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D U M E M E A U T E U R
L E S Cumsons D’A VR IL , poés ies . Nou velle éd i tion .
L’
A u oua sr son T R A IN, coméd ie en vers , représen tée au
T héâ tre—França is . vo l .
D U CU L T E DE L A S A INT E VIE R GE , au po in t de vue de la
poé tique religieu se .
L ’ÉCOL E nmssonmèu .
PA DR E A mo…o , nouvelles .
VOYA GE ART IS T I Q U E A U PA Y S BA S Q U E , illu stré par A . Hers t.
E U S E A L -E R R IA , en vers .
L A FI L L E D E L’OR EÈVR E , coméd ie en vers , représen tée à
l’Odéon . Collabora t io n de M . H . Welschinger.
L O INT A INS E T R srouns , poés ies .
L E S HE U R E S E R R A N‘
I‘
BS , poés ies .
Cou lommiers . Imp. PA U L BR ODA R D .
OC T A V E L A C R O IX
QUELQUES MA TRES
ET RA NGE R S E T FR ANÇA I S
ÉT U DE S L I T TÉRA I RE S
PAR IS
L IBR A I R I E HA CHE T T E E T c
79,BOULEVAR D SAINT -GERMAIN
,79
1891
Duo“. de tn dw üoo CC de reproduction “ u n “ .
Parmi le s Études littéraires que j’ai publiées ,
pendant de s années , au M on iteu r U n iversel et
au Jou rn a l Officiel , j’en détache plu sieu rs
,pou r
en former ce volume . J ’ai chois i celles qu i m’ont
pa ru , par la diversité des caractères et la
variété des talents , offrir qu elqu e attrait au
lecteur .
Si le volume réu ssit au gré de mes vœux , il
s era s u ivi par d ’au tres Études,d ’au tres travaux
et au ss i de Critiqu es d ’art.
Paris , ju in 1891
QUELQUES MAITRES
ET R A NGE R S E T FR A NÇA I S
JEAN BOCCACE
L’
Empire roma in avait groupé succes s ivemen te t relié en fa isceau au tour de lu i tou tes le s
s oc iétés ancien nes . Au s s i , qu and cette immen s edom inat ion , minée au dedans et au dehors
,
s’
é crou la sou s le s coups de s B a rba ro s , il n ere s ta plu s qu ’
u n monceau de ru ines où s’éta ient
a b îmés à la fois l ’ordre pol itiqu e et moral , les
p h i lo sophies et les littératu res, tou te u n e c ivi
l i s a t ion et tou t u n monde .
L e moyen âge commence dan s le chaos et
d a n s les ténèbres , et il s emble s’y agiter d ’
abord
c o n fu sémen t , s an s direct ion et s ans bu t . Pu is ,d a n s cette pou ss ière même du passé , les germe s
‘
l
2 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
épars d’
une vie nouvelle s e cherchent,se ren
contrent,se marient , et nou s assiston s dès lors
à u n e sorte de gestat ion mys térieu se qu i a du réplu s ieu rs s iècles , mais qu i a préparé et forméains i les sociétés modernes .
Je n ’ai pas la prétention d ’écrire l ’histoiregénérale du moyen âge , ni de montrer commentle s diverses nations chrétiennes sont sorties
,
chacune en son temps et à sa manière , de cevaste et laborieux enfantement . Je ne veux parlerici qu e de la Renais s ance l ittéraire et artis tiqu eoù l ’ Italie a devancé le s au tres nations et acqu isvéritablement u n dro it d ’
aîn e s se . C ’est s ur cetteterre féconde et consacrée à l ’avance , convenonsen bien vite , que , dans le grand nau frage deslettres et des arts , les plu s nombreu ses épavess’
étaien t—arrêtées et fixées , et qu e , tou t natu rellement
,elles deva ient prendre racine .
La Renaissance en Italie a été inaugu rée ,dans la part ie méridionale , dès le règne de Frédéric I I , et , au nord , dès la l igu e lombarde .
A u x1v° siècle , la cu ltu re intellectu elle , à Napleset à Florence , es t déj à fort avancée , et , dan stou s ces petits États ital iens , indépendants le su n s des au tres , l
’
ému lat io n , le travail et le
talent don nen t partou t leu rs fru its .Ju squ e-là , cependant , la langue latine ava it
prévalu , et, bien qu’on goûtât les gentilles ses
provençales des troubadou rs , lesqu elles n’avaient
point tardé à trouver des échos au delà des
J E AN BO C CA CB .
Alpes , le latin avait conservé le privilège d etrel’
idiome exclu sif de l ’U n ivers ité et de l ’Église .
N’
éta it savant et reconnu ou honoré commetel que celu i qu i écriva it et parlait correctemen ten latin .
Qu an t à la langu e vu lgaire , malgré ses sourceslatines on la méprisait comme u n j argoninforme et barbare , bon , tou t au plu s , pou r lespaysans grossiers et les femmes ignorantes .Mais voilà j u stement que les femmes , dont il
fau t touj ou rs tenir u n grand compte ici-bas,
s’
in surgèren t à leu r façon et selon leu rs moyens .E lles ne se sen taient au cun attrait pou r lelatin sévère et pédantesqu e , et elles se priren tà lu i su sciter u n e guerre , où elles devaient êtrevictorieu ses . I l fut bien tôt avéré que , pou r leu rplaire , on n
’
usera it auprès d ’elles qu e du dialecte provençal ou de ce parler toscan , qu
’onavait vu pe indre , timide et balbu tiant , mais v if
et tendre,sou s le règne du roi de Sicile
Roger I I (1129Les premières œuvres en langu e vu lgaire ita
lienne ont été des chansons d ’amou r .On pou rrait donc affirmer , san s tr0p d
’erreu r,
que l’ italien a été créé et mis au monde par
l’
Amour et les dames . C ’est là , somme toute ,u n e origine qu i en vaut bien u n e au tre .
Or,dan s le x1v
° s iècle , la langue italien n etombe , par un rare bonheu r , aux mains de tro ishommes de gén ie , de trois savants , qu i ne
QUE LQU E S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
dédaignent pas pourtant d etre agréés de s
dames,et qu i se mettent à pu rifier , à ployer et
à modeler leu r patois natal , au point qu ’ ils lelaisseront après eux , dou é des mille qu alités qu il ’ont à jamais rendu propre à tou s les u sages dela vie ordinaire et à tou t le luxe de la poésie etde l ’art .C es hommes prodigieux , qu i se font la chaînede l’u n à l ’autre , portent des noms immortelsD ante , Pétrarqu e et Bo ccace ! D ante , qu i ouvrela voie , écrit le premier grand poème en langu emoderne et , dans ce coup d
’essai , il va prendreplace à côté d ’
Homère et de Virgile .
Pétrarqu e retrouve la poés ie lyriqu e et i l lu ifou rnit des accents n ouveanx . D éj à parfaite ,ce semble , il la ren d docile et su sceptible detou s les perfectionn ements à venir .B occace , après qu elqu es pas d
’
u n pied,s inon
boiteux , du moins peu sûr, dans le pays de ssonnets et des poèmes , se retou rn e tou t à coupet , lu i , il invente la pros e savante et sansrecherche , l a phras e souple et malléable
,claire
comme le j ou r et cou lante comme l ’eau de roche,
dou ce aux yeux et à l ’oreille , et s’adaptant
,
comme un élégant et ingénieux costume,à
toutes les pensées et à tou s les styles , qu el ’au teur veu ille être sérieux , ou solennel
,o u
léger et badin .
D ante n’était pas mort qu and Boccace vint
au mon de la poésie et la prose se sont révélées
JE AN BOCCA C E .
en Ital ie presqu e en même temps . Les deuxrameaux de l ’arbre ont fleu ri à la fois . Cedouble épanou i ssement
,su rvenu en u n e même
saison , n’est pas commu n dans l ’histoire litté
ra ire des peuPles où la parole chantée paraî tavoir devancé touj ou rs la parole p a rlée . Lechan t , c
’est le cri plu s ou moins mélodieux ,qu elqu efois ple in de charme et d ’originalité ,où se plaisen t tou tes les enfances
,celles des
n ations au ssi bien que celles des individu s . Chezles G recs , par exemple , Orphée , Hés iode etHomère ont précédé de beaucoup Hérodote etT hucydide , Aristote et Platon . Ma is Boccaceétait né prosateu r comme D ante éta it né poète ,et il avait reçu son génie comme u n don dès lesein maternel . Il avait su cé avec le premier laitl ’ in stinct et le sentiment de ses merveilleu sesaptitudes . On pou rrait dire de lu i qu ’ il fut un
prosateur romancier on critique pardroit de nais sance . La mère de Boccace étaitu n e Française , en effet , et la prose , l
’
enviable
s cience du lan gage net , précis et lumin eux ,
est u n des privilèges les plu s anciens de laFrance .Caton le Censeu r disait de nos pères , ces
braves et S piritue ls Gau lois dont nou s portonsencore la double marqu e Du o p ræcip ua en im
/za ben t Ga lli, rem milita rem et a rgu te [aqu i
Les G au lo is sont des gens qu i savent s u r
t out bien parler et se bien battre D ante ,
6 QU E LQU E S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
dans son traité latin de Vu lga ri eloqu io , nou srend la même ju st ice , et il reconnaît l
’
excel
lence part icu lière de la langue franca ise , a son
époqu e , pou r les récits en pros e et les rédac
t ions historiqu es , à cau se de sa flexibilité ,de sa vive et l ibre allu re et de s on facile agrement Nou s voyons par là qu e n o s écrivainsillu stres , La Bruyère , M me de Sévigné , Montesqu ieu , Voltaire , n
’ont fait qu e su ivre la tradition des ancêtres .
On a remarqu é souvent qu e la plupart desgrands hommes , qu ’ ils se soient appliqu ésaux mathématiqu es ou aux belles —lettrestiennent directement et ont reçu de leu rs mèresles nu ances dominantes et caractéristiques deleu r esprit , souvent même s a vocation et s es
penchants j e m’
imagin e , et j’
a i quelqu e raisonde croire qu e B occace res sembla it pleinementà sa mère .
A u x1v° sœcle , les villes et le s républiquesital iennes étaient déjà plu s qu
’
à moitié transformées en vrais comptoirs et en dépôts decommerce où viva ient
,s’
agitaien t , s’
en richi s
sa ien t un e mu lt itude de marchands étrangerso u indigènes
,très intelligents d ’
a illeu rs , trèsempres sés , très a le rte s , et ne recu lant j amaisdevant les voyage s lucratifs et les bonnes entreprises . L e s commerçants de Florence et deVenise avaien t plu s d ’
une fois étendu leu rsexcu rs ions j u squ ’à l ’extrême nord de la France
JE AN B OC C A C E .
et à l ’extrême midi de l ’E spagn e . L’
un d ’eux,
B occacio di Chellin o , fu t l e père de Boccace .
I l était origina ire de Certaldo petit bou rgsitu é aux environs de Floren ce . Bien qu e sesparents eu s sent o ccu pé dans la ville les premières places de la magistratu re , il éta it pau vre ,et il du t entrer dans le commerce , où il comptaittrouver le s moyens de réparer sa fortun e .
Vers 1312 se s affaires l ’avaient appelé àParis , qu i j ou is sait déj à d
’
u n sou verain renomde courtois ie et de science . On y venait detou tes parts pou r apprendre , en de mémorablesécoles , la philosophie , le droit civil , le droitcanon , l
’astrologie et , pou r su rcroît , les ga lantesmanières . L e s dames paris iennes et même lespetites bou rgeoises des faubou rgs pas sa ient pou rles plu s piquantes et les plu s s édu isantes personnes de l ’E urope .
Le négociant de Certaldo se la is sa ravir àleurs mines friandes . Il oublia
,pendant plu
sieu rs mois , le s rives fleu ries de l ’A rn o pou rle s qu ais bruyants de la Seine , et cela tellement qu ’en l ’an de grâce 1313 u n e belle et
fraîche fillette de la C ité mit au j ou r u n pet itItal ien
,à la peau bru ne et à l ’air espiègle
,
qu ’on nomma G iovanni Boccacio ou Jean Boccace .
T ou tes les fées connu es et inconnues descontes popu la ires et des fabliaux satiriqu esdurent se presser, j e le suppose , au tou r du
8 QU E LQUE S M A iT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
berceau de cet enfan t , et , quoiqu’i l fût arrivé
ici—bas en contrebande , elles s’
amusèren t à l edouer à plais ir de verve heureu se et de talent .
T u parleras italien comme ton père,lu i
dirent —elles , ma is tu au ras l’humeu r gau lois e
comme ta mère .Nou s n e saurions dire à qu elle époque Jean
Boccace a lla en Italie , ma is il est certa in qu eso n père l ’amen a fort j eune à Florence et l ’envoya presqu e au ssitôt à l ’école d ’
un gramma iriencélèbre
,G iovanni da Strada .
L ’esprit de l ’élève s’
o u vrait tou t spon tanément aux leçon s du maître . Pour fixer so n
attent ion et pou r l’
émouvo ir lu i-même , il n etaitbesoin qu e de lu i réciter des vers ou de lu i enexpliqu er l ’art et le s ecret . A sept ans , il vou lu têtre rimeur à so n tou r , et de précoces essais lu iattirèrent de la part de s écol iers , ses camarades ,u n sobriqu et qu ’ il tenait , para it-il , à grandhonneu r de ju s tifier . On l ’avait su rn ommé le
poète .
T o u tefois le négociant son père , qu i éta ittrop ru sé , trop sage peu t—être pour prêterl ’oreille aux promesses des Mu ses et qu i n
’
ign o
rait pas que les neu f Sœu rs ont enrichi rarement ceux qu i les hantent , s
’
alarma des dispos it ion s l ittéra ires qu e mon trait l
’enfant . Lecommerce était moins brillant , mais plu s sûr àson gré , et i l résolut de faire de son fils un
honnête commerçant comme lu i . C ’est pou rquoi
JE AN BOC C A C E .
il le retira de la maison d u grammairien et leplaça chez u n marchand de s es amis , forten tendu dans son métier . Boccace avait alorsattein t sa dixième année .
Ce nouveau maître , armé de l’aune et des
balan ces , perdit son temps et sa peine . Boccace
ne comprenait pas et , qu i pis est , ne cherchaitpoint à comprendre . I l resta it insen s ible etsou rd . L ’enseignement posit if et pratiqu e dudo it et a vo ir n
’
en tra it point dans cette tête , déjàplein e d ’
imagin ation s et de rêves . Et , po u rcomble ! vo ilà qu e le marchand , on n e peu t plu smal inspiré , part u n matin pou r la Fran ce et sefait accompagner de so n j eune et rebelle apprenti .Paris , la première patrie de l
’enfan t poète ,réve ill a ses plu s doux souven irs et raviva s e s
plu s chères espérances . D égoûté plu s qu e j amaisde la profession paternelle , il négligea tous sesdevoirs de commis , et , su ivan t son in clination ,on ne le rencontra plu s dés ormais qu
’au pied dela chaire des savan ts profes seu rs ou bien rêvant
çà et là, un recu eil de fabl iaux ou u n roman dechevalerie à la main .
Rappelez votre fi ls à Florence , manda l e n égoc ian t à son ami et confrère B o ccacio di Chellin o .
I l a fatigu é trop longtemps ma patien ce . Je n ’enpu is fa ire rien qu i vaille .
Boccace ne se rendit pas tou t d ’abord aux
sommations de son père , et, qu and il revint àFlorence
,son absence n ’ava it pas duré moin s de
Io QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
six an s . L es reproches et le s remontran ces étaientsans effet ; mais le négociant s
’
obstin a néanmoinsà contrarier le s goûts êt la vocation de so n fil set à exiger de lu i qu ’ il étudiât et apprit le commerce . Le j eune homme se vengea en y mêlanttant d ’au tres études étrangères
,tant de lectu res
des historiens et des poètes, tant d
’en thou s iasmepour D ante et la D ivin e Coméd ie, qu
’on dût ledépayser encore u n e fois et l ’envoyer à Naples .Il y avait du Français , nou s l
’
avon s dit , et
même du Parisien en B o ccace . In sou cieux duprésent et de l ’aven ir
, ami des plais irs faciles ,cau seu r infat igable et ra il leu r déterminé , il étaitcondamn é en na is s ant à parcou rir tou t u n cerclede folies et d ’erreu rs . Or j e ne dou te pa s qu
’ iln ’ait prélu dé , pendant son séj ou r en France , àla j oyeu se vie , tou te mêlée d
’
in trigue s amoureu ses et d ’études l ittéraires , qu
’ il mena plu stard à Naples .
Paris, au x1v° s 1ecle , était loin de valoir Naples .
Mal bâti , ma l pavé , bou eux de tou tes parts et grelot tan t la moit ié de l ’année , sou s u n ciel triste etbrumeux , il ne lu i fa l lait pa s moins qu e la bonnegrâce de ses habitants et le docte enseignementde ses ma îtres en toute connaissance humainepou r retenir le voyageu r et l ’étranger . MaisNaples
, o ù le ro i Robert ava it appelé les con
teu rs et les poète s d es trois part ies du in onde ,Naples où l
’
o n fa is a it des vers , où l’
on chantait ,où l ’on a ima it
,sou s l a flamme d ’
u n soleil in com
12 QUE LQU E S MA ÎTR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
Fiammetta , c’est le n om charman t sou s lequ el
se tient et se cache la princesse Marie . Bo ccace
écrivit pou r ell e des vers et de la prose , despoèmes
, des romans et des chan sons .
D ans le roman de Fiammetta , qu i n’est que le
récit de son amou r , Boccace essaye en quelqu esorte sa plume et son génie . L ’œuvre est longu e ,lente , monotone , et la mythologie s
’
y mêle hizarrement a u chris tianisme . Pamphile
,l ’amant de
Fiammetta , souffre et pleu re , et s e plaint . Vénu slu i apparaît et l ’envoie à la messe dans u n e
église de l ’endroit . L e s dieux et les sa ints vonta in s i et viennent ensemble , singu l ièrement aceon
plés , et ils agis s ent su r le même plan . T ou tefois ,
à travers ces aventu res tris tes ou j oyeu ses , peuintéres santes au fond , il circu le u n vra i cou rantde pas sion , et Sismondi a pu dire avec j u stes seOn sen t qu e Fiammetta es t dévorée par l
’
ardeu r
qu ’elle exprime, et , quo iqu
’
elle n ’
a it pa s le moindre rapport avec Phèdre , celle -ci se présente au
so u ven ir,car dans l ’une et dan s l ’au tre
C’
es t Vén u s tou t en t i ere à s a pro ie a tta chée .
A cette époqu e , c’ est- à-dire pen dant le séj ou r
de Boccace à Naples , Pétrarque , dont la familleavait été exilée de Florence avec les G ibelins ,et qu i vivait dans la retraite à Padou e , fut mandéà Rome pou r y recevoir la cou ronne de laurier ,décernée au plu s illu stre poète du temps . I l part it .80 11 voyage res sembla a un e tou rnée roya le . Pe u
JE AN BO CCA C E .
pics et princes accou raient à l’
env1 a sa rencontre,
et lu i donnaient partou t u n e hospitalité magnifique aux frais du trésor publ ic . Le roi Robertretint qu elqu e temps a sa cou r le glorieux poète ,et Boccace eut l
’
en v iable fortune de lu i être présenté et de recevoir ses conseils . Une seu leen trevu e nou a entre ces deux hommes des l iens
qu i j
n e fu rent jamais brisés .
'Boccace , encou ragée t désorma is sûr de son talent , renon ça décidément au commerce et
_il prit le parti de se con
s acrer s ans réserve à la l ittératu re et à la poés ie .
S ur ces entrefaites , Boccacio di Chellin o tombamalade et , dan s la prévis ion d
’
une mort prochaine
,il crut devoir rappeler son fils auprès de
lu i . Celu i—ci qu itta Naples à regret ; ma is en pren ant congé de la princesse Marie , la divine Fiammetta , il s
’ engagea d ’avance à ne point s ’
attarder
lo in d ’elle .
Le vieux n égoc iant accueillit fort mal notrepoète et
,dan s u n e de ces s cènes de famille qu i
se sont renouvelées s i souvent depu i s lors , Boccace du t entendre ce s mot s , qu i ont été de mêmerépétés mill e fois
Al lez,mons ieu r ! le métier de rimeu r et
d ecriva s s ier est le plu s sot métier qu ’on pu is seprendre . Vou s ne s erez j amais qu ’
u n gu eux .
Hélas ! les créatures malheu reuses , qu i , depu isl ’origin e des choses , ont été piquées de la tarentu le l ittéra ire , ont résisté même aux injonction sdes grands parents . Fau t- il les blâmer de leu r
14 QU E LQUE S M A îT R E S ETRANGE R S E T FRANÇAIS .
entêtement ? Fau t- il le s lou er de leu r cons tance ?
Je me gardera i bien de prononcer sur u n e pareillequ es tion . Ce qu e j e veu x seu lement constater,c ’es t que Bocçace se t int pou r averti , et n e secorrigea point . Ou tré de colère , son père , à peinegu éri , se maria , et lu i , il se bê ta de reprendre lechemin de Naples .
D eux ans s ’étaien t écou lés , et la ville avaitchangé de maître . Le roi Robert éta it mort . Sapetite—fille , Jeanne , était su r le trôn e . Comme lu i ,el le prisa it les contes et poèmes et se plaisa it avecle s trou vères , troubadou rs , romanciers et poètes .Je ne rappellera i point l ’histoire romanesqu e deJeanne de Naples . On l ’a comparée à MarieStu art . Vou s croyez peu t—être , a dit M . Villemain , que le personnage de Marie Stuart e s t
u niqu e dans le monde ; qu e cette beau té , cetesprit , ces malheurs , cette facilité d
’être co u
pahle , ce don d’êt re s édu isante , ce mélange de
coqu etterie et de ra ison , de frivol ité et de forced ’âme , que tout cela , dans un tel degré , ne s
’es tvu qu ’
une fois et qu ’ i l n ’
y a qu’
une Marie Stu art ?
E h bien ! il y en a deux . D ès le x iv° s iècle, n o n
pas dans la sauvage Écosse , mais sou s le ciel deNaples , il éta it né u n e femme qu i , comme MarieStu art , fu t reine , charmante , coupable et ma l
heu reu se ; qu i , folle de plais irs et de fêtes , s e
j ou ait avec grâce au milieu des factions et qu i ,su specte d ’avoir fait mou rir u n époux indigned ’
e lle , périt elle-même par la main qu i lu i d is
J E AN R OGGAGE . 15
pu ta it l e trône . Jama is deux médailles n ’ontmérité d ’être au tant rapprochées ! j amais deuxfigu res origin ales ne fu rent plu s semblables !Jean n e était don c à la fois galan te et lettrée .
E li e reconnu t dan s Boccace un j eun e et aimablegénie
,digne de tou t l ’ in térê t d ’une rein e et
d ’
un e femme . Je crois que le Florentin se sen titflatté et tou ché , et que son cœu r se partageaau ssitôt entre la fidèle Fiammetta et la provocante rein e . C ’est pour tou tes deux qu ’ il vou lutécrire dorén avant, et il ne sépara plu s , dans sonorgu eil , le suffrage de celle-ci des fél icitations decelle—là . Probablement il y eut entre la reine etla princesse des rivalités et des ja lou sies , peu têtre du dépit et des larmes , et l
’on en trouveraitdes traces dans les romans que compos a Boccaceà cette date ; mais rien n
’ indique qu ’ il ait en lu imême des tort s à se reprocher vis -à-vis de l ’un eo u de l’au tre .
Ameto ou Nyrnfa le d’
Amet0 est un petitouvrage pastoral , où l
’au teu r semble fa ire allus ion a sa propre situ ation au milieu des diversesbeautés de la cou r de Naples . C ’est l ’histoire
,
ra con tée tantôt en prose , tantôt en vers , d’un
j eune chas seu r qu i jou e avec les nymphes , s’en a
mo u ran t de toutes , .ma is , en définitive , n’en vo u
lant et n ’
en prenant qu ’
u n e . Cette nymphe préfêrée éta it sans doute la prin cesse Marie ; maisc ’était peu t—être la rein e JeanneQuoi qu ’ il en soit , cette idylle est froide et
16 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
man iérée , et l’on ne peu t que la ranger encore
parmi les'
tâtonnements plu s ou moins réu ssis dufutu r au teu r du Décaméron .
