et courent seuls les chances d'entreprises ,souvent hasardées ; et les troisièmes ne pourraient supporterde réduction dans le taux de leurs intérêts, sans perdre enquelque façon leurs épargnes ? Comment accorder, en unmot, l' égalité qu'on voudrait établir entre les travailleurs etles maîtres, avec la prépondérance qu'on ne peut enlever auxchefs d'établ issements, aux commanditaires et auxinventeurs, et qui impl ique si nettement pour euxl'appropriation exclusive des bénéfices ? Décréter par uneloi l'admission de tous les ouvriers au partage des bénéfices,ce serait prononcer la dissolution de la société : tous leséconomistes l'ont si bien senti, qu'ils ont fini par changer enune exhortation aux maîtres ce qui leur était venu d'abordcomme projet. Or, tant que le salarié n'aura de profit que cequi lui sera laissé par l'entrepreneur, on peut compter pourlui sur une indigence éternelle : il n'est pas au pouvoir desdétenteurs du travail qu'il en soit autrement. Au reste, l'idée,d 'a i l leurs t rèslouable, d 'associer les ouvr iers auxentrepreneurs tend à cette conclusion communiste,évidemment fausse dans ses prémisses : le dernier mot desmachines est de rendre l'homme riche et heureux sans qu'ilait besoin de travailler. Puis donc que les agents naturelsdoivent tout faire pour nous, les machines doivent appartenirà l'état, et le but du progrès est la communauté. J' examineraien son lieu la théorie communiste. Mais je crois devoirprévenir dès à présent les partisans de cette utopie, quel'espoir dont ils se bercent à propos des machines n'est qu'

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une illusion d'économistes, quelque chose comme lemouvement perpétuel, qu'on cherche toujours et qu'on netrouve pas, parce qu'on le demande à qui ne peut le donner.Les machines ne marchent pas toutes seules : il faut, pourentretenir leur mouvement, organiser autour d'elles unimmense service ; tellement qu'à la fin l'homme se créant àlui−même d'autant plus de besogne qu' il s'environne de plusd'instruments, la grande affaire avec les machines estbeaucoup moins d'en partager les produits que d'en assurerl'alimentation, c'est−à−dire de renouveler sans cesse lemoteur. Or ce moteur n'est pas l'air, l'eau, la vapeur,l'électricité ; c'est le travail, c'est−à−dire le débouché. Unchemin de fer supprime sur toute la ligne qu'il parcourt leroulage, les diligences, les bourreliers, selliers, charrons,aubergistes : je saisis le fait au moment qui suit l 'établissement du chemin. Supposons que l'état, par mesurede conservation ou par principe d'indemnité, rende lesindustriels déclassés par le chemin de fer propriétaires ouexploiteurs de la voie : les prix de transport étant, je lesuppose, réduits de 2 5 pioo / sans cela à quoi bon le cheminde fer ? /, le revenu de tous ces industriels réunis se trouveradiminué d'une quantité égale, ce qui revient à dire qu'unquart des personnes, vivant auparavant du roulage, setrouvera, malgré la munificence de l' état, littéralement sansressource. Pour faire face à leur déficit, ils n'ont qu'unespoir : c'est que la masse des transports effectués sur laligne augmente de 25 pioo, ou bien qu'ils trouvent às'employer dans d'autres catégories industrielles : ce qui

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paraît d'abord impossible, puisque, par l'hypothèse et par lefait, les emplois sont remplis partout, que partout laproportion est gardée, et que l'offre suffit à la demande.Pourtant il faut bien, si l'on veut que la masse des transportsaugmente, qu'une excitation nouvelle soit donnée au travaildans les autres industries. Or, admettant qu'on emploie lestravailleurs déclassés à cette surproduction, que leurrépartition dans les diverses catégories du travail soit aussifacile à exécuter que la théorie le prescrit, on sera encoreloin de compte. Car, le personnel de la circulation étant àcelui de la production comme Ioo est à I, Ooo, pour obtenir,avec une circulation d'un quart moins chère, en d'autrestermes d'un quart p lus puissante, le même revenuqu'auparavant, il faudra renforcer la production aussi d'unquart, c'est−à−dire ajouter à la milice agricole et industrielle,non pas 25, chiffre qui indique la proportionnalité del'industrie voiturière, mais 25 o. Mais pour arriver à cerésultat, il faudra créer des machines, créer, qui pis est, deshommes : ce qui ramène sans cesse la question au mêmepoint. Ainsi contradiction sur contradiction : ce n'est plusseulement le travail qui, par la machine, fait défaut àl'homme ; c'est encore l'homme qui, par sa faiblessenumérique et l'insuffisance de sa consommation, fait défautà la machine : de sorte qu'en attendant que l'équilibres'établisse , il y a tout à la fois manque de travail et manquede bras, manque de produits et manque de débouchés. Et ceque nous disons du chemin de fer est vrai de toutes lesindustries : toujours l' homme et la machine se poursuivent,

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sans que le premier puisse arriver au repos, ni la secondeêtre assouvie. Quels que soient donc les progrès de lamécanique, quand on inventerait des machines cent fois plusmerveilleuses que la mule−jenny, le métier à bas, la presse àcylindre ; quand on découvrirait des forces cent fois pluspuissantes que la vapeur : bien loin d' affranchir l'humanité,de lui créer des loisirs et de rendre la production de toutechose gratuite, on ne ferait jamais que multiplier le travail,provoquer la population, appesantir la servitude, rendre lavie de plus en plus chère, et creuser l' abîme qui sépare laclasse qui commande et qui jouit, de la classe qui obéit etqui souffre. Supposons maintenant toutes ces difficultésvaincues ; supposons que les travailleurs rendus disponiblespar le chemin de fer suffisent à ce surcroît de service queréclame l'alimentation de la locomotive, la compensationétant effectuée sans déchirement, personne ne souffrira ;tout au contraire, le bien−être de chacun s' augmentera d'unefraction du bénéfice réalisé sur le roulage par la voie de fer.Qui donc, me demandera−t−on, empêche que les choses nese passent avec cette régularité et cette précision ?

Et quoi de plus facile à un gouvernement intelligent que d'opérer ainsi toutes les transitions industrielles ? J'ai poussél'hypothèse aussi loin qu'elle pouvait aller, afin de montrer,d'une part, le but vers lequel se dirige l'humanité ; de l' autre,les difficultés qu'elle doit vaincre pour y parvenir.

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Assurément l'ordre providentiel est que le progrès s'accomplisse, en ce qui regarde les machines, de la manièreque je viens de le dire : mais ce qui embarrasse la marche dela société et la fait aller de Charybde en Scylla, c'est toutjustement qu'elle n'est point organisée. Nous ne sommesencore parvenus qu'à la seconde phase de ses évolutions, etdéjà nous avons rencontré sur notre route deux abîmes quisemblent infranchissables, la division du travail et lesmachines. Comment faire que l'ouvrier parcellaire, s'il esthomme d'intelligence, ne s'abrutisse pas ; et si déjà il estabruti, revienne à la vie intellectuelle ? Comment, en secondlieu, faire naître parmi les travailleurs cette solidarité d'intérêt sans laquelle le progrès industriel compte ses pas parses catastrophes, alors que ces mêmes travailleurs sontprofondément divisés par le travail, le salaire, l'intelligenceet la liberté, c'est−à−dire par l'égoïsme ? Comment enfinconcilier ce que le progrès accompli a eu pour effet derendre inconciliable ? Faire appel à la communauté et à lafraternité, ce serait anticiper sur les dates : il n'y a rien decommun, il ne peut exister de fraternité entre des créaturestelles que la division du travail et le service des machines lesont faites. Ce n'est pas, quant à présent du moins, de ce côtéque nous devons chercher une solut ion. Eh bien !Dira−t−on, puisque le mal est encore plus dans lesi n t e l l i g e n c e s q u e d a n s l e s y s t è m e , r e v e n o n s àl'enseignement, travaillons à l'éducation du peuple. Pour quel'instruction soit utile, pour qu'elle puisse même être reçue, ilfaut avant tout que l'élève soit libre, comme, avant d'

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ensemencer une terre ; on l'ameublit par la charrue et on ladébarrasse des épines et du chiendent. D'ailleurs, le meilleursystème d'éducat ion, même en ce qui concerne laphilosophie et la morale, serait celui de l 'éducationprofessionnelle : or, comment encore une fois concilier cetteéducation avec la division parcellaire et le service desmachines ? Comment l' homme qui, par l'effet de sontravail, est devenu esclave, c' est−à−dire un meuble, unechose, redeviendra−t−il par le même travail, ou encontinuant le même exercice, une personne ?

Comment ne voit−on pas que ces idées répugnent, et quesi, par impossible, le prolétaire pouvait arriver à un certaindegré d' intel l igence, i l s 'en servirait d'abord pourrévolutionner la société et changer tous les rapports civils etindustriels ? Et ce que je dis n'est pas une vaine exagération.La classe ouvrière, à Paris et dans les grandes villes, est fortsupérieure par ses idées à ce qu'elle était il y a vingt−cinqans ; or, qu'on me dise si cette classe n'est pas décidément,énergiquement révolutionnaire ! Et elle le deviendra de plusen plus à mesure qu'elle acquerra les idées de justice etd'ordre, à mesure surtout qu'elle comprendra le mécanismede la propriété. Le langage, je demande la permission derevenir encore une fois à l'étymologie, le langage me sembleavoir nettement exprimé la condition morale du travailleur,après qu'il a été, si j'ose ainsi dire, dépersonnalisé parl'industrie. Dans le latin, l'idée de servitude implique cellede subalternisation de l'homme aux choses ; et lorsque plus

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tard le droit féodal déclara le serf attaché à la glèbe , il ne fitque traduire par une périphrase le sens littéral du motServus. La raison spontanée, oracle de la fatalité même,avait donc condamné l'ouvrier subalterne, avant que lascience eût constaté son indignité. Que peuvent, après cela,les efforts de la philanthropie, pour des êtres que laprovidence a rejetés ? Le travail est l'éducation de notreliberté. Les anciens avaient le sens profond de cette vérité,lorsqu'ils distinguèrent les arts serviles d'avec les artslibéraux. Car, telle profession, telles idées ; telles idées,telles moeurs. Tout dans l'esclavage prend le caractère de l'abaissement, les habitudes, les goûts, les inclinations, lessentiments, les plaisirs : il y a en lui subversion universelle.

S'occuper de l'éducation des classes pauvres ! Mais c'estcréer dans ces âmes dégénérées le plus atroce antagonisme ;c'est leur inspirer des idées que le travail leur rendraitinsupportables, des affections incompatibles avec lagrossièreté de leur état, des plaisirs dont le sentiment estchez eux émoussé. Si un pareil projet pouvait réussir, au lieude faire du travailleur un homme, on en aurait fait undémon. Qu'on étudie donc ces physionomies qui peuplentles prisons et les bagnes, et qu'on me dise si la plupartn'appartiennent pas à des sujets que la révélation du beau, del'élégance, de la richesse, du bien−être, de l'honneur et de lascience, de tout ce qui fait la dignité de l'homme, a trouvéstrop faibles, et qu'elle a démoralisés, tués. « au moinsfaudrait−il fixer les salaires, disent les mons hardis, rédiger

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dans toutes les industries des tarifs acceptés par les maîtreset par les ouvriers. » c'est M Fix qui soulève cette hypothèsede salut. Et il répond victorieusement : « ces tarifs ont étéfaits en Angleterre et ailleurs ; on sait ce qu'ils valent :partout ils ont été aussitôt violés qu'acceptés, et par lesmaîtres et par les ouvriers. » les causes de la violation destarifs sont faciles à saisir : ce sont les machines, ce sont lesprocédés et les combinaisons incessantes de l'industrie. Untarif est convenu à un moment donné : mais voilà que tout àcoup survient une invention nouvelle qui donne à son auteurle moyen de faire baisser le prix de la marchandise. Queferont les autres entrepreneurs ? Ils cesseront de fabriquer etrenverront leurs ouvriers, ou bien ils leur proposeront uneréduction. C'est le seul parti qu'ils aient à prendre, enattendant qu'ils découvrent à leur tour un procédé au moyenduquel, sans abaisser le taux des salaires, ils pourrontproduire à meilleur marché que leurs concurrents : ce quiéquivaudra encore à une suppression d' ouvriers. M LéonFaucher paraît incliner vers un système d' indemnité. Il dit :« nous concevons que, dans un intérêt quelconque, l'état,représentant le voeu général, commande le sacrifice d'uneindustrie. » −il est toujours censé la commander , dumoment qu'il accorde à chacun la liberté de produire, et qu'ilprotége et défend contre toute atteinte cette liberté. −" maisc'est là une mesure extrême, une expérience toujourspéril leuse, et qui doit être accompagnée de tous lesménagements possibles pour les individus.

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L'état n'a pas le droit d'enlever à une classe de citoyens letravail qui les fait vivre, avant d'avoir pourvu autrement àleur subsistance, ou de s'être assuré qu'ils trouveront dansune industrie nouvelle l'emploi de leur intelligence et deleurs bras. Il est de principe, dans les pays civilisés, que legouvernement ne peut pas s'emparer, même en vue del'utilité publique, d'une propriété particulière, à moinsd'avoir désintéressé le propriétaire par une juste et préalableindemnité . Or, le travail nous paraît une propriété tout aussilégitime, tout aussi sacrée qu'un champ ou qu'une maison, etnous ne comprenons pas qu'on l'exproprie sans aucuneespèce de dédommagement... « autant nous estimonschimériques les doctrines qui représentent le gouvernementcomme le pourvoyeur universel du travail dans la société...etc. » voilà qui est parler d'or : M Léon Faucher demande,quoi qu'il en dise, l'organisation du travail. Faire que toutdéplacement de travail ne s'opère qu'au moyen d'unecompensation, ou d'une transition, et que des individus etdes classes ne soient jamais immolés à la raison d'état ,c'est−à−dire au progrès de l'industrie et à la liberté desentreprises, loi suprême de l'état, c'est sans aucun doute seconstituer, d'une manière que l'avenir déterminerait, lepourvoyeur du travail dans la société et le gardien dessalaires. Et comme, ainsi que nous l'avons maintes foisrépété, le progrès industriel, et par conséquent le travail dedéclassement et de reclassement dans la société estcontinuel, ce n'est pas une transition particulière pourchaque innovation qu'il s'agit de trouver, mais bien un

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principe général, une loi organique de transition, applicableà tous les cas possibles, et produisant son effet d'elle−même.M Léon Faucher est−il en mesure de formuler cette loi, et deconcilier les divers antagonismes que nous avons décrits ?Non, puisqu'il s'arrête de préférence à l'idée d'une indemnité.le pouvoir, dit−il, chez les nations bien organisées, atoujours du temps et de l'argent à donner pour amortir cessouffrances partielles . J'en suis fâché pour les intentionsgénéreuses de M Faucher, mais elles me paraissentradicalement impraticables. Le pouvoir n'a de temps etd'argent que ce qu' il enlève aux contribuables. Indemniseravec l'impôt les industriels déclassés, ce serait frapperd 'ost rac isme les invent ions nouvel les et fa i re ducommunisme au moyen des baïonnettes ; ce n'est pasrésoudre la difficulté. Il est inutile d'insister davantage surl'indemnité par l'état. L' indemnité, appliquée selon les vuesde M Faucher, ou bien aboutirait au despotisme industriel,à quelque chose comme le gouvernement de Méhémet−Ali,ou bien dégénérerait en une taxe des pauvres, c'est−à−direen une vaine hypocrisie. Pour le bien de l'humanité, mieuxvaut n'indemniser pas, et laisser le travail chercher delui−même sa constitution éternelle. Il y en a qui disent : quele gouvernement reporte les travailleurs déclassés sur lespoints où l'industrie privée ne s'est pas établie, où lesentreprises individuelles ne sauraient atteindre.

Nous avons des montagnes à reboiser, cinq ou six millionsd' hectares de terre à défricher, des canaux à creuser, mille

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choses enfin d'utilité immédiate et générale à entreprendre. «nous en demandons bien pardon aux lecteurs, répond MFix ; mais là encore nous sommes obligés de faire intervenirle capital. Ces surfaces, certains terrains communauxexceptés, sont en friche, parce qu'exploitées, elles nerendraient aucun produit net, et trèsprobablement pas lesfrais de culture. Ces terrains sont possédés par despropriétaires qui ont ou qui n'ont pas le capital nécessairepour les exploiter. Dans le premier cas, le propriétaire secontenterait très−probablement, s'il exploitait ces terrains,d'un profit minime, et il renoncerait peut−être à ce qu'onappelle la rente de la terre : mais i l a trouvé qu'enentreprenant ces cultures, i l perdrait son capital defondation, et ses autres calculs lui ont démontré que la ventedes produits ne couvrirait pas les frais de culture... tout bienexaminé, cette terre restera donc en friche, parce que lecapital qu'on y mettrait ne rendrait aucun profit et seperdrait. S'il en était autrement, tous ces terrains seraientaussitôt mis en culture ; les épargnes, qui prennentau jou rd 'hu i une au t re d i r ec t i on , se po r te ra ien tnécessairement dans une certaine mesure vers lesexploitations territoriales ; car les capitaux n'ont pasd'affections : ils ont des intérêts, et cherchent toujoursl'emploi à la fois le plus sûr et le plus lucratif. » ceraisonnement, très−bien motivé, revient à dire que lemoment d'exploiter ses friches n'est pas encore arrivé pourla France, de même que le moment d'avoir des chemins defer n' est pas venu pour les caffres et les hottentots. Car,

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ainsi qu' il a été dit au chapitre Ii, la société débute par lesexploitations les plus faciles, les plus sûres, les plusnécessaires et les moins dispendieuses : ce n'est que peu àpeu qu'elle vient à bout d'utiliser les choses relativementmoins productives. Depuis que le genre humain setourmente sur la face de son globe, il n'a pas fait autrebesogne ; et pour lui le même soin revient toujours : assurersa subsistance tout en allant à la découverte. Pour que ledéfrichement dont on parle ne devienne pas une spéculationruineuse, une cause de misère, en d' autres termes, pour qu'ilsoit possible, il faut donc multiplier encore nos capitaux etnos machines, découvrir de nouveaux procédés, divisermieux le travail. Or, solliciter le gouvernement de prendreune telle initiative, c'est faire comme les paysans qui, voyantapprocher l'orage, se mettent à prier Dieu et invoquer leursaint. Les gouvernements, on ne saurait trop le répéteraujourd'hui, sont les représentants de la divinité, j'ai presquedit les exécuteurs des vengeances célestes : ils ne peuventrien pour nous. Est−ce que le gouvernement anglais, parexemple, sait donner du travail aux malheureux qui seréfugient dans les workhaus ? Et quand il le saurait,l'oserait−il ? aide−toi, le ciel t'aidera ! cet acte de méfiancepopulaire envers la divinité nous dit aussi ce que nousdevons attendre du pouvoir... rien. Parvenus à la deuxièmestation de notre calvaire, au lieu de nous livrer à descontemplations stériles, soyons de plus en plus attentifs auxenseignements du destin. Le gage de notre liberté est dans leprogrès de notre supplice.

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Troisième époque. −la concurrence. Entre l'hydre aux centgueules de la division du travail et le dragon indompté desmachines, que deviendra l'humanité ? Un prophète l'a dit il ya plus de deux mille ans : Satan regarde sa victime, et laguerre est allumée, Aspexit Gentes, Et Dissolvit. Pour nouspréserver de deux fléaux, la famine et la peste, la providencenous envoie la discorde. La concurrence représente cette èrede la philosophie où, une demi−intelligence des antinomiesde la raison ayant engendré l'art du sophiste, les caractèresdu faux et du vrai se confondirent, et où l'on n'eut plus, aulieu de doctrines, que les joutes décevantes de l'esprit. Ainsile mouvement industriel reproduit fidèlement le mouvementmétaphysique ; l'histoire de l'économie sociale est toutentière dans les écrits des philosophes. étudions cette phaseintéressante, dont le caractère le plus frappant est d'ôter lejugement à ceux qui croient comme à ceux qui protestent.Inécessité de la concurrence. M Louis Reybaud, romancierde profession, économiste par occasion, breveté parl'académie des sciences morales et politiques pour sescaricatures antiréformistes, et devenu, avec le temps, l'undes écrivains les plus antipathiques aux idées sociales ; MLouis Reybaud n'en est pas moins, quoi qu'i l fasse,profondément imbu de ces mêmes idées : l'opposition qu'ilfait éclater n'est ni dans son coeur, ni dans son esprit ; elleest dans les faits.

Dans la première édition de ses études sur les réformateurscontemporains , M Reybaud, ému du spectacle des douleurs

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sociales autant que du courage de ces fondateurs d'écoles,qui crurent, avec une explosion de sentimentalité, pouvoirréformer le monde, avait formellement exprimé l'opinionque ce qui surnageait de tous leurs systèmes étaitl'association. M Dunoyer, l'un des juges de M Reybaud, luirendait ce témoignage, d'autant plus flatteur pour MReybaud que la forme en était légèrement ironique : « MReybaud, qui a exposé avec tant de justesse et de talent...etc. » M Reybaud s'était un peu avancé, comme on peut voir.Doué de trop de bon sens et de bonne foi pour ne pasapercevoir le précipice, bientôt il sentit qu'il se fourvoyait,et commença de rétrograder. Je ne lui fais point un crime decette−volte−face : M Reybaud est de ces hommes que l'onne peut sans injustice rendre responsables de leursmétaphores. Il avait parlé avant de réfléchir, il se rétracta :quoi de plus naturel ! Si les socialistes devaient s' enprendre à quelqu'un, ce serait à M Dunoyer, qui avaitprovoqué l'abjuration de M Reybaud par ce singuliercompliment . M Dunoyer ne tardapas à s'apercevoir que sesparoles n' étaient point tombées dans des oreilles closes. Ilraconte, à la gloire des bons principes, que « dans uneseconde édition des études sur les réformateurs , MReybaud a de lui−même tempéré ce que ses expressionspouvaient offrir d'absolu. Il a dit, au lieu de pourrait tout ,pourrait beaucoup . » c' était une modification importante,comme le faisait très−bien remarquer M Dunoyer, mais quipermettait encore à M Reybaud d'écrire dans le mêmetemps : " ces symptômes sont graves ; on peut les considérer

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comme les pronostics d'une organisation confuse,

dans laquelle le travail chercherait un équilibre et unerégularité qui lui manquent... au fond de tous ces efforts secache un principe, l 'association, qu'on aurait tort decondamner sur des manifestations irrégulières. " enfin, MReybaud s'est déclaré hautement partisan de la concurrence,ce qui veut dire qu'il a décidément abandonné le principe d'association. Car si, par association, l'on ne doit entendre queles formes de société déterminées par le code de commerce,et dont Mm Troplong et Delangle nous ont donnécompendieusement la philosophie, ce n'est plus la peine dedistinguer les socialistes des économistes, un parti quicherche l 'associat ion, et un part i qui prétend quel'association existe. Qu'on ne s' imagine pas, parce qu'il estarrivé à M Reybaud de dire étourdiment oui et non sur unequestion dont il ne paraît point encore s'être fait une idéeclaire, que je le range parmi ces spéculateurs de socialisme,qui, après avoir lancé dans le monde une mystification,commencent aussitôt à faire leur retraite, sous prétexte quel'idée étant du domaine public, ils n'ont plus qu'à lui laisserfaire son chemin. M Reybaud, selon moi, appartient plutôt àla catégorie des dupes, qui compte dans son sein tantd'honnêtes gens, et des gens de tant d'esprit. M Reybaudrestera donc à mes yeux le Vir Probus Dicendi Peritus,l'écrivain consciencieux et habile, qui peut bien se laissersurprendre, mais qui n'exprime jamais que ce qu'il voit et cequ'il éprouve. D'ailleurs, M Reybaud, une fois placé sur le

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terrain des idées économiques, pouvait d'autant moins s'accorder avec lui−même, qu'il avait plus de netteté dans l'intelligence et de justesse dans le raisonnement. Je vaisfaire, sous les yeux du lecteur, cette curieuse expérience. Sije pouvais être entendu de M Reybaud, je lui dirais : prenezparti pour la concurrence, vous aurez tort ; prenez particontre la concurrence, vous aurez encore tort : ce quisignifie que vous aurez toujours raison. Après cela, si,convaincu que vous n'avez failli ni dans la première éditionde votre livre ni dans la quatrième, vous réussissez àformuler votre sentiment d'une manière intelligible, je voustiendrai pour un économiste d' autant de génie que Turgot etA Smith ; mais je vous préviens qu'alors vous ressemblerezà ce dernier, que vous connaissez peu sans doute, vous serezun égalitaire ! Tenez−vous la gageure ?

Pour mieux préparer M Reybaud à cette espèce deréconciliation avec lui−même, montrons−lui d'abord quecette versatilité de jugement, que tout autre à ma place luireprocherait avec une aigreur injurieuse, est une trahison,non pas de l'écrivain, mais des faits dont il s'est rendul'interprète. En mars I 844 , M Reybaud publia sur lesgraines oléagineuses, sujet qui intéressait la ville deMarsei l le, sa patr ie, un art ic le où i l se prononçaitchaudement pour la libre concurrence et l'huile de sésame.D'après les renseignements recueillis par l'auteur et quiparaissent authentiques, le sésame rendrait de 45 à 46 pourIoo d'huile, tandis que l'oeillette et le colza ne donnent que

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25 à 3 o pour Ioo, et l'olive seulement 2 oà 22. Le sésame,pour cette raison, déplaît aux fabricants du nord, qui en ontdemandé et obtenu la prohibition. Cependant les anglaissont à l' affût, prêts à s'emparer de cette branche précieusede commerce.

Qu'on prohibe la graine, dit M Reybaud, l'huile nousreviendra mélangée, en savon, ou de toute autre manière :nous aurons perdu le bénéfice de fabrication. D'ailleurs,l'intérêt de notre marine exige que ce commerce soitprotégé ; il ne s' agit pas de moins que de 4 oooo tonneauxde graines : ce qui suppose un appareil de navigation de 3 oobâtiments et 3 ooo marins. Ces faits sont concluants : 45pourioo d'huile au lieu de 25 ; qualité supérieure à toutescelles de France ; réduction de prix pour une denrée depremière nécessité ; économie pour les consommateurs ; 3oo navires, 3 ooo marins : voilà ce que nous vaudrait laliberté du commerce. Donc, vivent la concurrence et lesésame ! Puis, afin de mieux assurer ces brillants résultats,M Reybaud, entraîné par son patriotisme, et poursuivantdroit son idée, observe, très−judicieusement selon nous, quele gouvernement devra s'abstenir dorénavant de tout traité deréciprocité pour les transports : il demande que la marinefrançaise exécute tant les importations que les exportationsdu commerce français. « ce que l'on nomme réciprocité,dit−il, est une pure fiction dont l'avantage reste à celle desparties dont la navigation coûte moins cher. Or, comme enFrance les éléments de la navigation, tels que l'achat du

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navire, les salaires des équipages, les frais d'armement etd'avitaillement, s'élèvent à un taux excessif et supérieur àcelui des autres nations maritimes, il s'ensuit que tout traitéde réciprocité équivaut pour nous à un traité d'abdication, etqu'au lieu de consentir à un acte de convenance mutuelle,nous nous résignons sciemment ou involontairement à unsacrifice. » −ici, M Reybaud fait ressortir les conséquencesdésastreuses de la réciprocité : « la France consomme 5ooooo balles de coton, et ce sont les américains qui lesamènent sur nos quais ; elle emploie d' énormes quantités dehouille, et ce sont les anglais qui en opèrent le transport ; lessuédois et les norvégiens nous livrent eux−mêmes leurs ferset leurs bois ; les hollandais, leurs fromages ; les russes,leurs chanvres et leurs blés ; les génois, leurs riz ; lesespagnols, leurs huiles ; les siciliens, leurs soufres ; les grecset les arméniens, toutes les denrées de la Méditerranée et dela mer Noire. » évidemment, un tel état de choses estintolérable, car il aboutit à rendre notre marine marchandeinutile. Hâtons−nous donc de rentrer dans l'atelier maritime,d'où le bas prix de la navigation étrangère tend à nousexclure. Fermons nos ports aux bâtiments étrangers, ou toutau moins, frappons−les d'une forte taxe. Donc, à bas laconcur rence e t les mar ines r iva les ! M Reybaudcommence−t−i l à comprendre que ses osci l lat ionséconomico−socialistes sont beaucoup plus innocentes qu'iln'aurait cru ? Quelle reconnaissance il me devra, pour avoirtranquil l isé sa conscience , peut−être alarmée ! Laréciprocité dont se plaint si amèrement M Reybaud n'est

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qu'une forme de la liberté commerciale.

Rendez la liberté des transactions pleine et entière, et notrepavillon est chassé de la surface des mers, comme nos huilesle seraient du continent. Donc, nous payerons plus chernotre huile si nous persistons à la fabriquer nous−mêmes,plus cher nos denrées coloniales, si nous voulons en faire lavoiture. Pour arriver au meilleur marché, il faudrait, aprèsavoir renoncé à nos huiles, renoncer à notre marine : autantvaudrait renoncer tout de suite à nos draps, à nos toiles, ànos indiennes, à nos fers ; puis, comme une industrie isoléecoûte nécessairement encore trop cher, renoncer à nos vins,à nos blés, à nos fourrages ! Quelque parti que vouschoisissiez, le privilége ou la liberté, vous arrivez àl'impossible, à l'absurde. Sans doute il existe un principed'accommodement ; mais à moins d' être du plus parfaitdespotisme, ce principe doit dériver d'une loi supérieure à laliberté elle−même : or, c'est cette loi que nul encore n'adéfinie, et que je demande aux économistes, si véritablementils ont la science. Car je ne puis réputer savant tel qui, de lameilleure foi et avec tout l'esprit du monde, prêche tour àtour, à quinze lignes de distance, la liberté et le monopole.N'est−il pas évident, d'une évidence immédiate et intuitive,que la concurrence détruit la concurrence ? Est−il dans lagéométrie un théorème plus certain, plus péremptoire quecelui−là ? Comment donc, à quelles conditions, en quelsens, un principe qui est la négation de lui−même, peut−ilentrer dans la science ? Comment peut−il devenir une loi

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organique de la société ? Si la concurrence est nécessaire,si, comme dit l'école, elle est un postulé de la production,comment devient−elle si dévastatrice ? Et si son effet le pluscertain est de perdre ceux qu'elle entraîne, commentdevient−elle utile ? Car les inconvénients qui marchent à sasuite, de même que le bien qu' elle procure, ne sont pas desaccidents provenant du fait de l' homme : ils découlentlogiquement, les uns et les autres, du principe, et subsistentau même titre et face à face... et d' abord, la concurrence estaussi essentielle au travail que la division, puisqu'elle est ladivision elle−même revenue sous une autre forme, ou plutôtélevée à sa deuxième puissance ; la division, dis−je, nonplus, comme à la première époque des évolut ionséconomiques, adéquate à la force collective, par conséquentabsorbant la personnalité du travailleur dans l' atelier, maisdonnant naissance à la l iberté, en faisant de chaquesubdivision du travail comme une souveraineté où l'hommese pose dans sa force et son indépendance. La concurrence,en un mot, c'est la liberté dans la division et dans toutes lesparties divisées : commençant aux fonctions les pluscompréhensives, elle tend à se réaliser jusque dans lesopérations inférieures du travail parcellaire. Ici lescommunistes élèvent une objection. Il faut, disent−ils,distinguer en toute chose l'usage et l'abus. Il y a uneconcurrence utile, louable, morale, une concurrence quiagrandit le coeur et la pensée, une noble et généreuseconcurrence, c'est l'émulation ; et pourquoi cette émulationn'aurait−elle pas pour objet l'avantage de tous ? ... il y a une

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autre concurrence , funeste, immorale, insociable ; uneconcurrence jalouse, qui hait et qui tue, c'est l'égoïsme.

Ainsi dit la communauté ; ainsi s'exprimait, il y a près d'unan, dans sa profession de foi sociale, le journal la réforme .

Quelque répugnance que j'éprouve à faire de l'opposition àdes hommes dont les idées sont au fond les miennes, je nepuis accepter une pareille dialectique. la réforme, en croyanttout concilier par une distinction plus grammaticale queréelle, a fait, sans s'en douter, du juste−milieu, c'est−à−direde la pire espèce de diplomatie. Son argumentation estexactement la même que celle de M Rossi relativement à ladivision du travail : elle consiste à opposer entre elles laconcurrence et la morale , afin de les limiter l'une par l'autre,comme M Rossi prétendait arrêter et restreindre par lamorale les inductions économiques, tranchant par−ci,taillant par−là, selon le besoin et l'occurence. J'ai réfuté MRossi en lui adressant cette simple question : comment sepeut−il que la science soit en désaccord avec elle−même, lascience de la richesse avec la science du devoir ? De mêmeje demande aux communistes : comment un principe dont ledéveloppement est visiblement utile, peut−il être en mêmetemps funeste ? On dit : l'émulation n'est pas la concurrence.J'observe d'abord que cette prétendue distinction ne porteque sur les effets divergents du principe, ce qui a fait croirequ'i l existait deux principes que l 'on confondait. L'émulation n'est pas autre chose que la concurrence même ;

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et puisqu'on s'est jeté dans les abstractions, je m'y engageraivolontiers. Il n'y a pas d'émulation sans but, de même qu'iln'y a pas d'essor passionnel sans objet ; et comme l'objet detoute passion est nécessairement analogue à la passionelle−même, une femme pour l'amant, du pouvoir pourl'ambitieux, de l'or pour l'avare, une couronne pour le poëte,ainsi l'objet de l' émulation industrielle est nécessairement leprofit. Non, reprend le communiste, l'objet de l'émulation dutravailleur doit être l'utilité générale, la fraternité, l'amour.Mais la société elle−même, puisqu'au lieu de s'arrêter àl'homme privé, dont il s'agit en ce moment, on ne veuts'occuper que de l'homme collectif, la société, dis−je, netravaille qu'en vue de la richesse ; le bien−être, le bonheur,est son objet unique.

Comment donc ce qui est vrai de la société ne le serait−ilpas de l'individu, puisque après tout la société c'est l'homme,puisque l'humanité tout entière vit dans chaque homme ?Comment substituer à l'objet immédiat de l'émulation, qui,dans l'industrie, est le bien−être personnel, ce motif éloignéet presque métaphysique qu'on appelle le bien−être général,alors surtout que celui−ci n'est rien sans l'autre, ne peutrésulter que de l'autre ? Les communistes, en général, se fontune illusion étrange : fanatiques du pouvoir, c'est de la forcecentrale, et dans le cas particulier dont il s'agit, de larichesse collective, qu' ils prétendent faire résulter, par uneespèce de retour, le bienêtre du travailleur qui a créé cetterichesse : comme si l' individu existait postérieurement à la

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société, et non pas la société postérieurement à lui. Du reste,ce cas n'est pas le seul où nous verrons les socialistesdominés à leur insu par les traditions du régime contrelequel ils protestent. Mais qu'estil besoin d'insister ? Dèslors que le communiste change le nom des choses, /... /, ilavoue implicitement son impuissance, et se met hors decause. C'est pourquoi je lui dirai pour toute réponse : enniant la concurrence, vous abandonnez la thèse ; désormaisvous ne comptez plus dans la discussion. Une autre foisnous chercherons jusqu'à quel point l'homme doit sesacrifier à l'intérêt de tous : pour le moment il s'agit derésoudre le problème de la concurrence, c'est−à−dire deconcilier la plus haute satisfaction de l'égoïsme avec lesnécessités sociales ; faites−nous grâce de vos moralités. Laconcurrence est nécessaire à la constitution de la valeur,c'est−à−dire au principe même de la répartition, et parconséquent à l'avénement de l'égalité.

Tant qu'un produit n'est donné que par un seul et uniquefabricant, la valeur réelle de ce produit reste un mystère, soitdissimulation de la part du producteur, soit incurie ouincapacité à faire descendre le prix de revient à son extrêmelimite. Ainsi, le privilége de la production est une perteréelle pour la société ; et la publicité de l'industrie comme laconcurrence des travailleurs un besoin. Toutes les utopiesimaginées et imaginables ne peuvent se soustraire à cette loi.

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Certes, je n'ai garde de nier que le travail et le salaire nepuissent et ne doivent être garantis ; j'ai même l'espoir quel'époque de cette garantie n'est pas éloignée : mais jesoutiens que la garantie du salaire est impossible sans laconnaissance exacte de la valeur, et que cette valeur ne peutêtre découverte que par la concurrence, nullement par desinstitutions communistes ou par un décret du peuple. Car ily a quelque chose de plus puissant ici que la volonté dulégislateur et des citoyens : c'est l'impossibilité absolue pourl'homme de remplir son devoir dès qu'il se trouve déchargéde toute responsabi l i té envers lu i−même : or , laresponsabilité envers soi, en matière de travail, impliquenécessairement, vis−à−vis des autres, concurrence.Ordonnez qu'à partir du Ierjanvieri 847, le travail et lesalaire sont garantis à tout le monde : aussitôt une immenserelâche va succéder à la tension ardente de l'industrie ; lavaleur réelle tombera rapidement au−dessous de la valeurnominale ; la monnaie métallique, malgré son effigie et sontimbre, éprouvera le sort des assignats ; le commerçantdemandera p lus pour l iv rer moins ; e t nous nousretrouverons un cercle plus bas dans l'enfer de misère dontla concurrence n'est encore que le troisième tour.

Quand j'admettrais, avec quelques socialistes, que l'attraitdu travail puisse un jour servir d'aliment à l'émulation, sansarrière−pensée de profit, de quelle utilité pourrait être, dansla phase que nous étudions, cette utopie ? Nous ne sommesencore qu'à la troisième époque de l'évolution économique,

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au troisième âge de la constitution du travail, c'est−à−diredans une période où il est impossible que le travail soitattrayant.

Car l'attrait du travail ne peut être l'effet que d'un hautdéveloppement physique, moral et intellectuel du travailleur.Or, ce développement lui−même, cette éducation del'humanité par l' industrie, est précisément l'objet que nouspoursuivons à travers les contradictions de l'économiesociale. Comment donc l'attrait au travail pourrait−il nousservir de principe et de levier, alors qu'il est encore pournous le but et la fin ? Mais , s'il est indubitable que le travail,comme mani fes ta t ion la p lus haute de la v ie , del'intelligence et de la liberté, porte avec soi son attrait, je nieque cet attrait puisse jamais être totalement séparé du motifd'utilité, et partant d'un retour d' égoïsme ; je nie, dis−je, letravail pour le travail, de même que je nie le style pour lestyle, l'amour pour l'amour, l'art pour l'art. Le style pour lestyle a produit de nos jours la littérature expéditive etl'improvisation sans idées ; l'amour pour l'amour conduit à lapédérastie, à l'onanisme et à la prostitution ; l'art pour l'artaboutit aux chinoiseries, à la caricature, au culte du laid.Quand l'homme ne cherche plus dans le travail que le plaisirde l'exercice, bientôt il cesse de travailler, il joue. L'histoireest pleine de faits qui attestent cette dégradation. Les jeux dela Grèce, isthmiques, olympiques, pythiques, néméens,exercices d'une société qui produisait tout par ses esclaves ;la vie des spartiates et des anciens crétois leurs modèles ; les

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gymnases, palestres, hippodromes, et les agitations del'agora chez les athéniens ; les occupations que Platonassigne aux guerriers dans sa république, et qui ne font quetraduire les goûts de son siècle ; enfin, dans notre sociétéféodale, les joutes et les tournois : toutes ces inventions,ainsi que beaucoup d'autres que je passe sous silence, depuisle jeu d'échecs inventé, dit−on, au siége de Troie parPalamède, jusqu'aux cartes illustrées pour Charles Vi parGringonneur, sont des exemples de ce que devient le travail,dès qu'on en écarte le motif sérieux d' utilité. Le travail, levrai travail, celui qui produit la richesse et qui donne lascience, a trop besoin de règle, et de persévérance, et desacrifice, pour être longtemps ami de la passion, fugitive desa nature, inconstante et désordonnée ; c' est quelque chosede trop élevé, de trop idéal, de trop philosophique, pourdevenir exclusivement plaisir et jouissance, c'est−à−diremysticité et sentiment. La faculté de travailler, qui distinguel'homme des brutes, a sa source dans les plus hautesprofondeurs de la raison : comment deviendrait−elle en nousune simple manifestation de la vie, un acte voluptueux denotre sensibilité ? Que si maintenant l'on se rejette dans l'hypothèse d'une transformation de notre nature, sansantécédents historiques, et dont rien jusqu'à ce jour n'auraitexprimé l' idée : ce n'est plus qu'un rêve inintelligible àceux−là mêmes qui le défendent, une interversion duprogrès, un dément donné aux lois les plus certaines de lascience économique ; et pour toute réponse, je l'écarte de ladiscussion. Restons dans les faits, puisque les faits seuls ont

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un sens et peuvent nous servir . La révolution française a étéfaite pour la liberté industrielle autant que pour la libertépolitique : et bien que la France, en I 789, n'eût point aperçutoutes les conséquences du principe dont elle demandait laréalisation, disons−le hautement, elle ne s'est trompée nidans ses voeux ni dans son attente. Quiconque essayerait dele nier perdrait à mes yeux le droit à la critique : je nedisputerai jamais avec un adversaire qui poserait en principel'erreur spontanée de vingt−cinq millions d'hommes.

Sur la fin du dix−huitième siècle, la France, fatiguée depriviléges, voulut à tout prix secouer la torpeur de sescorporations, et relever la dignité de l'ouvrier, en luiconférant la liberté. Partout il fallait émanciper le travail,stimuler le génie, rendre l'industriel responsable, en luisuscitant mille compétiteurs et en faisant peser sur lui seulles conséquences de sa mollesse, de son ignorance et de samauvaise foi. Dès avant 89 la France était mûre pour latransition ; ce fut Turgot qui eut la gloire d'opérer lapremière traversée.

Pourquoi donc, si la concurrence n'eût été un principe de l'économie sociale, un décret de la destinée, une nécessité del' âme humaine, pourquoi, au lieu d'abolir corporations,maîtrises et jurandes, ne songea−t−on pas plutôt à réparer letout ? Pourquoi, au lieu d'une révolution, ne pas se contenterd'une réforme ? Pourquoi cette négation, si une modificationpouvait suffire ? D'autant plus que ce parti mitoyen était

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entièrement dans le sens des idées conservatrices, quepartageait la bourgeoisie. Que le communisme, que ladémocratie quasi socialiste, qui, sur le principe de laconcurrence, représentent, sans qu'ils s'en doutent, lesystème du juste−milieu, l'idée contre−révolutionnaire,m'expliquent cette unanimité de la nation, s'ils peuvent !Ajoutez que l'événement confirma la théorie. à partir duministère de Turgot, un surcroît d' activité et de bien−êtrecommença à se manifester dans la nation.

Aussi l'épreuve parut−elle si décisive, qu'elle obtint l'assentiment de toutes les législatures ; la liberté de l'industrie et du commerce figure dans nos constitutions aumême rang que la liberté politique. C'est à cette liberté,enfin, que depuis soixante ans la France doit les progrès desa richesse...

à la suite de ce fait capital, et qui établit d'une manière sivictorieuse la nécessité de la concurrence, je demande lapermission d'en citer trois ou quatre autres, qui, étant d'unegénéralité moins grande, mettront mieux en relief l'influencedu principe que je défends. Pourquoi l'agriculture est−elleparmi nous si prodigieusement en retard ? D'où vient que laroutine et la barbarie planent encore, dans un si grandnombre de localités, sur la branche importante du travailnational ? Parmi les causes nombreuses que l'on pourraitciter, je vois, en première ligne, le défaut de concurrence.Les paysans s'arrachent les lambeaux de terrain : ils se font

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concurrence chez le notaire ; aux champs, non. Etparlez−leur d'émulation, de bien public, comme vous lesrendez ébahis ! −que le roi, disent−ils / le roi, pour eux, estsynonyme de l'état, du bien public, de la société /, que le roifasse ses affaires, et nous ferons les nôtres ! Voilà leurphilosophie et leur patriotisme. Ah ! Si le roi pouvait leursusciter des concurrents ! Par malheur c'est impossible.Tandis que dans l' industrie la concurrence dérive de laliberté et de la propriété, dans l'agriculture la liberté et lapropriété sont un obstacle direct à la concurrence. Lepaysan, rétr ibué, non pas selon son t ravai l et sonintelligence, mais selon la qualité de la terre et le bon plaisirde Dieu, ne songe, en cultivant, qu'à payer le moins desalaires et à faire le moins d'avances qu'il peut. Sûr detrouver toujours le placement de ses denrées, ce qu'ilcherche est bien plus la réduction de ses frais que l'amélioration du sol et la qualité des produits. Il sème, et laprovidence fait le reste. La seule espèce de concurrence queconnaisse la classe agricole est celle des baux ; et l'on nepeut nier qu'en France, et par exemple dans la Beauce, ellen' ait amené des résultats utiles. Mais comme le principe decette concurrence n'est pour ainsi dire que de seconde main,qu'il n' émane point directement de la liberté et de lapropriété des cultivateurs, cette concurrence disparaît avecla cause qui la produit, tellement que, pour déterminer ladécadence de l' industrie agricole dans mainte localité, ou dumoins pour en arrêter le progrès, il suffirait peut−être derendre les fermiers propriétaires... une autre branche du

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travail collectif, qui dans ces dernières années a donné lieu àde vifs débats, est celle qui regarde les constructionspubliques. « pour diriger la construction d'une route, dittrès−bien M Dunoyer, il vaudrait peut−être mieux d'unpionnier et d'un postillon, que d'un ingénieur tout fraisémoulu de l'école des ponts et chaussées. » il n'est personnequi n'ait eu l'occasion de vérifier la justesse de cetteremarque. Sur l'une de nos plus belles rivières, célèbre parl ' importance de sa navigation, un pont se trouvait àconstruire. Dès le commencement des travaux, les hommesde rivière s'aperçurent que les arches seraient beaucoup tropbasses pour que les bateaux pussent circuler pendant lescrues : ils en firent l'observation à l' ingénieur chargé de laconduite des travaux. les ponts, répondit celui−ci avec unedignité superbe, sont faits pour ceux qui passent dessus, etnon pour ceux qui passent dessous . Le mot est proverbialdans le pays. Mais comme il est impossible que la sottise aitraison jusqu'au bout, le gouvernement a senti la nécessité derevenir sur l'oeuvre de son agent, et au moment où j'écris, onexhausse les arches du pont.

Croit−on que si les négociants intéressés au parcours de lavoie navigable eussent été chargés de l'entreprise, à leursrisques et périls, ils y fussent revenus à deux fois ? On feraitun livre des chefs−d'oeuvre du même genre commis par lasavante jeunesse des ponts et chaussées, qui, à peine sortiede l'école, et devenue inamovible, n'est plus stimulée par laconcurrence. On cite, comme preuve de la capacité

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industrielle de l'état, et par conséquent de la possibilitéd'abolir partout la concurrence, l' administration des tabacs.−là, dit−on, point de sophistication, point de procès, point defaillite, point de misère. Les ouvriers , suffisammentrétribués, instruits, prêchés, moralisés, assurés d'une retraiteformée par leurs épargnes, sont dans une conditionincomparablement meilleure que celle de l' immensemajorité des ouvriers qu'occupe la libre industrie. Tout celapeut être vrai : quant à moi, je l'ignore. Je ne sais rien de cequi se passe dans l'administration des tabacs ; je n'ai pris derenseignements ni auprès des directeurs, ni auprès desouvriers, et je n'en ai pas besoin. Combien coûte le tabacvendu par l' administration ? Combien vaut−il ? Vouspouvez répondre à la première de ces questions : il voussuffit pour cela de passer au premier bureau. Mais vous nepouvez rien me dire sur la seconde, parce que vous manquezde terme de comparaison, qu'il vous est interdit de contrôlerpar des essais les prix de revient de la régie, et parconséquent impossible de les accepter. Donc, l' entreprisedes tabacs, ér igée en monopole, coûte à la sociéténécessairement plus qu'elle ne lui rapporte ; c'est uneindustrie qui, au lieu de subsister de son propre produit, vitde subvention ; qui par conséquent, loin de nous offrir unmodèle, est un des premiers abus que doive frapper laréforme.

Et quand je parle de la réforme à introduire dans laproduction du tabac, je ne considère pas seulement l'impôt

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énorme qui triple ou quadruple la valeur de ce produit ; nil'organisation hiérarchique de ses employés, qui fait des uns,par leurs traitements, des aristocrates aussi coûteuxqu'inutiles, et des autres des salariés sans espérance, retenusà jamais dans une condition subalterne. Je ne parle pasdavantage du privilége des bureaux et de tout ce monde deparasites qu'ils font vivre : j' ai surtout en vue le travail utile,le travail des ouvriers. Par cela seul que l'ouvrier del'administration n'a point de concurrence, qu'il n'est intéresséni au bénéfice ni à la perte , qu'il n'est pas libre, en un mot,sa productivité est nécessairement moindre, et son servicetrop cher. Qu'on dise après cela que le gouvernement traitebien ses salariés, qu'il s'occupe de leur bien−être : où doncest la merveille ? Comment ne voit−on pas que c'est laliberté qui porte les charges du privilége, et que si, parimpossible, toutes les industries étaient traitées comme celledes tabacs, la source des subventions venant à manquer, lanation ne pourrait plus équilibrer ses recettes et sesdépenses, et l'état ferait banqueroute ? Produits étrangers.−je cite le témoignage d'un savant, étranger à l'économiepolitique, M Liebig. −« anciennement, la France importaitd'Espagne, chaque année, pour 2 oà 3 o millions de francsde soude... etc. » « il y a quelques années, le roi de Naplesayant entrepris de convertir en monopole le commerce dessoufres de Sicile, l'Angleterre, qui consomme une immensequantité de ces soufres, dénonça le cas de guerre au roi deNaples, si le monopole était maintenu. Pendant que les deuxgouvernements échangeaient des notes diplomatiques,

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quinze brevets d'invention furent pris en Angleterre pourl'extraction de l'acide sulfurique des plâtres , pyrites de fer,et autres substances minérales dont l' Angleterre abonde.Mais, l'affaire s'étant arrangée avec le roi de Naples, il ne futpas donné suite à ces exploitations : il resta seulementacquis, d'après les essais qui furent faits, que l'extraction del'acide sulfurique par les nouveaux procédés aurait été suiviedu succès : ce qui aurait peut−être anéanti le commerce quela Sici le fai t de ces soufres. » otez la guerre avecl'Angleterre, ôtez la fantaisie de monopole du roi de Naples,de longtemps on n'eût songé, en France, à extraire la soudedu sel marin ; en Angleterre, à tirer l'acide sulfurique desmontagnes de plâtre et de pyrites qu'elle renferme. Or, telleest précisément sur l'industrie l'action de la concurrence.L'homme ne sort de sa paresse que lorsque le besoinl'inquiète ; et le moyen le plus sûr d'éteindre en lui le génie,c'est de le délivrer de toute sollicitude, de lui enlever l'appâtdu bénéfice et de la distinction sociale qui en résulte, encréant autour de lui la paix partout, la paix toujours , ettransportant à l'état la responsabilité de son inertie. Oui, ilfaut le dire en dépit du quiétisme moderne : la vie del'homme est une guerre permanente, guerre avec le besoin,guerre avec la nature, guerre avec ses semblables, parconséquent guerre avec lui−même. La théorie d'une égalitépacifique, fondée sur la fraternité et le dévouement, n'estqu 'une cont re façon de la doct r ine catho l ique durenoncement aux biens et aux plaisirs de ce monde, leprincipe de la gueuserie, le panégyrique de la misère.

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L'homme peut aimer son semblable jusqu'à mourir ; il nel'aime pas jusqu'à travailler pour lui. à la théorie dudévouement, que nous venons de réfuter en fait et en droit,les adversaires de la concurrence en joignent une autre, quiest juste l'opposé de la première : car c'est une loi de l'espritque lorsqu'il méconnaît la vérité, qui est son point d'équilibre, il oscille entre deux contradictions. Cette nouvellethéorie du socialisme anti−concurrent est celle desencouragements. Quoi de plus social, de plus progressif enapparence, que l'encouragement au travail et à l'industrie ?Pas de démocrate qui n'en fasse l'un des plus beauxattributs du pouvoir ; pas d'utopiste qui ne le compte enpremière ligne parmi les moyens d'organiser le bonheur.Or, le gouvernement est de sa nature si incapable de dirigerle travail, que toute récompense décernée par lui est unvéritable larcin fait à la caisse commune. M Reybaud vanous fournir le texte de cette induction. « les primesaccordées pour encourager l'exportation, observe quelquepart M Reybaud, équivalent aux droits payés pourl'importation de la matière première ; l'avantage resteabsolument nul, et ne sert que d' encouragement à un vastesystème de contrebande. » ce résultat est inévitable.Supprimez la taxe à l'entrée, l'industrie nationale pâtit, ainsiqu'on l'a vu précédemment à propos du sésame ; maintenezla taxe en n'accordant aucune prime pour l' exportation, lecommerce national sera vaincu sur les marchés étrangers.Pour obvier à cet inconvénient, revenez−vous à la prime ?Vous ne faites que rendre d'une main ce que vous avez reçu

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de l'autre, et vous provoquez la fraude, dernier résultat,Caput Mortuum de tous les encouragements à l'industrie. Ilsuit de là que tout encouragement au travail, touterécompense décernée à l'industrie, autre que le prix natureldu produit, est un don gratuit, un pot−de−vin prélevé sur leconsommateur, et offert en son nom à un favori du pouvoir,en échange de zéro, de rien. Encourager l'industrie est doncsynonyme au fond d' encourager la paresse : c'est une desformes de l'escroquerie.

Dans l'intérêt de notre marine de guerre, le gouvernementavait cru devoir accorder aux entrepreneurs de transportsmarit imes une prime par homme employé sur leursbâtiments. Or, je continue à citer M Reybaud : « chaquebâtiment qui part pour Terre−Neuve , embarque de 6 oà 7 ohommes. Sur ce nombre I 2 matelots : le reste se composede villageois arrachés aux travaux de la campagne, et qui,engagés comme journaliers pour la préparation du poisson,demeurent étrangers à la manoeuvre, et n'ont du marin queles pieds et l'estomac. Cependant ces hommes figurent surles rôles de l' inscription navale, et y perpétuent unedéception. Quand il s'agit de défendre l'institution desprimes , on les met en ligne de compte ; ils font nombre etcontribuent au succès. » c'est une ignoble jonglerie !S'écriera sans doute quelque réformateur naïf. Soit :analysons le fait, et tâchons d'en dégager l'idée générale quis'y trouve. En principe, le seul encouragement au travail quela science puisse admettre est le profit. Car, si le travail ne

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peut trouver dans son propre produit sa récompense, bienloin qu'on l'encourage, il doit être au plus tôt abandonné, etsi ce même travail est suivi d'un produit net, il est absurded'ajouter à ce produit net un don gratuit, et de surchargerainsi la valeur du service. Appliquant ce principe, je disdonc : si le service de la marine marchande ne réclame queIoooo matelots, il ne faut pas la prier d'en entretenir I 5 ooo ;le plus court pour le gouvernement est d' embarquer 5 oooconscrits sur des bâtiments de l'état, et de leur faire faire,comme à des princes, leurs caravanes. Tout encouragementoffert à la marine marchande est une invitation directe à lafraude, que dis−je ? Une proposition de salaire pour unservice impossible. Est−ce que la manoeuvre, la discipline,toutes les conditions du commerce maritime s'accommodentde ces adjonctions d'un personnel inutile ? Que peut doncfaire l' armateur, en face d'un gouvernement qui lui offre uneaubaine pour embarquer sur son navire des gens dont il n'apas besoin ?

Si le ministre jette l'argent du trésor dans la rue, suis−jecoupable de le ramasser ? ... ainsi, chose digne de remarque,la théorie des encouragements émane en droite ligne de lathéorie du sacrifice ; et pour ne pas vouloir que l'homme soitresponsable, les adversaires de la concurrence, par lacontradiction fatale de leurs idées, sont contraints de faire del'homme tantôt un dieu, tantôt une brute. Et puis ilss'étonnent qu'à leur appel la société ne se dérange pas !Pauvres enfants ! Les hommes ne seront jamais ni meilleurs

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ni pires que vous les voyez et qu'ils furent toujours. Dès queleur bien particulier les sollicite, ils désertent le biengénéral : en quoi je les trouve, sinon honorables, au moinsdignes d'excuse. C'est votre faute si tantôt vous exigez d'euxplus qu'ils ne vous doivent, tantôt vous agacez leur cupiditépar des récompenses qu'ils ne méritent point. L'homme n'arien de plus précieux que lui−même, et par conséquent pointd'autre loi que sa responsabilité. La théorie du dévouement,de même que celle des récompenses, est une théorie defripons, éversive de la société et de la morale ; et par celaseul que vous attendez, soit du sacrifice, soit du privilége, lemaintien de l'ordre, vous créez dans la société un nouvelantagonisme. Au lieu de faire naître l'harmonie de la libreactivité des personnes, vous rendez l'individu et l'étatétrangers l'un à l'autre ; en commandant l'union, voussoufflez la discorde. En résumé, hors de la concurrence, ilne reste que cette alternative : l 'encouragement, unemystification ; ou le sacrifice, une hypocrisie. Donc laconcurrence, analysée dans son principe, est une inspirationde la justice ; et cependant nous al lons voir que laconcurrence, dans ses résultats , est injuste. Ii−effetssubversifs de la concurrence, et destruction par elle de laliberté. le royaume des cieux se gagne par la force, ditl'évangile, et les violents seuls le ravissent . Ces paroles sontl'allégorie de la société. Dans la société réglée par letravail, la dignité, la richesse et la gloire sont mises auconcours ; elles sont la récompense des forts, et l'on peutdéfinir la concurrence, le régime de la force. Les anciens

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économis tes n 'ava ien t pas d 'abord aperçu ce t tecontradict ion : les modernes ont été forcés de lareconnaître. « pour élever un état du dernier degré debarbarie au plus haut degré d'opulence, écrivait A Smith, ilne faut que trois choses : la paix, des taxes modérées et uneadministration tolérable de la justice. Tout le reste estamené par le cours naturel des choses . » sur quoi le derniertraducteur de Smith, M Blanqui, laisse tomber cette sombreglose : " nous avons vu le cours naturel des choses produiredes effets désastreux, et créer l'anarchie dans la production,la guerre pour les débouchés, et la piraterie dans laconcurrence.

