Quelques considérations sur les indiens du Jurua

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TASTEVIN, Constant. 1919.

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  • Constant Tastevin

    Quelques considrations sur les indiens du JuruaIn: Bulletins et Mmoires de la Socit d'anthropologie de Paris, VI Srie, tome 10, 1919. pp. 144-154.

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    Tastevin Constant. Quelques considrations sur les indiens du Jurua. In: Bulletins et Mmoires de la Socit d'anthropologie deParis, VI Srie, tome 10, 1919. pp. 144-154.

    doi : 10.3406/bmsap.1919.8875

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bmsap_0037-8984_1919_num_10_1_8875

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    18. Tapioca. En tupy : tapgaka , tir du fond (tapa). C'est la fcule qu'entrane le jus du manioc rp et qui se dpose au fond des vases. -

    19.' Tapirer. Teindre en rouge. En galibi : tapir , rouge . En tupy : tawa piranga , argile rouge qui sert teindre les vases.

    QUELQUES CONSIDRATIONS SUR LES INDIENS DU JURUA

    par G. Tastevin. Sance du 6 novembre 1919.

    Les notes qui suivent n'ont aucunement la prtention d'puiser le sujet qui serait, pour un homme du mtier, trs tendu et relativement trs facile tudier. Et il est vraiment dommage que la science ethnologique et linguistique qui a inspir des actes admirables d'hrosme et des efforts inous pour se mettre en contact avec les Indiens du Japur, du Xing et du Tapajoz, ne se soit pas proccup davantage de ceux qui parcourent le bassin du Jurua et qu'il serait si facile d'atteindre.

    Les quelques renseignements que je vais donner ici ont t recueillis au cours des voyages que j'ai faits sur ce fleuve de 1908 1914, depuis les souices du Tejo, au 10e degr de latitude Sud et celles du Ma, jusqu' l'embouchure du'Juru dans l'Amazone. Mes moyens ne m'ont pas permis de faire un sjour au milieu des Indiens, mais j'ai baptis des sujets domestiqus de toutes les tribus, dont je vais parler, et les seringueiros tant assez souvent en relation avec eux donnent sur leur localisation et leurs habitudes des renseignements- qu'on \ peut enregistrer. Malheureusement beaucoup de choses leur chappent que seul un professionnel saurait discerner; car ces tudes exigent beaucoup de connaissances et de srnit dans le jugement. Il est donc dsirer que les Socits amricanistes ne tardent pas davantage prendre les moyens de connatre les Indiens du bassin de ce fleuve, qui est salubre, fertile, abondant en ressources, facile parcourir en vapeur, en canot, en radeau, cheval, et qui est exploit par le peuple le plus hospitalier qui soit sur terre.

    1 Situation.

    La Juru dbouche dans l'Amazone entre le 2e et le 3e degr de latitude sud, entre le 65e et le 66e degr de longitude 0. Il descend, comme ses deux affluents le Tarauac et l'Envira et comme le Purus, des derniers contreforts des Andes, la hauteur o l'Urubamha, joint l'Apurimac- Tambo, forme l'Ucayali, qui, avec le Marafion, est l'une des sources de l'Amazone. Aussi coule-t-il toujours en plaine, et c'est peine si, en amont du Grajah, on rencontre de temps en temps l'poque de la scheresse

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    de tout petits rapides forms par une crote pierreuse qui tapisse le fonds du fleuve en ces endroits, et reste mme presque compltement sec pendant quelques jours/ Mais il suffit d'une grosse pluie de vingt-quatre heures vers les sources pour qu'en un jour des. vapeurs de 300 tonnes puissent passer l o la veille une pirogue ne trouvait pas assez d'eau.