Le Filocopo , u n au tre récit al légoriqu e , estentaché de même de tout le mauvais goût dutemps . Les fabliaux en crédit et les roman s dechevalerie en renom ont déteint sur ces n om
breu s es pages , où tou s les dieux de l ’Olympegrec et latin et tou s les sain ts du paradis catho
l ique s’
en tremetten t , chacun à sa gu is e , pourprotéger les amou rs de Florio et de B lan chefleurou pou r leur nu ire . C ’
e s t a la prière de la princes s e Marie
,dit-on , qu e Boccace entreprit cette
œuvre étrange où Jupiter s ’occupe tou t spécialement de saint Jacqu es de Compostelle et où lepape est sérieu s ement représenté comme le grandprêtre de Jun o n ,
excité par la dées se à vengersur le dernier descendant des empereu rs l ’ant iqu e offense qu
’Én ée a faite j adis à B idon . Croira it—o n qu e , sou s cet amalgame mythologiqu e ,i l ne s ’agit que de la gu erre qu i avait éclaté au
xm°s iècle entre Manfred de Sicile et Charles
d’
A njo u ?Nou s so n rions auj ou rd ’hu i devant ces a ll iancesbaroques , et nou s avons peine à comprendrequ ’
un esprit au s s i bien dou é qu e celu i de Boccace
,lequel n ’a cessé de prodigu er , dans son
D écaméron ,les preuves d ’
u n goût l ittéraire parfait
,ait pu j ama is admettre de semblables ima
gin atio n s . M ais n ’oubl ions pas que D an te avait
JE AN BO CC A CE .
introdu it déj a , et non san s de prodigieux effets ,les fictions antiqu es dans son beau poème , qu i estpou rtant s i chrétien et
, qu i plu s est , s i théo logiqu e . Souvenons-n ous qu e Pétrarqu e et Boccaces ’étaient nou rris de la plu s pu re substance desclas siqu es latins et grecs , qu
’ ils raffolaient deVirgile et de Cicéron , d
’
Ovide et de Lu ca ia , et
que partou t où ils découvraient de s exemplairesde leu rs ouvrages , i ls le s achetaient ou les fa isaien t recopier à grands fra is pou r leu r u sagepersonn el . N ’est—il pa s alors tou t n atu rel depen ser qu e ces inspirations païenn es ont agi su rleu r gén ie chrétien au point que les traditions dela Rome des Césars et de la Rome des papes s
’
ysoient po u r a insi dire con fondues ? Ce mélangen e tou chait point à leu r fo i que , dan s tou s leu rsécarts , il s co n servaien t intacte et pu re , et l
’
o n
peu t appliqu er à Boccace ces judicieu ses remarques de lord M acau lay à propos de D ante I ln
’
as s ign e j amais à s e s personnages mythologiqu es au cune fonction incompatible avec le dogmede l ’Eglise catho l iqu e . I l n ’a rien raconté à leursuj et qu ’
un bon chrétien de son temps ne pûtcroire poss ible .
Je n e mentionne qu e pou r mémoire et enpassant qu elqu es romans et poèmes de Boccace ,
qu i ont su rvécu , mais qu e personne ne lit gu èreI l Filas tra tc , l
’
A moros n vis ion e , l’
U rbon o , leNym/
‘
a le fieso ln n o , la Théséide , etc .
I l Filo s lra lo , poème héroïque écrit en octaves ,2
18 QUE LQUE S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
n ou s racon te les amou rs de T r011u s et de Cress idao u de T ro ïle et de Chryseis . C ’
est peu t-être cepoème qu i a fou rni à Shakespeare le motif d
’
u n
de ses drames les plu s touchants et qu i dépa ss ede beau coup l ’œuvre du poète ita l ien . L
’
Amo ros a
vis ion e , en tercets (tema rima ) , cont ient e in
qu ante chants et cinq triomphes à la man ièrede Pétrarqu e les triomphes de la Sages s e , dela G loire , de la Riches se , de l
’
Amo u r et de laFortune . Le Ny :rzfa le fieso la n o fa it a l lu s ion àu n e intrigu e galan te qu i eu t du retentis sementà Florence , et la T he's e'ide e s t l ’e s sa i ma lencontreux et sans in térêt d
’
u n e épopée grecqu e en
langu e vu lgaire ita l ienne .
Mais le style de Boccace ne la is sait point dese former et de s ’
épu rer à travers ce s tentative s ,souvent ma lheu reu s es , touj ou rs lo uables . l l créaitet façonna it son art dan s ces travaux qu ’on pou rrait appeler préparatoires ; il le dégros s issa it et lepol issait , s i bien qu
’
au sort ir de ce chaos d ’écritsa pe u près sans valeu r , nou s n ous trouvons tou tà coup en face du D écaméron et de cette langu e
qu i a pu fa ire dire de B occace , qu’
i l a été vraiment dans son pays le D an te de la prose .
Ce n ’est pas u n e inu tile escrime que d e
s’exercer à formu ler en vers sa pensée avant dese faire prosateu r pou r tou t de bon . On gagne
20 QUE LQU E S RI A iT R E S ETR ANGE R S E'
l‘ FR ANÇAI S .
et le solennel on t fa it place à u ne sobriété , à u n es impl icité de bon aloi , à quelqu e chose qu i réj ou it aisémen t l ’ esprit e t n ’ impose aucu n effortà l ’ in telligence .
Bo ccace avait pris ses suj ets de toutes ma ins ,recu eillan t et glanant dan s les fabliaux français ,dans les poèmes d es troubadours et de s trouvères , dans le D o lo; mthos d
’
Hébers , dan s B u tebœu f et Hu istace d ’
Amien s , mais tran sformantson bu tin , le refaisant à nouveau et se l
’
appro
priant désormais par le plu s légitime des dro itsde conqu ête . La forme emportait le fond . Cesont bien ces suj ets , très risqu és la plupart et necraignan t pas assez , il fau t en convenir , l
’
écu e il
de l ’ in décen ce et de l’obseén ité , c’est au s si ce
s tyle , véritable enchantement et presqu e merveille
, qu i ont valu à B o ccace un e qua lificationlat ine
,ju ste au tant qu
’
ingén ieu se . On a d it delu i A u ctor p u ris s imæ imp u rita tis .
La mort de son père et des soin s de familleramen
‘
èrent Boccace à Florence . Sa répu tation ,
qu i , dans les dernières années , n’avait cessé de
s’
accro ître , lu i avait gagné dès lors tou s le s
su ffrages de ses compatriotes . On l’
accu eillit
avec les honneurs qu ’ il méritait,et l ’e stime pu
bliqu e lu i fit un e place digne de lui , au plu s hau trang des citoyens .Pétrarqu e , qu
’ il n ’
avait pas revu depu is sontriomphe (1341) et qu i se rendait rel igieu sementà Rome pou r y célébrer le Jubilé , pa s sa par
JE AN BO C CA CE . 2 !
Florence . Boccace le salua d ’
un e belle ode envers latins et le reçut dan s sa maison .
J ’avais fait des vers ital iens du rant ma première j eu n esse , lu i dit-il ; mais j
’a i lu vos rimes ,et j ’ai brûlé les mienn es
,
L ’amitié qu i unissa it déj a les deux grandshommes se fortifia dans cette en trevu e et devintvra iment fraternelle . B occace dès lors n ’eu t derepos que lorsqu
’
il e ut obtenu du Sénat de larépubliqu e floren t in e un décret qu i rappelaitPétrarqu e et lui rendait du même coup ses droitset ses biens . Il lu i fallu t un au pour en arriverlà . Mais il se hâta de partir pou r Padou e et deporter lu i-même à son ami le décret si anxieu sement sollicité et attendu .
Les Floren tin s , dans la su ite , chargèren t B occace de plu sieurs miss ions importante s auprèsdes États voisins et du Sain t—Siège , et il déployadan s ces diverses négociation s les précieusesqual ités du prudent et du sage .
Malgré tout et parmi ses occupa tions nouvelles ,il n e négligeait point l ’étude , touj ou rs chère àson cœu r , des Latins et de s G recs ; il ne n égli
gea it pas davantage les plais irs et , dison s le mot ,les dis s ipations de s a vie . C ’est a cette époqu eprobablemen t qu ’ il s ’éprit d
’
une j eune veuve deFlorence , laquel le se montra insen sible et dédai
gn eu se . Boccace avait vieill i , et les amou rs commen ça ien t a lu i tou rner le de s . D an s so n res sentimen t , i l écrivit d
’
une plume on ne peu t plu s
22 QUE LQU E S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
acerbe et ma l igne le pet it roman intitu lé I l Corba ccio . Ce fu t la u n e act ion mauvaise et u n mau
vais ouvrage . Après avoir confessé sa tendresseet les mépris de la belle inhumaine , Boccacesuppose qu e le mari défunt lu i est apparu ensonge et qu ’ i l lu i a én uméré , u n e à un e , tou tesle s fa iblesses morales et tou tes les difformitésphysiqu es de sa pauvre veuve . Le détail en estlong , inj u rieux , grossier et tou t à fait en désaccord avec les procédés ordinaires de l ’écriva in
qu i , en ce même temps , termina it le D écaméronpar les j ol ies et chastes aventu res de Grisélid is .
Pétrarqu e , grave , sévère , éprouvé , gu éri del ’ i llu s ion humaine et de l ’orgu e i l, consacra it seslo ngu es veilles à de mélancol iqu es tra ités De Vitas o lita ria , D e Con temp tu mu n d i , etc . La vie solita ire et le détachement du monde , tel était ledernier vœu de l ’amant de Lau re ; et il s ’
affli
gea it des légèretés et des inconstances de son
ami . I l le réprimanda souvent et le convia à dess ent iers plu s droits et plu s élevés qu e ceux où ils
’
obs t in a it témérairement .I ls fi rent to u s les deux u n voyage à Milan , où
l ’on parlait beau coup d ’
un érudit calabrais , ré
cemmen t revenu de G rèce et capable de lirecou ramment Aristote et Platon . Cet hellén isteavait nom Léonce de Pilate . Il éta it la id , sale ,hargn eux u n pédan t et u n cu istre . B occace , qu i
fut ma l payé plu s tard de son dévouemen t à u n
pareil individu , lu i proposa au s s itôt de venir
JE AN BO CC A C E .
en s eigner le grce à Florence , et, à force (1ms
tances,i l obtint du Sénat qu ’
u ne cha ire de profes seu r serait érigée en faveu r de Léon ce dePilate . C ’est ains i que les Florentins fu ren t initiés
,au tant qu ’on pouva it l ’être en ce temps- là ,
aux dialogu es de Platon et à l ’histoire de T hucyd ide .
Mais Boccace , dan s cette dispers ion de songénie et de ses heu res , n
’avait pris au cun soinde sa propre fortune . La pauvreté était venu e ,pu is l’ in digen ce Presqu e tou s ses amis
,a dit
u n de ses plu s savants biographes , G ingu en é ,presqu e tou s ses amis l’abandon n èren t alors
,
comme cela est arrivé dans tou s les temps . Maisil n ’en fu t pas de même de Pétrarque , qu i l
’
a idade sa bou rse , de ses consolations , de ses l ivres .I l vou lu t lu i procu rer des places avan tageu s es ,
que Boccace refu sa par amou r pou r sa liberté .
Pétrarqu e comprit au ‘ mieux cette indépendancej alou s e , et loin de blâmer Boccace , il l e félic iteJe vou s lou e , lu i écrit— il qu elqu e part , d
’avoirrefu sé de grandes richesses qu e j e vou s offraiset d ’avoir préféré la liberté de l ’âme et un e pauvreté tranqu il le ; mais j e ne vou s loue pas demême d ’avoir refu sé u n ami qu i vou s a tant defo iS appelé . Je ne su is pas en état de vou s en richir . Si j e le pouva is , ce ne serait pas par mes
paroles et par ma plume , mais par des actes etdes effets qu e j e m
’
expliqu erais avec vou s . Jesu is dans u n e pos it ion où ce qu i su ffit pou r un
24 QUE LQUE S M A Î'I‘R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
su ffira abondamment pou r deux hommes qu i
n ’au ront qu ’
un cœu r et qu ’
u ne maison . Vou s mefa ites inj u re si vou s dédaignez ce qu e j e vou soffre et plu s encore si vou s en dou tez .
Ce sont là de douces et généreu ses paroles e t
qu i témoignent de la noblesse de l’âme et des
sentimen ts de Pétrarqu e . Jamais l ’amitié ne s ’ es tmontrée plu s tendrement inqu iète et plu s dél icate .
Boccace fu t touché sans dou te , mais , modes tee t fier à la fois , il n
’
accepta poin t .Cependant ’âge , en blanchis sant les cheveux
de B occace , ava it , su ivant l’
exPre s s ion d’
u n poètefrançais du Xv l ° siècle , blanchi ses vœux et ses
désirs . S es ardeu rs s’étaient attiédies sou s les
brises fro ides qu i présagent la vieilles se , et il s eprenait ma intenant à regarder devant et derrièrelu i d
’
u n œ il qu elque peu désabu sé . I l avait en
des enfants , u n e fi l le entre au tres,Violante
,
qu i auraient pu le rattacher aux réalités de cemonde ; mais Violante et la plupart de ses frèresétaient morts . Le joyeux conteu r de la cou r deNaples était mûr pou r la conversion .
N ’allens pas croire , avec n o s idées et nos préj ugés contemporains , qu e ces romanciers et cespoètes à la pensée si aventu reu se et à la paroles i l ibre , qu i ne perdaient j ama is l ’occas ion d ’
unebonne satire , d
’
une mordante épigramme
fu ssent—el les à l’adres se du clergé d e leu r temps
et su rtou t de s moin es , n’
a llon s pa s croire ,d is—je , qu e ces roman ciers et ces poètes n ’éta ien t
J E AN BO CC A C E . 25
que des impies et des in crédu les . Loin de là !Ils S éparaient soigneu sement leu r fo i soumise etprofonde de leu r verve capricieu se et abandonn éeà tou s les courants du S iècle . Leu rs désordresmême n ’étaient que l
’
écume qu i glisse et s’efface
su r un e eau qu i s’
agite , mais se con tien t pou rtant entre ses rives et fin it toujou rs par refléterle soleil et les cieux .
Un chartreux vint à Florence , où ses préd ications obtinren t un gran d succès . I l s e présentachez Boccace , qu
’ il trouva tou t disposé à l ’entendre et à profiter de ses leçons . I l lu i parlades vérités religieu ses , l
’
effraya avec des men aces , le consola avec des promesses et de s espé
ran ces , et lu i persu ada enfin qu ’ il n ’avait frappéà la porte de sa maison qu e par l
’
expres se volontéd
’
en hau t , laqu elle lu i avait été miracu leu sementtransmise . Boccace ne résista point . A u contra ire , il se sentit an imé de toutes les ferveu rsdes n éophytes et , passan t d
’
un extrême à l ’autre,
il résolut de qu itter le mon de , de prendre l’habit
rel igieux et de vivre dans l ’ascétisme l e plu sau stère .
L ’étude de Virgil e et de Cicéron l ’avait tropabsorbé , disa it—ii , et i l ne vou lait plu s désormaisapprendre qu e l a théologie , la s eu l e sciencesérieu se et méritoire devant le Se igneu r . Ilécrivit au ssitôt à Pétrarqu e pou r lu i faire partde ses nouveaux proj ets . Mais Pétrarqu e , dontla pru dence ne se démentait point , cru t devoir
26 QUE LQU E S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
modérer ses élans dangereux et , répondant àl ’au teur du Corba ccio et du Déeaméron ,
il hi iconseilla de ménager ju squ ’à son zèle .Boccace consentit à ne point s ’adon ner à l a
théologie et à ne pas devenir cénobite ; tou tefoisi l revêtit l ’habit ecclés iastiqu e , se fit tonsu rer
,
s’
élo ign a de la ville et alla s’établir dans l e
bou rg de Certaldo , d’où sa famille était origi
na i re .
Par remords peu t- être et au ssi parce qu e lelatin j ou issait encore de tou s les privilèges , audétriment des idiomes vu lgaires , et qu e rien ,pensait-on , ne pouvait durer de ce qu i n
’avaitpoint été écrit dans la langu e des anciens
,
Bo ccace se mit à composer en latin , dans sasolitude de Certaldo , un nombre considérabled ’ouvrages d ’
érud it io n et de critiqu e . Son traitéDe la Gén éa logie des d ieux (De Gen ea logia
deorum) fut très admiré autrefois . Auj ourd’hu i
i l est presqu e ou blié . Nou s pou vons en direau tant de sa compilation géographiqu e sur les
M on tagn es , les Forê ts , les L a cs , les Fleu ves , les
B a s s in s et les M ers,où s e son t glissées bien de s
inexac titudes . Joignons —y neu f l ivres s ur les
fa its et gestes des hommes et des femmes illu stres (De ca s ibu s viraram etfœmin a rum illu s trium
libri et De cla ris ma lieribu s ) , qu i on t probablement donn é à B ran tôme l ’ idée de recu eillir àsa façon les Vies des hommes et des dames
illu s tres e t celles des Gra nds Cap ita in es . L ’ im
28 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
il avait connu s on fil s et pratiqué ses amis ; i lavait pu recu eilli r la tradit ion à s a sou rce , et ,bien qu ’on sente dans le s chapitres de la Vie deD a n te les procédés connu s du romancier et duconteu r , l
’œuvre n’
en porte pas moins tou s lescara ctères de la vérité .
Ains i la jugèrent les Florentins qu i , rougisS ant enfin de leu r ingrat itude et désirant s e
faire pardonn er la persécu t ion dont i ls avaien taccablé le subl ime A l ighieri , créèrent dès lorsu n e chaire perp étu elle pou r l
’explication de s es
œuvres et l ’ interprétation de son génie . Boccace
fut désigné comme le premier t itu la ire de lachaire dantesqu e .Rien ne pouvait le flatter davantage et I l etait
plu s en rapport avec les goûts de son cœu r etde son esprit . Il mena donc cou rageu s ement ,quoiqu e malade encore , sa tâche de profes seu ret de critiqu e , e t Florence heu reu se se pla t àassocier avec orgu eil le n om du poète à celu idu commentateu r .Mais Boccace s epu isa it dans ce labeu r au
dessu s de ses forces . La mort de Pétrarqu el’
acheva . L ’au teu r des S on n ets et des Gu a s on esn ’ avait pas oublié son pau vre ami , et il lu ilégu ait
,par testament , comme un e humble
marqu e de souvenir,u n e somme de cinquante
flo rin s . C ’était as sez,c ’éta it tr0p pou r su ffire
a ux j ou rs qu ’ il ava it encore à vivre .
Un an après,l e 2 1 décembre 1375 , Florence
JE A N B O CCA C E . 29
éta it tou t en deu il . Le Sénat , le s magistra ts , lepeuple
,tou s pleu ra ient l e savant aimable et
de ux qu i venait de s’éteindre à Certaldo .
D ante avait été moins heureux , lu i , qu i chass éde sa patrie avait erré de ville en ville , commeHomère , ava it connu l a sou ffrance et la pauvretéet s
’était cou ché mo rt s ur la terre d ’exil .On grava su r la tombe de B occace u n e belleépitaphe en vers latin s
[l a c s ub mo le j a cen t c in eres a igu e o s s a Joa nms
Les cendres et le s O S de Jean reposent SOU Scette pierre . Son âme
,o rnée de mérites labo
rieu semen t acqu is , s e tient devant D ieu . L e
père de sa v ie mortel le fu t B o ccace ; sa patriefut Certa ldo ; so n amou r et son étude , la divinepoés ie .
S ’ il faut en croire l ’historien Philippe Villani ,Bo ccace était d ’
u ne figu re agréable , qu o iqu’
elle
manqu ât de régu larité dans les tra its . Sonvis age éta it arrondi ; il avait le nez gros et légè
rement écrasé les lèvres épais ses et un peu
sensu elles , tres vermeilles d’ailleu rs et très
expres s ives . U n e fossette au menton donna itencore du charme à son sou rire .
S es yeux étaient v ifs et so n regard ardent ; saphysion omie était plein e de franchise et degrâce . Quant à son caractère , il l
’avait affable ,expan s if et ga i , tou t en tenant plu s peut—être ilamu s er les au tres qu
’
à s’amu s er lu i—même .
30 QU E LQUE S MAI T R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
T endre e t dévou é dans l ’amitié,poète s ans
j alou sie , homme de ta lent sans a igreu r , ma isindu lgent pou r les petites misère s d ’
a utru i , ilconnu t tou s les gens de lettres de son s iècle ,les pratiqu a famil ièrement et su t inspirer pourlu i aux plu s grands du moins u n attachement solide et u n e estime du rable . Bref, avectou tes les qual ités supérieu res de l ’e sprit , Boccace fit apprécier toujou rs en sa personne leparfa it ga lan t homme et l ’homme d ’honneu r .
La pos térité , qu i vanne ici-bas tou tes n o s
gloires et n ’en épargne que ce qu i est vraimen tin destructible , a lié la renommée de Boccace a u
Décaméron . C ’est le seu l l ivre de lu i qu i a it
j ou i , le long des s iècles écou lés depu is sa mort ,d ’
une véritable et légit ime popu larité . Certes ,j e ne veux pa s me fa ire l ’avocat de la licencede s mœu rs telle qu ’elle nou s e st représentéedans B o ccace , et j e blâme le choix de pareilss uj ets ; mais le s tyle demeu re
, e t qu el s tyle ! …Bo ccace , au milieu du mauvais goût gén éral (i lest bien entendu qu e D ante e st mis à part ,D ante l
’
irréprocha ble l) , Boccace est le premierécriva in de sa nat ion qu i ait eu le s entiment dela valeur du mot propre et le courage de s ’ens ervir . S a métaphore es t riche , ma is non démesu rée . Il pla isante avec att icisme . I l est délicat ,so igné , harmonieux , et ce la sans n u l effort ,sans au cune biza rrerie . L e style du D écaméron
,
a dit Prescott , révèle tou te la matu rité de l ’âge
JE AN B OCC A C E .
d’
A ugu ste ; la rondeu r de ses phrases , ses longu es périodes imitées du latin , et spécialementla rich esse asiatiqu e de son luxe d ’expression ,vices reprochés à Cicéron par ses con tempora in s , ains i qu e Q u in t ilie n nou s l
’
appren d , nou srévèlent ' le modèle s ur . l equ el Boccace s
’estformé avec ardeu r . …On se souvient du plan du D éeaméron . En
1348, Florence est en proie à la peste , dont lesravages sont immen ses . D e tou tes parts e n sortde la ville , et qu i par-ci , qu i par-là , on chercheau lo in u n asile contre le fléau déva stateu r . Or
,
u n matin , s ept j eunes dames la plu s âgéen ’ ayant pas accompli s es vingt-hu it ansprennent le parti d ’aller s ’ établir ensemble dan squ elqu e contrée préservée et salubre , et , ju squ ’au j ou r où la contagion au ra ces sé , d
’y V i vrele plu s gaiement possible en abrégeant l ’heureau moyen d ’histo ires et de contes qu e chacuned ’elles à so n tou r devra conter à l ’as semblée .T rois j eunes hommes , renco n trés par hasard , sej oignent à elles et se mettent de la partie . Leséjour à la campagn e se prolonge pen dant dixjourn ées , et; j eun es seigneu rs o u j eu n es dames
,
il n ’est personne dans la société de ces spiri tu elspoltrons qu i n
’
a it , le matin o u le soir , l’
obliga
tion de faire u n récit qu elconqu e . D e là Cen t
Nou velles, sans compter les digress ions , criti
ques et commentaires qu i les précèdent et qu i
les su iven t .
32 Q U E LQUE S M A iT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
Le tableau de la pes te de Florence, qu i sert
de préface à l ’ouvrage , e st célèbre , et mille foison l ’a comparé au tableau de la peste d ’
A thèn e s
dans T hu cyd ide , qu e B o ccace n’avait probable
ment j ama is lu .