La division du travail et le perfectionnement desmachines, qui devaient réaliser pour la grande familleouvrière du genre humain la conquête de quelques loisirs auprofit de sa dignité, n'ont engendré sur plusieurs points quel'abrutissement et la misère ... quand A Smith écrivait, laliberté n'était pas encore venue avec ses embarras et sesabus, le professeur de Glascow n'en prévoyait que lesdouceurs... Smith aurait écrit comme M De Sismondi s'il eûtété témoin du triste état de l 'Ir lande et des districtsmanufacturiers d'Angleterre, au temps où nous vivons... « orsus, littérateurs, hommes d'état, publicistes quotidiens,croyants et demi−croyants, vous tous qui vous êtes donné lamission d'endoctriner les hommes, entendez−vous cesparoles qu'on croirai t t raduites de Jérémie ? Nousd i rez−vous enf in où vous pré tendez condu i re la

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civilisation ? Quel conseil offrez−vous à la société, à lapatrie en alarmes ? Mais à qui parlé−je ? Des ministres, desjournalistes, des sacristains et des pédants ! Est−ce que cemonde−là s'inquiète des problèmes de l'économie sociale ?Est−ce qu'ils ont entendu parler de la concurrence ? Unlyonnais, une âme durcie à la guerre mercantile, voyageaiten Toscane. Il observe qu'il se fabrique annuellement en cepays cinq à six cent mille chapeaux de paille, formant entout une valeur de 4 à 5 millions. Cette industrie est à peuprès le seul gagne−pain du petit peuple. » comment, sedit−il, une culture et une industrie si facile n'ont−elles pasété transportées en Provence et en Languedoc, dont le climatest le même que celui de la Toscane ? « −mais, observe à cepropos un économiste, si l 'on enlève aux paysans deToscane leur industrie, comment feront−ils pour vivre ? Lafabrication des draps de soie noirs était devenue pourFlorence une spécialité dont elle gardait précieusement lesecret. » un habile fabricant de Lyon, remarque avecsatisfaction le touriste, est venu s' établir à Florence, et a finipar saisir les procédés propres à la teinture et au tissage.Probablement cette découverte diminuera l'exportationflorentine. « / voyage en Italie, par M Fulchiron. / autrefois,l'éducation du ver à soie était abandonnée aux paysans deToscane, qu'elle aidait à vivre. » les sociétés d'agriculturesont venues... etc. " et puis, demandez−vous, est−ce que ceséleveurs de vers à soie, ces fabricants de draps noirs et dechapeaux, vont perdre leur travail ? −justement : on leurprouvera même qu'ils y ont intérêt, vu qu'ils pourront

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racheter les mêmes produits à moins de frais qu'ils ne lesfabriquent. Voilà ce que c'est que la concurrence. Laconcurrence, avec son instinct homicide, enlève le pain àtoute une classe de travailleurs, et elle ne voit là qu'uneamélioration, une économie : −elle dérobe lâchement unsecret ; et elle s'en applaudit comme d'une découverte ; ellechange les zones naturelles de la production au détriment detout un peuple, et elle prétend n'avoir fait autre chose qu'user des avantages de son climat. La concurrence bouleversetoutes les notions de l'équité et de la justice ; elle augmenteles frais réels de la production en multipliant sans nécessitéles capitaux engagés, provoque tour à tour la cherté desproduits et leur avilissement, corrompt la consciencepublique en mettant le jeu à la place du droit, entretientpartout la terreur et la méfiance. Mais quoi ! Sans cet atrocecaractère, la concurrence perdrait ses effets les plusheureux ; sans l'arbitraire dans l' échange et les alarmes dumarché, le travail n'élèverait pas sans cesse fabrique contrefabrique, et, moins tenue en haleine, la production neréaliserait aucune de ses merveilles. Après avoir fait surgirle mal de l'utilité même de son principe, la concurrence saitde nouveau tirer le bien du mal ; la destruction engendrel'utilité, l'équilibre se réalise par l'agitation, et l'on peut direde la concurrence ce que Samson disait du lion qu'il avaitterrassé : De Comedente Cibus Exiit, Et De Forti Dulcedo.Est−il rien, dans toutes les sphères de la science humaine, deplus surprenant que l'économie politique ?

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Gardons−nous toutefois de céder à un mouvementd'ironie, qui ne serait de notre part qu'une injuste invective.C'est le propre de la science économique de trouver sacertitude dans ses contradictions, et tout le tort deséconomistes est de n'avoir pas su le comprendre. Rien deplus pauvre que leur critique, rien de plus attristant que letrouble de leurs pensées, dès qu'ils touchent à cette questionde la concurrence : on dirait des témoins forcés par la torturede confesser ce que leur conscience voudrait taire. Lelecteur me saura gré de mettre sous ses yeux les argumentsdu laissez−passer, en le faisant, pour ainsi dire, assister à unconciliabule d'économistes. M Dunoyer ouvre la discussion.M Dunoyer est de tous les économistes celui qui a le plusénergiquement embrassé le côté positif de la concurrence, etpar conséquent, comme l'on pouvait s'y attendre, celui detous aussi qui en a le plus mal saisi le côté négatif. MDunoyer, intraitable sur ce qu'il appelle les principes, estfort éloigné de croire qu'en fait d'économie politique le ouiet le non puissent être vrais l'un et l'autre au même momentet au même degré ; disons−le même à sa louange, une telleconception lui répugne d'autant plus, qu'il a plus defranchise et de loyauté dans ses doctr ines. Que nedonnerais−je point pour faire pénétrer dans cette âme sipure, mais si obstinée, cette vérité aussi certaine pour moique l'existence du soleil, que toutes les catégories del'économie politique sont des contradictions ! Au lieu des'épuiser inutilement à concilier la pratique et la théorie ; aulieu de se contenter de la ridicule défaite que tout ici−bas a

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ses avantages et ses inconvénients, M Dunoyer chercheraitl'idée synthétique dans laquelle toutes les antinomies serésolvent, et, de conservateur paradoxal qu'il est aujourd'hui,il deviendrait avec nous révolutionnaire inexorable etconséquent. « si la concurrence est un principe faux, dit MDunoyer, il s'ensuit que depuis deux mille ans l'humanité afait fausse route. » non, cela ne s'ensuit pas comme vous ledites ; et votre remarque préjudicielle se réfute par la théoriemême du progrès. L'humanité pose ses principes, tour à tour,et quelquefois à de longs intervalles : jamais elle ne s'endessaisit quant au contenu, bien qu'elle les détruisesuccessivement quant à l'expression ou à la formule. Cettedestruction est appelée négation ; parce que la raisongénérale, progressant toujours, nie incessamment laplénitude et la suffisance de ses idées antérieures. C'est ainsique la concurrence étant l'une des époques de la constitutionde la valeur, l'un des éléments de la synthèse sociale, il esttout à la fois vrai de dire qu'elle est indestructible dans sonprincipe, et que néanmoins dans sa forme actuelle elle doitêtre abolie, être niée. Si donc quelqu'un ici se trouve enopposition avec l'histoire, c'est vous. J'ai à faire sur lesaccusations dont la concurrence a été l'objet, plusieursremarques. La première est que ce régime, bon ou mauvais,ruineux ou fécond, n'existe réellement pas encore ; qu' iln'est établi nulle part que par exception et de la manière laplus incomplète. Cette première observation n'a pas de sens.la concurrence tue la concurrence, avons−nous dit encommençant ; cet aphorisme peut être pris pour une

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définition. Comment donc la concurrence serait−elle jamaiscomplète ? −d'ail leurs, quand on accorderait que laconcurrence n'existe pas encore dans son intégralité, celaprouverait simplement que la concurrence n' agit pas avectoute la puissance d'élimination qui est en elle ; mais cela nechangera rien à sa nature contradictoire. Qu'avonsnousbesoin d'attendre encore trente siècles, pour savoir que plusla concurrence se développe, plus elle tend à réduire lenombre des concurrents ? « la seconde est que le tableauqu'on en t race est inf idèle ; et qu'on n 'y t ient passuffisamment compte de l'extension qu'a prise le bien−êtregénéral, y compris celui même des classes laborieuses. » siquelques socialistes méconnaissent le côté utile de laconcurrence, vous de votre côté vous ne faites aucunemention de ses effets pernicieux. Le témoignage de vosadversaires venant compléter le vôtre, la concurrence estmise dans tout son jour, et d'un double mensonge résultepour nous la vérité. −quant à la gravité du mal, nous verronstout à l'heure à quoi nous en tenir. « la troisième est que lemal éprouvé par les classes laborieuses n' est pas rapporté àses véritables causes. » s'il y a d'autres causes de misère quela concurrence, cela empêche−t−il qu'elle n'y contribue poursa part ? N'y eût−il qu'un seul industriel ruiné tous les anspar la concurrence, s'il était reconnu que cette ruine estl'effet nécessaire du principe, la concurrence, commeprincipe, devrait être rejetée. « la quatrième est que lesprincipaux moyens propres pour y obvier ne seraient rienmoins qu'expédients... » c'est possible : mais j'en conclus

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que l' insuffisance des remèdes proposés vous impose unnouveau devoir, qui est précisément de rechercher lesmoyens les plus expédients de prévenir le mal de laconcurrence. « la cinquième, enfin, est que les vraisremèdes, en tant qu'il est possible de remédier au mal par lalégislation, seraient précisément dans le régime qu'on accusede l'avoir produit, c' est−à−dire dans un régime de plus enplus réel de liberté et de concurrence. » eh bien ! Je le veux.Le remède à la concurrence, selon vous, est de rendre laconcurrence universelle. Mais pour que la concurrence soituniverselle, il faut procurer à tous les moyens de concourir ;il faut détruire ou modifier la prédominance du capital sur letravail, changer les rapports de maître à ouvrier, résoudre, enun mot, l'antinomie de la division et celle des machines ; ilfaut organiser le travail : pouvez−vous donner cettesolution ? M Dunoyer développe ensuite , avec un couragedigne d'une meilleure cause, son utopie à lui de concurrenceuniverselle : c'est un labyrinthe où l'auteur trébuche et secontredit à chaque pas. « la concurrence, dit M Dunoyer,rencontre une multitude d'obstacles. » en effet, elle enrencontre tant et de si puissants, qu'elle en devient ellemêmeimpossible. Car, le moyen de triompher d'obstaclesinhérents à la constitution de la société, et par conséquentinséparables de la concurrence même ? « il est, en outre desservices publics... etc. » qu'est−ce que tout cela signifie ? MDunoyer n'entend pas sans doute que la société se passe degouvernement, d'administration, de police, d'impôts, d'universités, en un mot, de tout ce qui constitue une société.

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Donc, puisque la société implique nécessairement desexceptions à la concurrence, l'hypothèse d'une concurrenceuniverselle est chimérique, et nous voilà replacés sous lerégime du bon plaisir : chose que nous savions déjà par ladéfinition de la concurrence . Y a−t−il rien de sérieux danscette argumentation de M Dunoyer ?

Autrefois, les maîtres de la science commençaient parrejeter loin d'eux toute idée préconçue, et s'attachaient àramener les faits, sans les altérer ni les dissimuler jamais, àdes lois générales. Les recherches d'A Smith sont, pour letemps où elles parurent, un prodige de sagacité et de hautera ison. Le tab leau économique de Quesnay, toutinintelligible qu'il paraisse, témoigne d'un sentiment profondde la synthèse générale. L'introduction du grand traité deJ−B Say roule exclusivement sur les caractères scientifiquesde l'économie politique, et l'on y voit à chaque lignecombien l'auteur sentait le besoin de notions absolues. Leséconomistes du siècle passé n'ont pas constitué la science, àcoup sûr : mais ils cherchaient avec ardeur et bonne foi cetteconstitution. Que nous sommes loin aujourd'hui de cesnobles pensées ! Ce n'est plus une science que l'on cherche ;ce sont des intérêts de dynastie et de caste que l'on défend.On s'opiniâtre dans la routine, en raison même de sonimpuissance ; on s'autorise des noms les plus vénérés pourimprimer à des phénomènes anormaux un caractère d'authenticité qu'ils n'ont pas ; on taxe d'hérésie les faitsaccusateurs ; on calomnie les tendances du siècle ; et rien n'

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irrite un économiste comme de prétendre raisonner avec lui.« ce qui est particulier au temps actuel, s'écrie d'un ton devif mécontentement M Dunoyer, c'est l'agitation de toutesles classes.. . etc. » bon ! Parce que les social istesaiguillonnent l'économie politique, ce sont des diablesincarnés ! Se peut−il rien de plus impie, en effet, qued'apprendre au prolétaire qu' il est lésé dans son travail etson salaire, et que dans le milieu où il vit, sa misère est sansremède ? M Reybaud répète, en la renforçant, la plainte deson maître M Dunoyer : on dirait les deux séraphins d'Isaïechantant un sanctus à la concurrence. En juin I 844, aumoment où il publiait la quatrième édition des réformateurscontemporains , M Reybaud écrivait, dans l'amertume deson âme : « on doit aux socialistes l'organisation du travail,le droit au travail ; ils sont les promoteurs du régime desurveillance... les chambres législatives de chaque côté dudétroit subissent peu à peu leur influence... ainsi l' utopiegagne du terrain... » et M Reybaud de déplorer l' influencesecrète du socialisme sur les meilleurs esprits ; de flétrir,voyez la rancune ! La contagion inaperçue dont se laissentprendre ceux−là mêmes qui ont rompu des lances contre lesocialisme. Puis il annonce, comme un dernier acte de sahaute justice contre les méchants, la publication prochaine,sous le titre de lois du travail , d'un ouvrage où il prouvera /à moins d'une évolution nouvelle dans ses idées / que leslois du travail n'ont rien de commun, ni avec le droit autravail, ni avec l'organisation du travail, et que la meilleuredes réformes est de laisser faire. « aussi bien, ajoute M

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Reybaud, la tendance de l'économie politique n'est plus à lathéorie, mais à la pratique. Les parties abstraites de lascience semblent désormais fixées. La controverse desdéfinitions est épuisée, ou à peu près. Les travaux desgrands économistes sur la valeur, le capital, l'offre et lademande, le salaire, les impôts, les machines, le fermage,l'accroissement de population, l' engorgement des produits,les débouchés, les banques, les monopoles, etc., etc.,semblent avo i r marqué la l im i te des recherchesdogmatiques, et forment un ensemble de doctrines au delàduquel il y a peu de chose à espérer. » facilité de parler ,impuissance de raisonner, telle eût été la conclusion deMontesquieu sur cet étrange panégyrique des fondateurs del' économie sociale. La science est faite ! M Reybaud en faitle serment ; et ce qu'il proclame avec tant d'autorité, on lerépète à l'académie, dans les chaires, au conseil d'état, auxchambres ; on le publie dans les journaux ; on le fait dire auroi dans ses discours de bonne année, et devant lestribunaux, les réclamants sont jugés en conséquence. Lascience est faite !

Quel est donc notre folie, socialistes, de chercher le jouren plein midi, et de protester, notre lanterne à la main,contre l' éclat de ces soleils ! Mais, messieurs, c'est avec unregret sincère et une défiance profonde de moi−même que jeme vois forcé de vous demander quelques éclaircissements.Si vous ne pouvez remédier à nos maux, donnez−nous aumoins de bonnes paroles, donnez−nous l 'évidence,

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donnez−nous la résignation.

« i l est patent, dit M Dunoyer, que la richesse estinfiniment mieux répartie de nos jours qu'elle ne l'a jamaisété. » −« l' équilibre des joies et des peines, reprend aussitôtM Reybaud, tend toujours à se rétablir ici−bas. » quoi donc !Que dites−vous ? richesse mieux répartie, équilibrerétabli ! expliquezvous, de grâce, sur cette meilleurerépartition ? Est−ce l' égalité qui vient, ou l'inégalité qui s'enva ? La solidarité qui se resserre, ou la concurrence quidiminue ? Je ne vous quitte pas que vous ne m'ayez répondu,Non Missura Cutem...

car, quelle que soit la cause du rétablissement d'équilibreet de la meilleure répartition que vous signalez, je l'embrasseavec ardeur, et la poursuivrai jusqu'à ses dernièresconséquences. Avant I 83 o, je prends cette date au hasard,la richesse était plus mal répartie : comment cela ?Aujourd'hui, selon vous, elle l'est mieux : pourquoi ? Vousvoyez où je veux venir : la répartition n'étant pas encoreparfaitement équitable , ni l'équilibre absolument juste, jedemande, d'un côté, quel est l'empêchement qui dérangel'équilibre ; de l'autre, en vertu de quel principe l'humanitépasse sans cesse du pire au moins mal, et du bien au mieux ?Car enfin ce principe secret d' amélioration ne peut être ni laconcurrence, ni les machines, ni la division du travail, nil'offre et la demande : tous ces principes ne sont que lesleviers qui, tour à tour, font osciller la valeur, ainsi que l'a

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très−bien compris l'académie des sciences morales. Quelleest donc la loi souveraine du bien−être ? Quelle est cetterègle, cette mesure, ce critérium du progrès, dont laviolation est la cause perpétuelle de la misère ? Parlez, et nepérorez plus. La richesse est mieux répartie, dites−vous.

Voyons vos preuves. M Dunoyer : « d'après desdocuments officiels, il n'existe guère moins de onze millionsde cotes foncières. On estime à six millions le nombre despropriétaires par qui ces cotes sont payées ; de sorte que, àquatre individus par famille, il n'y aurait pas moins devingt−quatre millions d' habitants sur trente−quatre quiparticiperaient à la propriété du sol. » donc, selon le chiffrele plus favorable, il y aurait en France dix millions deprolétaires, près du tiers de la population. Hé ! Qu'endites−vous ? Ajoutez à ces dix millions la moitié desvingt−quatre autres pour qui la propr iété, grevéed'hypothèques, morcelée, appauvrie, déplorable, ne vaut pasun métier ; et vous n'aurez pas encore le chiffre desindividus qui vivent à titre précaire.

« le nombre des vingt−quatre millions de propriétairestend sensiblement à s'accroître. » je soutiens, moi, qu'il tendsensiblement à décroître. Quel est le vrai propriétaire, àvotre avis, du détenteur nominal, imposé, taxé, gagé,hypothéqué, ou du créancier qui perçoit le revenu ? Lesprêteurs ju i fs et bâlo is sont aujourd 'hui les vra ispropriétaires de l'Alsace ; et ce qui prouve l'excellent

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jugement de ces prêteurs, c'est qu'ils ne songent point àacquérir : i ls préfèrent placer leurs capitaux . « auxpropriétaires fonciers, il faut ajouter environ I 5 ooooopatentés, soit, à quatre personnes par famille, six millionsd'individus intéressés comme chefs à des entreprisesindustrielles. » mais, d'abord, un grand nombre de cespatentés sont propriétaires fonciers, et vous faites doubleemploi. Puis, on peut affirmer que sur la totalité desindustriels et commerçants patentés, un quart au plus réalisedes bénéfices, un autre quart se soutient au pair, et le resteest constamment audessous de ses affaires. Prenons donc lamoitié au plus des six mil l ions de soi−disant chefsd'entreprises, que nous ajouterons aux douze millionstrès−problématiques de propriétaires réels, et nousarriverons à un total de quinze millions de français en état ,par leur éducation, leur industrie, leurs capitaux, leur crédit ,leurs propriétés, de se faire concurrence. Pour le surplus dela nation, soit dix−neuf millions d'âmes, la concurrence est,comme la poule au pot de Henri Iv, un mets qu' i lsproduisent pour la classe qui peut le payer, mais auquel ilsne touchent pas . Autre difficulté. Ces dix−neuf millionsd'hommes, à qui la concurrence demeure inabordable, sontles mercenaires des concurrents. Tels autrefois les serfscombattaient pour les seigneurs, mais sans pouvoireux−mêmes porter bannière ni mettre armée sur pied. Or, sila concurrence ne peut par elle−même devenir la conditioncommune, comment ceux pour qui elle n'a que des périlsn'exigeraient−ils pas des garanties de la part des barons

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qu'ils servent ? Et si ces garanties ne peuvent leur êtrerefusées, comment seraient−elles autre chose que desentraves à la concurrence, ainsi que la trêve de Dieu,inventée par les évêques, avait été une entrave aux guerresféodales ? Par la constitution de la société, disais−je tout àl'heure, la concurrence est une chose d'exception, unprivilége ; à présent je demande comment, avec l'égalité desdroits, ce privilége est encore possible ? Et pensez−vous,lorsque je réclame pour les consommateurs et les salariésdes garanties contre la concurrence, que ce soit un rêve desocialiste ? écoutez deux de vos plus illustres confrères, quevous n'accuserez pas d'accomplir une oeuvre infernale. MRossi, tome Ier, leçon I 6, reconnaît à l'état le droit deréglementer le travail, lorsque le danger est trop grand, et lesgaranties insuffisantes, ce qui veut dire toujours. Car lelégislateur doit procurer l'ordre public par des principes etdes lois : i l n'attend pas que des faits imprévus seproduisent pour les refouler d'une main arbitraire.−ailleurs, Tii, P 73− 77, le même professeur signale commeconséquences d'une concurrence exagérée, la formationincessante d'une aristocratie financière et territoriale, ladéroute prochaine de la petite propriété, et il jette le crid'alarme. De son côté, M Blanqui déclare que l'organisationdu travail est à l'ordre du jour dans la science économique /depuis il s'est rétracté / ; il provoque la participation desouvriers dans les bénéfices et l'avénement du travailleurcollectif, et tonne sans discontinuer contre les monopoles,les prohibitions et la tyrannie du capital.

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M Rossi, en qualité de criminaliste, statue contre lesbrigandages de la concurrence ; M Blanqui, comme jugeinstructeur, dénonce les coupables : c'est la contre−partie duduo chanté tout à l'heure par Mm Reybaud et Dunoyer.Quand ceux−ci crient Hosanna, ceux−là répondent, commeles pères des conciles, Anathema. Mais, dira−t−on, MmBlanqu et Ross n' entendent frapper que les abus de laconcurrence ; ils n'ont garde de proscrire le principe , etdans tout cela ils sont parfaitement d'accord avec MmReybaud et Dunoyer. Je proteste contre cette distinction,dans l'intérêt de la renommée des deux professeurs. En fait,l'abus a tout envahi, et l'exception est devenue la règle.Lorsque M Troplong, défendant, avec tous les économistes,la liberté du commerce, reconnaissait que la coalition desmessageries était un de ces faits contre lesquels lelégislateur se trouvait absolument sans action, et quisemblent démentir les notions les plus saines de l'économiesociale, il avait encore la consolation de se dire qu'unsemblable fait était tout exceptionnel, et qu'il y avait lieu decroire qu'il ne se généraliserait pas. Or, ce fait s'estgénéralisé : il suffit au jurisconsulte le plus routinier demettre la tête à sa fenêtre, pour voir qu'aujourd'hui toutabsolument a été monopolisé par la concurrence, lestransports / par terre, par fer et par eau /, les blés et farines,les vins et eaux−de−vie, le bois, la houille , les huiles, lesfers, les tissus, le sel, les produits chimiques, etc. Il est tristepour la jurisprudence, cette soeur jumelle de l'économiepolitique, de voir en moins d'un lustre ses graves prévisions

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démenties : mais il est plus triste encore pour une grandenation d'être menée par de si pauvres génies, et de glanerles quelques idées qui la font vivre dans la broussaille deleurs écrits. En théorie, nous avons démontré que laconcurrence, par son côté utile, devait être universelle etportée à son maximum d'intensité ; mais que, sous sonaspect négatif, elle doit être partout étouffée, jusqu'audernier vestige. Les économistes sont−ils en mesured'opérer cet te él iminat ion ? En ont−i ls prévu lesconséquences, calculé les difficultés ? En cas d'affirmative,j'oserais leur proposer le cas suivant à résoudre. Un traitéde coalition, ou plutôt d' association, car les tribunauxseraient fort embarrassés de définir l'une et l'autre, vient deréunir dans une même compagnie toutes les mines dehoui l le du bass in de la Lo i re . Sur la p la in te desmunicipalités de Lyon et de Saint−étienne, le ministre anommé une commission chargée d'examiner le caractère etles tendances de cette effrayante société. Eh bien ! Je ledemande, que peut ici l'intervention du pouvoir, assisté dela loi civile et de l'économie politique ? On crie à lacoalition.

Mais peut−on empêcher les propriétaires de mines des'associer, de réduire leurs frais généraux et d'exploitation,et de tirer, par un travail mieux entendu, un parti plusavantageux de leurs mines ? Leur ordonnera−t−on derecommencer leur ancienne guerre, et de se ruiner parl 'augmentation des dépenses, par le gaspil lage, par

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l'encombrement, le désordre, la baisse des prix ? Tout celaest absurde.

Les empêchera−t−on d'augmenter leurs prix, de manière àretrouver l'intérêt de leurs capitaux ? Alors qu'on les défendeeux−mêmes contre les demandes d'augmentation de salairede la part des ouvriers ; qu'on refasse la loi sur les sociétésen commandite ; qu'on interdise le commerce des actions ; etquand toutes ces mesures auront été prises, comme lescapitalistes propriétaires du bassin ne peuvent sans injusticeêtre contraints de perdre des capitaux engagés sous unrégime différent, qu'on les indemnise. Leur imposera−t−onun tarif ? C'est une loi de maximum. L'état devra donc semettre aux lieu et place des exploitants, faire leurs comptesde capital, d'intérêts, de frais de bureaux ; régler les salairesdes mineurs, les appointements des ingénieurs et desdirecteurs, le prix des bois employés pour l'extraction, ladépense du matériel, et enfin déterminer le chiffre normal etlégitime du bénéfice. Tout cela ne peut se faire parordonnance ministérielle : il faut une loi.

Le législateur osera−t−il, pour une industrie spéciale,changer le droit public des français, et mettre le pouvoir à laplace de la propriété ? Alors de deux choses l'une : ou lecommerce des houilles tombera aux mains de l'état ; ou bienl'état aura trouvé moyen de concilier pour l'industrieextractive la liberté et l'ordre, et dans ce cas les socialistesdemandent que ce qui aura été exécuté sur un point soit

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imité partout. La coalition des mines de la Loire a posé laquestion sociale en des termes qui ne permettent plus defuir. Ou la concurrence, c'est−à−dire le monopole et ce quis'ensuit ; ou l'exploitation par l'état, c'est−à−dire la cherté dutravail et l'appauvrissement continu ; ou bien enfin unesolution égalitaire, en d'autres termes l' organisation dutravail, ce qui emporte la négation de l' économie politiqueet la fin de la propriété. Mais les économistes ne procèdentpoint avec cette brusque logique : ils aiment à marchanderavec la nécessité. M Dupin / séance de l' académie dessciences morales et politiques du Iojuini 843 / exprimel'opinion que « si la concurrence peut être utile à l' intérieur,elle doit être empêchée de peuple à peuple. » empêcher oulaisser faire, voilà l'éternelle alternative des économistes :leur génie ne va pas au delà. En vain on leur crie qu'il nes'agit ni de rien empêcher ni de tout permettre ; que cequ'on leur demande, ce que la société attend, est uneconciliation : cette idée double n'entre pas dans leurcerveau. « i l faut, réplique à M Dupin M Dunoyer,distinguer la théorie de la pratique. » mon dieu ! Chacunsait que M Dunoyer, inflexible sur les principes dans sesouvrages, est très−accommodant sur la pratique au conseild'état. Mais qu'il daigne donc une fois se poser à lui−mêmecette question : pourquoi suis je contraint de distinguer sanscesse la pra t ique de la théor ie ? Pourquo i ne s 'accordent−elles pas ? M Blanqui, en homme conciliant etpacifique, appuie le savant M Dunoyer, c'est−à−dire lathéorie . Toutefois il pense, avec M Dupin, c'est−à−dire

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avec la pratique, que la concurrence n'est pas exempte dereproches . Tant M Blanqui a peur de calomnier et d'attiserle feu ! M Dupin s'obstine dans son opinion. Il cite, à lacharge de la concurrence, la fraude, la vente à faux poids,l'exploitation des enfants. Le tout sans doute afin de prouverque la concurrence à l'intérieur peut être utile ! M Passy,avec sa logique ordinaire, fait observer qu'il y aura toujoursdes malhonnêtes gens qui, etc. −accusez la nature humaine,s'écrie−t −il, mais non pas la concurrence. Dès le premiermot, la logique de M Passy s'écarte de la question. Ce quel'on reproche à la concurrence, ce sont les inconvénients quirésultent de sa nature , et non les fraudes dont elle estl'occasion ou le prétexte. Un manufacturier trouve moyen deremplacer un ouvrier qui lui coûte 3 francs par jour, parune femme à laquelle il ne donne que I franc. Cet expédientest le seul pour lui de soutenir la baisse et de faire marcherson établissement. Bientôt aux ouvrières il adjoindra desenfants. Puis, contraint par les nécessités de la guerre, peuà peu il réduira les salaires et augmentera les heures detravail. Où est ici le coupable ? Cet argument peut seretourner de cent façons, et s'appliquer à toutes lesindustries , sans qu'il y ait lieu d'accuser la nature humaine.M Passy lui−même est forcé de le reconnaître, lorsqu'ilajoute : « quant au travail forcé des enfants, la faute en estaux parents. » −c' est juste. Et la faute des parents, à qui ?

« en Irlande, continue cet orateur, il n'y a point deconcurrence, et cependant la misère est extrême. » sur ce

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point la logique ordinaire de M Passy a été trahie par undéfaut de mémoire extraordinaire. En Irlande, il y amonopole complet, universel, de la terre, et concurrencei l l i m i t é e , a c h a r n é e p o u r l e s f e r m a g e s .Concurrence−monopole sont les deux boulets que traîne àchaque pied la malheureuse Irlande. Quand les économistessont las d'accuser la nature humaine, la cupidité des parents,la turbulence des radicaux, ils se réjouissent par le tableaude la félicité du prolétariat. Mais là encore ils ne se peuventaccorder ni entre eux, ni avec eux−mêmes ; et rien ne peintmieux l'anarchie de la concurrence que le désordre de leursidées. « aujourd'hui, la femme de l'artisan se pare de robesélégantes que n'auraient pas dédaignées les grandes damesde l'autre siècle. » / M Chevalier, 4 e leçon. / et c'est cemême M Chevalier qui, d'après un calcul à lui propre,estime que la totalité du revenu national donnerait 65centimes par jour et par individu. Quelques économistesfont même descendre ce chiffre à 55 centimes. Or, comme ilfaut prendre sur cette somme de quoi composer les fortunessupérieures, on peut évaluer, d'après le compte de M DeMorogues, que le revenu de la moitié des français nedépasse pas 25 centimes. « mais, reprend avec une mystiqueexaltation M Chevalier, le bonheur n'est−il pas dansl 'harmonie des dés i rs e t des jou issances. . . e tc . »−économiste, dirait Horace à M Chevalier , s'il vivait denotre temps : occupez−vous seulement de mon revenu, etlaissez−moi le soin de mon âme : /... /. M Dunoyer a denouveau la parole : « on pourrait aisément, dans beaucoup

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de villes, les jours de fêtes, confondre la classe ouvrièreavec la classe bourgeoise... etc. » plus loin, M Dunoyerdonne le tableau des fortunes anglaises d' après Marshall. Ilrésulte de ce tableau qu'en Angleterre deux millions cinqcent mille familles n'ont qu'un revenu de I 2 oo francs. Or,en Angleterre, I 2 oo francs de revenu répondent chez nous à73 o francs, somme qui, divisée entre quatre personnes,donne à chacune I 82 fr 5 oc, et par jour 5 o centimes. Celase rapproche des 65 centimes que M Chevalier accorde àchaque français : la différence en faveur de celui−ci provientde ce que, le progrès de la richesse étant moins avancé enFrance, la misère y est également moindre. Que faut−ilcroire des descriptions luxuriantes des économistes ou deleurs calculs ? « le paupérisme s'est accru à tel point enAngleterre, avoue M Blanqui, que le gouvernement anglaisa dû chercher un refuge dans ces affreuses maisons detravail... » en effet, ces prétendues maisons de travail, où letravail consiste en occupations ridicules et stériles, ne sont,quoi qu'on ait dit, que des maisons de torture. Car il n'estpour un être raisonnable de torture pareille à celle de tournerune meule sans grain et sans farine, dans le but unique defuir le repos, sans pour cela échapper à l'oisiveté. " cetteorganisation / l' organisation de la concurrence /, continue MBlanqui, tend à faire passer tous les profits du travail du côtédes capitaux...

c'est à Reims, à Mulhouse, à Saint−Quentin, comme àManchester, à Leeds, à Spitafield, que l'existence des

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ouvriers est le plus précaire... « suit un tableau épouvantablede la misère des ouvriers. Hommes, femmes, enfants, jeunesfilles , passent devant vous affamés, étiolés, couverts dehaillons, blafards et farouches. La description se termine parce trait : » les ouvriers de l'industrie mécanique ne peuventplus fournir de soldats au recrutement de l'armée. " il paraîtqu'à ceux−là le pain blanc et la soupe de M Dunoyer neprofitent pas. M Villermé regarde le libertinage des jeunesouvrières comme inévitable . Le concubinage est leur étathabituel ; elles sont entièrement subventionnées par lespatrons, commis, étudiants.

Bien qu'en général le mariage ait plus d'attrait pour lepeuple que pour la bourgeoisie, nombre de prolétaires,malthusiens sans le savoir, craignent la famille, et suivent letorrent. Ainsi, comme les ouvriers sont chair à canon, lesouvrières sont chair à prostitution : cela explique l'élégantetenue du dimanche. Après tout, pourquoi ces demoisellesseraient−elles obligées à vertu plutôt que leurs bourgeoises ?M Buret, couronné par l' académie : " j'affirme que la classeouvrière est abandonnée...

etc. " remarquez en passant que le très−regrettable Buretregardait comme un préjugé populaire l'existence desaccapareurs . Eh ! Sophiste : accapareur ou spéculateur,qu'importe le nom, si vous reconnaissez la chose ? De tellescitations rempliraient des volumes. Mais le but de cet écritn'est point de raconter les contradictions des économistes, et

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de faire aux personnes une guerre sans résultat. Notre but estplus élevé et plus digne : c' est de dérouler le système descontradictions économiques , ce qui est tout différent. Nousterminerons donc ici cette triste revue ; et nous jetterons,avant de finir, un coup d'oeil sur les divers moyens proposéspour remédier aux inconvénients de la concurrence. Iii−desremèdes contre la concurrence. La concurrence dans letravail peut−elle être abolie ? Autant vaudrait demander sila personnalité, la liberté, la responsabilité individuelle peutêtre supprimée. La concurrence, en effet, est l'expression del'activité collective ; de même que le salaire, considéré dansson acception la plus haute, est l'expression du mérite et dudémérite, en un mot de la responsabilité du travailleur. Envain l'on déclame et l'on se révolte contre ces deux formesessentielles de la liberté et de la discipline dans le travail.Sans une théorie du salaire, point de répartition, point dejustice ; sans une organisation de la concurrence, point degarantie sociale, partant point de solidarité. Les socialistesont confondu deux choses essentiellement distinctes, lorsqueopposant l'union du foyer domestique à la concurrenceindustrielle, ils se sont demandé si la société ne pouvait pasêtre constituée précisément comme une grande famille donttous les membres seraient liés par l'affection du sang, et noncomme une espèce de coalition où chacun est retenu par laloi de ses intérêts. La famille n'est pas, si j'ose ainsi dire, letype, la molécule organique de la société. Dans la famille,comme l' avait très−bien observé M De Bonald, il n'existequ'un seul être moral, un seul esprit, une seule âme, je

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dirais presque, avec la bible, une seule chair. La famille estle type et le berceau de la monarchie et du patriciat : en elleréside et se conserve l'idée d'autorité et de souveraineté, quis'efface de plus en plus dans l'état. C'est sur le modèle de lafamille que toutes les sociétés antiques et féodales s'étaientorganisées : et c'est précisément contre cette vieilleconstitution patriarcale que proteste et se révolte ladémocratie moderne. L' unité constitutive de la société estl'atelier. Or, l'atelier implique nécessairement un intérêt decorps et des intérêts privés ; une personne collective et desindividus. De là, un système e rapports inconnus dans lafamille, et parmi lesquels l' opposition de la volontécollective, représentée par le maître , et des volontésindividuelles, représentées par les salariés , figure aupremier rang. Viennent ensuite les rapports d' atelier àatel ier, de capital à capital, en d'autres termes laconcurrence et l'association. Car la concurrence et l'association s'appuient l'une sur l'autre ; elles n'existent pasl'une sans l'autre ; bien loin de s'exclure, elles ne sont pasmême divergentes. Qui dit concurrence, suppose déjà butcommun ; la concurrence n'est donc pas l'égoïsme, etl'erreur la plus déplorable du socialisme est de l'avoirregardée comme le renversement de la société. Il ne sauraitdonc être ici question de détruire la concurrence, choseaussi impossible que de détruire la liberté ; il s'agit d'entrouver l'équilibre, je dirais volontiers la police. Car touteforce, toute spontanéité, soit individuelle, soit collective,doit recevoir sa détermination : il en est à cet égard de la

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concurrence comme de l'intelligence et de la liberté.Comment donc la concurrence se déterminera−t−elleharmoniquement dans la société ? Nous avons entendu laréponse de M Dunoyer, parlant pour l'économie politique :la concurrence doit se déterminer par elle−même. End'autres termes, selon M Dunoyer et tous les économistes, leremède aux inconvénients de la concurrence est encore laconcurrence ; et puisque l'économie politique est la théoriede la propriété, du droit absolu d'user et d'abuser, il estclair que l'économie politique n'a rien autre chose àrépondre. Or, c'est comme si l'on prétendait que l'éducationde la liberté se fait par la liberté, l'instruction de l'esprit parl'esprit , la détermination de la valeur par la valeur : toutespropositions évidemment tautologiques et absurdes. Et, eneffet, pour nous renfermer dans le sujet que nous traitons, ilsaute aux yeux que la concurrence, pratiquée pourel le−même et sans autre but que de maintenir uneindépendance vague et discordante, ne peut aboutir à rien,et que ses oscillations sont éternelles.

Dans la concurrence ce sont les capitaux, les machines, lesprocédés, le talent et l'expérience, c'est−à−dire encore descapitaux, qui sont en lutte ; la victoire est assurée aux plusgros bataillons. Si donc la concurrence ne s'exerce qu'auprofit d'intérêts privés, et que ses effets sociaux n'aient été nidéterminés par la science, ni réservés par l'état, il y auradans la concurrence, comme dans la démocratie, tendancecontinuelle de la guerre civile à l'oligarchie, de l'oligarchie

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au despotisme, puis dissolution et retour à la guerre civile,sans fin et sans repos. Voilà pourquoi la concurrence,abandonnée à elle−même, ne peut jamais arriver à saconstitution : de même que la valeur, elle a besoin d'unprincipe supérieur qui la socialise et la définisse. Ces faitssont désormais assez bien établis pour que nous puissionsles considérer comme acquis à la critique et nous dispenserd'y revenir. L'économie politique, pour ce qui concerne lapolice de la concurrence, n'ayant et ne pouvant avoir d'autremoyen que la concur rence même, es t démont réeimpuissante. Reste donc à savoir comment le socialisme aentendu la solution. Un seul exemple donnera la mesure deses moyens, et nous permettra de prendre à son égard desconclusions générales. M Louis Blanc est peut−être de tousles modernes socialistes celui qui, par son remarquabletalent, a su le mieux appeler sur ses écrits l'attention dupublic. Dans son organisation du travail , après avoirramené le problème de l'association à un seul point, laconcurrence, i l se prononce, sans hésiter, pour sonabolition. On peut juger d'après cela combien cet écrivain,d'ordinaire si avisé, s'est fait illusion sur la valeur de l'économie politique et sur la portée du socialisme. D'un côté,M Blanc, recevant de je ne sais d'où ses idées toutes faites,donnant tout à son siècle et rien à l'histoire, rejetteabsolument, pour le contenu et pour la forme, l'économiepolitique, et se prive des matériaux même de l'organisation ;de l'autre, il attribue à des tendances ressuscitées de toutesles époques antérieures, et qu'il prend pour nouvelles, une

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réalité qu'elles n'ont pas, et méconnaît la nature dusocialisme, qui est d'être exclusivement critique. M Blancnous a donc donné le spectacle d'une imagination vive etprompte aux prises avec une impossibilité ; il a cru à ladivination du génie : mais il a dû s'apercevoir que lascience ne s'improvise pas, et que, s' appelât−on AdolpheBoyer, Louis Blanc ou J−J Rousseau, du moment qu'il n'y arien dans l'expérience, il n'y a rien dans l'entendement. MBlanc débute par cette déclaration : « nous ne saurionscomprendre ceux qui ont imaginé je ne sais quel mystérieuxaccouplement des deux principes opposés. Greffer l'association sur la concurrence est une pauvre idée : c'estremplacer les eunuques par les hermaphrodites. » cesquatre lignes sont pour M Blanc à jamais regrettables. Ellesprouvent qu'à la date de la quatrième édition de son livre, ilétait sur la logique aussi peu avancé que sur l'économiepolitique, et qu' il raisonnait de l'une et de l'autre comme unaveugle des couleurs. L'hermaphrodisme, en politique,consiste précisément dans l'exclusion, parce que l'exclusionramène toujours, sous une forme quelconque et dans unmême degré, l'idée exclue ; et M Blanc serait étrangementsurpris si on lui faisait voir, par le mélange perpétuel qu'ilfait dans son livre des principes les plus contraires,l'autorité et le droit, la propriété et le communisme,l'aristocratie et l 'égalité, le travail et le capital, larécompense et le dévouement, la liberté et la dictature, lel ibre examen et la fo i rel ig ieuse, que le vér i tablehermaphrodite, publiciste au double sexe, c'est lui. M Blanc,

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placé sur les confins de la démocratie et du socialisme, undegré plus bas que la république, deux degrés au−dessousde M Barrot, trois au−dessous de M Thiers, est encorelui−même, quoi qu'il dise et quoi qu'il fasse, un descendantà la quatrième génération de M Guizot, un doctrinaire. «certes, s' écrie M Blanc, nous ne sommes pas de ceux quicrient anathème au principe d'autorité. Ce principe, nousavons eu mille fois occasion de le défendre contre desattaques aussi dangereuses qu' ineptes. Nous savons que,lorsque dans une société la force organisée n'est nulle part,le despotisme est partout... » ainsi , d'après M Blanc, leremède à la concurrence, ou plutôt le moyen de l'abolir,consiste dans l ' intervent ion de l 'autor i té, dans lasubstitution de l'état à la liberté individuelle : c' est l'inversedu système des économistes. Je regretterais que M Blanc,dont les tendances sociales sont connues, m'accusât de luifaire une guerre impolitique en le réfutant. Je rends justiceaux intentions généreuses de M Blanc ; j'aime et je lis sesouvrages, et je lui rends surtout grâce du service qu'il arendu , en mettant à découvert, dans son histoire de dix ans ,l' incurable indigence de son parti. Mais nul ne peutconsentir à paraître dupe ou imbécile : or, toute question depersonne mise à part, que peut−il y avoir de commun entrele socialisme, cette protestation universelle, et le pêle−mêlede vieux préjugés qui compose la république de M Blanc ?M Blanc ne cesse d' appeler à l'autorité, et le socialisme sedéclare hautement anarchique ; M Blanc place le pouvoirau−dessus de la société, et le socialisme tend à faire passer

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le pouvoir sous la société ; M Blanc fait descendre la viesociale d'en haut, et le socialisme prétend la faire poindre etvégéter d'en bas ; M Blanc court après la politique, et lesocialisme cherche la science. Plus d'hypocrisie, dirai−je àM Blanc : vous ne voulez ni du catholicisme, ni de lamonarchie, ni de la noblesse, mais il vous faut un dieu, unereligion, une dictature, une censure, une hiérarchie, desdistinctions et des rangs. Et moi je nie votre dieu, votreautorité, votre souveraineté, votre état juridique et toutesvos mystifications représentatives ; je ne veux ni del'encensoir de Robespierre, ni de la baguette de Marat ; etplutôt que de subir votre démocratie androgyne, j' appuie lestatu quo . Depuis seize ans, votre parti résiste au progrès etarrête l'opinion ; depuis seize ans, il montre son originedespotique en faisant queue au pouvoir à l'extrémité ducentre gauche : il est temps qu'il abdique ou qu'il semétamorphose. Implacables théoriciens de l' autorité, queproposez−vous donc que le gouvernement auquel vousfaites la guerre ne puisse réaliser d'une façon plussupportable que vous ? Le système de M Blanc se résume entrois points : I créer au pouvoir une grande forced'initiative, c'est−àdire, en langage français, rendrel'arbitraire tout−puissant pour réaliser une utopie, 2 créer etcommanditer aux frais de l'état des ateliers publics ; 3éteindre l'industrie privée sous la concurrence de l'industrienationale . Et c' est tout. M Blanc a−t−il abordé le problèmede la valeur, qui implique à lui seul tous les autres ? Il nes'en doute seulement pas. −a−t−il donné une théorie de la

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répartition ? Non. −a−t−il résolu l'antinomie de la divisiondu travail, cause éternelle d' ignorance, d'immoralité et demisère pour l'ouvrier ? Non. −a−t −il fait disparaître lacontradiction des machines et du salariat , et concilié lesdroits de l'association avec ceux de la liberté ? Tout aucontraire, M Blanc consacre cette contradiction. Sous laprotection despotique de l'état, i l admet en principel'inégalité des rangs et des salaires, en y ajoutant , pourcompensation, le droit électoral. Des ouvriers qui votent leurrèglement et qui nomment leurs chefs ne sont−ils pas libres ? Il pourra bien arriver que ces ouvriers votants n'admettentparmi eux ni commandement, ni différence de solde : alorscomme rien n'aura été prévu pour donner satisfaction auxcapacités industrielles, tout en maintenant l'égalité politique,la dissolution pénétrera dans l'atelier, et, à moins d'uneintervention de la police, chacun retournera à ses affaires.Ces craintes ne paraissent ni sérieuses ni fondées à MBlanc : il attend l'épreuve avec calme, bien sûr que la sociéténe se dérangera pas pour lui donner le démenti. Et lesquestions si complexes, si embrouillées de l'impôt, du crédit,du commerce international, de la propriété, de l'hérédité : MBlanc les at−il approfondies ? Et le problème de lapopulation, l'a−t−il résolu ? Non, non, non, mille fois non :quand M Blanc ne tranche pas une difficulté, il l'élimine. àpropos de la population, il dit : « comme il n'y a que lamisère qui soit prolifique, et comme l'atelier social feradisparaître la misère, il n'y a pas lieu de s'en occuper. » envain M De Sismondi, appuyé sur l' expérience universelle,

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lui crie : « nous n'avons aucune confiance dans ceux quiexercent des pouvoirs délégués... etc. » M Blanc n'entendrien ; il s'étourdit avec la sonorité de ses phrases : l'intérêtprivé, il le remplace par le dévouement à la chose publique ;à la concurrence il substitue l'émulation et les récompenses.Après avoir posé en principe la hiérarchie industrielle,conséquence nécessaire de sa foi en Dieu, à l' autorité et augénie, il s'abandonne à des puissances mystiques, idoles deson coeur et de son imagination. Ainsi, M Blanc débute parun coup d'état, ou plutôt, suivant son expression originale,par une application de la force d'initiative qu' il crée aupouvoir ; et il frappe une contribution extraordinaire sur lesriches afin de commanditer le prolétariat. La logique de MBlanc est toute simple, c'est celle de la république : lepouvoir peut ce que le peuple veut, et ce que le peuple veutest vrai. Singulière façon de réformer la société que decomprimer ses tendances les plus spontanées, de nier sesmanifestations les plus authentiques, et, au l ieu degénéraliser le bien−être par le développement régulier destraditions, de déplacer le travail et le revenu ! Mais, envérité, à quoi bon ces déguisements ?

Pourquoi tant de détours ? N'était−il pas plus simpled'adopter tout de suite la loi agraire ? Le pouvoir, en vertude sa force d'initiative, ne pouvait−il d'emblée déclarer quetous les capitaux et instruments de travail étaient propriétéde l'état, sauf l'indemnité à accorder aux détenteurs parforme de t rans i t ion ? Au moyen de cet te mesure

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péremptoire, mais loyale et sincère, le champ économiqueétait déblayé ; il n' en eût pas coûté davantage à l'utopie, etM Blanc pouvait alors, sans nul empêchement, procéder àl'aise à l'organisation de la société ? Mais que dis−je ?Organiser ! Toute l'oeuvre organique de M Blanc consistedans ce grand acte d' expropriation ou de substitution,comme on voudra : l ' industrie une fois déplacée etrépublicanisée, le grand monopole constitué, M Blanc nedoute point que la production n'aille à souhait ; il necomprend pas qu'on élève contre ce qu'il appelle sonsystème , une seule difficulté. Et de fait, qu'objecter à uneconception aussi radicalement nulle, aussi insaisissable quecelle de M Blanc ? La partie la plus curieuse de son livre estdans le recueil choisi qu'il a fait d'objections proposées parquelques incrédules, et auxquelles il répond, on le devine,victorieusement. Ces critiques n'avaient pas vu qu'endiscutant le système de M Blanc, ils argumentaient sur lesd imensions , la pesanteur e t la f igure d 'un po in tmathématique. Or, il est arrivé que la controverse soutenuepar M Blanc lui en a plus appris que ses propres méditationsn'avaient fait ; et l'on s' aperçoit que si les objections eussentcontinué, il eût fini par découvrir ce qu'il croyait avoirinventé, l'organisation du travail. Mais enfin le but, sirestreint d'ailleurs, que poursuivait M Blanc, savoirl'abolition de la concurrence et la garantie de succès d'uneentreprise patronnée et commanditée par l'état, ce but a−t−ilété atteint ? −je citerai à ce sujet les réflexions d'unéconomiste de talent, M Joseph Garnier, aux paroles duquel

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je me permettrai de joindre quelques commentaires. « legouvernement, selon M Blanc, choisirait des ouvriersmoraux , et leur donnerait de bons salaires. » ainsi il faut àM Blanc des hommes faits exprès : il ne se flatte pas d'agirsur toute espèce de tempéraments. Quant aux salaires, MBlanc les promet bons ; c'est plus aisé que d' en définir lamesure. « M Blanc admet par hypothèse que ces ateliersdonneraient un produit net, et feraient en outre une si bonneconcurrence à l ' indust r ie pr ivée, que ce l le−c i setransformerait en ateliers nationaux. » comment cela sepourraitil, si les prix de revient des ateliers nationaux sontplus élevés que ceux des ateliers libres ? J'ai fait voir auchapitre Ier que les 3 oo ouvriers d'une filature ne produisentpas à l'exploitant, entre eux tous, un revenu net et régulier de2 oooofr ; et que ces 2 oooofr répartis entre les 3 ootravailleurs n'augmenteraient leur revenu que de I 8centimes par jour. Or, ceci est vrai de toutes les industries.

Comment l'atelier national, qui doit à ses ouvriers de bonssalaires , comblera−t−il ce déficit ? −par l'émulation, dit MBlanc. M Blanc cite avec une extrême complaisance lamaison Leclaire, société d'ouvriers peintres en bâtimentsfaisant très −bien leurs affaires, et qu'il regarde comme unedémonstration vivante de son système. M Blanc aurait puajouter à cet exemple une multitude de sociétés semblables,qui prouveraient tout autant que la maison Leclaire,c'est−à−dire pas plus. La maison Leclaire est un monopolecollectif, entretenu par la grande société qui l'enveloppe.

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Or, il s'agit de savoir si la société tout entière peut devenirun monopole, au sens de M Blanc et sur le patron de lamaison Leclaire : ce que je nie positivement . Mais ce quitouche de plus près à la question qui nous occupe, et à quoiM Blanc n'a pas pris garde, c'est qu'il résulte des comptesde répartition que la maison Leclaire lui a fournis, que, lessalaires de cette maison étant de beaucoup supérieurs à lamoyenne générale, la première chose à faire dans uneréorganisation de la société serait de susciter à la maisonLeclaire, soit parmi ses ouvriers, soit au dehors, uneconcurrence. " les salaires seraient réglés par legouvernement.

Les membres de l'atelier social en disposeraient à leurconvenance, et l'incontestable excellence de la vie encommun ne tarderait pas à faire naître, de l'association destravaux, la volontaire association des plaisirs . « M Blancest−il communiste, oui ou non ? Qu'il se prononce une fois,au lieu de tenir le large ; et si le communisme ne le rend pasplus intelligible, du moins on saura ce qu'il veut. » en lisantle supplément... etc. « M Blanc ne saurait en disconvenir :son système est dirigé contre l'industrie privée ; et chez lui lepouvoir, par sa force d'initiative, tend à éteindre touteini t iat ive individuel le, à proscrire le travai l l ibre.L'accouplement des contraires est odieux à M Blanc : aussivoyons−nous qu'après avoir sacrifié la concurrence àl'association, il lui sacrifie encore la liberté. Je l'attends àl'abolition de la famille. » toutefois la hiérarchie sortirait du

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principe électif, comme dans le fouriérisme... etc. « cesréflexions sont d'une invincible justesse. M Blanc, avec sonorganisation par l'état, est obligé de conclure toujours par oùil aurait dû commencer, et qui lui aurait évité la peine defaire son livre, l'étude de la science économique . Comme ledit très−bien son critique : » M Blanc a eu le tort grave defaire de la stratégie politique avec des questions qui ne seprêtent point à cet usage ; " i l a essayé de mettre legouvernement en demeure, et il n'a réussi qu'à démontrer demieux en mieux l'incompatibilité du socialisme avec ladémocratie harangueuse et parlementaire. Son pamphlet,tout émail lé de pages éloquentes, fait honneur à salittérature : quant à la valeur philosophique du livre, elleserait absolument la même si l'auteur s'était borné à écriresur chaque page, en gros caractères, ce seul mot : je proteste.Résumons : la concurrence, comme position ou phaseéconomique, considérée dans son origine, est le résultatnécessaire de l'intervention des machines, de la constitutionde l'atelier et de la théorie de réduction des frais généraux ;considérée dans sa signification propre et dans sa tendance,elle est le mode selon lequel se manifeste et s'exercel'activité collective, l'expression de la spontanéité sociale,l'emblème de la démocratie et de l' égalité, l'instrument leplus énergique de la constitution de la valeur, le support del'association. −comme essor des forces individuelles, elle estle gage de leur liberté, le premier moment de leur harmonie,la forme de la responsabilité qui les unit toutes et les rendsolidaires.

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Mais la concurrence abandonnée à elle−même et privée dela direction d'un principe supérieur et efficace, n'est qu'unmouvement vague, une oscillation sans but de la puissanceindustrielle, éternellement ballottée entre ces deux extrêmeségalement funestes : d'un côté les corporations et lepatronage, auxquels nous avons vu l 'atel ier donnernaissance, d'autre part le monopole, dont il sera question auchapitre suivant. Le socialisme, en protestant avec raisoncontre cette concurrence anarchique, n'a rien proposé encorede satisfaisant pour sa réglementation ; et la preuve, c'estqu'on rencontre partout, dans les utopies qui ont vu le jour,la détermination ou socialisation de la valeur abandonnée àl'arbitraire, et toutes les réformes aboutir, tantôt à lacorporation hiérarchique, tantôt au monopole de l'état, ou audespotisme de la communauté.

Quatrième époque. −le monopole. monopole, commerce,exploitation ou joussance exclusive d'une chose. Lemonopole est l'opposé naturel de la concurrence. Cettesimple observation suffit, comme nous l'avons remarqué,pour faire tomber les utopies dont la pensée est d'abolir laconcurrence, comme si elle avait pour contraire l'associationet la fraternité. La concurrence est la force vitale qui animel'être collectif : la détruire, si une pareille suppositionpouvait se faire, ce serait tuer la société. Mais dès lors que laconcurrence est nécessaire, el le implique l ' idée dumonopole, puisque le monopole est comme le siége dechaque individualité concurrente. Aussi les économistes ont

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démontré, et M Rossi l'a formellement reconnu, que lemonopole est la forme de la possession sociale, hors delaquelle point de travail, point de produit, point d'échange,point de richesse. Toute possession terrienne est unmonopole ; toute utopie industrielle tend à se constituer enmonopole, et il faut en dire autant des autres fonctions noncomprises dans ces deux catégories. Le monopole parlui−même n'emporte donc pas l' idée d'injustice ; bien plus,il y a quelque chose en lui qui, étant de la société aussi bienque de l'homme, le légitime : c' est là le côté positif duprincipe que nous allons examiner.