    Nous savons par le rcit trs complet et trs exact de Francisco Sara- paio, intendant gnral de la Capitainie du Itio Negro en 1775, que les villages du Solimos avaient l'usage cette poque de se fournir d'Indiens pour leurs travaux dans le Juru. On y trouvait des Uacaraus, des Marauas anthropophages, des Gatuquinas, des Urubus, des Gemias, des Dachiu-- ras, des Matias, des Uribaras, des Bauaris, des Arauaris, des Maturuas, des Marunacus, des Guriuas, des Paraus, des Paipumas, des Baibiris, des Buicaguas, des Toquedas, des Puplepas, des Pumacas, des Gui- bauas, des Bugs, des Apenaris, des Sotaans, des Ganamaris.des Aruuas, des Yochinauas, des Ghiriybas, des Cauanas, des Saindayucs, des Ugi- nas ou Coatatapuyas et des Umauas ou Cambebas, soit au moins 33 tribus diffrentes. Mais, ce^te poque, le cours du Juru tait encore inconnu: on le croyait mme plus petit que le Jutahy, qui est de moiti moins long. On ne pouvait donc connatre ces noms de peuples que par ou-dire : et comme il est trs difficile d'avoir un renseignement sr et exact d'un Indien, mme civilis, nous ne savons trop que penser de cette enumeration. En tous cas, il tait bon de la connatre pour faire la comparaison avecTtat actuel : on verra parla combien les Indiens disparaissent rapidement et combien il est urgent pour la science du pass, de les tudier sans retard. Parmi les tribus numres plus haut, nous reconnaissons sans peine les Marauas, les Gatuquinas, les Canamaris, les Arauas ; d'autres ont la forme de leur nom plus ou moins altre, mais nous pouvons dire sans crainte que les Uribaras, les Curiuaas, les Paraus, les Toquedas, les Yochinauas, les Gauanas, les Cambebas et Umauas, reprsentent respectivement les Cunibas, les Gurinas, les Parauas, les Tucundiapas, les Gachinauas, les Gapanauas, les Campas et peut-tre les Remos ou mieux encore les Amauakas. Les noms des Arauaris, des Ghiriybas, des Bauaris, des Maturuas, des Ugins, rappellent les noms de rivires Ca- rauary,Chiruan,Bauna, Maturiny, Inua (aujourd'hui Gregorio), affluents du Juru; quant aux seize autres noms, il nous est impossible pour le moment de les reprer, mais si l'ancien nom des rivires s'tait conserv, ce serait un travail peut-tre assez facile, car les. anciens avaient l'habitude de donner aux Indiens le nom des fleuves qu'ils habitaient : les noms de Saindayucu, Sotaan, Pumaca, Marunac, Apenari et Baibiri voquent tout naturellement par leur finale une foule de noms de fleuve dots des mmes terminaisons, qui toutes* signifient eau et rivire suivant les dialectes. Voici au hasard trois exemples pour chacun choisis parmi les fleuves les plus connus : Yucu ou Yco, Aguarfco, Orinoco ; Curinahan, Yutanahan, Urubuan ; Maneru, Yuru, Pachite ; Ucayri, Casiquiri, Sinamri ; Padauiry, Aquiry (Acre), Yauapery.

    Quoiqu'il en sqit, les diffrentes tribus que l'on peut rencontrer aujour- SOC DANTHROP. ' 1Q

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    d'hui en remontant le Juru, sont: lesMarawas,les Katawitsis, les Kana- maris,, les Colinas, les Yamamadis, les Kurinas, les Tawaris, les Bendia- pas, les Parawas, les Katukinas, les Katsinauas, les Kontanauas, les Ararauas, les Yaminawas, les Sipinauas, les Capanawas, les Kuyanawas, les Nukuinis, les Remos et les Kampas.

    Les Marawas sont tablis sur un bayou, pran ou bras du Juru, le Meneru, vers la bouche du Meneruzinho et sur les bords de ce dernier fleuve ; on en trouve aussi sur. la rive droite du Juru, au Caapiranga, en face de la grande le du Meneru.

    Les Katawitsis habitent le lac Myra-pirera a deux cent mille? environ de la bouche du Juru ; on en rencontre sur les bords de l'Andir et du parandu Breo.

    Les Kanamaris ne se laissent voir qu' trois cent milles en amont du Breo, et s'tendent sur la rive gauche jusqu'au Tarauac k 100 milles du Solimos.

    Les Colinas, protgs contre les Canamaris duTeff et du Juru par le trs digne et trs gnreux Colonel Contreiras, propritaire des serin- gaes de la rive droite du Juru, du Marary au Chiruan, et de ceux de la rive droite de cette rivire presque en entier, sont tablis dans l'intrieur de la fort entre les sources du Tapaua et le Juru.

    Les Jamamadis, qui appartiennent plutt au Punis, sont tablis au sud des Colinas entre le Chiruan et le Pauhiny, et n'apparaissent que rarement sur le Juru.

    Le bas Tarauac et l'espace compris entre lui et le Gregorio (Inau) est parcouru par les Kurinas qui sont encore trs nombreux, et avec qui il est trs facile de se mettre en relation. Ils n'ont aucune relation avec les Colinas, quoique parlant un dialecte de la mme langue.

