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ihétérne. Rev¡sta Complutense dc Estudios Franceses ISSN: ¡39-9368 ¡999, 14: 43-56 Proust au cwur de la modernité: la vision Jragmentée Luc FRA¡ssE Université Strasbourg II RÉSUME Duf=¡it que la Recherche du temps perdu est construite comme une cathédra- le, on n’aper~oit pas au premier abord une caractéristique gui place ¡‘¿crí vain au ccrur de la modernité: sa visionfragmentée. L’univers sensible, dans son roman, est ¿parpillé par les efl~ts de lumiére, comme ses personnages dans les lieux cloisonnés qu’ilsfréquentens. Cette mise en scéne, gui révolutionne les Jórmes dii roman, Proust la met en ruvre pour restituer fidélement la discontinuité des états de conscience. La Recherche renferme ainsi de nombreu.x arts poétiques explí- quant la noii ve/le conception de la création littéraire gui découle Lun tel projet. Proust au cwur de la modernité: l’affirmation pourrait étre discutée. L’au- teur de la Reeherche n’afréquenM aucun cénacle,fondé ni suivi aucune ¿cole. promulgué aucun mamfeste: son héros ¿cnt sa premiére page en contemplant, isolé dans sa méditation, trois clochers gui dansent a ¡‘honizon d’ un paysage de campagne etd’ailleurs l’écrivain n’attribue qu’un UVe réduit ata ¿coles lii- téraires daus l’évolution de la littérature 2 Bien que ges ¿tudes secondaires, au lycée Condorcel, 1’aient mis en contact avec l’avant-garde intellectuelle du temps, frangaise et étrangere, 1/ se nournit de litté,ature dii XVI? siécle3 et pro- nonce volontiers léloge dii classicisme4. Son premier acte d’éclat littéraire est Á la reche re.’ he du ernps perdu, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Gal- flmard, «Bibliothéque de la Plélade», 4 volurnes, 1987-1989 (toutes les références renvenont á cet- te édition); peur l’épisode des clochers de Martinville, voir Dii cóté de <hez Swann, t. 1, pp. 177- 180. 2 Correspondance de Marcel Proust, établie, présentée et annotée par Philip KoIb, Plon, 21 volumes, 1970-1993; t. XX, PP. 497-498. Voir Noémi Hepp, «Le XVIIC siécle de Marcel Proust dans la Recherche du tennps perdu>x, Travauxde hngu¿st¿que udc l¿tté rature, 2(11-2, Strasbourg, 1974, pp. 121-145. Voir mon Esthétique de Marcel Proust, SEDES, 1995, PP. 238-241. 43

Proust au cwur de la modernité: la visionJragmentée · 2017. 4. 30. · Luc Fraisse Proust au caur de la modc,-nité:la visionfragmentée de vilipender ¡‘hermétisme des poétes

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  • ihétérne. Rev¡staComplutensedc Estudios Franceses ISSN: ¡39-9368¡999, 14:43-56

    Proustau cwur de la modernité:la visionJragmentée

    Luc FRA¡ssEUniversitéStrasbourgII

    RÉSUME

    Duf=¡itque la Recherchedu tempsperdu est construitecommeunecathédra-le, on n’aper~oitpasau premierabordunecaractéristiqueguiplace¡‘¿crívain auccrur dela modernité: savisionfragmentée.L’universsensible,danssonroman,est¿parpillé par les efl~ts de lumiére, comme sespersonnages dansles lieuxcloisonnésqu’ilsfréquentens.Cettemiseen scéne,gui révolutionnelesJórmesdiiroman,Proustla meten ruvrepourrestituerfidélementla discontinuitédesétatsdeconscience.La Rechercherenfermeainsi de nombreu.xartspoétiquesexplí-quantla noii ve/leconceptionde la créationlittéraire guidécouleLun tel projet.

    Proustau cwurde la modernité:l’affirmation pourrait étre discutée.L’au-teur de la Reeherchen’afréquenMaucuncénacle,fondéni suiviaucune¿cole.promulguéaucunmamfeste:sonhéros¿cntsapremiérepageen contemplant,isolédanssaméditation, trois clochersgui dansenta ¡‘honizond’ unpaysagedecampagne etd’ailleurs l’écrivain n’attribue qu’un UVe réduitata ¿coleslii-téraires dausl’évolution dela littérature2 Bien queges¿tudessecondaires,aulycée Condorcel,1’aient mis en contact avec l’avant-garde intellectuelledutemps,frangaiseet étrangere,1/ se nournit de litté,ature dii XVI? siécle3etpro-noncevolontiersléloge dii classicisme4.Sonpremieracted’éclat littéraire est

    Á la reche re.’he du ernps perdu, édition publiéesous la directiondeJean-YvesTadié,Gal-flmard, «Bibliothéquede la Plélade»,4 volurnes,1987-1989(touteslesréférencesrenvenontácet-te édition); peurl’épisodedesclochersdeMartinville, voir Dii cóté de x,Travauxde hngu¿st¿que udc l¿ttérature, 2(11-2,Strasbourg,1974,pp. 121-145.

    Voir mon Esthétique de Marcel Proust, SEDES,1995,PP. 238-241.

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  • Luc Fraisse Proustau caur de la modc,-nité:la visionfragmentée

    de vilipender ¡‘hermétismedespoétessymbolistesen I896~. Lun de sesbutspnncipawcfus de construire son anise sc/cm l’~vact modéle des hátisseursdecathédrales au mayen¿ge6.Enfin sesinfirmités,gui l’obligérent a vivir en re-clus dausla célébre chambrede liége ¿¡u boulevard Haussrnann,nc fuipermi-rent guéred’assisterata créationsartistigueslesplus cantemporaines:«le ncsuismémejamais—cequejeregrettef...j, , 1971, PP. 390-394.