Mais le monopole, de même que la concurrence, devientantisocial et funeste : comment cela ? −par l 'abus ,répondent les économistes. Et c'est à définir et réprimer lesabus du monopole que les magistrats s'appliquent ; c'est à ledénoncer que la nouvelle école d'économistes met sa gloire.Nous montrerons que les soi−disant abus du monopole nesont que les effets du développement, en sens négatif , dumonopole légal ; qu'ils ne peuvent être séparés de leurprincipe, sans que ce principe soit ruiné ; conséquemment,qu'ils sont inaccessibles à la loi, et que toute répression à cetégard est arbitraire et injuste. De tel le sorte que lemonopole, principe constitutif de la société et condition derichesse, est en même temps et au même degré principe despoliation et de paupérisme ; que plus on lui fait produire debien, plus on en reçoit de mal ; que sans lui le progrèss'arrête, et qu'avec lui le travail s ' immobil ise et la

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civilisation s'évanouit. I−nécessité du monopole. Ainsi, lemonopole est le terme fatal de la concurrence, qui l'engendrepar une négation incessante d'elle−même : cette générationdu monopole en est déjà la justification. Car, puisque laconcurrence est inhérente à la société comme le mouvementl'est aux êtres vivants, le monopole qui vient à sa suite, quien est le but et la fin, et sans lequel la concurrence n'eûtpoint été acceptée, le monopole est et demeurera légitimeaussi longtemps que la concurrence, aussi longtemps que lesprocédés mécaniques et les combinaisons industrielles, aussilongtemps enfin que la division du travail et la constitutiondes valeurs seront des nécessités et des lois. Donc, par le faitseul de sa génération logique, le monopole est justifié.Toutefois cette justification semblerai peu de chose etn'aboutirait qu'à faire rejeter plus énergiquement laconcurrence, si le monopole ne pouvait à son tour se poserpar lui−même, et comme principe. Dans les chapitresprécédents, nous avons vu que la division du travail est laspécification de l 'ouvrier, considéré surtout commeintelligence ; que la création des machines et l'organisationde l'atelier expriment sa liberté ; et que, par la concurrence,l'homme, ou la liberté intelligente, entre en action. Or, lemonopole est l'expression de la liberté victorieuse, le prix dela lutte, la glorification du génie ; c'est le stimulant le plusfort de tous les progrès accomplis dès l'origine du monde : àtelle enseigne que, comme nous le disions tout à l'heure, lasociété, qui ne peut subsister avec lui, n'eût point été faitesans lui. D'où vient donc au monopole cette vertu singulière,

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dont l'étymologie du mot et l'aspect vulgaire de la chosesont si loin de nous donner l'idée ? Le monopole n'est aufond que l'autocratie de l'homme sur lui−même : c'est ledroit dictatorial accordé par la nature à tout producteurd'user de ses facultés comme il lui plaît, de donner l'essor àsa pensée dans telle direction qu'il préfère, de spéculer, entelle spécialité qu'il lui plaît de choisir, de toute la puissancede ses moyens, de disposer souverainement des instrumentsqu'il s'est créés et des capitaux accumulés par son épargnepour telle entreprise dont il lui semble bon de courir lesrisques, et sous la condition expresse de jouir seul du fruitde la découverte et des bénéfices de l'aventure. Ce droit esttellement de l'essence de la liberté, qu'à le dénier on mutilel'homme dans son corps, dans son âme et dans l'exercice deses facultés, et que la société, qui ne progresse que par lelibre essor des individus, venant à manquer d'explorateurs,se trouve arrêtée dans sa marche. Il est temps de donner, parle témoignage des faits, un corps à toutes ces idées. Je saisune commune où, de temps immémorial, il n' existait pointde chemins ni pour le défrichement des terres, ni pour lescommunications au dehors. Pendant les trois quarts de l'année, toute importation ou exportation de denrées étaitinterdite ; une barrière de boue et de marécages protégeait àla fois contre toute invasion de l'extérieur et contre touteexcursion des habitants la bourgade sacro−sainte. Sixchevaux, par les beaux jours, suffisaient à peine à enlever lacharge d' une rosse allant au pas sur une belle route. Lemaire du lieu résolut, malgré le conseil, de faire passer un

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chemin sur son territoire. Longtemps il fut bafoué, maudit,exécré. On s'était bien jusqu'à lui passé de route : qu'avait−ilbesoin de dépenser l'argent de la commune, et de faireperdre leur temps aux laboureurs en prestations, charrois etcorvées ?

C'était pour contenter son orgueil que monsieur le mairevoulait , aux dépens des pauvres fermiers, ouvrir une si belleavenue aux amis de la ville qui viendraient le visiter ! ...malgré tout, la route fut faite, etpaysans de s'applaudir !Quelle différence !

Disaient−ils : autrefois nous mettions huit chevaux pourconduire trente sacs au marché, et nous restions trois jours ;maintenant nous partons le matin avec deux chevaux, etnous revenons le soir . −mais dans tous ces discours il n'estplus question du maire.

Depuis que l'événement lui a donné raison, on cesse deparler de lui : j'ai su même que la plupart lui en voulaient.Ce maire s' était conduit en Aristide. Supposons que, fatiguéd'absurdes vociférations, il eût dès le principe proposé à sesadministrés d'exécuter le chemin à ses frais, moyennantqu'on lui eût payé, pendant cinquante ans, un péage, chacunau surplus demeurant libre d'aller, comme par le passé, àtravers champs : en quoi cette transaction aurait−elle étéfrauduleuse ? Voi là l 'h isto i re de la société et desmonopoleurs. Tout le monde n'est point à même de faire

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présent à ses concitoyens d'une route ou d'une machine :d'ordinaire, c'est l'inventeur qui, après s'être épuisé de santéet de bien, attend récompense. Refusez donc, en les raillantencore, à Arkwright, à Watt, à Jacquard, le privilége de leurdécouverte ; ils s'enfermeront pour travailler , et peut−êtreemporteront dans la tombe leur secret. Refusez au colon lapossession du sol qu'il défriche, et personne ne défrichera.Mais, dit−on, est−ce là le véritable droit, le droit social, ledroit fraternel ? Ce qui s'excuse au sortir de la communautéprimitive, effet de la nécessité, n'est qu'un provisoire quidoit disparaître devant une intelligence plus complète desdroits et des devoirs de l'homme et de la société.

Je ne recule devant aucune hypothèse : voyons,approfondissons.

C'est déjà un grand point que, de l'aveu des adversaires,pendant la première période de la civilisation, les choses n'aient pu se passer autrement. I l reste à savoir si lesétablissements de cette période ne sont en effet, comme onl 'a dit, qu'un provisoire, ou bien le résultat de loisimmanentes dans la société et éternelles. Or, la thèse que jesoutiens dans ce moment est d'autant plus difficile, qu'elleest en opposition directe avec la tendance générale, et quetout à l'heure je devrai moi−même la renverser par sacontradiction. Je prie donc que l'on me dise comment il estpossible de faire appel aux principes de sociabilité, defraternité et de solidarité, alors que la société elle−même

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repousse toute transaction solidaire et fraternelle ? Au débutde chaque industrie, à la première lueur d'une découverte,l'homme qui invente est isolé ; la société l'abandonne etreste en arrière. Pour mieux dire, cet homme, relativement àl'idée qu' il a conçue et dont il poursuit la réalisation, devientà lui seul la société tout entière. Il n'a plus d'associés, plusde collaborateurs, plus de garants ; tout le monde le fuit : àlui seul la responsabilité, à lui seul donc les avantages de laspéculation. On insiste : c'est aveuglement de la part de lasociété, délaissement de ses droits et de ses intérêts les plussacrés, du bien−être des générations futures ; et lespéculateur, mieux renseigné ou plus heureux, ne peut sansdéloyauté profiter du monopole que l'ignorance universellelui livre. Je soutiens que cette conduite de la société est,quant au présent, un acte de haute prudence ; et quant àl'avenir, je montrerai qu'elle n'y perd pas. J'ai déjà fait voir,Chapii, par la solution de l'antinomie de la valeur, quel'avantage de toute découverte utile est incomparablementmoindre pour l'inventeur, quoi qu'il fasse, que pour lasociété ; j'ai porté la démonstration sur ce point jusqu'à larigueur mathématique. Plus tard je montrerai encore qu'ensus du bénéfice qui lui est assuré sur toute découverte, lasociété exerce, sur les priviléges qu'elle concède, soittemporairement, soit à perpétuité, des répétitions deplusieurs sortes, qui couvrent largement l'excès de certainesfortunes privées, et dont l'effet ramène promptement l'équilibre. Mais n'anticipons pas. J'observe donc que la viesociale se manifeste d'une double manière, conservation et

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développement . Le développement s'effectue par l'essor desénergies individuelles ; la masse est de sa nature inféconde,passive et réfractaire à toute nouveauté. C'est, si j'oseemployer cette comparaison, la matrice, stéri le parelle−même, mais où viennent se déposer les germes crééspar l'activité privée, qui, dans la société hermaphrodite, faitvéritablement fonction d'organe mâle.

Mais la société ne se conserve qu'autant qu'elle se dérobe àla solidarité des spéculations particulières, et qu'elle laisseabsolument toute innovation aux risques et périls desindividus.

On pourrait en quelques pages dresser la liste desinventions utiles. Les entreprises menées à bonne fin secomptent : aucun nombre n'exprimerait la multitude d'idéesfausses et d'essais imprudents qui tous les jours éclosentdans les cerveaux humains.

Il n'est pas un inventeur, pas un ouvrier, qui, pour uneconception saine et juste, n'ait enfanté des milliers dechimères ; pas une intelligence qui, pour une étincelle deraison , ne jette des tourbillons de fumée. S'il était possiblede faire deux parts de tous les produits de la raison humaine,et de mettre d'un côté les travaux utiles, de l'autre tout ce quia été dépensé de force, d'esprit, de capitaux et de temps pourl' erreur, on verrait avec effroi que l'emport de ce compte surle premier est peut−être d'un milliard pour cent. Que

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deviendrait la société, si elle devait acquitter ce passif etsolder toutes ces banqueroutes ? Que deviendraient à leurtour la responsabilité et la dignité du travailleur, si, couvertde la garantie sociale, i l pouvait, sans risques pourlui−même, se livrer à tous les caprices d'une imagination endélire, et jouer à chaque instant l'existence de l'humanité ?De tout cela, je conclus que ce qui s'est pratiqué dèsl'origine, se pratiquera jusqu'à la fin, et que sur ce point,comme sur tout autre, si nous devons viser à la conciliation,il est absurde de penser que rien de ce qui existe puisse êtreaboli. Car, le monde des idées étant infini comme la nature,et les hommes sujets à spéculation, c'est−à−dire à erreur,aujourd'hui comme jamais, il y a constamment pour lesindividus excitation à spéculer, pour la société raison de seméfier et de se tenir en garde, par conséquent toujoursmatière à monopole. Pour se tirer de ce dilemme, quepropose−t−on ? Le rachat ? En premier lieu, le rachat estimpossible : toutes les valeurs étant monopolisées, où lasociété prendrait−elle de quoi indemniser les monopoleurs ?

Quelle serait son hypothèque ? D'autre part, le rachatserait parfaitement inutile : quand tous les monopolesauraient été rachetés, resterait à organiser l'industrie. Où estle système ?

Sur quoi l'opinion est−elle fixée ? Quels problèmes ont étérésolus ? Si l'organisation est en mode hiérarchique, nousrentrons dans le régime du monopole ; si elle est en mode

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démocratique, nous revenons au point de départ ; lesindustries rachetées tomberont dans le domaine public,c'est−à−dire dans la concurrence, et peu à peu redeviendrontmonopoles ; −enfin, si l ' organisation est en modecommunis te, nous n 'aurons fa i t que passer d 'uneimpossibi l i té dans une autre ; car, comme nous ledémontrerons en son temps, la communauté, de même quela concurrence et le monopole, est antinomique, impossible.Afin de ne point engager la fortune sociale dans unesolidarité illimitée , et partant funeste, se contentera−t−ond'imposer des règles à l'esprit d'invention et d'entreprise ?Créera−t−on une censure pour les hommes de génie et pourles fous ? C'est supposer que la société connaît d'avance cequ'il s'agit précisément de découvrir. Soumettre à un examenpréalable les projets des entrepreneurs, c'est interdire àpriori tout mouvement. Car, encore une fois, relativementau but qu'i l se propose, i l est un moment où chaqueindustriel représente dans sa personne la société elle−même,voit mieux et de plus loin que tous les autres hommesréunis, et cela bien souvent, sans qu'il puisse seulements'expliquer ni être compris. Lorsque Copernic, Kepler etGalilée, prédécesseurs de Newton, s'en vinrent dire à lasociété chrétienne, alors représentée par l'église : la bible s'est trompée ; la terre tourne et le soleil est immobile ; ilsavaient raison contre la société qui, sur la foi des sens et destraditions, les démentait. La société aurait−elle donc puaccepter la solidarité du système copernicien ? Elle lepouvait si peu, que ce système contredisait ouvertement sa

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foi, et qu'en attendant l 'accord de la raison et de larévélation, Galilée, un des inventeurs responsables, subit latorture en témoignage de l'idée nouvelle. Nous sommes plustolérants, je le suppose ; mais cette tolérance même prouvequ'en accordant plus de liberté au génie, nous n'entendonspas être moins discrets que nos aïeux . Les brevetsd'invention pleuvent, mais sans garantie du gouvernement .Les titrede propriété sont placés sous la garde des citoyens ;mais ni le cadastre, ni la charte n'en garantissent la valeur :c'est au travail à faire valoir. Et quant aux missionsscientifiques et autres que le gouvernement se met parfoisen veine de confier à des explorateurs sans argent, ellessont une rapine et une corruption de plus.

En fait, la société ne peut garantir à personne le capitalnécessaire à l'expérimentation d'une idée ; en droit, elle nepeut revendiquer le résultat d'une entreprise à laquelle elle n'a pas souscrit : donc le monopole est indestructible. Dureste, la solidarité ne servirait de rien : car, comme chacunpeut réclamer pour ses fantaisies la solidarité de tous, etaura i t le même dro i t d 'obten i r le b lanc−seing dugouvernement, on arriverait bientôt à un arbitraire universel,c'est−à−dire purement et simplement au statu quo .Quelques socialistes, très−malheureusement inspirés, je ledis de toute la force de ma conscience, par des abstractionsévangéliques, ont cru trancher la difficulté par ces bellesmaximes : −l'inégalité des capacités est la preuve del'inégalité des devoirs ; −vous avez reçu davantage de la

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nature, donnez davantage à vos frères, −et autres phrasessonores et touchantes, qui ne manquent jamais leur effet surles intelligences vides, mais qui n'en sont pas moins tout cequ'il est possible d'imaginer de plus innocent. La formulepratique que l'on déduit de ces merveilleux adages, c' estque chaque travailleur doit tout son temps à la société, etque la société doit lui rendre en échange tout ce qui estnécessaire à la satisfaction de ses besoins, dans la mesuredes ressources dont e l le d ispose. Que mes amiscommunistes me le pardonnent ! Je serais moins âpre àleurs idées, si je n'étais invinciblement convaincu, dans maraison et dans mon coeur, que la communauté, lerépublicanisme, et toutes les utopies sociales, politiques etreligieuses, qui dédaignent les faits et la critique, sont leplus grand obstacle qu'ait présentement à vaincre leprogrès. Comment ne veut−on jamais comprendre que lafraternité ne peut s'établir que par la justice ; que c'est lajustice seule, condition, moyen et loi de la liberté et de lafraternité, qui doit être l'objet de notre étude, et dont il fautpoursuivre sans relâche, jusqu'aux moindres détails, ladétermination et la formule ? Comment des écrivains à quila langue économique est familière oublient−ils quesupériorité de talents est synonyme de supériorité debesoins, et que bien loin d'attendre des personnalitésvigoureuses quelque chose de plus que du vulgaire, lasociété doit constamment veiller à ce qu' elles ne reçoiventplus qu'elles ne rendent, alors que la masse a déjà tant depeine à rendre tout ce qu'elle reçoit ? Que l'on se tourne

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comme on voudra, toujours il faut en venir au livre decaisse, au compte de recette et de dépense, seule garantiecontre les grands consommateurs, aussi bien que contre lespetits producteurs. L'ouvrier est sans cesse en avance sur saproduction ; toujours il tend à prendre crédit , à contracterdes dettes et à faire faillite ; il a perpétuellement besoind'être rappelé à l'aphorisme de Say : les produits nes'achètent qu'avec des produits .

Supposer que le travailleur de haute capacité pourra secontenter , en faveur des petits, de moitié de son salaire,fournir gratuitement ses services et produire, comme dit lepeuple, pour le roi de Prusse, c'est−à−dire pour cetteabstraction qui se nomme la société, le souverain, ou mesfrères : c'est fonder la société sur un sentiment, je ne dis pasinaccessible à l'homme, mais qui, érigé systématiquement enprincipe, n'est qu'une fausse vertu, une hypocrisiedangereuse. La charité nous est commandée commeréparation des infirmités qui affligent par accident nossemblables, et je conçois que sous ce point de vue la charitépuisse être organisée ; je conçois que, procédant de lasolidarité même, elle redevienne simplement justice. Mais lacharité prise pour instrument d'égalité et loi d'équilibre,serait la dissolution de la société. L'égalité se produit entreles hommes par la rigoureuse et inflexible loi du travail, parla proportionnalité des valeurs, la sincérité des échanges etl' équivalence des fonctions ; en un mot, par la solutionmathématique de tous les antagonismes. Voilà pourquoi la

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charité, première vertu du chrétien, légitime espoir dusocialiste, but de tous les efforts de l'économiste, est un vicesocial dès qu'on en fait un principe de constitution et uneloi ; voilà pourquoi certains économistes ont pu dire que lacharité légale avait causé plus de mal à la société quel'usurpation propriétaire. L' homme, ainsi que la sociétédont il fait partie, est avec luimême en compte courantperpétuel ; tout ce qu'il consomme, il doit le produire. Telleest la règle générale à laquelle nul ne peut se soustrairesans être, ipso facto, frappé de déshonneur ou suspect defraude. Singulière idée, vraiment, que de décréter, sousprétexte de fraternité, l'infériorité relative de la majorité deshommes ! Après cette belle déclaration, il ne restera plusqu'à en tirer les conséquences ; et bientôt, grâce à lafraternité, l'aristocratie sera revenue.

Doublez le salaire normal de l'ouvrier, vous l'invitez à laparesse, vous humiliez sa dignité, et démoralisez saconscience ; −ôtez−lui le prix légitime de ses efforts, voussoulevez sa colère, ou vous exaltez son orgueil. Dans l'un etl'autre cas, vous altérez ses sentiments fraternels. Aucontraire, mettez à la jouissance la condition du travail, seulmode prévu par la nature pour associer les hommes, en lesrendant bons et heureux ; vous rentrez dans la loi derépartition économique, les produits s'achètent par desproduits . Le communisme, je m'en suis souvent plaint, estla négation même de la société dans sa base, qui estl'équivalence progressive des fonctions et des aptitudes . Les

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communistes, vers lesquels incline tout leocialisme, necroient point à l'égalité de par la nature et l'éducation ; ils ysuppléent par des décrets souverains, mais, quoi qu'ilspuissent faire, inexécutables. Au lieu de chercher la justicedans le rapport des faits, ils la prennent dans leur sensibilité; appelant justice tout ce qui leur paraît être amour duprochain , et confondant sans cesse les choses de la raisonavec celles du sentiment. Pourquoi donc faire intervenir sanscesse, dans des questions d'économie, la fraternité, lacharité, le dévouement et Dieu ? Ne serait−ce point que lesutopistes trouvent plus aisé de discourir sur ces grands motsque d'étudier sérieusement les manifestations sociales ?Fraternité ! Frères tant qu'il vous plaira, pourvu que je soisle grand frère et vous le petit ; pourvu que la société, notremère commune, honore ma primogéniture et mes servicesen doublant ma portion. −vous pourvoirez à mes besoins,dites−vous, dans la mesure de vos ressources. J'entends, aucontraire, que ce soit dans la mesure de mon travail ; sinon,je cesse de travailler. Charité ! Je nie la charité, c'est dumysticisme. Vainement vous me parlez de fraternité etd'amour : je reste convaincu que vous ne m'aimez guère, etje sens très−bien que je ne vous aime pas. Votre amitié n'estque feinte, et si vous m'aimez, c'est par intérêt. Je demandetout ce qui me revient, rien que ce qui me revient : pourquoime le refusez−vous ? Dévouement ! Je nie le dévouement,c'est du mysticisme. Parlez−moi de doit et d'avoir , seulcritérium à mes yeux du juste et de l'injuste, du bien et dumal dans la société. à chacun selon ses oeuvres, d'abord : et

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si, à l'occasion, je suis entraîné à vous secourir, je le ferai debonne grâce ; mais je ne veux pas être contraint. Mecontraindre au dévouement, c'est m'assassiner !

Dieu ! Je ne connais point de dieu, c'est encore dumysticisme.

Commencez par rayer ce mot de vos discours, si vousvoulez que je vous écoute : car trois mille ans d'expérienceme l'ont appris, quiconque me parle de Dieu en veut à maliberté ou à ma bourse.

Combien me devez−vous ? Combien vous dois−je ? Voilàma religion et mon dieu. Le monopole existe de par lanature et l'homme : il a sa source à la fois au plus profond denotre conscience et dans le fai t extér ieur de notreindividualisation. De même que dans notre corps et notreintelligence tout est spécialité et propriété ; de même notretravail se produit avec un caractère propre et spécifique, quien constitue la qualité et la valeur.

Et comme le travail ne peut se manifester sans matière ouobjet d'exercice, la personne appelant nécessairement lachose, le monopole s'établit du sujet à l 'objet aussiinfailliblement que la durée se constitue du passé à l'avenir.Les abeilles, les fourmis et autres animaux vivant en société,ne paraissent douées individuellement que d'automatisme ;l'âme et l'instinct chez elles sont presque exclusivement

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collectifs. Voilà pourquoi, parmi ces animaux, il ne peut yavoir lieu à privilége et monopole ; pourquoi, dans leursopérations, même les plus réfléchies, ils ne se consultent nine délibèrent. Mais, l' humanité étant individualisée dans sapluralité, l'homme devient fatalement monopoleur, puisque,n'étant pas monopoleur, il n' est rien ; et le problème socialconsiste à savoir, non pas comment on abolira, maiscomment on conciliera tous les monopoles . Les effets lesplus remarquables et les plus immédiats du monopole sont :I dans l'ordre politique, le classement de l' humanité enfamilles, tribus, cités, nations, états : c'est la divisionélémentaire de l'humanité en groupes et sous−groupes detravailleurs, distingués par leurs races, leurs langues, leursmoeurs et leurs climats. C'est par le monopole que l'espècehumaine a pris possession du globe, comme ce sera par l'association qu'elle en deviendra tout à fait la souveraine. Ledroit poli t ique et civi l , tel que l 'ont conçu tous leslégislateurs sans exception, et que l 'ont formulé lesjurisconsultes, né de cette organisation patriotique etna t iona le des soc ié tés , fo rme, dans la sér ie descontradictions sociales, un premier et vaste embranchement,dont l'étude exigerait à elle seule quatre fois plus de tempsque nous ne pouvons en donner à la question d' économieindustrielle posée par l'académie. 2 dans l'ordre économique,le monopole contribue à l'accroissement du bien−être ,d 'abord en augmentant la r ichesse générale par leperfectionnement des moyens ; puis, en capitalisant, ce quiveut dire en consolidant les conquêtes du travail, obtenues

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par la division, les machines et la concurrence. De cet effetdu monopole est résultée la fiction économique par laquellele capitaliste est considéré comme producteur, et le capitalcomme agent de production ; puis, comme conséquence decette fiction, la théorie du produit net et du produit brut . àcet égard , nous avons à présenter quelques considérations.Citons d'abord J−B Say : " la valeur produite est le produitbrut ... etc.

" ces définitions sont irréprochables. MalheureusementJ−B Say n'en sentait pas toute la portée, et n'avait pu prévoirqu'un jour son successeur immédiat au collége de France lesattaquerait. M Rossi a prétendu réfuter la proposition de J−BSay, que pour une nation le produit net est la même choseque le produit brut, par cette considération, que les nations,pas plus que les entrepreneurs, ne produisent rien sansavances, et que si la formule de J−B Say était vraie, ils'ensuivrait que l'axiome Ex Nihilo Nihil Fit ne l'est plus.Or, c'est précisément ce qui arrive.

L'humanité, à l'instar de Dieu, produit tout de rien, DeNihilo Hilum, comme elle−même est un produit du rien,comme sa pensée procède du néant ; et M Rossi n'auraitpoint commis une telle méprise, s'il n'avait confondu, avecles physiocrates, les produits du règne industriel avec ceuxdes règnes animal, végétal et minéral. L'économie politiquecommence avec le travail ; elle se développe par le travail ;et tout ce qui ne vient point du travail retombant dans

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l'utilité pure, c'est−àdire dans la catégorie des chosessoumises à l'action de l' homme, mais non encore rendueséchangeables par le travail, demeure radicalement étranger àl'économie politique. Le monopole lui−même, tout établiqu'il soit par un acte pur de volonté collective, ne changerien à ces relations, puisque, et d'après l'histoire, et d'après laloi écrite, et d'après la théorie économique, le monopolen'existe ou n'est censé exister que postérieurement au travail.La doctrie de Say est donc hors d'atteinte. Relativement àl'entrepreneur, dont la spécialité suppose toujours d'autresindustriels collaborant avec lui, le profit est ce qui reste de lavaleur produite, déduction faite des valeurs consommées,parmi lesquel les i l faut comprendre le sa la i re del'entrepreneur, autrement dire ses appointements.

Relativement à la société, qui renferme toutes lesspécialités possibles, le produit net est identique au produitbrut. Mais il est un point dont j'ai vainement cherchél'explication dans Say et les autres économistes, savoir,comment s'établit la réalité et la légitimité du produit net.Car il est sensible que pour faire disparaître le produit net, ilsuffirait d'augmenter le salaire des ouvriers et le taux desvaleurs consommées, le prix de vente restant le même. Ensorte que rien, ce semble, ne distinguant le produit net d'uneretenue faite sur les salaires, ou, ce qui revient au même,d'un prélèvement exercé sur le consommateur, le produit neta tout l'air d'une extorsion opérée par la force, et sans lamoindre apparence de droit. Cette difficulté a été résolue

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d'avance dans notre théorie de la proportionnalité desvaleurs. D'après cette théorie, tout exploiteur d'une machine,d'une idée ou d'un fonds, doit être considéré comme unhomme qui vient augmenter, à frais égaux, la somme d'unecertaine espèce de produits, et par conséquent augmenter larichesse sociale en économisant le temps. Le principe de lalégitimité du produit net est donc dans les procédésantérieurement en usage : si la combinaison nouvelle réussit,il y aura un surplus de valeurs, et par conséquent unbénéfice, c'est le produit net ; si l' entreprise est appuyée surune base fausse, il y aura déficit sur le produit brut, et à lalongue faillite et banqueroute. Dans le cas même, et celui−ciest le plus fréquent, où il n'existe aucune innovation de lapart de l'entrepreneur, comme le succès d'une industriedépend de l'exécution, la règle du produit net demeureapplicable. Or, comme d'après la nature du monopole, touteentreprise doit rester aux risques et périls de l' entrepreneur,il s'ensuit que le produit net lui appartient au titre le plussacré qui soit parmi les hommes, le travail et l' intelligence.Il est inutile de rappeler que le produit net est souventexagéré, soit par des réductions frauduleusement obtenuessur les salaires, soit de toute autre manière. Ce sont là desabus qui procèdent non du principe, mais de la cupiditéhumaine, et qui restent hors du domaine de la théorie. Dureste, j'ai fait voir, en traitant de la constitution de la valeur,Chii, 2 : I comment le produit net ne saurait jamais dépasserla différence qui résulte de l'inégalité des moyens deproduction ; 2 comment le bénéfice, qui ressort pour la

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société de chaque invention nouvelle, est incomparablementplus grand que celui de l'entrepreneur. Je ne reviendrai pointsur ces questions, désormais épuisées : je remarqueraiseulement que, par le progrès industriel, le produit net tendconstamment à décroître pour l' industrieux, pendant qued'un autre côté, le bien−être augmente, comme les couchesconcentriques qui composent la tige d'un arbre s'amincissentà mesure que l'arbre grossit, et qu'elles se trouvent pluséloignées du centre. à côté du produit net, récompensenaturelle du travailleur, j'ai signalé comme l'un des plusheureux effets du monopole la capitalisation des valeurs, delaquelle naît une autre espèce de profit, savoir, l'intérêt ouloyer des capitaux. −quant à la rente , bien qu'elle seconfonde souvent avec l'intérêt ; bien que, dans le langagevulgaire, elle se résume, ainsi que le bénéfice et l' intérêt,

dans l'expression commune de revenu, elle est autre choseque l' intérêt ; elle ne découle pas du monopole, mais de lapropriété ; elle tient à une théorie spéciale, et nous enparlerons en son lieu. Quelle est donc cette réalité, connuede tous les peuples, et cependant encore si mal définie, quel'on nomme intérêt ou prix du prêt, et qui donne lieu à lafiction de la productivité du capital ? Tout le monde saitqu'un entrepreneur, lorsqu'il fait le compte de ses frais deproduction, les divise d' ordinaire en trois catégories : I lesvaleurs consommées et les serv ices payés ; 2 sesappointements personnels ; 3 l' amortissement et l'intérêt deses capitaux. C'est de cette dernière catégorie de frais qu'est

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née la distinction de l' entrepreneur et du capitaliste, bienque ces deux titres n' expriment toujours que la mêmefaculté, le monopole. Ainsi, une entreprise industrielle quine donne que l'intérêt du capital, et rien pour le produit net,est une entreprise insignifiante qui n'aboutit qu'à transformerses valeurs, sans ajouter rien à la richesse ; une entrepriseenfin qui n'a plus aucune raison d' existence, et qui estabandonnée au premier jour. D'où vient donc que cet intérêtdu capital n'est point regardé comme un supplémentsuffisant du produit net ? Comment n'est−il pas luimême leproduit net ? Ici encore la philosophie des économistes esten défaut. Pour défendre l'usure, ils ont prétendu que lecapital était productif, et ils ont changé une métaphore enune réalité. Les socialistes antipropriétaires n'ont pas eu depeine à renverser leurs sophismes ; et il est résulté de cettepolémique une telle défaveur pour la théorie du capital, qu'aujourd'hui, dans l'esprit du peuple, capitaliste et oisif sontsynonymes. Certes, je ne viens point ici rétracter ce que j' aimoi−même soutenu après tant d'autres, ni réhabiliter uneclasse de citoyens qui méconnaît si étrangement sesdevoirs : mais l'intérêt de la science et du prolétariatlui−même m' obligent à compléter mes premières assertionset à maintenir les vrais principes. I toute production esteffectuée en vue d'une consommation, c'est−à−dire d'unejouissance. Dans la société, les mots corrélatifs deproduction et consommation, de même que ceux de produitnet et produit brut, désignent une chose parfaitementidentique. Si donc, après que le travailleur a réalisé un

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produit net, au lieu de s'en servir pour augmenter sonbien−être, il se bornait à son salaire, et appliquait toujoursl'excédant qui lui arrive à une production nouvelle, commefont tant de gens qui ne gagnent que pour acheter, laproduction s'accroîtrait indéfiniment, tandis que lebien−être, et en raisonnant au point de vue de la société, lapopulation resterait dans le statu quo . Or, l'intérêt du capitalengagé dans une entreprise industrielle, et qui a été formépeu à peu par l'accumulation du produit net, cet intérêt estcomme une transaction entre la nécessité d'augmenter, d'unepart, la production, et, de l'autre, le bien−être ; c'est unefaçon de reproduire et de consommer en même temps leproduit net.

Voilà pourquoi certaines compagnies industrielles payentà leurs act ionnaires un dividende avant même quel'entreprise ait rien pu rendre. La vie est courte, le succèsvient à pas comptés ; d' un côté le travail commande, del'autre l'homme veut jouir.

Pour accorder toutes ces exigences, le produit net serarendu à la production ; mais entre−temps Inter−Ea,Inter−Esse , c' est−à−dire en attendant le nouveau produit,le capitaliste jouira . Ainsi, comme le chiffre du produit netmarque le progrès de la richesse ; l'intérêt du capital, sanslequel le produit net serait inutile et n'existerait même pas,marque le progrès du bien−être. Quelle que soit la forme degouvernement qui s' établisse parmi les hommes, qu'ils

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vivent en monopole ou en communauté, que chaquetravailleur ait son compte ouvert par crédit et débit, ou bienque la communauté lui distribue le travail et le plaisir, la loique nous venons de dégager s' accomplira toujours. Noscomptes d'intérêts ne font pas autre chose que lui rendretémoignage. 2 les valeurs créées par le produit net entrentdans l'épargne et s'y capitalisent sous la forme la pluséminemment échangeable, la moins susceptible dedépréciation et la plus libre, en un mot sous la forme denuméraire, seule valeur constituée. Or, que ce capital, delibre qu'il est, vienne à s'engager , c'est−à−dire à prendre laforme de machines, de bâtiments, etc. ; il sera encoresusceptible d'échange, mais beaucoup plus exposéqu'auparavant aux oscillations de l'offre et de la demande.Une fois engagé, il ne pourra plus que difficilement sedégager ; e t la seu le ressource du t i tu la i re seral'exploitation. L'exploitation seule est capable de conserverau capital engagé sa valeur nominale ; il est possible qu'ellel' augmente, possible qu'elle l'atténue. Un capital ainsitransformé est comme s'il était aventuré dans une entreprisemaritime : l'intérêt est la prime d'assurance du capital. Etcette prime sera plus ou moins forte, selon l'abondance ou larareté des capitaux. Plus tard on distinguera encore la primed' assurance de l'intérêt du capital, et des faits nouveauxrésulteront de ce dédoublement : ainsi l 'histoire del'humanité n'est qu'une distinction perpétuelle des conceptsde l' intelligence. 3 non−seulement l'intérêt des capitaux faitjouir le travailleur de ses oeuvres, et assure son épargne ;

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mais , et ceci est l'effet le plus merveilleux de cet intérêt,tout en récompensant le producteur, il l'oblige à travaillersans cesse et à ne s'arrêter jamais. Qu'un entrepreneur soit àluimême son propre capitaliste, il peut arriver qu'il secontente pour tout bénéfice de retirer l'intérêt de ses fonds :mais il est certain alors que son industrie n'est plus enprogrès, par conséquent qu'elle souffre. C'est ce qu'onaperçoit, lorsque le capitaliste est autre que l'entrepreneur :comme alors, par la sortie de l'intérêt, le bénéfice estabsolument nul pour le fabricant, son industrie lui devientun péri l continuel, dont i l importe qu'au plus tôt i ls'affranchisse. Car comme le bienêtre doit se développerpour la société dans une progression indéfinie, de même laloi du producteur est qu'il réalise continuellement unexcédant : sans cela son existence est précaire, monotone,fatigante. L'intérêt dû au capitaliste par le producteur estdonc comme le fouet du colon qui retentit sur la tête del'esclave endormi : c'est la voix du progrès qui crie : marche,marche ! Travaille, travaille ! La destinée de l' homme lepousse au bonheur : c'est pourquoi elle lui défend le repos. 4enfin l'intérêt de l'argent est la condition de circulation descapitaux, et le principal agent de la solidarité industrielle.Cet aspect a été saisi par tous les économistes ; et nous entraiterons d'une manière spéciale, en nous occupant ducrédit. J'ai prouvé, et, je l'imagine, mieux qu'on ne l' avaitfait jusqu'ici : que le monopole est nécessaire, puisqu' il estl'antagonisme de la concurrence ; qu'il est essentiel à lasociété, puisque sans lui elle ne fût jamais sortie des forêts

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primitives, et que sans lui elle rétrograderait rapidement ;enfin, qu'il est la couronne du producteur, lorsque , soit parle produit net, soit par l'intérêt des capitaux qu' il livre à laproduction, i l apporte au monopoleur le surcroît debien−être que méritent sa prévoyance et ses efforts.Allons−nous donc glorifier avec les économistes, etconsacrer au profit des conservateurs nantis, le monopole ?Je le veux bien, pourvu que, comme je leur ai fait raisondans ce qui précède, ils me fassent raison à leur tour sur cequi va suivre. Ii−désastres dans le travail et perversion desidées causés par le monopole. De même que la concurrence,le monopole implique contradiction dans le terme et dans ladéfinition. En effet, puisque consommation et productionsont choses identiques dans la société, et que vendre estsynonyme d'acheter, qui dit privilége de vente ou d'exploitation, dit nécessairement privilége de consommationet d' achat : ce qui aboutit à la négation de l'un et de l'autre.De là interdiction de consommer, aussi bien que deproduire, prononcée par le monopole contre le salariat. Laconcurrence était la guerre civile, le monopole est lemassacre des prisonniers. Ces diverses propositionsréunissent toutes les espèces d'évidence, physique,algébrique et métaphysique. Ce que j'ajouterai n'en sera quel'exposition amplifiée : leur seul énoncé les démontre. Toutesociété considérée dans ses rapports économiques se divisenaturellement en capitalistes et travailleurs, entrepreneurs etsalariés, distribués sur une échelle dont les degrés marquentle revenu de chacun, que ce revenu se compose de salaires,

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de profits, d'intérêts, de loyers ou de rentes. De cettedistribution hiérarchique des personnes et des revenus, ilrésulte que le principe de Say rapporté tout à l'heure : dansune nation le produit net est égal au produit brut, n'est plusvrai, puisque, par l'effet du monopole, le chiffre des prix devente est de beaucoup supérieur au chiffre des prix derevient . Or, comme c'est cependant le prix de revient quidoit acquitter le prix de vente, puisqu'une nation n'a enréalité d'autre débouché qu' elle−même, il s'ensuit quel'échange, partant la circulation et la vie, sont impossibles.« en France, 2 o millions de travailleurs, répandus danstoutes les branches de la science, de l'art et de l'industrie...etc. » voilà donc ce qui fait que richesse et pauvreté sontcorrélatives, inséparables, nonseulement dans l'idée, maisdans le fait ; voilà ce qui les fait exister concurremmentl'une à l'autre, et qui donne droit au salarié de prétendreque le riche ne possède rien de plus que le pauvre, dontcelui−ci n'ait été frustré. Après que le monopole a fait sonc o m p t e d e f r a i s , d e b é n é f i c e e t d ' i n t é r ê t , l esalariéconsommateur fait le sien ; et il se trouve qu'en luipromettant un salaire représenté dans le contrat de travailpar cent, on ne lui a donné réellement que soixante−quinze.Le monopole fait donc banqueroute au salariat, et il estrigoureusement vrai qu'il vit de ses dépouilles. Depuis sixans, j'ai soulevé cette effroyable contradiction : pourquoin'a−t−elle pas retenti dans la presse ?

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Pourquoi les maîtres de la renommée n'ont−ils pas averti l'opinion ? Pourquoi ceux qui réclament les droits politiquesde l' ouvrier ne lui ont−ils pas dit qu'on le volait ? Pourquoiles économistes se sont−i ls tus ? Pourquoi ? Notredémocratie révolutionnaire ne fait tant de bruit que parcequ'elle a peur des révolutions : mais, en dissimulant le péril,qu'elle n'ose regarder en face, elle ne réussit qu'à l'accroître.« nous ressemblons, dit M Blanqui, à des chauffeurs quiaugmentent la dose de vapeur, en même temps qu'ilschargent les soupapes. » v ic t imes du monopole ,consolez−vous ! Si vos bourreaux ne veulent pas entendre,c'est que la providence a résolu de les frapper : NonAudierunt, dit la bible, Quia Deus Volebat Occidere Eos. Lavente ne pouvant remplir les conditions du monopole, il y aencombrement de marchandises ; le travail a produit en unan ce que le salaire ne lui permet de consommer qu'enquinze mois : donc, il devra chômer un quart de l'année.Mais, s'il chôme, il ne gagne rien : comment achètera−t−iljamais ? Et si le monopoleur ne se peut défaire de sesproduits, comment son entreprise subsistera−t−elle ?L'impossibilité logique se multiplie autour de l'atelier ; lesfaits qui la traduisent sont partout. « les bonnetiersd'Angleterre, dit Eugène Buret, en étaient venus à ne plusmanger que de deux jours l'un. Cet état dura dix−huit mois.» −et il cite une multitude de cas semblables . Mais ce quinavre, dans le spectacle des effets du monopole, est de voirles malheureux ouvriers s'accuser réciproquement de leurmisère, et s'imaginer qu'en se coalisant et s'appuyant les uns

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les autres, ils préviendront la réduction du salaire. « lesirlandais, dit un observateur, ont donné une funeste leçonaux classes laborieuses de la Grande−Bretagne... ils ontappris à nos travailleurs le fatal secret de borner leursbesoins à l' entretien de la seule vie animale, et de secontenter, comme les sauvages, du minimum de moyens desubsistance qui suffisent à prolonger la vie... instruites parce fatal exemple, cédant en partie à la nécessité, les classeslaborieuses ont perdu ce louable orgueil qui les portait àmeubler proprement leurs maisons, et à multiplier autourd'elles les commodités décentes qui contribuent au bonheur.» je n'ai jamais rien lu de plus désolant et de plus stupide. Etque vouliez−vous qu'ils fissent ces ouvriers ? Les irlandaissont venus : fallait−il les massacrer ? Le salaire a été réduit :fallait−il le refuser et mourir ? La nécessité commandait,vous−mêmes le dites. Puis sont arrivés les interminablesséances, la maladie, la difformité, la dégénération,l'abrutissement, et tous les signes de l' esclavage industriel :toutes ces calamités sont nées du monopole et de ses tristesantécédents, la concurrence, les machines et la division dutravail : et vous accusez les irlandais ! D'autres fois lesouvriers accusent la mauvaise fortune, et s'exhortent à lapatience : c'est la contre−partie des remercîments qu'ilsadressent à la providence, lorsque le travail abonde et queles salaires sont suffisants. Je trouve dans un article publiépar M Léon Faucher, dans le journal des économistes /septembre I 845 /, que depuis quelque temps les ouvriersanglais ont perdu l'habitude des coalitions, ce qui est

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assurément un progrès dont on ne peut que les féliciter ;mais que cette amélioration dans le moral des ouvriers vientsurtout de leur instruction économique. « ce n'est point desmanufacturiers, s'écriait au meeting de Bolton un ouvrierfileur... etc. » à la bonne heure : voilà des ouvriers biendressés, des ouvriers modèles. Quels hommes que ces fileursqui subissent sans se plaindre le fouet de la nécessité , parceque le principe régulateur du salaire est l'offre et la demande ! M Léon Faucher ajoute avec une naïveté charmante : « lesouvriers anglais sont des raisonneurs intrépides. Donnezleurun principe faux , et ils le pousseront mathématiquementjusqu'à l'absurde, sans s'arrêter ni s'effrayer, comme s'ilsmarchaient au triomphe de la vérité. » pour moi, j'espèreque, malgré tous les efforts de la propagande économiste,les ouvriers français ne seront jamais des raisonneurs decette force. l' offre et la demande, aussi bien que le fouet dela nécessité , n'ont plus de prise sur leurs esprits. Cettemisère manquait à l'Angleterre : elle ne passera pas ledétroit. Par l'effet combiné de la division, des machines, duproduit net et de l'intérêt, le monopole étend ses conquêtesdans une progression croissante ; ses développementsembrassent l' agriculture aussi bien que le commerce etl'industrie, et toutes les espèces de produits. Tout le mondeconnaît le mot de Pline sur le monopole terrien quidétermina la chute de l'Italie, Latifundia Perdidere Italiam.C'est ce même monopole qui appauvrit encore et rendinhabitable la campagne romaine, et qui forme le cerclevicieux où s'agite convulsivement l'Angleterre ; c'est lui qui,

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établi violemment à la suite d'une guerre de race, produittous les maux de l' Irlande, et cause tant de tribulations àO'Connel, impuissant , avec toute sa faconde, à conduire sesrappeleurs à travers ce labyrinthe. Les grands sentiments etla rhétorique sont le pire remède aux maux des sociétés : ilserait plus aisé à O'Connel de transporter l'Irlande et lesirlandais de la mer du Nord dans l'océan Australien, que defaire tomber le monopole qui les étreint au souffle de sesharangues. Les communions générales et les prédications n'yferont pas plus : si le sentiment religieux soutient seulencore le moral du peuple irlandais, il est grand temps qu'unpeu de cette science profane, si dédaignée de l'église, vienneau secours des brebis que sa houlette ne défend plus.L'envahissement du monopole dans le commerce et l'industrie est trop connu pour que j 'en rassemble lestémoignages : d'ailleurs, à quoi bon tant argumenter quandles résultats parlent si haut ? La description de la misère desclasses ouvrières par E Buret a quelque chose de fantastique,qui vous oppresse et vous épouvante. Ce sont des scènesauxquelles l' imagination refuse de croire, malgré lescertificats et les procès−verbaux. Des époux tout nus, cachésau fond d'une alcôve dégarnie, avec leurs enfants nus ; despopulations entières qui ne vont plus le dimanche à l'église,parce qu'elles sont nues ; des cadavres gardés huit jours sanssépulture, parce qu'il ne reste du défunt ni linceul pourl'ensevelir, ni de quoi payer la bière et le croque−mort / etl'évêque jouit de 4 à 5 oooooliv de rente / ; −des famillesentassées sur des égouts, vivant de chambrée avec les porcs,

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et saisies toutes vives par la pourriture, ou habitant dans destrous, comme les albinos ; des octogénaires couchés nus surdes planches nues ; et la vierge et la prostituée expirant dansla même nudité : partout le désespoir , la consomption, lafaim, la faim ! ... et ce peuple, qui expie les crimes de sesmaîtres, ne se révolte pas ! Non, par les flammes deNémésis ! Quand le peuple n'a plus de vengeances, il n'y aplus de providence. Les exterminations en masse dumonopole n'ont pas encore trouvé de poëtes. Nos rimeurs,étrangers aux affaires de ce monde, sans entrailles pour lepro léta i re, cont inuent de soupirer à la lune leursmélancoliques voluptés . Quel sujet de méditations ,cependant, que les misères engendrées par le monopole !C'est Walter Scott qui parle : « autrefois, il y a déjà bien desannées, chaque villageois avait sa vache et son porc... etc. »voilà bien la dégradation fatale signalée par nous dans lesdeux chapitres de la division du travail et des machines. Etnos littérateurs s'occupent de gentillesses rétrospectives,comme si l'actualité manquait à leur génie ! Le premierd'entre eux qui s'est aventuré dans ces routes infernales a faitscandale dans la coterie ! Lâches parasites, vils trafiquantsde prose et de vers, tous dignes du salaire de Marsyas ! Oh !Si votre supplice devait durer autant que mon mépris, ilvous faudrait croire à l'éternité de l'enfer . Le monopole qui,tout à l'heure, nous avait paru si bien fondé en justice, estd'autant plus injuste que, non−seulement il rend le salaireillusoire, mais qu'il trompe l'ouvrier dans l' évaluation mêmede ce salaire, en prenant vis−à−vis de lui un faux titre, une

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fausse qualité. M De Sismondi, dans ses études d'économiesociale , observe quelque part que lorsqu' un banquier remetà un négociant des billets de banque en échange de sesvaleurs, bien loin qu'il fasse crédit au négociant, il le reçoitau contraire de lui. « ce crédit, ajoute M De Sismondi, est àla vérité si court, que le négociant se donne à peine le tempsd'examiner si le banquier en est digne, d'autant plus quec'est le premier qui demande du crédit au l ieu d'enaccorder. » ainsi, d'après M De Sismondi, dans l'émissiondu papier de banque, les rôles du négociant et du banquiersont intervertis : c'est le premier qui est créancier, et lesecond qui est crédité . Quelque chose d'analogue se passeentre le monopoleur et le salarié. En fait, ce sont lesouvriers qui, comme le négociant à la banque, demandent àescompter leur travail ; en droit, c'est l'entrepreneur quidevrait leur fournir caution et sûreté. Je m' explique. Danstoute exploi tat ion, de quelque nature qu'el le soit ,l'entrepreneur ne peut revendiquer légitimement, en sus deson travail personnel, autre chose que l'idée : quant à l'exécution, résultat du concours de nombreux travailleurs,c'est un effet de puissance collective dont les auteurs, aussilibres dans leur action que le chef, ne peuvent produire rienqui lui revienne gratuitement. Or, il s'agit de savoir si lasomme des salaires individuels payés par l'entrepreneuréquivaut à l' effet collectif dont je parle : car s'il en étaitautrement, l' axiome de Say, tout produit vaut ce qu'il coûte,serait violé... etc.

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Pour exploiter convenablement la mule−jenny , il a falludes mécaniciens, des constructeurs, des commis, desbrigades d' ouvriers et d'ouvrières de toute espèce. Au nomde leur liberté, de leur sécurité, de leur avenir et de l'avenirde leurs enfants , ces ouvriers, en s'embauchant dans lafilature, avaient à faire des réserves : où sont les lettres decrédit qu'ils ont délivrées aux entrepreneurs ? Où sont lesgaranties qu'ils en ont reçues ? Quoi ! Des millionsd'hommes ont vendu leurs bras et aliéné leur liberté sansconnaître la portée du contrat ; ils se sont engagés sur la foid'un travail soutenu et d'une suffisante rétribution ; ils ontexécuté de leurs mains ce que la pensée des maîtres avaitconçu ; ils sont devenus, par cette collaboration, associésdans l'entreprise : et quand le monopole , ne pouvant ou nevoulant plus faire d'échanges, suspend sa fabrication etlaisse ces millions de travailleurs sans pain, on leur dit dese résigner . Par les nouveaux procédés, ils ont perdu neufjournées de leur travail sur dix ; et pour compensation, onleur montre le fouet de la nécessité levé sur eux ! Alors, s'ilsrefusent de travailler pour un moindre salaire, on leurprouve que c'est eux−mêmes qu'ils punissent.

S'ils acceptent le prix qu'on leur offre, ils perdent ce nobleorgueil , ce goût des commodités décentes qui font lebonheur et la dignité de l'ouvrier, et lui donnent droit auxsympathies du riche. S' i ls se concertent pour faireaugmenter leur salaire, on les jette en prison ! Tandis qu'ilsdevraient poursuivre devant les tribunaux leurs exploiteurs,

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c'est sur eux que les tribunaux vengeront les attentats à laliberté du commerce ! Victimes du monopole, ils porterontla peine due aux monopoleurs !

ô justice des hommes, stupide courtisane, jusqu'à quand,sous tes oripeaux de déesse, boiras−tu le sang du prolétaireégorgé ?

Le monopole a tout envahi, la terre, le travail et lesinstruments de travail, les produits et la distribution desproduits. L'économie politique elle−même n'a pu s'empêcherde le reconnaître : « vous trouvez presque toujours sur votreroute, dit M Rossi, un monopole... etc. » M Rossi est placétrop haut pour donner à son langage toute la précision et l'exactitude que la science commande lorsqu'il est question dumonopole. Ce qu'il appelle avec tant de bienveillance unemodification des formules économiques , n'est qu'unelongue et odieuse violation des lois fondamentales du travailet de l' échange. C'est par l'effet du monopole que dans lasociété, le produit net se comptant en sus du produit brut, letravailleur collectif doit racheter son propre produit pourun prix supérieur à celui que ce produit coûte : ce qui estcontradictoire et impossible ; −que la balance naturelle dela production et de la consommation se trouve détruite ; quele travailleur est trompé tant sur le montant de son salaireque sur ses règlements ; que le progrès dans le bien−être sechange pour lui en un progrès incessant dans la misère :c'est par le monopole enfin que toutes les notions de justice

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commutative sont perverties, et que l'économie sociale, descience positive qu'elle est, devient une véritable utopie. Cetravestissement de l'économie politique sous l'influence dumonopole est un fait si remarquable dans l' histoire desidées sociales, que nous ne pouvons nous dispenser d'enconsigner ici quelques exemples. Ainsi, au point de vue dumonopole, la valeur n'est plus cette conception synthétique,qui sert à exprimer le rapport d'un objet particulier d'utilitéavec l'ensemble de la richesse : le monopole estimant leschoses , non pas relativement à la société, mais relativementà lui, la valeur perd son caractère social, et n'est plus qu'unrapport vague, arbitraire, égoïste, essentiellement mobile.

Par tant de ce pr inc ipe, le monopoleur étend laqualification de produit à toutes les espèces de servage, etapplique l'idée de capital à toutes les industries frivoles ethonteuses qu' exploitent ses passions et ses vices. Lescharmes d'une courtisane, dit Say, sont un fonds dont leproduit suit la loi générale des valeurs , à savoir l'offre et lademande . La plupart des ouvrages d'économie politiquesont pleins d'applications pareil les. Mais comme laprosti tut ion et la domesticité dont el le émane sontréprouvées par la morale, M Rossi nous fera observer encoreque l'économie politique, après avoir modifié sa formule parsuite de l'intervention du monopole, devra lui faire subir unnouveau correctif ; bien que ses conclusions soient enelles−mêmes irréprochables. Car, dit−il, l 'économiepolitique n'a rien de commun avec la morale : c'est à nous à

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en accepter, modifier ou corriger les formules, selon quenotre bien, celui de la société et le soin de la morale , leréclament. Que de choses entre l'économie politique et lavérité ! De même la théorie du produit net, si éminemmentsociale , progressive et conservatrice, a été, si je puis ainsidire, individualisée à son tour par le monopole, et le principequi devrait procurer le bien−être de la société en cause laruine. Le monopoleur, poursuivant en tout le plus grandproduit net possible, n'agit plus comme membre de lasociété et dans l' intérêt de la société ; il agit en vue de sonintérêt exclusif, que cet intérêt soit ou non contraire àl'intérêt social. Ce changement de perspective est la causeque M De Sismondi assigne à la dépopulation de lacampagne de Rome. D'après les recherches comparativesqu'il a faites sur le produit de l' Agro Romano, selon qu'ilserait mis en culture ou laissé en pâturage, il a trouvé que leproduit brut serait douze fois plus considérable dans lepremier cas que dans le second ; mais comme la cultureexige relativement un plus grand nombre de bras, il a vuaussi que dans ce même cas le produit net serait moindre. Cecalcul, qui n'avait point échappé aux propriétaires, a suffipour les confirmer dans l'habitude de laisser leurs terresincultes, et la campagne de Rome est inhabitée. « toutes lesparties des états romains, ajoute M De Sismondi, présententle même contraste... etc. » en effet, la société recherche leplus grand produit brut, par conséquent la plus grandepopulation possible, parce que pour elle produit brut etproduit net sont identiques. Le monopole, au contraire, vise

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constamment au plus grand produit net, dût−il ne l'obtenirqu'au prix de l'extermination du genre humain. Sous cettemême influence du monopole, l'intérêt du capital, pervertidans sa notion, est devenu à son tour pour la société unprincipe de mort. Ainsi que nous l'avons expliqué, l'intérêtdu capital est, d'une part, la forme sous laquelle le travailleurjouit de son produit net, tout en le faisant servir à denouvelles créations ; d'un autre côté, cet intérêt est le lienmatériel de solidarité entre les producteurs, au point de vuede l' accroissement des richesses. Sous le premier aspect, lasomme des intérêts ne peut jamais excéder le montant mêmedu capital ; sous le second point de vue, l'intérêt comporte,en sus du remboursement, une prime comme récompense duservice rendu. Dans aucun cas, il n'implique perpétuité.Mais le monopole, confondant la notion du capital, qui ne sepeut dire que des créations de l'industrie humaine, avec celledu fonds exploitable que la nature nous a donné, et quiappartient à tous, favorisé d'ailleurs dans son usurpation parl'état anarchique' une société où la possession ne peut existerqu'à la condition d'être exclusive, souveraine et perpétuelle ;−le monopole s' est imaginé, il a posé en principe que lecapital, de même que la terre, les animaux et les plantes,avait en lui−même une activité propre, qui dispensait lecapitaliste d'apporter autre chose à l'échange, et de prendreaucune part dans les travaux de l' atelier. De cette idéefausse du monopole est venu le nom grec de l'usure, Tokos,comme qui dirait le petit ou le croît du capital ; ce qui adonné lieu à Aristote de faire ce calembour : les écus ne font

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point de petits .