    La rive gauche du Juru en face des Kurinas est occupe par les Ben- diapas et les Tawaris qui ne sont qu'une fraction des Kanamarys dont ils parlent la langue. On peut en dire autant des Parawas qui habitent le bas Gregorio.

    Au-dessus, le fleuve principal et ses affluents sont occups par des Nawas: le moyen Tarauac et le Haut-Gregorio par des Kasinawas, le Haut-Envira et le Haut-Juru par des Jaminawas en armes ; le Haut-Ta- rauac par les Kontanawas ; l'espace compris entre le Liberdade et le Gregorio, ou plus exactement, la rivire Reconquista, par les Katuquinas; le Haut-Liberdade par les Ararawas, l'espace compris entre le Haut- Liberdade et le Haut Juru par les Chipinawas et les Kapanawas ; le bas Ma, sur la rive droite, par les Kuyanawas ; le Haut-Ma par les Nukuinis ; le Haut Parana da Viuva entre l'Ucayali et le Juru par les Campas et les Remos. Je dois aussi signaler les Amoacas (Umauas) qui ont donn leur nom k une petite rivire de la rive droite du Jurudeux jours en amont de la ville du Cruzeiro do Sul.

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    2 Conditions sociales.

    Toutes ces tribus se sont dj trouves en contact avec les civiliss depuis plus ou moins longtemps, et l'arrive des seringueiros a compltement rvolutionn pour quelques-unes d'entre elles leur ancien genre de vie.

    Aujourd'hui, lesMarawas et les Katawitsis sont tous baptiss : j'ai eu l'honneur de baptiser les derniers d'entre eux en dcembre 1908. En mme temps, les patrons de seringaes ont rais la main sur eux et les ont forcs l'exploitation de la gomme lastique en paiement des marchandises qu'ils achtent volontiers et que plus volontiers encore ils oublieraient de payer. Par le fait mme, ils vivent dsormais disperss dans les diverses proprits qui environnent leur ancien village, leurancienne maloca. Ils ne seront bientt plus qu'un souvenir, car leurs femmes aiment assez se marier avec les Blancs et les Multres, qui ne trouvent ici que fort peu de femmes de leur couleur, tandis qu'aucune femme civilise ne consentirait jamais unir son sort au plus important des Indiens.

    Si nous avions visit les Kanamaris de la rive gauche il y a une ving- d'annes peine, nous les aurions trouvs tablis au milieu de champs de manioc, de bananiers, de mas et de canne sucre qui s'tendaient - perte de vue et qu'ils travaillaient en commun. Bien des gens les ont encore vus dans cet tat de prosprit, et l'on rencontre encore, notamment la hauteur du Mapurin, des tendues immenses de jeune fort - o Ton va chercher en t des chargements d'ananas qui furent plants par eux. Aujourd'hui, ils n'ont plus rien. Leur temps se passe errer entre le Jutahy, leTarauac et le Juru se livrant la pche, la chasse et la cueillette des fruits de la fort : ils mendient beaucoup tantt dans une factorerie, tantt dans une autre, aujourd'hui, au Juru, demain au Jutahy. De temps autre, ils ont un bon mouvement et commencent prparer un champ, mais l'esprit de suite leur manque, et souvent aussi les tracasseries des civiliss, ou mme des Gatukinas du Jutahy, les obligent lever leur campement et chercher fortune ailleurs. L'an dernier, p ir exemple, ils s'taient tablis dans les fonds du seringal Sumahuma, 500 milles environ de la bouche du Juru ; le patron tait bien dispos leur gard ; quelques civiliss se runirent mme eux pour vivre de leur vie ; mais un jour que les hommes taient au travail, les Gatuquinas tombrent l'improviste sur le campement, turent quelques enfants et un malade et. emmenrent quelques femmes. Les Kanamaris s'enfuirent et ne reviendront peut-tre jamais plus.

    En 1910, une autre fraction de la mme tribu tait venue s'installer presque sur les bords du Juru, au lac de l'Itanga, peu prs en face du Marary : ils travaillaient fort bien ; quelques uns faisaient du bois pour les vapeurs, d'autres exploitaient la gommme lastique; d'autres enfin faisaient les maisons et. plantaient. Or, un jour, l'employ de la factorerie

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    s'tant enivr eut la mauvaise ide de se rendre chez eux et de les insulter en. tirant des coups de revolver tort et travers. Le lendemain, les Indiens s'en allaient en disant qu'ils reviendraient plus tard. On ne les^ a jamais plus revus en cet endroit. L'anne suivante, ils taient Aqui- daban et Aguia, prs du Tarauac. Cette anne-ci, ils sont aux sources du Mutum, affluent du Jutahy.