Ma i s T hu cyd ide , a- t -ou remarqu é encore , nebadine pa s à propos des calamités publiqu es ,tan dis qu e B occace , après avoir peint des cou
leu rs les plu s énergiqu es u n e si horrible con
tagio n , place tou t à côté u n e compagnie inse nc ieu s e et frivole , et qu i se pla ît à des récit sd ’amou r . Accu sons le s iècle et n on pas l
’
écri
va in au tre temps,au tres mœu rs . Pu is
,bâtons
nou s de fa ire la part de la fict ion . I l e st vra is emblable qu e Bo ccace eût été fâché de se voir prisau sérieux en cette œuvre badine , et de penserqu ’on dût mettre en dou te son patriotisme et
sa charité .
Pétra rqu e excu sa it le D écaméron , à cau sede la j eunes s e de l ’a u teu r , à cau s e de l
’époqu eoù il écrivait , et du style et de la langu e , et
encore de la frivolité des lecteu rs Qu elqu espapes , cependant , cru rent devoir mettre leDécaméron à l ’ in dex
,à moins qu ’
une éditionexpu rgée (qu i fu t faite , mais n
’eu t point devogu e) ne remplaçât part icu l ièrement les noms
du clergé par les noms d’
u n au tre ordre .
Une édition in -4 de B o ccace paru t chez le sJuntes , à Florence , en 1573 . Les académiciensde Floren ce , d
’
après les ordres d u G rand—D u c
JE AN BOCCA CE . 33
et su r la demande de G régoire XI II,avaient
sévèrement corrigé notre au teur de ses libertésde pensée et de langage . T ou tefois il en resteencore assez pou r qu ’i l soit cu rieux de rechercher dans cette édit ion , protégée de l
’
approba
t ion d’
u n pape , les passages l icencieux qu i
ont été épargnés . Une au tre édition encore,
amendée par Salviati , fu t faite à Venise , en 1584 .
Les contes de Boccace on t trouvé , malgrétou t , des panégyristes , même chez d
’
émin en t s
et vertu eux prélats , Mgr Bottari entre au tres ,
qu i a déclaré , en pleine académie de la Cru sca ,qu e le s intentions de Bo ccace avaient été touj ou rs innocentes , et qu e la rel igion n
’avait pointà se plaindre de lu i .B occace , en mou rant , donna l eveil à un
grand n ombre d’
hérit iers ou
'
tou t au moinsd
’
imitateum . La fortune du D écaméron était s i
u n iverselle qu ’on s’
appliqua ,sur bien des points
à la fois en Eu rope , à inventer , dans le mêmeordre d ’ idées et de style , des nouvelles et de shistoriettes . Et même de s écrivains ne se firentaucun scrupu le de copier les con tes de B occaceet
‘
de les reprodu ire sou s u n dégu isement àpeine sensible . Les E spagnols eurent E l Con deL u ca ttor
,indiscu table pastiche du Décaméron .
L es Ital iens accumu lèren t le s Novelle ; l’
A rio ste
et Machiavel , pou r ne citer qu e ces deux immo r
tels écrivains,imitèrent vis iblement Boccace .
En Angleterre , Chau cer , dan s Ses Contes de
3
34 QU E LQUE S M A iT R E S ETR ANG E R S E T FR A NÇAI S .
Canterbu ry (Ca n terbu rg T a les ) , relève du mêmeauteu r . On découvrira it facilement l ’ influ encede Bo ccace ju squ e Shakespeare et les po ètesse s contemporain s . E s t—cc qu e Cervantes , dan sles Novela s exemp la res , bien qu
’ il s ’y montreinventeu r d ’
un genre nouveau et qu ’ i l ne procède gu ère que de lu i seu l et des res sou rces deso n propre génie , e st néanmoins , sans qu elqu eparenté avec Boccace ? Le style p ica resqu e del’
E spagn e est le proche cou sin du style qu en ou s avons vu naître et qu e nou s avons admirédans le D éeaméron .
E t pendan t qu ’on s’
exerça it ains i , chacun às on gré , su r tou tes sortes de thèmes et de motifsmalins et satiriqu es , B occace était tradu it danstou tes le s langu es et lu partou t avec pas sion .
La première tradu ction frança ise du D écaméronn ’a pou rtant pas été fa ite su r le texte n ième ,car
,ainsi qu e l
’a fait remarqu er savammentM . Victor Leclerc , il n e faudrait pas croire
qu e l’ ital ien , ma lgré la mu lt itude de Lombards
qu i habita ient la Fran ce , y fût beaucoup plu sconnu qu e les au tres langu es étrangères . Quandon vou lu t faire mettre en fran çais le Décaméron
,
il n e se trouva person n e qu i sût assez l’ italien
pou r ten ter l ’entreprise,et le tran slaten r Lau ren s
de Premierfa ict ne pu t se passer d’
une vers ionlat ine , qu e fit a près pou r lu i de ces nouvellesd ’amou r u n frère Mineu r d ’
A re z z o , bien in stru itaux deux langa iges , maternel et lat in .
36 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
Au s s i l’Hep taméron , s i on le compare au x con tesde B occace , e s t- i l u n véritable manu el demorale . Mais qu elle était l ’admiration qu e professait la reine de Navarre pou r le conteu r ital ien ! Je croy qu ’ i l n ’y a n u l de vou s qu i n
’
aytleu
,dit—elle dans le Prologue de l ’H ep taméron ,
les Cent Nouvel les de B occace nouvellementtradu ictes d
’
yta lien en fran çoys , qu e le royFrançois , premier de son nom , mon seigneu r leD au lphin et madame Margu erite font tant deca s , qu e s i Boccace , du l ieu où il es to it , les cu st
peu oyr, il debvo it res su c iter à la louange detelles personnes .Mais le Boccace français par excellence est
notre in imitable La Fontaine,inimitable touj ou rs ,
même qu and il semble vou loir se ployer servilement à un texte qu elconque . Jean de la Fonta ine donne la main à Jean Boccace , et ils s e
sourien t l ’u n à l ’au tre , comme deux frèresj umeaux , au -dess u s des sœcles qu i les séparen t .On dirait qu ’ ils se sont enivrés au même verreet qu ’ ils o n t pa rtagé j u squ ’à leurs amou rs . Leuresprit , plein d
’ indépendance , leu r humeu r , leu rsfantais ies , leurs qu al ités , leu rs défau ts , ajoutons , si vou s le vou lez , leu rs vices , sont abso
lumen t de la même espèce . L a Fontain e,il e st
vrai , était moins savant qu e Boccace , mais ilétait au ss i modeste qu e lu i , au ssi tendre à latentation , au ss i facile à la conversion et »à la
pén itence . Vo ilà po u rqu oi le langage de La Fo n
JE AN B O CC A C E . 37
tain e s ied s i bien au x contes de B o ccace etpou rqu oi les contes de B occace on t l ’air d ’avoirété écrits pou r être tradu it s et raj eu nis u n j ou r
par La Fontaine . La prose ita li enne et le versfrançais ont été fian cés d ’avance , et leu r mariagen
’était qu ’
une qu estion de temps .Molière a emprunté à Boccace plu s d ’
unes cèn e j oyeu s e , d
’
u ne observat ion piquante etd
’
u n comiqu e achevé . On pou rrait , par exemple ,mettre en regard l ’un de l ’au tre la nouvelle intitu lée le Ja louæ corrigé et le 3
” acte de GeorgesDa n d z
‘
n . En fin dans cette longu e chaîn en
’
ome tton s pas de nommer Ba lzac et de rappelerses Con tes dro la tiqu es , qu i tien nen t plu squoi qu ’en dise l ’auteu r de Bo ccace qu e deRabe la is . Souvenons—nou s en même temps
qu’
A lfred de Mu s set , dan s S imon e et S ilvia , n’
a
fait qu e rimer deux ou trois dél icieu ses pages duDéeaméron ,
qu ’ il fau t relire , dit—il , même aprèsShakespeare . Et il ajou te , en parlant de Boccace
J 'éta is don e s eu l , s e s Nou velles en ma in ,
E t de la n u it la lu eu r a zu réeS e jou a n t avec le ma tin
,
E tin cela it su r la tra n che do réeDu petit livre floren tin .
Je m’arrête . Je n ’ai vou lu , en tou chant à Boccace
, qu e détacher de l’histoire générale de la
l ittératu re en Eu rope u n chapitre qu i m’
a parucu rieux et instru ctif su r les origines et la formation de la pros e en Ital ie ,
e t sur l ’ influ ence
38 QUE LQU E S M A îT R E S ETR A NG E R S E T F R ANÇA I S .
qu’
exerça bien vite au lo in cette prose savanteet tou t à fait dign e du s iècle qu i avait vu paraîtrela D ivin e Coméd ie . C ’est là , ce me semble , u n
suj et qu i mérite l’attention de tou t esprit stu
dieux et du pu blic que ce s qu estions- là interé ss ent .
29 décembre 1865.
RABELAIS
Rien,disaient les an ciens
,ne sau rait mieux
honorer u n peuPle qu e le sou venir et le cu ltedes aïeux , de ces hommes laborieux et vaillants ,illu stres qu elquefois , qu i , dans tou s les ordres deservices et chacun à sa façon , on t en souci del ’aven ir et de la postérité . La Fran ce con temporain e , malgré les n égligences et les oublis qu
’onlu i reproche , est restée fidèle à tou tes les tradition s de la gratitude et d ’
une noble piété . Bien
que préoccupée à bon droit des n écessités présentes , elle n e se désintéresse poin t du passéelle glorifie ceux qu i lu i ont frayé la voie , et , partou s les moyens dont elle dispose , elle ne cess epas de raj eu nir leur mémoire et d ’accroître leu rrenom .
Un grand concou rs , ou le sait,vient d ’avoir
l ieu à l ’Eco le des beaux—arts . Nos artistes on t été
40 QU E LQUE S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
conviés à présenter les modèles d ’une statu e deRabelais , laqu elle devra être élevée à Chinon ,la ville même où n aqu it le gran d satiriqu e duxv i ° siècle .
Le modèle présen té par M . Emile Hébert et
qu e le ju ry a cru devoir adopter , est le plu s n aturel assu rémen t et le plu s s imple . En sou tane ,la barrette au front
,le crayon à la main , le rire
aux lèvres , et renversé dans u n e pose famil ièreet abandon née , le j oyeux cu ré de Meu don estl ivré tout entier à son inspiration et à son rêve .
I l y a du rêve , en effet , dan s cette observation sipénétrante et si maligne , le rêve u n peu fumeuxet flottant d ’
un buveu r d ’
O s tade ou de Brauweraprès dîner . La vérité s ’y estompe et s ’y ennu agedan s maintes a llégories où les fervents adeptesde la doctrine s
’
opin iâtren t seu ls à vou loir ladémêler et la reconn aître .
Rabelais éta it T ou rangeau . Balzac , qu i , à u n e
longu e distance , t ient à Rabelais , par plu s d’
u n
l ien s ensible , appartien t a la même province , etau s si Alfred de Vigny , qu i , sans ressembler àl’
u n ni à l ’au tre , n’
en porte pa s moins à sa man ière la marqu e originale d ’
u ne terre s i généreu se et s i féconde . Ajou tons en pas sant qu ePau l-Lou is Cou rier ava it chois i la T ou raine pou rson pays d ’adoption , et qu e c
’est en T oura inequ ’ il a sa statu e .
Voilà d ’
env iables titres et qu i s ignalent entretou s l e riche département d ’
In dre- et—Lo ire . I l
‘R A BE LA I S .
es t vrai qu e la France maternelle produ it s ansrelâche de beaux et glorieux rej eton s et qu ’onles voit su rgir de partou t . Jean-Cas imir
,ro i de
Pologne , don nant de s lettres de noblesse à l’
his
torien Étienne Ba lu z e , lu i écriva it Vou s ête ssorti d ’
u n royaume fert ile en grands hommesBegn o magn orum virorum fera ci oriun da s .
Rabela is es t celu i de n o s v ieux conteu rs qu ivie illit l e moins . A chaqu e génération nouvelle ,il a son rega in de popu larité et de su ccès . Salangu e , q u i n
’appartient qu’
à lu i et q u’ il avait
fabriqu ée lu i—même pou r son u sage exclu s if,qu elqu e amalgamée de lat in
,de grec et de patois
qu ’elle demeu re , n’a j ama is rencontré le déda in
ou l ’ indifférence . La mode change et se retou rne ,et le s cadu cités a bondent même dan s l ’ordrein tel lectu el et l ittéra ire , sans qu e Rabelais a it étéatteint u n seu l j ou r . Il e st en core et toujou rs desnôtres .
Ga rgantu a et Pantagruel on t su rvécu à deplu s j eunes qu i n
’éta ient pou rtant ni sans mérite sol ide , ni sans gloire j u stifiée ; ils menacentde su rvivre à bien d ’au tres qu i nou s para is sentflo ris s a n ts et pleins de santé .
Rabe lais , qu’on estima it à sa date le premier
des dis eu rs de bagatelles est u n s at iriqu e etu n moqu eu r . C ’est , avec le s goûts , les idées etle gén ie de sa nat ion et de so n époqu e . u n e
sorte d ’
A rist0phan e français et gau lois .
Il y a , entre cent au tre s , deux grandes ma
Ao QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S .
meres d ’en vis ager et de crit iquer le monde et lavie ceux- là ont la co n templation
'
s érieu se ettris te
,ceux-ci ont la philosophie ga ie , plaisante
et bouffonn e .
L es s atiriques se pa rtagent ainsi en deux écoles l Iéraclite et D émocrite o n t fou rni à la foisde très mémorables disciples .
Les larmes , a écrit le plu s mélan col iqu e et l eplu s désenchanté des poètes et des philosophes
,
G iacomo Leopardi , l es larmes ont précédé lerire , qu i n
’es t appa ru ic i-ba s qu’
a s sez tard . Onrit maintenant par habitude , par con tagion , etparce qu ’on voit les au tres s
’
égayer au tou r deso i ; ma is il es t probable qu e le premier accès derire qu ’on a it vu a été le fru it de l ’oubli deso i-même , de la folie o u de l
’ ivres seLeopardi regardait donc le rire , qu i es t le
propre de l ’homme su ivant Rabela is,comme
u n e véritable déchéance et presqu e u n e dégra
dation . I l ne le confondait pas avec la joie, qu i
e st la santé de l ’âme , a dit Shakespeare . Le rirelu i sembla it méchant , malfaisant , hain eux de sa
n atu re et tirant s es origines de ce besoin
qu’
éprouve l’homme en soc iété d ’observer les
ridicu les et travers du vois in , de s e moqu er delu i et d ’en fa ire la caricatu re .
I l estimait qu e la sa tire , en se flattan t de ce rriger n o s défau ts et n o s vices , s
’
en repa ît avecavidité et qu ’elle on vit cruellement .Nou s ne discu teron s pa s u n e pareill e thèse . I l
At QUE LQU E S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
A
age , le s Cen t Nou velles n ou velles en ont déj à leton et qu elque peu l
’allu re .
Quand Rabelais s’
en empara en maître et du
droit du plu s fort , Ga rga n tu a e t Pa n tagru el
étaient en tra in d ’arriver d ’
u n côté o u de l ’au tre .
E t de même quand l ’heu reux cu ré de Meudonen au ra fait son œuvre
, s a chose et so n profit ,i l s n e la iss eront pas de su sciter bientôt , chezcelu i—ci ou chez celu i—là , chez Béroalde de Verville , par exemple , et chez Bonaven tu re des
Périers , tou te u n e l ignée de petits rej etons,
in dignes à coup sûr d’
un e souche s i prodigieu s e ,mais gardant tou s , plu s ou mo in s , l
’
a ir de famille .
Rabelais es t u n père , et s i l e mo t n ’éta itpoint trop irrévérencieux , nou s dirion s u n patriarche !
Nou s avons relu tou t récemment le volume deRabelais
,et
,en ravivant des impress ions au
c ien n e s et pers is tantes , nou s avons reconnu quenotre s ent iment su r l ’homme et su r l ’ouvrage a
peu changé .
On ne peu t se sou straire au pres tige de tantde clairvoyance maligne et de verve exubérante .
La critiqu e de R abêla is va loin et va sûrementmais elle ne s ’élève pas hau t , et , dans cette profu s ion étou rdissante d
’
imagin atio n s bizarres ,s augrenu es et grotesqu es , qu
’ il sera it ins ens éde vou loir ana lyser ici , le bouffon en lu i é to uffe
souvent l ’observateu r et le mora lis te .
R ABE LA IS .
Par inclination et par humeur,il est l ’homme
du tiers état , de cette bou rgeois ie du XVI“s iècle
qu e les lettres attira ient , qu i se fai sa it honn eu r , à côté d
’
une nobles se ignorante et fri
vole , de s avoir le plu s pos s ible , et d’apprendre
,
et qu i j oignait au bon s ens le plu s pratiqu e laperspicacité la plu s matoise . C ’est là qu e se fo r
ma ien t et qu e se développa ient peu à peu le sidées de l iberté sociale et pol itiqu e , d
’
éman c i
patiou morale et rel igieu s e . Rabela is réunit ce s
divers cou rants ; il trempe son génie à tou s ces
so uffles ; son œuvre résume les a spirat ionsnais santes et les besoins au tou r de lu i , et , enattendant mieux , il leu r donne u n e expres siontell ement accu sée et profonde , que son l ivre deviendra à la fois un témoignage , u n e accu sat ionet u n e arme
,u n monumen t historiqu e indes
truct ible .
G argantu a , Pantagru el , Panu rge, Frère Jehand es E n tomeu re s deviennent les précu rseu rs , le sprécepteu rs même de Molière et de La Fonta ine
,
de Volta ire et de Beaumarcha is . La chaîne s e
prolonge a ins i sans interrupt ion ju squ ’à nou s .Mais le suj et même du Al a riage forcé e s t
empru nté en partie à Pantagru el , et Molière n’
a
eu qu’
à rédu ire Rabelais et à l ’arrêter à temps,
à y découper ses scènes , à le s chois ir et à lesmettre en relief.Le mariage a été de tou t temps et dans tou s
les pays du monde u n e périlleu se affaire ; ou y
46 QU E LQUE S M A Î'
I‘
R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
va u n peu au hasard du vent et à la bonne aventu re . II y a du p e u r , il y a du cen tre , du o u i etdu n on , que sa is-j e , moi
? Mais celu i—là s eraitbien habile qu i au rait le pouvoir de prophétis eren pa reil le matière et de donner u n e conclu s ion .
Cela est plu s mobile et plu s in cons tant qu e l’
a ilede l ’o iseau et qu e le soleil de mars . Un mat in ,
Panu rge s’est réveillé avec l ’envie d u ma
riage , u n e envie bien décidée et certainemen tbien légitime il e st su r le re tou r , et
,la s sé
des chances de la vie , i l n’
aspire plu s qu’
à
s’
a sseoir et a se reposer . Nou s n e le su ivrons
pas dans tou tes ses réflexio ns préliminaires . Ils’
en vient trouver Pantagrue l , so n ami et so nma ître
,et lu i déclare se s intentions Q u e faut
il qu e j e fasse ? Je vou s s upplye par l’amou r que
s i longtemps m ’
avez porté , dites-m’en votre
av is . Puys , re spo n d it Pantagru el , qu’
unes en avez jecté l e dé , et ainsi l
’
avez décrété etprins en ferme délibération , plu s parler n
’
en
fau lt res te seu llemen t la mettre à exécu t ion .
E t voilà qu e Panu rge expos e tou r à tou r s esdés irs et ses craintes . A n
’
en ten dre que les désirs , il n
’
y a pas il hésiter .M a riez -vou s d it
Pantagru el . répon d Panu rge, e t
plu s d ’un e appréhens ion terrible apparaît au ss itôt et vien t tou t gâter . S on a s tre le men a ce
le temp s es t bien ma u va is , cette a n n ée . Pointdon cqu e s ne vou s mariez repa rt a lors Pantagrue l . E t to uj o u rs de même Mariez—vo u s !
R ABE LA IS
Ne vo u s mariez po int . Ce la fa it la balance
, e t l e po ids l ’ empo rte tantôt d ’
un côté ,tan tôt d ’
u n autre .
I l faut po u rtant savoir a qu oi s’
en ten ir , et
voilà qu e les deux amis consu ltent le Sort endivers es man ières et tentent la Fortune . Panu rgeau ra it qu elqu e volonté de jou er aux dés la répou se du D est in ; ma is Pantagru el lu i démo nt reà l ’ in stant qu e les dé s sont d ’origine diabo liqu e .
Quant aux So nges , c’es t différent ! ils on t sou
vent résolu les ca s difficiles , et il y a plu s d’
u n
exemple,tant dan s l ’Histo ire s acrée qu e dan s
l’
H isto ire profane , de gens qu i , ayant eu fo i àleu rs songes , s
’en son t bien trouvés . Panu rgeconsent donc à rêver , et sa vis ion est tou td ’abord des plu s agréables ; ma is peu à pe u , au
fu r et à mesu re qu ’ il rêve , tou te jo ie s’
efface et
tou t dépla is ir arrive . D es in it in p is cem mu lier ,
c ’ est-à- dire qu ’
il la fin , Panu rge , qu i a s i biendébuté , se sent être j u stemen t ce qu ’ il voudra it
Mais il y a u n petit ma lheu r encore et undou te doit-il croire la dern i e re part ie du songe
,
o u la première ?D ans son incertitude , i l s
’ en va co nsu lte rcoup su r coup la S ibylle de Pan z ou s t , p rès Po itiers , qu i est u n e S ibylle très ins igne
,laqu elle
préd ict tou tes choses fu tu res pu is ce sont lessou rds—mu ets et leu rs s ignes qu ’ il in terprète ;pu is i l s ’adre s s e au v ieux poète franca is R amin agrobis , qu i to u che à sa fi n et dont le dern ier
48 QU E LQU E S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
chant , comme celu i du cygne , sera plein demerveilles . T ransportez-vou s vers luy ,
d it Pantagrue l , et oyez son chant . Pou rra être que deluy au rez ce qu e prétendez , et par luy Apollovotre do ubtc dissoudra . Je le ven lx
dit Panu rge . E t le s voilà tou s les deux en rou te .
Pren dray—je femme ? s
’
écrie Panu rge aprèsle compliment e t les prés ents d ’
u sage ; et Ramin agrobis a u ss itôt
Pren ez— la , n e la pren ez pa sS i vo u s la pren ez , c
’
e s t bien fa ict ;
S i n e la pren ez en effect ,Ce sera ou vré pa r compa s . (Ce s era en p erfection .)
Impos sible d ’en rien obten ir de plu s explic ite .
Je cou rs su r la su ite des tribu la t ions d u malhoureux Panurge , qu i s
’
en va ain s i de l’u n à l ’au tre,
de phil030phe platonicien à philosophe pyrrhon icn ,
de médecin à théologien et à frère précheu r
,s ans pou voir empo rter j amais au cune
réponse qu i lu i mette l’âme en repos et le sa
t isfa s se . A u bo u t des voyages et des recherches ,l ’affa ire est touj ou rs restée pendante et irrésolu e et l echeveau ,
s i j e pu is dire , pou r avo irpa s sé par tant de ma ins , est plu s qu e j ama isembrou illé . T ou tes les perplexités de Panu rgen ’au ront leu r terme et leu r apaisement qu ’
au
près de la d ive bo u teille . C ’est la conclu s iond
’
Horace
S te tu s ap ien s fin ire memen to
T ris titiam vitæqu e la bores
M o lli,Pla n ce ,
R ABE LAIS .
S i tu e s sage , tu échapperas de même à la tristesse et aux labeu rs d ’ ic i—bas , par un u n vœuxet deux au cœu r .
D ans le M a riage forcé , S gan arelle est commePanu rge à cinqu ante ans passés , i l songe àprendre femme , et j eune femme encore ! En vainGeronimo , son ami , lu i fait—il remarqu er qu
’ iln ’y a qu ’
un temps pou r les amou rs Je meporte bien répond l ’au tre . Cependant D orimène est à la fleu r de ’âge , et il se trouve quec ’est la petite personne qu i a le plu s sûrementcompté elle fa it un mariage de raison et decalcu l , qu and le vieux S gan arelle en est à sa dern ière et à sa plu s con sommée folie . I l ne tarde
pas longtemps à s’en apercevoir , et comme , à s es
propres dépens , i l est arrivé à se défier de lu imême
,il a recou rs à deux philosophes , de deux
écoles différentes , hommes de grande science etde bon con seil , le docteu r Pan crace et le docteurM arphu riu s . Le premier est de l ’école d ’
A risto te ,
le s econ d est u n pyrrhonien . En vain le pauvreS gan arelle s
’
adres se—t- il à celu i—ci et à celu i—là;i l n ’en obt iendra rien ; chacu n d
’eux , l ivré à sapropre folie , n
’au ra d ’oreilles qu e pou r soi
même , et S gan arelle ,forcé tour à tour par l ’épée
et par le bâton , qu oi qu’ il a it vu et entendu , qu oi
qu ’ il ait raison d ’appréhender , deviendra l’époux
de D orimèn e .