Mais la métaphore des usuriers a prévalu contre laplaisanterie du stagyrite ; l'usure, comme la rente dont elleest l' imitation, a été déclarée de droit perpétuelle ; et ce n'estque bien tard, par un demi−retour au principe, qu'elle areproduit l'idée d'amortissement ... tel est le sens de cetteénigme qui a soulevé tant de scandales parmi lesthéologiens et les légistes, et sur laquelle l'église chrétiennea erré deux fois : la première en condamnant toute espèced'intérêt, la seconde en se rangeant au sentiment deséconomistes, et démentant ainsi ses anciennes maximes.L'usure, ou droit d'aubaine, est tout à la fois l'expression etla condamnation du monopole ; c'est la spoliation du travailpar le capital organisée et légalisée ; c' est de toutes lessubversions économiques celle qui accuse le plus hautl'ancienne société, et dont la scandaleuse persistancejustifierait une dépossession brusque et sans indemnité detoute la classe capitaliste. Enfin le monopole, par une sorted' instinct de conservation, a perverti jusqu'à l'idée d'association qui pouvait lui contrevenir, ou, pour mieux dire,il ne lui a pas permis de naître. Qui pourrait se flatteraujourd' hui de définir ce que doit être la société entre deshommes ? La loi distingue deux espèces et quatre variétésde sociétés civiles , autant de sociétés de commerce, depuisle simple compte−à−demi jusqu'à l'anonyme. J'ai lu lescommentaires les plus respectables que l'on ait écrits surtoutes ces formes d' association, et je déclare n'y avoir

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trouvé qu'une application des routines du monopole entredeux ou plusieurs coalisés qui joignent leurs capitaux etleurs efforts contre tout ce qui produit et qui consomme, quiinvente et qui échange, qui vit et qui meurt. La conditionsine quâ non de toutes ces sociétés est le capital, dont laprésence seule les constitue et leur donne une base ; leurobjet est le monopole, c'est−à−dire l' exclusion de tousautres travailleurs et capitalistes, par conséquent lanégation de l'universalité sociale, quant aux personnes.Ainsi, d'après la définit ion du code, une société decommerce qui poserait en principe la faculté pour toutétranger d'en faire partie sur sa simple demande, et de jouiraussitôt des droits et prérogatives des associés, mêmegérants, ne serait plus une société ; les tribunaux enprononceraient d'office la dissolution, la non−existence.Ainsi encore, un acte de société dans lequel les contractantsne stipuleraient aucun apport, et qui, tout en réservant pourchacun le droit exprès de faire concurrence à tous , sebornerait à leur garantir réciproquement le travail et lesalaire, sans parler ni de la spécialité de l'exploitation, nides capitaux, ni des intérêts, ni des profits et pertes : unpareil acte semblerait contradictoire dans sa teneur,dépourvu d' objet autant que de raison, et serait, sur laplainte du premier associé réfractaire, annulé par le juge.Des conventions ainsi rédigées ne pourraient donner lieu àaucune action judiciaire : des gens qui se diraient associésde tout le monde seraient considérés comme ne l'étant depersonne ; des écrits où l'on parlerait à la fois de garantie

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et de concurrence entre associés, sans aucune mention defonds social et sans désignation d'objet, passeraient pourune oeuvre de charlatanisme transcendantal, dont l'auteurpourrait bien être envoyé à Bicêtre, à supposer que lesmagistrats consentissent à ne le regarder que comme fou. Etpourtant il est avéré, par tout ce que l'histoire et l'économiesociale offrent de plus authentique, que l'humanité a étéjetée nue et sans capital sur la terre qu'elle exploite ;conséquemment, que c'est elle qui a créé et qui crée tous lesjours toute richesse ; que le monopole en elle n'est qu'unevue relative servant à désigner le grade du travailleur, aveccertaines conditions de jouissance, et que tout le progrèsconsiste, en multipliant indéfiniment les produits, à endéterminer la proportionnalité, c'est−à−dire à organiser letravail et le bien−être par la division, les machines, l'atelier, l'éducation et la concurrence. L'étude la plus approfondiedes phénomènes n'aperçoit rien au delà. −d'autre part, il estévident que toutes les tendances de l'humanité, et dans sapolitique, et dans ses lois civiles, sont à l'universalisation,c'est−à−dire à une transformation complète de l'idée desociété , telle que nos codes la déterminent. D'où je conclusqu'un acte de société qui règlerait, non plus l'apport desassociés, puisque chaque associé, d'après la théorieéconomique, est censé ne posséder absolument rien à sonentrée dans la société, mais les conditions du travail et del'échange, et qui donnerait accès à tous ceux qui seprésenteraient ; je conclus, dis−je, qu' un tel acte de sociétén'aurait rien que de rationnel et de scientifique, puisqu'il

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serait l'expression même du progrès, la formule organiquedu travail, puisqu'il révélerait, pour ainsi dire, l'humanité àelle−même, en lui donnant le rudiment de sa constitution.Or, qui jamais, parmi les jurisconsultes et les économistes,s'est approché seulement à la distance de mille lieues decette idée magnifique et pourtant si simple ? « je ne pensepas, dit M Troplong, que l'esprit d'association soit appelé àde plus grandes destinées... etc. » M Troplong croit à laprovidence, mais à coup sûr il n'est pas son homme. Ce n'estpas lui qui trouvera la formule d' association que réclamentaujourd'hui les esprits, dégoûtés qu' ils sont de tous lesprotocoles de coalition et de rapine dont M Troplongdéroule le tableau dans son commentaire. M Troplong sefâche, et avec raison, contre ceux qui veulent tout enchaînerdans des textes de lois ; et lui−même prétend enchaînerl'avenir dans une cinquantaine d'articles, où la raison laplus sagace ne découvrirait pas une étincelle de scienceéconomique, pas une ombre de philosophie. dans notremanie, s'écrie−t−il, de tout réglementer, même ce qui estdéjà codifié ! ... je ne connais rien de plus délicieux que cetrait, qui peint à la fois le jurisconsulte et l'économiste.Après le code Napoléon, tirez l'échelle ! ... « heureusement,poursuit M Troplong, que tous les projets de changementmis au jour en I 837 eti 838 avec tant de fracas, sontaujourd'hui oubliés... etc. » quelle philosophie que celle quise réjouit de voir avorter les essais de réforme, et quicompte ses triomphes par les résultats négatifs de l' esprit derecherche ! Nous ne pouvons en ce moment entrer plus à

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fond dans la critique des sociétés civiles et de commerce,qui ont fourni à M Troplong la matière de deux volumes.Nous réserverons ce sujet pour le temps où, la théorie descontradictions économiques étant achevée, nous auronstrouvé dans leur équation générale le programme del'association, que nous publierons alors en regard de lapratique et des conceptions de nos anciens.

Un mot seulement sur la commandite. On croirait aupremier coup d'oeil que la commandite, par sa puissanceexpansive et par la facilité de mutation qu'elle présente,puisse se généraliser de manière à embrasser une nationentière, dans tous ses rapports commerciaux et industriels.Mais l'examen le plus superficiel de la constitution de cettesociété démontre bien vite que l'espèce d'élargissement dontelle est susceptible, quant au nombre des actionnaires, n'arien de commun avec l'extension du lien social. D'abord lacommandite, comme toutes les autres sociétés de commerce,est nécessairement limitée à une exploitation unique : sousce rapport, elle est exclusive de toutes les industriesétrangères à la sienne propre. S'il en était autrement, lacommandite aurait changé de nature : ce serait une formenouvelle de société dont les statuts porteraient, non plusspécialement sur les bénéfices, mais sur la distribution dutravail et des conditions d'échange ; ce serait précisémentl 'association tel le que la nie M Troplong, et que lajurisprudence du monopole l'exclut. Quant au personnel quicompose la commandite, il se divise naturellement en deux

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catégories, les gérants et les actionnaires. Les gérants, entrès−petit nombre, sont choisis parmi les promoteurs,organisateurs et patrons de l'entreprise : à dire vrai, ce sontles seuls associés. Les actionnaires, comparés à ce petitgouvernement qui administre avec plein pouvoir la société,sont tout ce peuple de contribuables qui, étrangers les unsaux autres, sans influence et sans responsabilité, ne tiennentà l'affaire que par leurs mises. Ce sont des prêteurs à prime,ce ne sont pas des associés. On conçoit d'après cela quetoutes les industries du royaume pourraient être exploitéespar des commandites, et chaque citoyen , grâce à la facilitéde multiplier ses actions, s'intéresser dans la totalité ou dansla plupart de ces commandites, sans que pour cela sacondition fût améliorée : il se pourrait même qu' elle fût deplus en plus compromise. Car, encore une fois, l' actionnaireest la bête de somme, la matière exploi table de lacommandite : ce n'est pas pour lui que cette société estformée.

Pour que l'association soit réelle, il faut que celui qui s'yengage y tienne par la qualité, non de parieur, mais d'entrepreneur ; qu'il ait voix délibérative au conseil ; que sonnom soit exprimé ou sous−entendu dans la raison sociale ;que tout enfin soit réglé à son égard sur le pied d' égalité.Mais ces condi t ions sont précisément cel les de l 'organisation du travail, laquelle n'est point entrée dans lesprévisions du code ; elles forment l'objet ultérieur de l'économie politique, par conséquent elles ne sont point à

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supposer , mais à créer, et, comme telles, radicalementincompatibles avec le monopole. Le socialisme, malgré lefaste de son nom, n'a pas été jusqu'ici plus heureux que lemonopole dans la définition de la société : on peut mêmedire que dans tous ses plans d' organisation, i l s'estconstamment montré sous ce rapport le plagiaire del'économie politique. M Blanc, que j'ai déjà cité à propos dela concurrence, et que nous avons vu tour à tour partisan duprincipe hiérarchique, défenseur officieux de l' inégalité,prêchant le communisme, niant d'un trait de plume la loi decontradiction parce qu'il ne la conçoit pas, affectantpar−dessus tout le pouvoir comme raison dernière de sonsystème, M Blanc nous offre de nouveau le curieux exempled'un socialiste copiant, sans qu'il s'en doute, l'économiepolitique, et tournant continuellement dans le cercle vicieuxdes routines propriétaires. Au fond, M Blanc nie laprépondérance du capital ; il nie même que le capital soitégal au travail dans la production, en quoi il est d'accordavec les saines théories économiques. Mais il ne peut ou nesait se passer du capital, il prend pour point de départ lecapital, il fait appel à la commandite de l'état, c'est−à−direqu'il se met à genoux devant les capitalistes, et qu'ilreconnaît la souveraineté du monopole. De là lescontorsions singulières de sa dialectique. Je prie le lecteurde me pardonner ces éternelles personnalités : mais puisquele socialisme, aussi bien que l'économie politique, s'estpersonnifié en un certain nombre d'écrivains, je ne puis faireautrement que de citer les auteurs. « le capital, disait la

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phalange , en tant que faculté concourant à la production,at−il ou n'a−t−il pas la légitimité des autres facultésproductives ? S'il est illégitime, il prétend illégitimement àune part dans la production, il faut l'exclure, il n'a pas d'intérêt à recevoir ; si, au contraire, il est légitime, il nesaurait être légitimement exclu de la participation auxbénéfices , à l'accroissement desquels il a concouru. » laquestion ne pouvait être posée plus clairement. M Blanctrouve au contraire qu'elle est posée d'une manièretrès−confuse , ce qui veut dire qu'elle l'embarrasse fort, et ilse tourmente beaucoup pour en trouver le sens. D'abord, ilsuppose qu'on lui demande « s'il est équitable d'accorder aucapitaliste, dans les bénéfices de la production, une partégale à celle du travailleur ? » à quoi M Blanc répond sanshésiter que cela serait injuste. Suit un mouvementd'éloquence pour établir cette injustice. Or, le phalanstérienne demande pas si la part du capitaliste doit être ou nonégale à celle du travailleur ; il veut savoir seulement s'ilaura une part . Et c'est à quoi M Blanc ne répond pas.Veut−on dire, continue M Blanc, que le capital estind ispensable , comme le t rava i l lu i−même, à laproduction ? −ici M Blanc distingue : il accorde que lecapital est indispensable comme le travail, mais non pasautant que le travail. Encore unefois, le phalanstérien nedispute pas sur la quantité, mais sur le droit. Encore unefois, le phalanstérien ne dispute pas sur la quantité, mais surle droit. Entend−on, c'est toujours M Blanc qui interroge,que tous les capitalistes ne sont pas des oisifs ? M Blanc,

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généreux pour les capitalistes qui travaillent, demandepourquoi l 'on ferait si grande la part de ceux qui netravaillent pas ?

Tirade d'éloquence sur les services impersonnels ducapitaliste, et les services personnels du travailleur, terminéepar un rappel à la providence. Pour la troisième fois, onvous demande si la participation du capital aux bénéfices estlégitime, comme vous admettez qu'elle est indispensabledans la production. Enfin M Blanc, qui avait pourtantcompris, se décide à répondre que s'il accorde un intérêt aucapital, c'est par mesure de transition et pour adoucir auxcapitalistes la pente qu'ils ont à descendre. Du reste, sonprojet rendant inévitable l'absorption des capitaux privésdans l'association, il y aurait folie et abandon des principes àfaire plus. M Blanc, s'il avait étudié sa matière, n'avait àrépondre que ce seul mot : je nie le capital. Ainsi, M Blanc,et j'entends sous son nom tout le socialisme, après avoir, parune première contradiction au titre de son l ivre, del'organisation du travail, déclaré que le capital étaitindispensable dans la production, et par conséquent qu'ildevait être organisé et participer aux bénéfices comme letravail, rejette, par une seconde contradiction, le capital del'organisation et refuse de le reconnaître ; −par une troisièmecontradiction, lui qui se moque des décorations et des titresde noblesse, i l distribue les couronnes civiques, lesrécompenses et les distinctions aux littérateurs, inventeurs etartistes qui auront bien mérité de la patrie ; il leur alloue des

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traitements selon leurs grades et dignités : toutes choses quisont la restauration du capital aussi réellement, mais nontoutefois avec la même précision mathématique, que l'intérêtet le produit net ; −par une quatrième contradiction, MBlanc constitue cette aristocratie nouvelle sur le principed'égalité, c'est−à−dire qu'il prétend faire voter des maîtrisesà des associés égaux et bres, des priviléges d'oisiveté à destravailleurs, la spoliation enfin aux spoliés ; −par unecinquième contradiction, il fait reposer cette aristocratieégalitaire sur la base d'un pouvoir doué d' une grande force ,c'est−à−dire sur le despotisme, autre forme du monopole ;−par une sixième contradiction, après avoir, par sesencouragements aux ar ts e t au t ravai l , essayé deproportionner la rétribution au service, comme le monopole,le salaire à la capacité, comme le monopole, il se met à fairel ' é loge de la v ie en commun, du t rava i l e t de laconsommation en commun : ce qui ne l'empêche pas devouloir soustraire aux effets de l'indifférence commune, aumoyen des encouragements nationaux prélevés sur leproduit commun, les écrivains sérieux et graves, dont lecommun des lecteurs ne se soucie pas ; −par une septièmecontradiction... mais arrêtons−nous à sept, car nousn'aurions pas fini à septante−sept. On dit que M Blanc, quiprépare en ce moment une histoire de la révolutionfrançaise, s' est mis à étudier sérieusement l'économiepolitique. Le premier fruit de cette étude sera, je n'en doutepas, de lui faire rétracter son pamphlet sur l'organisation dutravail , et, par suite, de réformer toutes ses idées sur

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l'autorité et le gouvernement. à ce prix l'histoire de larévolution française , par M Blanc, sera un travail vraimentutile et original.

Toutes les sectes socialistes, sans exception, sontpossédées du même préjugé ; toutes, à leur insu, inspiréespar la contradiction économique, viennent confesser leurimpuissance devant la nécessité du capital, toutes attendent,pour réaliser leurs idées, qu'elles aient en main le pouvoir etl'argent. Les utopies du socialisme en ce qui concernel'association, font plus que jamais ressortir la vérité de ceque nous avons dit en commençant : il n'y a rien dans lesocialisme qui ne se trouve dans l'économie politique ; et ceplagiat perpétuel est la condamnation irrévocable de tousdeux. Nulle part on ne voit poindre cette idée−mère, quiressort avec tant d'éclat de la génération des catégorieséconomiques : c 'est que la formule supér ieure del'association n'a point du tout à s'occuper du capital, objetdes comptes des particuliers ; mais qu'elle doit porteruniquement sur l'équilibre de la production, les conditionsde l'échange, la réduction progressive des prix de revient,seule et unique source du progrès de la richesse. Au lieu dedéterminer les rapports d' industrie à industrie, detravailleur à travailleur, de province à province et de peupleà peuple, les socialistes ne songent qu' à se pourvoir decapitaux, concevant toujours le problème de la solidaritédes travailleurs comme s'il s'agissait de fonder une nouvellemaison de monopole. Le monde, l'humanité, les capitaux,

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l'industrie, la pratique des affaires, existent ; il ne s'agit plusque d'en chercher la philosophie, en d'autres termes de lesorganiser : et les socialistes cherchent des capitaux !

Toujours en dehors de la réalité, qu'y a−t−il d'étonnant àce que la réalité leur manque ? Ainsi M Blanc demande lacommandite de l'état et la création d'ateliers nationaux ;ainsi Fourier demandait six millions, et son école s'occupeencore aujourd'hui de grouper cette somme ; ainsi lescommunistes espèrent en une révolution qui leur donnel'autorité et le trésor, et s'épuisent en attendant à d'inutilessouscriptions. Le capital et le pouvoir, organes secondairesdans la société, sont toujours les dieux que le socialismeadore : si le capital et le pouvoir n'existaient pas, il lesinventerait.

Par ses préoccupations de pouvoir et de capital, lesocialisme a complétement méconnu le sens de ses propresprotestations : bien plus, il ne s'est pas aperçu qu'ens'engageant, comme il faisait, dans la routine économique, ils'ôtait jusqu'au droit de protester. Il accuse la sociétéd'antagonisme, et c'est par le même antagonisme qu'ilpoursuit la réforme. Il demande des capitaux pour lespauvres travailleurs, comme si la misère des travailleurs nevenait pas de la concurrence des capitaux entre eux, aussibien que de l'opposition factice du travail et du capital ;comme si la question n'était pas aujourd'hui précisémenttelle qu'elle eût été avant la création des capitaux ,

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c'est−à−dire encore et toujours une question d'équilibre ;comme si enfin, redisons−le sans cesse, redisons−le jusqu'àsatiété, il s'agissait d'autre chose désormais que d'unesynthèse de tous les principes émis par la civilisation, et quesi cette synthèse, si l'idée qui mène le monde était connue, l'on eût besoin de l'intervention du capital et de l'état pour lamettre en évidence. Le socialisme, en désertant la critiquepour se livrer à la déclamation et à l'utopie, en se mêlant auxintrigues politiques et religieuses, a trahi sa mission etméconnu le caractère du siècle. La révolution de I 83 o nousavait démoralisés, le socialisme nous effémine. Commel'économie politique dont il ne fait que ressasser lescontradictions, le socialisme est impuissant à satisfaire aumouvement des intelligences : ce n'est plus, chez ceux qu'ilsubjugue, qu'un nouveau préjugé à détruire, et chez ceux quile propagent un charlatanisme à démasquer, d'autant plusdangereux qu'il est presque toujours de bonne foi.

Cinquième époque. −la police ou l'impôt. Dans la positionde ses principes, l'humanité, comme si elle obéissait à unordre souverain, ne rétrograde jamais. Pareille au voyageurqui par des sinuosités obliques s'élève de la vallée profondeau sommet de la montagne, elle suit intrépidement sa routeen zigzag, et marche à son but d'un pas assuré, sans repentiret sans arrêt.

Parvenu à l'angle du monopole, le génie social porte enarrière un mélancolique regard, et dans une réflexion

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profonde il se dit : « le monopole a tout ôté au pauvremercenaire, pain, vêtement, foyer, éducation, liberté etsûreté. Je mettrai le monopoleur à contribution ; à ce prix jelui conserverai son privilége. » la terre et les mines, lesforêts et les eaux, premier domaine de l' homme, sont pourle prolétaire en interdi t . J ' interv iendrai dans leurexploitation, j'aurai ma part des produits, et le monopoleterrien sera respecté. « l'industrie est tombée en féodalité :mais c'est moi qui suis le suzerain. Les seigneurs mepayeront tribut, et ils conserveront le bénéfice de leurscapitaux. » le commerce prélève sur le consommateur desprofits usuraires. Je sèmerai sa route de péages, je timbreraises mandats et viserai ses expéditions, et il passera. « lecapital a vaincu le travail par l'intelligence. Je vais ouvrirdes écoles ; et le travailleur, rendu lui−même intelligent,pourra devenir à son tour capitaliste. » la circulation manqueaux produits et la vie sociale est comprimée.

Je construirai des routes, des ponts, des canaux, desmarchés, des théâtres et des temples, et ce sera à la fois untravail, une richesse et un débouché. « le riche vit dansl'abondance, pendant que l'ouvrier pleure famine. J'établiraides impôts sur le pain, le vin, la viande, le sel et le miel, surles objets de nécessité et sur les choses de prix, et ce seraune aumône pour mes pauvres. » et je préposerai des gardessur les eaux, les forêts, les campagnes, les mines et lesroutes ; j'enverrai des collecteurs pour l'impôt et desprécepteurs pour l'enfance ; j' aurai une armée contre les

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réfractaires, des tribunaux pour les juger, des prisons pourles punir, et des prêtres qui les maudissent. Tous ces emploisseront livrés au prolétariat et payés par les hommes dumonopole. « telle est ma volonté certaine et efficace. » nousavons à prouver que la société ne pouvait ni mieux penser niplus mal agir : ce sera l'objet d'une revue qui , je l'espère,éclairera le problème social d'une nouvelle lumière. Toutemesure de police générale, tout règlement d' administrationet de commerce, de même que toute loi d'impôt, n' est aufond qu'un des articles innombrables de cette antiquetransaction, toujours violée et toujours reprise, entre lepatr ic iat et le prolétar iat. Que les part ies ou leursreprésentants n'en aient rien su ; que même elles aientfréquemment envisagé leurs constitutions politiques sous untout autre point de vue, peu nous importe : ce n'est point àl'homme , législateur ou prince, que nous demandons le sensde ses actes, c'est aux actes eux−mêmes. I−idée synthétiquede l'impôt. point de départ et développement de cette idée.Afin de rendre plus intelligible ce qui devra suivre, je vais,par une espèce de renversement de la méthode que nousavons jusqu'à présent suivie , exposer la théorie supérieurede l'impôt ; j'en donnerai ensuite la genèse ; enfin j'enexposerai la contradiction et les résultats. L'idée synthétiquede l'impôt, ainsi que sa conception originaire, fourniraitmatière aux plus vastes développements.

Je me bornerai à un simple énoncé des propositions, avecindication sommaire des preuves. L'impôt, dans son essence

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et sa destination positive, est la forme de répartition de cetteespèce de fonctionnaires qu'Adam Smith a désignés sous lenom d' improductifs , bien qu'il convînt, autant quepersonne, de l' utilité et même de la nécessité de leur travaildans la société.

Par cette qualification d'improductifs , Adam Smith, dontle génie a tout entrevu et nous a laissé tout à faire, entendaitque le produit de ces travailleurs est négatif , ce qui esttrès−différent de nul , et qu'en conséquence la répartitionsuit à leur égard un autre mode que l'échange. Considérons,en effet, ce qui se passe, au point de vue de la répartition,dans les quatre grandes divisions du travail collectif,extraction, industrie, commerce, agriculture . Chaqueproducteur apporte sur le marché un produit réel dont laquantité peut se mesurer, la qualité s'apprécier, le prix sedébattre, et finalement la valeur s'escompter, soit contred'autres services ou marchandises, soit en numéraire. Pourtoutes ces industries, la répartition n'est donc pas autre choseque l 'échange mutuel des produits, selon la loi deproportionnalité des valeurs. Rien de semblable n'a lieu avecles fonctionnaires dits publics .

Ceux−ci obtiennent leur droit à la subsistance, non par laproduction d'utilités réelles, mais par l'improductivité mêmeoù, sans qu'il y ait de leur faute, ils sont retenus. Pour eux laloi de proportionnalité est inverse : tandis que la richessesociale se forme et s'accroît en raison directe de la quantité,

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de la variété et de la proportion des produits effectifs fournispar les quatre grandes catégories industr iel les ; ledéveloppement de cette même richesse, le perfectionnementde l' ordre social, supposent au contraire, en ce qui regardele personnel de la police, une réduction progressive etindéfinie.

Les fonctionnaires de l'état sont donc bien véritablementimproductifs. à cet égard J−B Say pensait comme A Smith,et tout ce qu'il a écrit à ce sujet pour corriger son maître, etqu'on a eu la maladresse de compter parmi ses titres degloire, provient uniquement, comme il est facile de le voir,d'un malentendu. En un mot, le salaire des employés dugouvernement constitue pour la société un déficit ; il doitêtre porté au compte des pertes , que le but de l'organisationindustrielle doit être d'atténuer sans cesse : quelle autrequalification donner après cela aux hommes du pouvoir, sice n'est celle d'Adam Smith ? Voilà donc une catégorie deservices qui, ne donnant pas de produits réels, ne peuventaucunement se solder en la forme ordinaire ; des servicesqui ne tombent pas sous la loi de l' échange, qui ne peuventdevenir l 'objet d'une spéculation particulière, d'uneconcurrence, d'une commandite, ni d'aucune espèce decommerce ; des services qui, censés au fond remplisgratuitement par tout le monde, mais confiés, en vertu de laloi de division du travail, à un petit nombre d'hommesspéciaux qui s'y l ivrent exclusivement, doivent enconséquence être payés. L' histoire confirme cette donnée

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générale. L'esprit humain, qui sur chaque problème essaietoutes les solutions, a entrepris aussi de soumettre àl'échange les fonctions publiques : pendant longtemps lesmagistrats en France, comme les notaires, etc., n' ont vécuque de leurs épices. Mais l'expérience a prouvé que ce modede répartition employé avec des improductifs était tropcoûteux, sujet à trop d'inconvénients, et l'on a dû y renoncer.

L'organisation des services improductifs contribue aubien−être général de plusieurs sortes : d'abord, en délivrantles producteurs des soins de la chose publique, à laquelletous doivent participer, et dont par conséquent tous sont plusou moins esclaves ; secondement, en créant dans la sociétéune centralisation artificielle, image et prélude de lasolidarité future des industries ; enfin, en donnant le premieressai de pondérat ion et de discipl ine. Ainsi , nousreconnaissons, avec JB Say, l'utilité des magistrats et autresagents de l' autorité publique ; mais nous soutenons quecette utilité est toute négative, et nous maintenons enconséquence à ses auteurs le titre d'improductifs que leur adonné A Smith, non par aucun sentiment de défaveur, maisparce qu'effectivement ils ne peuvent se classer dans lacatégorie des producteurs. « l'impôt, dit très−bien unéconomiste de l'école de Say, M J Garnier, l'impôt est uneprivation qu'il faut chercher à diminuer le plus possible,jusqu'à concurrence des besoins de la société. » si l'écrivainque je cite a réfléchi au sens de ses paroles, il a vu que lem o t p r i v a t i o n d o n t i l s e s e r t e s t s y n o n y m e d e

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non−production , et qu'en conséquence ceux au bénéficedesquels l'impôt se recueille, sont bien véritablement desimproductifs .

J'insiste sur cette définition, qui me semble d'autant moinscontestable que si l'on dispute encore sur le mot, tout lemonde est d'accord sur la chose, parce qu'elle contient legerme de la plus grande révolution qui doive s'accomplirdans le monde, je veux parler de la subordination desfonctions improductives aux fonctions productives, en unmot de la soumission effective, toujours demandée et jamaisobtenue, de l'autorité aux citoyens.

C 'es t une conséquence du déve loppement descontradictions économiques, que l'ordre dans la société semontre d'abord comme à revers ; que ce qui doit être en hautsoit placé en bas ; ce qui doit être en relief paraisse taillé encreux, et ce qui doit recevoir la lumière soit rejeté dansl'ombre. Ainsi, le pouvoir, qui par essence est, comme lecapital, l'auxiliaire et le subordonné du travail, devient, parl'antagonisme de la société, l'espion, le juge et le tyran desfonctions productives ; le pouvoir, à qui son inférioritéoriginelle commande l' obéissance, est prince et souverain.Dans tous les temps, les classes travailleuses ont poursuivicontre la caste officielle la solution de cette antinomie, dontla science économique seule peut donner la clef. Lesoscillations, c'est−à−dire les agitations politiques quirésultent de cette lutte du travail contre le pouvoir, tantôt

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amènent une dépression de la force centrale, qui comprometjusqu'à l'existence de la société ; tantôt, exagérant outremesure cette même force, engendre le despotisme. Puis lespriviléges du commandement, les joies infinies qu'il donne àl'ambition et à l'orgueil, faisant des fonctions improductivesl'objet de la convoitise générale, un nouveau ferment dediscorde pénètre la société, qui, divisée déjà d'une part encapitalistes et salariés, de l 'autre en producteurs etimproductifs, se divise de nouveau pour le pouvoir enmonarchistes et démocrates. Les conflits de la royauté et dela républ ique nous fourniraient la matière du plusmerveilleux, du plus intéressant de nos épisodes. Les bornesde cet ouvrage ne nous permettent pas une excursion silongue ; et après avoir signalé ce nouvel embranchement duvaste réseau des aberrat ions humaines, nous nousrenfermerons exclusivement, en parlant de l' impôt, dans laquestion économique. Telle est donc, dans son exposé leplus succinct, la théorie synthétique de l ' impôt, c 'est−à−dire, si j 'ose me permettre cette comparaisonfamilière, de cette cinquième roue du char de l'humanité, quifait tant de bruit, et qu'on appelle, en style gouvernemental,l'état. −l'état, la police, ou leur moyen d'existence, l' impôt,c'est, je le répète, le nom officiel de la classe qu'on désigneen économie politique sous le nom d'improductifs, en unmot de la domesticité sociale. Mais la raison publiquen'atteint pas de plein saut à cette idée simple, qui, pendantdes s ièc les , do i t res ter à l 'é ta t d 'une concept iontranscendantale. Pour que la civilisation franchisse un tel

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sommet, il faut qu'elle traverse d'effroyables orages et desrévolutions sans nombre, dans chacune desquelles on diraitqu'elle renouvelle ses forces par un bain de sang. Et lorsqueenfin la production, représentée par le capital, semble aumoment de subalterniser tout à fait l' organe improductif,l'état ; la société alors se soulève d' indignation ; le travailpleure de se voir bientôt libre ; la démocratie frémit del'abaissement du pouvoir ; la justice crie au scandale, et tousles oracles des dieux qui s'en vont s' exclament avec terreurque l'abomination de la désolation est dans le lieu saint, etque la f in des temps est venue. Tant i l est vrai quel'humanité ne veut jamais ce qu'elle cherche, et que lemoindre progrès ne se peut réaliser sans jeter la paniqueparmi les peuples ! Quel est donc, dans cette évolution, lepoint de départ de la société, et par quel détour arrive−t−elleà la réforme politique, c'est−à−dire à l'économie dans sesdépenses, à l'égalité de répartition de son impôt, et à lasubordination du pouvoir à l'industrie ? C'est ce que nousallons dire en peu de mots, réservant les développementspour la suite. L'idée originaire de l'impôt est celle d'unrachat. Comme, par la loi de Moïse, chaque premier−né étaitcensé appartenir à Jéhovah, et devait être racheté par uneoffrande ; ainsi l'impôt se présente partout sous la formed'une dîme ou d'un droit régalien par lequel le propriétairerachète chaque année du souverain le bénéfice d'exploitationqu'il est censé ne tenir que de lui. Cette théorie de l'impôtn'est au surplus qu'un des articles particuliers de ce que l'onappelle le contrat social. Les anciens et les modernes

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s'accordent tous, en termes plus ou moins explicites, àprésenter l'état juridique des sociétés comme une réaction dela faiblesse contre la force.

Cette idée domine dans tous les ouvrages de Platon,notamment dans le gorgias, où il soutient, avec plus desubtilité que de logique, la cause des lois contre la violence,c'est−à−dire l 'arbitraire législatif contre l 'arbitrairearistocratique et guerrier. Dans cette dispute scabreuse, oùl'évidence des raisons est égale des deux parts, Platon ne faitqu'exprimer le sentiment de toute l' antiquité. Longtempsavant lui Moïse, faisant un partage des terres, déclarant lepatrimoine inaliénable, et ordonnant une purgation généraleet sans remboursement de toutes les hypothèques à chaquecinquantième année, avait opposé une barrière auxenvahissements de la force. Toute la bible est un hymne à lajustice, c'est−à−dire, selon le style hébreu, à la charité, à lamansuétude du puissant envers le faible, à la renonciationvolontaire au privilége de la force. Solon, débutant dans samission législative par une abolition générale des dettes, etcréant des droits et des réserves, c'est−à−dire des barrièresqu i en empêchassent le re tour , ne fu t pas moinsréactionnaire. Lycurgue alla plus loin : il défendit lapossession individuelle, et s'efforça d'absorber l'homme dansl'état, anéantissant la liberté pour mieux conserver l'équilibre. Hobbes, faisant, et avec grande raison, dériver lalégislation de l'état de guerre, arriva par un autre chemin àconstituer l'égalité sur une exception, le despotisme. Son

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livre , tant calomnié, n'est qu'un développement de cettefameuse anti thèse. La charte de I 83 o, consacrantl'insurrection faite en 89 par la roture contre la noblesse, etdécrétant l'égalité abstraite des personnes devant la loi,malgré l'inégalité réelle des forces et des talents qui fait levéritable fond du système social en vigueur, n'est encorequ'une protestation de la société en faveur du pauvre contrele riche, du petit contre le grand. Toutes les lois du genrehumain sur la vente, l'achat, le louage, la propriété, le prêt,l'hypothèque, la prescription, les successions, donations,testaments, la dot des femmes, la minorité, la tutelle, etc.,etc., sont de véritables barrières élevées par l'arbitrairejuridique contre l'arbitraire de la force. Le respect descontrats, la fidélité à la parole, la religion du serment, sontles fictions, les osselets, comme disait excellemment lefameux Lysandre, avec lesquels la société trompe les forts etles met sous le joug. L'impôt appartient à cette grandefamille d'institutions préventives, coercitives, répressives etvindicatives, que A Smith désignait sous le nom génériquede police, et qui n'est, comme j'ai dit, dans sa conceptionoriginaire, que la réaction de la faiblesse contre la force.C'est ce qui résulte, indépendamment des témoignageshistoriques qui abondent, et que nous laisserons de côté pournous tenir exclusivement à la preuve économique, de ladistinction naturelle qui s'est faite des impôts. Tous lesimpôts se divisent en deux grandes catégories : I impôts derépartition , ou de privilége : ce sont les plus anciennementétablis ; − 2 impôts de consommation ou de quotité , dont la

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tendance, en s'assimilant les premiers, est d'égaliser entretous les charges publiques. La première espèce d'impôts,−qui comprend chez nous l'impôt foncier, celui des portes etfenêtres , la contribution personnelle, mobilière et locative,les patentes et licences, les droits de mutation, centièmesdeniers, prestations en nature et brevets, −est la redevanceque le souverain se réserve sur tous les monopoles qu'ilconcède ou tolère ; c 'est, comme nous l 'avons dit ,l'indemnité du pauvre, le laissez−passer accordé à lapropriété. Telle a été la forme et l'esprit de l'impôt danstoutes les anciennes monarchies : la féodalité en a été lebeau idéal. Sous ce régime, l'impôt n'est qu'un tribut payépar le détenteur au propriétaire ou commanditaireuniversel, le roi. Lorsque plus tard, par le développement dudro i t publ ic , la royauté, forme patr iarca le de lasouvera ine té , commence à s ' imprégner d 'espr i tdémocratique, l'impôt devient une cotisation que toutcensitaire doit à la chose publique, et qui, au lieu de tomberdans la main du prince, est reçue dans le trésor de l'état.Dans cette évolution, le principe de l'impôt reste intact : cen'est pas encore l' institution qui se transforme ; c'est lesouverain réel qui succède au souverain figuratif. Quel'impôt entre dans le pécule du prince, ou qu'il serve àacquitter une dette commune, ce n' est toujours qu'unerevendication de la société contre le privilége : sans cela, ilest impossible de dire pourquoi l' impôt est établi en raisonproportionnelle des fortunes... etc.

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Ces observations sont d'autant plus justes, que le principequ' elles ont pour but d'opposer à celui de la répartitionproportionnelle a eu sa période d'application. L'impôtproportionnel est de beaucoup postérieur dans l'histoire à l'hommage−lige, qui consistait en une simple démonstrationofficieuse, sans redevance réelle. La deuxième sorted'impôts comprend en général tous ceux que l'on désigne,par une espèce d'antiphrase, sous le nom de contributionsindirectes , boissons, sels, tabacs, douane, en un mot toutesles taxes qui affectent directement la seule chose qui doiveêtre taxée, le produit. Le principe de cet impôt, dont le nomest un vrai contre −sens, est incontestablement mieux fondéen théorie, et d'une tendance plus équitable que leprécédent : aussi, malgré l' opinion de la masse, toujourstrompée sur ce qui lui sert autant que sur ce qui lui portepréjudice, je n'hésite point à dire que cet impôt est le seulnormal, sauf la répartition et la perception, dont je n'aipoint ici à m'occuper. Car s'il est vrai, comme nous l'avonsexpliqué tout à l'heure, que la vraie nature de l'impôt soitd'acquitter, d'après un mode particulier de salaire, certainsservices qui se dérobent à la forme habituelle de l'échange,il s'ensuit que tous les producteurs, quant à l 'usagepersonnel, jouissant également de ces services, doiventcontribuer au solde par portions égales. La quotité pourchacun sera donc une fraction de son produit échangeable,ou, en d'autres termes, une retenue sur les valeurs livréespar lui à la consommation. Mais, sous le régime dumonopole, et avec la perception foncière, le fisc atteint le

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produit avant qu'il soit entré dans l'échange, avant mêmequ'il soit produit : circonstance qui a pour effet de rejeter lemontant de la taxe dans les frais de production, parconséquent de la faire supporter par le consommateur et d'affranchir le monopole. Quoi qu'il en soit de la significationde l'impôt de répartition et de l'impôt de quotité, une chosedemeure positive, et c'est celle qu'il nous importe surtout desavoir : c'est que, par la proportionnalité de l'impôt, l'intention du souverain a été de faire contribuer les citoyensaux charges publiques, non plus, d'après le vieux principeféodal, au moyen d'une capitation, ce qui impliquerait l'idéed'une cotisation calculée en raison du nombre des imposés,non en raison de leurs biens ; −mais au marc le franc descapitaux, ce qui suppose que les capitaux relèvent d'uneautorité supérieure aux capitalistes. Tout le monde,spontanément et d'un accord unanime, trouve une semblablerépartition juste ; tout le monde juge donc, spontanément etd'un accord unanime, que l'impôt est une reprise de lasociété, une sorte de rédemption du monopole.

Cela est surtout frappant en Angleterre où, par une loispéciale , les propriétaires du sol et les manufacturiersacquittent, au prorata de leurs revenus, un impôt de deuxcents millions, qu'on appelle la taxe des pauvres. En deuxmots, le but pratique et avoué de l'impôt est d'exercer sur lesriches, au profit du peuple, une reprise proportionnelle aucapital. Or, l'analyse et les faits démontrent : que l'impôt derépartition, l'impôt du monopole, au lieu d'être payé par

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ceux qui possèdent, l'est presque tout entier par ceux qui nepossèdent pas ; que l ' impôt de quoti té, séparant leproducteur du consommateur, frappe uniquement sur cedernier, ce qui ne laisse au capitaliste que la part qu'il auraità payer, si les fortunes étaient absolument égales ; enfin quel'armée, les tribunaux, la police, les écoles , les hôpitaux,hospices, maisons de refuge et de correction, les emploispublics, la religion elle−même, tout ce que la société créepour la défense, l'émancipation et le soulagement duprolétaire, payé d'abord et entretenu par le prolétaire, estdirigé ensuite contre le prolétaire ou perdu pour lui ; en sorteque le prolétariat, qui d'abord ne travaillait que pour la castequi le dévore, celle des capitalistes, doit travailler encorepour la caste qui le flagelle, celle des improductifs. Ces faitssont désormais si connus, et les économistes, je leur doiscette justice, les ont exposés avec une telle évidence, que jem'abst iendra i de reprendre en sous−oeuvre leursdémonstrat ions, qui, du reste, ne trouvent plus decontradicteurs. Ce que je me propose de mettre en lumière,et que les économistes ne me semblent pas suffisammentavoir compris, c'est que la condition faite au travailleur parcette nouvelle phase de l'économie sociale n' est susceptibled'aucune amélioration ; que, hormis le cas où l' organisationindustrielle, et par suite la réforme politique, amèneraitl'égalité des fortunes, le mal est inhérent aux institutions depolice comme la pensée de charité qui leur a donnénaissance ; enfin que l'état, quelque forme qu'il affecte ,aristocratique ou théocratique, monarchique ou républicaine,

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aussi longtemps qu'il ne sera pas devenu l'organe obéissantet soumis d'une société d'égaux, sera pour le peuple uninévitable enfer, j'ai presque dit une damnation légitime.Ii−antinomie de l'impôt. J'entends quelquefois les partisansdu statu quo prétendre que, quant au présent, nous jouissonsd'assez de liberté, et que même, en dépit des déclamationscontre l'ordre de choses, nous sommes au−dessous de nosinstitutions. Je suis, du moins en ce qui regarde l'impôt, toutà ait de l'avis de ces optimistes. D'après la théorie que nousvenons de voir, l'impôt est la réaction de la société contre lemonopole. Les opinions à cet égard sont unanimes : peupleet législateur, économistes, journalistes et vaudevillistes,traduisant, chacun dans sa langue , la pensée sociale,publient à l'envi que l'impôt doit tomber sur les riches,frapper le superflu et les objets de luxe, et laisser francsceux de première nécessité. Bref, on a fait de l' impôt unesorte de privilége pour les privilégiés : pensée mauvaise,puisque c'était par le fait reconnaître la légitimité duprivilége, qui, dans aucun cas, et sous quelque forme qu'ilse montre, ne vaut rien. Le peuple devait être puni de cetteinconséquence égoïste : la providence n'a pas manqué à samission. Dès l'instant donc que l'impôt eût été conçu commeune revendication, il dut s'établir proportionnellement auxfacultés , soit qu'il frappât le capital, soit qu'il affectât plusspécialement le revenu. Or, je ferai observer que larépartition au marc le franc de l'impôt étant précisémentcelle que l'on adopterait dans un pays où toutes les fortunesseraient égales, sauf les différences d'assiette et de

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recouvrement, le fisc est ce qu'il y a de plus libéral dansnotre société, et que sur ce point nos moeurs sonteffectivement en arrière de nos institutions. Mais commeavec les méchants les meilleures choses ne peuvent manquerd'être détestables, nous allons voir l'impôt égalitaire écraserle peuple, précisément parce que le peuple n' est point à sahauteur. Je suppose que le revenu brut de la France, pourchaque famille composée de quatre personnes, soit de Iooofrancs : c'est un peu plus que le chiffre de M Chevalier, quin'a trouvé que 63 centimes par jour et par tête, soit 9 i 9francs 8 o centimes par ménage. L'impôt étant aujourd'huide plus d'un milliard, soit environ du huitième du revenutotal, chaque famille, gagnant Iooo francs par année, estimposée de I 25 francs. D'après cela, un revenu de 2 ooofrancs paye 25 o francs ; un revenu de 3 ooo francs, 375 ;un revenu de 4 ooo francs, 5 oofr, etc. La proportion estrigoureuse, et mathématiquement irréprochable ; le fisc estsûr, de par l'arithmétique, de ne rien perdre. Mais du côtédes contribuables, l'affaire change totalement d'aspect.

L'impôt qui, dans la pensée du législateur, devait seproportionner à la fortune, est au contraire progressif dans lesens de la misère, en sorte que, plus le citoyen est pauvre,plus il paye. C'est ce que je vais m'efforcer de rendresens ib le pa r que lques ch i f f res . D 'ap rès l ' impô tproportionnel, il est dû au fisc : (..). L'impôt semble donccroître, d'après cette série, proportionnellement au revenu.Mais si l'on réfléchit que chaque somme de revenu se

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compose de 365 unités, dont chacune représente le revenujournalier du contribuable, on ne trouvera plus que l'impôtest proportionnel ; on trouvera qu'il est égal. En effet, sipour un revenu de Iooo francs l'état prélève I 25 francsd'impôt, c'est comme s'il enlevait à la famille imposée 45journées de subsistances ; de même les cotes contributivesde 25 o, 375, 5 oo, 625 , 75 o francs, répondant à desrevenus de 2 ooo, 3 ooo, 4 ooo, 5 ooo, 6 ooo francs, ne fonttoujours pour chacun des bénéficiaires qu'un impôt de 45journées de solde. Je dis maintenant que cette égalité del'impôt est une inégalité monstrueuse, et que c'est uneétrange illusion de s'imaginer, parce que le revenu journalierest plus considérable, que la contribution dont il est la baseest plus forte. Transportons notre point de vue du revenupersonnel au revenu collectif. Par l'effet du monopole, larichesse sociale abandonnant la classe travailleuse poursereporter sur la classe capitaliste, le but de l'impôt a été demodérer ce déplacement et de réagir contre l' usurpation, enexerçant sur chaque privilégié une reprise proportionnelle.Mais proportionnelle à quoi ? à ce que le privilégié a perçude trop, sans doute, et non pas à la fraction du capital socialque son revenu représente. Or, le but de l' impôt est manquéet la loi tournée en dérision, lorsque le fisc, au lieu deprendre son huitième là où ce huitième existe, le demandeprécisément à ceux à qui il devrait le restituer. Une dernièreopération rendra ceci palpable. Supposons le revenu de laFrance à 68 centimes par jour et par personne, le père defamille qui, soit à titre de salaire, soit comme revenu de ses

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capitaux, touche Iooofr par année, reçoit quatre parts durevenu national ; celui qui touche 2 ooofr a huit parts ; celuiqui touche 4 ooofr en a seize, etc. Il suit de là que l'ouvrierqui, pour un revenu de Iooofr, paye I 25 fr au fisc, rend à l'ordre public une demi−part, soit un huitième de son revenuet de la subsistance de sa famille ; tandis que le rentier qui,pour un revenu de 6 ooofr, ne paye que 75 ofr, réalise unbénéfice de I 7 parts sur le revenu collectif, ou, en d'autrestermes, gagne avec l'impôt 425 pour cent. Reproduisons lamême vérité sous une autre forme. On compte en Franceenviron 2 ooooo électeurs. J'ignore quelle est la somme descontributions payées par ces 2 ooooo électeurs , mais je necrois pas m'écarter beaucoup de la vérité en supposant lamoyenne pour chacun de 3 oofr, total, pour 2 ooooocensitaires, 6 o millions, auxquels nous ajouterons un quarten sus pour leur part de contributions indirectes, soit 7 5millions, ou 75 fr par tête / en supposant la famille dechaque électeur composée de cinq personnes /, que paye àl'état la classe électorale. Le budget, d'après l'annuaireéconomique de I 845, étant de Iio 6 millions, reste I milliard3 i millions, ce qui donne 3 ifr 3 oc pour chaque citoyen nonélecteur, deux cinquièmes de la contribution payée par laclasse riche. Or, pour que cette proportion fût équitable, ilfaudrait que la moyenne de bien−être de la classe nonélectorale fût les deux cinquièmes de la moyenne dubien−être de la classe des électeurs : et c'est ce qui n'est pasvrai, i l s ' en faut plus des trois quarts. Mais cettedisproportion paraîtra encore plus choquante, si l'on

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réfléchit que le calcul que nous venons de faire sur la classeélectorale est tout à fait erroné, tout en faveur descensitaires. En effet, les seuls impôts qui soient comptéspour la jouissance du droit électoral sont : I la contributionfoncière ; 2 la personnelle et mobilière ; 3 les portes etfenêtres ; 4 la patente. Or, à l'exception de la personnelle etmobilière qui varie peu, les trois autres impôts sont rejetéssur les consommateurs ; et il en est de même de tous lesimpôts indirects, dont les détenteurs de capitaux se fontrembourser par les consommateurs, à l'exception toutefoisdes droits de mutation qui frappent directement lepropriétaire, et s'élèvent en totalité à I 5 o millions. Or, sinous estimons que la propriété électorale figure dans cettedernière somme pour un sixième, ce qui est beaucoup dire,la portion de contributions directes / 4 o 9 millions / étantpar tête de I 2 fr, celle des contributions indirectes / 547millions / I 6 fr, la moyenne d'impôt payée par chaqueélecteur ayant un ménage composé de cinq personnes, seraau total de 265 fr, pendant que la part de l'ouvrier, qui n'aque sa brasse pour se nourrir, lui, sa femme et deux enfants,sera de Ii 2 fr. −en termes plus généraux, la moyenne decontribution par tête dans la classe supérieure sera de 53fr ; dans la classe inférieure, de 28.

Sur quoi je renouvelle ma question : le bien−être est−il, endeçà du cens électoral, la moitié de ce qu'il est au delà ?

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Il en est de l'impôt comme des publications périodiques,qui coûtent en réalité d'autant plus cher qu'elles paraissentplus rarement. Un journal quotidien coûte 4 ofr, unhebdomadaire Iofr, un mensuel 4 fr. Toutes choses d'ailleurssupposées égales, les prix d'abonnement de ces journauxsont entre eux comme les nombres 4 o, 7 oeti 2 o, la chertécroissant avec la rareté des publications. Or, telle estprécisément la marche de l'impôt : c'est un abonnement payépar chaque citoyen en échange du droit de travailler et devivre. Celui qui use de ce droit dans la moindre proportion,paye davantage ; celui qui en use un peu plus, paye moins ;celui qui en use beaucoup, paye peu . Les économistes sontgénéralement d'accord de tout cela. Ils ont attaqué l'impôtproportionnel, non−seulement dans son principe, mais dansson application ; ils en ont relevé les anomalies, qui, presquetoutes, proviennent de ce que le rapport du capital aurevenu, ou de la surface cultivée à la rente, n' est jamais fixe.« soit une contribution d'un dixième sur le revenu desterres... etc. » ces réflexions sont fort justes, bien qu'elles netombent que sur la perception ou l'assiette, et n' atteignentpas le principe même de l'impôt. Car, en supposant larépartition faite sur le revenu, au lieu de l'être sur le capital,i l reste toujours ceci, que l ' impôt, qui devrait êtrep ropo r t i onne l aux f o r t unes , es t à l a cha rge duconsommateur. Les économistes ont franchi le pas : ils ontreconnu hautement que l' impôt proportionnel était inique.

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" l ' impôt, dit Say, ne peut jamais être levé sur lenécessaire.

« −cet auteur, il est vrai, ne définit pas ce que l'on doitentendre par le nécessaire, mais nous pouvons suppléer àcette omission. Le nécessaire est ce qui revient à chaqueindividu sur le produit total du pays, déduction faite de cequi doit être prélevé pour l'impôt. Ainsi, pour compter ennombres ronds, la production en France étant de huitmilliards, et l'impôt d'un milliard, le nécessaire de chaqueindividu, par jour, est de 56 centimes et demi. Tout ce quidépasse ce revenu est seul susceptible d'être taxé, d'aprèsJ−B Say : tout ce qui est au−dessous doit rester sacré pour lefisc. C'est ce qu'exprime le même auteur en d'autres termes,lorsqu'il dit : » l'impôt proportionnel n'est pas équitable. «Adam Smith avait déjà dit avant lui : » il n'est pointdéraisonnable que le r iche contr ibue aux dépensespubliques, non−seulement à proportion de son revenu, maispour quelque chose de plus. −j'irai plus loin, ajoute Say : jene craindrai pas de dire que l'impôt progressif est le seuléquitable. « −et M J Garnier, dernier abréviateur deséconomistes : » les réformes doivent tendre à établir uneégalité progressionnelle, si je puis ainsi dire, bien plus juste,bien plus équitable que la prétendue égalité de l'impôt,laquelle n'est qu'une monstrueuse inégalité. " ainsi, d'aprèsl'opinion générale et d'après le témoignage des économistes,deux choses sont avérées : l'une que dans son principel'impôt est réactionnaire au monopole et dirigé contre le

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riche ; l' autre, que dans la pratique ce même impôt estinfidèle à son but ; qu'en frappant le pauvre de préférence, ilcommet une injustice, et que le législateur doit tendreconstamment à le répartir d'une façon plus équitable. J'avaisbesoin d'établir solidement ce double fait avant de passer àd'autres considérations : à présent commence ma critique.Les économistes, avec cette bonhomie d'honnêtes gens qu'ilsont héritée de leurs anciens, et qui fait encore aujourd'huitout leur éloge, n'ont eu garde de s'apercevoir que la théorieprogressionnel le de l ' impôt, qu' i ls indiquent auxgouvernements comme le nec plus ultrà d'une sage etlibérale administration, était contradictoire dans ses termes,et grosse d'une légion d' impossibilités. Ils ont accusé tour àtour de l 'oppression du f isc la barbarie des temps,l'ignorance des princes, les préjugés de caste, l'avidité destraitants, tout ce qui, en un mot, suivant eux, empêchant laprogression de l'impôt, faisait obstacle à la pratique sincèrede l'égalité devant le budget ; ils ne se sont pas doutés uninstant que ce qu'ils demandaient sous le nom d'impôtprogressif était le renversement de toutes les notionséconomiques. Ainsi, ils n'ont pas vu, par exemple, quel ' impôt éta i t progressi f par cela même qu' i l éta i tproportionnel, mais que seulement la progression setrouvait prise à rebours, étant dirigée, comme nous l'avonsdit, non pas dans le sens de la plus grande fortune, maisdans le sens de la plus petite. Si les économistes avaient eul'idée nette de ce renversement, invariable dans tous lespays à impôts, un phénomène si singulier n'eût pas manqué

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d'attirer leur attention ; ils en auraient recherché les causes,et ils eussent fini par découvrir que ce qu'ils prenaient pourun accident de la civilisation, un effet des inextricablesdifficultés du gouvernement humain, était le produit de lacontradiction inhérente à toute l'économie politique. Il'impôt progressif, appliqué, soit au capital, soit au revenu,est la négation même du monopole, de ce monopole que l'onrencontre partout, dit M Rossi, sur la route de l' économiesociale ; qui est le vrai stimulant de l'industrie, l' espoir del'épargne, le conservateur et le père de toute richesse ;duquel nous avons pu dire enfin que la société ne peutexister avec lui, mais qu'elle ne serait pas sans lui. Que l'impôt devienne tout à coup ce qu'il est indubitable qu'il doitêtre, savoir , la contr ibut ion proport ionnel le / ouprogressionnel le, c 'est la même chose / de chaqueproducteur aux charges publiques, aussitôt la rente et lebénéfice sont confisqués partout au profit de l'état ; letravail est dépouillé du fruit de ses oeuvres ; chaqueindividu étant réduit à la portion congrue de 56 centimes etdemi, la misère devient générale ; le pacte formé entre letravail et le capital est dissous, et la société, privée degouvernail, rétrograde jusqu'à son origine. On dirapeut−être qu'il est aisé d'empêcher l' annihilation absoluedes bénéfices du capital, en arrêtant à un momentquelconque l'effet de la progression. éclectisme, justemilieu,accommodement avec le ciel ou avec la morale : ce seradonc toujours la même philosophie ! La vraie sciencerépugne à de pareilles transactions. Tout capital engagé

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doit rentrer au producteur sous forme d'intérêts ; touttravail doit laisser un excédant, tout salaire être égal auproduit. Sous l'égide de ces ois, la société réalise sans cesse,par la plus grande variété des productions, la plus grandesomme de bien−être possible. Ces lois sont absolues : lesvioler, c'est meurtrir, c'est mutiler la société. Ainsi, lecapital, qui n'est autre chose après tout que du travailaccumulé, est inviolable. Mais d' autre part, la tendance àl'égalité n'est pas moins impérieuse : elle se manifeste àchaque phase économique avec une énergie croissante etune autorité invincible. Vous avez donc à satisfaire tout à lafois au travail et à la justice : vous devez donner au premierdes garanties de plus en plus réelles, et procurer la secondesans concession ni ambiguïté. Au lieu de cela , vous nesavez que substituer sans cesse à vos théories le bon plaisirdu prince, arrêter le cours des lois économiques par unpouvoir arbitraire, et, sous prétexte d'équité, mentirégalement au salaire et au monopole ! Votre liberté n'estqu'une demiliberté, votre justice qu'une demi−justice, ettoute votre sagesse consiste dans ces moyens termes dontl'iniquité est toujours double, puisqu'ils ne font droit auxprétentions ni de l'une ni de l'autre partie ! Non, telle nepeut être la science que vous nous avez promise, et qui, ennous dévoilant les secrets de la production et de laconsommation des richesses, doit résoudre sans équivoqueles antinomies sociales. Votre doctrine semi−libérale est lecode du despotisme, et décèle en vous autant l'impuissanced'avancer que la honte de reculer. Si la société, engagée par

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ses antécédents économiques, ne peut jamais rebrousserchemin ; si, jusqu'à ce que vienne l'équation universelle, lemonopole doit être maintenu dans sa possession, nulchangement n'est possible dans l'assiette de l'impôt :seulement il y a là une contradiction qui, comme toute autre,doit être poussée jusqu'à épuisement. Ayez donc le couragede vos opinions : respect à l 'opulence, et point demiséricorde pour le pauvre, que le dieu du monopole acondamné. Moins le mercenaire a de quoi vivre, plus il fautqu'il paye : (..). Cela est nécessaire, cela est fatal : il y va dusalut de la société.

Essayons toutefois de retourner la progression de l'impôt,et de faire qu'au lieu du travailleur, ce soit le capitaliste quirende le plus. J'observe d'abord qu'avec le mode habituel deperception, un tel renversement est impraticable. En effet, sil' impôt frappe sur le capital exploitable, la totalité de cetimpôt est comptée parmi les frais de production, et alors dedeux choses l'une : ou le produit, malgré l'augmentation dela valeur vénale, sera acheté par le consommateur, et parconséquent le producteur sera déchargé de la taxe ; ou bience même produit sera trouvé trop cher, et dans ce casl'impôt, comme l'a trèsbien dit J−B Say, agit à la façon d'unedîme qui serait mise sur les semences, il empêche laproduction. C'est ainsi qu'un droit de mutation trop élevéarrête la circulation des immeubles, et rend les fonds moinsproductifs, en s'opposant à ce qu'ils changent de mains. Si,au contraire, l'impôt tombe sur le produit, ce n'est plus qu'un

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impôt de quotité, que chacun acquitte suivant l'importancede sa consommation, tandis que le capitaliste, qu'il s'agissaitd'atteindre, est préservé. D' ailleurs, la supposition d'unimpôt progressif ayant pour base soit le produit, soit lecapital, est parfaitement absurde.

Comment concevoir que le même produit soit frappé d'undroit de Iopioo chez tel débitant, et seulement de 5 chez telautre ?