    Les autres Canamarys de la rive gauche du Juru, c'est--dire ceux qui se trouvent aux sources du Juruzinho, affluent du Julahy, en amont du Tarauac, les Bendiapas qui se trouvent un peu plus au sud, les Tauaris qui, jusqu' ces derniers temps, se trouvaient entre ces deux tribus, ainsi que les Canamaris de la rive droite (anciens ennemis des Colinas) ou plus exactement du Marary et du bas Chiruan, sont loin d'tre aussi nomades. Protgs par les propritaires des terrains sur lesquels ils sont tablis, ils ne changent pour ainsi dire' pas de place. Depuis 1913, ceux du Marary ont, comme les Colinas, chang leur vie d'agriculteurs pour celle de seringueiros ; ceux du Juruzinho sont agriculteurs et chasseurs ; les Bendiapas sont en plus caucheros , c'est-- dire qu'ils prparent la gomme du Castilloa elastica .

    Il y a deux ans, les Kunibas civiliss, ou soi-disant tels, du haut Jutahy turent leur patron, sa femme et un domestique, s'enfuirent dans la fort avec les cinq lilies de leurs victimes, et devinrent la terreur des seringueiros des bords du Juruzinho. 11 fallut au gouvernement l'aide des Kanamaris pour s'en rendre matres. Ceux-ci, profitant de leurs bonnes relations avec les Kunibas, les attirrent dans un guet-apens, et les livrrent sans dfense aux civiliss. Aujourd'hui, il n'y a plus de Kunibas au Juru, car le gouvernement les a tous emmens prisonniers Manos. Ils taient rduits d'ailleurs sept hommes dont un mourut dans le combat, et cinq femmes dont l'une eut le mme sort. Le page de la tribu russit s'enfuir chez les Bendiapas qui l'ont adopt. Mais en 1880, des tmoins oculaires m'ont racont qu' l'poque de la ponte des tortues, les plages du Juru, aux environs du Tarauac, taient noires de Kunibas qui y venaient dterrer les ufs ou capturer les petites tortues peine closes.

    Les Paraws du bas Gregorio sont aussi des Kanamaris : ils n'ont pas d'autre langue qu'eux. Ils vivent sur la prairie d'un propritaire, absolument spars des civiliss, et quoiqu'ils aient des habits, ils ne les mettent que lorsqu'ils viennent la factorerie. A la maison et aux champs, les hommes sont vtus d'une Ocelle qui leur retient le prpuce contre l'abdomen, et les femmes d'un petit carr d'toffe, large comme !a main. Ils sont domestiques, pour ne pas dire esclaves.

    Les Kurinas du bas Tarauac continuent , vivre comme autrefois : quelques-uns pourtant se livrent l'exploitation du caucho (Castilloa elastica), qu'il suffit d'abattre et d'corcher, opration qui ne demande que quelques heures, mais jamais celle de l'Hevea qui exige de l'assiduit et dont le rsultat n'apparat que lentement.

    Quant aux Nauas des hauts fleuves, ils se livrent tous l'agriculture, mais sur une trs petite chelle depuis que l'arrive des caucheros et des

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    seringueiros les a plus que dcims par le fer et le feu, et les a expropris de leurs anciennes terres. Dernirement, le service de catchse, positiviste organis par le Gouvernement a group les Kasinauas dans le Haut-Gregorio, les sipinawas, les Amauakas, les Gapanawas et les Jami- nawas entre la rivire des Amoacas et celle de Natal, et les Cuyanawas sur le Bas-Ma : ces tribus sont devenues par ce fait facilement abordables.

    Les Jaminawas du Haut-Envira, et ceux du Haut-Juru,,sont en pleine rvolte. Ceux-ci ont pourtant reu l'an dernier une sanglante leon.

    Les Nukuinis du Haut-Ma vivent dans la plus grande misre, comme les Kanamaris du Bas-Juru et les Makus du Bas-Japur : ils n'ont plus de cliamps, et ne peuvent compter pour vivre que sur les fruits et racines de la fort et sur le produit de leur chasse et de leur pche.

    En dehors des Marawas et des Katawitsis, ces Indiens ne se sont pas encore accoutums l'usage des vtements.

    Coutumes.

    Comme je l'ai dit ds le dbut, l'tude de ces tribus est encore faire. Je ne signalerai donc ici que quelques faits que j'ai appris connatre en causant soit avec les Indiens, soit avec des individus qui les ont longtemps pratiqus.