Cette comédie , en le voit , a plu sieu rs de seso rigines dan s Rabelais elle est , en qu elqu e
4
50 QUE LQUE S N A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
façon , sortie légère et vive , tou t an imée et sa is is san te , du milieu de ce s pages folles et en ivrees , tou te découpée avec goût et avec mesu reparmi ces fan taisies désordonnées et bouffonneset dan s ces incroyables égarements de bellehumeu r . Rabelais et M ohere devaient d ’ailleu rsse ren contrer dans u n même cou rant de librepensée et de libre poés ie . C ’est toujou rs cetesprit ga u lois qu i s é tend comme u n e chaîne et
qu i va du moyen âge au xvm ° s iècle,d u R oma n
de R en a rt à Voltaire , en passant par Rabela is etpar Montaign e , par La Fontaine et Chapelle , etMolière
,et N inon de Len clos .
Mais , en dehors de la partie politiqu e et phi1050phique , parfoi s bien embrou illée , bien enchevê trée d
’
amb igu i‘
tés et d’
équ ivoqu es , et bienobscure , l
’œuvre de Rabela is telle qu ’elle se
présente à nou s , demeu re la débau che extrava
gante et l’o rgie effrénée d’
u n esprit supérieu r endél ire . On dirait d ’
u n ivrogne pu is samment lettré , versé dans la connais sance de tou s le s arts’
et de tou tes les sciences de son temps,habile
a ux beaux discou rs et aux contes ingénieux , qu is’échappe sans réserve et déborde à tort et à travers , j etan t au ha sard les fines paroles , les sagespensées
,les jugements exqu is parmi des ta s
d’
in san ités , de drôleries obscènes et , s oyonsfrancs
,de gross ièretés et d ’ordu res .
On n e s’expliqu e pas u n mélange s i volon taire
et,
s i coupable . Rabelai s s avait sans dou te q n’
i l
52 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S .
et en fa it peu t-être tou t le charme , c’ est le style
uniqu e et incomparable que Rabela is , repeton s- le , avait inventé , agen cé de tou tes pièces ,adapté à son esprit et à sa main , pou r ne lelégu er à personn e après lu i . I l a l e rythme etl ’abondan ce , l
’
ampleu r du ton et le constant honheu r de l ’expression . Cette langu e composée
,
travaillée , pleine d’artifice , compliqu ée , pou r
a insi dire , de ressorts et de manivelles , vibreet sonne , j aillit et bondit elle se jou e sou rn o isemen t sur la pen sée et sur l ’ image avec tou tessortes de souplesses natu rel les et de coqu etteriespresqu e naïves . Oh ! le bel instrument qu i n
’au rapoint de copie et dont le secret sera perdu ! iMais
,qu elque vif et affriolan t qu
’a it été le cho ixde ses suj ets , s i vou s ôtez à Rabelais sa langu eet son style , si vous es sayez seu lement de le tradu ire en français vu lgaire , en pros e contemporaine
,il n e reste plu s rien qu ’
un e fiction commune , malséan te , de mauvais goût et à peu prèsill isible .
Le style de Rabelais fait tou t excu ser , tou tadmettre
,quelques-u n s disen t tou t admirer .
Néanmoin s , nou s n e sau rions condescendre à cesexagérations de l ’engou ement et de l’in du lgen ce .
Pour nou s s ervir d ’
u ne comparaison un peu
basse,mais qu e n otre au teu r lu i-même n ’eut pas
repou ssée , san s la s auce qu i l’
accommode,l e
poisson,avarié maintes fois et gâté , ne vaudrait
gu ère qu’
à être j eté au panier des immondices .
R ABE LAI S .
La bouffon nerie de Rabelais manqu e d ’
idéa l ; sa
plaisanterie accumu le mille prestigieu ses prou esses dans le cercle où il la renferme
,mais elle n ’ a
point d ’horizon . Ce médecin gaillard et gogu enard prend u n pla is i r extrême aux misères etaux pla ies de son ma lade , nou s n e dirons pa sseu lement sans dignité et sans respect , mais sansvergogne et sans pitié même
,héla s ! Il les d écou
vre et les éta le toutes l ’ une après l ’ au tre avec degrands éclats de rire . Cela finit par agacer et fairema l au cœu r D iseu r de bons mots , mau vaiscaractère a écrit Pa scal .
I l rit,pu is il rit , il rit en core e t touj ou rs , e t
ne promène s u r l ’humanité tou t entière , grandeou abais sée
,innocente o u coupable , qu
’
u ne minescept iqu e , implacablement moqu eu s e et in d ifférente . Même lorsqu ’el le s
’
écla ire çà et là d’
u n
rayon de j eunesse et de poésie , sa ra illerie , qu in
’
a point d ’ail es,se t ient inférieu re et terre à
terre . C ’est pou rquoi les esprits de hau t vol nela goûteront j amais
,et s i
,dan s ce qu e n ou s appe
lons la bonne compagnie,qu elqu ’
un de nou s sela isse aller aux sédu ction s d ’
u n l ivre , interditsans retou r aux enfants et aux femmes , celu i- làmême se cache et rougit qu elqu e peu .
Mais Rabelais re ste grand qu and même au
des su s des barri è res qu ’ il a mises volonta irement au tou r de son œuvre , des s cories qu il’
en vahis s en t ; sa figure , tout à fa it originale,
est hors de pair dan s l’histoire d e n o s littéra
54 QUE LQU E S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
tu res modernes , et l’on a pu dire de lu i qu
’ il estnotre Shakespeare dan s le comiqueCervantes , lu i au s s i , fut un moqu eu r et u n
satiriqu e ; mais comme l’auteu r de D on Qu icho tte
nou s semble dou é d ’
u ne observation plu s hau teet d ’
un s entiment plu s sa in que l’
au teu r de Ga r
ga n tu a et de Pa n tagru elD on Qu ichotte
,quelque ridicu le et risible
qu ’on n ou s l ’ait fait , éveille en nou s u n e réelleet irrésistible sympathie . Ce pauvre fo u , que
hantent les fantômes de la générosité et del ’honneu r, qu i rêve de t ou tes sortes de rôleshéroïqu es et qu e tentent les services à rendreaux pauvres e t aux déshérités , n ou s intéres se etnou s attache . Il est bu rlesque , mais il est huma in .
I l donn e , celu i- là , de vigou reux coups de lanceet d ’épée dans l ’ impos s ible et l ’ idéal , au—de s su sdes personnages ordinaires et extraordina ires deRabelais
,lesqu els ne sont invariablement que
des matérial istes avinés et repu s . S es discou rs ,
qu i sont d’
un sage , font réfléchir , si ses actions ,
qu i sont d’
un fo u , amu sent et fon t rire .
Rien n ’ est plu s famil ier à la natu re humain e ,la cherchât—ou dan s s es représen tants les plu ssensés en apparence et le s mieux équ ilibrés , que
ce s contradictions do nqu icho tt iqu es entre l’act ion
et la parole . L’
in cohéren ee est le propre del ’homme Q u i de nou s , u n j ou r o u l ’au tre , n
’apoint passé quelque peu par la folie de don Q u i
cho tte et ne s’
e s t point fa it le champion déter
R ABE LA IS . 55
miné et chevaleresqu e de qu elqu e be lle u t0pie?
I l n ’y a pas qu e don Qu ichotte qu i a it eu affaireavec des mou l ins à vent transformés en géants , enmah n drin s o u en matamores , et qu i les a it ridicu lemen t assaillis . … Le chevalier de la Mancheest homme , et tou t ce qu i est de l
’homme lu itient au cœur . I l es t naturel et presqu e logiquequ ’ il se mon tre tou t à la fois orgu eilleux ethumble
,charitable et vantard
,prudent et témé
raire , et que les con seils de son immu able sages ses’
en a illent échou er fatalement dan s les entreprises de sa démen ce incu rable . I l est tou t natu relqu ’ i l se mette à la pou rsu ite de vis ions démesu
rées et de chimères pou r les embrasser o u pou rles pou rfendre , pou r les protéger san s repos o ules combattre san s merci . Pu is , quand il a biencou ru en pu re perte et bien guerroyé dans levide
, au terme de s es nombreu ses aventu res , donQu ichotte , qu i va mourir , sen t le voile tomberde s es yeux ; il est guéri désormais de tou te illusion , et la vérité lu i appara ît .La leçon , ici , est éloqu ente et profonde . Lerécit tou t ému de Cervantes peu t être comparéaux plu s impérissables pages qu i a ient été jamai sécrites , et la farce finit dans les clartés de l
’apothéose .
Sera it—il vra i , en effet , qu e , jou ets des évén emen ts et du sort , de no s pa ss ions et de noscaprices , aveugles tou te notre vie et l ivrés constammen t aux erreu rs de nos sen s et de notre
56 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
imagination , ce soit aux portes de la tombe quele jou r commence à pe in dre et la vérité à semon trer ? Peut-être !Peu t—ê tre est le dern ier mot hés itant ettroublé , de Rabela is agonisant Cervantes lu i
oppose la sereine confiance du spiritual iste et lacertitude du chrétien .
Cervantes n ’es t pa s , comme Rabelais , u n seeptiqu e et u n indifférent . Sens ible à sa propresatire , on dirait qu
’en s e moqu an t d ’au tru i il seregarde lu i—même au miroir , qu
’ il se reconnaîtsou s le travestis sement et qu ’ il sou rit . A u reversde la caricatu re , il y a le portra it ; i l y a la réalitéderrière la fict ion et , dans la comédie humainetelle qu e la comprena it Cervantes , la pitié et laclémence abondent . On y entend des cris dedou leu r et d ’amou r sortis d ’
une âme vraimenthumaine et fraternelle .
I l n e fau t pa s exagérer la valeu r de notreespèce ici-bas , pen se—t—il , n i l
’
exalter àou trance , ni la diminu er à plais ir . Nou s nesommes point des merveilles de bonté et d ’
hé
ro ïsme ; nou s n e sommes pas des monstres de
perfid ie et de noirceu r nou s sommes fort mêlésde ceci et de cela
,mais n ou s valon s assez pou r
qu ’on a it compa s s ion et qu ’on nou s épargnel’
inju re et le sarcasme , su rtou t qu and on est soimême de la compagnie o u de la bande et qu ’onest revêtu de la commu ne gu en ille .
Don Qu icho tte , bien qu e le style espagnol en
R ABE LA IS .
soit admirable , ne perd guère à être tradu it . Lefond subs iste , solide et résistant ; i l du re et ils u rvit aux élégances perdu es , à tou tes ces hau teset sévères beau tés de la forme qu ’on ne sau raittradu ire .
Swift (les noms d é criva ins d’
u ne même vocation littéraire et philosophiqu e arrivent a isémen tà notre mémoire à propos de Rabela is) , Swift aécrit u n roman imaginaire comme Ga rga n tu a ,
et qu i es t l’expos ition de tou t u n système d ’allu
s ions ma lign es et de moqu eries comme Don Q u icho tte . L es Voy ages de Gu lliver visent part icu lrement l ’A ngleterre au moment où Swift tenaitla plume ; mais les flèches acérées du pamphléta ire-philosophe dépas sent toujou rs les limitesqu ’ il feint de s
’être a s s ignées et s ’
en ve n t partout chercher des victimes .
Ces tableaux , t an tôt en min iatu re et raccou rcis ,comme a Lill ipu t , tantôt dans des preportion scolossales
,comme à Brobdingnag , le pays des
géants,tantôt découpés dan s l e monde du pu r
fantastiqu e , comme l e voyage à Lapu ta , lequ elest imité ’
dc Cyrano de Bergerac , ces tableauxdes gou vernements et des sociétés , des mœu rs ,de s philosophies et des rel igions , son t empreintsdu plu s s ubt il e t d u plu s redou table esprit d ’host ilité et de ha ine . La plume de Swift vau t u n e
épée . L u i , il n e conn a ît ni la compa s sion et laclémen ce de Cervan tes , n i le gros rire ouvert etson ore de Rabela is . Sa ra illeric e st insen s ible et
58 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
froide ; son humeu r bu rlesque ne rit pas , ellericane . E lle mord , elle perce , elle coupe et tailleen ricanant . ,E lle est impitoyablement féroce .
Swift a qu elqu e chose de diabolique et qu i rappelle le s gaietés nerveu ses et crispées de M éphistophélès . I l a des plaisanteries de bou rreau etdes bon s mots de can nibale . I l enfonce
,en rica
nant toujou rs,des ongles crochu s et en venimés
dans les chairs vives de sa ma lheu reu se ennemie ,la bête huma in e ! I l la chasse e t la pou rsu it sou stou tes ses formes et a travers tou s les oripeauxdont elle s
’
affuble ; pu is , le visage impa ssiblecomme le s clowns de son pays , c
’est en lu i d écochant u n e dernière et san glante iron ie qu ’ il lu idon ne le coup de pied de grâce .
C ’es t le Rabela is de la Grande-Bretagnea dit Voltaire qu elqu e part . Certes , Swift a so n
rang marqu é parmi le s satiriqu es , et n u l a utrene déploya plu s de ta len t , plu s d
’
en tra in , plu sd ’originalité , de méchanceté et de mal ice ; maisil ne res semble pas àRabelais . Le cu ré de Meudonne pinça it point sans rire comme le doyen deSaint-Patrick et, j u squ e dans ses ra illeries lesplu s consommées , j u sque dans s es mors u res lesplu s cu is antes et les plu s mortelles , Rabela is gardera dans la postérité la phys ionomie singu l ièrement attrayante , le masqu e popu laire et vraiment
français d ’
un j oyeux compère et d’
u n bon enfant .
28 décembre 1879 .
60 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
sévères elles ont soumis le s arts et les s ciences ,les inspirations divers es du génie humain à desrègles préc ises et à de s harmonies qu on nesau ra it méconnaître impu nément . E lles sontdonc , à plu s d
’
un t itre , les sœu rs a imables etsou rian tes de la dées se , au s s i belle qu e calmeet sereine , qu i tient le glaive et porte les balances .
M . I l . Jo u s se lin , q u i s a it merveilleu sementl ’angla is , s
’es t pris . u n j ou r d ’enthou siasme pou rT homas Moore . Ce n ’est pas moi qu i le blâmera i de s
’être in scrit , à la su ite de lord Byron ,a u n ombre des admi rateu rs pas s ionnés d
’
un
poète qu i , dans l’ordre moyen
, es t au premierrang et s emble fa i t pou r j u st ifier longtempstou s les su ccès . Si T homa s Moore n ’est pa s ,dans tou te l ’étendu e de l ’expres s ion , u n grandpo ète , et s i s a pensée n e connaît gu ère le hau tvol et la large en vi:rgu re , il a été et il demeu
rera touj ou rs u n de ces cha rmeu rs vifs,spiri
tue ls et légers , u n peu ému s à l ’occa s ion,très
ironiqu es et du ton que recherche part icu lièrement notre société contemporaine
, qu i ont reçule don secret de savoir gagner et retenir au tou rd ’eux des cercles de partisans et d ’amis . T homas Moore n ’avait rien de l ’homme d e la sol itudeet du désert . Au cun in stinct ne le po u ssait ducôté de ces sommets ardu s où résident lesvoyants et les prophètes et où l ’on n ’entend quele s voix de la n a tu re le chant du ros signol ,
par u n doux clair de lun e et dan s qu elqu e fraisbosqu et des environ s de Londres , alla it bienmieux à son caractère et à son humeu r . Uneroman ce avec accompagn ement de piano ou degu itare suffisait à le mettre en j oie , et j e n e
sais pas de momen t dans sa vie Où i l se so itmontré au-dessu s de l’applaudis semen t et dela louange . Né pou r la société et le monde , il ya couru vraimen t tou te sa carrière, qu i a étébrillante et fleu rie , et dign e d
’u n poète qu i n
’
a
rêvé et ambitionné ici-bas que des cou ronn es deros es . Éta it-cc fol ie ? était—cc philosophie et
Q u i peu t le dire ! D an te et Milton ,et Byron lu i—même
,compren a ient d ’u ne au tre
façon , il est vrai ,' le triomphe et la renommée .
C ’est l e 28 mai 1779 qu e T homas Moore naqu it à D ublin . Irlanda is , catholiqu e et san sfortun e , i l semblait condamn é d ’avan ce lavieille , riche et protestan te A ngleterre n e seprête pas aisément à pardonner de pareilles dis
grâces originelles . M ais il était écrit que , sansrenon cer à au cun e de ses croyances et en restan tfidèle à l ’amou r de sa patrie irlandaise , T homasM oore ne serait po in t un vaincu irrécon oiliableet farou che , u n secta ire ardent e t de ceux qu i ,pou r un e cau se religieu se ou sociale , ne recu lentpas même devan t la persécu tion et le martyre .Et pu is , frêle , min ce , excessivement petit ,
un e so rte d ’oiseau chan teu r et j aseu r, il pèseraitsi peu su r la terre !
62 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
Quand il eu t dix’
ans,son père l ’envoya à
l ecole de Samu el White , homme rid icu lementvain
,mais sensible e t bon et qu i avait été
au ss i l e professeu r de Sheridan .
Sheridan , avait dit Samu el White , ne seraj ama is qu ’
u n idiot .
Le j eune Moore lu i paru t mieux dou é . Sesj oyeu ses et malignes reparties , u n fonds de cau sticité , qu i se révélait déj à et faisait explos ion ,avaient étonn é et frappé le vieux pédagogue . Cen ’es t pas tout le petit écolier tou rnait desvers
,et , à treize an s , il les tou rnait d
’
u ne sigalan te façon qu ’
u n matin on l ’ imp rima tou t vi/dans l ’A n thologie de D ublin , A n tho logia H iber
n ica . Bien plu s , le s graves reviewers le qu al ifia ient , malgré so n âge et sa taille , du t itre glorieux de notre très honorable correspondant .Le très honorable correspondant , du rant ces
années de collège , ne réu ss it pas d u tou t dansles vers latins il les fa isait lou rds , empâtés etdiffu s ;mais , en revanche , i l apprena it et parlaitcou ramment le français et l ’ italien , e t il s
’
es saya it
à u n e tradu ction poét iqu e des odes d ’
A n acréon
qu i devait être sa première ressou rce dansl ’avenir .A u sortir du collège de la T r inité , il alla etudier le droit à Middle—T emple , à Londres , et ,de tou s ses efforts , il se lança dans le mondefashionable , où sa vocation d
’ailleu rs et ses aptitudes le portaient tou t naturellement . I l ne tarda
TH OMAS MOOR E . 63
pas à s ’y créer des protecteu rs et de s amis , lordMoira et lady D onegal , par exemple , qu i lu rente t apprécièren t la tradu ct ion d ’
A n acréon et en
fac il itèrent ensu ite la publication .
A n acréo n a été dél ic ieu s ement imité et tradu itpar nos poètes français du xv1° s iècle , par Ronsard , Remy Belleau ,
Joachim du Bellay et tou sle s maît res en gentilles ses de leu r Plé iade . ,L a
tradu ct ion anglais e - de T homas Moore est d ’
u n
s tyle plu s affecté , plu s précieux , moins naïfel le fait penser à u n D orat anglais beaucoupplu s qu
’
à u n Ron sard ou à u n Remy Belleau .
L’
in taris sable gaieté et la dou ce philosophie dus age de T éo s n ’y brillent , hélas ! qu e dans u n
fau x et lo intain reflet .
E t cependant T homas Moore , grâce à ses versanacréontiqu es , avait ouvert la voie devant lu i .La trou ée n ’était pas bien large encore , mais i ly pouvait pas ser la tête , et c
’est ce qu ’ il fit enprés entant au public les œuvres amou reu ses defeu T homas Little (le Petit) .
T homas Little es t mort , disait—H,à vingt et
u n ans . I l était as s ez pares s eu x , peu ambitieux,
grand amateu r des poètes érot iqu es , T ibu lle ,
Ca tu Ile , Properce , etc .
C ’est donc su r les airs connu s de Catu lle ,de
T ibu lle , d’
Ovide et de Preperce , et sou s le pseudo n yme de Little qu e T homas Moore se mit àchanter la grâce et les faveu rs , les cruau tés etle s dédains d ’une fi lle invis ible qu i n
’était
(Il: QUE LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
autre , à la bien deviner , qu e cette D u lcinée duT obo so que tou s les j eunes poètes , épris de leu rpropre rêve et grisés de leu r chanson
, po u rsu i
vent avec des lamentations en sonn ets et desacclamations en ballades .
L’
épicuré isme de Moore u n e espèce defriandise de l ’esprit plu tôt qu e du cœu r et dessens se donnait a ins i carrière , et lu i—mêmeallait ju squ ’à annoncer la publication prochained
’
u n volume intitu lé la Philo.90phie du p la is ir ,
qu i n’a j amais paru , le phi1030phe ayant changé
de système et étant devenu , plu s tard , au ssiprude et sévère qu e la plu s respectable lady .
Mais ni A n acréo n , n i les poèmes de T homasLittle n ’avaient enrichi le j eu ne Irlandais
,et
,
qu el les que fu ssen t les promesses de la gloire ,encore falla it-ii songer à vivre en l’attendan t .
I lso llicite don c en 1803 , et il obtint un e humbleplace de greffier (regis ter) aux îles Bermudes .A rrivé à son poste , il s
’
en n uya et se repentitd ’avoir fu i l’E u rope et les salon s de Lon dres .
Au ssi n ’eu t- il rien de plus pressé que d’aban
donn er bien vite à un s uppléant tou s les soinsde sa charge et la moit ié de son traitement pou raller se promener aux E tats-Unis et vis iter leCanada . Pu is , se sentant de plu s en plu s atteintdu mal du pays , de plu s en plus repris de laman ie poétique et du besoin de cou rir les souperset les fêtes du West-End , il résign a ses fonction set revint en Angleterre .
THOMAS MOOR E . 65
L e s Ép î tres , Odes e t Poés ies d iverses qu ’ ilpublia en 1806 furent très critiquées , dans laR evu e d
’
É d imbou rg , par Jeffrey , dont le goûtsévère ne laissait pas d ’être agacé au cliqu et isde ces stances maniérées et prétentieu se s et àl ’ éclat art ificiel de ce style à paillettes où s e
dépensait u n vrai talent .
T homas Moore , comme la plupart des rimeu rs ,endu rait malaisément le blâme il chercha noisea son critiqu e . Une rencontre s
’
en su ivit qu i
n ’amena au cun résu ltat fâcheux . Les deux adver
saires devinrent , au contra ire , deux bons amis .Irritable et sens ible à la contradiction , Moore
n ’avait pa s la colère bien vive , et sa rancu nen
’éta it l ’affa ire qu e de qu elqu e s jou rs . C’est ce
tempérament , léger au fond et bienveillant, qu i
expliqu e , ju squ’à u n certa in point , le peu d
’habile té qu ’ il a montré dans la satire .
I l tena it par-dessu s tou t aux suffrages de lasociété
,O ù il ressemblait à u n virtuose , tout
heu reux d ’être accu eill i avec faveur , écou té etchoyé .
L’
applaud is semen t des hommes et des femmesétait pou r lu i u n complet triomphe , et il s
’arran
gea it à merveille de dégois er ses chansons dansu n e cage dorée .