Comment des fonds déjà grevés d'hypothèques, et qui tousles jours changent de maîtres, comment un capital formé parcommandite ou par la seule fortune d'un individu, seront−ilsdiscernés par le cadastre, et taxés, non plus en raison de leurvaleur ou de leur rente, mais en raison de la fortune ou desbénéfices présumés du propriétaire ? ... reste donc unedernière ressource, c'est d'imposer le revenu net, de quelquemanière qu'il se forme, de chaque contribuable. Parexemple, un revenu de Iooofr payerait Iopioo ; un revenu de2 ooofr, 2 opioo ; un revenu de 3 ooofr, 3 opioo, etc.Laissons de côté les mille difficultés et vexations durecensement, et supposons l' opération aussi facile qu'onvoudra. Eh bien ! Voilà précisément le système que j'accused'hypocrisie, de contradiction et d' injustice. Je dis enpremier lieu que ce système est hypocrite, parce qu'à moinsd'enlever au riche la portion entière de revenu qui dépasse lamoyenne du produit national par famille, ce qui estinadmissible, il ne ramène pas, comme on l'imagine, la

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progression de l'impôt du côté de la richesse ; tout au plus ilen change la raison proportionnelle. Ainsi, la progressionactuelle de l'impôt, pour les fortunes de Iooofr de revenu etau−dessous, étant comme celle des chiffres Io, Ii, I 2, I 3,etc. ; et pour les fortunes de Iooofr de revenu et au−dessus,comme celle des nombres Io, 9, 8, 7, 6, etc., l ' impôtaugmentant toujours avec la misère, et décroissant avec larichesse : si l'on se bornait à dégrever l'impôt indirect quifrappe surtout la classe pauvre, et qu'on imposât d'autant lerevenu de la classe riche, la progression ne serait plus, il estvrai, pour la première, que comme celle des nombres (..),etc. ; et pour la seconde, comme (..), etc. Mais cetteprogression, quoique moins rapide des deux côtés, n'enserait pas moins toujours dirigée dans le même sens,toujours à rebours de la justice : et c'est ce qui fait quel'impôt, dit progressif, capable tout au plus d'alimenter lebavardage des philanthropes, n'est d'aucune valeurscientifique. Rien n'est changé par lui dans la jurisprudencefiscale : c'est toujours, comme dit le proverbe, au pauvre queva la besace, toujours le riche qui est l'objet des sollicitudesdu pouvoir. J'ajoute que ce système est contradictoire. Eneffet, donner et retenir ne vaut, disent les jurisconsultes.Pourquoi donc, au lieu de consacrer des monopoles dont leseul bénéfice pour les titulaires serait d' en perdre aussitôt,avec le revenu, toute la jouissance, ne pas décréter tout desuite la loi agraire ? Pourquoi mettre dans la constitutionque chacun jouit librement du fruit de son travail et de sonindustrie, lorsque, par le fait ou par la tendance de l'impôt,

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cette permission n'est accordée que jusqu'à concurrenced'un dividende de 56 c et demi par jour, chose, il est vrai,que la loi n'aurait pas prévue, mais qui résulteraitnécessairement de la progression ? Le législateur, en nousconfirmant dans nos monopoles, a voulu favoriser laproduction, entretenir le feu sacré de l'industrie : or, quelintérêt aurons −nous à produire, si, n'étant pas encoreassociés, nous ne produisons pas pour nous seuls ?Comment, après nous avoir déclarés libres, peut−on nousimposer des conditions de vente, de louage et d'échange, quiannulent notre liberté ?

Un homme possède, en inscriptions sur l'état, 2 oooo livresde rente. L'impôt, à l'aide de la nouvelle progression, luienlèvera 5 opioo. à ce taux, il lui est plus avantageux deretirer son capital, et de manger le fonds à la place durevenu.

Donc, qu'on le rembourse. Mais quoi ! Rembourser : l'étatne peut être contraint au remboursement ; et s'il consent àracheter, ce sera au prorata du revenu net. Donc, uneinscription de rente de 2 oooofr n'en vaudra plus que Ioooopour le rentier, à cause de l'impôt, s'il veut s'en fairerembourser par l'état : à moins qu'il ne la divise en vingtlots, auquel cas elle lui rendrait le double. De même undomaine qui rapporte 5 oooofr de fermage, l ' impôts'attribuant les deux tiers du revenu, perdra les deux tiers deson prix. Mais que le propriétaire divise ce domaine en cent

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lots et le mette aux enchères, la terreur du fisc n'arrêtant plusles acquéreurs, il pourra retirer l'intégralité du capital. Ensorte qu'avec l' impôt progressif, les immeubles ne suiventplus la loi de l' offre et de la demande, ne s'estiment pasd'après leur revenu réel, mais suivant la qualité du titulaire.La conséquence sera que les grands capitaux serontdépréciés, et la médiocrité mise à l'ordre du jour ; lespropriétaires réaliseront à la hâte, parce qu'il vaudra mieuxpour eux manger leurs propriétés que d'en retirer une renteinsuffisante ; les capitalistes rappelleront leurs fonds, ou neles commettront qu'à des taux usuraires ; toute grandeexploitation sera interdite, toute fortune apparentepoursuivie, tout capital dépassant le chiffre du nécessaireproscrit. La richesse refoulée se recueillera en elle−même etne sortira plus qu'en contrebande ; et le travail, comme unhomme attaché à un cadavre, embrassera la misère dans unaccouplement sans fin. Les économistes qui conçoivent depareilles réformes n' ont−ils pas bonne grâce à se moquerdes réformistes ? Après avoir démontré la contradiction et lemensonge de l'impôt progressif, faut−il que j'en prouveencore l'iniquité ? L'impôt progressif , tel que l'entendent leséconomistes, et à leur sui te certains radicaux, estimpraticable, disais−je tout à l'heure, s'il frappe les capitauxet les produits : j'ai supposé en conséquence qu'il frapperaitles revenus. Mais qui ne voit que cette distinction purementthéorique de capitaux, produits et revenus , tombe devant lefisc, et que les mêmes impossibilités que nous avonssignalées reparaissent ici avec leur caractère fatal ?

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Un industriel découvre un procédé au moyen duquel,économisant 2 opioo sur ses frais de production, il se fait 25ooofr de revenu. Le fisc lui en demande I 5. L'entrepreneurest donc obligé de relever ses prix, puisque, par le fait del' impôt, son procédé, au l ieu d'économiser 2 opioo,n'économise plus que 8. N'est−ce pas comme si le fiscempêchait le bon marché ? Ainsi , en croyant atteindre leriche, l'impôt progressif atteint toujours le consommateur ;et il lui est impossible de ne pas l' atteindre, à moins desupprimer tout à fait la production : quel mécompte ! C'estune loi d'économie sociale que tout capital engagé doitrentrer incessamment à l'entrepreneur sous forme d' intérêts.Avec l'impôt progressif, cette loi est radicalement violée,puisque, par l'effet de la progression, l'intérêt du capitals'atténue au point de constituer l'industrie en perte d'unepartie ou même de la totalité dudit capital. Pour qu'il en fûtautrement, il faudrait que l'intéêt des capitaux s' accrûtprogressivement comme l'impôt lui−même, ce qui estabsurde. Donc, l'impôt progressif arrête la formation descapitaux ; de plus, il s'oppose à leur circulation. Quiconque,en effet, voudra acquérir un matériel d'exploitation ou unfonds de terre, devra, sous le régime de la progressioncontributive, considérer non plus la valeur réelle de cematériel ou de ce fonds, mais bien l ' impôt qu'i l luioccasionnera ; de manière que si le revenu réel est de 4 pioo,et que, par l'effet de l' impôt ou la condition de l'acquéreur,ce revenu doive se réduire à 3, l'acquisition ne pourra avoirl ieu. Après avoir froissé tous les intérêts et jeté la

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perturbation sur le marché par ses catégories, l'impôtprogressif arrête le développement de la richesse, et réduit lavaleur vénale au−dessous de la valeur réelle ; il rapetisse, ilpétrifie la société. Quelle tyrannie !

Quelle dérision ! L'impôt progressif se résout donc, quoiqu'on fasse, en un déni de justice, une défense de produire,une confiscation. C'est l'arbitraire sans limite et sans frein,donné au pouvoir sur tout ce qui, par le travail, parl'épargne, par le perfectionnement des moyens, contribue àla richesse publique. Mais à quoi bon nous égarer dans leshypothèses chimériques, lorsque nous touchons le vrai ? Cen'est pas la faute du principe proportionnel, si l'impôt frappeavec une inégalité si choquante les diverses classes de lasociété ; la faute en est à nos préjugés et à nos moeurs.L'impôt, autant que cela est donné aux opérations humaines,procède avec équité, précision. L'économie sociale luicommande de s'adresser au produit ; il s'adresse au produit.Si le produit se dérobe, il frappe le capital : quoi de plusnaturel ? L'impôt, devançant la civilisation, supposel'égalité des travailleurs et des capitalistes : expressioninflexible de la nécessité, il semble nous inviter à nousrendre égaux par l' éducation et le travail, et, par l'équilibrede nos fonctions et l'association de nos intérêts, à nousmettre d'accord avec lui.

L'impôt se refuse à distinguer entre un homme et unhomme : et nous accusons sa rigueur mathématique de la

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discordance de nos fortunes ! Nous demandons à l'égalitémême de se plier à notre injustice ! ... n'avais−je pas raisonde dire en commençant que, relativement à l'impôt, nousétions en arrière de nos institutions ? Aussi, voyons−noustoujours le législateur s' arrêter, dans les lois fiscales, devantles conséquences subversives de l'impôt progressif, etconsacrer la nécessi té, l ' immutabi l i té de l ' impôtproportionnel. Car l'égalité du bienêtre ne peut sortir de laviolation du capital : l'antinomie doit être méthodiquementrésolue, sous peine, pour la société, de retomber dans lechaos. L'éternelle justice ne s'accommode point à toutes lesfantaisies des hommes : comme une femme que l' on peutoutrager, mais que l'on n'épouse pas sans une solennellealiénation de soi−même, elle exige de notre part, avecl'abandon de notre égoïsme, la reconnaissance de tous sesdroits , qui sont ceux de la science. L'impôt, dont le butfinal, ainsi que nous l'avons fait voir, est la rétribution desimproductifs , mais dont la pensée originaire fut unerestauration du travailleur, l'impôt, sous le régime dumonopole , se réduit donc à une pure et simple protestation,à une sorte d'acte extra−judiciaire dont tout l'effet estd'aggraver la posi t ion du salar ié, en troublant lemonopoleur dans sa possession. Quant à l'idée de changerl'impôt proportionnel en impôt progressif, ou, pour mieuxdire, de retourner la progression de l'impôt, c'est une bévuedont la responsabi l i té tout ent ière appart ient auxéconomistes. Mais la menace plane, dorénavant, sur leprivilége. Avec la faculté de modifier la proportionnalité de

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l'impôt, le gouvernement a sous la main un moyen expéditifet sûr de déposséder, quand il voudra, les détenteurs decapitaux ; et c'est chose effrayante que de voir partout cettegrande institution, base de la société, objet de tant decontroverses, de tant de lois, de tant de cajoleries et de tantde crimes, la propriété, suspendue à l' extrémité d'un fil surla gueule béante du pro létar ia t . I i iconséquencesdésastreuses et inévitables de l'impôt. / subsistances, loissomptuaires, pol ice rurale et industr iel le, brevetsd'invention, marques de fabrique, etc. / M Chevaliers'adressait, en juillet I 843, au sujet de l'impôt, les questionssuivantes : « I demande−t−on à tous ou de préférence à unepartie de la nation ? ... etc. » à ces diverses questions, MChevalier fait la réponse que je vais rapporter, et quirésume tout ce que j'ai rencontré de plus philosophique surla matière : " a / l'impôt affecte l'universalité, s'adresse à lamasse, prend la nation en bloc ; toutefois, comme le pauvreest le plus nombreux, il le taxe volontiers, certain derecueillir davantage.

−b / par la nature des choses, l'impôt affecte quelquefois laforme de capitation, témoin l'impôt du sel. −c, d, e / le fiscs'adresse au travail autant qu'à la consommation, parce qu'enFrance tout le monde travaille ; à la propriété foncière plusqu'à la mobilière, et à l'agriculture plus qu'à l'industrie.

−f / par la même raison, nos lois ont peu le caractère delois somptuaires. " quoi ! Professeur, voilà tout ce que la

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science vous a indiqué ! − l'impôt s'adresse à la masse,dites−vous ; il prend la nation en bloc . Hélas ! Nous ne lesavons que trop ; mais c'est cela même qui est inique, etdont on vous demande l'explication. Le gouvernement,lorsqu'il s'est occupé de l'assiette et de la répartition del'impôt, n'a pu croire, n'a pas cru que toutes les fortunesfussent égales ; conséquemment il n'a pu vouloir, il n'a pasvoulu que les cotes contributives le fussent. Pourquoi doncla pratique du gouvernement est−elle toujours l'inverse desa théorie ? Votre avis, s'il vous plaît, sur ce cas difficile ?Expliquez, justifiez ou condamnez le fisc ; prenez le partique vous voudrez, pourvu que vous en preniez un , et quevous disiez quelque chose. Souvenez−vous que ce sont deshommes qui vous lisent, et qu'ils ne sauraient passer à undocteur, parlant ex cathedrâ , des propositions commecelle−ci : le pauvre est le plus nombreux ; c'est pourquoil'impôt le taxe volontiers, certain de recueillir davantage .Non, monsieur : ce n'est pas le nombre qui règle l'impôt ; l'impôt sait parfaitement que des millions de pauvres ajoutésà des millions de pauvres ne font pas un électeur. Vousrendez le fisc odieux en le faisant absurde : et je soutiensqu'il n'est ni l' un ni l'autre. Le pauvre paye plus que leriche, parce que la providence, à qui la misère est odieusecomme le vice, a disposé les choses de telle façon, que lemisérable dût être toujours le plus pressuré. L'iniquité del'impôt est le fléau céleste qui nous chasse vers l'égalité.Dieu ! Si un professeur d'économie politique, qui futautrefois un apôtre, pouvait comprendre encore cette

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révélation ! par la nature des choses, dit M Chevalier,l'impôt affecte quelquefois la forme d'une capitation . Ehbien ! Dans quel cas est−il juste que l'impôt affecte la formed'une capitation ? Est−ce toujours, ou jamais ?

Quel est le principe de l'impôt ? Quel en est le but ?Parlez, répondez. Et quel enseignement, je vous prie,pouvons−nous tirer de cette remarque si peu digne d'êtrerecueillie, que le fisc s'adresse au travail autant qu'à laconsommation, à la propriété foncière plus qu'à la mobilière,à l'agriculture plus qu'à l'industrie ? Qu'importe à lascience cette interminable constatation de faits bruts, sijamais, par votre analyse, une seule idée n'en ressort ? Tousles prélèvements que l'impôt, la rente, l'intérêt des capitaux,etc., opèrent sur la consommation, entrent dans le comptedes frais généraux et font partie du prix de vente ; de sorteque c'est toujours, à peu de chose près, le consommateur quipaye l'impôt : nous savons cela.

Et comme les denrées qui se consomment davantage sontaussi celles qui rendent le plus, il arrive nécessairement quece sont les plus pauvres qui sont les plus chargés : cetteconséquence, comme la première est inévitable. Que nousimportent donc, encore une fois, vos distinctions fiscales ?Quel que soit le classement de la matière imposable, commeil est impossible de taxer le capital au delà du revenu, lecapitaliste sera toujours favorisé, pendant que le prolétairesouffrira iniquité, oppression. Ce n'est pas la répartition de

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l'impôt qui est mauvaise, c'est la répartition des biens. MChevalier ne peut l'ignorer : pourquoi donc M Chevalier,dont la parole aurait plus d'autorité que celle d'un écrivainsuspect de n' aimer pas l'ordre de choses, ne le dit−il pas ?De I 8 o 6 ài 8 ii / cette observation, ainsi que les suivantes,est de M Chevalier / la consommation annuelle du vin àParis était de I 6 o litres par personne : aujourd'hui, elle n'estplus que de 95. Supprimez l'impôt, qui est de 3 oà 35 c parlitre chez le détaillant ; et la consommation du vin remonterabientôt de 95 litres à 2 oo ; et l'industrie vinicole, qui ne saitque faire de ses produits, aura un débouché. −grâce auxdroits mis à l' importation des bestiaux, la viande a diminuépour le peuple dans une proportion analogue à celle du vin ;et les économistes ont reconnu avec effroi que l'ouvrierfrançais rendait moins de travail que l'ouvrier anglais, parcequ'il était moins nourri.

Par sympathie pour les classes travailleuses, M Chevaliervoudrait que nos manufacturiers sentissent un peu l'aiguillonde la concurrence étrangère. Une réduction du droit sur leslaines de Ifr par pantalon laisserait dans la poche desconsommateurs une trentaine de millions, la moitié de lasomme nécessaire pour l'acquittement de l'impôt du sel. − 2o centimes de moins sur le prix d'une chemise produiraientune économie probablement égale à ce qu'il faut pour tenirsous les armes un corps de vingt mille hommes. Depuisquinze ans la consommation du sucre s' est élevée de 53millions de kilogrammes à Ii 8 ; ce qui donne actuellement

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une moyenne de (..) par personne. Ce progrès démontre quele sucre doit être rangé désormais avec le pain, le vin, laviande, la laine, le coton, le bois et la houille, parmi leschoses de première nécessité. Le sucre est toute lapharmacie du pauvre : serait−ce trop que d'élever laconsommation de cet article de (..) par personne à 7 ?Supprimez l'impôt, qui est de 49 fr 5 oc les Iookil, et votreconsommation doublera.

Ainsi, l'impôt sur les subsistances agite et torture en millemanières le pauvre prolétaire : la cherté du sel nuit à laproduction du bétail ; les droits sur la viande diminuentencore la ration de l'ouvrier. Pour satisfaire en même tempsà l'impôt et au besoin de boissons fermentées qu'éprouve laclasse travailleuse, on lui sert des mélanges inconnus auch im is te , au tan t qu 'au b rasseur e t au v igneron .Qu'avons−nous encore besoin des prescriptions diététiquesde l'église ? Grâce à l' impôt, toute l'année est carême pourle travailleur ; et son dîner de pâques ne vaut pas la collationdu vendredi−saint de monseigneur. Il y a urgence d'abolirpartout l'impôt de consommation, qui exténue le peuple etqui l'affame : c'est la conclusion des économistes aussi bienque des radicaux. Mais si le prolétaire ne jeûne afin denourrir César, qu'est−ce que César mangera ? Et si le pauvrene coupe de son manteau pour couvrir la nudité de César,qui est−ce qui revêtira César ?

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Voilà la question, question inévitable, et qu'il s'agit derésoudre. M Chevalier s'étant donc demandé, N 6, si nos loisd'impôt avaient le caractère de lois somptuaires, a répondu :non, nos lois d' impôt n'ont pas le caractère de loissomptuaires. M Chevalier aurait pu ajouter, et cela eût été àla fois neuf et vrai, que c'est précisément ce qu'il y a demieux dans nos lois d'impôt. Mais M Chevalier, quiconserve toujours, quoi qu'il fasse, un vieux ferment deradicalisme, a préféré déclamer contre le luxe, chose qui nepouvait le compromettre vis−à−vis d'aucun parti. « si dansParis, s'estil écrié, on demandait aux voitures particulières,aux chevaux de selle ou de voiture, aux domestiques et auxchiens, l'impôt qu' on perçoit sur la viande, on ferait uneopération de toute équité . » est−ce donc pour commenter lapolitique de Mazaniello que M Chevalier siége au collége deFrance ? J'ai vu à Bâle les chiens portant au cou la plaquefiscale, signe de leur capitation , et j'ai cru, dans un pays oùl'impôt est presque nul, que la taxe des chiens était bien plusune leçon de morale et une précaution d'hygiène, qu'unélément de recettes. En I 844, l' impôt sur les chiens arapporté pour toute la province du Brabant / 667 ooohabitants /, à (..) par tête, 63 ooo francs . D'après cela, onpeut conjecturer que le même impôt, produisant pour toutela France 3 millions, amènerait un dégrèvement sur l'impôtde quotité de huit centimes par personne et par an. Certes, jesuis loin de prétendre que 3 millions soient à dédaigner,surtout avec un ministère prodigue ; et je regrette que lachambre ait repoussé la taxe des chiens, qui aurait toujours

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servi à doter une demidouzaine d'altesses. Mais je rappellequ'un impôt de cette nature a bien moins pour principe unintérêt de fiscalité qu'un motif d'ordre ; qu'en conséquence ilconvient de le regarder, au point de vue fiscal, comme denulle importance, et qu'il devra même être aboli commevexatoire, lorsque le gros du peuple, un peu plus humanisé,se dégoûtera de la compagnie des bêtes. huit centimes paran, quel soulagement à la misère ! ... mais M Chevalier s'estménagé d'autres ressources : les chevaux, les voitures, lesdomestiques, les objets de luxe, le luxe enfin ! Que dechoses dans ce seul mot, le luxe ! Coupons court à cettefantasmagorie par un simple calcul : les réflexions viendrontaprès. En I 842, le total des droits perçus à l'importation s'est élevé à I 29 millions. Sur cette somme de I 29 millions, 6i articles, ceux de consommation usuelle, figurent pour I 24millions, et I 77, ceux de haut luxe, pour cinquante millefrancs . Parmi les premiers, le sucre a donné 43 millions, lecafé I 2 millions, le coton Ii millions, les laines Io millions,les huiles 8 millions, la houille 4 millions, les lins etchanvres 3 millions ; total : 9 i millions pour 7 articles. Lechi f f re de la recet te baisse donc à mesure que lamarchandise est d'un moindre usage, d'une consommationplus rare, d'un luxe plus raffiné. Et pourtant les articles deluxe sont de beaucoup les plus taxés. Lors donc que, pourobtenir un dégrèvement appréciable sur les objets depremière nécessité, on élèverait au centuple les droits surceux de luxe, tout ce qu'on obtiendrait serait de supprimerune branche de commerce par un impôt prohibitif. Or, les

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économistes sont tous pour l'abolition des douanes ; ce n'estsans doute pas afin de les remplacer par des octrois ? ...généralisons cet exemple : le sel produit au fisc 57 millions,le tabac 84 millions. Qu'on me fasse voir, chiffres en main,par quels impôts sur les choses de luxe, après avoirsupprimé l'impôt du sel et celui du tabac, on comblera cedéficit. Vous voulez frapper les objets de luxe : vous prenezla civilisation à rebours. Je soutiens, moi, que les objets deluxe do ivent ê t re f rancs. Quels sont , en langageéconomique, les produits de luxe ? Ceux dont la proportiondans la richesse totale est la plus faible, ceux qui viennentles derniers dans la série industrielle, et dont la créationsuppose la préexistence de tous les autres. à ce point de vue,tous les produits du travail humain ont été, et tour à tour ontcessé d'être des objets de luxe, puisque, par le luxe, nousn'entendons autre chose qu'un rapport de postériorité, soitchronologique, soit commercial, dans les éléments de larichesse. Luxe, en un mot, est synonyme de progrès ; c'est, àchaque instant de la vie sociale, l' expression du maximumde bien−être réalisé par le travail, et auquel il est du droitcomme de la destinée de tous de parvenir.

Or, de même que l'impôt respecte pendant un laps detemps la maison nouvel lement bât ie e t le champnouvellement défriché, de même il doit accueillir enfranchise les produits nouveaux et les objets précieux,ceux−ci parce que leur rareté doit être incessammentcombattue, ceux−là parce que toute invention mérite

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encouragement. Quoi donc ! Voudriez−vous établir, sousprétexte de luxe, de nouvelles catégories de citoyens ? Etprenez−vous au sérieux la ville de Salente et la prosopopéede Fabricius ?

Puisque le sujet nous y porte, parlons morale. Vous nenierez pas sans doute cette vérité rebattue par les sénèquesde tous les siècles, que le luxe corrompt et amollit lesmoeurs : ce qui signifie qu'il humanise, élève et ennoblit leshabitudes ; que la première et la plus efficace éducation pourle peuple, le stimulant de l'idéal, chez la plupart deshommes, est le luxe.

Les grâces étaient nues, suivant les anciens ; où a−t−on vuqu' elles fussent indigentes. C'est le goût du luxe qui de nosjours , à défaut de principes religieux, entretient lemouvement social et révèle aux classes inférieures leurdignité. L'académie des sciences morales et politiques l'abien compris, lorsqu'elle a pris le luxe pour sujet de l'un deses discours, et j'applaudis du fond du coeur à sa sagesse. Leluxe, en effet, est déjà plus qu'un droit dans notre société,c'est un besoin ; et celui−là est vraiment à plaindre qui ne sedonne jamais un peu de luxe. Et c'est quand l'effort universeltend à populariser de plus en plus les choses de luxe, quevous voulez restreindre la jouissance du peuple aux objetsqu'il vous plaît de qualifier objets de nécessité ! C'estlorsque par la communauté du luxe les rangs se rapprochentet se confondent, que vous creusez plus profondément la

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ligne de démarcation, et que vous rehaussez vos gradins ! L'ouvrier sue, et se prive, et se pressure, pour acheter uneparure à sa fiancée, un collier à sa petite fille, une montre àson fils : et vous lui ôtez ce bonheur, à moins toutefois qu'ilne paye votre impôt, c'est−à−dire votre amende ! Maisavez−vous réfléchi que taxer les objets de luxe, c'estinterdire les arts de luxe ?

Trouvez−vous que les ouvriers en soie, dont le salaire enmoyenne n'atteint pas 2 francs ; les modistes à 5 o centimes ;les bijoutiers, orfévres, horlogers, avec leurs interminableschômages ; les domestiques à 4 o écus, trouvez−vous qu'ilsgagnent trop ? êtes−vous sûr que l'impôt du luxe ne seraitpas acquitté par l'ouvrier de luxe, comme l'impôt sur lesboissons l 'est par le consommateur de boissons ?Savez−vous même si une plus grande cherté des objets deluxe ne serait pas un obstacle au meilleur marché des objetsnécessaires, et si, en croyant favoriser la classe la plusnombreuse, vous ne rendriez pas pire la condition générale ?La belle spéculation, en vérité ! On rendra 2 o francs autravailleur sur le vin et le sucre, et on lui en prendra 4 o surses plaisirs. Il gagnera 75 centimes sur le cuir de ses bottes,et pour mener sa famille quatre fois par an à la campagne, ilpayera 6 francs de plus pour les voitures ! Un petitbourgeois dépense 6 oo francs pour la femme de ménage, lablanchisseuse, la lingère, les commissionnaires ; et si, parune économie mieux entendue et qui accommode tout lemonde, il prend une domestique, le fisc, dans l'intérêt des

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subsistances, punira cette pensée d'épargne ! Que c'est choseabsurde, quand on y regarde de près, que la philanthropiedes économistes ! Cependant je veux contenter votrefantaisie ; et puisqu'il vous faut absolument des loissomptuaires, je prétends vous donner la recette. Et je vouscertifie que dans mon système la perception sera facile :point de contrôleurs, de répartiteurs , de dégustateurs,d'essayeurs, de vérificateurs, de receveurs ; point desurveillance ni de frais de bureaux ; pas la moindre vexationni la plus légère indiscrétion ; pas une contrainte. Qu' il soitdécrété par une loi que nul à l'avenir ne pourra cumuler deuxtraitements, et que les plus forts honoraires, dans tous lesemplois, ne pourront dépasser, à Paris, 6 ooo francs, et dansles départements, 4 ooo. Eh quoi !

Vous baissez les yeux ! ... avouez−donc que vos loissomptuaires ne sont qu'une hypocrisie. Pour soulager lepeuple, quelques−uns font à l'impôt l'application de laroutine commerciale. Si, par exemple, disent−ils, le prix dusel était réduit de moitié, si le port des lettres était dégrevédans la même proportion, la consommation ne manqueraitpas de s'élever, la recette serait plus que doublée, le fiscgagnerait, et le consommateur avec lui.

Je suppose que l'événement confirme cette prévision, et jedis : si le port des lettres était diminué des trois quarts, et sile sel se donnait pour rien, le fisc gagnerait−il encore ? Non,assurément. Quel est donc le sens de ce qu'on appelle la

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réforme postale ? C'est qu'il est pour chaque espèce deproduit un taux naturel, au−dessus duquel le bénéficedevient usuraire et tend à faire décroître la consommation,mais au−dessous duquel il y a perte pour le producteur. Ceciressemble singulièrement à la détermination de la valeur queles économistes rejettent, et à propos de laquelle nousdisions : il est une force secrète qui fixe les limites extrêmesentre lesquelles la valeur oscille ; dont il y a un terme moyenqui exprime la valeur juste. Personne assurément ne veutque le service des postes se fasse à perte ; l'opinion est doncque ce service doit être fait à prix coûtant . Cela est d'unesimplicité si rudimentaire, qu'on est étonné qu'il ait fallu selivrer à une enquête laborieuse sur les résultats dudégrèvement des ports de lettres en Angleterre ; entasser deschiffres effrayants et des probabilités à perte de vue, semettre l 'esprit à la torture, le tout pour savoir si ledégrèvement en France amènerait un boni ou un déficit, etfinalement pour ne se pouvoir mettre d'accord sur rien.Comment ! Il ne s'est pas trouvé un homme de bon senspour dire à la chambre : pas n'est besoin d'un rapportd'ambassadeur ni des exemples de l'Angleterre : il fautréduire graduellement le port des lettres, jusqu'à ce que larecette arrive au niveau de la dépense ! Où donc s'en est allénotre vieil esprit gaulois ?

Mais, dira−t−on, si l'impôt livrait au prix coûtant le sel, letabac, le port des lettres, le sucre, les vins, la viande, etc., laconsommation augmenterait sans doute, et l'amélioration

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serait énorme : mais alors avec quoi l'état couvrirait−il sesdépenses ? La somme des contributions indirectes est deprès de 6 oo millions : sur quoi voulez−vous que l'étatperçoive cet impôt ? Si le fisc ne gagne rien sur les postes, ilfaudra augmenter le sel ; si l'on dégrève encore le sel, ilfaudra tout reporter sur les boissons ; cette kyrielle n'auraitpas de fin.

Donc, la livraison à prix coûtant des produits, soit de l'état,so i t de l ' indust r ie pr ivée, es t imposs ib le . Donc,répliquerai−je à mon tour, le soulagement des classesmalheureuses par l'état est impossible, comme la loisomptuaire est impossible, comme l' impôt progressif estimpossible ; et toutes vos divagations sur l'impôt sont deschicanes de procureur. Vous n'avez pas même l' espoir quel'accroissement de la population, divisant les charges, allégele fardeau pour chacun ; parce qu'avec la populations'accroît la misère, et avec la misère, la besogne et lepersonnel de l'état augmentent. Les diverses lois fiscalesvotées par la chambre des députés pendant la session de I84546, sont autant d'exemples de l'incapacité absolue dupouvoir, quel qu'il soit et de quelque manière qu'il s'yprenne, à procurer le bien−être du peuple. Par cela seul qu'ilest le pouvoir, c'est−à−dire le représentant du droit divin etde la propriété, l'organe de la force, il est nécessairementstérile, et tous ses actes sont marqués au coin d'une fataledéception.

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J'ai cité tout à l'heure la réforme du tarif des postes, quiréduit d'un tiers environ le prix des lettres. Assurément, s'iln'est question que des motifs, je n'ai rien à reprocher augouvernement qui a fait passer cette utile réduction : bienmoins encore chercherai−je à en atténuer le mérite par demisérables critiques de détail, vile pâture de la pressequotidienne. Un impôt, assez onéreux, est réduit de 3 opioo ;la répartition en est rendue plus équitable et plus régulière :je ne vois que le fait, et j'applaudis au ministre qui l'aaccompli. La question n'est pas là. D'abord, l'avantage dontle gouvernement nous fait jouir sur l'impôt des lettres, laisseentièrement à cet impôt son caractère de proportionnalité,c'est−à−dire d'injustice : cela n'a presque plus besoin d'êtredémontré. L'inégalité des charges, en ce qui touche la taxedes postes, subsiste comme auparavant, le bénéfice de laréduction étant surtout acquis, non pas aux plus pauvres,mais aux plus riches. Telle maison de commerce qui payait3 ooo francs de ports de lettres ne payera plus que 2 ooofrancs ; c'est donc Iooo francs de profit net qu'elle ajouteraaux 5 oooo que lui donne son commerce, et qu' elle devra àla munificence du fisc. De son côté, le paysan, l' ouvrier, quiécrira deux fois l'an à son fils soldat, et en recevra pareilnombre de réponses, aura économisé 5 o centimes.

N'est−il pas vrai que la réforme postale est en sens inversede l'équitable répartition de l'impôt ? Que si, selon le voeude M Chevalier, le gouvernement avait voulu frapper leriche et ménager le pauvre, l'impôt des lettres était le dernier

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qu'il eût fallu réduire ? Ne semble−t−il pas que le fisc,infidèle à l' esprit de son institution, n'ait attendu que leprétexte d'un dégrèvement inappréciable à l'indigence, pouravoir occasion de faire un cadeau à la fortune ? Voilà ce queles censeurs du projet de loi auraient pu dire, et ce qu'aucund'eux n'a aperçu. Il est vrai qu'alors la critique, au lieu des'adresser au ministre, frappait le pouvoir dans son essence,et avec le pouvoir la propriété : ce qui ne faisait plus lecompte des opposants. La vérité, aujourd'hui, a contre elletoutes les opinions. Et maintenant se pouvait−il qu'il en fûtautrement ?

Non, puisque si l'on conservait l'ancienne taxe, on nuisaità tout le monde sans soulager personne ; et si on ladégrevait, on ne pouvait diviser le tarif par catégories dec i t o y e n s , s a n s v i o l e r l ' a r t i c l e I e r d e l a c h a r t econstitutionnelle, qui dit : « tous les français sont égauxdevant la loi, » c'est−à−dire devant l'impôt. Or, l'impôt deslettres est nécessairement personnel ; donc cet impôt est unecapitation ; donc ce qui est équité sous ce rapport, étantiniquité à un autre point de vue, l'équilibre des charges estimpossible. à la même époque, une autre réforme fut opéréepar les soins du gouvernement, celle du tarif des bestiaux.Auparavant les droits sur le bétail, soit à l'importation del'étranger, soit à l'entrée des villes, se percevaient par tête ;désormais ils devront être perçus au poids . Cette utileréforme, réclamée depuis bien longtemps, est due en partie àl'influence des économistes, qui, à cette occasion comme en

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beaucoup d'autres que je ne puis rappeler, ont montré le zèlele plus honorable, et ont laissé bien loin derrière eux lesdéclamations oisives du socialisme. Mais ici encore, le bienqui résulte de la loi pour l'amélioration des classes pauvresest tout illusoire. On a égalisé, régularisé, la perception surles bêtes ; on ne l'a pas répartie équitablement entre leshommes. Le riche, qui consomme 6 oo kilogrammes deviande par an, pourra se ressentir de la condition nouvellefaite à la boucherie ; l'immense majorité du peuple, qui nemange jamais de viande, ne s'en apercevra point. Et jerenouvelle ma question de tout à l'heure : se pouvait−il quele gouvernement, que la chambre, fissent autre chose que cequi a été fait ? Non, encore une fois ; car vous ne pouvezdire au boucher : tu vendras ta viande au riche 2 francs lekilogramme, et au pauvre Io sous. Ce serait plutôt lecontraire que vous obtiendriez du boucher. Ainsi du sel. Legouvernement a dégrevé des quatre cinquièmes le selemployé dans l 'agr icu l ture , e t sous condi t ion dedénaturation. Certain journaliste, n'ayant rien de mieux àobjecter, a fait là−dessus une complainte, dans laquelle il selamente sur le sort de ces pauvres paysans, qui sont plusmaltraités par la loi que leurs bestiaux. Pour la troisièmefois, je demande : se pouvait−il autrement ? De deux chosesl'une : ou la diminution sera absolue, et alors il fautremplacer l'impôt du sel par un autre ; or je défie tout lejournalisme français d' inventer un impôt qui supporte unexamen de deux minutes ; −ou bien la réduction serapartielle, soit que portant sur la totalité des matières elle

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réserve une partie des droits, soit qu'elle abolisse la totalitédes droits, mais sur une partie seulement des matières. Dansle premier cas, la réduction est insuffisante pour l'agricultureet pour la classe pauvre ; dans le second, la capitationsubsiste, avec son énorme disproportion.

Quoi qu'on fasse, c'est le pauvre, toujours le pauvre qui estfrappé, puisque, malgré toutes les théories, l'impôt ne peutjamais être qu'en raison du capital possédé ou consommé, etque si le fisc voulait procéder autrement, il arrêterait leprogrès, il interdirait la richesse, il tuerait le capital. Lesdémocrates , qui nous reprochent de sacrifier l'intérêtrévolutionnaire / qu'est−ce que l'intérêt révolutionnaire ? / àl'intérêt socialiste, devraient bien nous dire comment, sansfaire de l'état le propriétaire unique et sans décréter lacommunauté des biens et des gains, ils entendent, par unsystème quelconque d'impôt, soulager le peuple et rendre autravail ce que lui enlève le capital. J'ai beau me creuser latête : je vois, sur toutes les questions, le pouvoir placé dansla situation la plus fausse, et l'opinion des journaux divaguerdans une absurdité sans bornes.

En I 842, M Arago était partisan de l'exécution deschemins de fer par des compagnies, et la majorité en Francepensait comme lui. En I 846, il est venu dire qu'il avaitchangé d' opinion ; et, à part les spéculateurs des chemins defer, on peut dire encore que la majorité des citoyens achangé comme M Arag.

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Que croire et que faire, dans ce va−et−vient des savants etde la France ? L'exécution par l'état paraît devoir assurermieux les intérêts du pays : mais e l le est longue,dispendieuse, inintelligente. Vingt−cinq années de fautes, demécomptes, d' imprévoyance, les mill ions jetés parcentaines, dans la grande oeuvre de canalisation du pays,l'ont prouvé aux plus incrédules . On a vu même desingénieurs, des membres de l'administration, proclamerhautement l'incapacité de l'état en matière de travauxpublics, aussi bien que d'industrie. L'exécution par descompagnies est irréprochable, il est vrai, au point de vue del'intérêt des actionnaires ; mais avec elles l'intérêt général estsacrifié, la porte ouverte à l'agiotage, l'exploitation du publicpar le monopole organisée. L'idéal serait un système quiréunirait les avantages des deux modes sans présenter aucunde leurs inconvénients. Or, le moyen de concilier cescaractères contradictoires ? Le moyen de souffler le zèle,l'économie, la pénétration à ces officiers inamovibles quin'ont rien à gagner ni à perdre ? Le moyen de rendre lesintérêts du public aussi chers à une compagnie que les siens,de faire que ces intérêts soient véritablement siens, sanstoutefois qu'elle cesse d'être distincte de l'état, et d'avoir enconséquence ses intérêts propres ? Qui est−ce qui, dans lemonde officiel, conçoit la nécessité, et par conséquent lapossibilité d'une telle conciliation ? à plus forte raison, quiest−ce qui en possède le secret ? Dans une telle occurrence,le gouvernement a fait, comme toujours, de l'éclectisme : il apris pour lui une part de l' exécution et a livré l'autre à des

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compagnies ; c'est−à−dire qu'au lieu de concilier lescontraires, il les a tout juste mis en conflit.

Et la presse, qui en rien et pour rien n'a ni plus ni moins d'esprit que le pouvoir, la presse, se divisant en trois fractions,a pris parti, qui pour la transaction ministérielle, qui pour l'exclusion de l'état, qui pour l'exclusion des compagnies. Ensorte qu'aujourd'hui, pas plus qu'auparavant, ni le public, niM Arago, malgré leur volte−face, ne savent ce qu'ilsveulent.

Quel troupeau c'est au dix−neuvième siècle que la nationfrançaise, avec ses trois pouvoirs, avec sa presse, ses corpssavants, sa littérature, son enseignement ! Cent millehommes, dans notre pays, ont les yeux constamment ouvertssur tout ce qui intéresse le progrès national et l'honneur de lapatrie. Or, posez à ces cent mille hommes la plus simplequestion d'ordre public, et vous pouvez être assuré que tousviendront se heurter à la même sottise. Est−il meilleur quel'avancement des fonctionnaires ait lieu selon le mérite ouselon l'ancienneté ?

Certes, il n'est personne qui ne souhaitât de voir ce doublemode d'évaluation des capacités fondu en un seul. Quellesociété que celle où les droits du talent seraient toujoursd'accord avec ceux de l'âge ! Mais, dit−on, une telleperfection est utopique, car elle est contradictoire dans sonénoncé. Et au l ieu de voir que c'est précisément la

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contradiction qui rend la chose possible, on se met àdisputer sur la valeur respective des deux systèmes opposés,qui, conduisant chacun à l'absurde, donnent également lieu àd'intolérables abus. Qui jugera le mérite ? Dit l'un : legouvernement. Or, le gouvernement ne reconnaît de méritequ'à ses créatures. Donc, point d'avancement au choix, pointde ce système immoral, qui détruit l'indépendance et ladignité du fonctionnaire. Mais, dit l'autre, l'ancienneté esttrès−respectable, sans doute. C'est dommage qu'elle ait l'inconvénient d'immobiliser ce qui est essentiellementvolontaire et libre, le travail et la pensée ; de créer aupouvoir des obstacles jusque parmi ses agents, et de donnerau hasard, souvent à l'impuissance, le prix du génie et del'audace. Enfin , on transige : on accorde au gouvernementla faculté de nommer arbitrairement à un certain nombred'emplois des hommes soi−disant de mérite, et qu'onsuppose n'avoir aucun besoin d' expérience ; pendant que lereste, réputé apparemment incapable, avance à tour de rôle.Et la presse, cette vieille haquenée de toutes les médiocritésprésomptueuses, qui ne vit le plus souvent que descompositions gratuites de jeunes gens aussi dépourvus detalent que de science acquise, la presse de recommencer sesincursions contre le pouvoir, l'accusant, non sans raison dureste, ici de favoritisme, là de routine. Qui pourrait se flatterde jamais rien faire au gré de la presse ! Après avoirdéclamé et gesticulé contre l'énormité du budget, la voici quiréclame des augmentations de traitement pour une armée defonctionnaires, qui , à vrai dire, n'ont réellement pas de quoi

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vivre. Tantôt c'est l'enseignement, haut et bas, qui par ellefait entendre ses plaintes ; tantôt c'est le clergé descampagnes, si médiocrement rétribué, qu'il a été forcé deconserver son casuel, source féconde de scandales et d'abus.Puis, c'est toute la nation administrative, laquelle n'est nilogée, ni vêtue, ni chauffée, ni nourrie : c'est un milliond'hommes avec leurs familles, près du huitième de lapopulation, dont la pauvreté fait honte à la France, et pourlesquels il faudrait, du premier mot, augmenter le budget de5 oo millions. Notez que dans cet immense personnel, pasun homme n'est de trop ; au contraire, si la population vientà s'accroître, il augmentera proportionnellement. êtes−vousen mesure de lever sur la nation 2 milliards d'impôt ?Pouvez−vous prendre, sur une moyenne de 92 ofr de revenupour quatre personnes, 236 fr, plus du quart, pour payer,avec les autres frais de l'état, les appointements desimproductifs ! Et si vous ne le pouvez pas, si vous nepouvez ni solder vos dépenses ni les réduire, queréclamez−vous ? De quoi vous plaignez−vous ? Que lepeuple le sache donc une fois : toutes les espérances deréduction et d'équité dans l'impôt dont le bercent tour à tourles harangues du pouvoir et les diatribes des hommes departis, sont autant de mystifications : ni l'impôt ne se peutréduire, ni la répartition n'en peut être équitable, sous lerégime du monopole. Au contraire, plus la condition ducitoyen s'abaisse, plus la contribution lui devient lourde :cela est fatal, irrésistible, malgré le dessein avoué dulégislateur et les efforts réitérés du fisc. Quiconque ne peut

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devenir ou se conserver opulent, quiconque est entré dans lacaverne de l'infortune, doit se résigner à payer en proportionde sa misère : (..). L'impôt donc, la police, désormais nousne séparerons plus ces deux idées, −est une source nouvellede paupérisme : l'impôt aggrave les effets subversifs desantinomies précédentes, la division du travail, les machines,la concurrence, le monopole. Il attaque le travailleur dans saliberté et dans sa conscience, dans son corps et dans sonâme, par le parasitisme, les vexations, les fraudes qu'ilsuggère, et la pénalité qui les suit. Sous Louis Xiv, lacontrebande du sel produisait à elle seule, chaque année, 37oo saisies domiciliaires, 2 ooo arrestations d'hommes, I 8 oode femmes, 66 oo d'enfants, Iioo chevaux saisis, 5 o voituresconfisquées, 3 oo condamnations aux galères. Et ce n'étaitlà, observe l'historien, que le produit d'un impôt unique, de l'impôt du sel . Quel éta i t donc le nombre tota l desmalheureux emprisonnés, torturés, expropriés, pourl'impôt ? ... en Angleterre, sur quatre familles, il y en a uneimproductive, et c'est celle qui vit dans l'abondance. Quelbénéfice pour la classe ouvrière, pensez−vous, si cette lèprede parasitisme était enlevée ! Sans doute, en théorie, vousavez raison ; dans la pratique, la suppression du parasitismeserait une calamité. Si un quart de la population d'Angleterreest improductif, i l y a un autre quart de cette mêmepopulation qui travaille pour lui : or, que ferait cette fractionde travailleurs, s'ils perdaient tout à coup le placement deleurs produits ? Supposition absurde, dites−vous. Oui,supposition absurde, mais supposition trèsréelle, et qu'il

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vous faut admettre, précisément parce qu'elle est absurde.En France, une armée permanente de 5 ooooo hommes , 4oooo prêtres, 2 oooo médecins, 8 oooo hommes de loi, 26ooo douaniers, et je ne sais combien de centaines de milleautres improductifs de toute espèce, forment un immensedébouché pour notre agriculture et nos fabriques. Que cedébouché se ferme tout à coup, l'industrie s'arrête, lecommerce dépose son bilan , l'agriculture étouffe sous sesproduits. Mais comment concevoir qu'une nation se trouveentravée dans sa marche, parce qu'elle se sera débarrassée deses bouches inutiles ? −demandez plutôt comment unemachine, dont la consommation a été prévue à 3 ookilogrammes de charbon par heure, perd sa force si on ne luien donne que I 5 o. −mais encore, ne saurait−on rendreproducteurs ces improductifs, puisque l'on ne peut s'endébarrasser ? −eh ! Enfant : dites−moi donc alors commentvous vous passerez de police, et de monopole, et deconcurrence, et de toutes les contradictions enfin dont secompose votre ordre de choses ? écoutez. En I 844, àl'occasion des troubles de Rive−De−Gier, M AnselmePetetin publia dans la revue indépendante deux articlespleins de raison et de franchise, sur l 'anarchie desexploitations houillères du bassin de la Loire. M Petetinsignalait la nécessité de réunir les mines et de centraliserl'exploitation. Les faits qu'il mit à la connaissance du publicn'étaient point ignorés du pouvoir : le pouvoir s'est−ilinquiété de la réunion des mines et de l' organisation decette industrie ? Nullement. Le pouvoir a suivi le principe de

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libre concurrence : il a laissé faire et regardé passer.Depuis cette époque, les exploitants houillers se sontassociés, non sans inspirer une certaine inquiétude auxconsommateurs, qui, dans cette association, ont vu le projetsecret de faire hausser le prix du combustible. Le pouvoir,q u i a r e ç u d e n o m b r e u s e s p l a i n t e s à c e s u j e t ,interviendra−t−il pour ramener la concurrence et empêcherle monopole ? Il ne le peut pas : le droit de coalition estidentique dans la loi au droit d' association ; le monopoleest la base de notre société, comme la concurrence en est laconquête ; et pourvu qu'il n'y ait pas d' émeute, le pouvoirlaissera faire et regardera passer. Quelle autre conduitepourrait−il tenir ? Peut−il interdire une société decommerce légalement constituée ? Peut−il contraindre desvoisins à s'entre−détruire ? Peut−il leur défendre deréduire leurs frais ? Peut−il établir un maximum ? Si lepouvoir faisait une seule de ces choses, il renverseraitl'ordre établi. Le pouvoir ne pourrait donc prendre aucuneinitiative : il est institué pour défendre et protéger à la foisle monopole et la concurrence, sous la réserve des patentes,licences, contributions foncières, et autres servitudes qu'il aétablies sur les propriétés. à part ces réserves, le pouvoirn'a aucune espèce de droit à faire valoir au nom de lasociété. Le droit social n'est pas défini ; d'ailleurs, il seraitla négation même du monopole et de la concurrence.Comment donc le pouvoir prendrait−il la défense de ce quela loi n'a pas prévu, ne définit pas, de ce qui est le contrairedes droits reconnus par le législateur ?

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Aussi quand le mineur, que nous devons considérer dansles événements de Rive−De−Gier comme le vra ireprésentant de la société vis−à−vis des exploitants dehouille, s'avisa de résister à la hausse des monopoleurs endéfendant son salaire, et d'opposer coalition à coalition, lepouvoir fit fusiller le mineur. Et les clabaudeurs politiquesd'accuser l'autorité, partiale, disaient−ils, féroce, vendue aumonopole, etc. Quant à moi, je déclare que cette façon dejuger les actes de l'autorité me semble peu philosophique, etque je la repousse de toutes mes forces. Il est possible qu'oneût pu tuer moins de monde, possible aussi qu'on en eût tuédavantage : le fait à remarquer ici n'est pas le nombre desmorts et des blessés, c'est la répression des ouvriers. Ceuxqui ont critiqué l'autorité auraient fait comme elle, saufpeut−être l'impatience de leurs baïonnettes et la justesse dutir : ils auraient réprimé, dis−je, ils n'eussent pu agirautrement. Et la raison, que l 'on voudrai t en vainméconnaître, c'est que la concurrence est chose légale ; lasociété en commandite, chose légale ; l'offre et la demande,chose légale, et toutes les conséquences qui résultentdirectement de la concurrence, de la commandite et du librecommerce, choses légales : tandis que la grève des ouvriersest illégale. Et ce n'est pas seulement le code pénal qui ditcela, c'est le système économique, c'est la nécessité del'ordre établi. Tant que le travail n'est pas souverain, il doitêtre esclave : la société ne subsiste qu'à ce prix. Que chaqueouvrier individuellement ait la libre disposition de sapersonne et de ses bras, cela peut se tolérer ; mais que les

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ouvriers entreprennent, par des coalitions, de faire violenceau monopole, c'est ce que la société ne peut permettre.écrasez le monopole, et vous abolissez la concurrence, etvous désorganisez l'atelier, et vous semez la dissolutionpartout. L'autorité, en fusillant les mineurs, s'est trouvéecomme Brutus placé entre son amour de père et ses dvoirsde consul : i l fallait perdre ses enfants ou sauver larépublique. L'alternative était horrible, soit ; mais tel estl'esprit et la lettre du pacte social, telle est la teneur de lacharte, tel est l'ordre de la providence.

Ainsi, la police, instituée pour la défense du prolétariat, estdirigée tout entière contre le prolétariat. Le prolétaire estchassé des forêts, des rivières, des montagnes ; on luiinterdit jusqu'aux chemins de traverse ; bientôt il neconnaîtra que celui qui mène à la prison. Les progrès del'agriculture ont fait sentir généralement l'avantage desprairies artificielles, et la nécessité d'abolir la vaine pâture.Partout on défriche, on amodie, on enclôt les terrainscommunaux : nouveaux progrès, nouvelle richesse. Mais lepauvre journalier, qui n'avait d' autre patrimoine que lecommunal, et qui l'été nourrissait une vache et quelquesmoutons, les faisant paître le long des chemins , à travers lesbroussailles et sur les champs défruités, perdra sa seule etdernière ressource. Le propriétaire foncier, l' acquéreur ou lefermier des biens communaux, vendront seuls désormais,avec le blé et les légumes, le lait et le fromage. Au lieud'affaiblir un antique monopole, on en crée un nouveau. Il

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n'est pas jusqu'aux cantonniers qui ne se réservent la lisièredes routes comme un pré qui leur appartient, et qui n'enexpulsent le bétail non administratif. Que suit−il de là ? Quele journalier, avant de renoncer à sa vache, fait pâturer encontravention, se livre à la maraude, commet mille dégâts,se fait condamner à l'amende et à la prison : à quoi luiservent la police et les progrès agricoles ? −l'an passé, lemaire de Mulhouse, pour empêcher la maraude du raisin, fitdéfense à tout individu non propriétaire de vignes, decirculer de jour ni de nuit dans les chemins qui longent ouqui coupent le vignoble : précaution charitable, puisqu'elleprévenait jusqu'aux désirs et aux regrets. Mais si la voiepublique n'est plus qu'un accessoire de la propriété ; si lescommunaux sont convertis en propriétés, si le domainepublic, enfin, assimilé à une propriété , est gardé, exploité,affermé, vendu comme une propriété, que reste−t−il auprolétaire ? à quoi lui sert que la société soit sortie de l'étatde guerre, pour entrer dans le régime de la police ? Aussibien que la terre, l'industrie a ses priviléges : privilégesconsacrés par la loi, comme toujours, sous condition etréserve ; mais comme toujours aussi, au grand préjudice duconsommateur. La question est intéressante : nous en dironsquelques mots. Je cite M Renouard. « les priviléges, dit MRenouard, furent un correctif à la réglementation... » jedemande à M Renouard la permission de traduire sa penséeen renversant sa phrase : la réglementation fut un correctifdu privilége. Car, qui dit réglementation, dit limitation : or,comment imaginer qu'on ait limité le privilége avant qu'il

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existât ? Je conçois que le souverain ait soumis lespriviléges à des règlements ; mais je ne comprends pas demême qu'il eût créé des priviléges tout exprès pour amortirl'effet des règlements.

Une pareille concession n'aurait été motivée par rien ;c'était un effet sans cause. Dans la logique aussi bien quedans l' histoire, tout est approprié et monopolisé lorsqueviennent les lois et les règlements : il en est à cet égard de lalégislation civile comme de la législation pénale. Lapremière est provoquée par la possession et l'appropriation ;la seconde, par l ' apparition des crimes et délits. MRenouard, préoccupé de l' idée de servitude inhérente à touteréglementation, a considéré le privi lége comme undédommagement de cette servitude ; et c' est ce qui lui a faitdire que les priviléges sont un correctif de la réglementation. Mais ce qu'ajoute M Renouard prouve que c'est l'inversequ'il a voulu dire : « le principe fondamental de notrelégislation, celui d'une concession de monopole temporairecomme prix d'un contrat entre la société et le travailleur, atoujours prévalu, » etc. Qu'est−ce au fond que cetteconcession de monopole ? Une simple reconnaissance, unedéclaration. La société, voulant favoriser une industrienouvelle et jouir des avantages qu'elle promet, transige avecl' inventeur, comme elle a transigé avec le colon : elle luigarantit le monopole de son industrie pour un temps ; maiselle ne crée pas le monopole. Le monopole existe par le faitmême de l ' invention ; et c'est la reconnaissance du

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monopole qui constitue la société. Cette équivoque dissipée,je passe aux contradictions de la loi.

« toutes les nations industrielles ont adopté l'établissementd' un monopole temporaire, comme prix d'un contrat entre lasociété et l'inventeur... je ne m'accoutume pas à croire quetous les législateurs de tous les pays ont commis unespoliation. » M Renouard, si jamais il lit cet ouvrage, merendra la justice de reconnaître qu'en le citant, ce n'est pas sapensée que je c r i t i que : i l a sen t i l u i−même lescontradictions de la loi sur les brevets. Tout ce que jeprétends, c'est de ramener cette contradiction au systèmegénéral. Pourquoi, d'abord, un monopole temporaire dansl'industrie, tandis que le monopole terrien est perpétuel ?Les égyptiens avaient été plus conséquents : chez eux, cesdeux monopoles étaient également héréditaires, perpétuels,inviolables. Je sais quelles considérations on a fait valoircontre la perpétuité de la propriété littéraire, et je les admetstoutes : mais ces considérations s'appliquent également bienà la propriété foncière ; de plus, elles laissent subsister dansleur entier tous les arguments qu'on y oppose. Quel est doncle secret de toutes ces variations du législateur ? −du reste,je n'ai plus besoin de dire qu'en relevant cette incohérence,je ne veux ni calomnier, ni faire de satire : je reconnais quele législateur s'est déterminé, non pas volontairement, maisnécessairement. Mais la contradiction la plus flagrante estcelle qui résulte du dispositif de la loi.

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Titre Iv, (..), il est dit : « si le brevet porte sur desprincipes, méthodes, systèmes, découvertes, conceptionsthéoriques ou purement scientifiques, dont on n'a pasindiqué les applications industrielles, le brevet est nul. » or,qu'estce qu'un principe , une méthode, une conceptionthéorique , un système ? C'est le propre fruit du génie, c'estl' invention dans sa pureté, c'est l'idée, c'est tout. L'application est le fait brut, rien. Ainsi la loi exclut dubénéfice du brevet cela même qui a mérité le brevet, àsavoir l' idée ; au contraire, elle accorde le brevet àl 'appl icat ion, c ' est−à−dire au fai t matériel , à unexemplaire de l'idée, aurait dit Platon. C'est donc à tort quel'on dit brevet d' invention ; on devrait dire brevet depremière occupation .

Un homme qui de nos jours aurait inventé l'arithmétique, l'algèbre, le système décimal, n'aurait point obtenu de brevet :mais Barême aurait eu pour ses comptes−faits droit depropriété.

Pascal,

pour sa théorie de la pesanteur de l'air, n'eût point étébreveté : un vitrier aurait obtenu à sa place le privilége dubaromètre. « au bout de 2 ooo ans, c'est M Arago que je cite... etc. » ce qu'il y a de plus extraordinaire est qu' Archimèdelui−même serait obligé de racheter le droit de se servir de savis : et M Arago trouve cela juste. Il est inutile de multiplier

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ces exemples : ce que la loi a voulu monopoliser, ce n'estpas, comme je le disais tout à l'heure, l'idée, mais le fait ;l'invention, mais l'occupation. Comme si l'idée n' était pas lacatégorie qui embrasse tous les faits qui la traduisent ;comme si une méthode, un système, n'était pas unegénéralisation d'expériences, partant ce qui constitueproprement le fruit du génie, l'invention ! Ici la législationest plus qu'anti−économique, elle touche au niais. J'ai doncle droit de demander au législateur pourquoi, malgré la libreconcurrence, qui n'est autre chose que le droit d'appliquerune théorie, un principe, une méthode, un système nonappropriable, i l interdit en certains cas cette mêmeconcurrence, ce droit d' appliquer un principe ? « on ne peutplus, dit avec une haute raison M Renouard, étouffer sesconcurrents en se coalisant en corporations et jurandes ; ons'en dédommage avec les brevets. » pourquoi le législateura−t−il donné les mains à cette conjuration de monopoles, àcette interdiction des théories, qui appartiennent à tous ?Mais à quoi sert d'interpeller toujours qui ne peut rien dire ?Le législateur n'a point su dans quel esprit il agissait,lorsqu'il faisait cette étrange application du droit depropriété, que l'on devrait, pour être exact, nommer droit depriorité. Qu'il s'explique donc au moins, sur les clauses ducontrat par lui en notre nom, avec les monopoleurs.