    Voir mon ouvrage L

  • Lite Fra/sse Proustau eceurde la moclerniré: la visíanfragrnent¿e

    dernitépar la représentationvolontiers éclatée,et ál’époquerévolutionnaire,dumondesensible.Univers réfracté,peut-ondire á la lettre, dans la mesureoúc’est la réfraction— ji faudraitméniedire, la diffraction — lumineuse,qui faitéclaterlepaysageenmorceaux.Le narrateurdesJeunesfilíes célébrele «soleilémietteur>~‘~ deBalbee,qul projettesurles tissusépaisde La chambre«un¿car-lateeffeuillementd’anémones»‘~. Ce roman¿cntdansunechambreobseure,qui évoqueles plus moderneslaboratoiresde photographie,met en scéneununiverssensible¿parpillépar la lumiére.Vojel ‘a nouveaule héros‘a Balbee,at-tendantdanssa chambrede partirenpromenade:«‘a cetteheureoú desrayonsvenusd’expositionset commed’heuresdifférentes,brisaient les anglesdiimur, ‘a cétéd’un reflet dela plagemettaientsurlacommodeun reposoirdiaprécommeles fleurs du sentier, suspendaient‘a la paroi les ajíes repliées,trem-blanteset tiédesd’une clartépréte‘a reprendreson vol, chauffaientcoifime unbainun carréde tapispro’íineial devantla fenétrede lacourettequele soleilfestonnaitcommeunevigne, ajoutaientau charmeet ‘a la complexitéde la dé-corationmobiliéreen semblantexfolien la sole fleuniedesfauteujíset détacherleur passementerie,cettechambre,quejetraversaisau momentdem’habillerpourlapromenade,avait l’air d’un pnismeoú sedécomposaientles couleursdela lumiéredu dehors,d’une rucheoú les sucsdela journéequej’allais goflterétaientdissociés,épars,enivrantset visibles, d’un jardin del’espérancequi sedissolvaiten unepalpitation derayonsd’argentet depétalesde rose»15 C’estlavision éclatéequl rnet La réalité décriteen féte.

    En promenade,tandis que le hérosapergoit fugitivement quelquejeunefilíe sur le chemin, le narrateur,luí, célébreen ces passantes— aurait ditBaudelaire— une sculpture inachevée,un marbrefragmentéde Rodin,«tandisqueSur leparcours,sansosenfaire arréterlavoiture,desjeunesfemmesfragmentaires,complétéespar [1’] imagination,donnentunefurieuseenviededescendre,de les aborder,d’entneprendreuneconfrontationdu réve‘a la réali-té»

  • Luc Fra/sse Proustau agur de la mojan/té:la v/s/onfragmentée

    encemondeautrechosequela partie de complémentqu’ajoute‘a unepassantefragmentaireel fugitive notreimaginationsurexcitéepar le regret» ‘~. Dauscel-te variationbaudelairjenne,Proustse placevolontairementdanslacontinuitédupo~teparexcellencede lamodernité.Quant‘a I’éloge de la vitesse,elle figuraitau programmedu mouvementfuturiste,crééen 1907 par ?vlaninetti,et mis enruvre notammentparApollinaire danssa poésie.

    UNE NOUVELLE CONCEPTION DU PERSONNAGEDE ROMAN

    Le regard‘a faceltes,queportele narrateurproustiensur lemondesensible,inspireau romancierdesnotationsdiscrétessur l’éparpillementdeschosesetdesétresdont ji doil rendrecomplesi, au méprisde tout académisme,u s’at-tache‘a reproduirefidélementnotreperceptionde la réalitéextérleure.L’auda-cedeProustromancierse fait plus voyantelorsqueson narrateurdécouvreetanalyseles personnagesqul gravjtentautounde tui. Sonregard (mémesj t’au-teur de laRecherchen’a pasconnu son contemporainHusserl) devientalorsphénoménologique:«Onne voit jamaisqu’un cóté deschoses»~ constatelenarrateurdeLa Fugiti ve, et defait, le paysageromanesque,naturelet humain,se stylise voloníjersen notationsgéoméírjquesquj le décomposení,commedi-rait le philosopheFran9ojsDagognet,en faces,sur¡t¡ees,interfaces21) On nevoit demémejarnaisqu’un cóté des‘atres, etc’estcettecirconstancequi nourrjtsi abondammentle thémeproustiende la jalausie: «je nc possédajsdunsmamémojre,Ijí-on dansLa Prisonniére, quedessériesd’Albertine sépanéeslesunesdesautres,incomplétes,despnofils,desinstantanés;aussi majalousieseconfmnait-elle‘a uneexpressiondiscontinne,‘a la fois fugitive et fixée, et auxétresqui l’avajent amenéesur la figure d’Albertine» Le dramede lajalousie,queProustdéveloppe‘a traversle paralléleentre«Un amourde Swann»et lecycle d’Albertine, peut se tire commeune réflexion sur notre perceptionparcellaired’autrui, lapersonnes’éparpillantdunsnotremémoireet dérobanttoujours l’essentield’elle-m&me ‘a la faveur d’un espacedouloureusementmorcelé.Ajnsi s’expliquele pcssimismesentimentaldu narrateurdesJeunesfilíes: «ChaqueStreestdétruitquandnouscessonsde le voin; puis sonappari-tion sujvanteestunecréatjonnouvelle,différentede cellequi l’a imniédiate-mentprécédée,sinonde toutes»22 Voilá qui jnvjte le romancier,qui voudraitrendrecomptedecetteconstatation,‘a remetireen causela cohérenceet l’im-

    ~ Id., í. II, p. 73. «Fugitivebeacté¡Doní le regardtWafalí soudainemenl renaitre, ¡ Nc te ver-ral-je plus que dans I’éternité», écril Baudelaire dans «A une passanle», et dans ssFuséessí: «Lernystére. le regrel, soní aussi des caracléres du Bcau».