I l s ’était marié en 1810, avec un e j eun e et belleAnglaise , ancienne actrice , d it—on ,
et bonnemu sicienne , qu i avait nom mis s Bessy Dyke , et
qu i fu t vraiment le charme et la providence de
5
66 QUE L QUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
son foyer . Pendant qu ’ i l courait l e monde,lu i ,
elle se tena it au coin du feu et s’
appliqu a it à
vivre en véritable ménagère . Mistress Moore n erecu lait devant au cune privation qu i pouvait procu rer à son mari les moyens de bril ler au dehors
,et , quand il rentrait , qu and il consenta it à
pas ser qu elqu es heu res près d ’elle , elle avait desobservations judicieu ses , de délicates appréciations qu i redressèrent plu s d
’
une fois les erreu rs
de s on goût , les pentes peu sûres de son génie .C ’est peu t-être à cette femme
,au ssi supé
rieure qu e modeste , qu e nou s devons les M élod ies irla n da ises . T homas Moore les au rait composées et écrites sou s les douces influ ences decette inspiration domestiqu e , tou te cahn e ellemême , toute pure et tou t a imable . A l ’originedes belles œuvres , il y a toujou rs u n e Mu se
,
disa ien t les anciens . Le génie ouvre ses ailes,il
s ’élance en avant et fou rnit victorieu semen t lacarrière ; mais le souffl e qu i l
’a réveillé au départet le rayon qu i lu i a fait voir le bu t ne viennentpas de lu i .On a souvent remarqu é dit qu elqu e part
T homas Moore à propos d es vieux airs nationauxirlandais , on a souvent remarqu é qu e notremu s iqu e est le commentaire le plu s fidèle denotre histoire . Le ton de défiance auqu el su c
cède la langu eu r de l ’abattemen t , u n éclaird ’énergie qu i brille et dispara ît dans les douleu rs d ’
u n moment , perdu es dans la légèreté du
68 QU E LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
u n accent plu s nerveux et plu s mâle . Même lorsqu ’ il n ou s parle de Lydie et de Chloé
,sa voix
contenu e , adou cie , attendrie , est en core , on lesent bien , la grande voix éloqu ente os magn a
son a tu rum. D ans ses stances les plu s vigou
reu ses , et au ssi hau t qu’ il pu isse élever son
enthou siasme ou sa passion on sen t chezT homas Moore , le tradu cteu r raffiné d
’
A n a
créon , l’au teu r qu intessencié de L a lla —R ookh et
des A mours des a nges .
L’Écos sa is Robert Bu rn s s ’arrête dans son
champ et s ’
accou de su r sa charru e il j ette au
vent sa chanson ru stiqu e , improvisée , franche et
l égère , u n e chan son matinale d ’
a louette et depinson , étincelante des gou ttes de la rosée ,imprégnée des senteu rs des herbes et des feu il«
lages,et la natu re , même un peu rude et âpre
,
en fait tou s les frais . Robert Bu rns est un paysan,
u n campagnard spirituel et joyeux , irrévéren tqu and bon lu i semble et s ’écrie Je rime pou rmo n plaisir . L ’étoile qu i règle mon malheureuxlot m ’a assigné l ’habit de paysan et a limité mafortu n e à qu atre sou s ; mais , en revanche
,elle
m’
a dou é d ’
une étincel le d ’esprit villageois .
Béranger , qu i n’est pas plu s u n paysan qu ’
u nfils de famille , mais qu i a reçu e n subi de bonn eheu re l ’éducation des villes , Béranger chante deschansons , tantôt gri vo i ses et malignes , tantôts atiriqu es et sceptiqu es , selon cette veine gauloise qu i n e s
’est j amais perdu e en France , qu i
THOMAS MOOR E .
fu t celle des au teu rs de fabliaux et des trouvèresau moyen âge , qu e Rabelais a élevée ju squ
’augénie , qu i s
’est con t in uéc avec B ran tôme, avec
La Fonta ine et Chap’
elle, avec les plu s aimables
et les meilleu rs . A ces cou rants de malice et debonne humeu r , Béranger j oint le sentimentpatriotiqu e le plu s vif et le plu s atten dri , et,dans u n e forme poétiqu e èt sobre , très clas siqu e ,i l n ou s donne , sur l ’air trivial de la vielle et duflageolet , s inon du bin iou , de s élégies et des odespou r plaindre nos malheu rs et pou r dire n o s
gloires . I l y a en Béranger de l ’Horace et duRobert Bu rns combinés avec du La Fontaine etdu Volta ire .
Les M élod ies irla nda is es , dan s leu r variétémême , se rattachent à l
’ordre de la romanceproprement dite ,
'mais de la romance ramenéeà ses formes chevaleresqu es , guerrières et amoureu ses
,et perfectionnée ensu ite à la moderne ,
embellie et portée au chef—d ’
œuvre de l ’art etdu style . C ’est pourquoi
,à côté de Robert
Bu rns et de Béranger , Moore est u n aristocrate ,s i j ’ose ain s i m’ exprimer , u n poète de la highlife, qu i s
’adresse aux beaux esprits des troisroyaumes et qu i plaide la cau s e irlandaise dansu n s i deu x ,
s i sonore et s i délic ieux langage , qu eles ennemis les plu s acharnés s
’
o ubliero n t au
plaidoyer et aux remontrances , plu s encorequ ’ ils en savou reront en d ilettanti tou te l a grâceet l ’agrément . Seront-ils convaincu s , à la fin ? Je
0 Q U E LQ U E S I A IT B B S ET R A NG E R S E T FR A N ÇAI S .
n’
o sera is l’
affirmer, hélas ! ma is , en to u t ca s , ils
sero n t ravis .
Rien n’
est plu s mélod ieux , en effet , et jama is ,sur u n e trame t rès diverse
,l’ imagin at ion n
’
a
con çu et brodé de plu s jo l is et de plus dél icatsorn emen ts . On y tro uve des chan ts d e mort etdes chan ts de gu erre , des chan ts de fê te et des
chants d’amo u r , des res souven irs histo riquesvivant au cœu r de la patrie , des regrets et desespéran ces , et , çà et là, de rian tes échappéesan acréontiqu es vers le s ro ses et les coupes ,empou rprées et parfumées les un es comme lesautres , et vers les femmes enivrante s , au ss icomme les coupes et les roses On raconte qu el’
Amour avait dan s so n bosquet divin deux rosesrougissantes , d
’origine céleste . I l exposa l ’un e àla plu ie qu i tombe qu and brille l
’arc—en -ciel ,mais il baigna l ’au tre dans l e vin pétillant .B ientôt les bou ton s qu i ava ient bu la rosée descieux se flétriren t et mou ru rent , tandis qu e ceux
que les flots de rubis avaient teints s’
épan ou i
rent , roses et beaux , comme to i , j euneNe crois donc plu s
,chère ange , qu e le vin
pu isse dérober à mon cœu r u n seu l rêve dej oie , etc .
Mais, au -dessu s de tout , plan e l
’ image del’
Irlan de , dont chacune de ces pages consacre lesouvenir
Garder ton souvenir ! s ecrie l e poète . Ah !tan t que la vie fera palpiter mon cœu r , il
THOMAS MOOR E . 71
n’oubliera pas la patrie délaissée
,plu s chère et
plu s belle dans sa dou leu r, sa tristesse et sesorages , que le reste du monde aux heu res Où
rayonne le sole il .Si tu étais tou t ce qu e j e désire , grande ,
belle et glorieu se , première fleu r de la terreet diamant de la mer, j e pou rrais te chan terd’un cœur plu s fier et plu s heu reux ; mais pou rra is—je j amai s t
’aimer plu s pro fondément qu’
à
présent ?Non , n o n , les chaînes qu i empêchen t ton
sang de circu ler ne font qu e te rendre plu s chèreà tes fils qu i , semblables à l
’enfant de l ’oiseau dudésert , s
’
en ivren t d ’amou r dan s chaqu e gou ttede sang qu i cou le de tes veines .Voilà , certes , qu i est d
’
un accent sincère,
d ’u n e émotion réelle et profon de . T outes lespoitrines vibrent à ces n otes du patriotisme etleur renvoien t des échos .
M . Henri Jou sselin ,serrant de près les vers
anglais et les en châsSan t , coûte que coûte , parfois même aux dépens de n o s rimes françaisesrigou reu ses et de n otre rythme u n peu revêche ,a sais i M oore su r le vif, et j
’estime qu ’ il est difficile d ’être plu s pén étré qu e lu i du s uc méme del ’auteu r qu ’on s ’efforce de soumettre à un e press ion nouvelle et d ’exprimer . E n vou lez-vou s un
échantillon ? T ou t le monde connaît, au ssi b ienen Fran ce qu ’en A nglet erre , u n e mélancoliqu eet suave mélodie de T homas Moore sur la D er
72 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .
mere R os e de l’
été, et j e l’ai entendu chanter
d es deux côtés de la Manche
’
T is the la s t ro se o f summer,
Le ft blo omin g a lon e ;A l l her lovely compa n ion sA re faded a n d gon e ;
No fl ower o f her k in dred ,No ro s e-bu d i s n igh ,
T o flefl ect ba ck her blu shes ,Or give s igh for
La stance harmonieu se est harmonieu sementren du e en vers par M . Jou s selin
Cette c’es t la dern i ereD e l ’été qu i do ive fl eu rir .
E lle a vu , pa u vre s o lita ire ,T ou tes s e s compagn es mo u rirPu i s s é—je a in s i bien tôt vou s s u i vre ,
Qu a n d les amitiés , les amou rs ,
Ces perles don t l ’écla t cu ivre ,M
’
a u ro n t échappé pou r toujou rs !S an s u n e a ffection pro fon de ,
S a n s u n cœu r fidèle a vec lu i,
Q u i do n c v ou dra it en ce ba s mon deV ivre seu l e t privé d ’
appu i ?
T homa s Moore disait des M élod ies irla n
da is es : C ’est mo n seu l ou vrage d ’avenir !E t Byron , qu i fu t son grand et enviable ami
,
l ’ami généreux , fier et brave, lu i promettait
pou r ce l ivre u n e gloire immortelleVo s M él0d ies vivront au tant qu e l
’
Irlan de,
au tant qu e la mu s iqu e , au tant qu e la poés ie !Après quelqu es différends peu graves , Byron ,s i cru el a d ’au tres poètes de s on temps
,à Cole
THOMAS MOOR E . 73
ridge , àWordsworth , â Southey , s etait pris unj ou r de la plu s enthou s ia ste amiti é pou r T homasMoore et cette amitié a du ré ju squ ’à la mort .Je su is votre homme su r tou s les tons
,vers
et prose lu i écriva it-il , et , au momen t où ils’
élo ign ait pou r u n long voyage , il lu i adressaitencore ces strophes tou chantesMon bateau tou che au rivage et mon navire
est en mer ; mais , avant que j e parte , T omMoore , voic i un e double santé pou r toi .
Qu and il ne resterait qu ’
une gou tte d’eau
dans la citern e , qu and j e serais mou rant sur sesbords
,avant de tomber de faiblesse , c
’est ’a toi
qu e j e boirais .
A vec cette eau , comme maintenant avec cevin , le vœu qu i accompagnerait ma l ibationserait Paix aux tiens et aux miens ! Je bois ato i
, T om Moore .
E n 1821 , lord Byron et T homas Moore se rencontrèrent dans je ne sais plu s qu elle vi lled
’
Ita lie,et l ’au teu r de Childe-Ha rold donna les
M émo ires de s a vie à l ’au teu r des M élodies irla nda is es en lu i disant S i vou s avez j ama i s besoind
’
aTgen t , cela vou s vaudra qu elqu e sommeQuoi qu ’ il en soit , T homas Moore n e ces sa it
de produ ire , et sa veine abondante et facile serépandait en œu vres de tou t genre . L
’
épigramme
éta it tou t à fait dans le tou r de son esprit , et D ieusa it si l ’occasion de fa ire des épigrammes et decoordon n er des malices manquait alors au to u r de
74 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .
lu i ! I l fit j ouer , en 1811 , le B a s—B leu , très vert ettrès piqu ant Opéra-comiqu e ; en 1812 , il publ iale S a c de la Petite—Pas te , p a r Thoma s B rown le
j eune (T own p en ny Po s t—B ag by Thoma s B rown
the younger) . C’était u n e satire politiqu e des plu s
malignes , et où le prince de Galles , régent d’
A n
gleterre , n’était point épargné .
Q u e ce petit bonhomme prenne garde alu i ! dit le prince . S ’ il recommence , je le fera ienfermer dans u n boca l .L a Petite-Pos te n ’eut pas moins de qu atorzeéditions en un an
, et le régent, de plu s en plu sfu rieux , se mit à accu ser d
’
ingratitude n oire so nspiritu el et mondain crit iqu e .
M oi, u n ingrat ! répon dait Moore . Je mesouviendrai toujou rs qu e Son Altesse daignam
’
inviter à dîner u n soir , en tou te amitié etint imité . Nou s ét ions trois cen ts convives et j etenais le hau t bou t de la table .
Le poème oriental de L a lla —R ookh date de1817 . T homas Moore a le style vif
,s cintillant
,
on ne peu t plu s éblou issant de cou leu rs et d ’ ima
ges , mais son imagination , en somme , n’es t pas
féconde , et il en cache avec art la sécheres s e etla pauvreté sou s le luxe des descriptions et desdétails . Mais la natu re qu ’ il observe et qu ’ i ldécrit minu tieu sement est encore u n e natu reconvenu e , maniérée , u n e natu re de s econdemain , et telle que l a peignent et la font mou
voir des décora teu rs et des machinistes d ’
opéras
76 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
vivre dan s la retraite et de beau coup travailler .
Or rien n e res semble plu s , dit—ou , aux s ermentsdes ivrognes que les résolutions des poètes . …
D ès son arrivée au mil ieu de n ou s , Moore sent itso n beau des sein s ’en aller à la dérive ; il fut distrait et se prêta de tou t son cœu r aux distraetion s . On le vit dans n o s salons de Paris au s s isouvent qu ’on le voyait dans le s salons de L o udres , et ce pet it in sulaire vif, pimpant , léger nese souvint pa s du tou t d
’
u ne Vie de S herida nqu ’ i l ava it pou rtant promis e au l ibraireLe l ibraire se plaignit
,et T homas Moore de
répl iqu erImpos sible de fa ire rien qu i vaille à Paris .
T ou s les documents y manqu ent !C ’est en France n éanmoin s qu ’ il commença à
composer son poème les A mo u rs des a nges et sonroman l ’Ëp icu rien , qu i lu i servirent à payer sadette , rédu ite à 750 livres , qu e le ma rqu is deLansdowne ava it avancées pou r lu i .L es A mou rs des a nges , comme T erre et Ciel ,
de lord Byron , comme É loa , d’
A lfred de Vigny,
et la Chu te d’
u n a nge , de Lamartine , sont n és enquelqu e sorte e t is su s de l ’ interprétat ion l ibre dedeux o u trois versets de la G en è se . C ’est su r u n
canevas uniqu e qu e ces il lu stres poètes on t seméet varié à l ’en v i le s broderie s de leu r imagination et les caprices de leu r pin ceau ; car ce
qu ’ ils nou s appa rais sent avoir recherché là avan ttou t , c
’ est l ’occasion de tableaux et de pein
THOM AS MOOR E .
tu res,le motif de féeriqu es et fan tastiqu es des
cript ion s .
D an s Moore , trois anges exilés du ciel pou rs etre laissés emporter par des pa ss ions huma ineset avoir vu au tre chose qu e des créatu res in férieu res dans les fil les des hommes , sont ass issur u n e coll ine , à la tombée du j ou r , et ils seracon tent mu tu ellement leurs aventu res . T roisaventu res
,trois chapitres en chants ! La poés ie
a ou vert tou s s es trésors les roses et les listombent à profu s ion de tou tes s es corbeilles ; lessou rces et les torrents s ’ échappent de tou t es ses
u rnes ; tou s s e s écrins de perles et d ’étoiles sontau pillage , et il e st mala isé de se figu rer u n e plu sgrande prodigalité de rayons de soleil et de lune ,d
’
au ro res et de crépu scu les . Je ne d is rien desvoix prochaines et lointa ines , des harmoniessu aves et de s bru is sements d ’ailes sonores .
Encore un e fois , ces coups de baguette demagicien , qu elqu e habileté qu
’ ils révèlent , nesont que de l
’
artifice qu i éblou it un moment,
qu i étonne , mais qu i las se . E t avec qu elle satisfaction profonde , après les Amou rs des a nges ,
de T homas Moore , on revient aux poètes s impleset sobres , natu rels et vrais , à William Cowperou à La Fontaine !L
’
Ép icu rien , don t M . Henri Bu tat a don néu n e bonne traduction , nou s prés ente le s mêmesdéfau ts et les mêmes qu alités , inhérents d
’ailleurs au caractère et au talent de Moore . Nou s
78 Q U E L QUE S M AITR E S ET R ANG E R S E T FR A NÇA I S .
y voyon s se déro u ler le tableau , qu elqu e peu
affecté et prétentieux de s lu tte s du christian isme qu i vient d e n a i tre et du paganisme qu i
va mou rir . La pro s e s’y mêle a ux vers su r main tes
pages . En généra l , les vers de T homas Mooreva lent mieux que sa prose , bien que là enco re ilsoit loin d ’être u n l itté rateu r médiocre . S on
H is to ire d’
I rla n de , trop part ial e qu elqu efois , estu n bo n et intéressant ou vrage .Nou s avon s dit qu e Byron avait donné ses
bl émo ires à so n ami T homa s Moore , et s’ en éta it
remis à lu i du so in de cette publicat io n dél ica te .
Pres sé d ’argent,Moore avait vendu le livre pos
thume au l ibraire Mu rray , qu i lu i ava it comptéu n e somme de 2 000 l ivres s terl ing . Mais lesexigences de la famill e de Byron , qu i crai
gu ait l’ effet de s confidences amères et de s ven
gean ces rétro spect ives du poète , au tant qu e ses
propres scrupu le s à lu i-même , déterminèrentMoore
, s inon à détru ire le manu scrit , d u moinsà l’atténu er par places , à l
’
éco urter au besoin et
il le modifier . On a vivement repro ché à T homasMoore ces concessions , regrettables , j
’en conviens à la pruderie et à l ’hypocris ie de qu elqu es dames tou t particu l ièrement maltraitées .
Néanmoins il ne fau t pas trop exagérer son
crime,et n ou s rappeler qu e le s L ettres et j ou r
n a ux de lard B y ron , avec u n récit de sa v ie,
par T homas Moore , sont u n excellent ouvrage,
qu i honore à la fois Byron et Moore , et qu i vau t
THOMAS MOOR E .
peu t-être mieux pou r l ’u n et pou r l ’au tre que leS candale , l
’
an imo s ité et la haine excités et
ameu tés au tou r du tombeau d ’
u n gran d homme .
Macau lay est imait tou t part icu l ièrement cetteVie de lord B y ron I l s era it difficile , dit-il , dec iter u n livre qu i témoigne d
’
une plu s grandesomme de bienveillance , d
’équ ité et de modest ie .
Evidemment , i l a été écrit , non pou r mon treravec qu el talent peut écrire son auteur (ce qu
’ ilmontre cependan t très souven t) , ma is pou rdéfendre
,au tant qu e le permet la vérité , la
mémoire d ’
u n homme célèbre qu i n e peu t plu sse défendre lu i—même . M . Moore ne se placej amais entre lord Byron et le public . Il a dûêtre tenté à chaqu e instant ’être égoïste
,et
cependant il n ’
a parlé de lu i-même que lorsqu ele suj et l ’ exigea it impérieu sement .D evant u n e au torité au s si hau te qu e celle de
Macau lay , l es récriminations paraissent vain eset stériles .T homas Moo re est mort le 25 février 1852 ,
etlord John Ru ssell a publié , au profit de sa veu ve ,un recue il cu rieux intitu lé M emo irs
, Jou rn a l
a nd Corresp on den ce of T homa s M oore . Ce sontles pages qu e Moore écriva it j ou r par jou r , avecl ’ intention de les légu er comme ressou rce dern ière à sa famille .Hélas ! il avait en la dou leu r de se voir
devancé dans la tombe par ses trois filles et s esdeux fi ls , dont le dernier mou rut en Afriqu e
80 QU E LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
offi cier au service de la France . Sa tête alorss’ était affaiblie , sa raison s
’était altérée , il se su rvivait tristement ; à peine reconnais sait—il satendre et dévou ée compagne.Homme du monde a imable et fin , esprit facileet riant , talent ingénieux et souple , riche de coul eu rs j u squ
’
a u fa rd inclu sivement , et d’ images
ju squ ’à l ’ou tran ce et à l ’abus ; caractère léger ,mais access ible aux émotions dou ces ; voluptu euxvolont iers , mais toujou rs avec décence , T homasMoore se reflète tou t vivant dans ses ouvrages .Il s ’
y tient comme dans un e tou r de fine porcela ine , toute peinte , tou te dorée , tou te émaillée ,tou te miroitante e t résonn ante , qu
’ il se seraitélevée à lu i-même . Un des premiers parmi lesecond groupe de s poètes , il restera à travers lesâges le type le plu s accompl i du poète de sociétéet de s a lon , tel qu
’ il s ’est produ it en ce s iècle oùla poés ie elle-même e st devenu e , o u peu s
’enfau t , u n e grâce mondaine , u n luxe comme u n
au tre , c’est—à—dire u n e agréable inu t il ité .
Ma is les M élod ies irla n da i‘
ses , animées d’
un
souffle plu s vra i , plu s profond , plu s arden t queles Amou rs des a nges et L a lla -R ookh
,seront
aimées et chantées ici-bas au ssi longtemps
qu’Êrin reverdira en avril au milieu de s flots , et
qu ’elle en fantera des fils pou r espérer encore etse souven ir .
12 avril 1870.
L OPE DE VEGA
L e s E spagnols son t , à mon avis , le plu s ori
gin al de s grands peuples de l’
E u rope . Héroïqu eju squ ’au délire , chevaleresqu e et sent imentalju squ ’à l’afféterie et au mauvais goût , catholiqu eet religieux ju squ ’à l’ extas e et la vis ion ,
raison n able et sensé comme u n recu eil de sen tences ,c ’est u n peuple qu i réu nit en lu i le s qu alités etles défau ts opposés les exploits su rnatu rels etl es proverbes terre à terre et qu i a dû nécess a iremen t produ ire les esprits les plu s excentriqu es . D ans ce pays du soleil et des fortes pa ss ions , la poés ie surtou t devait fleurir . Mais s i
vou s lisez la vie des poètes espagnols , vou sreconnaîtrez bientôt qu ’ il n ’y a rien de plu saccidenté , de plu s entraîné en tou s sens
,et
,
su r u n fonds la plupart du temps myst iqu e e t
dévot , de plu s capricieu sement émaillé et brodé .6
82 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
Le caractère,les actions , les pensées , l
’humeu rs’
y nu an cent de mille man ières , s’
y ploient , s’y
tou rnent et s ’
y retou rn ent en arabesqu es in n ombrables . On se croirait à G renade , dans la Co u rdes L ion s de l ’A lhambra . Pou rtant , u n e foisqu ’on a mis la main su r la cl ef de ces mœu rs etde ces habitu des
,il y là
,comme ailleu rs , u n e
véritable logiqu e dans la bizarrerie même de ladédu ction et de l ’enchaînement . Ce cavalierbatailleu r et matamore , ce pou rfendeu r intrépide
qu i s’
en va , le panache su r l’oreille , la gu itare à
’épau le et la rapière déga inée attendez u n peu !vou s a llez le revoir tou t à l ’heu re sou s le fre e etle chapelet d ’
u n révérend père capucin,a la
porte d ’
u n monastère . Cet écrivain sensu el ,insou cieux , l ibertin , beau cou reu r de donze lles ,beau diseu r de ga ietés et gaillardises , eh bien ,après qu elqu es feu illets , vou s al lez le retrouverévêqu e , peu t-être cardinal . T ou t chemin mèn e à
R ome ce proverbe a sa meilleu re application enE spagne ; le s fredaines les plu s con sommées ysont de plain-pied avec la contrition et avecl’Église .
Qu ant à mo i , j’aime ce peuple de tou te ma
haine d u l ieu commu n et de l ’école mou tonnière .
Ce qu i lu i ressemble en A ngleterre , en France ,en Allemagne , c
’es t l ’exception très rare et, qu i
pis est , c’est le scandale ! B ah ! il y a tel genre
de scanda le innocent et sin cère qu i ne dépla îtpoint ; et même cette dispers ion , cet abandon de
st., QU E LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
en deçà et au delà des Pyrénées . T el l ’a lou é , tell ’a blâmé . Les panégyristes et le s détracteu rsparaissent et s
’
avan cen t touj ou rs en semble .