    L'usage de la couvade se rencontre chez les Katawitsis, mais non pas chez les Marawas avec lesquels ils sont encore pourtant mls. Il consiste en ce que l'Indien cesse tout travail pesant, ds qu'il est devenu pre, pendant au moins un mois. Pendant tout ce temps-l, il ne mange que des nourritures rputes lgres : poulets et petits poissons, mais jamais de viande de chasse ou de grands poissons.

    Les chefs Kanamaris sont polygames. J'en connais trois, dont l'un a trois femmes, et les deux autres chacun deux. Le page des Parawas tant devenu veuf, le chef lui cda une de ses femmes. Un de ces chefs levait une petite fille de huit ans qu'il appelait sa femme, mais dont il attendait l'heure pour l'pouser.

    Un seringueiro ,- qui a pass deux ans au milieu des Kurinas, et a mme pris une de ces Indiennes pour compagne, m'a racont que le mariage chez eux n'aurait aucunement le caractre de contrat vie. Quand quelqu'un veut prendre une femme, il demande au pre ou au tuteur de son lue la permission d'attacher son hamac prs de celui de cette femme. Si le consentement est donn, le mariage se trouve implicitement conclus. De mme, il suffit pour divorcer de transporter son hamac ailleurs : tout cela s'opre avec le pjus grand sans-gne. J'ai vu un jeune Kurina de vingt ans peine qui avait deux femmes de quatorze ans chacune. Il leur parlait comme on commande un esclave, avec une extrme rudesse.

    Les Kanamaris et les Kurinas organisent de temps autre des ftes qui durent tant qu'il y a des provisions. Ces ftes commencent, toujours par

  • ISO socit d'anthropologie de paris

    des luttes coups de lanires de lamentin. Ce sont des espces de duels o ceux qui ont se plaindre vident ainsi leurs querelles. L'offenseur s'avance les bras levs et dsarms offrant son corps son adversaire ; celui-ci arm de la terrible lanire lui assne de toutes ses forces un coup sur les paules et sur les ctes, puis il dpose l'arme et s'offre son tour comme victime. Et la lutte continue ainsi en faisant le tour de la hutte ronde sous les regards amuss de la tribu, jusqu' ce que l'un des rivaux s'avoue vaincu. Il est extrmement rare que les deux adversaires parviennent supporter le combat pendant tout le temps que dure le tour de la cabane. Le plus gnralement, au deuxime ou troisime coup, l'un des combattants s'avoue le plus faible, et par consquent a perdu tout droit de se plaindre. Alors, les femmes chauffent le ct interne de pelures de bananes de la grande espce, et les appliquent sur les plaies des combattants, auxquels la lanire de lamentin a arrach des lambeaux de chah, et de peau. La gurison est rapide, et les blesss peuvent prendre part a la fte. Les femmes comme les hommes sont soumises ce duel, qui est une vraie soupape de haine : celle-ci en sort ou anantie ou satisfaite. Les plus rsistants sont reconnus chefs par tous les autres.

    Dans ces deux tribus, les pages ou mdecins oprent surtout par la succion et le frottement. Ils prtendent tirer par la du corps des malades de petites pierres auxquelles ils donnent le nom de karuara, qui signifie maladie en langue tupy, et ils sont si habiles dans leurs manuvres que les Blancs qui ont t traits par eux sont tous prts jurer que ces pages leur ont tir des pierres du corps. Tant que le malade ne gurit pas, c'est qu'il a encore des karuaras dans le corps. Comment y sont-ils entrs? Par malfice. Il suffit pour cela d'un mauvais coup d'il d'un ennemi et surtout du dauphin rouge.

    Les Kapanuas et sans doute aussi les autres Nawas ignoraient jusqu'en ces derniers temps l'usage du sel. Plusieurs, aprs des annes de contact avec les civiliss, n'ont pu encore s'y accoutumer. J'ai connu une Kapanaua, marie un Blanc, qui fait chaque jour deux cuisines : l'une sale pour son mari, et l'autre sans sel pour elle-mme.

    C'est sans doute un peu grce cela que ces Indiens ne boivent presque jamais d'eau. Ils ont toujours chez eux des jarres pleines de boissons fer- mentes prpares avec le mas, le manioc doux, les bananes et toutes sortes d'autres fruits, et cela leur suffit pour apaiser leur soif.