    « Id., í. IV, p. 260.~

  • Luc Fra/sse Proustau arar de la modern/té:la vis/onfragmentée

    mobjlité panlesquelleson a pu longtempsdéfinir le personnagede rornan: levérjtablepersonnagene devrajt-jl pasétrecomposéd’une séniede faccttesoud’identjtésdifférentes,n’est-jl pasrenduPlus véridiquepar l’impossibilité ‘alaquelleon se heurtede ledéchiffrerqueparune imimédiatelisibjlité? Ainsi laseetiontout entiéreintituléeLa Fugitive doit-elleétrecompniseautantcommeun roman delajalousiequecomnieuneenquéteet uneexpérienceportantsurcequl définjt l’épaisseurou l’étoffe d’un pensonnageromanesque.

    L’espacechezProustdessinecommeun paysagedebocage,et les penson-nagesont tót fait de s’éparpillerdansleslogettesdecetétrangevitrail, dont l’a-perceptjond’une seuleparcelleplongeaussitóttoutesles autresdansl’obscuritéde l’inconnaissable.Aussi le personnagejhgitefa-t-ilsouventpartie liée avecladispersiondesljeux, — et surtoutle personnageépisodique,notammentSaint-Loup,qul n’est jcj quel’emb¡émedesautresfiguresde laRecherche,protago-nístesou comparses.A la mortde son ami tué sur le front dela GrandeGuerre,le narí-ateurdu Ternpsretrauvéenvjent ‘a établircebilan: «l’avojr si peuvu ensomme,en dessitessi variés,dansdescirconstancessi diverseset séparéespartant d’intervalles,danscehall deBalbec,aucafédeRjvebelle,au quartierdecavalerjee! auxdinersmjljtaires de Donciénes,au théátreoú ji avait giflé unjoumaliste,chezlaprincessedeGuermantes,ne faisait queme donnerde saviedestableauxplus fr-appants,plus nets, [...] quel’on n’en asouventpourdesper-sonnesaímeesdavantage,majs fréquentéessi continuellementque l’imagequenousgardonsd’elles n’est plusqu’une espécede vaguemoyenneentreunejnfinité d’imagesdifférentes,1...] comniepour ceuxquenousn’avonsvus quependantdesmomentslimités au counsde rencontresinachevées»23~ Le pen-sonnagede Proust,qui fait unepremiéreapparitiongénéralementrendueinou-bliablepanle portrait en piedqu’il offre alors,ne cesserapar la sujtede s’é-nijetterenréappanitionstoujoursdifférenteset mémecontradjctoires:la dameen rose,Odettede Crécy, Miss Sacripant,Mme de Forchevilleet la maitressedii ducdeGuermantes,telJeest Jasériedepersonnagesquenousavonscoutu-med’appeler«Odette»24•

    Aussi le romancierdelaRecherchese montre-t-il au mojns aussiattentifaux élémentsjsolésqui apparaissentdansunepensonnalitéqu’á sesconstantes.Legrandjnse révéleun joun, ‘a Combray,parunefroideurimpossible‘a rattacher‘a son aultudehabituelle:«Elle ¿tal!comnietonteatÑudemi actioncii serévé-le le caractéreprofondetcachédequelqu’un:ellene se be pas‘a sesparolesan-térjeures,nousnepouvonspasla fajre confirmenpar le témoignagedu coupa-ble qui n’avouerapas;nousen sommesrédujts ‘a celui de nos sensdont nousnousdemandons,des-antce souvenjrisoléet incohérent,s’ils n’ont pasétéle

    23 Id, í. IV, p. 426. Sur Sainí-Loup personnage épisodique, voir Michel Rairnond, Proust Jo-aluneses, SEDES, 1984,pp. 184ti 192.

    24 Voir ‘a ce sujeí E’eline Cacine, «Unetechnique de dépersonnalisation du personnage dans laReehereheU;, íemnpsperduss,ResisedesSe/enteshurna/nes,fascicule141juilíet-septcmbre1971,pp. 381 ti 405. cl Gérard Cenelte, F/guses III. Seulí, 1972.

    Ihéte~me. Revista Coníplutense de EstudiosFranceses999, 14: 43-56

  • Luc Fra/sse Proust au agur dela rnodern/té:la v/s/onfragrnentée

    jouet d’une illusion; de sortequedetellesattitudes,les seulesgui ajeníde l’jm-portance,nouslaissentsouventquelquesdoutes»25 Dc méme,et bien qu’iln’ait á peu présnien connude la théorjede Freud,Proust invite son lecteur‘api-éterattentjonau langagedeslapsas,gui fon! éclaten,‘a la surfacedo coni-portementsocial,un fnagmentprécieuxtout droit surgi du moi leplusprolbnd.DansLe Tempsretrous-é,deuxmilitajres sont en arrétau seuil de la majsondeJupien,et manifestentleur désird’y entrer,contrariépar un jnterdit moral, ‘a tra-vensuneparolemachinale,«apréstout on s’en fiche». Le narrateurcommente:«c’était,ceapréstoar cíe s’enfic/¡e,un exemplaireentremille decemagniflquelangage,si différentde celuj quenousparlonsd’habjtude,etoú l’émotion fajídévjer cequenousvoulionsdire et épanouir‘a laplaceunephrasetout autre,émergéed’un lac jnconnuoú vivent cesexpressionssansrapportavecla penséeel qui par cela méme la révélent»26• On comprend,entreautres‘a ce trail,pourquoi le jeuneAndré Breton, lecteurde La Pfisonniérepour la NRF, semontra si enthousiastede Proust,dont l’esthétiqueannoncepanfois le lienqu’établirabjentétle surréaljsmeentrela trouvajllelittéraire et le langagedel’inconscíent.