Je passe sous silence la partie relative aux dates et autresformalités administratives et fiscales, et j'arrive à cet article :« le brevet ne garantit point l'invention. » sans doute la

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société, ou le prince qui la représente, ne peut ni ne doitgarantir l'invention, puisqu'en concédant un monopole dequatorze ans, la société devient acquéreur du privilége, etqu' en conséquence c'est au breveté à fournir la garantie.Comment donc des législateurs peuvent−ils, tout glorieux,s'en venir dire à leurs commettants : nous avons traité envotre nom avec un inventeur ; il s'oblige à vous faire jouir desa découverte sous la réserve d'en avoir l'exploitationexclusive pendant quatorze ans. Mais nous ne garantissonspas l' invention ! −et sur quoi donc avez−vous tablé,législateurs ? Comment n'avez−vous pas vu que sans unegarantie d'invention, vous concédiez un privilége, non pluspour une découverte réelle, mais pour une découvertepossible, et qu'ainsi le champ de l'industrie était aliéné parvous avant que la charrue fût trouvée ? Certes, votre devoirvous commandait d'être prudents ; mais qui vous a donné lemandat d' être dupes ? Ainsi, le brevet d'invention n'est pasmême une prise de date, c'est une aliénation anticipée.Comme si la loi disait : j'assure la terre au premier occupant,mais sans en garantir la qualité, le lieu, ni même l'existence ;sans que je sache si je dois l'aliéner, si elle peut tomber dansl' appropriation ! Plaisant usage de la puissance législative !Je sais que la loi avait d'excellentes raisons pour s'abstenir ;mais je soutiens qu'elle en avait d'aussi bonnes pourintervenir. Preuve : « on ne peut pas se le dissimuler, dit MRenouard, on ne peut pas l'empêcher : ... etc. » autantvaudrait dire : c'est au bon sens public à distinguer les vraisremèdes d'avec les faux, le vin naturel du vin frelaté ; c'est

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au bon sens public à distinguer sur une boutonnière ladécoration donnée au mérite, d'avec celle prostituée à lamédiocrité et à l'intrigue. Pourquoi donc vous appelez−vousl'état, le pouvoir, l'autorité, la police, si la police doit êtrefaite par le bon sens public ?

« comme on dit : qui terre a guerre a ; de même, qui aprivilége a procès. » eh ! Comment jugerez−vous lacontrefaçon, si vous n' avez point de garantie ? En vain l'onvous alléguera, en droit la prime−occupation, en fait lasimilitude. Là où la qualité de la chose en constitue la réalitémême, ne pas exiger de garantie, c'est n'octroyer de droit surrien, c'est s'enlever le moyen de comparer les procédés et deconstater la contrefaçon. En matière de procédés industriels,le succès tient à si peu de chose ! Or, ce si peu de chose,c'est tout. Je conclus de tout cela que la loi sur les brevetsd'invention, indispensable dans ses motifs, est impossible,c'est−à−dire i l logique, arbitraire, funeste, dans sonéconomie. Sous l 'empire de certaines nécessités, lelégislateur a cru, dans l'intérêt général, accorder un privilégepour une chose déterminée ; et il se trouve qu'il a donné unblanc−seing au monopole, qu'il a abandonné les chancesqu'avait le public de faire la découverte ou toute autreanalogue, qu'il a sacrifié sans compensation les droits desconcurrents, et livré sans défense à la cupidité des charlatansla bonne foi des consommateurs. Puis, afin que rien nemanquât à l'absurdité du contrat, il a dit à ceux qu'il devaitgarantir : garantissez−vous vous−mêmes ! Je ne crois pas

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plus que M Renouard que les législateurs de tous les tempset de tous les pays aient commis à leur escient unespoliation, en consacrant les divers monopoles sur lesquelspivote l'économie publique.

Mais M Renouard pourrait bien aussi convenir avec moique les législateurs de tous les temps et de tous les paysn'ont jamais rien compris à leurs propres décrets. Un hommesourd et aveugle avait appris à sonner les cloches et àremonter l'horloge de sa paroisse. Ce qu'il y avait decommode pour lui dans ses fonctions de sonneur, c'est queni le bruit des cloches, ni la hauteur du clocher, ne luidonnaient de vertiges. Les législateurs de tous les temps etde tous les pays, pour lesquels je professe avec M Renouardle plus profond respect, ressemblent à cet aveugle−sourd : cesont les jaquemards de toutes les folies humaines. Quellegloire pour moi, si je venais à bout de faire réfléchir cesautomates ! Si je pouvais leur faire comprendre que leurouvrage est une toile de Pénélope, qu'ils sont condamnés àdéfaire par un bout, tandis qu'ils la continuent par l'autre !Ainsi, pendant qu'on applaudit à la création des brevets, surd'autres points on demande l'abolition des priviléges, ettoujours avec le même orgueil, le même contentement. MHorace Say veut que le commerce de la viande soit libre.Entre autres raisons, i l fait valoir cet argument toutmathématique : « le boucher qui veut se retirer des affairescherche un acquéreur pour son fonds ; il porte en ligne decompte ses ustensiles, ses marchandises, sa réputation et sa

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clientèle ; mais, dans le régime actuel, il y ajoute la valeurdu titre nu, c'est−à−dire du droit de prendre part à unmonopole. Or, ce capital supplémentaire, que le boucheracquéreur donne pour le titre, porte intérêt : ce n'est pas unecréation nouvelle : il faut qu'il fasse entrer cet intérêt dans leprix de sa viande. Donc, la limitation dans le nombre desétaux est de nature à faire augmenter le prix de la viandeplutôt qu'à le faire baisser. » je ne crains pas d'affirmer enpassant que ce que je dis là sur la vente de l'étal d'unboucher s' applique à toute charge quelconque ayant un titrevénal. " les raisons de M Horace Say, pour l'abolition duprivilége de la boucherie, sont sans réplique : de plus, elless'appliquent aux imprimeurs, notaires, avoués, huissiers,greffiers, commissairespriseurs, courtiers, agents de change,pharmaciens et autres, aussi bien qu'aux bouchers. Maiselles ne détruisent pas les raisons qui ont fait adopter cesmonopoles, et qui se déduisent généralement du besoin desécurité, d'authenticité, de régularité pour les transactions,comme des intérêts du commerce et de la santé publique.−le but, dites−vous, n'est pas atteint.

−mon dieu ! Je le sais : laissez la boucherie à laconcurrence, vous mangerez des charognes ; établissez unmonopole de la boucherie, vous mangerez des charognes.Voilà l'unique fruit que vous puissiez espérer de votrelégislation de monopole et de brevets. Abus ! S'écrient leséconomistes réglementateurs. Créez pour le commerce unepolice de surveillance, rendez obligatoires les marques de

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fabrique, punissez la falsification des produits, etc. Dans lavoie où la civilisation est engagée, de quelque côté que l'onse tourne, on aboutit donc toujours, ou au despotisme dum o n o p o l e , p a r c o n s é q u e n t à l ' o p p r e s s i o n d e sconsommateurs ; ou bien à l'annihilation du privilége parl'action de la police, ce qui est rétrograder dans l'économie,et dissoudre la société en détruisant la liberté. Chosemerveilleuse ! Dans ce système de libre industrie, les abus,comme une vermine pédiculaire, renaissant de leurs propresremèdes, si le législateur voulait réprimer tous les délits,surveiller toutes les fraudes, assurer contre toute atteinte lespersonnes, les propriétés et la chose publique, de réforme enréforme, il arriverait à multiplier à tel point les fonctionsimproductives, que la nation entière y passerait, et qu'à la finil ne resterait personne pour produire . Tout le monde seraitde la police : la classe industrielle deviendrait un mythe.Alors, peut−être, l'ordre régnerait dans le monopole. « leprincipe de la loi à faire sur les marques de fabrique, dit MRenouard, est que ces marques ne peuvent ni ne doivent êtret ransformées en garant ies de qual i té . » c 'est uneconséquence de la loi des brevets, laquelle, ainsi qu'on a vu,ne garantit pas l'invention. Adoptez le principe de MRenouard : à quoi dès lors serviront les marques ? Quem'importe de lire sur le liége d'une bouteille, au lieu de vin àdouze ou vin à quinze , société oenophile, ou telle autrefabrique qu'on voudra ? Ce dont je me soucie n'est pas lenom du marchand, c' est la qualité et le juste prix de lamarchandise. On suppose, il est vrai, que le nom du

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fabricant sera comme un signe abrégé de bonne oumauvaise fabrication, de qualité supérieure ou faible.

Pourquoi donc ne pas se ranger franchement à l'avis deceux qui demandent, avec la marque d'origine , une marquesignificative ? Une telle réserve ne se comprend pas. Lesdeux espèces de marques ont le même but ; la seconde n'estqu'un exposé ou paraphrase de la première, un abrégé deprospectus du négociant : pourquoi, encore une fois, sil ' o r i g i ne s i gn i f i e que lque chose , l a marque nedéterminerait−elle pas cette signification ? M Wolowski atrès−bien développé cette thèse dans son discoursd'ouverture de I 843− 44, dont la substance est toute danscette analogie : « de même, dit M Wolowski, que legouvernement a pu déterminer un critérium de quantité , ilpeut, il doit aussi fixer un critérium de qualité ; l'un de cescritérium est le complément nécessaire de l'autre. L'unitémonétaire, le système des poids et mesures, n'a porté aucuneatteinte à la liberté industrielle ; le régime des marques nele blesserait pas davantage. » M Wolowski s'appuie ensuitede l'autorité des princes de la science, A Smith et J−B Say :précaution toujours utile, avec des auditeurs soumis àl'autorité beaucoup plus qu'à la raison. Je déclare, quant àmoi, que je partage tout à fait l' idée de M Wolowski, etcela, parce que je la trouve profondément révolutionnaire.La marque, n'étant autre chose, selon l'expression de MWolowski, qu'un critérium des qualités, équivaut pour moi àune tarification générale. Car, que ce soit une régie

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particulière qui marque au nom de l'état et garantisse laqualité des marchandises, comme cela a lieu pour lesmatières d'or et d'argent, ou que le soin de la marque soitabandonné au fabricant ; du moment que la marque doitdonner la composition intrinsèque de la marchandise / cesont les propres mots de M Wolowski /, et garantir leconsommateur contre toute surprise, el le se résoutforcément en prix fixe. Elle n' est pas la même chose que leprix : deux produits similaires, mais d'origine et de qualitédifférentes, peuvent être de valeur égale ; une pièce debourgogne peut valoir une pièce de bordeaux ; −mais lamarque, étant significative, conduit à la connaissance exactedu prix, puisqu'elle en donne l'analyse. Calculer le prix d'unemarchand ise , c 'es t la décomposer en ses par t iesconstituantes ; or, c'est précisément ce que doit faire lamarque de fabrique, si on veut qu'elle signifie quelquechose.

Nous marchons donc, comme j'ai dit, à une tarificationgénérale.

Mais une tarification générale, ce n'est pas autre chosequ'une détermination de toutes les valeurs, et voilà denouveau l' économie politique en contradiction dans sesprincipes et ses tendances. Malheureusement, pour réaliserla réforme de M Wolowski, il faut commencer par résoudretoutes les contradictions antérieures, et se placer dans unesphère d' association plus haute : et c'est ce manque de

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solution qui a soulevé contre le système de M Wolowski laréprobation de la plupart de ses confrères économistes. Eneffet, le régime des marques est inapplicable dans l'ordreactuel, parce que ce régime, contraire aux intérêts desfabricants, répugnant à leurs habitudes, ne pourrait subsisterque par la volonté énergique du pouvoir. Supposons pour unmoment que la régie soit chargée d' apposer les marques : ilfaudra que ses agents interviennent à chaque moment dansle travail, commm il en intervient dans le commerce desboissons et la fabrication de la bière ; encore ces derniers,dont l'exercice paraît déjà si importun et si vexatoire, nes'occupent−ils que des quantités imposables, non desqualités échangeables. Il faudra que ces contrôleurs etvérificateurs fiscaux portent leur investigation sur tous lesdétails, afin de réprimer et prévenir la fraude ; et quellefraude ? Le législateur ne l'aura pas ou l'aura mal définie :c'est ici que la besogne devient effrayante. Il n'y a pas fraudeà débiter du vin de la dernière qualité, mais il y a fraude àfaire passer une qualité pour une autre : vous voilà doncobligé de différencier les qualités des vins, et par conséquentde les garantir. −est−ce frauder que de faire des mélanges ?Chaptal, dans son traité de l'art de fabriquer le vin, lesconseille comme éminemment utiles ; d'autre part, l 'expérience prouve que certains vins, en quelque soteantipathiques l'un à l'autre ou inassociables, produisent parleur mélange une boisson désagréable et malsaine. Vousvoilà obligé de dire quels vins peuvent être utilementmélangés, quels ne le peuvent pas. Est−ce frauder que

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d'aromatiser, alcooliser, mouiller les vins ? Chaptal lerecommande encore ; et tout le monde sait que cettedroguerie produit tantôt des résultats avantageux, tantôt deseffets pernicieux et détestables. Quelles substancesal lez−vous proscrire ? Dans quels cas ? En quel leproportion ? Défendrez−vous la chicorée au café, la glucoseà la bière, l'eau, le cidre, le trois−six au vin ? La chambredes députés, dans l'essai informe de loi qu'il lui a plu de fairecette année sur la falsification des vins, s'est arrêtée au beaumi l ieu de son oeuvre, va incue par les d i f f icu l tésinextricables de la question. Elle a bien pu déclarer quel'introduction de l' eau dans le vin, et celle de l'alcool au delàd'une proportion de I 8 pioo, était fraude, puis mettre cettefraude dans la catégorie des délits. Elle était sur le terrain del'idéologie : là on ne trouve jamais d'encombre. Mais tout lemonde a vu dans ce redoublement de sévérité l'intérêt dufisc bien plus que celui du consommateur ; mais la chambren'a pas osé créer, pour surveiller et constater la fraude, touteune armée de gourmets, de vérificateurs, etc., et charger lebudget de quelques nouveaux millions ; mais en prohibant lemouillage et l'alcoolisation, seul moyen qui reste auxmarchands−fabricants de mettre le vin à la portée de tout lemonde et de réaliser des bénéfices, elle n'a pas pu élargir ledébouché par un dégrèvement dans la production. Lachambre, en un mot, en poursuivant la falsification des vins,n' a fait que reculer les limites de la fraude. Pour que sonoeuvre remplît le but, il fallait au préalable dire comment lecommerce des vins est possible sans falsification, comment

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le peuple peut acheter du vin non falsifié : ce qui sort de lacompétence et échappe à la capacité de la chambre. Si vousvoulez que le consommateur soit garanti, et sur la valeur, etsur la salubrité, force vous est de connaître et de déterminertout ce qui constitue la bonne et sincère production, d'être àtoute heure sur les bras du fabricant, de le guider à chaquepas. Ce n'est plus lui qui fabrique ; c'est vous, l'état, qui êtesle vrai fabricant. Vous voilà donc tombé dans le traquenard.Ou vous entravez la liberté du commerce en vous immisçantde mille manières dans la production, ou vous vous déclarezseul producteur et seul marchand. Dans le premier cas, envexant tout le monde, vous finirez par soulever tout lemonde ; et tôt ou tard, l'état se faisant expulser, les marquesde fabrique seront abolies. Dans le second, vous substituezpartout l'action du pouvoir à l'initiative individuelle : ce quiest contre les principes de l'économie politique et laconstitution de la société. Prenez−vous un milieu ? C'est lafaveur, le népotisme, l'hypocrisie, le pire des systèmes.Supposons maintenant que la marque soit abandonnée auxsoins du fabricant. Je dis qu'alors les marques, même en lesrendant obligatoires, perdront peu à peu leur signification ,et ne seront plus à la fin que des preuves d'origine . C'estconnaître bien peu le commerce que de s'imaginer qu'unnégociant, un chef de manufacture, faisant usage deprocédés non susceptibles de brevet, ira trahir le secret deson industr ie, de ses prof i ts, de son existence. Lasignification sera donc mensongère : il n'est pas au pouvoirde la police qu'il en soit autrement. Les empereurs romains,

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pour découvrir les chrétiens qui dissimulaient leur religion,obligèrent tout le monde à sacrifier aux idoles. Ils firent desapostats et des martyrs ; et le nombre des chrétiens ne fit ques'accroître. De même les marques significatives, utiles àquelques maisons, engendreront des fraudes et desrépressions sans nombre : c'est tout ce qu'il faut en attendre.Pour que le fabricant indique loyalement la compositionintr insèque, c 'est−à −dire la valeur industr iel le etcommerciale de sa marchandise, il faut lui ôter les périls dela concurrence et satisfaire ses instincts de monopole : lepouvez−vous ? Il faut en outre intéresser le consommateur àla répression de la fraude ; ce qui, tant que le producteurn'aura pas été pleinement désintéressé, est tout à la foisimpossible et contradictoire. Impossible : posez d'une partun consommateur dépravé, la Chine ; de l' autre un débitantaux abois, l'Angleterre ; entre deux, une drogue vénéneuseprocurant l'exaltation et l'ivresse ; et malgré toutes lespolices du monde, vous aurez le commerce de l' opium.−contradictoire : dans la société, le consommateur et leproducteur ne font qu'un, c'est−à−dire que tous deux sontintéressés à produire ce dont la consommation leur estnuisible ; et comme pour chacun la consommation suit laproduction et la vente, tous pactiseront pour sauvegarder lepremier intérêt, sauf à se mettre respectivement en garde surle second. La pensée qui a suggéré les marques de fabriqueest de même souche que celle qui, autrefois, dicta les lois demaximum. C'est encore ici un des innombrables carrefoursde l'économie politique. Il est constant que les lois de

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maximum, toutes faites et très−bien motivées par leursauteurs dans la vue de remédier à la disette, ont eu pourrésultat invariable d'empirer la disette. Aussi, n' est−ce pasd'injustice ou de mauvais vouloir que les économistes lesaccusent, ces lois abhorrées ; c'est de maladresse, d'impolitique. Mais quelle contradiction dans la théorie qu'ilsleur opposent ! Pour remédier à la disette, il faut appeler lessubsistances, ou, pour mieux dire, les faire paraître au jour ;jusque−là, rien à reprendre. Pour que les subsistances seproduisent, il faut attirer les détenteurs par le bénéfice,exciter leur concurrence, et leur assurer liberté complète surle marché : ce procédé ne vous semble−t−il pas de la plusabsurde homoeopathie ? Comment concevoir que plusaisément on pourra me rançonner, plus tôt je serai pourvu ?Laissez faire, dit−on, laissez passer ; laissez agir laconcurrence et le monopole, surtout dans les temps dedisette, et alors même que la disette est l 'effet de laconcurrence et du monopole.

Quelle logique ! Mais surtout quelle morale ! Maispourquoi donc ne ferait−on pas un tarif pour les fermiers,comme il en existe un pour les boulangers ? Pourquoi pas uncontrôle de la semaille, de la moisson, de la vendange,dourage et du bétail, comme un timbre pour les journaux, lescirculaires et les mandats, comme une régie pour lesbrasseurs et les marchands de vin ? ... dans le système dumonopole, ce serait, j'en conviens, un surcroît de tourments ;mais avec nos tendances de commerce déloyal et la

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disposition du pouvoir à augmenter sans cesse son personnelet son budget, une loi d'inquisition sur les récoltes devientchaque jour plus indispensable. Au surplus, il serait difficilede dire lequel, du l ibre commerce ou du maximum,engendre le plus de mal dans les temps de disette. Maisquelque parti que vous choisissiez, et vous ne pouvez fuirl'alternative, la déception est sûre, et le désastre immense.Avec le maximum, les denrées se cachent ; la terreurgrossissant par l 'e f fet même de la lo i , le pr ix dessubsistances monte, monte ; bientôt la circulation s' arrête, etla catastrophe suit, prompte et impitoyable comme unerazzia. Avec la concurrence, la marche du fléau est pluslente, mais non pas moins funeste : que de gens épuisés oumorts de faim avant que la hausse ait attiré les comestibles !Que d'autres rançonnés après qu'ils sont venus ! C'estl'histoire de ce roi à qui Dieu, en punition de son orgueil,offrit l'alternative de trois jours de peste, trois mois defamine, ou trois années de guerre. David choisit le pluscourt : les économistes préfèrent le plus long. L'homme estsi misérable, qu'il aime mieux finir par la phthisie que parl'apoplexie : il lui semble qu'il ne meurt pas autant. Voilà laraison qui a fait tant exagérer les inconvénients dumaximum et les bienfaits du commerce libre. Du reste, si laFrance, depuis vingt−cinq ans, n'a pas ressenti de disettegénérale, la cause n'en est point à la liberté du commerce,qui sait très−bien, quand il veut, produire dans le plein levide, et au sein de l'abondance faire régner la famine : elleest due au perfectionnement des voies de communication

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qui , abrégeant les distances, ramènent bientôt l'équilibre unmoment troublé par une pénurie locale. Exemple éclatant decette triste vérité, que dans la société le bien général n'estjamais l'effet d'une conspiration des volontés particulières !Plus on approfondit ce système de transactions illusoiresentre le monopole et la société, c'est−à−dire, comme nousl'avons expliqué au (..) de ce chapitre, entre le capital et letravail, entre le patriciat et le prolétariat : plus on découvreque tout y est prévu, réglé, exécuté d'après cette maximeinfernale, que ne connurent point Hobbes et Machiavel, cesthéoriciens du despotisme : tout par le peuple et contre lepeuple. Pendant que le travail produit, le capital, sous lemasque d'une fausse fécondité, jouit et abuse : le législateur,en offrant sa médiation, a voulu rappeler le privilégié auxsentiments fraternels et entourer de garanties le travailleur ;et maintenant il se trouve, par la contradiction fatale desintérêts, que chacune de ces garanties est un instrument desupplice. Il faudrait cent volumes, la vie de dix hommes, etune poitrine de fer, pour raconter à ce point de vue lescrimes de l'état envers le pauvre, et la variété infinie de sestortures. Un coup d'oeil sommaire sur les principalescatégories de la police, suffira pour nous en faire apprécier l'esprit et l'économie. Après avoir, par un chaos de loisciviles, commerciales, administratives, jeté le trouble dansles esprits, rendu plus obscure la notion du juste enmultipliant la contradiction, et rendu nécessaire pourexpliquer ce système toute une caste d'interprètes, il a falluorganiser encore la répression des délits et pourvoir à leur

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châtiment. La justice criminelle, cet ordre si riche de lagrande famille des improductifs, et dont l'entretien coûtechaque année plus de 3 o millions à la France, est devenuepour la société un principe d'existence aussi nécessaire quele pain l'est à la vie de l' homme ; mais avec cette différenceque l'homme vit du produit de ses mains, tandis que lasociété dévore ses membres et se nourrit de sa propre chair.On compte, suivant quelques économistes : (..) . Mais ceschiffres manquent d'exactitude, et, tout effrayants qu'ilssemblent, n'expriment pas le degré réel de la perversionsociale par la police. Ce n'est pas seulement le nombre descoupables reconnus qu'il s'agit ici de déterminer, c'est celuides délits. Le travail des tribunaux criminels n'est qu'unmécanisme particulier qui sert à mettre en relief ladestruction morale de l 'humanité sous le régime dumonopole ; mais cette exhibit ion off iciel le est loind'embrasser le mal dans toute son étendue. Voici d'autreschiffres qui pourront nous conduire à une approximationplus certaine. Les tribunaux correctionnels de Paris ontjugé : (..). Supposons que la progression ait continuéjusqu'en I 846, et qu'à ce total d'affaires correctionnelles onajoute celles de cours d'assises, de simple police, et tous lesdélits non connus ou laissés impunis, délits dont la quantitédépasse, au dire des magistrats, de beaucoup le nombre deceux que la justice atteint, on arrivera à cette conclusionqu'il se commet en un an, dans la ville de Paris, plusd'infractions à la loi qu'il ne s'y trouve d'habitants. Etcomme, parmi les auteurs présumés de ces infractions, il

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faut nécessairement déduire les enfants de 7 ans etau−dessous, qui sont hors des limites de la culpabilité, ondevra compter que chaque citoyen adulte est, trois ou quatrefois en un an, coupable envers l' ordre établi. Ainsi, lesystème propriétaire ne se soutient, à Paris, que par uneconsommation annuelle d'un ou deux millions de délits ! Or,quand tous ces délits seraient le fait d'un seul homme,l'argument subsisterait toujours : cet homme serait le boucémissaire chargé des péchés d'Israël : qu'importe le nombredes coupables, dès lors que la justice a son contingent ?

La violence, le parjure, le vol, l'escroquerie, le mépris despersonnes et de la société sont tellement de l'essence dumonopole ; ils en découlent d'une manière si naturelle, avecune régularité si parfaite, et selon des lois si sûres, qu'on apu en soumettre la perpétration au calcul, et que, le chiffred'une population, l'état de son industrie et de ses lumièresétant donnés, on en déduit rigoureusement la statistique dela morale. Les économistes ne savent pas encore quel est leprincipe de la valeur ; mais ils connaissent, à quelquesdécimales près, la proportionnalité du crime. Tant de milleâmes, tant de malfaiteurs, tant de condamnations : cela netrompe pas. C'est une des plus belles applications du calculdes probabilités, et la branche la plus avancée de la scienceéconomique. Si le socialisme avait inventé cette théorieaccusatrice, tout le monde eût crié à la calomnie. Qu'y a−t−illà, au surplus, qui doive nous surprendre ? Comme la misèreest un résultat nécessaire des contradictions de la société,

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résultat qu'il est possible de déterminer, d'après le taux del'intérêt , le chiffre des salaires et les prix du commerce,mathématiquement ; ainsi les crimes et délits sont un autreeffet de ce même antagonisme, susceptible, comme sacause, d'être apprécié par le calcul. Les matérialistes ont tiréles conséquences les plus niaises de cette subordination dela liberté aux lois des nombres : comme si l'homme n'étaitpas sous l'influence de tout ce qui l'environne, et que ce quil' environne étant régi par des lois fatales, il ne devait paséprouver, dans ses manifestations les plus libres, lecontre−coup de ces lois ! Le même caractère de nécessitéque nous venons de signaler dans l 'établissement etl'alimentation de la justice criminelle, se rencontre, maissous un aspect plus métaphysique, dans sa moralité. Del'avis de tous les moralistes, la peine doit être telle qu'elleprocure l'amendement du coupable, et conséquemmentqu'elle s'éloigne de tout ce qui pourrait entraîner sadégradation. Loin de moi la pensée de combattre cettetendance heureuse des esprits, et de dénigrer des essais quieussent fait la gloire des plus grands hommes de l'antiquité .La philanthropie, malgré le ridicule qui parfois s'attache àson nom, restera, aux yeux de la postérité, comme le trait leplus honorable de notre époque : l'abolition de la peine demort , seulement ajournée ; celle de la marque ; les étudesfaites sur le régime cellulaire, l'établissement d'ateliers dansles prisons, une foule d'autres réformes que je ne puis mêmeciter, témoignent d'un progrès réel dans nos idées et dansnos moeurs.

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Ce que l'auteur du christianisme, dans un élan de sublimeamour, racontait de son mystique royaume, où le pécheurrepenti devait être glorifié par−dessus le juste innocent, cetteutopie de la charité chrétienne est devenue le voeu de notresociété incrédule ; et quand on songe à l'unanimité desentiments qui règne à cet égard, on se demande avecsurprise qui donc empêche que ce voeu ne soit rempli ?Hélas ! C'est que la raison est encore plus forte que l'amour,et la logique plus tenace que le crime ; c' est qu'il règne ici,comme partout, une contradiction insoluble dans notrecivi l isation. Ne nous égarons pas dans des mondesfantastiques ; embrassons, dans sa nudité affreuse, le réel.Le crime fait la honte, et non pas l'échafaud, dit le proverbe.Par cela seul que l'homme est puni, pourvu qu'il ait méritéde l' être, il est dégradé : la peine le rend infâme, non pas envertu de la définition du code, mais en raison de la faute quia motivé la punition. Qu'importe donc la matérialité dusupplice ? Qu' importent tous vos systèmes pénitenciers ?Ce que vous en faites est pour satisfaire votre sensibilité,mais est impuissant pour réhabiliter le malheureux que votrejustice frappe. Le coupable, une fois flétri par le châtiment,est incapable de réconciliation ; sa tache est indélébile, et sadamnation éternelle. S'il se pouvait qu'il en fût autrement, lapeine cesserait d'être proportionnée au délit ; ce ne seraitplus qu'une fiction, ce ne serait rien. Celui que la misère aconduit au larcin, s'il se laisse atteindre par la justice, reste àjamais l'ennemi de Dieu et des hommes ; mieux eût valupour lui ne pas venir au monde : c'est Jésus−Christ qui l'a

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dit : /... /. Et ce qu'a prononcé Jésus−Christ, chrétiens etmécréants n'y font faute : l'irrémissibilité de la honte est, detoutes les révélations de l'évangile, la seule qu'ait entenduele monde propriétaire.

Ainsi, séparé de la nature par le monopole, retranché de l'humanité par la misère, mère du délit et de la peine, quelrefuge reste au plébéien que le travail ne peut nourrir, et quin'est point assez fort pour prendre ? Pour conduire cetteguerre offensive et défensive contre le prolétariat, une forcepublique était indispensable : le pouvoir exécutif est sortides nécessités de la législation civile, de l'administration etde la justice. Et là encore les plus belles espérances se sontchangées en amères déceptions. Comme le législateur,comme le bourgmestre et comme le juge, le prince s'est poséen représentant de l'autorité divine. Défenseur du pauvre, dela veuve et de l'orphelin, il a promis de faire régner autourdu trône la liberté et l'égalité, de venir en aide au travail, etd'écouter la voix du peuple. Et le peuple s'est jeté avecamour dans les bras du pouvoir ; et quand l'expérience lui afait sentir que le pouvoir était contre lui, au lieu de s'enprendre à l'institution, il s'est mis à accuser le prince, sansvouloir jamais comprendre que, le prince étant, par nature etdestination , le chef des improductifs et le plus gros desmonopoleurs, il était impossible, malgré qu'il en eût, qu'ilprît fait et cause pour le peuple. Toute critique, soit de laforme, soit des actes du gouvernement, aboutit à cettecontradict ion essentiel le. Et lorsque de soi−disant

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théoriciens de la souveraineté du peuple prétendent que leremède à la tyrannie du pouvoir consiste à le faire émanerdu suffrage populaire, ils ne font, comme l' écureuil, quetourner dans leur cage. Car du moment que les conditionsconstitutives du pouvoir, c'est−à−dire l'autorité, la propriété,la hiérarchie, sont conservées, le suffrage du peuple n'estplus que le consentement du peuple à son oppression : cequi est du plus niais charlatanisme. Dans le système de l'autorité, quelle que soit d'ailleurs son origine, monarchiqueou démocratique, le pouvoir est l'organe noble de la société ;c' est par lui qu'elle vit et se meut ; toute initiative enémane ; tout ordre, toute perfection sont son ouvrage.D'après les définitions de la science économique, aucontraire, définitions conformes à la réalité des choses, lepouvoir est la série des improductifs que l'organisationsociale doit tendre indéfiniment à réduire. Comment donc,avec le principe d'autorité si cher aux démocrates, le voeu del'économie politique, voeu qui est aussi celui du peuple,pourrait−il se réaliser ? Comment le gouvernement, qui danscette hypothèse est tout, deviendra−t−il un serviteurobéissant, un organe subalterne ? Comment le princen'aurait−i l reçu le pouvoir qu'afin de l 'affaibl ir , ettravaillerait−il, en vue de l'ordre, à sa propre élimination ?

Comment ne s'occupera−t−il pas plutôt de se fortifier, d'augmenter son personnel, d'obtenir sans cesse de nouveauxsubsides, et finalement de s'affranchir de la dépendance dupeuple, terme fatal de tout pouvoir sorti du peuple ? On dit

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que le peuple, nommant ses législateurs, et par eux notifiantsa volonté au pouvoir, sera toujours à même d'arrêter sesenvahissements ; qu'ainsi le peuple remplira tout à la fois lerôle de prince et celui de souverain. Voilà en deux mots l'utopie des démocrates, l'éternelle mystification dont ilsabusent le prolétariat. Mais le peuple fera−t−il des loiscontre le pouvoir ; contre le principe d'autorité et dehiérarchie, qui est le principe de la société elle−même ;contre la liberté et la propriété ? Dans l'hypothèse où noussommes, c'est plus qu' impossible, c'est contradictoire. Doncla propriété, le monopole , la concurrence, les privilégesindustriels, l'inégalité des fortunes, la prépondérance ducapital, la centralisation hiérarchique et écrasante,l'oppression administrative, l' arbitraire légal, serontconservés ; et comme il est impossible qu'un gouvernementn'agisse pas dans le sens de son principe, le capital resteracomme auparavant le dieu de la société, et le peuple,toujours exploité, toujours avili, n'aura gagné à l' essai de sasouveraineté que la démonstration de son impuissance.

En vain les partisans du pouvoir, tous ces doctrinairesdynastico −républicains qui ne diffèrent entre eux que sur latactique, se flattent, une fois aux affaires, de porter partoutla réforme.

Quoi réformer ? Réformer la constitution ? −c'estimpossible.

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Quand la nation en masse entrerait dans l'assembléeconstituante , elle n'en sortirait qu'après avoir voté sous uneautre forme sa servitude, ou décrété sa dispersion. Refaire lecode, ouvrage de l'empereur, substance pure du droit romainet de la coutume ?

−c'est impossible. Qu'avez−vous à mettre à la place devotre routine propriétaire, hors de laquelle vous ne voyez etn'entdez rien ? à la place de vos lois de monopole, dontvotre imagination est impuissante à franchir le cercle ?Depuis plus d'un demisiècle que la royauté et la démocratie,ces deux sibylles que nous a léguées le monde antique, ontentrepris, par une transaction constitutionnelle, d'accorderleurs oracles ; depuis que la sagesse du prince s'est mise àl'unisson de la voix du peuple, quelle révélation en estsortie ? Quel principe d'ordre a été découvert ? Quelle issueau labyrinthe du privilége indiquée ? Avant que prince etpeuple eussent signé cet étrange compromis, en quoi leursidées ne se ressemblaient−elles pas ? Et depuis que chacund'eux s'efforce de rompre le pacte, en quoi diffèrentelles ?Diminuer les charges publiques, répartir l'impôt sur une baseplus équitable ? −c'est impossible : à l'impôt comme à l'armée, l'homme du peuple fournira toujours plus que soncontingent. Réglementer le monopole, mettre un frein à laconcurrence ? −c'est impossible ; vous tueriez la production.

Ouvrir de nouveaux débouchés ? −c'est impossible.Organiser le crédit ? −c'est impossible. Attaquer l'hérédité ?

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−c'est impossible. Créer des ateliers nationaux, assurer, àdéfaut de travail, un minimum aux ouvriers ; leur assignerune part dans les bénéfices ? −c'est impossible. Il est de lanature du gouvernement de ne pouvoir s'occuper du travailque pour enchaîner les travailleurs, comme il ne s'occupedes produits que pour lever sa dîme. Réparer, par unsystème d'indemnité, les effets désastreux des machines ?−c'est impossible. Combattre par des règlements l'influenceabrutissante de la division parcellaire ? −c'est impossible.Faire jouir le peuple des bienfaits de l'enseignement ? −c'estimpossible. établir un tarif des marchandises et des salaires,et fixer par autorité souveraine la valeur des choses ? −c'estimpossible, c'est impossible. De toutes les réformes quesol l ic i te la société en détresse, aucune n'est de lacompétence du pouvoir ; aucune ne peut être par lui réalisée,parce que l'essence du pouvoir y répugne, et qu'il n'est pasdonné à l'homme d'unir ce que Dieu a divisé. Au moins,diront les partisans de l'initiative gouvernementale, vousreconnaîtrez que pour accomplir la révolution promise par ledéveloppement des antinomies, le pouvoir serait unauxiliaire puissant. Pourquoi donc vous opposer à uneréforme qui, mettant le pouvoir aux mains du peuple,seconderait si bien vos vues ? La réforme sociale est le but ;la réforme politique est l'instrument : pourquoi, si vousvoulez la fin, repoussez−vous le moyen ? Tel est aujourd'huile raisonnement de toute la presse démocratique, à qui jerends grâce de toute mon âme d'avoir enfin, par cetteprofession de foi quasi socialiste, proclamé elle−même le

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néant de ses théories. C'est donc au nom de la science que ladémocratie réclame, pour préliminaire à la réforme sociale,une réforme politique. Mais la science protste contre cesubterfuge pour elle injurieux ; la science répudie toutealliance avec la politique, et bien loin qu'elle en attende lemoindre secours, c'est par la pol i t ique qu'el le doitcommencer l'oeuvre de ses exclusions. Combien l'esprit del'homme a peu d'affinité pour le vrai ! Quand je vois ladémocratie, socialiste de la veille, demander sans cesse,pour combattre l'influence du capital, le capital ; pourremédier à la misère, la richesse ; pour organiser la liberté,l'abandon de la liberté ; pour réformer la société, la réformedu gouvernement : quand je la vois, dis−je, se charger de lasociété, pourvu que les questions sociales soient écartées ourésolues : il me semble entendre une diseuse de bonneaventure qui, avant de répondre aux demandes de sesconsultants, commence par s'enquérir de leur âge, de leurétat, de leur famille, de tous les accidents de leur vie. Eh !Misérable sorcière, si tu connais l'avenir, tu sais qui je suiset ce que je veux ; pourquoi me le demandes−tu ? Jerépondrai donc aux démocrates : si vous connaissez l'usageque vous devez faire du pouvoir, et si vous savez commentle pouvoir doit être organisé, vous possédez la scienceéconomique. Or, si vous possédez la science économique, sivous avez la clef de ses contradictions, si vous êtes enmesure d'organiser le travail, si vous avez étudié les lois del'échange, vous n'avez pas besoin des capitaux de la nationni de la force publique. Vous êtes, dès aujourd'hui, plus

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puissants que l'argent, plus forts que le pouvoir. Car,puisque les travailleurs sont avec vous, vous êtes par celaseul maîtres de la production ; vous tenez enchaînés lecommerce, l'industrie et l'agriculture ; vous disposez de toutle capital social ; vous êtes les arbitres de l'impôt ; vousbloquez le pouvoir, et vous foulez aux pieds le monopole.Quelle autre init iat ive, quelle autorité plus granderéclamez−vous ? Qui vous empêche d' appliquer vosthéories ? Certes, ce n'est pas l'économie politique, quoiquegénéralement suivie et accréditée : puisque tout, dansl'économie politique, ayant un côté vrai et un côté faux, leproblème se réduit pour vous à combiner les élémentséconomiques de telle sorte que leur ensemble ne présenteplus de contradiction. Ce n'est pas non plus la loi civile :puisque cette loi, consacrant la routine économiqueuniquement à cause de ses avantages et malgré sesinconvénients, est susceptible, comme l'économie politiqueellemême, de se plier à toutes les exigences d'une synthèseexacte, et que par conséquent elle vous est on ne peut plusfavorable.

Enfin, ce n'est pas le pouvoir, qui, dernière expression de l'antagonisme, et créé seulement pour défendre la loi, nepourrait vous faire obstacle qu'en s'abjurant. Qui donc,encore une fois , vous arrête ? Si vous possédez la sciencesociale, vous savez que le problème de l'association consisteà organiser, nonseulement les improductifs : il reste, grâceau ciel, peu de chose à faire de ce côté−là ; mais encore les

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producteurs , et , par cette organisation, à soumettre lecapital et subalterniser le pouvoir. Telle est la guerre quevous avez à soutenir : guerre du travail contre le capital ;guerre de la liberté contre l' autorité ; guerre du producteurcontre l'improductif ; guerre de l'égalité contre le privilége.Ce que vous demandez, pour conduire la guerre à bonne fin,est précisément ce contre quoi vous devez combattre. Or,pour combattre et réduire le pouvoir, pour le mettre à laplace qui lui convient dans la société, il ne sert à rien dechanger les dépositaires du pouvoir, ni d' apporter quelquevariante dans ses manoeuvres : i l faut trouver unecombinaison agricole et industrielle au moyen de laquelle lepouvoir, aujourd'hui dominateur de la société, en devienne l'esclave. Avez−vous le secret de cette combinaison ? Maisque disje ? Voilà précisément à quoi vous ne consentez pas.Comme vous ne pouvez concevoir la société sans hiérarchie,vous vous êtes faits les apôtres de l'autorité ; adorateurs dupouvoir, vous ne songez qu'à fortifier le pouvoir et àmuseler la liberté ; votre maxime favorite est qu'il fautprocurer le bien du peuple malgré le peuple ; au lieu deprocéder à la réforme sociale par l' extermination du pouvoiret de la politique, c'est une reconstitution du pouvoir et de lapolitique qu'il vous faut.

Alors, par une série de contradictions qui prouvent votrebonne foi, mais dont les vrais amis du pouvoir, lesaristocrates et les monarchistes, vos compétiteurs,connaissent bien l'illusion, vous nous promettez, de par le

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pouvoir, l'économie dans les dépenses, la répartitionéquitable de l'impôt, la protection au travail, la gratuité del'enseignement, le suffrage universel, et toutes les utopiesantipathiques à l'autorité et à la propriété. Aussi le pouvoir,en vos mains, n'a jamais fait que péricliter : et c' est pourcela que vous n'avez jamais pu le retenir, c'est pour celaqu'au I 8 brumaire il a suffi de quatre hommes pour vousl'enlever, et qu'aujourd'hui la bourgeoisie, qui aime commevous le pouvoir, et qui veut un pouvoir fort, ne vous lerendra pas. Ainsi le pouvoir, instrument de la puissancecollective, créé dans la société pour servir de médiateurentre le travail et le privilége, se trouve enchaîné fatalementau capital et dirigé contre le prolétariat. Nulle réformepolitique ne peut résoudre cette contradiction, puisque, del'aveu des politiques eux−mêmes , une pareille réformen'aboutirait qu'à donner plus d'énergie et d'extension aupouvoir, et qu'à moinse renverser la hiérarchie et dedissoudre la société, le pouvoir ne saurait toucher auxprérogatives du monopole. Le problème consiste donc, pourles classes travailleuses, non à conquérir, mais à vaincre toutà la fois le pouvoir et le monopole, ce qui veut dire à fairesurgir des entrailles du peuple, des profondeurs du travail ,une autorité plus grande, un fait plus puissant, qui enveloppele capital et l'état, et qui les subjugue. Toute proposition deréforme qui ne satisfait point à cette condition n'est qu'unfléau de plus, une verge en sentinelle, Virgam Vigilantem,disa i t un prophète, qu i menace le pro létar ia t . Lecouronnement de ce système est la religion. Je n'ai point à

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m'occuper ici de la valeur philosophique des opinionsrel igieuses, à raconter leur histoire, à en chercherl ' interprétation. Je me borne à considérer l 'or igineéconomique de la religion, le lien secret qui la rattache à lapo l ice , la p lace qu 'e l le occupe dans la sér ie desmanifestations sociales. L'homme, désespérant de trouverl'équilibre de ses puissances, s'élance pour ainsi dire hors desoi et cherche dans l'infini cette harmonie souveraine, dontla réalisation est pour lui le plus haut degré de la raison, dela force et du bonheur. Ne pouvant s'accorder aveclui−même, il s'agenouille devant Dieu, et prie. Il prie, et saprière, hymne chanté à Dieu, est un blasphème contre lasociété. C'est de Dieu, se dit l'homme, que me vient l'autorité et le pouvoir : donc, obéissons à Dieu et au prince. /... /. −c'est de Dieu que me viennent la loi et la justice, / ... / :respectons ce qu'a dit le législateur et le magistrat.

C'est Dieu qui fait prospérer le travail, qui élève etrenverse les fortunes : que sa volonté s'accomplisse ! /... /.C'est Dieu qui me châtie quand la misère me dévore, et queje souffre persécution pour la justice : recevons avec respectles fléaux dont sa miséricorde se sert pour nous purifier : /.../. Cette vie, que Dieu m'a donnée, n'est qu'une épreuve quime conduit au salut : fuyons le plaisir ; aimons, recherchonsla douleur ; faisons nos délices de la pénitence. La tristessequi vient de l' injustice est une grâce d'en haut ; heureuxceux qui pleurent !

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/... /. Il y a un siècle qu'un missionnaire, prêchant devantun auditoire composé de financiers et de grands seigneurs,faisait justice de cette odieuse morale. " qu'ai−je fait ?S'écriait−il avec larmes. J'ai contristé les pauvres, lesmeilleurs amis de mon dieu ! J'ai prêché les rigueurs de lapénitence devant des malheureux qui manquaient de pain !C'est ici, où mes regards ne tombent que sur des puissants etsur des riches, sur des oppresseurs de l'humanité souffrante,que je devais faire éclater la parole de Dieu dans toute laforce de son tonnerre !

... " reconnaissons toutefois que la théorie de la résignationa servi la société en empêchant la révolte. La religion,consacrant par le droit divin l'inviolabilité du pouvoir et duprivilége, a donné à l'humanité la force de continuer sa routeet d'épuiser ses contradictions. Sans ce bandeau jeté sur lesyeux du peuple, la société se fût mille fois dissoute. Il fallaitque quelqu'un souffrît pour qu'elle fût guérie ; et la religion,consolatrice des affligés, a décidé le pauvre à souffrir. C'estcette souffrance qui nous a conduits où nous sommes ; lacivilisation, qui doit au travailleur toutes ses merveilles, doitencore à son sacrifice volontaire son avenir et son existence./... /.

ô peuple de travailleurs ! Peuple déshérité, vexé, proscrit !

Peuple qu'on emprisonne, qu'on juge et qu'on tue ! Peuplebafoué, peuple flétri ! Ne sais−tu pas qu'il est un terme,

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même à la patience, même au dévouement ? Ne cesseras−tude prêter l' oreille à ces orateurs du mysticisme qui te disentde prier et d' attendre, prêchant le salut tantôt par la religion,tantôt par le pouvoir, et dont la parole véhémente et sonorete captive ? Ta destinée est une énigme que ni la forcephysique, ni le courage de l'âme, ni les illuminations del'enthousiasme, ni l' exaltation d'aucun sentiment, nepeuvent résoudre. Ceux qui te disent le contraire tetrompent, et tous leurs discours ne servent qu'à reculerl'heure de ta délivrance, prête à sonner.

Qu'est−ce que l'enthousiasme et le sentiment, qu'est−ce qu'une vaine poésie, aux prises avec la nécessité ? Pour vaincrela nécessité, il n'y a que la nécessité même, raison dernièrede la nature, pure essence de la matière et de l'esprit. Ainsila contradiction de la valeur, née de la nécessité du librearbitre, devait être vaincue par la proportionnalité de lavaleur, autre nécessité que produisent par leur union laliberté et l' intelligence. Mais, pour que cette victoire dutravail intelligent et libre produisît toutes ses conséquences,il était nécessaire que la société traversât une longuepéripétie de tourments. Il y avait donc nécessité que letravail, afin d' augmenter sa puissance, se divisât ; et, par lefai t de cette div is ion, nécessi té de dégradat ion etd'appauvrissement pour le travailleur. Il y avait nécessitéque cette division primordiale se reconstituât en instrumentset combinaisons savantes ; et nécessi té, par cet tereconstruction, que le travailleur subalternisé perdît, avec le

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salaire légitime, jusqu'à l' exercice de l'industrie qui lenourrissait. Il y avait nécessité que la concurrence vînt alorsémanciper la liberté prête à périr ; et nécessité que cettedélivrance aboutît à une vaste élimination des travailleurs. Ily avait nécessité que le producteur, ennobli par son art,comme autrefois le guerrier l' était par les armes, portât hautsa bannière, afin que la vaillance de l'homme fût honoréedans le travail comme à la guerre ; et nécessité que duprivilége naquît aussitôt le prolétariat. Il y avait nécessitéque la société prît alors sous sa protection le plébéienvaincu, mendiant et sans asile ; et cessité que cetteprotection se convertît en une nouvelle série de supplices.Nous rencontrerons sur notre route encore d'autresnécessités, qui toutes disparaîtront, comme les premières,sous des nécessités plus grandes, jusqu'à ce que vienne enfinl 'équat ion générale, la nécessi té suprême, le fa i ttriomphateur, qui doit établir le règne du travail à jamais.Mais cette solution ne peut sortir ni d'un coup de main, nid'une vaine transaction. Il est aussi impossible d'associer letravail et le capital, que de produire sans travail et sanscapital ; −aussi impossible de créer l' égalité par le pouvoir,que de supprimer le pouvoir et l'égalité , et de faire unesociété sans peuple et sans police. Il faut, je le répète, qu'uneforce majeure intervertisse les formules actuelles de lasociété ; que ce soit le travail du peuple, non sa bravoure nises suffrages, qui, par une combinaison savante, légale,immortelle, inéluctable, soumette au peuple le capital et luilivre le pouvoir.

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De la responsabilité de l'homme et de Dieu, sous la loi decontradiction, ou solution du problème de la providence. Lesanciens accusaient de la présence du mal dans le monde lanature humaine. La théologie chrétienne n'a fait que broder àsa façon sur ce thème ; et comme cette théologie résumetoute la période religieuse qui depuis l'origine de la sociétés'étend jusqu'à nous, on peut dire que le dogme de laprévarication originelle, ayant pour lui l'assentiment dugenre humain, acquiert par cela même le plus haut degré deprobabilité. Ainsi, d'après tous les témoignages de l'antiquesagesse, chaque peuple défendant comme excellentes sespropres institutions et les glorifiant, ce n'est point auxrel igions, ni aux gouvernements, ni aux coutumestraditionnelles accueillies par le respect des générations, qu'il faut faire remonter la cause du mal, mais bien à uneperversion primitive, à une sorte de malice congéniale de lavolonté de l'homme. Quant à savoir comment un être a pu sepervertir et se corrompre d'origine , les anciens se tiraient decette difficulté par des apologues : la pomme d'ève et laboîte de Pandore sont restées célèbres parmi leurs solutionssymboliques. Non−seulement donc l'antiquité avait posédans ses mythes la question de l'origine du mal ; elle l'avaitrésolue par un autre mythe, en affirmant sans hésiter lacriminalité ab ovo de notre espèce. Les philosophesmodernes ont élevé contrairement au dogme chrétien undogme non moins obscur, celui de la dépravation de lasociété. l'homme est né bon, s'écrie Rousseau dans son stylepéremptoire ; mais la société, c'est−à−dire les formes et les

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institutions de la société, le dépravent . C'est en ces termesque s'est formulé le paradoxe, ou, pour mieux dire, laprotestation du philosophe de Genève. Or, il est évident quecette idée n'est que le renversement de l'hypothèse antique.

Les anciens accusaient l'homme individuel ; Rousseauaccuse l' homme collectif : au fond, c'est toujours la mêmeproposition, une proposition absurde. Toutefois, malgrél'identité fondamentale du principe, la formule de Rousseau,précisément parce qu'elle était une opposition, était unprogrès : aussi fut −elle accueillie avec enthousiasme, etdevint−elle le signal d' une réaction pleine d'antilogies etd'inconséquences. Chose singulière ! C'est à l'anathèmefulminé par l'auteur d' émile contre la société que remonte lesocialisme moderne.

Depuis soixante−dix ou quatre−vingts ans, le principe dela perversion sociale a été exploité et popularisé par diverssectaires, qui, tout en copiant Rousseau, repoussent detoutes leurs forces la philosophie anti−sociale de cetécrivain, sans s' apercevoir que par cela seul qu'ils aspirent àréformer la société, ils sont aussi insociaux ou insociablesque l u i . C 'es t un cu r i eux spec tac le de vo i r cespseudo−novateurs, condamnant à la suite de Jean−Jacquesmonarchie, démocratie, propriété, communauté, tien etmien, monopole, salariat, police, impôt, luxe , commerce,argent, en un mot tout ce qui fait la société, et sans quoi lasociété ne peut se concevoir ; puis, accusant de misanthropie

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et de paralogisme ce même Jean−Jacques, parce qu' aprèsavoir aperçu le néant de toutes les utopies, en même tempsqu'il signalait l'antagonisme de la civilisation, il avaitr igoureusement conc lu cont re la soc ié té, tout enreconnaissant que hors de la société il n'y avait pointd'humanité. Je conseille de relire l'émile et le contrat socialà ceux qui, sur la foi des calomniateurs et des plagiaires, s'imaginent que Rousseau n'avait embrassé sa thèse que parun vain désir de singularité. Cet admirable dialecticienavait été conduit à nier la société au point de vue de lajustice, bien qu' il fût forcé de l'admettre comme nécessaire ;de la même manière que nous, qui croyons à un progrèsindéfini, nous ne cessons de nier, comme normale etdéfinitive, la condition actuelle de la société. Seulement,tandis que Rousseau, par une combinaison politique et unsystème d' éducation à lui, s'efforçait de rapprocherl'homme de ce qu'il appelait la nature , et qui était pour luil'idéal de la société ; instruits à une école plus profonde,nous disons que la tâche de la société est de résoudre sanscesse ses antinomies, chose dont Rousseau ne pouvait avoirl'idée. Ainsi, à part le système maintenant abandonné ducontrat social , et pour ce qui touche seulement à la critique,le socialisme, quoi qu'il dise, est encore dans la mêmeposition que Rousseau, forcé de réformer sans cesse lasociété, c'est−à−dire de la nier perpétuellement. Rousseau,en un mot, n'a fait que déclarer d' une manière sommaire etdéfinitive ce que les socialistes redisent en détail et à chaquemoment du progrès, savoir, que l' ordre social est imparfait,

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et que quelque chose y manque toujours. L'erreur deRousseau n'est pas, ne peut pas être dans cette négation de lasociété : elle consiste, comme nous allons le faire voir, en cequ'il ne sut point suivre son argumentation jusqu'à la fin, etnier tout à la fois la société, l'homme et Dieu. Quoi qu'il ensoit, la théorie de l' innocence de l'homme, corrélative àcelle de la dépravation de la société, a fini par prévaloir.L'immense majorité du socialisme, Saint−Simon, Owen,Fourier, et leurs disciples ; les communistes, les démocrates,les progressistes de toute espèce, ont solennellement répudiéle mythe chrétien de la chute pour y substituer le systèmed'une aberration de la société. Et comme la plupart de cessectaires, malgré leur impiété flagrante, étaient encore tropreligieux, trop dévots pour achever l'oeuvre de Jean−Jacqueset faire remonter jusqu'à Dieu la responsabilité du mal, ilsont trouvé moyen de déduire de l' hypothèse de Dieu ledogme de la bonté native de l'homme, et ils se sont mis àfulminer de plus belle contre la société. Les conséquencesthéoriques et pratiques de cette réaction furent que , le mal,c'est−à−dire l'effet de la lutte intérieure et extérieure, étantchose de soi anormale et transitoire, les institutionspénitencières et répressives sont également transitoires ;qu'en l'homme il n'y a pas de vice natif, mais que le milieuoù il vit a dépravé ses inclinations ; que la civilisation s'esttrompée sur ses propres tendances ; que la contrainte estimmorale, que nos passions sont saintes ; que la jouissanceest sainte, et doit être recherchée comme la vertu même,parce que Dieu qui nous la fait désirer est saint . Et, les

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femmes venant en aide à la faconde des philosophes, undéluge de protestations anti−restrictives est tombé, Quasi DeVulvâ Erumpens, pour me servir d'une comparaison de lasainte écriture, sur le public ébahi. Les écrits de cette écolese reconnaissent à leur style évangélique, à leur théismehypocondre , surtout à leur dialectique en rébus. « onaccuse, dit M Louis Blanc, de presque tous nos maux lanature humaine... etc. » le nom de Dieu revient quarantefois, et toujours pour ne rien dire , dans l'organisation dutravail de M Blanc, que je cite de préférence, parce qu'à mesyeux il représente mieux qu'un autre l'opinion démocratiqueavancée, et que j'aime à lui faire honneur en le réfutant.Ainsi , tandis que le social isme, aidé de l 'extrêmedémocratie, divinise l'homme en niant le dogme de la chute,et par conséquent détrône Dieu, désormais inutile à laperfection de sa créature ; ce même socialisme, par lâchetéd' esprit, retombe dans l'affirmation de la providence, et celaau moment même où il nie l'autorité providentielle del'histoire.