    4 Armes.

    Je ne prtends pas ici, pas plus que dans les autres paragraphes, dcrire . pleinement le sujet, que d'ailleurs je ne possde pas. Je me bornerai indiquer ce que j'ai vu en passant.

    J'ai reu en prsent d'un Katauixi, une canne en bois rouge ou plutt une massue, dont la tte tait quadrangulaire sur une longueur d'au moins vingt centimtres.

    La massue des Nauas, qui s'appelle, en tupi, tacap ou tangapema, est

  • TASTEV1N. QUELQUES CONSIDERATIONS SUK LES INDIENS DU JUUUA 151

    une belle pe de bois deux tranchants, orne de gravures trs bien fouilles, presque toujours des arabesques.

    Les Kanamaris et les Kurinas emploient surtout la sarbacane, et un arc qui lance des flches de roseau pointe lanciforme.

    Les Kasinauas usent, pour se, dfendre, d'un bouclier rond en peau de tapir.

    Les Parawas font usage, pour la pche, d'une flche dont la pointe est une dent d'agouti, munie d'une encoche, et formant harpon.

    Les Kuyanawas n'ont pas de canots et ne savent pas pcher. Pour avoir du poisson, ils barrent un ruisseau en plusieurs endroits rapprochs, et se condamnent vider l'eau de ces cluses improvises pour ramasser le poisson sec.

    Les Kanamaris tirent leur canot de l'corce-du jutahy; mais les Katauisis et les Marauas font de trs beaux canots en bois. Ces deux dernires Iribus ont d'ailleurs la pche pour industrie principale.

    5 Maison.

    Les Marawas et les Katawisis font des maisons comme les civiliss du pays. Ils sont d'ailleurs civiliss eux-mmes.

    Les Parawas habitent tous dans une maison commune qui a la forme d'une ruche, avec deux ouvertures d'un mtre et demi de hauteur qui se font face l'une l'autre. La maison est trs haute et couverte jusqu' terre. Le milieu est libre. Quand on y arrive du dehors, on ne distingue d'abord absolument rien. Puis l'il se fait cette obscurit et bientt on y voit distinctement tous les objets. Une barre de bois, spare et marque l'emplacement de chaque famille, des deux cts de la ruche, un peu comme pour les chevaux dans les curies. Le hamac de la famille, un hamac en coton, se balance continuellement dans ce compartiment, il est toujours occup soit par l'homme, soit par la femme, soit par un bambin, soit par deux ou trois personnes la fois. Un petit-feu rchauffe le dormeur continuellement nuit et jour, mme par les plus grandes chaleurs. A la partie de la toiture qui lui revient, chaque chef de famille pend ses armes et ses ornements.

    Les Kurinas et les Kanamaris ont aussi ces mmes usages. En voyage, ils dressent aux haltes de petits abris passagers. Ceux des Kurinas se tiennent l'un l'autre formant un immense tunnel sous la fort. Chaque famille occupe dans le tunnel la longueur de son hamac.

    Ceux des Kanamaris sont spars les uns des autres : il y en a un pour chaque famille, mais ils sont tous trs groups comme dans un village ngre.

    Ces abris n'ont pas la forme de ruche, mais ont un toit a deux plans divergents.

    Au lieu du feu, les Kanamaris ont adopt l'usage d'un plancher en tronc de palmier coup en quatre ou en six dans le sens de la longueur pour se prmunir contre l'humidit : c'est un vrai progrs.

  • 152 socit d'anthropologie de paris

    6 Nom des tribus.

    Le nombre des, tribus dont la terminaison commune est Nawa est remarquable : il y a les Nawas, les Katsinawas, les Yaminawas, les Sipinawas, les Kuyanauas, les Kontanawas, les Kapanawas, et je ne suis pas sr de ne ne pas en oublier. Il faut naturellement leur rattacher les Ararawas qui parlent la mme langue et vivent au milieu d'eux : l'n , et l'r sont d'ailleurs deux liquides qui s'interchangent aisment dans les langues indiennes, et en particulier en tupy.

    Maintenant remarquons que les noms de tribus accompagns du suffixe nawa au Juru, portent le suffixe bo dans le fleuve voisin, l'Ucayali : les Kasinawas deviennent des Kasibos (Kasi, vampire, dit Olivier Ordinaire) ; les Sipinawas sont des Sipibos; quant aux Yaminawas, ils deviennent des Yamius. Il apparat donc avec vidence que les termes -bo, nawa, u, ne font pas partie du nom spcifique de la tribu, mais sont une dsignation gnrique, peut-tre interchangeable. Cela nous permettrait donc de rattacher la famille des Nawas les Kombos de l'Ucayali et les Tsakoos du Guapor.