    LA DISCONTINUITÉ DES ÉTATS DE CONSCIENCE

    Cetteobservatjondesapparitionsmorceléesauxguellesse réduit ce quenousappelonsautnuj nourrit unenéflexion. identiquemaisplusgénérale.sur lapersonnaljté;c’estun chapitredecequel’on nommajt‘a l’époque la «psycho-logie desprofondeurs».L’a en effeí oú Proustse montreun rornancierde la mo-dernjté,c’est lorsqu’il placela personnalitésousle signede ladiscontinuité.Chez.Proust,lemoj, qui se déf¡nissaittraditjonnellementpar sonunité, dcvienten profondeurunefraction de moi, commel’expénimente,‘ala faveur de la sé-parationet bientótdel’oubli progressif,le narrateurde La Fugitive: «Le per-sonnagequej’avais étéu y a si pcu de tempsencoree! gui nc vivait quedans laperpétuelleattentedu momentoé Albertjne viendrajt lui dire bonsoirel l’ern-brasser,une sorte de multiplication de mol-mémeme faisait paraitrece per-sonnagecommen’étantplus qu’unefaible partie,‘a demi dépouillée,dc moi, etcommeunefleur gui s’entr’ouvrej’éprouvaisla fraicheurrajeunissanted’uneexfoliation»~ Ce motifde l’ex/bliaíian. déjá rencontré,montrejusquedanslespréférenceslexicalesde Proust‘aquel point la fragmentations’assocjechez luj‘a uneheureusedécouverte,‘a lajoiede découvrirun monderenouvelé.

    L’écnivain de la Ree/zerchepróneainsi, par prédilection,en ¡natiénepsy-chologique,la discontinuitédesétatsde conscicnce,djsconíinuitédont¡‘orga-nisatjonde l’espacerornancsqueconstituelesupportdémonstratifel la miseen

    25 Rccherehe, 1. 1. p. 125.Id., 1. IV, p. 40 1.Ih/d., p. 115.

    I/séténú. RevistaCorispíutensedc Estudisss IranVese999. [4: 43-56

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  • Lite Fra/sse Proust au eceurdela modern/té:la v/s/onfragmentée

    images.Tel estle sens,notamment,de la partitionendeuxcótésde l’univers delaRecherche,le «cótédechezSwann»etle «cátédeGuenmantes»gui donnentleurstjtres aux premiéreet trojsjémesectionsdu cyeleromanesque,gui nelais-sentpasd’évoguer,surtoutpour cettegénérationqui avu établir les localjsa-tions cérébrales,les deux hémispliéresdu cerveau,et quele narrateurdécrjtquant‘a lui commedesétatsde consejence,ou commele diptyqueformé par savje psychjque:«C’estdu cótéde Guermantesquej’ai apprjs ‘a djstinguercesétatsgui se succédenten moj, pendantcertainespéniodes,et vont jusqu’ásepartagerehaquejournée,l’un revenan!ehasserl’autre,ayeelaponetualitéde lafiévne; contigus,mais sj exténieursl’un ‘a l’autre, sj dépourvusde moyensdecommunjcatjonentreeux,queje ne puis pluscomprendre,plus mémeme re-présenter,dansl’un, ce que j’ai désiré,ou redouté,ou accompíldans l’au-ti-e» 28 Ajnsj en est-il de l’espaceproustien,diviséen cótésqui s’excluentmu-tuellemen!,si bienqu’étre ¡ci es!ressentid’ abordcomniele fal! dene pouvoir¿treló-bas29

    La fragmentationdesétatsde conscieneese projettedonevolontjersdansl’espace,et le titre etle sujet de laRecherche¿¡u tempsperdune doivent pasfaire méconnaitrel’oniginalité manifestéeici parProustdanslacomplétere-définition de l’espaceromanesquetraditionnel.II est certaintoutefoisquela vjepsychiquedévoileavanttout sa discontinuitédansle temps,selon la lol d’jn-!ermittence:nousnevoyonsle monde,notele narrateurdesJeunesfilíes, quepar «cette ‘ame humajnedont unedeslojs, fortifjée par les afflux inopinésdesouvenirsdiffénents,estl’jntermjttence»~. Loi qu’il s’agitd’accepter,dont jiconvíen!de recueillir les richesses,souspeinede donnerunevjsion constam-rnentdéforméede1’universsensible:«Nousn’avonsde l’univers quedesvj-síonsinformes,fragmentées,et quenouscomplétonspardesassociationsd’j-déesarbitraires,créatricesde dangereusessuggestions»~ lit-on dausLaFugitis-e.

    Une telle conception s’opposetotalementá Bergson,pour gui la frag-mentationcaracténisel’approcheintellectuelledesphénoménespsychiques,approchequ’il s’agit de dépasser,de traverser,de fayon ‘a retrouverle fluxeontinu de l’intuition profondeet de la pure durée. Sur ce point, Prouste!Bergsonsc font vis-á-visen totaleantithése,carselonProustau contraire,jIs’agit, par une introspectionappliquée,de traverserl’enveloppeljsse quesembleéti-e, au premierabord,Ja vie psychologique,poun accéder‘a lacoucheprofondedel’inconscientgui se manífestepar richesfragments32• Le roman-

    25 Voir GeorgesPouleí,LEspaceproust/en.Galíimard, 1982.

    Reeherche,1. 1. p. 581. Rappelons que Proust avait pensé iníjtuler ti I’