Et comme rien parmi les hommes n'a autant de chance desuccès que la contradiction, l'idée d'une religion de plaisir,renouvelée d'épicure pendant une éclipse de la raisonpublique, a été prise pour l'inspiration du génie national ;c'est par là qu'on distingue les nouveaux théistes descatholiques, contre lesquels les premiers n'ont tant criédepuis deux ans que par rivalité de fanatisme. C'est la modeaujourd'hui de parler à tout propos de Dieu, et de déclamer

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contre le pape ; d'invoquer la providence, et de bafouerl'église. grâce à Dieu, nous ne sommes point athées, disaitun jour la réforme ; d'autant plus, pouvait−elle ajouter parsurcroît d' inconséquence, que nous ne sommes paschrétiens. Tout ce qui tient une plume s'est donné le motpour embéguiner le peuple ; et le premier article de la foinouvelle est que Dieu infiniment bon a créé l'homme boncomme lui ; ce qui n'empêche pas l'homme, sous le regardde Dieu, de se rendre méchant dans une société détestable.Cependant il est sensible, malgré ces semblants, disonsmême ces velléités de religion, que la querelle engagéeentre le socialisme et la tradition chrétienne, entre l'hommeet la société, doit finir par une négation de la divinité. Laraison sociale ne se distingue pas pour nous de la raisonabsolue, qui n'est autre que Dieu même, et nier la sociétédans ses phases antérieures, c'est nier la providence, c'estnier Dieu. Ainsi donc nous sommes placés entre deuxnégations, deux affirmations contradictoires : l'une qui, parla voix de l'antiquité tout entière, mettant hors de cause lasociété et Dieu qu'elle représente, rapporte à l'homme seulle principe du mal ; l' autre qui, protestant au nom del'homme libre, intelligent et progressif, rejette sur l'infirmitésociale, et, par une conséquence nécessaire, sur le géniecréateur et inspirateur de la société, toutes les perturbationsde l'univers. Or, comme les anomalies de l'ordre social etl'oppression des libertés individuelles proviennent surtoutdu jeu des contradictions économiques, nous avons àrechercher, à vue des données que nous avons mises en

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lumière : I si la fatalité, dont le cercle nous environne, estpour notre liberté tellement impérieuse et nécessitante, queles infractions à la loi, commises sous l' empire desantinomies, cessent de nous être imputables ? Et, en cas denégative, d'où provient cette culpabilité particulière àl'homme. 2 si l'être hypothétique, tout bon, tout puissant,tout sage, à qui la foi attribue la haute direction desagitations humaines, n'a pas manqué lui−même à la sociétéau moment du péril ? Et, en cas d'affirmative, expliquercette insuffisance de la divinité. En deux mots, nous allonsexaminer si l'homme est dieu, si Dieu lui−même est dieu, ousi, pour atteindre à la plénitude de l'intelligence et de laliberté, nous devons rechercher un sujet supérieur.I−culpabilité de l'homme. −exposition du mythe de la chute.Tant que l'homme vit sous la loi d'égoïsme, il s'accuselui−même, dès qu'il s'élève à la conception d'une loi sociale,il accuse la société. Dans l'un et l'autre cas, c'est toujoursl'humanité qui accuse l'humanité ; et ce qui résulte jusqu'àprésent de plus clair de cette double accusation, c'est lafaculté étrange, que nous n'avons point encore signalée, etque la religion attribue à Dieu comme à l'homme, durepentir. De quoi donc l'humanité se repent−elle ? De quoiDieu, qui se repent aussi de nous, nous veut−il punir ? /... /.Si je démontre que les délits dont l'humanité s'accuse nesont point la conséquence de ses embarras économiques,bien que ceux−ci résultent de la constitution de ses idées ;que l 'homme accomplit le mal gratuitement et sanscontrainte, de même qu'il s'honore par des actes d'héroïsme

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que n'exige pas la justice : il s'ensuivra que l'homme, autribunal de sa conscience, peut bien faire valoir certainescirconstances atténuantes, mais qu' il ne peut jamais êtreentièrement déchargé de son délit ; que la lutte est dans soncoeur comme dans sa raison ; que tantôt il est digne d'élogeet tantôt digne de blâme, ce qui est toujours un aveu de sacondition inharmonique ; enfin, que l'essence de son âme estun compromis perpétuel entre des attractions opposées, samorale un système à bascule, en un mot, et ce mot dit tout,un éclectisme. Ma preuve sera bientôt faite. Il existe une loi,a n t é r i e u r e à n o t r e l i b e r t é , p r o m u l g u é e d è s l ecommencement du monde, complétée par Jésus−Christ,prêchée, attestée par les apôtres, les martyrs, lesconfesseurs et les vierges, gravée dans les entrailles del'homme, et supérieure à toute la métaphysique : c'estl'amour. aime ton prochain comme toi−même, nous ditJésus−Christ après Moïse. Tout est là. Aime ton prochaincomme toi−même, et la société sera parfaite ; aime tonprochain comme toi−même, et toutes les distinctions deprince et de berger , de riche et de pauvre, de savant etd'ignorant, disparaissent, toutes les contrariétés des intérêtshumains s'évanouissent.

Aime ton prochain comme toi−même, et le bonheur avecle travail, sans nul souci de l'avenir, rempliront tes jours.Pour accomplir cette loi et se rendre heureux, l'homme n'abesoin que de suivre la pente de son coeur et d'écouter lavoix de ses sympathies : il résiste ! Il fait plus : non content

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de se préférer au prochain, il travaille constamment àdétruire le prochain : après avoir trahi l'amour par l'égoïsme,il le renverse par l'injustice. L'homme, dis−je, infidèle à laloi de charité, s'est fait à lui−même, et sans nécessitéaucune, des contradictions de la société autant de moyens denuire ; par son égoïsme, la civilisation est devenue uneguerre de surprises et de guet−apens ; il ment, il vole, ilassassine, hors le cas de force majeure, sans provocation,sans excuse. En un mot, il accomplit le mal avec tous lescaractères d'une nature délibérément malfaisante, et d'autantplus scélérate qu'elle sait, quand elle veut, accomplir le biengratuitement aussi et se dévouer : ce qui a fait dire d'elle,avec autant de raison que de profondeur : ... etc. Afin de nepas trop m'étendre, et surtout pour ne rien préjuger sur desquestions que je devrai reprendre, je me renferme dans lalimite des faits économiques précédemment analysés. Que ladivision du travail soit de sa nature, jusqu'au jour d'uneorganisation synthétique, une cause irrésistible d'inégalitéphysique, morale et intellectuelle parmi les hommes, lasociété ni la conscience n'y peuvent rien.

C'est là un fait de nécessité, dont le riche est aussiinnocent que l'ouvrier parcellaire, voué par état à toutes lessortes d' indigences. Mais d'où vient que cette inégalitéfatale s'est changée en titre de noblesse pour les uns,d'abjection pour les autres ? D'où vient, si l'homme est bon,qu'il n'a pas su aplanir, par sa bonté, cet obstacle toutmétaphysique, et qu'au lieu de resserrer entre les hommes le

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lien fraternel, l' impitoyable nécessité le rompt ? Ici l'hommene peut s'excuser sur son impéritie économique, sur sonimprévoyance législative : il lui suffisait d'avoir du coeur.Pourquoi, tandis que les martyrs de la division du travaileussent dû être secourus, honorés par les riches, ont−ils étérejetés comme impurs ? Comment n'a−t−on jamais vu lesmaîtres relayer quelquefois les esclaves ; les princes, lesmagistrats et les prêtres faire des tours de rechange avec lesindustrieux ; les nobles remplacer les manants à la glèbe ?D'où est venu aux puissants cet orgueil brutal ? Etremarquez qu'une telle conduite de leur part eût éténon−seulement charitable et fraternelle ; c'était de la justicela plus rigoureuse. En vertu du principe de force collective,les travailleurs sont les égaux et les associés de leurs chefs ;en sorte que dans le système du monopole même, lacommunau té d ' ac t i on ramenan t l ' équ i l i b re quel'individualisme parcellaire a troublé, la justice et la charitése confondent. Comment donc, avec l'hypothèse de la bontéessentielle de l'homme, expliquer la tentative monstrueusede changer l'autorité des uns en noblesse, et l'obéissance desautres en roture ? Le travail, entre le serf et l'homme libre,de même que la couleur entre le noir et le blanc, a toujourstracé une ligne infranchissable : et nous−mêmes, si glorieuxde notre philanthropie, nous pensons au fond de l'âmecomme nos prédécesseurs. La sympathie que nouséprouvons pour le prolétaire est comme celle que nousinspirent les animaux : délicatesse d' organes, effroi de lamisère, orgueil d'éloigner de nous tout ce qui souffre, voilà

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par quels détours d'égoïsme se produit notre charité. Carenfin, je ne veux que ce fait pour nous confondre, n'est−ilpas vrai que la bienfaisance spontanée, si pure dans sanotion primitive / Eleemosyna, sympathie, tendresse /,l'aumône enfin, est devenue pour le malheureux un signe dedéchéance, une flétrissure publique ? Et des socialistes,corrigeant le christianisme, osent nous parler d'amour ! Lapensée chrétienne, la conscience de l'humanité, avaitrencontré juste, lorsqu'elle provoquait tant d'institutions pourle soulagement de l' infortune. Pour saisir le précepteévangélique dans sa profondeur et rendre la charité légaleaussi honorable à ceux qui en auraient été les objets qu'àceux mêmes qui l'eussent exercée, il fallait, quoi ? Moinsd'orguei l , moins de convoi t ise, moins d 'égoïsme.Pourrait−on me dire, si l'homme est bon, comment le droit àl'aumône est devenu le premier anneau de la longue chaînedes contraventions, des délits et des crimes ? Osera−t−onencore accuser des méfaits de l'homme l'antagonisme del'économie sociale, alors que cet antagonisme lui offrait unesi belle occasion de manifester la charité de son coeur, je ned i s p a s p a r l e d é v o u e m e n t , m a i s p a r l e s i m p l eaccomplissement de la justice ? Je sais, et cette objection estla seule qui puisse m'être faite, que la charité souffre honteet déshonneur, parce que l'individu qui la réclame est tropsouvent, hélas ! Suspect d'inconduite, et que rarement ladignité des moeurs et du travail le recommande. Et lastatistique de prouver par ses chiffres qu'il est dix fois plusde pauvres par lâcheté et incurie, que par accident ou

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mauvaise chance. Je n'ai garde de récuser cette observation,dont trop de faits démontrent la vérité, et qui d'ailleurs areçu la sanction du peuple. Le peuple est le premier àaccuser les pauvres de fainéantise ; et rien de plus ordinaireque de rencontrer dans les classes inférieures des hommesqui se vantent, comme d'un titre de noblesse, de n'êtrejamais allés à l'hôpital, et dans leur plus grande détresse den'avoir reçu aucun secours de la charité publique. Ainsi, demême que l'opulence avoue ses rapines, la misère confesseson indignité. L'homme est tyran ou esclave par la volonté,avant de l'être par la fortune ; le coeur du prolétaire estcomme celui du riche, un égout de sensualité bouillonnante,un foyer de crapule et d'imposture. à cette révélationinattendue, je demande comment, si l'homme est bon etcharitable, il arrive que le riche calomnie la charité, tandisque le pauvre la souille ? −c'est perversion du jugement chezle riche, disent les uns ; c'est dégradation des facultés chez lepauvre disent les autres. −mais d'où vient que le jugement seperverti t d'un côté, et de l 'autre que les facultés sedégradent ? D'où vient qu'une vraie et cordiale fraternité n'apas arrêté de part et d'autre les effets de l'orgueil et dutravail ? Qu'on me réponde par des raisons, et non par desphrases. Le travail, en inventant des procédés et desmachines qui multiplient à l'infini sa puissance, puis enstimulant par la rivalité le génie industriel, et assurant sesconquêtes au moyen des profits du capital et des privilégesde l'exploitation , a rendu plus profonde et plus inévitable laconstitution hiérarchique de la société : encore une fois il ne

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faut accuser de cela personne. Mais j'en atteste de nouveaula sainte loi de l'évangile, il dépendait de nous de tirer decette subordination de l'homme à l'homme, ou, pour mieuxdire, du travailleur au travailleur, des conséquences toutautres. Les traditions de la vie féodale et de celle despatriarches avaient donné l'exemple aux industriels. Ladivision du travail et les autres accidents de la productionn'étaient que des appels à la grande vie de famille, desindices du système préparatoire suivant lequel devait setraduire et se développer la fraternité.

Les maîtrises, corporations et droits d'aînesse, furentconçus dans cette idée ; beaucoup de communistes même nerépugnent point à cette forme d'association : est−ilsurprenant que l'idéal en soit si vivace parmi ceux qui,vaincus mais non convertis, se portent encore aujourd'huicomme ses représentants ? Qui donc empêchait la charité,l'union, le dévouement, de se maintenir dans la hiérarchie,alors que la hiérarchie n'eût été qu'une condition du travail ?Il suffisait que les hommes à machines, preux chevalierscombattant à armes égales, ne fissent mystère ou réserve deleurs secrets ; que les barons ne se missent en campagne quepour le meilleur marché des produits, non pour leuraccaparement ; et que les vassaux, assurés que la guerre n'aurait pour résultat que d'augmenter leur richesse, semontrassent toujours entreprenants, laborieux et fidèles. Lechef d'atelier n'était plus alors qu'un capitaine faisantmanoeuvrer ses hommes d'armes dans leur intérêt autant que

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dans le sien, et les entretenant, non de ses deniers, mais deleurs propres services. Au lieu de ces relations fraternelles,nous avons eu l'orgueil, la jalousie et le parjure ; le maîtreexploitant, comme le fabuleux vampire, le salarié avili, et lesalarié conspirant contre le maître ; l'oisif dévorant lasubstance du travailleur, et le serf, accroupi dans l'ordure, n'ayant plus d'énergie que pour la haine. « appelés à fournirdans l'oeuvre de la production, ceux−ci les instruments dutravail, ceux−là le travail : les capitalistes et les travailleurssont en lutte aujourd'hui, pourquoi ? Parce que l'arbitrairepréside à tous leurs rapports ; parce que le capitalistespécule sur le besoin qu'éprouve le travailleur de se procurerdes instruments, tandis que le travailleur, de son côté,cherche à tirer parti du besoin qu'éprouve le capitaliste defaire fructifier son capital . » / L Blanc, organisation dutravail . / et pourquoi cet arbitraire dans les rapports ducapitaliste et du travailleur ? Pourquoi cette hostilitéd'intérêts ? Pourquoi cet acharnement réciproque ? Au lieud'expliquer éternellement le fait par le fait même, allez aufond, et vous trouverez partout, pour premier mobile, uneardeur de jouissance que ni loi, ni justice, ni charité neretiennent ; vous verrez l'égoïsme escomptant sans cessel'avenir, et sacrifiant à ses monstrueux caprices travail,capital, la vie et la sécurité de tous. Les théologiens ontnommé concupiscence ou appéti t concupiscible laconvoitise passionnée des choses sensuelles, effet, selon eux,du péché d'origine. Je m'inquiète peu, quant à présent, desavoir ce qu'est le péché originel ; j'observe seulement que l'

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appétit concupiscible des théologiens n'est autre que cebesoin de luxe , signalé par l'académie des sciencesmorales, comme le mobile dominant de notre époque. Or, lathéorie de la proportionnalité des valeurs démontre que leluxe a pour mesure naturelle la production ; que touteconsommation anticipée se recouvre par une privationultérieure équivalente, et que l' exagération du luxe dansune société a pour corrélatif obligé un surcroît de misère.Maintenant, que l 'homme sacrifie à des jouissancesluxueuses et anticipées son bien−être personnel, peut −êtrene l'accuserai−je que d'imprudence ; mais quand il prend lebien−être de son prochain, bien−être qui devait lui resterinviolable, et pour motif de charité et pour cause de justice,je dis qu'alors l'homme est méchant, méchant sans excuse.lorsque Dieu, selon Bossuet, forma les entrailles de l'homme, il y mit premièrement la bonté . Ainsi, l'amour estnotre première loi : les prescripts de la raison pure, demême que les instigations de la sensibilité, ne viennent qu'endeuxième et troisième ordre. Telle est la hiérarchie de nosfacultés : un principe d'amour formant le fond de notreconscience, et servi par une intelligence et des organes.Donc, de deux choses l'une : ou l'homme qui viole la charitépour obéir à sa cupidité est coupable ; ou bien, si cettepsychologie est fausse, et qu'en l'homme le besoin de luxedoive marcher l' égal de la charité et de la raison, l'hommeest un animal désordonné, foncièrement méchant, et le plusexécrable des êtres.

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Ainsi, les contradictions organiques de la société nepeuvent couvrir la responsabilité de l'homme ; vues enelles−mêmes, ces contradictions ne sont d'ailleurs que lathéorie du régime hiérarchique, forme première, parconséquent forme irréprochable de la société.

Par l'antinomie de leur développement, le travail et lecapital étaient sans cesse ramenés à l'égalité en même tempsqu'à la subordination, à la solidarité aussi bien qu'à ladépendance : l'un était l'agent, l'autre le provocateur et legardien de la richesse commune. Cette indication avait étéconfusément aperçue par les théoriciens du système féodal ;le christianisme s'était rencontré à point pour cimenter lepacte ; et c'est encore le sentiment de cette organisationméconnue et faussée, mais de soi innocente et légitime, quicause parmi nous les regrets et soutient l'espérance d'unparti. Comme ce système était dans les prévisions du destin,on ne peut dire qu'il fût mauvais en soi, de même que l'on nepeut appeler mauvais l'état embryonnaire, parce que dans ledéveloppement physiologique il précède l'âge adulte.J'insiste donc sur mon accusation : sous le régime aboli parLuther et la révolution française, l'homme, autant que lecomportait le progrès de son industrie, pouvait êtreheureux : il ne l'a pas voulu ; au contraire, il s'en estdéfendu. Le travail a été réputé à déshonneur ; le clerc et lenoble se sont faits les dévorateurs du pauvre ; pour contenterleurs passions animales, ils ont éteint dans leur coeur lacharité ; ils ont ruiné, opprimé, assassné le travailleur. Et c'

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est encore ainsi que nous voyons le capital faire la chasse auprolétariat. Au lieu de tempérer par l'association et lamutua l i t é l a tendance subvers i ve des p r inc ipeséconomiques, le capitaliste l'exagère sans nécessité et àmauvaise intention ; il abuse des sens et de la conscience del'ouvrier ; il en fait le valet de ses intrigues, le pourvoyeur deses débauches, le complice de ses rapines ; il le rend en toutpareil à lui−même, et c'est alors qu'il peut défier la justicedes révolutions de l 'atteindre. Chose monstrueuse !L'homme qui vit dans la misère , dont l'âme par conséquentsemble plus voisine de la charité et de l'honneur, cet hommepartage la corruption de son maître ; comme lui, il donnetout à l'orgueil et à la luxure, et si parfois il se récrie contrel'inégalité dont il souffre, c'est moins encore par zèle dejustice que par rivalité de concupiscence. Le plus grandobstacle que l'égalité ait à vaincre n'est point dans l'orgueilaristocratique du riche, il est dans l'égoïsme indisciplinabledu pauvre. Et vous comptez sur sa bonté native pourréformer tout à la fois et la spontanéité et la préméditationde sa malice ! « comme l' éducation fausse et anti−socialedonnée à la génération actuelle, dit Louis Blanc, ne permetpas de chercher ailleurs que dans un surcroît de rétributionun motif d'émulation et d'encouragement , la différence dessalaires serait graduée sur la hiérarchie des fonctions, uneéducation toute nouvelle devant changer sur ce point lesidées et les moeurs. » laissons pour ce qu'elles valent lahiérarchie des fonctions et l'inégalité des salaires : neconsidérons ici que le motif donné par l'auteur. N'est−il pas

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étrange de voir M Blanc affirmer la bonté de notre nature, ets'adresser en même temps au plus ignoble de nos penchants,à l'avarice ? Il faut, en vérité, que le mal vous semble bienprofond, pour que vous jugiez nécessaire de commencer larestauration de la charité par une infraction à la charité.

Jésus−Christ rompait en visière à l 'orgueil et à laconvoitise : apparemment que les libertins qu'il catéchisaitétaient de saints personnages, à côté des ouailles empestéesdu socialisme.

Mais dites−nous donc enfin comment nos idées ont étéfaussées, comment notre éducation est anti−sociale,puisqu'il est démontré maintenant que la société a suivi laroute tracée par le destin, et qu'on ne peut plus la chargerdes crimes de l'homme ?

Vraiment la logique du socialisme est merveilleuse.L'homme est bon, disent−ils ; mais il faut le désintéresser dumal pour qu'il s'en abstienne. L'homme est bon ; mais il fautl' intéresser au bien, pour qu'il le pratique. Car si l'intérêt deses passions le porte à mal, il fera le mal ; et si ce mêmeintérêt le laisse indifférent au bien, il ne fera pas le bien. Etla société n'aura pas droit de lui reprocher d'avoir écoutéses passions, parce que c'était à la société de le conduirepar ses passions. Quelle riche et précieuse nature queNéron, qui tua sa mère parce que cette femme l'ennuyait, etqui fit brûler Rome pour avoir une représentation du sac de

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Troie ! Quelle âme d' artiste que cet Héliogabale, quiorganisa la prostitution ! Quel caractère puissant queTibère ! Mais quelle abominable société que celle quipervertit ces âmes divines, et qui pourtant produisit Taciteet Marc−Aurèle ! Voilà donc ce qu'on appelle innocuité del'homme, sainteté de ses passions ! Une vieille Sapho,délaissée par ses amants, rentre dans la norme conjugale ;désintéressée de l'amour, elle revient à l'hyménée, et elle estsainte ! Quel dommage que ce mot de sainte n'ait pas enfrançais le double sens qu'il possède en langue hébraïque !Tout le monde serait d'accord sur la sainteté de Sapho. Jelis dans un compte rendu des chemins de fer de Belgiqueque, l'administration belge ayant alloué à ses mécaniciensune prime de 35 centimes par hectolitre de coke qui seraitéconomisé sur une consommat ion moyenne de 95kilogrammes par lieue parcourue, cette prime avait porté detels fruits, que la consommation était descendue de 95kilogrammes à 48. Ce fait résume toute la philosophiesocialiste : former peu à peu l ' ouvrier à la justice,l'encourager au travail, l'élever jusqu' à la sublimité dudévouement, par l 'exhaussement du salaire, par lacoparticipation, par les distinctions et les récompenses.

Certes, je n'entends point blâmer cette méthode vieillecomme le monde : de que lque manière que vousapprivoisiez et rendiez utiles les serpents et les tigres, j'yapplaudis. Mais ne dites pas que vos bêtes sont descolombes ; car, pour toute réponse, je vous ferais voir leurs

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ongles et leurs dents. Avant que les mécaniciens belgesfussent intéressés à l'économie du combustible, ils enbrûlaient moitié plus. Donc il y avait de leur part incurie,négligence, prodigalité, gaspillage, peut−être vol, bien qu'ilsfussent liés envers l'administration par un contrat qui lesobligeait à pratiquer toutes les vertus contraires. − il est bon,dites−vous, d'intéresser l' ouvrier . −je dis de plus que celaest juste. Mais je soutiens que cet intérêt , plus puissant surl'homme que l'obligation consentie, plus puissant en un motque le devoir, accuse l'homme . Le socialisme rétrogradedans la morale, et il fait fi du christianisme. Il ne comprendplus la charité, et ce serait lui, à l'en croire, qui auraitinventé la charité. Voyez pourtant, observent les socialistes,quels heureux fruits a déjà portés le perfectionnement denotre ordre social ! Sans contredit la génération présentevaut mieux que celles qui l'ont précédée : avons−nous tortd'en conclure qu'une société parfaite produira des citoyensparfaits ? −dites plutôt, répliquent les conservateurspartisans du dogme de la chute, que, la religion ayant épuréles coeurs, il n'est pas étonnant que les institutions s'ensoient ressenties. Laissez maintenant la religion achever sonoeuvre, et soyez sans inquiétude sur la société.

Ainsi parlent et se rétorquent dans une divagation sans finles théoriciens des deux opinions. Ils ne comprennent pas,les uns ni les autres, que l'humanité, pour me servir d'uneexpression de la bible, est une et constante dans sesgénérations, c'est−àdire que tout en elle, à chaque époque de

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son développement, chez l'individu comme dans la masse,procède du même principe, qui est, non pas l'être , mais ledevenir . Ils ne voient pas, d'un côté, que le progrès dans lamorale est une conquête incessante de l'esprit sur l'animalité,de même que le progrès dans la richesse est le fruit de laguerre que le travail fait à la parcimonie de la nature ; parconséquent, que l'idée d'une bonté native perdue par lasociété est aussi absurde que l'idée d'une richesse nativeperdue par le travail, et qu'une transaction avec les passionsdoit être prise dans le même sens qu'une transaction avec lerepos. D'autre part, ils ne veulent point entendre que s'il y aprogrès dans l'humanité, soit par le fait de la religion, soitpar toute autre cause, l 'hypothèse d'une corruptionconstitutionnelle est un non−sens, une contradiction. Maisj'anticipe sur les conclusions que je devrai prendre :o c c u p o n s − n o u s s e u l e m e n t d e c o n s t a t e r q u e l eperfectionnement moral de l 'humanité, à l ' instar dubien−être matériel, se réalise par une suite d'oscillationsentre le vice et la vertu, le mérite et le démérite . Oui, il y aprogrès de l'humanité dans la justice, mais ce progrès denotre liberté, dû tout entier au progrès de notre intelligence,ne prouve assurément rien pour la bonté de notre nature ; etloin qu'il nous autorise à glorifier nos passions, il en détruitauthentiquement la prépondérance. Notre malice change,avec le temps, de mode et de style : les seigneurs du moyenâge détroussaient le voyageur sur la grande route, puis luioffraient l 'hospitalité dans leur castel ; la féodalitémercantile, moins brutale, exploite le prolétaire, et lui bâtit

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des hôpitaux : qui oserait dire lequel des deux a mérité lapa lme de la ver tu ? De toutes les cont rad ic t ionséconomiques, la valeur est celle qui, dominant les autres etles résumant, tient en quelque sorte le sceptre de la société,j'ai presque dit du monde moral. Aussi longtemps que lavaleur, oscillant entre ses deux pôles, valeur d'utilité etvaleur en échange, n'est point arrivée à sa constitution, letien et le mien demeurent arbitrairement f ixés ; lesconditions de fortune sont l'effet du hasard ; la propriétérepose sur un titre précaire, tout dans l'économie sociale estprovisoire. Quelle conséquence devaient tirer de cetteincertitude de la valeur des êtres sociables, intelligents etlibres ? C'était de faire des règlements amiables, protecteursdu travail, garants de l' échange et du bon marché. Quelleheureuse occasion pour tous, de suppléer par la loyauté, ledésintéressement, la tendresse de coeur, à l'ignorance deslois objectives du juste et de l' injuste ! Au lieu de cela, lecommerce est devenu partout, d'un effort spontané et d'unconsentement unanime, une opération aléatoire, un contrat àla grosse, une loterie, souvent une spéculation de surprise etde dol. Qu'est−ce qui oblige le détenteur des subsistances, legarde−magasin de la société, à simuler une disette, à sonnerl'alarme et provoquer la hausse ?

L'imprévoyance publique livre le consommateur à samerci ; quelque changement de température lui fournit unprétexte ; la perspective assurée du gain achève de lecorrompre, et la peur, habilement répandue, jette la

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population dans ses filets. Certes, le mobile qui fait agirl'escroc, le voleur, l'assassin, ces natures faussées, dit−on,par l'ordre social, est le même qui anime l'accapareur horsdu besoin. Comment donc cette passion du gain, livrée àelle−même, tourne−t−elle au préjudice de la société ?Comment une loi préventive, répressive et coercitive, a−t−elle dû sans cesse imposer une limite à la liberté ? Car c'est là le fait accusateur, et qu'il est impossible de nier :partout la loi est sortie de l'abus ; partout le législateur s' estvu forcé de mettre l'homme dans l'impuissance de nuire, cequi est synonyme de museler un lion, d'infibuler un verrat.Et le socialisme, toujours en imitation du passé, ne prétendpas lui −même autre chose : qu'est−ce, en effet, quel'organisation qu' il réclame, sinon une garantie plus forte dela justice, une limitation plus complète de la liberté ? Le traitcaractéristique du commerçant est de se faire de toute chosesoit un objet, soit un instrument de trafic. Désassocié d'avecses semblables, insolidaire envers tous, il est pour et contretous les faits, toutes les opinions, tous les partis. Unedécouverte, une science , est à ses yeux une machine deguerre contre laquelle il se gare , et qu'il voudrait anéantir, àmoins qu'il ne puisse s'en servir lui−même pour tuer sesconcurrents. Un artiste, un savant, c'est un artilleur qui saitmanoeuvrer la pièce, et qu'il s' efforce de corrompre, s'il nepeut l'acquérir. Le commerçant est convaincu que la logiqueest l'art de prouver à volonté le vrai et le faux ; c' est lui quia inventé la vénalité politique, le trafic des consciences, laprostitution des talents, la corruption de la presse. Il sait

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trouver des arguments et des avocats pour tous lesmensonges, toutes les iniquités. Lui seul ne s'est jamais faitillusion sur la valeur des partis politiques : il les juge touségalement exploitables, c'est−à−dire également absurdes.

Sans respect pour ses opinions avouées, qu'il quitte etreprend tour à tour ; poursuivant aigrement chez les autresles infidélités dont il se rend coupable, il ment dans sesréclamations, il ment dans ses renseignements, il ment dansses inventaires ; il exagère, il atténue, il surfait ; il se regardecomme le centre du monde, et tout, hors de lui, n'a qu'uneexistence, une valeur, une vérité relatives. Subtil et retorsdans ses transactions, il stipule, il réserve, tremblanttoujours de dire trop et de ne pas dire assez ; abusant desmots avec les simples, général isant pour ne pas secompromettre, spécifiant afin de ne rien accorder, il tournetrois fois sur lui−même, et pense sept fois sous son mentonavant de dire son dernier mot.

Enfin a−t−il conclu ? Il se relit, i l s' interprète, secommente ; il se donne la torture pour trouver dans chaqueparticule de son acte un sens profond, et dans les phrases lesplus claires l' opposé de ce qu'elles disent. Quel art infini,que d'hypocrisie dans ses rapports avec le manouvrier !Depuis le simple ménager jusqu'au gros entrepreneur,comme ils s'entendent à exploiter sa brasse ! Comme ilssavent faire disputer le travail, afin de l'obtenir à vil prix !D'abord, c'est une espérance pour laquelle le maître reçoit

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une course ; puis c'est une promesse qu'il escompte par unecorvée ; puis une mise à l'essai, un sacrifice, car il n'a besoinde personne, que le malheureux devra reconnaître en secontentant du plus vil salaire ; ce sont des exigences et dessurcharges sans fin, récompensées par les règlements decompte les plus spoliateurs et les plus faux. Et il faut quel'ouvrier se taise et s'incline, qu'il serre le poing sous sablouse : car le patron tient la besogne, et trop heureux quipeut obtenir la faveur de ses escroqueries. Et cette odieusepressuration, si spontanée, si naïve, si dégagée de touteimpulsion supérieure, parce que la société n'a pas encoretrouvé moyen de l'empêcher, de la réprimer, de la punir, onl'attribue à la contrainte sociale ! Quelle déraison ! Lecommissionnaire est le type, l' expression la plus haute dumonopole, le résumé du commerce, ce qui veut dire de lacivilisation. Toute fonction dépend de la sienne, y participeou s'y assimile : car, comme au point de vue de ladistribution des richesses, les rapports des hommes entreeux se réduisent tous à des échanges, c'est−à−dire à destransports de valeurs, on peut dire que la civilisation s'estpersonnifiée dans le commissionnaire. Or, interrogez lescommissionnaires sur la moralité de leur métier ; ils serontde bonne foi : tous vous diront que la commission est unbrigandage.

On se plaint des fraudes et falsifications qui déshonorent l'industrie : le commerce, j'entends surtout la commission,n'est qu'une gigantesque et permanente conspiration de

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monopoleurs, tour à tour concurrents ou coalisés ; ce n'estplus une fonction exercée en vue d'un profit légitime, c'estune vaste organisation d'agiotage sur tous les objets de laconsommation, comme sur la circulation des personnes etdes produits. Déjà l' escroquerie est tolérée dans cetteprofession : que de lettres de voitures surchargées, raturées,falsifiées ! Que de timbres fabriqués ! Que d'avariesdissimulées ou frauduleusement transigées ! Que demensonges sur les qualités ! Que de paroles données,rétractées ! Que de pièces supprimées ! Que d'intrigues et decoalitions ! Et puis que de trahisons ! Le commissionnaire,c'est−à−dire le commerçant, c'est−à−dire l'homme, estjoueur, calomniateur, charlatan, vénal, voleur, faussaire...c'est l' effet de notre société antagoniste, observent lesnéo−mystiques.

Autant en disent les gens de commerce, les premiers entoute circonstance à accuser la corruption du siècle. Ce qu'ilsfont, à les croire, est pures représailles et tout à fait contreleur gré : ils suivent la nécessité, ils sont dans le cas delégitime défense. Faut−il un effort de génie pour voir queces récriminations mutuelles atteignent la nature même del'homme, que la prétendue perversion de la société n'estautre que celle de l'homme, et que l'opposition des principeset des intérêts n'est qu'un accident pour ainsi dire extérieur,qui met en relief, mais sans influence nécessitante, et lanoirceur de notre égoïsme, et les rares vertus dont notreespèce s 'honore ? Je comprends la concur rence

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inharmonique et ses effets irrésistibles d'élimination : là il ya fatalité. La concurrence, dans son expression supérieure,est l'engrenage au moyen duquel les travailleurs se serventréciproquement d' excitation et de soutien. Mais, jusqu'à ceque soi t réal isée l ' organisat ion qui doi t é lever laconcurrence à sa véritable nature , elle reste une guerrecivile où les producteurs, au lieu de s' entr'aider dans letravail, se broient et s'écrasent les uns les autres par letravail. Le danger ici était imminent : l' homme, pour leconjurer, avait cette loi suprême de l'amour ; et rien de plusfacile, tout en poussant, dans l'intérêt de la production, laconcurrence jusqu'à ses extrêmes limites, de réparer ensuiteses effets meurtriers par une répartition équitable. Loin delà, cette concurrence anarchique est devenue comme l'âmeet l'esprit du travailleur. L'économie politique avait remis àl'homme cette arme de mort, et il a frappé ; il s' est servi dela concurrence, comme le lion se sert de ses griffes et de sesmâchoires pour tuer et dévorer. Comment donc, je le répète,un accident tout extérieur a−t−il changé la nature de l'homme, que l'on suppose bonne, et douce, et sociable ? Lemarchand de vin appelle à son aide la gelée, le magnin, lapyrale , l'eau et les poisons ; il ajoute par des combinaisonsde son chef aux effets destructeurs de la concurrence. D'oùvient cette rage ? De ce que, dites−vous, son concurrent luien donne l' exemple ! Et ce concurrent, qui l'excite ? Unautre concurrent.

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De la sorte nous ferons le tour de la société, et puis noustrouverons que c'est la masse, et dans la masse chaqueindividu en particulier, qui, par un accord tacite de leurspassions, orgueil, paresse, cupidité, méfiance, jalousie, ontorganisé cette détestable guerre. Après avoir groupé autourde lui les instruments de travail, la matière de fabrication etles ouvriers , l'entrepreneur doit retrouver dans le produit,avec les frais qu'il aura déboursés, d'abord l'intérêt de sescapitaux, puis un bénéfice. C'est en conséquence de ceprincipe que le prêt à intérêt a fini par s'établir, et que legain, considéré en luimême, a toujours passé pour légitime.Dans ce système, la police des nations n'ayant pas aperçu deprime abord la contradiction intime du prêt à intérêt, lesalarié, au lieu de relever directement de lui−même, devaitdépendre d'un patron, comme l' homme d'armes appartenaitau comte, comme la tr ibu était au patriarche. Cetteconstitution était nécessaire, et, jusqu'au moment oùs'établirait l'égalité complète, pouvait suffire au bien−être detous. Mais lorsque le maître, dans son égoïsme désordonné,a dit au serviteur : tu n'auras point de part avec moi, et lui aravi du même coup travail et salaire, où est la fatalité, où estl'excuse ? Faudra−t−il encore, pour justifier l'appétitconcupiscible , nous rejeter sur l'appétit irascible ? Prenezgarde : en reculant pour justifier l'être humain dans la sériede ses convoitises, au lieu de sauver sa moralité, vous lalivrez. Je préfère, quant à moi, l'homme coupable à l'hommebête féroce. La nature a fai t l 'homme sociable : ledéveloppement spontané de ses instincts tantôt fait de lui un

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ange de charité, tantôt lui ravit jusqu'au sentiment de lafraternité et à l'idée de dévouement. Vit−on jamais uncapitaliste, fatigué de gain, conspirer pour le bien général, etfa i re de l 'émancipat ion du prolétar iat sa dernièrespéculation ?

Il est force gens, favoris de la fortune, à qui rien nemanque plus que la couronne de bienfaisance : or, quelépicier, devenu riche, se met à vendre à prix coûtant ? Quelboulanger, quittant les affaires, abandonne sa clientèle et sonétablissement à ses garçons ? Quel pharmacien, en guise deretraite, livre ses drogues pour ce qu'elles valent ? Quand lacharité a ses martyrs , comment n'a−t−el le pas sesamateurs ? S'il se formait tout à coup un congrès de rentiers,de capitalistes et d'entrepreneurs à la réforme, mais propresencore au service, pour remplir gratuitement un certainnombre d' industr ies, la société en peu de temps seréformerait de fond en comble. Mais travailler pour rien ! ...c'est le propre des Vincent De Paul, des Fénelon, de tousceux dont l'âme fut toujours détachée et le coeur pauvre .L'homme enrichi par le gain sera conseiller municipal,membre du comité de bienfaisance, officier des sallesd'asile ; il remplira toutes les fonctions honorifiques, hormisprécisément celle qui serait efficace, mais qui répugne à seshabitudes.

Travailler sans espoir de profit ! Cela ne se peut, puisquece serait se détruire. Il le voudrait peut−être ; il n'en a pas le

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courage. /... /. Le propriétaire en retraite est vraiment cehibou de la fable ramassant des faînes pour ses sourismutilées, en attendant qu'il les croque. Faut−il accuserencore la société de ces effets d'une passion si longtemps, silibrement, si pleinement assouvie ? Qui donc expliquera cemystère d'un être multiple et discordant, capable à la foisdes plus hautes vertus et des plus effroyables crimes ? Lechien lèche son maître qui le frappe ; parce que la nature duchien est la fidélité, et que cette nature ne le quitte jamais.L'agneau se réfugie dans les bras du berger, qui l' écorche etle mange ; parce que le caractère inséparable de la brebis estla douceur et la paix. Le cheval s'élance à travers la flammeet la mitraille sans toucher de ses pieds rapides les blessés etles morts gisant sur son passage ; parce que l'âme du chevalest inaltérable dans sa générosité. Ces animaux sont martyrspour nous de leur nature constante et dévouée. Le serviteurqui défend son maître au péril de ses jours, pour un peu d'orle trahit et l'assassine ; la chaste épouse souille son lit pourun dégoût ou une absence, et dans Lucrèce nous trouvonsMessaline ; le propriétaire, tour à tour père et tyran, remonteet restaure son fermier ruiné, et répudie de ses terres safamille trop nombreuse, accrue sous la foi du contratféodal ; l 'homme de guerre, miroir et parangon dechevalerie, se fait des cadavres de ses compagnons unmarchepied à l'avancement.

Epaminondas et Régulus trafiquent du sang de leurssoldats : que de preuves m'en ont passé sous les yeux ! Et

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par un contraste horrible, la profession du sacrifice est laplus féconde en lâcheté. L'humanité a ses martyrs et sesapostats : à quoi faut−il, encore une fois, que j'attribue cettescission ? à l 'antagonisme de la société, dites−voustoujours ; à l'état de séparation, d'isolement, d'hostilité avecses semblables, dans lequel l'homme jusqu'à présent a vécu ;en un mot, à cette aliénation de son coeur qui lui a faitprendre la jouissance pour l'amour, la propriété pour lapossession, la peine pour le travail, l'ivresse pour la joie ; àcette fausse conscience enfin, dont le remords n'a cessé de lepoursuivre sous le nom de péché originel . C'est quandl'homme, réconcilié avec luimême, cessera de regarder sonprochain et la nature comme des puissances hostiles, c'estalors qu'il aimera et qu'il produira par la seule spontanéité deson énergie ; que sa passion sera de donner, comme elle estaujourd'hui d'acquérir ; et qu' il recherchera dans le travail etle dévouement son unique bonheur, sa suprême volupté.Alors, l'amour devenant réellement et sans partage la loi del'homme, la justice ne sera plus qu' un vain nom, souvenirimportun d'une période de violence et de larmes. Certes, jene méconnais ni le fait de l'antagonisme, ou comme il vousplaira de nommer, de l'aliénation religieuse, non plus que lanécessité de réconcilier l'homme avec lui−même ; toute maphilosophie n'est qu'une perpétuité de réconciliations . Vousreconnaissez que la divergence de notre nature est lepréliminaire de la société, disons mieux, le matériel de lacivilisation. C'est justement le fait, mais, remarquez−le bien,le fait indestructible dont je cherche le sens. Certes, nous

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serions bien près de nous entendre si, au lieu de considérerla dissidence et l'harmonie des facultés humaines commedeux périodes distinctes, tranchées et consécutives dansl'histoire, vous consentiez à n'y voir avec moi que les deuxfaces de notre nature, toujours adverses, toujours en oeuvrede réconciliation, mais jamais entièrement réconciliées. Enun mot, comme l' individualisme est le fait primordial del'humanité, l' association en est le terme complémentaire ;mais tous deux sont en manifestation incessante, et sur laterre la justice est éternellement la condition de l'amour.Ainsi le dogme de la chute n'est pas seulement l'expressiond'un état particulier et transitoire de la raison et de lamoralité humaine : c'est la confession spontanée, en stylesymbolique, de ce fait aussi étonnant qu'indestructible, laculpabilité, l'inclination au mal, de notre espèce. Malheur àmoi pécheresse, s'écrie de toutes parts et en toute langue laconscience du genre humain. / . . . / . La rel igion, enconcrétant et dramatisant cette idée, a bien pu reporter endehors du monde et en arrière de l'histoire ce qui est intimeet immanent à notre âme ; ce n'était de sa part qu'un mirageintellectuel ; elle ne s'est pas trompée sur l'essentialité et lapérennité du fait. Or, c'est toujours ce fait dont il s'agit derendre raison, et c'est aussi de ce point de vue que nousallons interpréter le dogme du péché originel. Tous lespeuples ont eu leurs coutumes expiatoires, leurs sacrificesde repentance, leurs institutions répressives et pénales, néesde l'horreur et du regret du péché. Le catholicisme, qui bâtitune théorie partout où la spontanéité sociale avait exprimé

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une idée ou déposé une espérance, convertit en sacrement lacérémonie à la fois symbolique et effective par laquelle lepécheur exprimait son repentir, demandait à Dieu et auxhommes pardon de sa faute, et se préparait à une meilleurevie. Aussi n'hésité−je point à dire que la réforme, en rejetantla contrition, ergotant sur le mot Metanoïa, attribuant à la foiseule la vertu justificative, déconsacrant la pénitence enfin,fit un pas en arrière et méconnut complétement la loi deprogrès. Nier n'était pas répondre. Les abus de l'égliseappelaient sur ce point comme sur tant d'autres uneréforme ; les théories de la pénitence, de la damnation, de larémission des péchés et de la grâce, contenaient , si j'oseainsi dire, à l'état latent, tout le système de l' éducation del'humanité ; il fallait développer, pousser au rationalisme cesthéories : Luther ne sut que détruire. La confessionauriculaire était une dégradation de la pénitence, unedémonstration équivoque substituée à un grand acted'humilité ; Luther enchérit sur l'hypocrisie papiste enréduisant la confession primitive devant Dieu et devant leshommes /... / à un soliloque. Le sens chrétien fut doncperdu ; et ce n'est que trois siècles plus tard qu'il fut restaurépar la philosophie.

Puis donc que le christianisme, c'est−à−dire l'humanitéreligieuse, n'a pu se tromper sur la réalité d'un fait essentielà la nature humaine, fait qu'elle a désigné par les mots deprévar icat ion or ig inel le , in terrogeons encore lechristianisme, l'humanité, sur le sens de ce fait. Ne nous

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laissons étonner ni par la métaphore, ni par l'allégorie : lavérité est indépendante des figures. Et d'ailleurs qu'est−cepour nous que la vérité, sinon le progrès incessant de notreesprit de la poésie à la prose ? Et d'abord cherchons si cetteidée au moins singulière d'une prévarication originelle n'aurait pas quelque part, dans la théologie chrétienne, sacorrélative. Car l'idée vraie, l'idée générique, ne peutrésulter d'une conception isolée ; il faut une série. Lechristianisme, après avoir posé comme premier terme ledogme de la chute, a poursuivi sa pensée en affirmant, pourtous ceux qui mouraient dans cet état de souillure, uneséparation irrévocable d'avec Dieu, une éternité desupplices. Puis il a complété sa théorie en conciliant cesdeux oppositions par le dogme de la réhabilitation ou de lagrâce, d'après lequel toute créature née dans la haine deDieu est réconciliée par les mérites de JésusChrist,

que la foi et la pénitence rendent efficaces. Ainsi,corruption essentielle de notre nature et perpétuité duchâtiment, sauf le rachat par la participation volontaire ausacrifice du Christ : telle est en somme l'évolution de l'idéethéologique. La seconde affirmation est une conséquence dela première ; la t ro is ième est une négat ion et unetransformation des deux autres : en effet, un vice deconstitution étant nécessairement indestructible, l'expiationqu'il entraîne est éternelle comme lui, à moins qu'unepuissance supérieure ne vienne, par une rénovationintégrale, rompre le sort et faire cesser l'anathème.

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L'esprit humain, dans ses fantaisies religieuses commedans ses théories les plus positives, n'a toujours qu'uneméthode : la même métaphysique a produit les mystèreschrétiens et les contradictions de l'économie politique ; lafoi, sans qu'elle le sache, relève de la raison ; et nous,explorateurs des manifestations divines et humaines, nousavons droit, au nom de la raison, de vérifier les hypothèsesde la théologie. Qu'est−ce donc que la raison universelle,formulée en dogmes religieux, a vu dans la nature humaine,lorsque, par une construction métaphysique si régulière, ellea affirmé tour à tour l' ingénuité du délit, l'éternité de lapeine, la nécessité de la grâce ? Les voiles de la théologiecommencent à devenir si transparents qu'elle ressemble toutà fait à une histoire naturelle. Si nous concevons l'opérationpar laquelle l'être suprême est supposé avoir produit tousles êtres, non plus comme une émanation, une exertion de laforce créatrice et de la substance infinie, mais comme unedivision ou différenciation de cette force substantielle,chaque être organisé ou non organisé nous apparaîtracomme le représentant spécial de l'une des virtualitésinnombrables de l'être infini, comme une scission del'absolu ; et la collection de toutes ces individualités /fluides, minéraux, plantes, insectes, poissons, oiseaux etquadrupèdes / sera la création, sera l'univers. L'homme,abrégé de l'univers, résume et syncrète en sa personnetoutes les virtualités de l'être, toutes les scissions del'absolu ; il est le sommet où ces virtualités, qui n'existentque par leur divergence, se réunissent en faisceau, mais

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sans se pénétrer ni se confondre. L'homme est donc tout à lafois, par cette aggrégation, esprit et matière, spontanéité etréf lex ion, mécanisme et v ie, ange et brute. I l estcalomniateur comme la vipère, sanguinaire comme le tigre,glouton comme le porc, obscène comme le singe ; et dévouécomme le chien, généreux comme le cheval, ouvrier commel'abeille, monogame comme la colombe, sociable comme lecastor et la brebis. Il est de plus homme, c'est−à−direraisonnable et l ibre, susceptible d'éducation et deperfectionnement. L'homme jouit d'autant de noms queJupiter : tous ces noms, il les porte écrits sur son visage ; et,dans le miroir varié de la nature, son infaillible instinct saitles reconnaître. Un serpent est beau à la raison ; c'est laconscience qui le trouve odieux et laid. Les anciens, aussibien que les modernes, avaient saisi cette constitution del'homme par agglomération de toutes les virtualitésterrestres : les travaux de Gall et de Lavater ne furent, sij 'ose ainsi dire, que des essais de désagrégement dusyncrétisme humain, et le classement qu'ils firent de nosfacultés, un tableau en raccourci de la nature. L'hommeenfin, comme le prophète dans la fosse aux lions, estvéritablement livré aux bêtes ; et si quelque chose doitsignaler à la postérité l'infâme hypocrisie de notre époque,c'est que des savants, des spiritualistes bigots, aient cruservir la religion et la morale en dénaturant notre espèce etfaisant mentir l' anatomie. Il ne s'agit donc plus que desavoir s'il dépend de l'homme, nonobstant les contradictionsque multiplie autour de lui l'émission progressive de ses

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idées, de donner plus ou moins d'essor aux virtualitésplacées sous son empire, ou, comme disent les moralistes, àses passions ; en d'autres termes si, comme l'Herculeantique, il peut vaincre l'animalité qui l' obsède, la légioninfernale qui semble toujours prête à le dévorer. Or, leconsentement universel des peuples atteste, et nous avonsconstaté aux chapitres Iiietiv, que l'homme, abstraction faitede toutes ses inst igat ions animales, se résume enintelligence et liberté, c'est−à−dire d'abord en une facultéd'appréciation et de choix, plus en une puissance d'actionindifféremment applicable au bien et au mal. Nous avonsconstaté en outre que ces deux facultés, qui exercent l'unesur l'autre une influence nécessaire, étaient susceptiblesd'un développement, d'une perfectibilité indéfinie.

La destinée sociale, le mot de l'énigme humaine, se trouvedonc dans ce mot : éducation, progrès. L'éducation de laliberté, l' apprivoisement de nos instincts, l'affranchissementou la rédemption de notre âme, voilà donc, comme l'aprouvé Lessing , le sens du mystère chrétien. Cetteéducation sera de toute notre vie et de toute la vie del'humanité : les contradictions de l'économie politiquepeuvent être résolues ; la contradiction intime de notre êtrene le sera jamais. Voilà pourquoi les grands instituteurs del'humanité, Moïse, Bouddha, Jésus−Christ, Zoroastre,furent tous des apôtres de l'expiation, des symboles vivantsde la pénitence. L'homme est, de sa nature, pécheur, c'est−à−dire non pas essentiellement malfaisant , mais plutôt

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malfait , et sa destinée est de recréer perpétuellement enluimême son idéal. C'est ce que sentait profondément le plusgrand des peintres, Raphaël, lorsqu'il disait que l'artconsiste à rendre les choses, non point comme les a faites lanature, mais comme elle aurait dû les faire. C'est donc ànous désormais à enseigner les théologiens, car nous seulscontinuons la tradition de l'église, nous seuls possédons lesens des écritures, des conciles et des pères. Notreinterprétation repose sur ce qu'il y a de plus certain et deplus authentique, sur la plus grande autorité qui puisse êtreinvoquée parmi les hommes, la construction métaphysiquedes idées et les faits. Oui, l'être humain est vicieux parcequ'il est illogique, parce que sa constitution n'est qu'unéclectisme qui retient sans cesse en lutte les virtualités del'être, indépendamment des contradictions de la société. Lavie de l'homme n'est qu'une transaction continuelle entre letravail et la peine, l'amour et la jouissance, la justice etl'égoïsme ; et le sacrifice volontaire que l'homme fait àl'ordre de ses attractions inférieures est le baptême quiprépare sa réconciliation avec Dieu, qui le rend digne del'union béatifique et de la félicité éternelle. Le but del'économie sociale, en procurant incessamment l'ordre dansle travail et favorisant l'éducation de l'espèce, est donc derendre autant que possible, par l' égalité, la charitésuperflue, cette charité qui ne sait commander à sesesclaves ; ou pour mieux dire, de faire sortir, comme unefleur de sa tige, la charité de la justice. Eh ! Si la charitéavait puissance de créer le bonheur parmi les hommes,

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depuis longtemps elle aurait fait ses preuves ; et lesocialisme, au lieu de chercher l'organisation du travail, n'aurait eu qu'à dire : prenez garde, vous manquez à lacharité.

Mais, hélas ! La charité dans l'homme est chétive,honteuse, molle et tiède ; elle a besoin, pour agir, d'élixirs etd' aromes. C'est pourquoi je me suis attaché au triple dogmede la prévarication, de la damnation et de la rédemption,c'est−à−dire de la perfectibilité par la justice. La libertéici−bas a toujours besoin d'assistance, et la théoriecatholique des faveurs célestes vient compléter cettedémonstration trop réelle des misères de notre nature. Lagrâce, disent les théologiens, est, dans l'ordre du salut, toutsecours ou moyen qui peut nous conduire à la vie éternelle.−c'est−à−dire que l'homme ne se perfectionne, ne se civilise,ne s'humanise que par le secours incessant de l'expérience,par l'industrie, la science et l' art, par le plaisir et la peine, enun mot, par tous les exercices du corps et de l'esprit. Il y aune grâce habituel le , nommée aussi just i f iante etsanctifiante , laquelle se conçoit comme une qualité quiréside dans l'âme, qui renferme les vertus infuses et les donsdu saint−esprit, et qui est inséparable de la charité. −enautres termes, la grâce habituelle est le symbole desattractions en prédominance de bien, qui portent l'homme àl'ordre et à l'amour, et au moyen desquelles il parvient àdompter ses tendances mauvaises, et à rester maître dansson domaine. Quant à la grâce actuelle , elle indique les

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moyens extérieurs qui favorisent l'essor des passionsd'ordre, et servent à combattre les passions subversives. Lagrâce, selon saint Augustin, est essentiellement gratuite, etprécède en l' homme le péché. Bossuet a exprimé la mêmepensée dans son style plein de poésie et de tendresse :lorsque Dieu f i t les entrai l les de l 'homme, i l y mitpremièrement la bonté . −en effet, la première déterminationdu libre arbitre est dans cette bonté naturelle, par laquellel'homme est incessamment provoqué à l'ordre, au travail, àl'étude, à la modestie, à la charité et au sacrifice. Saint Paula donc pu dire, sans attaquer le libre arbitre, que, pour toutce qui regarde l' accomplissement du bien, Dieu opère ennous le vouloir et le faire . Car toutes les aspirations saintesde l'homme sont en lui dès avant qu'il pense et qu'il sente ;et le froissement de coeur qu'il éprouve lorsqu'il les viole, ladélectation qui l' inonde lorsqu'il leur obéit, toutes lesinvitations enfin qui lui viennent de la société et de sonéducation, ne lui appartiennent pas. Lorsqu'une grâce esttelle que la volonté se porte avec allégresse et amour sanshésitation et irrévocablement au bien, elle est dite efficace .−tout le monde a vu de ces transports de l'âme qui décidenttout à coup une vocation, un acte d' héroïsme. La liberté n'ypérit pas ; mais, par ses prédéterminations, on peut direqu'i l était inévitable qu'elle se décidât ainsi. Et lespélagiens, les luthériens et autres ont eu tort de dire que lagrâce compromettait le libre arbitre et tuait la forcecréatrice de la volonté ; puisque toutes les déterminationsde la volonté viennent nécessairement, ou de la société qui

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la soutient, ou de la nature qui lui ouvre la carrière et luimontre sa destinée. Mais d'autre part, les augustiniens, lesthomistes, les congruistes, Jansénius, le P Thomassin,Molina, etc., se sont étrangement mépris, lorsque, soutenantà la fois le libre arbitre et la grâce, ils n'ont pas vu qu'il yavait entre ces deux termes la même relation qu' entre lasubstance et le mode, et qu'ils ont avoué une opposition quin'existe pas. C'est une nécessité que la liberté , commel'intelligence, comme toute substance et toute force, soitdéterminée, c'est−à−dire qu'elle ait ses modes et sesattributs. Or, tandis qu'en la matière le mode et l'attributsont inhérents à la substance, contemporains de lasubstance ; dans la liberté le mode est donné par troisagents pour ainsi dire externes : l'essence humaine, les loisde la pensée, l' exercice ou l'éducation. La grâce , enfin,comme son opposé, la tentation , indique le fait même de ladétermination de la liberté. En résumé, toutes les idéesmodernes sur l'éducation de l'humanité ne sont qu'uneinterprétation, une philosophie de la doctrine catholique dela grâce, doctrine qui ne parut obscure à ses auteurs quepar suite de leurs idées sur le libre arbitre, qu'ils croyaientmenacé dès qu'on parlait de la grâce ou de la source de sesdéterminations. Nous affirmons au contraire que la liberté,indifférente par elle−même à toute modalité, mais destinéeà agir et à se façonner selon un ordre préétabli, reçoit sapremière impulsion du créateur qui lui inspire l'amour, l'intelligence, le courage, la résolution et tous les dons dusaint −esprit, puis la livre au travail de l'expérience. Il suit

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de là que la grâce est nécessairement prémouvante , quesans elle l'homme n'est capable d'aucune espèce de bien, etque néanmoins le libre arbitre accomplit spontanément,avec réflexion et choix, sa propre destinée. Il n'existe danstout cela ni contradiction ni mystère. L'homme, en tantqu'homme, est bon ; mais, ainsi que le tyran dépeint parPlaton, qui fut, lui aussi, un docteur de la grâce, l'hommeporte en son sein mille monstres, que le culte de la justice etde la science, la musique et la gymnastique, toutes lesgrâces d'occasion et d' état, doivent lui faire vaincre.Corrigez une définition dans saint Augustin, et toute cettedoctrine de la grâce, fameuse par les disputes qu'elle suscitaet qui déroutèrent la réforme, vous apparaîtra brillante declarté et d'harmonie. Et maintenant l' homme est−il Dieu ?Dieu, d'après l'hypothèse théologique, étant l'être souverain,absolu, hautement synthétique, le moi infiniment sage etlibre, par conséquent indéfectible et saint ; il est sensibleque l'homme, syncrétisme de la création, point d'union detoutes les virtualités physiques, organiques, intellectuelles etmorales manifestées par la création ; l'homme , perfectibleet faillible, ne satisfait point aux conditions de divinité qu'ilest de la nature de son esprit de concevoir. Ni il n'est Dieu,ni il ne saurait, vivant, devenir Dieu. à plus forte raison lechêne, le lion, le soleil, l'univers lui−même, scissions del'absolu, ne sont dieu. Du même coup, l' anthropolâtrie et laphysiolâtrie sont renversées. Il s'agit à présent de faire lacontre−épreuve de cette théorie. Du point de vue descontradictions sociales, nous avons apprécié la moralité de

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l'homme. Nous allons apprécier à son tour, et du mêmepoint de vue, la moralité de la providence. En d'autrestermes, Dieu, tel que la spéculation et la foi le livrent àl'adoration des mortels, est−il possible ? Ii−exposition dumythe de la providence. −rétrogradation de Dieu. Lesthéologiens et les philosophes, parmi les preuves, aunombre de trois, qu'ils ont coutume d'apporter de l'existencede Dieu, mettent en première ligne le consentementuniversel.