M . D amas-Hin ard a publ i c du poète espagnolun e traduction français e excellen te , et un érudit ,M . Ern est Lafond , connu déj à par un e traduc
tion en vers des sonnets de Shakespeare , a consacré , il y a quelqu es an nées , à Lepe de Vegau n e étude au ss i complète qu e poss ible . Je n
’ytrouve à relever qu ’
u n parti pris de lou ange ,
qu i donne en tou te rencontre dans l’
exagéré etl’
exces s if. Lepe de Vega est , en effet , pou rM . Lafond , un au teu r favori , et il ne le dis s imu lepas ; après l
’avoir comparé même à Shakespeare ,il aj ou te Nou s venon s parler de Lepe deVega avec la seu le ambition de prouver notreadmiration pou r ce grand poète et la s eu le e spérance de la fa ire partager à n o s lecteu rsHâtons-nou s de le dire , su r bien des points
,et
au moyen de rema rqu es ingénieu ses , le pieuxres tau rateu r d ’une mémoire un peu vieill ie , sinoneffacée , n ou s paraît avoir dignement sou tenu sathèse et réu ssi .La vie de n otre héros est ple ine d ’aventu res .
I l y a même dans son origine qu elqu e chose deromanesqu e e t de tragi—comique , u n présagepeu t-être ! Ses parents , de noble mais pauvrerace , habitaien t le va llon de Carriedo
,dans les
mon tagnes des A stu rie s . Or , il arriva qu e , pendant u n voyage à Madrid , so n père , sédu it tou t
L OPE D E VE GA .
à coup et enamou ré,s e prit à oublier les pro
mes ses conjuga les et qu ’ il tomba dans les lacsd ’
une Hélène espagnole s emblable à l ’Hélèn egrecqu e C ’est Lepe de Vega qu i nou s l
’apprend , e t il a j ugé sans dou te qu
’
un pa reil excèsde beau té servirait désorma is d ’
excu se auprèsde tou s aux erreu rs paternelles .On n ’est pa s Hélène impunément . Si la pre
mière a mis Pergame en cendres,la seconde
a lluma au cœu r de l ’épou se déda ignée tou tes le sflammes de la j alou s ie . E lle cou ru t après l ’ in fidèle et le rejoignit à Madrid
, qu i devint le théâtred ’
un e guerre intestine entre les deux époux .
Pu is , comme cela s’est pratiqu é toujou rs , le
mari fu t va incu , et , comme cela s’est pratiqu é
au ssi qu elqu efois , pardonné . On s igna le traitéde paix , on renouvela l
’
a ll iance,on s e tendit la
main,o n s
’
embrassa , et le soir même on s e
donna des gages sérieux de réconciliation , tellement qu ’après qu elqu es mois
,le 25 novem
bre 1562 , Lepe de Vega naqu it , témoignageirrécu sable et vivan t de profonde harmonie etd ’entente .
La rage de rimer vient vite aux poètes ; ilspeuvent à peine parler qu e déj à le s ty le leu r
dén za ng€ .
Q u idqu id ten tabam scribere versu s era t ,
s’
ecrie Ovide . Lepe de Vega mu rmu rait des versdans son berceau . C ’éta it sa voix n atu relle et
86 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
son chant . Il tena it d ’ailleu rs cette heu reu sefacilité de son père , Félix de Vega , qu i, san sren ommée et sans gloire , excel la néanmoins dansle s suj ets religieux . A l ’époqu e où il les écrivit ,les vers n ’étaient pas au s s i recherchés dans l
’expression
,n i au s si polis et limés qu e dan s le
temps actu el ; les Mu s es avaient par cela mêmemoins de grâce et d ’élégance . Cependant sesvers me paraissent encore meilleu rs que lesmiens Faison s la part de la modestie filiale ,mais constatons du moins qu e l
’ inspiration , chezLepe de Vega comme chez beaucoup d ’au tres , aété un bénéfice du sang . Remarquon s au s s i qu ’ i les t rare qu e deux grands hommes se succèdentimmédia tement dans la même famille la natu resemble avoir vou lu s
’
es sayer avec Fél ix de Vega ,poète médiocre , à produ ire son illu stre fils , parla même ra ison qu ’elle n ’ a pu douer l
’
au teu r dupoème de la Grâ ce qu e d
’
u n faible reste du génie
qu i créa Phèdre et A tha lie . Qu oi qu ’ il en soit ,Lope fu t in it ié de bon ne heu re au mécan isme età l ’art de la vers ification . On lu i enseigna ,
commedan s l ’ idylle de B ie n ,
à fai re cou rir s es doigtsagiles sur l ’ ingén ieux in strument et à le remplird
’
un vent sonore .
Enfant , orphelin et sans fortune , Lope de Vegafu t confié aux soins d ’
un oncle,l’
in qu is iteu r do n
Migu el del Carpio , qu i l’
éleva o u le fit élever .
1 . L e L a u rier d’
Apo llon , po ème .
LOPE D E VE GA .
Un précoce désir de savoir le porta dès lors au xétudes les plu s diverses . Rien ne le rebu tait àcette date ; tout , au contra ire , ju squ
’
aux mathématiques , eu t de l ’attrait pou r lu i . Sa cu riositél ’amena , vers l
’âge de treize ou qu atorze ans , àentreprendre , en compagn ie de qu elqu es camarades , u n e excu rsion lointain e et sans autre bu tmarqu é à l ’avan ce qu e le plais ir de voyager . I lest vra i qu e n o s j eu n es tou ristes
,à bou t de res
sou rces , fu rent arrêtés à S égovie et recondu itsà Madrid .
L a vocation poétiqu e est exclu sive il fau t ,qu oi qu ’on lu i Oppose , qu e là où elle est entrée ,elle commande en reine . E lle emploie tou s lesmoyens pou r y parvenir , et il est deux
‘
fois maîtrede lu i-même ce]… qu 1 rés iste à ses flatteries ou
à ses ru ses . Lope y su ccomba .
L ’amou r , dit— il , cet amou r qu i ment dan stou tes s es promesses
,me dit alors qu e j
’
eu s se àle su ivre ; hélas ! j e sais , à l
’âge où j e su is parvenu maintenant , qu el progrès j e fi s en ce tempslà ! … E t comme celle qu e j
’aimais était étrangèrea ux sciences , j e m
’
adon n ai aux belles — lettres le
poè te Amou r a vou lu qu e j e m’
en t ins s e à elles .
Voilà le secret de bien des rimeurs de pro fession , auj ou rd
’hu i comme au trefois .
Omn ia v in cit Amor, et n o s cedamu s Amori .
Lepe de Vega n ’a q ue dix- sept an s , et il aime .
Il a raconté par le menu cet épisode de sa vie ;
88 QUE L QUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
mieux encore,il l ’a mis en action et découpé en
scènes dan s sa pièce de Doro thée, qu i e st à lafois u n drame et u n e comédie . J ’y renvoie lelecteu r . Il s ’y trouve u n e de ces passions à l’espagu e le compliqu ées et enchevêtrées d ’
a ltern at ives
violentes et de douces vicissitudes , de désespoirset de j alou sies , de con fian ces e t de retou rs , detou tes les impétuosités d ’
u n j eune cœu r et d ’unej eune imagination . I l y a de la verve et de l ’essor ;il y a du mauvais goû t au ssi
,et trop souvent u n e
phra séologie su rabondante ; mais l’émot ion y est
vive , le sentiment réel et la morale sévère . L’
au
teu r, dan s cette première intrigue u n peu mélangée , a passé , su ivant sa propre expression
,
par l ’ U n ivers ité de l ’amou r , et il n’est pas éton
nant qu ’ il ait eu des étou rderies et des maladresses d ’
éco lier. I l a imera encore,on le sent
bien ; mais ce ne sera plu s de la même mamere .
A vingt—deux ans , Lope de Vega fu t appelé en
qu alité de secrétaire au près du du c d’
A lbe .
C ’était le fil s du terrible mandataire de Phil ippe I I dans les Pays-Bas . I l n ’avait pou rtantni la dureté froide ni la violence de ce jugein flexible des comtes de Horn e t d ’
E gmo n t , qu i
pensait , comme plu s tard Richel ieu ,qu ’ il vau t
mieux tou cher aux grandes têtes qu ’aux petites,et
pêcher plu tôt des sa umon s qu e des gren o u illes .
Celu i -ci , au contraire , était affable et deux ,il
a ima it les arts et cu lt iva it les lettres . Lope,tran
qu ille et heu reux sou s s e s au spices,écrivit à sa
LOPE D E VE GA . 89
demande u n roman allégoriqu e et pastoral ,l’
A rca d ie , O ù il y a de la grâce naïve dans lapensée , mais du pédan tisme et de l
’affectat iondans la forme . A u milieu d ’
u n pareil monde ,notre poète s
’
éprit d’
une j eune fi lle , Isabelle ,fil le de do n D iego d ’
U rbin o , attaché à la cou r dePhilippe II , et il l
’
épou sa en 1584 .
Sa répu tation crois sait de jou r en jou r davantage ; il ne lu i manquait plu s qu e des en nemis .
Il en eu t bientôt . D e s trames ou rdies par D orothée et s a mère , la trahison d
’
un faux ami , u n
du el où il blessa son adversaire , attirèrent su r sa
tête la persécu tion et l’
advers ité . Jeté d ’abord enprison
,pu is exilé de Madrid , il se retira à
Valence,où sa femme v int le rej oindre . I l
s’
arrangeait là u n e sorte de ca lme et d’oubli , au
sein d ’
une glorieu se considérat ion et du travail ,lorsqu e
,dan s u n voyage à Madrid , sa j eune
femme mou ru t presqu e subitement . A peineLepe de Vega , qu i , était accou ru en toute hâte ,eu t—il le temps de fermer le s yeu x à cette aimableet gracieu se compagne de s bons et des mauvais
j ou rs .Pou r se gu érir , ou du moins pou r distra ire u n
peu sa pensée cru ellement atte inte , i l ne tardapas à prendre du service
, et i l fut de l’expédition
de l ’A rmada en 1588 . D an s le désas tre , au mil ieude l a tempête ét sou s le feu de la flotte anglaise
,
ce so ldat , qu i ne pouvait point dépou iller lepoète , écriva it encore de s son net s et de s poèmes .
90 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
D e retour à Madrid,i l fut secrétaire su ccessive
ment du marqu is de Malpica et de ce comte deLemos qu i fut l
’
ami plu s tard et le protecteu r deM ichel Cervan tes .Remarié en 1597 avec doña Ju ana de Guardia ,il en eu t u n fils tendrement aimé , Carlos , et il
put croire u n moment que les épreuves de tou tgenre avaient cessé . I l travailla it assidûmen t etd
’
u n cœu r ple in d ’esperance . D ans u n e charman te pièce où il dépeint ses joies domestiqu esauprès de sa femme et de son enfant , il a pudire avec u n e sorte de simplicité enthou siasteOn m’
appelait à dîner , et j e priais qu elqu efois qu ’on me laissât tranqu ille , tant l
’étude , elleau ssi , offre d
’entraînement et d ’abstraction !Mais alors su rvena it Carlos tou t fleu rs et
tou t perles ; il venait m’appeler et j e tendais mes
bras à ses bras , et j’
écla ira is mes yeux à sesregards .
Qu elqu efois il me pren ait par la main , in s in u a it la persuasion dans mon âme et me forçaitd ’
a ller m’
a sseo ir à table aux côtés de sa mère .
Je ne sais pas u n plu s j ol i tableau de la félicitémodeste ; j e ne sais pas non plu s d ’
élégie plu séloqu ente et plu s dou lou reu se qu e les plaintes
qu e le pauvre père adresse à ce même fils Carlos ,mort à sept ans
Je tenais pou r vou s , prisonnier dans un e
cage,de j eunes oiselet s de différentes cou leu rs
et dont chacun avait sa chanson . Hélas ! j ’avais
92 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
Rien n ’est resté de tou t cela qu e la fatigu e , l edécou ragement et l ’ennu i . Non ! la Mu se ne l ’ a
pas abandon n é davantage ; elle a été fidèle partou t et touj ou rs à celu i qu ’elle avait choisi dansson berceau , et , ju squ
’ au dernier j ou r , el le necessera de lu i prod igu er _
s es faveu rs et ses ca
ress es . Or , la Mu s e , qu i suffi rait à plu s d’
un ,
n ’est plu s assez cependant pou r Lepe de Vegail regarde plu s hau t qu e son vol et cherche plu sloin . C ’est le fils d ’
u ne nation cathol iqu e lareligion , à travers s es égarements et ses fu ites ,l ’ a accompagné , l
’a gardé,l ’a couvert de so n
égide . I l demandera donc à la religion d ’être ,avant la poésie , ma is avec elle , son dernier etso n plu s sûr asile . Il fut ordonné prêtre à T olèdeen 1609 .
A u cun homme n’ a pris plu s au sérieux ni plu s
au pied de la lettre le s obligations de son état
qu e ne le fit notre poète . I l eu t surtou t la charité
,l a plu s grande des vertu s selon saint Pau l ,
et il montra par lu i-même qu ’ il est beau d ’ enexagérer les devoirs . I l donnait tou t , sa bou rse ,son travail , son temps On le vit u n e fois
,a
dit M . Fau riel , cou rbé sou s le poids du cadavred
’
un pauvre prêtre , l e porter péniblement enterre
,l ’y déposer e t adresser pou r lu i u n e
prière à D ieu , confondant ainsi , par u n excèstou chant de charité , l
’office de prêtre et celu ide fossoyeurMalgré tout , il n e cess a it etre poète et , qu i
L OPE D E VE GA .
pis est , au teu r dramatiqu e . L’exemple de ce qu i
nou s paraît en France u n e anomalie , la réu nionde l ’Eglis e et du théâtre , est fréquent en Italieet en E spagne , et il n
’y a pa s incompatibil itéentre le service du cu lte et la compos ition decomédies et de drames . Lope de Vega est u ndes au teu rs les plu s féconds qu i aient tenu laplume , et l
’
on peu t à peine compter se s produ ction s . On as su re qu ’ il écrivit plu s de dix-hu itcents pièces e n vers comédies de cape etd ’épée , comédies et drames héroïqu es , comédieset drames religieux , sans compter les a utos s a
cramen ta les , au nombre de qu atre cents pou rle moins . Les—a utos s a cramen ta les éta ient commeautrefois les my s tères en France . On y fa isa itpara ître D ieu et le diable , Adam et Ève , lesprincipaux personnages de l ’A n cien et du Nonveau T estament ; et ces petites comédies étaientj ou ées sur la place publiqu e
,après la proces sion
du Saint—Sacrement , le jou r de la Fête—D ieu ,
par exemple .
Lope de Vega a composé,en ou tre , des poé
s ies lyriqu es de tout genre , des sonnets , desstances , des s atires , de s poème s , etc . I l a écritdes romans et des pastorales .
Nou s sommes loin , on levoit , de la patienteet soigneu se antiqu ité , où Virgile mettait desannées à écrire s es églogue s , et où des mois nesuffisa ient pa s à Horace pou r polir u n e ode ouun e chanson . I l y a , en effet , bien du mélange ,
94 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
bien du bagage et du fatras dans les in n ombrables œuvres dramatiqu es de l ’au teur espagnol ;i l y a bien de la prétention , bien de la bou ffissu re , bien de la recherche et du maniérismedans le caractère
,dans l ’action
,dan s l ’attitude
et le propos de ses personnages . On n’
élève enu n e ma t inée que des châteaux de cartes , mal
agencés et mal joint s . Qu elque habile et ingen ieu se qu ’ ait été la main qu i les a constru its , lemoindre souffl e les ren verse . Lope de Vega n ’enéta it point dupe dans un e épître satiriqu e et
didactiqu e sur la poés ie à son époqu e , il rej etteses propres fau tes su r le malheu r des temps etle pitoyable goût du publ ic , auqu el on doitplaire qu oi qu ’on en ait Voici ce morceau delu i , paraphrasé en v ers par Volta ire , qu i ose ,dans sa haine contre Shakespeare , affirmer qu eLope e s t p our le mo in s u n gén ie éga l à l
’
in com
parable comédien
L es Van da les , les f>s ths@n s leu rs écri ts biza rres ,Déda ign èren t le goût d e s Grecs et des Roma in sNo s a ïeux o n t marché dan s ces n ou vea ux chemin s ;
No s a î eux éta ien t d e s ba rba res .
L’
abu s règn e , l ’a rt tombe , et la ra iso n s’
en fu it.Q u i veu t écrire a vec décen ce ,
A vec a rt , avec goût , n’
en recu eille a u cu n fru itI l v i t dan s le mépris et meu rt da n s l ’in d igen ee .
Je me vo is obligé d e s erv ir 1 1gn orun ceJ
’
en ferme sou s qu a tre verrous
S ophoe le , E u ripide e t T éren ce .
J ’
écris en in sense‘
, ma is j ’écris pou r des fou s .
96 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇA I S .
de s es comédies et de ses drames révèlent enlu i u n e grande pu issance d
’ imaginat ion et deconception
,et au ss i u n e véritable entente des
res sort s dramatiqu es . I l excellait à tradu ire lanobless e de l ’ âme et l ’élévat ion du cœu r , tou tu n côté patriotiqu e et religieux de l ’homme etdu héros qu i ne pou vait qu
’
in téres ser au plu shau t point la fou le des spectateu rs et la remu erprofondément . I l s avait éveil ler le sentiment dela terreu r et celu i de la pitié par des s itu ation scombinées avec art
,et trouver à l ’occas ion des
mots d ’
u ne énergie pittoresqu e et sa isissante .
Ses comédies ont de la gaieté et de l ’en train ,de
la moqu erie fine et de l ’observat ion piqu an te ,bien qu ’ il s ’
y trouve des subt il ités a lambiqu éeset pédantesqu es e t trop de con cetti à l ’ital ienne ,
comme dans certa ines pièces de Shakespeare .
E n résumé , il y au ra it u n choix à faire dans lethéâtre de Lope de Vega , moyennant qu oi il ason ran g parmi le s a ïeux illu stres de la scènemoderne en E u rope .
J’
ai relu qu elqu es p i eces de Lepe de Vega .
A h ! s i les femmes n e voya ien t p a s ! l’
E a u ferréede M a drid , les Fleu rs de don Ju a n prouvent o nne peu t mieux les qu alités réelles de Lope dansla comédie . L a Jeun esse de B ern a rd de Ca rp io ,
le M a riage da n s la mort , le Châ timen t s a n s
vengea n ce , les T ello de 1Wen es es , la Cou ron n e
méritée sont des drames qu i doivent avoir droitde cité partou t . Cette dernière , prise part icu liè
LOPE D E VEGA . 97
rement , se dénou e avec u n e grandeu r de vertuu n peu s auvage , quoiqu e imposante et irrés istible . Figu rez- vou s la Flo rin de du B oma n cero ,
mais u n e Florin de qu i décon certe la convoitiseet la luxu re d ’
u n roi débau ché . Pou s sée à bou tpar les menaces qu i ont su ivi les promes ses , ellea l ’air de céder enfin alors
,d ’
u ne main cru elle ,avec le fer
,avec le feu ,
elle labou re son corps,
objet de tant de dés irs . E lle le couvre depla ie s hideu ses , de bles su res béantes ; pu is ellevient
Seigneu r , j e n’au rais pas résisté à votre
invincible valeu r , pleine d’affection et d ’amou r
,
si j ’avais pu y répondre , car j’ai touj ou rs ap
precié la faveur que vou s me faisiez . Je ne l ’aipas accu eillie à cau se de s défau ts que j
’
a i dan sma personne . Mais pu isqu e auj ou rd ’hu i j e m ’yvois contrain te , j e vou s donne , telle qu e j e su is ,entière pos ses s ion de moi—même comme s i vou sét iez mon époux . E t pla ise à D ieu qu e j e ne sois
pas la cau se du mal que j e soupçonne . Je veuxdonc avant tou t qu e vou s voyiez mes bras , mon
cou et ma poitrine . Je fu s , i l y a u n an déjà,
frappée d ’une affreu se Hélas ! bien
que vou s me voyez belle au dehors et bien vêtu e ,j e su is u n fru it peint dont le cœu r est pou rri .
(E lle s e déco uvre les bra s et la p o itrin e . ) Voyez ,seigneu r , voyez ces pla ies remplies de sangLe théâtre espagnol , tou t imparfait qu
’ il était,
avait le pas,a cette date , s ur celu i des au tres
98 QUE LQUE S MAITR E S ETRANGE R S E T FR ANÇA IS .
n ation s et , de Phil ippe I I à Phil ippe IV , il eu t laplu s incontestable influ ence su r le drame en A n
gleterre et la tragédie en France . Rotrou etCorneille sont
,à les bien étu dier
,de véritables
Castillans du xv I°s iècle , et , tou t en faisant la
part des différen ces relat ives à l ’humeu r et au
caractère des divers es nations , à ces qua l itésexclu s ives d ’où n aît l’ in d iv idua lité et l ’originalitédes au teu rs , il nou s s erait facile de marqu erplu s d ’
u n rapprochement entre telles scènes deMol ière e t telles comédies de Lepe de Vega . Ce
qu i est incontes table , à cette date , c’est qu ’on
emprunta it de tou s côtés à la scène espagnole ,et c ’est la vraiment le plu s beau s iècle l ittéraire
qu e l’
E spagn e ait conn u .
L a veine lyriqu e de L 0pe de Vega e st presqu eau ss i abondante que son génie dramatiqu e . I ll ’a exercée su r tou s l es suj ets et su r tou s lesrythmes . Poèmes héroïqu es , poèmes bu rlesqu es ,poèmes rel igieux idylles , odes , chan son s , épitres , satires , élé gies , gloses , sonnets , romances , etc .
, etc ., qu e n
’a- t-il pas réu s si plu s o u
moins ? Je su is heu reux de pouvoir citer ici , entreau tres gracieux morceaux , u n fort j oli Noël où laVierge , pou r endormir son E nfant , chan te s es
joies présentes et ses dou leu rs fu tu re s .
L a s paja s d el pesebre ,Niño de Belen ,
Hey son fl ores y ro s e s ,
M a ña n a s cran hic] .
100 QUE LQUE S MA ITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
et découpé avec soin , émaillé de fines pierrerieset destiné à en châs ser , en l
’
o rn an t , u n e penséedélicate ou élevée , u n s entiment tendre
, u n e fan
ta is ie , u n caprice,u n e miniatu re qu elconqu e ,
peinte et caressée amou reu sement . T el qu ’ i l est,
le sonnet a tenté les plu s grands et les plu singénieux poètes , D ante , Pétrarqu e , Shakespeare , Milton , T a s s e , Michel-Ange même et R a
phaël . Les sonn ets de Lope de Vega me paraiss ent achevés en art et en perfection ; ils sontd ’une incomparable riches se de rimes , et ilss’
étalen t sur leu rs qu atre côtés avec u n e rareélégance . Le dernier tercet , le plu s important detou s , pu isqu
’ il est , en qu elqu e sorte , la suprêmeet la plu s consommée s éduction , qu i doit reteniret enchaîner le lecteu r , l e dernier tercet y jaillitvivement et le trait final vou s ravit . Ces sonnetssont très variés . I l y en a pou r l ’amou r , il y en apou r la dévotion , il y en a qu i sont pleins demélancolie , il y en a qu i sont pleins de moqu erieet d ’
humou r . C ’est Lope de Vega qu i a fait l eson net, imité par Scarron , où devant les ru inesdévastées d
’
A thèn es et de Rome , l e rêveu rs’
écrie
! Oh ! gran con su elo a mi esperan za va n a
Q u e el tiempo qu e e s vo lv iô breves ru in e s ,
No es mu cho q ue a caba s e mi s o ta n a .
C ’est u n e grande consolation à ma va in eespérance de voir que le temps qu i vous a
LOPE D E VE GA .
changés en ru ines fragiles n ’a pas fait beau coupen u sant en fin ma sou tan e !Mais j e veux tradu ire tou t un sonn et du poèteespagnol le sen timent en est si humble et s i
tou chant ! C ’est le prêtre et le croyant qu is ’ étonn e et qui prie
Cu nn do en mi s men o s , rey etern o,o s mire
Y la ean d id a v ictime levan to ,De mi a trev ida in dign idad me espan toY la p iedad d e vu es tro peche admiro
Quand j e vou s vois en mes mains , roi éternelet que j e lève (à l
’
a u tel) la candide victime ,j e
m’
effraye de mon indignité téméra ire etm ’ étonn e de la pitié de votre cœu r . T an tôtj e ret ien s mon âme avec cra in te , tantôt j e lala is se aller a sa plain te amou reu se ; car , tou trepentant de vou s avoir s i grièvemen t et s i souvent offensé , j e cra ins avec transes et soupireavec dou leu r . T ou rnez des yeux clémentsvers moi qu e trop sou ven t les vain es pen s éesont égaré dans les sentiers s inistres de l ’erreu r ;et ne rendez pas n o s misères s i grandes
, qu e
celu i qu i vou s tient dans ses mains indignes ,vous le laiss iez tomber vou s-même de vosdivines ma in s .