  • Lite Fra/sse Proust an ca’ur de la modernlré: la visionfragmentée

    cierenrevancherecueille ici pleinement,quoiqu’indirectement,l’hénitagedeSchopenhauer33,donton lisait beaucoup‘a son époquele grandtraité intituléLe Mondecorurne valonté et eommereprésentation(1819)~ Pourcephi lo-sophe, la Volonté ou le vouloir-vivre, force cosmiquegui régit tout l’uni-vers, se fragmentedanschaqueforme vivante~ si bienquel’étre vivantcon-serve l’impression confusede constituerle fragmentd’un ensembleplusvaste,et que sa consejence(Schopenhauerdirajt, sa «représentation»)nc tuifournit sanscessequ’uneparcellede sa proprepensée:«l’jdée uneet identiquese manifesteen tant quephénoménesdifférents; 1...] elle neprésente‘a l’indi-vjdu connaissantquedesfragmentsdétachéset desaspectssuccessifsde sonétres~3Ó~ On ne voit jamaisqu’un cóté deschoses,constaterale narrateurproustien; Schopenhauerexpliquepourquoi: «je nc connaisqu’uneface desobjets,la représentation;leur essenceintime restepoun moj un profondsecret,mémelorsqueje connaistontes les causesgui déterminentleurs modifica-tions»~ L’individu nc peuts’appréhenderhui-mémequ’á la faveur d’unesuccessiond’états de conscience;et cetteaperceptiontributairedu tempsnclaissepasd’annoncerla théorieproustienne:«Jenc connaispasma volontédanssa totalité;je nc la connaispasdansson unité,pasplusquejenc lacon-na[s parfaitementdans son essencc;elle nc m~apparai!que dans sesactesisolés,parconséquen!dansle temps»~. L’une desoriginalitésde Proustcon-sistera ‘a propasenunemiseen seénemajestucusedecesprincipes,el surtoní‘aconvertir touíesces négationsen l’invention d’une forme romanesque—d’oú résultele roman moderne.L’auteurde laRecherchereproduirafidéle-mentdansson ruvre, ‘a traversle personnagede son narrateur,ceque Scho-penhauerappelaitle «caractérerhapsodiqueet souventfragmentairedu counsdemespensées»39,psychismefragmentairequele philosopheillustrait ‘a l’ai-ded’une imagegui peutdonner‘a penserau lecteurdeDu cótéde che:Swann:«notreconnaissancepensanteressemble‘a unelanternemagique,dansle foyerde laquellene peutapparaitrequ’une image‘a la fois; chaqueimage,alorsmémequ’ellereprésentecequ’il y a de plus noble,es!obligéede disparaitrehientóte! defaineplaceauxappanitionsles plus hétérogénes»‘~«.

    » Linfluence de Schopenhauer sur Proust a été étudiée par Anne Henry, daus Marce! ProustIhécr/espoar oneesthét/que,Kl incksieck, 1981.~ Trndui[ par Augí[ste Burdeau e[. publié en trois VOJI[Jnes ches Alcan en 1888-1890: [DCSré-

    lérences renverroní ti celle édition.~ «Lunité originelle el essentielle de Ildéc esí fraclionnée el disséninée dans la pluralílé des

    choses individuelíes» (1. III, p. 178). «Iobjecíivation de la volonlé se fragmente en différenlesdées» (t. 1. p. 165), si bien que íes individus peuvení sed/finir comme íes «fragments dune ~o-

    boté dispersée sons forme de mulliplicité» fi. lp. 353).

    lh/d., p. 130.~ Ib/U., p. ¡06; vi? aussi p. 113.» 14,1. II. p. 272.~“ lb/U., p. 273,

    Fhétémc. [¿

  • Lue Fra/sse Proust au eceurde la ¡nodernlté: la v/s/onf¡-agmentée

    VISION FRAGMENTÉE ET CRÉATION LITTÉRAIRE

    Á la recherche¿¡u ternpsperduestunecruvre peupléede symboles;et pa-radoxalement,la modernitéde la visionproustiennetransparaitdansle romanpresqueexclusivement‘a traversdesimagesd’art ancien:laprojectionde lan-tememagique,les vitraux d’uneéglisemédiévale4~,les tableauxenpolyptyquede la peintureitalienne42• Mais la vision modernemise en muvre danslaRecherchen’en conduit pasmoins ‘a construire,‘a partir de ces perceptionsfragmentées,toute uneesthétique,et biendespassagesdu roman,quel’on vientde lire, peuventsentendreaussi commeautantd’arts poétiques;c’estcetartpoétiquedela fragmentationqu’il sagitpour finir de dégager.

    Depuis qu’il alu et traduit l’esthéteanglaisRuskin,Proustest convaincuquelartisteestpoussépar son instinctcréateur‘a choisirparprédilectiondanslemondesensibleles fragmentssusceptiblesd’éveiller son inspiration.Son re-gardconsisteau fond ‘a isoler, dansle tissu quotidiende la vie, les formesguipourrontdevenirles matériauxd’une muvre d’art. La réfractionlumineusegui, on la vu, met en quelquesortele réel en féte, devient, sousla plumedeProust,uneimagede l’originalité créatrice,— «le génieconsistantdanslepou-voir réfléchissantet non dansla qualitéintrinséquedu spectaclereflété»~ Lestruvrescomplétesd’un artistesontelles-mémesrégiespar uneloi internede ré-fraction lumineuse:lhruvremusicalede Vinteuil fait entendre‘a lauditeurdeLa Prisonniére«unemémepriére, jaillie devantdifférentsleversde solejí in-térieurs,et seulementréfractée‘a traversles milieux différents depenséesau-tres»‘

  • Luc. Fra/sse Proust uit ewur de la n,ode,-n/t¿: la v/s/onfragmentée

    se présenteaussi,dans son irréductible originalité, la musiquede Vinteuil.c’est-á-dire«la féte inconnueetcolorée(dont sesceuvressemblaientles frag-mentsdisjoints, les éclatsauxcassuresécarlates),modeselonlequeljI “enten-dait” et projetaithorsdelui lunivers»~.