J'ai tenu compte de cet argument lorsque, sans le rejeter nil' admettre, je me suis tout aussitôt demandé : qu'affirme leconsentement universel en affirmant un dieu ? Et, à cepropos, je dois rappeler que la différence des religions n'estpoint un témoignage de l'erreur dans laquelle le genrehumain serait tombé en affirmant hors de lui un moisuprême, pas plus que la diversité des langues n'est untémoignage de la non−réalité de la raison. L'hypothèse deDieu, loin de s'affaiblir, se fortifie et s'établit par ladivergence même et l'opposition des cultes. Un argumentd'un autre genre est celui qui se tire de l'ordre du monde. J'aiobservé à cet égard que la nature affirmant spontanément,par la voix de l'homme, sa propre distinction en esprit etmatière, il restait à savoir si un esprit infini, une âme dumonde, gouvernai t et agi ta i t l 'univers , comme laconscience, dans son intuition obscure, nous dit qu' un espritanime l'homme. Si donc, ai−je ajouté, l'ordre était un indiceinfail l ible de la présence de l 'esprit, on ne pourrait

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méconnaître dans l'univers la présence d'un dieu.

Malheureusement ce si n'est point démontré, et ne sauraitl' être. Car, d'une part, l'esprit pur, conçu par opposition àla matière, est une entité contradictoire, dont rien parconséquent ne peut attester la réalité. D'un autre côté,certains êtres ordonnés en eux−mêmes, tels que les cristaux,les plantes, le système planétaire, qui, dans les sensationsqu'ils nous font éprouver, ne nous rendent pas comme lesanimaux, sentiment pour sentiment, nous paraissant tout àfait dépourvus de conscience, il n'y a pas plus de raison desupposer un esprit au centre du monde que de le placerdans un bâton de soufre ; et il se peut faire que si l'esprit, laconscience, existe quelque part, ce soit uniquement dansl'homme. Toutefois, si l'ordre du monde ne peut rienapprendre sur l'existence de Dieu, il révèle une chose nonmoins précieuse peut−être, et qui nous servira de jalon dansnos recherches : c'est que tous les êtres, toutes les essences,tous les phénomènes sont enchaînés les uns aux autres parun ensemble de lois résultant de leurs propriétés, ensembleque j'ai nommé / Chapiii / fatalité ou nécessité . Qu'il existedonc une intelligence infinie, qui embrasse tout le systèmede ces lois, tout le champ de la fatalité ; qu'à cetteintelligence infinie s'unisse dans une pénétration intime unevolonté suprême, éternellement déterminée par l'ensembledes lois cosmiques, et par conséquent infiniment puissanteet libre ; qu'enfin ces trois choses, fatalité, intelligence,volonté, soient contemporaines dans l'univers, adéquates

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l'une à l'autre et identiques : il est clair que jusqu'ici nousne trouvons rien qui répugne ; mais c'est là précisémentl'hypothèse, c'est cet anthropomorphisme qui reste àdémontrer. Ainsi, tandis que le témoignage du genre humainnous révèle un dieu, sans dire ce que peut être ce dieu ;l'ordre du monde nous révèle une fatalité, c'est−à−dire unensemble absolu et préremptoire de causes et d' effets, en unmot un système de lois, qui serait, si Dieu existe , comme levu et le su de ce dieu. La troisième et dernière preuve del'existence de Dieu proposée par les théistes, et nommée pareux preuve métaphysique, n'est autre chose qu'uneconstruction tautologique des catégories, laquelle ne prouveabsolument rien. quelque chose existe, donc il existequelque chose. quelque chose est multiple, donc quelquechose est un.

quelque chose arrive postérieurement à quelque chose,donc quelque chose est antérieur à quelque chose. quelquechose est plus petit ou plus grand que quelque chose, doncquelque chose est plus grand que toutes choses. quelquechose est mû, donc quelque chose est moteur, etc., à l'infini.Voilà ce qu'on appelle encore aujourd'hui, dans les facultéset les séminaires, de par le ministre de l'instruction publiqueet de par messeigneurs les évêques, faire la preuvemétaphysique de l' existence de Dieu. Voilà ce que l'élite dela jeunesse française est condamnée à bêler à la suite de sesprofesseurs, pendant un an, sous peine de manquer sediplômes et de ne pouvoir étudier le droit, la médecine, la

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polytechnie et les sciences.

Certes, si quelque chose a droit de surprendre, c'estqu'avec une pareille philosophie l'Europe ne soit pas encoreathée. La persistance de l'idée théiste à côté du baragouindes écoles est le plus grand des miracles ; elle forme lepréjugé le plus fort que l'on puisse alléguer en faveur de ladivinité. J'ignore ce que l'humanité appelle Dieu. Je ne puisdire si c'est l'homme , l'univers, ou quelque autre réalitéinvisible que sous ce nom il faille entendre ; ou bien si cemot n'exprime qu'un idéal, un être de raison.

Toutefois, pour donner corps à mon hypothèse et prise àmes recherches, je considérerai Dieu suivant l'opinionvulgaire, comme un être à part, présent partout, distinct de lacréation, doué d'une vie impérissable ainsi que d'une scienceet d'une activité infinies, mais par−dessus tout prévoyant etjuste, punissant le vice et récompensant la vertu. J'écarterai l'hypothèse panthéistique, comme une hypocrisie et unmanque de coeur. Dieu est personnel, ou il n'est pas : cettealternative est l'axiome d'où je déduirai toute ma théodicée.Il s'agit donc pour moi, quant à présent, et sans mepréoccuper des questions que pourra soulever plus tard l'idéede Dieu, de savoir, à vue des faits dont j 'ai constatél'évolution dans la société, ce que je dois penser de laconduite de Dieu, tel qu' on le propose à ma foi, etrelativement à l'humanité. En un mot, c'est au point de vuede l'existence démontrée du mal que je veux, à l'aide d'une

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nouvelle dialectique, sonder l'être suprême. Le mal existe :sur ce point désormais tout le monde semble d'accord. Or,ont demandé les stoïciens, les épicuriens, les manichéens,les athées, comment accorder la présence du mal avec l'idéed'un dieu souverainement bon, sage et puissant ?

Comment ensuite Dieu, soit impuissance, soit négligence,soit malveillance, ayant laissé le mal s'introduire dans lemonde, at−il pu rendre responsables de leurs actes descréatures que luimême avait créées imparfaites, et qu'illivrait ainsi à tous les périls de leurs attractions ? Comment,enfin, puisqu'il promet aux justes après la mort une béatitudeinaltérable, ou, en d' autres termes, puisqu'il nous donnel'idée et le désir du bonheur, ne nous en fait−il pas jouir dèscette vie en nous ravissant à la tentation du mal, au lieu denous exposer à une éternité de supplices ? Telle est, dansson ancienne teneur, la protestation des athées. Aujourd'huil'on ne dispute guère : les théistes ne s'inquiètent plus desimpossibilités logiques de leur système. On veut un dieu,une providence surtout : il y a concurrence pour cet articleentre les radicaux et les jésuites.

Les socialistes prêchent au nom de Dieu le bonheur et lavertu ; dans les écoles, ceux qui parlent le plus haut contrel'église sont les premiers des mystiques. Les anciens théistesétaient plus soucieux de leur foi. Ils s'efforçaient, sinon de ladémontrer, au moins de la rendre raisonnable, sentant bien, àl'encontre de leurs successeurs, que hors de la certitude il

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n'est pour le croyant ni dignité ni repos. Les pères de l'égliserépondirent donc aux incrédules que le mal n' est que laprivation d'un plus grand bien , et qu'en raisonnant toujourssur le mieux , on manque de point d'appui où l'on puisse sefixer, ce qui conduit droit à l'absurde. En effet, toutecréature étant nécessairement bornée et imparfaite, Dieu, parsa puissance inf inie, peut sans cesse ajouter à sesperfections : à cet égard, i l y a toujours, à un degréque lconque , p r iva t ion de b ien dans la c réature .Réciproquement, si imparfaite et bornée qu'on la suppose,du moment que la créature existe, elle jouit d'un certaindegré de bien, meilleur pour elle que le néant. Donc, s'il estde règle que l'homme n'est censé bon qu'autant qu'ilaccomplit tout le bien qu'il peut faire, il n'en est pas demême de Dieu, puisque l'obligation de faire du bien à l'infiniest contradictoire à la faculté même de créer : perfection etcréature étant deux termes qui s' excluent nécessairement.Dieu donc était seul juge du degré de perfection qu'ilconvenait de donner à chaque créature : intenter à cet égardune accusation contre lui, c'est calomnier sa justice. Quantau péché, c'est−à−dire au mal moral, les pères avaient pourrépondre aux objections des athées les théories du librearbitre, de la rédemption, de la justification et de la grâce,sur lesquelles nous n'avons plus à revenir. Je n'ai pointconnaissance que les athées aient répliqué d'une manièrecatégorique à cette théorie de l'imperfection essentielle à lacréature, théorie reproduite avec éclat par M De Lamennaisdans son esquisse . Il était impossible, en effet, qu'ils y

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répondissent ; car, raisonnant d'après une fausse conceptiondu mal et du libre arbitre, et dans une ignorance profondedes lois de l'humanité, ils manquaient également de raisons,soit pour triompher de leur doute, soit pour réfuter lescroyants. Sortons de la sphère du fini et de l'infini, etplaçons−nous dans la conception de l'ordre. Dieu peut−ilfaire un cercle rond, un carré à angles droits ? −assurément.Dieu serait−il coupable si, après avoir créé le monde selonles lois de la géométrie, il nous avait mis dans l'esprit, ouseulement laissé croire, sans qu'il y eût de notre faute, qu'uncercle peut être carré, ou un carré circulaire, alors que decette fausse opinion devait résulter pour nous une sérieincalculable de maux ? −sans doute encore. Eh bien ! Voilàjustement ce que Dieu, le dieu de la providence, a fait dansle gouvernement de l'humanité ; voilà ce dont je l'accuse. Ilsavait de toute éternité, puisque, après six mille ansd'expérience douloureuse, nous, mortels, l'avons découvert,que l'ordre dans la société, c'est −à−dire la liberté, larichesse, la science, se réalise par la conciliation d'idéescontraires qui, prises chacune en particulier pour absolues,devaient nous précipiter dans un abîme de misère : pourquoine nous a−t−il point avertis ? Pourquoi n'a −t−il pas, dèsl'origine, redressé notre jugement ? Pourquoi nous a−t−ilabandonnés à notre logique imparfaite, alors surtout quenotre égoïsme devait s'en autoriser dans ses injustices et sesperfidies ? Il savait, ce dieu jaloux, qu'en nous livrant auxhasards de l'expérience, nous ne trouverions que bien tardcette sécurité de la vie qui fait tout notre bonheur : pourquoi,

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par une révélation de nos propres lois, n'a−t−il pas abrégé celong apprentissage ? Pourquoi, au lieu de nous fasciner d'opinions contradictoires, n'a−t−il pas renversé l'expérience,en nous faisant passer par voie d'analyse des idéessynthétiques aux antinomies, au lieu de nous laisser gravirpéniblement le sommet escarpé de l 'antinomie à lasynthèse ? Si, comme on le pensait autrefois, le mal dontsouffre l'humanité provenait seulement de l'imperfectioninévitable en toute créature ; disons mieux, si ce mal n'avaitpour cause que l'antagonisme des virtualités et inclinationsqui constituent notre être, et que la raison doit nousapprendre à maîtriser et à conduire, nous n'aurions pas droitd'élever une plainte. Notre condition étant ce qu'elle pouvaitêtre, Dieu serait justifié. Mais, devant cette il lusionvolontaire de notre entendement, illusion qu'il était si facilede dissiper, et dont les effets devaient être si terribles, où estl'excuse de la providence ? N'est−il pas vrai qu'ici la grâce amanqué à l'homme ? Dieu, que la foi représente comme unpère tendre et un maître prudent, nous livre à la fatalité denos conceptions incomplètes ; il creuse le fossé sous nospieds ; il nous fait aller en aveugles : et puis, à chaque chute,il nous punit en scélérats. Que dis−je ? Il semble que ce soitmalgré lui qu'à la fin, tout meurtris du voyage, nousreconnaissons notre route ; comme si c'était offenser sagloire que de devenir , par les épreuves qu'il nous impose,plus intelligents et plus libres. Qu'avons−nous donc besoinde nous réclamer sans cesse de la divinité, et que nousveulent ces satellites d'une providence qui, depuis soixante

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siècles, à l'aide de mille religions, nous trompe et nouségare ? Quoi ! Dieu, par ses porteurs de nouvelles et par laloi qu'il a mise en nos coeurs, nous ordonne d'aimer notreprochain comme nous−mêmes, de faire à autrui commenous voulons qu'il nous soit fait, de rendre à chacun ce quilui est dû, de ne pas frauder sur le salaire de l'ouvrier, de nepoint prêter à usure ; il sait d'ailleurs qu'en nous la charitéest tiède, la conscience vacillante, et que le moindre prétextenous paraît toujours une raison suffisante de nous exempterde la loi : et c'est avec de semblables dispositions qu'il nousengage dans les contradictions du commerce et de lapropriété, là où, par la fatalité des théories, doiventinfailliblement périr la charité et la justice ! Au lieud'éclairer notre raison sur la portée de principes quis'imposent à elle avec tout l'empire de la nécessité, maisdont les conséquences, adoptées par l' égoïsme, sontmortelles à la fraternité humaine, il met cette raison abuséeau service de notre passion ; il détruit en nous, par laséduction de l'esprit, l'équilibre de la conscience ; il justifie ànos propres yeux nos usurpations et notre avarice ; il rendinévitable, légitime, la séparation de l'homme d'avec sonsemblable ; il crée entre nous la division et la haine, enrendant l'égalité par le travail et par le droit impossible ; ilnous fait croire que cette égalité, loi du monde, est injusteentre les hommes : et puis il nous proscrit en masse pour n'avoir su pratiquer ses incompréhensibles préceptes ! Certes,je crois avoir prouvé que l'abandon de la providence ne nousjustifie pas ; mais, quel que soit notre crime, nous ne

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sommes point coupables devant elle ; et s'il est un être qui,avant nous et plus que nous, ait mérité l'enfer, il faut bienque je le nomme : c'est Dieu. Lorsque les théistes, pourétablir leur dogme de la providence, allèguent en preuvel'ordre de la nature , bien que cet argument ne soit qu'unepétition de principe, du moins on ne peut dire qu'il impliquecontradict ion, et que le fai t al légué dépose contrel'hypothèse.

Rien, par exemple, dans le système du mode, ne découvrela plus petite anomalie, la plus légère imprévoyance, d'oùl'on puisse tirer un préjugé quelconque contre l'idée d'unmoteur suprême, intelligent, personnel. En un mot, si l'ordrede la nature ne prouve point la réalité d'une providence, il nela con t red i t pas . C 'es t tou t au t re chose dans legouvernement de l'humanité.

Ici, l'ordre n'apparaît pas en même temps que la matière ;il n'a point été, comme dans le système du monde, créé unefois et pour l'éternité. Il se développe graduellement, selonune série fatale de principes et de conséquences que l'êtrehumain luimême, l'être qu'il s'agissait d'ordonner, doitdégager spontanément, par sa propre énergie, et à lasollicitation de l' expérience. Nulle révélation à cet égard nelui est donnée. L' homme est soumis, dès son origine, à unenécessité préétablie, à un ordre absolu et irrésistible. Maiscet ordre, il faut, pour qu'il se réalise, que l'homme ledécouvre ; cette nécessité, il faut, pour qu'elle existe, qu'il l'a

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devine. Ce travail d' invention pourrait être abrégé :personne, ni dans le ciel, ni sur la terre, ne viendra ausecours de l'homme ; personne ne l' instruira. L'humanité,pendant des centaines de siècles, dévorera ses générations ;elle s'épuisera dans le sang et la fange, sans que le dieuqu'elle adore vienne une seule fois illuminer sa raison etabréger son épreuve. Où est ici l'action divine ? Où est laprovidence ? « si Dieu n'existait pas, c'est Voltaire, l'ennemides religions qui parle, il faudrait l'inventer . » −pourquoi ?−« parce que, ajoute le même Voltaire, si j'avais affaire àun prince athée qui aurait intérêt à me faire piler dans unmortier, je suis bien sûr que je serais pilé. » étrangeaberration d'un grand esprit ! Et si vous aviez affaire à unprince dévot, à qui son confesseur commanderait, de la partde Dieu, de vous brûler vif, ne seriezvous pas bien sûr aussid'être brûlé ? Oubliez−vous donc, vous antéchrist,l'inquisition, et la saint−Barthélemi, et les bûchers deVanini et de Bruno, et les tortures de Galilée, et le martyrede tant de libres penseurs ? ... ne venez pas distinguer icientre l'usage et l'abus : car je vous répliquerais que d'unprincipe mystique et surnaturel, d'un principe qui embrassetout, qui explique tout, qui justifie tout, comme l'idée deDieu, toutes les conséquences sont légitimes, et que le zèledu croyant est seul juge de l'à−propos.

« j'ai cru autrefois, dit Rousseau, que l'on pouvait êtrehonnête homme et se passer de Dieu : mais je suis revenu decette erreur. » même raisonnement au fond que celui de

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Voltaire, même justification de l'intolérance : l'homme faitle bien et ne s'abstient du mal que par la considération d'uneprovidence qui le surveille : anathème à ceux qui la nient !Et, pour comble de déraison, le même homme qui réclameains i pour not re ver tu la sanct ion d 'une d iv in i térémunératrice et vengeresse, est aussi celui qui enseignecomme dogme de foi la bonté native de l'homme . Et moi jedis : le premier devoir de l'homme intelligent et libre est dechasser incessamment l'idée de Dieu de son esprit et de saconscience. Car Dieu, s'il existe, est essentiellement hostileà notre nature, et nous ne relevons aucunement de sonautorité. Nous arrivons à la science malgré lui, au bien−êtremalgré lui, à la société malgré lui : chacun de nos progrèsest une victoire dans laquelle nous écrasons la divinité.Qu'on ne dise plus : les voies de Dieu sont impénétrables !Nous les avons pénétrées, ces voies, et nous y avons lu encaractères de sang les preuves de l'impuissance, si ce n'estdu mauvais vouloir de Dieu. Ma raison, longtemps humiliée,s'élève peu à peu au niveau de l'infini ; avec le temps elledécouvrira tout ce que son inexpérience lui dérobe ; avec letemps, je serai de moins en moins artisan de malheur, et parles lumières que j' aurai acquises, par le perfectionnement dema liberté, je me purifierai, j'idéaliserai mon être, et jedeviendrai le chef de la création, l'égal de Dieu. Un seulinstant de désordre, que le tout−puissant aurait pu empêcheret qu'il n'a pas empêché, accuse sa providence et met endéfaut sa sagesse : le moindre progrès que l'homme,ignorant, délaissé et trahi, accomplit vers le bien, l'honore

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sans mesure. De quel droit Dieu me dirait−il encore : soissaint, parce que je suis saint ? espri t menteur, luirépondrai−je, Dieu imbécile, ton règne est fini ; chercheparmi les bêtes d'autres victimes. Je sais que je ne suis ni nepuis jamais devenir saint ; et comment le serais−tu, toi, si jete ressemble ? Père éternel, Jupiter ou Jéhovah, nous avonsappris à te connaître : tu es, tu fus, tu seras à jamais le jalouxd'Adam, le tyran de Prométhée. Ainsi, je ne tombe pointdans le sophisme réfuté par saint Paul, lorsqu'il défend auvase de dire au potier : pourquoi m'as−tu fabriqué ainsi ? Jene reproche point à l'auteur des choses d' avoir fait de moiune créature inharmonique, un incohérent assemblage ; je nepouvais exister qu'à cette condition. Je me contente de luicrier : pourquoi me trompes−tu ? Pourquoi, par ton silence,as−tu déchaîné en moi l'égoïsme ? Pourquoi m'as−tu soumisà la torture du doute universel, par l'illusion amère des idéesantagonistes que tu avais mises en mon entendement ?Doute de la vérité, doute de la justice, doute de maconscience et de ma liberté, doute de toi−même, ô dieu ! Etcomme conséquence de ce doute, nécessité de la guerre avecmoi−même et avec mon prochain ! Voilà, père suprême, ceque tu as fait pour notre bonheur et pour ta gloire ; voilàque l s f u ren t , dès l e p r i nc ipe , t a vo lon té e t t ongouvernement ; voilà le pain, pétri de sang et de larmes,dont tu nous as nourris. Les fautes dont nous te demandonsla remise, c'est toi qui nous les fais commettre ; les piégesdont nous te conjurons de nous délivrer, c'est toi qui les astendus : et le satan qui nous assiége, ce satan, c'est toi. Tu

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triomphais, et personne n'osait te contredire, quand, aprèsavoir tourmenté en son corps et en son âme le juste Job,figure de notre humanité, tu insultais à sa piété candide, àson ignorance discrète et respectueuse. Nous étions commedes néants devant ta majesté invisible, à qui nous donnionsle ciel pour dais, et la terre pour escabeau. Et maintenant tevoilà détrôné et brisé. Ton nom, si longtemps le dernier motdu savant, la sanction du juge, la force du prince, l'espoir dupauvre, le refuge du coupable repentant, eh bien ! Ce nomincommunicable, désormais voué au mépris et à l'anathème,sera sifflé parmi les hommes. Car Dieu, c'est sottise etlâcheté ; Dieu, c'est hypocrisie et mensonge ; Dieu, c'esttyrannie et misère ; Dieu , c'est le mal. Tant que l'humanités'inclinera devant un autel, l'humanité, esclave des rois etdes prêtres, sera réprouvée ; tant qu'un homme, au nom deDieu, recevra le serment d'un autre homme, la société serafondée sur le parjure ; la paix et l'amour seront bannisd'entre les mortels. Dieu, retire−toi ! Car dès aujourd'hui,guéri de ta crainte et devenu sage, je jure, la main étenduevers le ciel, que tu n'es que le bourreau de ma raison, lespectre de ma conscience. Je nie donc la suprématie de Dieusur l'humanité ; je rejette son gouvernement providentiel,dont la non−existence est suffisamment établie par leshallucinations métaphysiques et économiques de l 'humanité, en un mot, par le martyre de notre espèce ; jedécline la juridiction de l'être suprême sur l'homme ; je luiôte ses titres de père, de roi, de juge, bon, clément,miséricordieux, secourable, rémunérateur et vengeur. Tous

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ces attributs, dont se compose l'idée de providence, ne sontqu'une caricature de l ' humanité, inconciliable avecl'autonomie de la civilisation, et démentie d'ailleurs parl 'histoire de ses aberrations et de ses catastrophes.S'ensuit−il, parce que Dieu ne peut plus être conçu commeprovidence, parce que nous lui enlevons cet attribut siimportant pour l'homme, qu'il n'a pas hésité à en faire lesynonyme de Dieu, que Dieu n'existe pas, et que la faussetédu dogme théologique soit, quant à la réalité de son contenu,dès à présent démontrée ? Hélas ! Non. Un préjugé relatif àl ' e ssence d i v i ne a é té dé t ru i t ; du même coup ,l'indépendance de l'homme est constatée : voilà tout. Laréalité de l'être divin est demeurée hors d'atteinte, et notrehypothèse subsiste toujours.

En démontrant, à l'occasion de la providence, ce qu'il étaitimpossible que Dieu fût , nous avons fa i t , dans ladétermination de l'idée de Dieu, un premier pas : il s'agitmaintenant de savoir si cette première donnée s'accorde avecce qui reste de l'hypothèse, par conséquent de déterminer, aumême point de vue de l'intelligence, ce que Dieu est, s'il est.Car, de même qu' après avoir constaté la culpabilité del'homme sous l'influence des contradictions économiques,nous avons dû rendre raison de cette culpabilité, sous peinede laisser l'homme mutilé, et de n'avoir fait de lui qu'uneméprisable satire ; de même, après avoir reconnu la chimèred'une providence en Dieu, nous devons chercher commentce défaut de providence se concilie avec l'idée d'une

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intelligence et d'une liberté souveraines, sous peine demanquer à l'hypothèse proposée, et que rien encore neprouve être fausse. J'affirme donc que Dieu, s'il est un dieu,ne ressemble point aux effigies que les philosophes et lesprêtres en ont faites ; qu'il ne pense ni n'agit selon la loi d'analyse, de prévoyance et de progrès, qui est le traitdistinctif de l'homme ; qu'au contraire, il semble plutôtsuivre une marche inverse et rétrograde ; que l'intelligence,la liberté, la personnalité en Dieu sont constituées autrementqu'en nous ; et que cette originalité de nature, parfaitementm o t i v é e , f a i t d e D i e u u n ê t r e e s s e n t i e l l e m e n tanti−civilisateur, antilibéral, anti−humain. Je prouve maproposition en allant du négatif au positif, c'est−à−dire endéduisant la vérité de ma thèse du progrès des objections. IDieu, disent les croyants, ne peut être conçu que commeinfiniment bon, infiniment sage, infiniment puissant, etc. :toute la litanie des infinis. Or, l' infinie perfection ne se peutconcilier avec la donnée d'une volonté indifférente ou mêmeréactionnaire au progrès : donc, ou Dieu n'existe pas, oul'objection tirée du développement des antinomies ne prouveque lignorance où nous sommes des mystères de l'infini. Jeréponds à ces raisonneurs que si, pour légitimer une opiniontout à fait arbitraire, il suffit de se rejeter sur l'insondabilitédes mystères, j'aime autant le mystère d'un dieu sansprovidence, que celui d'une providence sans efficace.

Mais, en présence des faits, il n'y a pas lieu d'invoquer unpareil probabilisme ; il faut s'en tenir à la déclaration

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positive de l'expérience. Or, l 'expérience et les faitsprouvent que l'humanité, dans son développement, obéit àune nécessité inflexible, dont les lois se dégagent et dont lesystème se réalise à mesure que la raison collective ledécouvre, sans que rien, dans la société, témoigne d'uneinstigation extérieure, ni d'un commandement providentiel,ni d'aucune pensée surhumaine. Ce qui a fait croire à laprovidence, c'est cette nécessité même, qui est comme lefond et l'essence de l' humanité collective. Mais cettenécessité, toute systématique et progressive qu'elleapparaisse, ne constitue pas pour cela, ni dans l'humanité nien Dieu, une providence ; il suffit, pour s' en convaincre, dese rappeler les oscillations sans fin, et les tâtonnementsdouloureux par lesquels l'ordre social se manifeste . 2d'autres argumentateurs viennent à la traverse, et s' écrient :à quoi bon ces recherches abstruses ? Il n'y a pas plusd'intelligence infinie que de providence ; il n'y a ni moi nivolonté dans l'univers, hormis l'homme. Tout ce qui arrive,en mal comme en bien, arrive nécessairement. Un ensembleirrésistible de causes et d'effets embrasse l'homme et lanature dans la même fatalité ; et ce que nous appelons ennousmêmes conscience, volonté, jugement, etc., ne sont quedes accidents particuliers du tout éternel, immuable et fatal.Cet argument est l'inverse du précédent. Il consiste àsubstituer à l'idée d'un auteur tout puissant et tout sage celled'une coordination nécessaire et éternelle, mais inconscienteet aveugle. Cette opposition nous fait déjà pressentir que ladialectique des matérialistes n'est pas plus solide que celle

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des croyants. Qui dit nécessité ou fatalité, dit ordre absolu etinviolable ; qui dit au contraire perturbation et désordre,affirme tout ce qu'il y a de plus répugnant à la fatalité. Or, ily a du désordre dans le monde, désordre produit par l'essorde forces spontanées qu'aucune puissance n' enchaîne :comment cela peut−il être, si tout est fatal ? Mais qui ne voitque cette vieille querelle du théisme et du matérialismeprocède d'une fausse notion de la liberté et de la fatalité,deux termes qu'on a considérés comme contradictoires,tandis qu'ils ne le sont réellement pas ! Si l'homme est libre,ont dit les uns, Dieu, à plus forte raison, est libre aussi, et lafatalité n'est qu'un mot ; −si tout est enchaîné dans la nature,ont repris les autres, il n'y a ni liberté, ni providence : etchacun d'argumenter à perte de vue dans la direction qu'ilavait prise, sans pouvoir jamais comprendre que cetteprétendue opposition de la liberté et de la fatalité n' était quela distinction naturelle, mais non pas antithétique, des faitsde l'activité d'avec ceux de l'intelligence. La fatalité estl'ordre absolu, la loi, le code, fatum, de la constitution del'univers. Mais bien loin que ce code exclue par lui−mêmel ' idée d 'un légis lateur souverain, i l la suppose s inaturellement, que toute l'antiquité n'a point hésité à l'admettre : et toute la question consiste aujourd'hui à savoirsi , comme l'ont cru les fondateurs de religions, dansl'univers le législateur a précédé la loi, c'est−à−dire sil'intelligence est antérieure à la fatalité, ou si, comme leveulent les modernes, c'est la loi qui a précédé le législateur,en d' autres termes, si l'esprit naît de la nature. Avant ou

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après, cette alternative résume toute la philosophie. Qu'ondispute sur la postériorité ou l'antériorité de l'esprit, à labonne heure : mais qu'on le nie au nom de la fatalité, c'estune exclusion que rien ne justifie. Il suffit, pour la réfuter,de rappeler le fait même sur lequel elle se fonde, l'existencedu mal.

étant données la matière et l'attraction, le système dumonde en est le produit : voilà qui est fatal. étant donnéesdeux idées corrélatives et contradictoires, une compositiondoit suivre : voilà qui est encore fatal. Ce qui répugne à lafatalité n'est pas la liberté, dont la destination tout aucontraire est de procurer, dans une certaine sphère,l'accomplissement de la fatalité : c'est le désordre, c'est toutce qui entrave l' exécution de la loi. Existe−t−il, oui ou non,du désordre dans le monde ? Les fatalistes ne le nient pas,puisque, par la plus étrange bévue, c'est la présence du malqui les a rendus fatalistes. Or, je dis que la présence du mal,loin d'attester la fatalité, rompt la fatalité, fait violence audestin, et suppose une cause dont l'essor erroné, maisvolontaire, est en discordance avec la loi. Cette cause, je lanomme liberté ; et j' ai prouvé / Chiv / que la liberté, demême que la raison qui dans l'homme lui sert de flambeau,est d'autant plus grande et plus parfaite qu'elle s'harmonisemieux avec l'ordre de la nature, qui est la fatalité. Donc,opposer la fatalité au témoignage de la conscience qui sesent libre, et vice versâ , c'est prouver qu'on prend les idéesà rebours, et qu'on n'a pas la moindre intelligence de la

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question. Le progrès de l ' humanité peut être définil'éducation de la raison et de la liberté humaine par lafatalité : il est absurde de regarder ces trois termes commeexclusifs l'un de l'autre et inconciliables, lorsque dans laréalité ils se soutiennent, la fatalité servant de base, la raisonvenant après, et la liberté couronnant l' édifice. C'est àconnaître et à pénétrer la fatalité que tend la raisonhumaine ; c'est à s'y conformer que la liberté aspire : et lacritique, à laquelle nous nous livrons en ce moment, dudéveloppement spontané et des croyances instinctives dugenre humain, n'est au fond qu'une étude de la fatalité.Expliquons cela. L'homme, doué d'activité et d'intelligence,a le pouvoir de troubler l'ordre du monde, dont il fait partie.Mais tous ses écarts ont été prévus, et s'accomplissent danscertaines limites qui, après un certain nombre d'allées et devenues, ramènent l' homme à l'ordre. C'est d'après cesoscillations de la liberté que l'on peut déterminer le rôle del'humanité dans le monde ; et puisque la destinée del'homme est liée à celle des créatures , il est possible deremonter de lui à la loi suprême des choses, et jusqu'auxsources de l'être.

Ainsi je ne demanderai plus : comment l'homme a−t−il lepouvoir de violer l'ordre providentiel, et comment laprovidence le laisse−t−elle faire ? Je pose la question end'autres termes : comment l'homme, partie intégrante del'univers, produit de la fatalité, a−t−il le pouvoir de romprela fatalité ? Comment une organisation fatale, l'organisation

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de l'humanité, est−elle adventice, antilogique, pleine detumulte et de catastrophes ? La fatalité ne tient pas à uneheure, à un siècle, à mille ans : pourquoi la science et lal iberté, s' i l est fatal qu'elles nous arrivent, ne nousviennent−elles pas plus tôt ? Car, du moment que noussouffrons de l'attente, la fatalité est en contradiction avecelle−même ; avec le mal, il n'y a pas plus de fatalité que deprovidence. Qu'est−ce, en un mot, qu'une fatalité démentie àchaque instant par les faits qui se passent dans son sein ?Voilà ce que les fatalistes sont tenus d' expliquer, tout aussibien que les théistes sont tenus d' expliquer ce que peut êtreune intelligence infinie, qui ne sait ni prévoir ni prévenir lamisère de ses créatures. Mais ce n'est pas tout. Liberté,intell igence, fatalité, sont au fond trois expressionsadéquates, servant à désigner trois faces différentes de l'être.Dans l'homme, la raison n'est qu'une liberté déterminée, quisent sa limite. Mais cette liberté est encore, dans le cercle deses déterminations, fatal i té, une fatal i té vivante etpersonnelle. Lors donc que la conscience du genre humainproclame que la fatalité de l'univers, c'est−à−dire la plushaute, la suprême fatalité, est adéquate à une raison ainsiqu'à une liberté infinie, elle ne fait qu'émettre une hypothèsede toute façon légitime, et dont la vérification s'impose àtous les partis. 3 actuellement les humanistes , les nouveauxathées, se présentent et disent : l 'humanité dans sonensemble est la réalité poursuivie par le génie social sous lenom mystique de Dieu. Ce phénomène de la raisoncollective, espèce de mirage dans lequel l'humanité, se

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contemplant elle−même, se prend pour un être extérieur ettranscendant qui la regarde et préside à ses destinées, cetteillusion de la conscience, disonsnous, a été analysée etexpliquée ; et c'est désormais reculer dans la science que dereproduire l'hypothèse théologique. Il faut s'attacheruniquement à la société, à l'homme. Dieu en religion, l'étaten politique, la propriété en économie, telle est la tripleforme sous laquelle l 'humanité, devenue étrangère àelle−même, n'a cessé de se déchirer de ses propres mains, etqu'el le doit aujourd'hui rejeter. J'admets que touteaffirmation ou hypothèse de la divinité procède d'unanthropomorphisme, et que Dieu n'est d'abord que l'idéal,ou, pour mieux dire, le spectre de l'homme. J'admets de plusque l' idée de Dieu est le type et le fondement du principed'autorité et d'arbitraire, que notre tâche est de détruire ou dumoins de subordonner partout où il se manifeste, dans lascience, le travail, la cité. Aussi je ne contredis pasl'humanisme, je le continue. M'emparant de sa critique del'être divin, et l' appliquant à l'homme, j'observe : quel'homme, en s'adorant comme Dieu, a posé de lui−même unidéal contraire à sa propre essence, et s'est déclaréantagoniste de l'être réputé souverainement parfait, en unmot, de l'infini ; que l'homme n' est en conséquence, à sonpropre jugement, qu'une fausse divinité, puisqu'en posantDieu il se nie lui−même ; et que l' humanisme est unereligion aussi détestable que tous les théismes d'antiqueorigine ; que ce phénomène de l'humanité qui se prend pourDieu ne s'explique pas aux termes de l'humanisme, et

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réclame une interprétation ultérieure. Dieu, d'après laconception théologique, n'est pas seulement l'arbitresouverain de l'univers, le roi infaillile et irresponsable descréatures, le type intelligible de l'homme ; il est l'êtreéternel, immuable, présent partout, infiniment sage,infiniment libre. Or, je dis que ces attributs de Dieucontiennent plus qu'un idéal, plus qu'une élévation, à tellepuissance qu'on voudra, des attributs correspondants del'humanité ; je dis qu'ils en sont la contradiction. Dieu estcontradictoire à l'homme, de même que la charité estcontradictoire à la justice ; la sainteté, idéal de la perfection,contradictoire à la perfectibilité ; la royauté, idéal de lapuissance législative, contradictoire à la loi, etc. En sorteque l'hypothèse divine va renaître de sa résolution dans laréalité humaine, et que le problème d'une existencecomplète, harmonique et absolue, toujours écarté, revienttoujours. Pour démontrer cette radicale antinomie, il suffitde mettre les faits en regard des définitions.

De tous les faits, le plus certain, le plus constant, le plusindubitable, c 'est assurément que dans l 'homme laconnaissance est progressive, méthodique, réfléchie, en unmot expérimentale ; à telle enseigne que toute théorie privéede la sanction de l' expérience, c'est−à−dire de constance etd'enchaînement dans ses représentations, manque par celamême du caractère scientifique. On ne saurait, à cet égard,élever le moindre doute . Les mathématiques même,qualifiées pures, mais assujetties à l' enchaînement des

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propositions, relèvent par cela même de l' expérience, etreconnaissent sa loi. La science de l'homme, partant del'observation acquise, progresse donc et s'avance dans unesphère sans limites. Le terme où elle vise, l'idéal qu' elletend à réaliser, mais sans jamais y pouvoir atteindre, et toutau contraire en le reculant sans cesse, est l'infini, l' absolu.Or, que serait une science infinie, une science absolue,déterminant une liberté également infinie, comme laspéculation le suppose en Dieu ? Ce serait une connaissancenon pas seulement universelle, mais intuitive, spontanée,pure de toute hésitation comme de toute objectivité, bienqu'elle embrassât à la fois le réel et le possible ; une sciencesûre, mais non pas démonstrative ; complète, non suivie ;une science enfin qui, étant éternelle dans sa formation,serait dépouillée de tout caractère de progrès dans le rapportde ses parties. La psychologie a recueilli de nombreuxexemples de ce mode de connaître, dans les facultésinstinctives et divinatoires des animaux ; dans le talentspontané de certains hommes nés calculateurs et artistes,indépendamment de toute éducation ; enfin, dans la plupartdes institutions humaines et des monuments primitifs,produits d'un génie inconsciencieux et indépendant desthéories. Et les mouvements si réguliers, si compliqués descorps célestes ; les combinaisons merveilleuses de lamatière : ne dirait−on pas encore que tout cela est l'effet d'uninstinct particulier, inhérent aux éléments ? ... si donc Dieuexiste, quelque chose de lui nous apparaît dans l'univers etdans nousmêmes : mais ce quelque chose est en opposition

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flagrante avec nos tendances les plus authentiques, avecnotre destinée la plus certaine ; ce quelque chose s'effacecontinuellement de notre âme par l'éducation, et tout notresoin est de le faire disparaître. Dieu et l'homme sont deuxnatures qui se fuient, dès qu'elles se connaissent : comment,à moins d'une transformation de l'une ou de l'autre, ou detoutes deux, se réconcilieraient−elles jamais ? Comment, sile progrès de la raison est de nous éloigner toujours de ladivinité, Dieu et l' homme, par la raison, seraient−ilsidentiques ? Comment, en conséquence l'humanité parl'éducation pourrait−elle devenir Dieu ? Prenons un autreexemple. Le caractère essentiel de la religion est lesentiment. Donc, par la religion, l'homme attribue à Dieu lesentiment, comme il lui attribue la raison ; de plus il affirme,suivant la marche ordinaire de ses idées, que le sentiment enDieu, de même que la science, est infini. Or, cela seul suffitpour changer en Dieu la qualité du sentiment, et en faire unattribut totalement distinct de celui de l'homme.

Dans l'homme, le sentiment coule, pour ainsi dire, de millesources diverses : il se contredit, il se trouble, il se déchirelui−même ; sans cela il ne se sentirait pas. En Dieu, aucontraire, le sentiment est infini, c'est−à−dire un, plein, fixe, limpide, au−dessus des orages, et n'ayant aucun besoin des' irriter par le contraste pour arriver au bonheur. Nousfaisons nous−mêmes l'expérience de ce mode divin desentir, lorsqu'un sentiment unique, ravissant toutes nosfacultés, comme dans l' extase, impose momentanément

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silence aux autres affections. Mais ce ravissement n'existetoujours qu'à l 'aide du contraste et par une sorte deprovocation venue d'ailleurs : il n'est jamais parfait, ou s'ilarrive à la plénitude, c'est comme l'astre qui atteint sonapogée, en un instant indivisible. Ainsi, nous ne vivons, nesentons, ne pensons, que par une série d'oppositions et dechocs, par une guerre intestine ; notre idéal n'est donc pas uninfini, c'est un équilibre ; l'infini exprime autre chose quenous. On dit : Dieu n'a pas d'attributs qui lui soient propres ;ses attributs sont ceux de l'homme ; donc, l' homme et Dieu,c'est une seule et même chose. Tout au contraire , lesattributs de l'homme, étant infinis en Dieu, sont par là mêmepropres et spécifiques : c'est le caractère de l'infini dedevenir spécialité, essence, par cela que le fini existe. Qu'onnie donc la réalité de Dieu, comme on nie la réalité d'uneidée contradictoire ; qu'on repousse de la science et de lamorale ce fantôme insaisissable et sanglant qui, plus ils'éloigne, plus il semble nous poursuivre ; cela peut jusqu'àcertain point se justifier, et dans tous les cas ne peut nuire.Mais qu'on ne fasse pas de Dieu l'humanité, parce que ceserait calomnier l'un et l'autre. Dira−t−on que l' oppositionentre l'homme et l'être divin est illusoire, et qu' elle provientde l'opposition qui existe entre l'homme individuel etl'essence de l'humanité tout entière ? Alors il faut soutenirque l'humanité, puisque c'est l'humanité qu'on divinise, n'estni progressive, ni contrastée dans la raison et le sentiment ;en un mot, qu'elle est infinie en tout : ce qui est démentinon−seulement par l'histoire, mais par la psychologie. Ce

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n'est pas ainsi qu'i faut l'entendre, s' écrient les humanistes.Pour avoir l'idéal de l'humanité, il faut la considérer nonplus dans son développement historique, mais dansl'ensemble de ses manifestations, comme si toutes lesgénérations humaines, réunies dans un même instant,formaient un seul homme, un homme infini et immortel.C'est−à−dire qu'on abandonne la réalité pour saisir uneprojection ; que l'homme vrai n'est pas l'homme réel ; quepour trouver le véritable homme, l'idéal humain, il faut sortirdu temps et entrer dans l' éternel, que dis−je ? Déserter lefini pour l'infini, l'homme pour Dieu ! L'humanité, telle quenous la connaissons, telle qu'elle se développe, telle en unmot qu'elle peut exister, est droite ; on nous en ontre l'imagerenversée, comme dans une glace, et puis on nous dit : voilàl'homme ! Et moi je réponds : ce n'est plus là l'homme, c'estDieu. L'humanisme est du théisme le plus parfait. Quelle estdonc cette providence, que supposent en Dieu les théistes ?Une facul té essent ie l lement humaine, un at t r ibutanthropomorphique, par lequel Dieu est censé regarder dansl'avenir selon le progrès des événements, de la manière quenous autres hommes nous regardons dans le passé, suivant laperspective de la chronologie et de l'histoire. Or, il estmanifeste qu'autant l'infini, c'est−à−dire l'intuition spontanéeet universelle dans la science répugne à l'humanité, autant laprovidence répugne à l'hypothèse d'un être divin. Dieu, pourqui toutes les idées sont égales et simultanées ; Dieu dont laraison ne sépare pas la synthèse de l'antinomie ; Dieu, à quil'éternité rend toutes choses présentes et contemporaines, n'a

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pu, en nous créant, nous révéler le mystère de noscontradictions ; et cela précisément parce qu'il est Dieu,parce qu'il ne voit pas la contradiction, parce que sonintelligence ne tombe pas sous la catégorie du temps et la loide progrès, que sa raison est intuitive, et sa science infinie.La providence en Dieu est une contradiction dans une autrecontradiction ; c'est par la providence que Dieu a étévéritablement fait à l ' image de l 'homme ; ôtez cetteprovidence , Dieu cesse d'être homme, et l'homme à son tourdoit abandonner toutes ses prétentions à la divinité. Ondemandera peut−être à quoi sert à Dieu d'avoir la scienceinfinie, s' i l ignore ce qui se passe dans l 'humanité.Distinguons. Dieu a la perception de l'ordre, le sentiment dubien. Mais cet ordre, ce bien, il le voit comme éternel etabsolu ; il ne le voit pas dans ce qu'il offre de successif etd'imparfait ; il n'en saisit pas les défauts. Nous seuls sommescapables de voir, de sentir et d'apprécier le mal, comme demesurer la durée ; parce que nous seuls sommes capables deproduire le mal, et que notre vie est temporaire. Dieu nevoit, ne sent que l'ordre ; Dieu ne saisit pas ce qui arrive,parce que ce qui arrive est au−dessous de lui, au−dessous deson horizon. Nous, au contraire, nous voyons à la fois lebien et le mal, le temporel et l'éternel, l'ordre et le désordre,le fini et l'infini ; nous voyons en nous et hors de nous ; etnotre raison, parce qu'elle est finie, dépasse notre horizon.Ainsi, par la création de l'homme et le développement de lasociété, une raison finie et providentielle, la nôtre, a étéposée contradictoirement à la raison intuitive et infinie,

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Dieu ; en sorte que Dieu, sans rien perdre de son infinité entout sens, semble, par le seul fait de l 'existence del'humanité, amoindri. La raison progressive résultant de laprojection des idées éternelles sur le plan mobile et inclinédu temps, l'homme peut entendre la langue de Dieu, parcequ'il vient de Dieu, et que sa raison est au début semblable àcelle de Dieu ; mais Dieu ne peut nous entendre, ni venirjusqu'à nous, parce qu'il est infini, et qu'il ne peut revêtir lesattributs du fini, sans cesser d'être Dieu, sans se détruire.

Le dogme de la providence en Dieu est démontré faux, enfait et en droit.

I l est faci le à présent de voir comment la mêmeargumentation se retourne contre le système de la déificationde l'homme. L' homme posant fatalement Dieu commeabsolu et infini dans ses attributs, tandis qu'il se développelui−même en sens inverse de cet idéal, il y a désaccord entrele progrès de l'homme et ce que l'homme conçoit commeDieu. D'un côté, il appert que l' homme, par le syncrétismede sa constitution et par la perfectibilité de sa nature, n'estpoint Dieu, ni ne saurait devenir Dieu ; de l'autre, il estsensible que Dieu, l 'être suprême, est l 'antipode del'humanité, le sommet ontologique dont elle s'écarteindéfiniment. Dieu et l'homme, s'étant pour ainsi diredistribué les facultés antagonistes de l'être, semblent jouerune partie dont le commandement de l'univers est le prix : àl'un la spontanéité, l'immédiateté, l' infaillibilité, l'éternité ; à

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l'autre la prévoyance, la déduction, la mobilité, le temps.Dieu et l'homme se tiennent en échec perpétuel et se fuientsans cesse l'un l'autre ; tandis que celui−ci marche sans sereposer jamais dans la réflexion et la théorie, le premier, parson incapacité providentielle, semble reculer dans laspontanéité de sa nature.

Il y a donc contradiction entre l'humanité et son idéal,opposition entre l'homme et Dieu, opposition que lathéologie chrétienne avait allégorisée et personnifiée sous lenom de diable ou Satan, c'est−à−dire contradicteur, ennemide Dieu et de l'homme. Telle est l'antinomie fondamentaledont je trouve que les modernes critiques n'ont pas tenucompte, et qui, si on la néglige, devant tôt ou tard aboutir àla négation de l'hommeDieu, par conséquent à la négation detoute cette exégèse philosophique, rouvre la porte à lareligion et au fanatisme.

Dieu, selon les humanistes, n'est autre que l'humanitémême, le moi collectif auquel s'asservit comme à un maîtreinvisible le moi individuel. Mais pourquoi cette visionsingulière, si le portrait est fidèlement calqué sur l'original ?Pourquoi l' homme, qui dès sa naissance connaît directementet sans télescope son corps, son âme, son chef, son prêtre, sapatrie, son état, at−il dû se voir comme dans un miroir, etsans se connaître, sous l'image fantastique de Dieu ? Où estla nécessité de cette hallucination ? Qu'est−ce que cetteconscience trouble et louche qui, après un certain temps,

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s'épure, se rectifie, et au lieu de se prendre pour autre , sesaisit définitivement comme telle ? Pourquoi de la part del'homme cette confession transcendentale de la société,lorsque la société elle−même était là, présente, visible,palpable, voulante et agissante ; lorsque, enfin, elle étaitconnue comme société, et nommée ? Non, dit−on, la sociétén'existait pas ; les hommes étaient agglomérés, mais pointassociés : la constitution arbitraire de la propriété et de l'état,ainsi que le dogmatisme intolérant de la religion, leprouvent. Rhétorique pure : la société existe du jour où lesindividus, communiquant par le travail et la parole, ontconsenti des obligations réciproques et donné naissance àdes lois et à des coutumes. Sans doute la société seperfectionne à mesure des progrès de la science et del'économie : mais à aucune époque de la civilisation leprogrès n'implique une métamorphose comme celles qu'ontrêvées les faiseurs d'utopie ; et si excellente que doive être lacondition future de l'humanité, elle n'en sera pas moins lacontinuation naturelle, la conséquence nécessaire de sespositions antérieures. Du reste, aucun système d'associationn'excluant par lui−même, ainsi que je l'ai fait voir, lafraternité et la justice, l'idéal politique n'a jamais pu êtreconfondu avec Dieu, et l'on voit en effet que chez tous lespeuples, la société s'est distinguée de la religion. Lapremière était prise pour but , la seconde regardée seulementcomme moyen ; le prince fut le ministre de la volontécollective, pendant que Dieu régnait sur les consciences,attendant au delà du tombeau les coupables échappés à la

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justice des hommes. L' idée même de progrès et de réformen'a fait défaut nulle part ; rien enfin de ce qui constitue la viesociale n'a été chez aucune nation religieuse, entièrementignoré ou méconnu. Pourquoi donc encore une fois cettetautologie de société−divinité, s'il est vrai, comme on leprétend, que l'hypothèse théologique ne contienne pas autrechose que l'idéal de la société humaine, le type préconçu del'humanité transfigurée par l'égalité, la solidarité, le travail etl'amour ? Certes, s'il est un préjugé , un mysticisme dont ladéception me semble aujourd'hui redoutable, ce n'est plus lecatholicisme, qui s'en va, ce serait bien plutôt cettephilosophie humanitaire, faisant de l'homme, sur la foi d'unespéculation trop savante pour n' être pas mêlée d'arbitraire,un être saint et sacré ; le proclamant dieu, c'est−à−direessentiellement bon et ordonné dans toutes ses puissances,malgré les témoignages désespérants qu'il ne cesse dedonner de sa moralité douteuse ; attribuant ses vices à lacontrainte où il a vécu, et se promettant de lui, par uneliberté complète, les actes du plus pur dévouement, parceque dans les mythes où l 'humani té, su ivant cet tephilosophie, s' est peinte elle−même, se trouvent décrits etopposés l'un à l' autre, sous les noms d'enfer et de paradis,un temps de contrainte et de peine, et une ère de bonheur etd'indépendance ! Avec une pareille doctrine, il suffira,chose d'ailleurs inévitable, que l'homme reconnaisse qu'iln'est ni Dieu, ni bon, ni saint, ni sage, pour qu'il se rejetteaussitôt dans les bras de la religion : si bien qu'en dernièreanalyse, tout ce que le monde aur gagné à la négation de

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Dieu, sera la résurrection de Dieu. Tel n'est pas, selon moi,le sens des fables religieuses. L'humanité, en reconnaissantDieu comme son auteur, son maître, son alter ego , n'a faitque déterminer par une antithèse sa propre essence : essenceéclectique et pleine de contrastes, émanée de l'infini etcontradictoire à l' infini, développée dans le temps etaspirant à l'éternité, par toutes ces raisons faillible, bien queguidée par le sentiment du beau et de l'ordre. L'humanité estfille de Dieu, comme toute opposition est fille d'une positionantérieure : c'est pour cela que l'humanité a découvert Dieusemblable à elle, qu'elle lui a prêté ses propres attributs,mais toujours en leur donnant un caractère spécifique,c'est−à−dire en définissant Dieu contradictoirement àelle−même. L'humanité est un spectre pour Dieu, de mêmequ'il est un spectre pour elle ; chacun des deux est pourl'autre, cause, raison et fin d'existence. Ce n'était donc pointassez d'avoir démontré, par la critique des idées religieuses,que la conception du moi divin se ramène à la perception dumoi homme ; il fallait encore contrôler cette déduction parune critique de l'humanité même, et voir si cette humanitésatisfaisait aux conditions que supposait son apparente déité.Or, tel est le travail que nous avons solennellementinauguré, lorsque, partant à la fois de la réalité humaine etde l'hypothèse divine, nous avons commencé de déroulerl'histoire de la société dans ses établissements économiqueset dans ses pensées spéculatives. Nous avons constaté, d'unepart, que l'homme, bien que provoqué par l'antagonisme deses idées, bien que jusqu'à certain point excusable,

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accomplit le mal gratuitement et par l'essor bestial de sespassions, ce qui répugne au caractère d'un être libre,intelligent et saint. Nous avons fait voir, d'un autre côté, quela nature de l'homme n'est point harmoniquement etsynthétiquement constituée, mais formée par agglomérationdes virtualités spécialisées en chaque créature, circonstancequi, en nous révélant le principe des désordres commis parla l iberté humaine, a achevé de nous démontrer lanondivinité de notre espèce. Enfin, après avoir prouvé qu'enDieu la providence non−seulement n'existe pas, mais qu'elleest impossible ; après avoir, en d'autres termes, séparé dansl ' ê t r e i n f i n i l e s a t t r i b u t s d i v i n s d e s a t t r i b u t santhropomorphiques , nous avons conclu, contrairement auxaffirmations de la vieille théodicée, que relativement à ladestinée de l'homme, destinée essentiellement progressive,l'intelligence et la liberté en Dieu souffraient un contraste,une sorte de limitation et d' amoindrissement, résultant deson caractère d'éternité, d' immutabilité et d'infinité ; de tellesorte que l'homme, au lieu d'adorer en Dieu son souverain etson guide, ne pouvait et ne devait voir en lui que sonantagoniste. Et cette dernière considération suffira pour nousfa i re re je te r auss i l ' human isme, comme tendantinvinciblement, par la déification de l'humanité, à unerestauration religieuse. Le vrai remède au fanatisme, selonnous, n'est pas d'identifier l'humanité avec Dieu, ce quirevient à affirmer, en économie sociale la communauté, enphilosophie le mysticisme et le statu quo ; c'est de prouver àl'humanité que Dieu, au cas qu'il y ait un dieu, est son

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ennemi. Quelle solution sortira plus tard de ces données ?Dieu à la fin se trouvera−t−il être quelque chose ? ... j'ignoresi je le saurai jamais. S'il est vrai, d'un côté, que je n'aieaujourd'hui pas plus de raison d'affirmer la réalité de l'homme, être illogique et contradictoire, que la réalité deDieu, être inconcevable et immanifesté, je sais du moins, parl' opposition radicale de ces deux natures, que je n'ai rien àespérer ni à craindre de l 'auteur mystérieux que maconscience involontairement suppose ; je sais que mestendances les plus authentiques m'éloignent chaque jour dela contemplation de cette idée ; que l'athéisme pratique doitêtre désormais la loi de mon coeur et de ma raison ; que c'estde la fatalité observable que je dois incessamment apprendrela règle de ma conduite ; que tout commandement mystique,tout droit divin qui me serait proposé, doit être par moirepoussé et combattu ; que le retour à Dieu par la religion, laparesse, l'ignorance ou la soumission, est un attentat contremoi−même ; et que si un jour je dois me réconcilier avecDieu, cette réconciliation, impossible tant que je vis, et danslaquelle j'aurais tout à gagner, rien à perdre, ne se peutaccomplir que par ma destruction. Concluons donc, etinscrivons sur la colonne qui doit servir à nos recherchesultérieures de point de repère : le législateur se méfie del'homme, abrégé de la nature et syncrétisme de tous lesêtres. −i l ne compte pas sur la providence, facultéinadmissible dans l 'esprit infini. Mais, attentif à lasuccession des phénomènes, docile aux leçons du destin, ilcherche dans la fatalité la loi de l' humanité, la prophétie

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perpétuelle de son avenir. Il se souvient aussi, parfois, que sile sentiment de la divinité faiblit parmi les hommes ; sil'inspiration d'en haut se retire progressivement pour faireplace aux déductions de l'expérience ; s'il y a scission deplus en plus flagrante entre l'homme et Dieu ; si ce progrès,forme et condition de notre vie, échappe aux perceptionsd'une intelligence infinie et par conséquent anhistorique ; si,pour tout dire, le rappel à la providence de la part d'ungouvernement est tout à la fois une lâche hypocrisie et unemenace à la liberté ; cependant le consentement universeldes peuples, manifesté par l'établissement de tant de cultesdivers, et la contradiction à jamais insoluble qui atteint l'humanité dans ses idées, ses manifestations et ses tendances,indiquent un rapport secret de notre âme, et par elle de lanature entière, avec l'infini, rapport dont la déterminationexprimerait du même coup le sens de l'univers, et la raisonde notre existence.

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