Cet admirable poème,tou t débordant d ’amou r
et de fo i , me rappelle l’
arden te effu sion desainte T hérèse dans un can tiqu e après la commumo n
102 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S .
A que s ta d iv in s u n ionDel amor co n qu e yo v ivo ,
Ha z e a Dio s ser mi ca u tivoY l ibre mi cora zo n .
M a s ca u s a en mi tan pa s ionVer â D io s mi pris ion ero ,
Q ue mu ero po rqu e n o mu ero .
Arnau ld d ’
A n d illy , au xvn ° s 1ecle,a fort bien
exprimé le sentiment de ces vers qu and il les apoétiqu emen t paraphrasés
Dieu ,s
’
u n is se n t à mo i pa r u n heu reux méla n ge ,
Fa it sen tir à mon cœu r u n amo u r pu r et v if;Je s u is libre , il es t mon cap tif
C ’
es t lu i qu i s o u s mes lo is d e lu i -même se ra nge .
Quo i , mo n Dieu mo n captif ! Oh ! le pu is -je s ou ffrir ?Da n s ce ren versemen t étran ge ,
Je me meu rs de regret d e n e po uvo ir mou rir.
Revenons à Lope de Vega . I l ava it mariéI don Lu is de U sa tegu i u n e de ses fi lles , Fel iciana . Il lu i restait deux au tres enfants , Marcellee t Lepe Felix , enfants illégitimes , a ce qu ’ ilpara ît , mais chéris de leu r père . Lope Felix ,soldat et poè te , mou ru t j eune il fit naufrage etse noya dans l ’expédition du marqu is de SantaCruz contre les Hollandais et les T u rcs . Quantà M arcel le , elle devint de plu s en plu s chère au
pauvre poète . C ’était u n e belle j eune fi lle ,gran de par le cœu r et déj à au ssi par le savoiret par l ’esprit . Gu ilhem de Castro lu i a dédiéu n volume de so n théâtre .
Lope de Vega du t la s acrifier pou rtant . E lle
104 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
parée et sou riante , pou r conclu re enfin un s idoux mariageJe ne vis jamais dans u n e j eune fi l le plu s de
beau té , plu s de grâce et de perfection ; cejou r-là elle su rpassait sa renommée elle-même .
C ’est qu e la j oie aj ou tait encore aux donsde la natu re , c
’est que le conten tement don n aitplu s de vivacité et d ’élégance à celle qu i étrennait ce jou r—là ses sou liers de mariée . …
Cepen dant le temple sain t était illuminé parmille cierges allumés et des draperies orn aientla chambre nuptiale .
Marcelle , les j ou es en flammées ainsi quedeux roses et les lèvres comme baignées par u nhonn ête sou rire
,me regarda . D ern ier adieu qu i
séparait deux existences
Le ciel ferma la porte à mon cœur pleind ’amou r paternel ; il m
’
en leva it la meilleu re partde mon âme , et j
’étais s eu l ’a plaindre dans cettefou le de spectateu rs .
E t celle qu e j’aimais s i tendrement qu ’
u namant en eût. été j aloux , celle qu e j e couvraisde soie et d ’or , cou rba son front comme u n e
rose pâl ie , et effeu illa , ce soir- là même , la couronne de ses péta les pou rprés .
E lle dormait sur la paille froide et du re ;el le marchait les pieds n u s ; son corps éta it
LOPE D E VE GA .
caché sou s u n vêtemen t de pauvre ; ses yeuxseu ls exprimaient son âme .
T u mou ru s longu emen t, p le in de glo ire et d
'
enn u i ,
a dit Augu ste Barbier , s’
adres sant à Michel-Ange ,vieux et aveugle . Lope de Vega , célébré , admiré ,acclamé de tou s , riche des biens de ce monde ,appauvri j u squ ’à la plu s complète indigence , s il’
on cherche encore dans sa vie l e trésor de ses
amou rs , de ses illu sion s , de ses prédilection spatern elles ; mais chrétien , mais prêtre , Lope deVega levait les yeux au ciel et n e soupirait plu squ ’après la dél ivran ce . I l fallait que la mort , en
effet,consacrât cette tumu ltu eu se et noble car
rière , et la posât devant les générations commeu n e étude profonde , et çà et là comme u n
modèle . Le poète voyait chaqu e j ou r sa santés’
altérer de plu s en plu s . C ’était l ’âge , c’étaient
au ss i les j eûnes et les mortificat ion s . Il tombamalade , reçu t avec l ’élan d ’
un e vraie piété leviatiqu e et l ’extrême—on ction bénit sa filleFel ician a et serra u n e dernière fois la main àses amis ; pu is , devant tou s , i l demanda pardonà D ieu des erreu rs et des folies de la j eunesse ,des fautes de l ’âge mûr , de s défa illances de lacadu cité ; il regretta le temps perdu en occupations frivoles et mondaines ; le prêtre en lu iin tercéda pou r le poète et le faiseu r de comêdies , et , remettan t so n âme à D ieu ,
i l expira
106 QU E LQU E S M AÎTR E S ÉTR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
dan s la n u it du 26 au 27 août 1635 . I l ava its oixante—treize ans .
La mort de ce grand homme fu t u n évén e
ment auqu el prit part la dou leur publiqu e . Lafou le , qu e Lope ava it tant de fois amu s ée ou
in stru ite , se porta à s es obsèqu es , et , dans u n etristesse mu ette , accompagna son convoi , tou tentou ré des seigneu rs de la cou r , du clergé etde n ombreux amis . Marcelle , d it M . ErnestLafond , la fi lle bien -aimée de Lope , n
’avait pule voir avant sa mort , elle n
’avait pas pu lu idon ner les soins d ’
u ne fi lle , ni recevoir la bén édiction du mou rant . E lle demanda comme un e
grâce de voir au moin s passer le cercu eil deson père . Le convoi fit u n long détou r pou rsu ivre les mu rs du couvent , et l
’on vit , au coind ’
une de ses fenêtres grillées , la pauvre Marcelle coller son fron t à la vitre et vers er desla rmes .
Souvenez —vou s,dans u n au tre ordre d ’ idées
,
de cette lumière indécise écla irant au ss i lafenêtre de la cellu le d ’
Amélie au moment oùRené , mort aux choses de la c ivilisat ion et dumonde , va s
’
en s evelir au désert .Si vou s vou lez connaître mieux encore L 0pe
de Vega,voici comment son meilleu r ami , M o n
talvan,s ’est plu à nou s tracer u n portrait de
lu i I l éta it discret dans la convers ation,
in sou cieux de ses propres intérêts et empress éju squ ’à l ’ importu n ité pou r ceux des au tres ; doux
108 QU E LQU E S M AÎTR E S ET R A NG E R S E T FR ANÇA I S .
Herc ’
s a Sigh to tho se who lo ve me ,
A n d a smile to tho se who ha te .
Cela prouve u n e fois de plu s que c’est presqu e
toujou rs des grands cœu rs qu e viennent lesgrandes pen sées et les œuvres mémorables .
A oût 1865.
L E POÈT E M ICHE L -ANGE
Le don de l ’ inspirat ion eu ce monde , mêmechez les plu s privilégiés des hommes est
presqu e touj ou rs inégalement répart i .Non seu lement l’e Sprit souffl e où il veu t , maisencore il souffl e comme il peu t , plaçant laflamme et le rayon su r tel sommet déterminé
,
et la is sant tel le autre cime,déterminée au ss i ,
dan s l ’ombre vagu e ou les ténèbres . D e là ce
qu ’on appelle les vocations particu l ières,le s
aptitudes , cette règle secrète et infiexible qu inou s parqu e à droite ou à gau che , et qu i a fait ,par exemple , d
’
A rchimède u n admirable géomètre
,et de Virgile u n incomparable poète .
T ou s les deux sont des rois sans dou te et ils
commandent , mais , pou r ains i dire , dans le sroyaumes distincts et sévèrement limités . Endehors de leurs front ières , il n
’y au rait , ce
1 10 QU E LQUE S M A Î'I ‘R E S ET R A NG E R S E T FR ANÇAI S .
semble du moin s , pou r l’
un et pou r l ’au tre ,
que con fu sion , anarchie , chaos .T ou tefois , la Providence a vou lu , en plu s
d ’
une rencon tre , réunir et mêler sou s u n mêmefront , dans u n même caractère , et ranger a u n e
seu le dest inée , les supériorités d’ intelligen ce et
de sentiment , séparées j u sque-là et disséminéesentre plu s ieu rs , en créant a insi , à sa gu ise ,des accapareu rs , des mill ionnaires du génie et
de l ’ in spiration . C es êtres vra iment mys térieuxet mémorables à j amais o n t reçu du ciel , avecl ’arc de Çiva et de Rama o u d
’
U lys se , la pu issance d ’y assouplir les cordes les plu s diverses ,et , d
’
une flèche radieu s e , de pouvoir atteindreau loin à tou s les bu t s .
Un mora l is te qu i ava it l ame et l’ instinct de s
poètes,Joseph Joubert , a dit qu elqu e part Il
y a u n e sorte de génie qu i semble tenir à laterre c ’est la force ; et du ciel , c
’est l ’élévation ;un au tre enfin qu i t ient de D ieu c ’est lalumière et la s ages se , ou la lumière de l
’espritMichel -Ange a été dou é de s trois génies e t
cou ronné de la triple glo ire . D ans ce s iècle dela Renaissance , si hautement et s i lumineu sement peuplé de tou tes parts en Ita l ie
,il s ’es t
élancé dans la carrière comme un géant , commeun T itan victorieux , et qu i au rait mis la main s u r
la foudre .
On s ’est rangé autou r de lu i , o n°
s’
est étonné :le vieux Léonard de Vinci a salu é gravemen t ,
1 12 QUE LQUE S M A Î'I‘R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
su ite d ’
une cu rieu se et remarqu able étude , qu ien est désormais pa rmi nou s comme la clefnaturelle et le portail . C ’est par là
,en effet ,
que le lecteu r peu t entrer d’
u n pied sûr et quele jou r pénètre avec lu i . Le livre de M . Rolland , où la tradu ction soignée et conscienc ieu seaccompagne la j udicieu s e et fine explication ,es t plein d
’ intérêt et de charme .
La Renais s ance avait s ingu l ièrement développée t fa it fleu rir en Italie l ’ instinct poétiqu e et legoût des vers . D éj à deux prodigieux modèlesavaient réglé la note et donné le ton
,et sou s
l ’ influence de D ante et de Pétrarqu e , la chansonse reprenait comme d ’e l le—même et se po urs u ivait . Le métier de poète tentait tou t le monde .
D es chefs de républ iqu es , comme Lau rent deMédicis
,des cardinaux , de s princes , des dames
illu stres s ’
essaya ien t et rivalisaien t à l’
en vi , dansces j ou tes cou rtoises et harmonieu ses du belesprit et du beau langage . Il n ’est pas étonnan t
qu e de grands artistes , comme Michel-Ange etRaphaël , a ient composé , eux au s si , leu r partd
’
élégies , de sonnets e t de madrigaux .
Michel-Ange avait été poète de bonn e heu re .Il con nut certainement tou tes l es rares précocités , et nou s voyons que , dès l
’adolescen ce , s esinspiration s ne négligeaient de revêt ir aucunedes formes gracieu ses o u éloqu entes au moyendesqu elles on peu t se révéler dan s sa plénitudeet s ’affirmer devant tou s . Sa voix et sa parole se
L E p0ET E MICHE L—ANGE .
ployaient à tou s les idiomes de l ’art , et sa mainétait faite pou r man ier à la fois le ciseau , le pinceau et la lyre .
D an s les loi sirs qu I l prenait d ’u n e œuvre àl’ au tre ,
’
a l ’heu re du répit il se délassait aux
rimes son ores et j etait çà et là sur les marges deses esqu isses des fragment s de stances
,indice
charman t des pen sées poétiqu es qu i , au mil ieude ses graves travaux , traversaient l
’ imaginationdu scu lpteu r , et s
’
en fuya ien t laissan t leu rs tracesparmi les l ignes sévères et les su aves contou rsLe sonn et , à cette date , était le poème pcpulaire , pou r ainsi dire , et le plu s accrédité en
même temps auprès des connaisseurs . Un sonnetbien venu demande , dans sa concision élégante ,qu elqu e chose de la tou che du peintre et decelle du statua ire . I l fau t y trouver tou t en semblele tableau et le cadre , la cou leu r et l e rel ief. Ilfau t encore que ses qu atre strophes , découpéeshardiment et nettement posées , balancen t avecgrâce l ’ idée ou le sen timent du poète
,— pareilles
à qu atre Mu ses , inégales par la taille , diversespar l ’expression , mais également belles , et qu iportent en groupe la corbeil le à demi renverséedes fleu rs charmantes et des doux fru its . Le travail cn est donc diffi cile et c ’est pou rquoi ilexcite et stimu le vivement la verve et l ’esprit despoètes .Qu and on étudie Michel—Ange
,ce colosse de
gén ie apparaît comme le dernier des anciens et
114 QUE LQUE S N A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
le premier de s modernes , participant à la foisdes expériences du passé , des découvertes duprésent, des conquêtes de l
’ aven ir , et embras
sant tou t l ’horizon d ’
u n seu l regard . A A thèn es ,Phidias , A pelles et Zeuxis au rai ent j adis reconnuen lu i u n des leu rs ; ma is il fut de mêmel ’homme de son temps et de son pays
,l ’héritier
fidèle du moyen âge dantesqu e ; plu s encore unvéritable D ante ressu scité ! On sait combien lalecture ass idue de la D ivin e Coméd ie agit pu issammen t su r l ’âme et le caractère de MichelAnge . Son én ergie , sa vigu eu r n ative , sa fièreindépen dan ce , son style et son parler s
’
iden ti
fièren t tellement et s i bien avec les sobres etmâles qualités du vieux poète
,qu ’ il e st désor
mais impossible de les séparer l ’un de l ’au tre .
Entre D an te et Michel-Ange , il y a eu commeu n e transmiss ion morale directe et entière . Pi
gurez-vou s D ante scu lpteu r et peintre,et vou s
au rez Michel—Ange ! D ’au tre part , les vers deMichel—Ange dérivent visiblement des vers deD an te . I l semble que le même feu intérieu r enait fondu le métal précieux et qu ’ i ls a ient étécou lés dan s le même mou le . I l s ont le mêmeéclat à l ’œ il et le même son
’a l ’oreille . Les sonnets de D ante , dans la Vita Nuova , ont ain s idéterminé la prédilection de Michel—Ange pou rce genre de petits poèmes , mais c
’est la langu en erveu se et sévère , qu i ne plie qu e pou r se relever et
'
vibrer‘avec plu s de force , la langu e un iqu e
116 QU E LQUE S MA1TR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
regrets aux éternels admirateu rs du peintre et
du poète , lesqu els étaient vraiment destinés’
a se
compléter et ’a s ’expliqu er mu tu ellemen t dan sles âges .C ’est l ’amou r qu i a su rtou t inspiré les élégies ,
les son nets , l es madrigaux et les stan ces deMichel-Ange . I l aima ! Comme son maître , ileu t sa Béatrice . Mais D ante était amou reux àneu fan s , presqu e au sortir des l is ières . MichelAnge , au contra ire , se refrén a dès l
’en fance,se
con tint , se concen tra tou t en tier dans sa tâcheet ne vou lut laisser germer en lu i qu e son génie .Les passions d ’
a len tou r le trouvaien t impassibleetOr , il avait vu passer a insi sa j eun esse et son
âge mûr , taillant d’én ormes blocs de pierre ,
élevant de ses mains et peign ant d ’ immen sescathédrales , fort ifian t , comme Léon ard de Vin ci ,des places de gu erre , discutan t et luttant avecles papes et le s princes de ce monde
, et , tou t cou .
vert de gloire , se tenant de plu s en plu s à l’écart
ou au -dessus des faiblesses humain es . On citaitde lu i la Pietà , de Rome , le Da vid de Floren ce ,les peintures de la chapelle Sixtin e , cen t merveilles . I l venait d ’atteindre sa cinqu ante e t
u nième an n ée , et ce cœu r , qu’on croyait de
marbre,s ’emu t tou t à coup .
Il y a toujou rs le nom d ’un e femme près dunom de tou s les grands hommes . T ou te glo ire
,
s itôt qu’on l ’in terroge et qu
’on en connaît le .
L E F0ETE M ICHE L—ANG E .
s ecret , se montre doublée de quelqu e amou r .
Lau re retient Pétrarqu e , la Forn arin e pose pou rRaphaël , Vittoria Colonna exalte et ravit MichelA nge . Ces rôles de Mu ses , c
’est l ’honneu r des
femmes de les savoir accepter et ten ir .Mais qu elle éta it Vittoria Colonna ?Vittoria Colonna , veuve en 1525 de FerdinandFrançois d ’
A va lo s , marqu is de Pescara celu ilà même qu i , après avoir combattu l es Françai s’a Marignan , avait refu sé la cou ronne de Naples
que lu i offraient à la fois le du c de Milan et lepape
,Vittoria Colon na était célèbre dans
toute l ’ I talie pou r le souvenir plein de deu ilqu ’elle gardait à son époux , et pou r les poés iessavantes où elle exha l ait sa dou leu r .
On la compara ît aux plu s vertu eu ses matronesromaines , à la païenne Cornel ie , aux chrétiennesMarcella et Pau la . et on n
’
hés itait pas à la placer au premier rang des doux rimeu rs , a côtéde Pétrarqu e . Le fait es t qu e Vittoria Colonnaexagérait peu t- être ses devoirs , et qu e la rigu eu rde sa condu ite prêterait a isémen t a ux soupçonsde pruderie . S es vers , qu i ne manquent pas dedist inction , ne sont pas exempts tou tefois de cetteaffectation et de ces recherches pédantesqu es
qu e les rhéteu rs byzantins,débris dispersés
de l ’empire d ’
Orien t , avaient mis es en faveu r àcette époque . Mais , âgée au plu s de trente-cinqans
,à ce moment de la vie où la beau té des
femmes semble parvenu e à tou t son épanou is se
1 18 QU E LQUE S M A Î ‘I ‘R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
men t , elle ne la issa it pas d’exercer autou r d ’elle
un e prestigieu se in flu ence .Michel-Ange , en l isant les sonn ets de Vittoria
Colonna , se sentit pris d’
un ardent en thou
s ia sme . Sa n atu re au stère et rude , son espritélevé , ennemi des frivolités , fortement an t ipa
thique aux amourettes mondain es et tou rné versce beau idéal dont il parle sans cesse , fu rentrédu its sur-lc-champ par le caractère imposantdes poésies et du deu il de la marqu ise de Pescara .
Cette explosion d ’
u n cœur de cinquante et
u n an s , ju squ e-l à si bien abrité et défendu , esttouchan te , à mon gré , plu s même qu e ces pas sionsj eunes qu e leu r propre fougue emporte , et su rtou tqu and on pense à ce large front , déj à toutau réolé , qu i se cou rbe ainsi , dans un e adorationdésintéressée et pu re , aux genoux d ’u ne femmeacclamée elle—même et glorifiée par tant devoix .
Une lettre de Michel-Ange apporta à l ’ illu strepatricienne les témoignages de son respect et deso n admiration . Vittoria Colonn a répondit dumême accen t
,heu reu se sans dou te et flattée d ’une
sympathie si hau te ; et il n’en fallu t pas davan
tage pou r former le lieu , très mystique , i l estvra i
, et sans compara ison avec nos communesamou rs , entre ces deux belles âmes , poss édéesde l ’ idéal et ne vou l ant de tou tes choses qu e lerayon qu i éclaire et ne brûle pas .
120 QUE LQUE S N A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
l a chaleu r , le beau ne peu t être séparé de l’
éter
n el , et mon admiration glorifie tou t ce qu i descen d de lu i et tou t ce qu i lu i ressemble .
Voyant le paradis dans tes yeux , afin deretou rner là-hau t où , pou r la première fois , j et’aimai , j e cou rs brûlant sou s tes paupièresEt cependan t qu e répliqu ait l
’amante à toutesces doctes et subtiles lou anges ?Hélas ! Vittoria Colonna , qu i s e plaisa it ,
force de raffinements , à renchérir même sur le s
au sté rités et les continences , et qu i , soigneu se àl ’excès du renom de sa vertu , vivait avant tou t,j e le crains , pou r le public , Vittoria Colonnadédiait ses rimes alambiqu ées et ambitieu ses àMonseign eu r Bembo , un cardinal galant , badin ,érudit , épreuve avant la lettre d
’
u n Bernis ital ien ,
à Francesco M obz a, disciple de Bembo , à
la comtesse d ’
Amalfi,
’
a Veronica Gambara , lesprécieu ses et les femmes savantes , l es ba s -bleu emystiqu es de son cercle . Pou r Michel-Ange , pasun distiqu e , pas u n vers ! La noble veuve avaitpeu r de se compromettre . Le grand homme n ’encon tinu ait pas moins , lu i, à aimer et à chanter ,et
,bien qu ’en se l ivrant à son adoration , on se
refu sât . à son amou r , il ne voyait et ne vou la itvoir qu e l
’ idéal supérieu r . Vittoria Colonna , s i
j’
osais moi—même raffin er et jou er su r les mots ,devenait pou r lu i la victoire cou ronnée et lacolonn e qu ’avaient entrevues tou s ses vœux .
E n 1527 , Vittoria Colonn a avait reçu à Rome
L E POÈTE MICHE L-ANG E . 121
la visite de l ’empereu r Charles—Qu int et celle deMichel-Ange . En 1541 elle s ’était retirée àViterbe , dans le couvent de Sain te-Catherine ,o ù l ’avait appelée son ami le cardinal Pole .
M ichel—Ange a l la it fréqu emment la vis iter danss a retraite , et , dans Ses voyages à Rome , ellerecevait ’a son tou r u n e hospital ité pleine d ’
effu
s ion et de franchise dans la modeste maison del’artiste . Leu r flamme , platon iqu e à la fois etchrétienn e , s
’
av ivait dans ce s entrevu es , maiss’
épura it encore de plu s belle . La tê te blanche et
grave de Michel—Ange dis ait d’avance la virgi
n ité sérieu se de sa pensée . Il peignit pou r lamarqu is e de Pescara des tablea ux religieux u n
Chris t s u r la cro i s u n Jés u s mort s u r les gen oux
d e s a mère , u n Jes u s en s eign a n t a u. p u its de la
S ama rita in e présents inu s ités aux ma ins desamou reux , mais qu i , joints à des sonnets et à desmadrigaux , nou s font entrer dans le sanctu airele plu s intime des sentiments du poète-art iste ,l
’
a où se ma intenait inviolable s a souveraine etu niqu e pas sion . Et Michel-Ange terminait au ssi ,e n ce même temps , le Jugemen t dern ier . I l pren ait possession de cette gloire
'
inacces s ible , qu’ il
n’
a point qu ittée depu is lors .Pu is il rêve u n nouveau chef-d ’
œuvre , le portrait o u la statu e , peut- être tou s les deux , de Vitto ria Colonna , et
,dans des sonnets tendres et
persu asifs , il suppl ie la gen tille dame'de con
s entir â ce caprice .