    Pourle romancierplusparticuliérement,la fragmentationdesétatsde cons-ciencedivise la vie psychologiqueen zanesgui, différemmentcolorées,dessi-nentune sérieimpressionnistetelle quelaconcevaille peintreMonet.Essayantdedécrirel’état d’espritchangeantde son enfance,le narrateurdeSwannécritainsj: «La zonede tristesseot¡ je venais dentrerétait aussi distincte de lazoneoúje m’élangaisavecjoie, II y avait un momen!encore,quedanscertainsdeIs une bande rose,ests¿paréecommepar une ligne d’une bandeverteoudunebandenoire»49.Et dansLa Fugitis-e, il distinguerasoigneusement,aprésle départet lamort dAlbertine,sessentimentscomplexes«gui, séparéslesunsdesautrespardesnuancesindiscernables,font de notre vie commeunesuitedezonesconeentriques,contigués,harmoniqueset dégradées>~~. De méme, les~uvres complétesd’un -artiste,par la loi deréfractionlumineusegui lesrégit delintérjeur, déploientsousnos yeux unemajestueusesérie~mpressionn¡ste.

    Une muvre dessineainsi, pourProust,«unefrise interrompueet reprise»~Voilá pourguoi l’amateurd’art découvrepar prédilection danscette euvreunecollectiondefragments,petitpandemurjaunedansla «Vuede flelft» deVermeer1 petite phrasedans la sonatede Vinteulí, dabord «diviséess,puis«intercalde,épisodique»t morceauxprivilégiés dans les ljvres de Bergotte:«CesmorceauxauxquelsjI se complaisaitéta~entnos morceauxpréférés»~Ñ

    Mais cequi rendparticuliéreici l’esthétiquede Proust,cestque l’attraitpour les formesd’art fragmentairesdontelle témoignesinséredanslacréationduneceus-relongue,cegui aménele romancierde laRecherche‘a expérimen-terpatiemmentla fayon dontles trouvaillesdelinvention peuvents’jnsérerbar-

    iroisiéme... comme si une tempéle indicible, un caíisclysme sans précédení sétalení abatíus sur cd-teruvre» (4? Fragrnenes, l.es Cahiers de Fonienay. n’ 13-14-lS, juin 1979, p. 7; une réflexion surce sujel se rsourrira des leciures suivantes: Pascal Quignard. Une géne ieehn/qoe O /égard desfragnents. Fata Morgana,1986;Jean-lxuisGíaIay, «Problémes de l~uvre fragmeníale: Paul Va-Iéry», Poétique, u 31, septembre 1977, pp. ~ á 368: Lucien Dállenhach, «Du fragmentan cos-mos», Poét/que. n< 40, novembre 1979, Pp. 420 ti 432 el «Le buí en morceaux», Poét/que, n< 42,avril 1980, Pp. 156 ‘a 170). Latelier de Rodin Ilustre pour ainsi dire le laborattÁre de Proust ro-mancier, quise présentera, dans Le Temps ,-eíroové.Eomme ssensmanchani Sur ses épauíes íd unmodélel un mouvement de cou fait par un m[tre, chacun ayani donné son insianí de pose» (Re-ches-che, 1. IV, p. 479).

    ~s Reeherc:he,t. III. p. 877.

    ~“ Id.,

  • LueFra/sse Proustau eceurde la modern/té:la v/s/on fragmentée

    monieusementdansun monumentlittéraire. II peutdire comme Mallarmé:«La discontinuitédu mondeme saisit»~, ou commeVirginia Wolf, dansL’Art¿¡u romanen 1919: «Enregistronsles atomestels qu’ils tombent; tra9ons,toutincohérentetfragmentairequ’il paraisse,le dessinquechaquespectacle,cha-queincident imprime dans la conseience»56; majslui consacreraun cycle ro-manesquedetrois mille pages‘a coordonnertouscesatomeset ‘a construire‘apartird’eux un universcohérentetcomplet.

    Dausun tel cycleromanesque,lanarrationseranécessairementdiscontinue.Lenarrateurdu Tempsretrouvéreconnaitdevoircultiver «la différencequ‘jI y aen-tre chacunedesimpressionsréelles— différencequi expliquequ’unepeintureuni-forme de la vie ne puisseétreressemblantes>~‘. Proustaccompliracedontrévaittoute sagénération,etpar exempleJulesRenard,gui confiait ‘a sonjournal, le 29février 1892: «Nos“ancétres”voyaientlecaractére,le typecontinu.Nous,nousvoyonsle typediscontinu»~. Pourmener‘a bienunesi neuveetsi étrangeentre-prise, le romancierne méconnaitrapasle modélenarratifquelui fournissentlesonimeiletle réve:«Jejouissaisencoredesdébrisdu sonimeil,écrit lenarrateurdeLa Prisonniére,c’est-á-direde la seuleinvention, du seul renouvellementguiexistedanslamaniéredeconter,toutesles narrations‘a l’état deveille, fussent-ellesembelliespar la littérature,ne comportantpascesmystérieusesdifférencesd’oédérive la beauté»1 — du moins la beautémoderne.Ainsi, louverturede laRecherche,mettanten scéneun dormeurgui s’éveille, etdontlamémoire,pareil-le ‘a un kaléidoscope,lui fournit dansle désordredes souvenirsempruntésauxépoquesles plus variéeset éloignéesde sa vie, illustre la tentativela plus auda-ejeusede Proust,cellederompre¡‘ordrechronologiquedelanarrationpourrendrel’ordredanslequellesimagesmentalesnaissenten fait et s’enchainentdansl’es-pi-it. Sil n’a pu recueillir l’enseignementdispensé‘a cesujetparFreud,dansLeRéveet soninterprétation(1900)60,jI pouvait méditer ici sur ceiferéflexion deSchopenhauer:«La vie et les révessont les feuillets dun livre unique: la lecturesuivíedecespagesestcequ on nommelavie réelle;maisquandle tempsaccou-

    ~ Paroleauribudeá CamBie Arinel, qui incarne Mallanné, par Camille Mauclair dans Le So-le//desmorts (Ollendorf, 1898, p. 93). Voir Jean-Pierre Richard, L’Un/vc’rs /nsagina/rede Mal-latiné, Seuil, 1961, p. 460.