    Gela nous permettra encore d'identifier peut-tre le nom des Ketsua et celui des Kalsinawas. L'a final ne. serait que le nom gnrique sous une forme spciale, comme l'u chez les Yamius ; et ainsi la grande race des Ketsuas, civiliss ou plutt esclaviss par les Incas puis par les Espagnols, ne serait qu'une branche des Nawas, leurs voisins.

    Mais poursuivons notre raisonnement : si le terme nawa n'est que gnrique, on comprend qu'une tribu le dlaisse pour ne garder que son nom spcifique : c'est ainsi que les Kampas doivent, me semble-t-il, tre rattachs aux Kapanawas, ou Kampanawas, sur les frontires desquelles ils habitent. Ils ont au moins le mme nom spcifique, comme les Ketsua et les Katsinauas.-

    Je crois, de plus, qu'il faut considrer le suffixe na comme l'abrviation de nawa. Le nom des Konibos de l'Ucayali doit en effet s'identifier avec celui des anciens Kunibas du Bas-Tarauaca et aussi avec celui desKurinas de la mme rgion. Or, nous avons vu que le suffixe bo quivalait celui de nwa, et nous voyons ici qu'il quivaut celui de na qui n'est par consquent qu'une abrviation du premier, assez facile s'expliquer quand on pense que l'accent tonique du mot nwa se trouve sur la pnultime, et qu'on prononce plus souvent naw que nwa.

    Par cette terminaison na et naw s'adjoint au groupe des noms Nawas un nombre immense de tribus : les Kurinas, du Juru, les Ipurinas, du Purus, les Awanas ou Aguanas, du Huallaga, les Panos ou Panas, de l'Ucayali, les Masoruna, ou Mazirona du Javary, les Tikunas, du Solimos, les Takanas et les Mostanas, du Bni, les Yahunas, Koerunas, Kawisanas, etc., du Yapura, et avec ceux-ci les Kawisi ou Kabisi du Tapajoz; les Katuquinas du Teff et du Jutahy, les Maynas, du Haut-Maranon, les Makus ou Makunas, les Mano ou Manwas, du Rio Negro, les Marawas

  • TASTEVIN. QUELQUES CONSIDRATIONS SUR LES INDIENS DU JURUA 153

    et les Panawas, du Solimos, rive gauche, les Paravilhanas ou Parawi- yanas et les Arekunas, du Rio Branco, les Wapisianas, les Maopitsianas et les Wayanas, de la Guyane, les Yurunas du Bas-Xingu et les Araras, leurs voisins, les Kustenu dont le nom rappelle les Katsinw et leurs voisins les Nahukwas.ou Nawas du Haut-Xing *. Vers le sud, nous trouvons les Guanas et les Tsiriguanos ou Tsiriwanos et Sirione, dans le Haut- Paraguay et le Chaco.

    En rsum et sans avoir puis la matire, nous retrouvons ce mot nawa, ou son abrviation, appliqu dans tout le Nord-Ouest de l'Amrique du Sud, depuis le Haut-Paraguay jusqu'aux Antilles, des Panos, des Carabes, des Aruaks, surtout a ces derniers et aux Panos.

    Le nom mme des Aruaks ou Arawaks ou Arawakas n'est-il pas lui- mme celui des Nawas? Au milieu de nos Nawas, nous avons vu des Amoacas ou Amawacas qui parlent la mme langue. Leur nom spcifique semble tre Ama, qui, uni au nom gnrique, moins P'n, forme Amawa, comme Yami a donn Yamiu et Ketsi, Ketsua (Ketsawa). Ce nom d'Ama- wa s'est conserv tel quel chez les Omawas que Francisco Sampaio situait dans la mme rgion au xvin9 sicle et que l'on trouve crit suivant les auteurs Mauas, Mau, Yumaua, Yuma, Omagua, Umaua et dont on fait tantt des Carabes, tantt des Tupis, tantt des- Aruaks. Ils ont en. somme le mme nom gnrique et spcifique que les Manaos, les Pana- guas, les Panos, de la mme rgion. Ici ce nom est augment du suffixe ka que nous retrouvons avec le k en moins, lequel a d tre substitu par l'h, chez les Kuriuaas, les Pumakaas, les Sotaans dont parle Francisco Sampaio. La tribu des Tanimbukas du Japur a cet usage d'ajouter un ka au nom tupi dans la dsignation de plusieurs animaux. C'est ainsi qu'ils appellent le kujubi, kuyuika ; l'ara, auraka ; le tambaqui, tamba- kika. Le cerf, que les Curetus appellent ayama, ils le nomment ayamaka, etc..