    ~ TraduciionfranQaise aux édiiions du Seuil, 1962.Reeherehe,t. IV. p. 448.

    ~ Voir Michel Raitnond,La Crisedu roman,des/ende,nainsda natura¡¿smcares anneesv/ngt. Corii, 1966, p. 415.

    « Recherche, 1. III, pp. 630-631.~ Freudécrir par exemple:«II fauidabord que le malérielderévesoit soumisti une pression

    qui aurapour résuítai dabord lacondensaíion decematériel,el puis I’émietiemeníde ses élémenisinternes.Ces éléments,ainsi fragmeniés ti l’inf~ni, voní se reconsiiiuer sur de nouveaux plans»(íraduciionGallimard, 1925, p. 91); osuencore: «Les discours mémes que nous rencontronsdansle coníenu du réve ne sonijamaisdes discoursoriginaux,cesoní des mosaiquesoú Ion retrouvetoutessones de fragmentsempruntés ti des discoursque le dormeur peul avoir prononcés.eníen-dus ou lus; la mémoirea conservé ces fragments, le réve les reproduii liiiéralemení.mais il a ou-blié leur sujei el entransforme le sens de la fa~on laplus surprenanie» (/b/d., p. 114).

    Théltase. Revista comp[uttnse de Estudios: Franceses53 [999, [4:43-56

  • LoeFra/sse Proust oit eceur de la madera/té: la v/s/onfragmentée

    tumédela lecture(le jour) estpasséetqu’estvenuel’heuredu repos,nousconti-nuons‘a feuilleternégligemmentle livre, en louvrantau hasard‘a tel ettel endroi!ettombanttantót surunepagedéj’a lue. tantót sur unequenousne connaissionspas; maisc’est toujoursdans le mémelivre quenouslisons. Cettelecturefrag-mentairene fait pascorpsavecla lecturesuivie de l’ouvrage entier; pourtantelleen differeassezpeu,si Ion veutbienconsidérerquela lecturesuivie commenceaussiet finit exabrupto; jI est doncpermisde la regarderelle-mémecommeunepageisolée,un peuplus connuequelesautres»61.La lecturesuivie,cesera,danslaRecheí-ehe,le récitchronologiquede cetteautobiographiefictive, gui se déve-loppede lenfance‘a Combrayjusqu’auseujíde lavieillesse,dansl’ultime «Ma-tinéechezlaprincessedeGuermantes»;maisla lectureinterp(>léedesfeuillets estcellegui interromptle récit, dés«Un amourde Swann>~.pourreveniras-antlanais-saneedu héros;ou plus souventlamémoireinvolontairequi, depuislépisodedelamadeleine,bouleversel’ordre destempsetdeslieux pour faire ressurgirdansson intégralitéuneimpressionancienne;etparexcellencecetétatdu dormeurquis eveillesanssavoir‘a quelétagedesa vie II setrouve revenu,et sedemande,de-vantun lecteurqui nepeutencorelecomprendre,si c’est«‘a Combray,chez[salgrand-tante,‘a Balbee,‘a Paris,‘a Donciéres,‘a Venise,ailleursencore»

    Le concepteurd’une telle ruuvreestcelul gui tient organiséstous cesfrag-ments épars,etProustaglisséplusieursfois souslesyeux du lecteur,au coursducycle romanesque,uneimagesymboliquedecetécrivainmodernequi travaille‘a rejointoyerlesmorceauxdesa vie psychiqueetde sa mémoire.Tel est lecasdu curéde Combray,décrivantle panoramaendirectionde Jouy-le-VicomtequeIon aperyo¡tdepuisleclocherdelégliseSaint-Hilaire:«CLaquefois quejesuisalIé ‘a Jouy-le-Vicomte,j’ al bienvu un boutde canal,maisguandj’avaistournéunerae,jen voyaisun autre,maisalors jene voyaisplus le précédent.J’avaisbeaules mettreensemblepar la pensée,celane mc faisaitpasgrandefie!. DuclocherdeSaint-Hilairec’estautrechose,cesítout un réseauoii la localité estprise.Seulementon nc distinguepasd’eau,on dirait de grandesfentesqui cou-pent si bien la ville en quartiers,qu’clle estconnmeunebriochedont les mor-ceauxtiennentensemble,mais sont déjá découpés»63 Dansles Jeunesfilíes,c’estau tourdu hérosd’assumersymboliquementcettefonction,lorsqu’arrivant‘a Balbeeparcheminde ter, il aperyoitalternativementpar sa fenétreunepartiedu cid encoreplongéedanslanuit, uneautres’éclairantdéjá du soleil levant,—«5[ bienquejepassaismon temps‘a courirdunefenétre‘a l’autre pourrappro-cher,pourrentoilerles fragmentsintermittentsetoppositesde mon beaumatinécarlateet versatileeten avoirunevuetotaleet un tableaucontinu»64

  • Luc Fra/sse Proustau cwur de la modern/té:la v/s/onfragmentée

    L’éclatementde la duréeet de lespacecréé naturellementparla vie psy-chique,etnotanmientpar lamémoireinvolontaire,suscite,dansunemuvre lon-guegui voudraitenrendrecompte,unedialectiquede l’harmonieet deladis-continuité,que le narrateurdu Tempsretrouvé avoueet prévoit difficile ‘agérer:«Jesentaispourtantquecesvéritésque1’ intelligencedégagedirectementde la réaliténesontpas ‘a dédaignerentiérement,carelles pourraientenchásserdunemaniéremoinspure,maísencorepénétréed’esprit,ces impressionsquenousapportehorsdu tempslessenceconimuneauxsensationsdu passéetduprésent,maisgui, plusprécieuses,sontaussitroprarespourquel’~uvre d’artpuisseétrecomposéeseulementavecelles»65~ Une autredifficulté résideradansles différentes substancesquil sagirade donnerau style pour rendre,lorsdunerédactiondécrivantsimultanémentdesépoguestrésdifférentes,les nuan-cesqualitativespropres‘a chacune:«je remarquaisqu’il y aurait lá, danslkuu-vre dan quejeme sentaisprét déjá,sansm’y étreconsciennnentrésolu,‘a en-treprendre,de grandesdifficultés. Car j’en devraisexécuterles partiessuccessivesdansune matiéreen quelquesorte différente,et gui seraitbiendifférentedecellequi conviendraitauxsouvenirsde matinsau bord de la merou daprés-midi‘a Venise, si je voulaispeindrecessoirsde Rivebelle [...] —dansunematiéredistincte, nouvelle,d’une transparence,d’une sonoritéspé-ciales,compacte,fraichissanteet rose»~~ Voilá pourquoiProust choisit toujourspar prédilection,dansles for-mesd’art contemporaines,les particulariéstechniquesgui renvoient‘a unepaletteendégradé:dans le cubismele rabattementdesplans6,dans l’impres-s[onnisme les sériesde Monet,dans le cinématographelachronophotographieetle stroboscope69.

    -> * *

    Proustauccrurde lamodernité:on mesure‘a présentquelexpressionn’estpastrop forte. Pourquoihésite-t-ontoutefois ‘a laprononcer?Sansdouteparcequecetécrivainen un sensd’avant-gardene cesseparailleursde se placerdanslevénérablehéritagedesarchitectesmédiévauxetdesécnivainsclassiques,hé-ritage qui donne‘a toutes sesaudacesune somptuositéinaccoutumée.Parail-

  • Lite Fra/sse Proustare crear de la modero/té:la v/s/onfragrnentée

    leurs la «recherchedu tempsperdí»> répandsur toute l¾ruvreun parfum denostalgie,si bienquele lecteurauraitla sensationdetrahir cemonumentlitté-raireen le réduisant‘a uneavant-gardedesannées1920: sachonsaussi lui con-serverlecharmede l’art 1900.Á celas’ajoutequelacréationde Proustrépugne‘a seplier ‘a beaucoupdepréceptessitués au cmurde l’esthétiquedu XX< siécle:point defaillite de lartistechezlui ni d’éloge de l’incohérence,maisunems-piration sansdéfaillance,maisla certitudedavoir un message‘a transmettre‘a lapostéritéet de faire par l’a sruvreutile; point encoredeconvivialité instauréeavecle lecteur,maisun auteurjuchésur leséchassesde saphilosophie,domi-nant souverainementsacréation,etentendantdéroberauxregardsindiscretsdupublie sesmanuserits,les tracesde son inventionet le laboratoirede son métierdécrivain7t3;point non plus de défaitismedanscettevasteentreprise,maísuneferie conviction que lauteurhui-mémenommevolontiersdogmatisme7~,etgui se traduit concrétementpar une courseimplacable‘a l’achévement,unachévementde I’cruvre auquellécrivain croit, puisqu~enavril 1922, jI tracesousle dernierparagraphedu Ternpsretrauvéle mot Fin.

    Au seuuídu XX0 siécledont u inauguremagistralementl’esthétique,Proustnenestpas~noinsvisiblementorientévers le passéde la littérature.Mais cefondsou cetinstinct traditionnel,bien bm de brimerles audacesde linvention,les enrichitau contrairepar larésistancemémequ’il leur opposesanscesse.Pasd’avant-gardismesuperficiel chezProust,maisau contraireuneoriginalité no-vatricepareequeconstammentetimmédiatementméditée.Commetout artisteenfin, lauteurdela Recherchese trouve étreplus audacieuxdanslesthétiquequil met implicitementen muvre par sacréationromanesqueque dans l’es-thé!ique qu’il formule explicitementen théorie.Lorsque son héros,dansLeCótédeGuermantes,estmis en présencedetoilesdElstir oit lepeintreplacecóte‘a cóteuneéglisemédiévaleet un hópital, celui-ci remarquequencetar-tiste, le scrupuleuxhistoriende lart (inspiré dÉmile Mále) est dépasséparl’audacieuxcréateurde formes(tel ClaudeMonet): «dansun destableauxquej’avais vus ‘a Balbec, l’hópital, aussibeausonsson cid de lapisquela cathé-draleelle-méme,semblait, plus hardi qu’Elstir théoricien,qu’Elstir hommede goút et amoureuxdu Moyen Age, chanten“U n’y apasde gothique,u n’y apasde chef-d’cruvre,l’hópital sansstyle vaut le glorieux portail”» ~ De mémeProust théoricien,hommede goút et amoureuxdu moyen ‘age, celui gui aconstruitlaRecherchecommeunecathédrale,nc doit pas dissimulerun Proustplus hardi gui,selondesstruc!uresplus cachéesou ‘a l~échelle microscopiquedel’image, a incarnédansson muvre,dunefa9on peu!-étreplus co[nplde qu’au-cunde sescontemporains,cetrait majeurde la modernitéqu’estla fragmenta-tion en art.

    Voi r Conespondanee.i. XXI, p. 279.~ lUí, XIII. p. 98.72 Recherche,t, II, p. 714.

    né¡c:oc.. RevistaCssnipluteussedc Es; ushesFrancesesj995), [4: 43-Sts 56