    Je crois donc. que, dans le nom des Aruaks aussi ou Aruakas, on peut considrer le ka comme adventice. Leur nom d'ailleurs se retrouve sous des formes trs varies dans les noms de fleuve suivants depuis le Venezuela jusqu' la Bolivie : Taruaca, affluent de l'Ornoque ; Tanua, affluent du Japur; Arauac, bayou du Japur; Tarauac, affluent du Juru; Jana- wac, affluent et lac du Bas-Solimos; Adauaka, paran de l'Amazone qui rejoint le Nhamunda Faro. Le t et l'i initiaux qu'on lit dans ces noms sont les quivalents du t_et de l'i dterminatifs de la langue tupy, une sorte d'article indfini. Dans la forme Tanua, le ka est tomb ou plutt n'a pas t ajout.

    S'il en tait vritablement ainsi pour les Aruaks, leur nom serait le mme que celui des Aruuas dont parle Francisco Sampaio ou des Arauas

    1 Quaud on pense aux minires si diffrentes dont les voyageurs ont successive-, ment crit les noms des tribus indiennes, on ne doit pas trop s'tonner de ces deux derniers rapprochements, qui ne sont d'ailleurs qu'une indication

  • 154 socit d'anthropologie de paris

    qui ont habit le Bas-Juru jusqu'au milieu du sicle pass. En changeant l'n en r suivant des rgles dj reconnues, nous les identifierons sans rien forcer avec les Nauas, comme les Amauacas avec les Mawas ou Omawas de la mme rgion 1.

    l est remarquer enfin que ce nom de Nawa rappelle beaucoup celui d'Awa ou Hawa que sa donnent les Guaranis. Ce nom d'Awa se retrouve en tupy sous la forme aphawa, homme, mle, dont ap n'est qu'un suf-. fixe sans signification connue qu'on retrouve dans beaucoup d'autres noms. C'est aussi celui que porte les Yawas du Bas-Maranon *.

    Chez les Bendiapas et les Tucundiapas, le mot awa prend une nouvelle forme qu'an trouve aussi chez les Poplepas de Francisco Sampaio. Par eux, les Kanamaris rejoindraient la masse des Nawas, et de tous les Indiens du Juru, il ne resterait en dehors que les Nukuinis et les Katauit- sis. Encore ces derniers ont-ils une langue apparente celle des Catuqui- nas. La ressemblance du nom des premiers avec celui des Rukuyennes de la Guyane franaise est frappante. De plus, une des rivires qu'ils habitent entre le Ma et l'Ucayali porte le nom de Maroni, comme le fleuve qui spare la Guyane hollandaise de la Guyane franaise. Or, les Rukyen- nes se donnent eux-mmeslenom de Wayanas, que nous avons rattach aux autres Nawas.

    Je n'ignore pas le danger que comporte ce jeu d'tymologies- et de rapprochements. Aussi je ne me permettrai pas de conclure, mais j'ai cru bon d'appeler l'attention des savants sut- ces ressemblances frappantes, dans un sujet encore mal tudi, et o la raret des matriaux donne au moindre d'entre eux la plus grande valeur.

    7 Tatouage et Dformations.

    Les Katuquinas et les Ararawas se leconnaissent une li^ne bleue qui leur va du coin de la bouche au bas de l'oreille, comme'les guides d'un cheval.

    Les Catsinauas ont le signe suivant sur la figure : | | | Les Kanamaris et les Kurinas se percent les oreilles et y introduisent

    des baguettes rondes, d'un demi-centimtre de diamtre, termines par un pompon de duvet rouge.

    Voil, en termes un peu longs peut-tre, tout ce que mes moyens m'ont permis de recueillir sur les Indiens du Jurua.

    1 Cette forme nawaka *e retrouve chez les Nonohaks du Sud-Est du Brsil ; Nono- hag = nu, nawaka.

    * Notez que le mot Awa prcd d'un gnitit doit rgulirement prendre un r et devenir rawa comme dans Ararawa, ou nawa comme dans Yaminawa

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    Plan1 Situation. 2 Conditions sociales. 3 Coutumes. 4 Armes. 5 Maison. 6 Nom des tribus. 7 Tatouage et Dformations.