122 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
Peut-être , s’
écria it—il , peu t-ê tre pu is-j e’a
tou tes deux donner la longu e vie , soit par lescou l eu rs
,soit par le marbre , en reprodu isant
notre amou r et n o s visages , en sorte qu e milleans après notre départ
,on voie combien tu fu s
belle , combien j e t’
a imai , et pou rquoi j e n’éta is
pa s u n fou en t’
a iman t . Le portrait de Vittoriadevait être l ’ode dernière , l
’
ex egi mon umen tum
du pu is sant athlète au terme de tou tes ses vic
to ires rayonnantes .Vittoria Colonn a , le croirait—on ? ne s e renditpoint à de si in stantes prières
,et c ’est nou s qu i
en sommes punis . Nou s avons la Forn arin e et laJoconde , et , n
’en dou tons pas , la toile oùMichel-Ange au rait mis de son pinceau fier etvictorieux la flamme de son cœu r e t la cla rté deson esprit , n
’au rait eu rien à cra indre d ’au cunecomparaison . L a modestie orgu eilleu se et lavertu revêche , ou mal comprise de VittoriaColonna , ont privé la pos térité d
’
u n chefd ’œuvre .
On en vient a accu ser l ’ illu stre vieil la rd den ’avoir point su choisir la véritable mu se , celle
qu i est l’
in spiratrice touj ou rs présente et touj ou rs prête . L u i—même para ît l ’avoir sent i cru ellemen t
,et s
’
affl igean t de tant de froideu r , sedésolant d é veiller u n écho si faible , de trouverun s i mince retou r , il y a des heu res où ils’
adresse a in s i à l’ in fa illible Médecin de tou snos maux Je crie vers toi , mon D ieu ! c
’ est
124 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇAI S .
simplemen t , Imma in emen t, en bonhomme et en
grand homme , qu’on s ’ imagin e un s i éloqu ent
entretien !A u commencement de 1547 , Vittoria Colonna ,dont la santé depu is longtemps était langu issante , tomba gravement malade . Michel-Ange setin t au chevet de son amie , agonisant en quelqu esorte et mou rant avec elle ; et qu an d Vittoria eu trendu l ’âme , il s
’
enhardit pou r la première foiset osa effleu rer de s es lèvres les mains glacées dece cadavre si cher . Pauvre amant et qu i n
’étaitpoint , en effet , de son siècle ni des au tres !On peu t affi rmer à coup sûr qu e Vittoria Colon naemporta Michel-Ange avec elle .
T ou tes les pentes du génie et du caractère dece vieillard
, qu i avait tou t embrassé , tou t devin é ,tou t appris , l
’
in clin a ien t vers le mépris du mondeet de s e s satisfactions passagères , vers la mélancol ie
,la tristesse et la fo i . Par là encore , il tenait
et ressembla it à D ante . La gloire lu i avait sou ri ;ma is , l
’ayant atteinte et soumise , il en avait vul e néant . L ’art l ’avait sédu it et en ivré ;mais ayantfait le tou r de tou tes les invent ions de l ’art, ilrêvait qu elqu e chose d ’
au delà , de plu s immuableet de plu s beau il vo u la it vo ir derrière , su ivantu n e admirable express ion de M . Sainte-Beuve ,
qu i a paraphrasé lu i-même, discu té et contreditmagn ifiqu ement le plu s véhément sonnet deMichel-Ange , comme il fau t discu ter et contredire avec les grands poètes , en se tenant su r
L E ROET E M ICHE L—ANGE . 125
l es mêmes hau teu rs , et d’éga l à égal , en parlant
la même langue . M ichel -A nge avait un peu tard ,et à l ’heure où d’
au tres se détrompent , connu les
promesses de l ’amou r , et voilà qu e l’amour,
comme tout le reste , n’était qu
’
un reflet pâle et
froid des attaches meilleu res et plu s hau tes , lesseu les dign es d ’être appelées et recherchées .Pu is age éta it venu ,
le ciseau tombait des main sfatiguées et défai llan tes du gran d et valeureuxmaître ; son regard n e distingu a it plu s les cou
leu rs , n i la fermeté de la l ign e , n i l’élégance
du con tou r . I l éta it presque aveugle , car , a d it
Chateaubrian d , la vieillesse est u n e voyageu sede nu it la terre se dérobe a ses yeux, qu i n e
voien t plu s qu e l e cielC
’
est donc le ciel radieux , au -dessu s de cette
terre déserte et sou rde , décolorée et glacée , qu e
M ichel—A nge en trevoyait déj à qu and il s’
écriait
d ’un e vo ix désespérée et sublime
M ’a vveggio al fin con mia
’
n felice prove
Che quel per su a salu te ha miglior sorte
Ch’
ebbe naseendo più presta la morte .
Je découvre en fin , par un e malheu reu seexpérien ce , qu e Celu i qu i , pou r son bonheu r , possèdele meilleu r sort , est celu i qu i eut en naissant lamort la plu s prompte .
Ne dirait—on pas qu e c’est la voix de D ante
,
affamé de patrie et d ’amou r , errant su r la terree t proscrit ! et cette voix se prolonge et
126 QUE LQUE S MAÎTR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
retentit le long des s i ecles , au cœu r des grandshommes désabu sés . Leopardi l ’a fait entendre ennos temps
,et d ’
u n ton qu’
aumien t reconnu à lafois ses ancêtres D ante et Michel-Ange .
La perte de la femme qu ’ il avait a imée plongeaMichel-Ange dans u n moru e et incurable deu il .Le dégoût de tou tes choses , hors des choses deD ieu et de la vie futu re , de cet inaltérable Idéa lde l ’artiste et du chrétien ,
mon tait au tou r de lu icomme u n flot amer et l ’en vahis sa it de toute sparts . I l jugeait qu e la vague allait le couvrir etle submerger Je m ’ en vais peu à peu
'
; l’ombre
n e cesse de s ’accro ître su r moi , et le soleil décl ine .
Infi rme et abattu , j e su is près de su ccomber .E t levant les bras au c iel , il ajou tait dans unsonnet splendide , où l
’espérance et la crainteagiten t tou r à tou r et troublent sa vision supé
rieure
Q ue von t devenir mes pen s ers , amoureux ,j oyeux et vains , maintenant que j
’
approche dedeux morts , l
’
une certaine et l ’autre qui memenace ?
_
'
Ni la peintu re , n i la scu lptu re ne charmeront plu s l ’âme , tou rnée désormais vers cetAmour divin qu i ouvrit se s bras en croix pou rnou s recevo1r.
Q u i donc , excepté Michel—Ange , a j eté parmi
nou s des cris si profonds et s i élevés ? Où l edéseh chan temen t de la gloire et l ’ennu i de lavie ont-il s rencontré pou r se pla indre de tel s
ÉT U DES SU R L A POES IE LAT INE
E NN I U S
Une j ol ie et tou chante a n ecdote , qu e mon
s uj e t s emble amener n atu rel lement , m’est reve
n ue tou t a l ’heu re à l ’esprit , et j e n e résiste pasau pla is ir de la rappeler ici à mes l ecteu rs .M . C ampen on ,
le poète qu elqu e peu oubl ié dela M a is on des champ s et de l
’
E nfa n t p rod igu e ,s’
en éta it a llé voir , par u n froid matin de j anvier
,l’
ho n n ê te et bo n D u cis , qu’ il prit à l ’ impro
viste , hau t j u ché s u r un e chaise , et parant d’
u n
énorme bouqu et des rares fleu rs de la saison u n e
petite gravu re médiocre , encadrée modestement ,e t accrochée à la mu raille de son cabinet de travail .D ucis metta it à sa besogne u n soin pieux et
t endre , et j e ne sa is qu elle solen nité naïve .
9
130 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
Quand le bouqu et fu t attaché enfin et fixé , ilse retou rna en sou riant et , devant les yeux ébahisde Campen o n , il s
’
écria
N ’ai—je pas raison , mon cher ami ? C ’estdemain la Saint—Gu il laume . Or , la Saint—Gu illaume est la fête même de Shakespeare , et j e n esau rais oublier jamais qu e les anciens , nos pèreset nos maîtres , ne manqu aient au cu ne occasionde cou ronner et de joncher de fleu rs les sou rcesbienfa isantes où ils avaient pu isé .
D ucis n ’éta it parvenu ju squ ’
à Shakespeare
qu’
à travers la pros e française de L etou rn eur, etqu elqu e généreu se volonté qu ’ il eût de refléter
,
au vrai et au j u ste , dans de vigou reu ses tragédies
,l e génie original et grandiose de l ’ immorte l
William ,
'
le succès , hélas ! n’a pas répondu de
tou t point à l ’effort . T ou tefois (et notre anecdoteen est la preuve) , D ucis , qu i était pou r sa partu n poète d
’
in st in ct élevé , délicat et pu r ,ne la is
s a it pas de sentir profondément Shakespeare ,pu isqu ’ il en avait à ce degré le cu lte s in cère etl ’amou r .On ne peu t tr0p honorer , en effet , la mémoire
de ces ancêtres de l ’ intell igence , à l’ombre et à la
lumière desqu els nou s nou s sommes développéset nou s avon s grandi , et qu i sont bien les sou rcessacrées , éternellemen t fra îches et savou reu ses ,où les gén érations iront pu i ser et boire . C ’estd ’eux qu ’ il fau t dire ce qu
’
Homère disait de sMu ses Vous s avez tou t, 6 dées ses ! E t nou s ,
130 QU E LQU E S M A Î'I ‘ R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
l ’oubli en décou lent , et , on l’a répété maintes
fois , il n’est pas de plu s dou ce compagnie , dans
la retraite et le repos , qu e la compagnie d’
Horace
et d e Virgile . A insi le croyait M . de Fontanes ,
qu i avait été grand maître de l’
U n ivers ité deFrance
,et qu i écrivait plu s tard ces charmants
versDes feu ille ts d ’
Ovide et d’
Ho raee
Flo tten t épars su r mes gen oux .
Je l i s , je dors ; tou t so in s’
effa ce ;Je n e fa is rien et le jou rCet emplo i du jou r est s i dou x !
Mais est—cc donc ne rien fa ire , qu e de s e
récréer aux feu illets d ’
Horace et d ’
Ovide ! E t
s’
y plaire seu lement , en goûter la délicieu’
s eséduction , n
’est—cc pas avoir profi té ?Heu reux les hommes qu i , de bonne heu re , se
sont s ent is,par leu r vocation et leu r préférence
in time , entraînés vers de pareil les études et qu i ,même par les nécess ités de leu r profes s ion
, on t
été amenés à vivre de près et familièrement avecles beaux génies de la G rèce et de Rome ,
cespères incontestables de notre civil isation fran
ça is e et de notre littératu re ! Heu reux ceu x qu iont cédé à tant d ’
attra it et qu i , ayant surpris lessecrets de tant de grandeu r , de force et de grâce ,o n t ensu ite le don de s avoir nou s faire partagerleu r admiration et de nou s as socier à leur en tho us ia sme ! M . Pat in est u n de ces hommes .L es lettres latines sont , pou r ains i dire son
doma ine i l en conna ît tou s le s chemins,et c ’es t
ETU DE S S U R LA POES I E LATINE . 133
la que le vénérable et savan t professeu r a vou luvieilli r , comme ces harmonieu x bergers de Sicile
qu i n’au raient con senti pou r rien au
.monde à
qu itter les rivages, où pais saient leu rs troupeaux ,
ni la montagne odorante , où s’
étagea ien t lesru ches de leu rs abeilles . Au s si , pour pénétrerdan s ce sanctu a ire illu stre des poètes anciens , j ene sais pas de gu ide plu s sûr , d
’
in itiateu r plu sj udicieux et plu s compétent qu e M . Patin . Sonopin ion , en mat ière de poésie latine , est u n esentence elle a conqu is parmi n ou s le crédit etl ’au torité des rép on s es d
’
u n pru dent et d ’
u n sage .Joseph Jou bert souhaitait qu e les l ivres d ’
un
professeu r fu ssent le fru it d ’
une longu e expé
rien ce et l ’occupation de son éméritat LesÉ tudes s u r la poés ie la tin e
‘
, publ iées il y a peu desemaines par M . Patin , sont bien u n de ces livrescomposés soigneu sement et longu ement élaborés .Ce ne sont qu e des morceaux qu i se rattachentdiversement au cou rs qu ’ il a professé dès 1832 àla Facu lté des lettres de Paris , mais ces mo r
ceaux , rapprochés et rel iés les un s aux au tres ,n ’ en forment pas moins u n ouvrage complet ,u n e véritable histoire de la poés ie chez lesRomains , depu is ses origines les plu s lointainesj u squ ’à son renou vellement par Lucrèce etCatu ile , et ju squ
’aux écoles l ittéraires e t aux
poètes du 5 1ecle d ’
A ugu ste .
1 . Ha chette , éditeur.
134 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
La poésie didact iqu e et la poésie satirique ,
qu i parais sent avoir été plu s particu l ièremen tpropres au génie roma in , sont pou r M . Patinl ’obj et d ’
u n examen très attentif et d ’
une étudetrès déta il lée .La langu e po é t1qu e est naturelle à l
’hommeelle lu i est inspirée , avec le luxe de s es méta
phores , par les premi eres merveilles extérieu re s
qu i frappent ses yeux et éveillent so n imagination , par les premiers sentiments , j oyeux ou
tristes , qu i émeuvent so n cœu r . E lle est vraimentl ’expres s ion spontanée de tou te sen s ibilité exqu ise . E lle est u n don et non pas u n e science .
E lle est u n e vertu native et non pas un art qu ’onapprend . E lle va où elle veu t , et choisit parfois ,déda igneu se de tou tes les prétent ions et de tou sles orgu eils , l es lèvres s imples du v illageois , del ’ouvrier
,et même de l ’enfant . C ’est pou rquoi la
poés ie est n ée dans l e berceau de la plupart despeuples . On dirait qu ’avant de parler ils on t
chanté . A Rome cepen dant , nou s voyons tou td ’abord u n peuple qu e d
’
au tres tâches absorbentet qu i n
’a pas été dou é , ce semble , du talentd
’
embe llir, au moyen du s tyle et des fines expres
s ions,ses sen timen ts et ses pensées .Pendant les cinq premiers siècles de son
existence , Rome , cité agricole , politiqu e , gu errière , s
’
in qu iéta peu de poésie , dit M . Pat in .
E lle ava it b ien au tre chose à faire . I l lu i falla itcu ltiver ses champs e t , dan s les interval les du
136 QUE LQUE S RI A 1T R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
reùx génie , au Sein de tou t ce mouvement social ,se produ is it le plu s beau mouvement l ittérairedon t l ’histoire ait conservé le souvenir . R ien d esemblable n ’eut l ieu chez les Romains des premiers âges , gens pratiques , tou t entiers à l
’action
,absorbés dans l ’accomplis semcn t des de
vo irs sérieux de la v ie .
Pas d’
o rate urs , pas même cette éloqu enceinvolon taire et inconsciente , mais qu
’on ren
contre,naïve et origin ale , chez les popu lations
en apparence les plu s grossières . Les Romainsn ’éta ient encore que discu teu rs et d isputeu rs . Il sn ’ava ient point de poètes ; ils avaient des scribes ,scribæ , qu i rédigeaient , sur un ry thme horrible ,
dit Horace,qu elqu e chose qu i res s emblait aux
vers dorés de Pythagore o u , mieux encore ,aux qu atrains de Pibrac ; des maximes
’a l ’u sagedes gens de la ville et de la campagne , des formu les légis la t ives , d
’
in formes chants de guerreet des épitaphes barbares . Malgré tout , M . Pa tindécou vre , dan s ce chaos , j e ne sais quoi del ’ode et de ’ épopée , et , liés à certaines formesscéniqu es
,empruntées des É tru squ es , les em
bryons même de la comédie et de la s atire .
Mais rien ne fa it pressentir qu e ces ébauchesmaladroites sont le commencement d ’
une grandelittératu re , et que , dans ces lueu rs indécises , il ya u n e véritable au rore . Livrés à leu rs seu lesforces , les Romains n
’au raient donné au monde,
j e le cra ins , ni Virgile , ni Horace , ni Cicéron ,
ETUDE S S U R LA POES IE LATINE . 1 37
n i T acite . I ls avaient besoin d etre élevés etformés par des maîtres ; il fallait qu e Linu sd omptât l ’humeu r sauvage d ’
Hercu le , qu’ il as sou
plît ses doigts et les façonnât aux cordes de lalyre . Plu s dociles qu e le héros , fi ls d
’
A lcmèn e ,
les Romains ont admirablement tiré parti etprofit de la leçon .
La marche progressive de la conqu ête dumonde leu r fit ren contrer les G recs au v
°s iècle ,
dan s l ’ I talie méridionale :
au v1°
,dan s la Sicile
et dans la Grèce elle-meme . A lors il arriva ce
qu i est toujou rs arrivé , ce qu i est u n e loi del ’histoire , e n vertu de laqu elle la civil isation laplu s avancée subj ugu e inévitablement celle qu il ’est moin s , qu el qu e soit d
’
a illeu rs le sort desarmes de sorte qu e le vainqu eu r peu t se trouverintellectu ellement
,l ittérairement , le vaincu . C ’est
ce qu i advin t aux Romains , su rpris dans leu rbarbarie par la polites se des G recs , et , dès lepremier contact , conqu is à ses arts
,à sa philo
sophie, à sa littérature , à sa poés ie .
Græcia ecpta ferum victorem
dit Horace . L a Grèce captive enchaîna sonfarouche vainqu eu r . Le génie grec enfantale génie roma in . On se prit ’
a étudier avecardeu r , pu is à imiter avec pass ion ces étrangerss i éloqu ents en tou te chose , s i ingén ieux
, s i
délicats et parfois s i profonds ! On adopta ju s
qu’
à leu rs erreu rs et a leu rs fables . Après s ’être
138 QU E LQUE S M A îT R E S ET R ANG E R S E T FR ANÇAIS .
appliqué à les tradu ire , on vou lu t importer dan sle lat in même leu rs façons de parler , leu rs biaiset leurs tournu res , leurs mots souvent , et lapoés ie qu i , cette fois , n aissait viable et se s en
tait vivre,adopta le nombre et la cadence , le
rythme mélodieux des Grecs , se ploya aux
règles qu ’
il s avaient inventées , et n’eu t plu s
qu ’
une ambition , non pas de les vaincre , maisde marcher à leu r su ite o u de les égaler .
M . Patin n ou s fait assister a cette éclosion del ’ intell igence l ittéraire et du goût à Rome , etpersonne n ’a j amais mieux qu e lu i débrou ill é ledédale des commencements con fu s et obscu rs dela poés ie latine et signalé ses premières clartés .l l mêle tou tes les patiences du chercheu r érudità tou tes les clairvoyances du critique .
E nnius es t le premier poète lat in qu i soitvraiment digne d ’
u n pareil n om . Nou s ne con
n aissons qu e tr0p peu de vers d’
E n n iu s , et cesfragments sont loin d ’être d ’une qu al ité biensupérieu re . Mais cet ou vrier primit if de lapoés ie de s Romains a creu sé les fondements de’édifice qu e d
’au tres sau ront bien élever plu stard , et il e st cu rieux de voir qu els on t été lesfondements de cette œuvre grandiose et impéris sable .
E nniu s éta it u n soldat , et , pou r mon compte,
j e ne su is pa s du tout étonné de voir la poés ie s eprodu ire ain s i au milieu des armées . E s t—il u n
métier plu s propre à ten ir en éveil et en halein e
140 QU E LQU E S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
ment exprimée s supposaient à la fois u n gran dessor de génie et u n grand cou rage , il fait u n ej u stice éclatante de s fables qu e la superst itiona propagées et vu lgaris ée s çà et là ; et , pa rexemple
,à propos de Jupiter , il s
’
écrie Cedon t je vou s parle , c
’est Jupiter , que le s G recsappellent Aer C ’est le vent , c
’ est la n u e , pu is laplu ie , et après la plu ie , le froid ; en su ite , denouveau , le ven t et l
’air . T ou tes ces choses dontj e vou s parle , pou rquoi es t—cc Jupiter ? Parcequ ’ il vient en aide a ux hommes , aux villes , aux
an imaux .
La satire éta it , no u s l’avons dit
, u n e de s mar
qu es caractéristiques de l ’esprit et du tempé
rament roma in . La gent pratiqu e et sensée , qu ine s e laisse point dis tra ire va inement de s e s
occupations et de son labeu r , est volontiersportée à l ’observation mal icieu s e
,a la mo rale
épigrammatique et s a lée,e t
,de la chose au mo t ,
il n ’y a pa s loin . L es Romains ont excellé dan sla satire , et , en ce genre du moins , j e croisqu ’ ils ont de beau coup su rpas sé les G recs .E nniu s es t , en date , u n des premiers satirique slatin s . Horace lu i—même le reconna ît , et , commele faisa it E nniu s , il n
’a pa s déda igné d’entre
mêler de j olis et piqu ants apologu es ses discours moraux .
Ma is le titre qu i recommande le plu s Enniu sà l ’admiration et l ’estime: de la postérité
,c ’ est
d ’être l ’au teu r du poème patriotiqu e in titu lé le s
ETU DE S S U R L A POESIE LATIN E .
A n n a les . L e s A n n a les étaient du même coupl ’histoire et l ’épopée nationale les faits memorables et le s hommes célèbres de la patrie yé taient recu eill is et ras semblés avec soin , consacrés , cou ronnés , veux—je dire , devant tou tesles générations à venir , et , comme dans l
’
I lia de
et l ’Odys sée d’
Homère , c’est la qu e les nobles
famil les devaient rechercher à jamais la mémoiredes aïeux et leu rs vertu eux exemples . Virgile
,
dan s l’E n e'ide , fu t animé plu s tard du mêmedés ir , et , en nou s reportant aux époqu es modern es , nou s avons , dans les L u s ia des deCamoen s , le s archives de la noblesse portugaise ,is su e de braves gu erriers et d ’
in fa tigables navi
gateu rs . Le vas te poème d ’
E n n iu s embrass a itdan s ses dix—hu it l ivres l ’histoire tou t en tière deRome
,depu is les temps le s plu s fabu leux ju s
qu’
à l ’époque même où écrivait le poète . C ’étaitu n vaste panthéon r oma in , où prenaient placeles divinités et les hommes , l
’
O lympe ple in dedieux , la Ville pleine de héros . Par ses A n n a les
,
Enniu s était devenu l ’ami des il lu stres hommesde gu erre , dont il avait été pendan t tan t d
’années le centurion , mettan t obscu rément la ma inà ces grandes choses qu ’ il deva it u n j ou r celébrer . Les Fu lviu s Nobilio r le payèrent par letitre de citoyen romain ‘
; les S cipion s , par u n e
E n n iu s éta it n é à Ru dies,en Ca labre . C itoyen roma in
,
il s ecrieN os sumu
’
R oma n i qu i fuvimu s a n te R ud in i .
142 QU E LQUE S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
statue au milieu des images et dans le monumen t de leur famille . C ’était bien à l ’au teu rdes A n n a les que s
’
adressaien t ces honneu rs .Nou s le savons par lu i I l s ’éta it préparé cette inscription où éclatait éloquem
ment le double orgueil du citoyen et du poète ,sa confi ance dan s la du rée du monumen t élevépar lu i , non seu lement aux l ettres naissantes deRome, mais à sa gloire politiqu e et gu errière
A sp icite, o cives,s en is E nn i imag in i
’
formam[l ie ves trum p a na it max ima fa cta p a trum.…
Contemplez , ô citoyens , dans cette image ,les traits du vieil Enniu s . Voilà celu i qu i racontales hau ts faits de vos pères . Q ue n u l ne prétende m’
ho n orer par de s larmes , des cris fa n ébres . Pou rqu oi ? Parce qu e , vivant encore , j evole su r l es lèvres des hommes .Ne rion s pas de ces promesses qu e les poètes
qu i ont la conscience de leur génie et de leu rœuvre osent ain si se faire à eux-mêmes . L ’œuvrepeu t s ’
altérer et se perdre , se disperser à tou sles ven ts du ciel au point qu ’on ait tou tes lespeines d u monde à en retrouver les fragmen tsépars , d isj ecti membra poetæ, mais le nom du
poète reste à jamais dans les traditions,dans
les honneu rs , sans cess e renouvelés , du son
ven ir .E nniu s a composé des tragédies l atines s ur lepatron des tragédies grecques . Ces tragédies
,
144 QUE LQUE S MA1TR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
qu I l pouvait et se parait des dépou i lles opimesdu G rec vaincu . Loin de nou s la pen sée de leblâmer ou de con tester son droit
, qu i était! endéfinitive , celu i de la bonne gu erre .I l aj ou ta it , d
’a illeurs , au tant qu e nou s pouvon s en juger par les fragments précieux qu inou s resten t de cette œuvre qu i fut s i con s idérable
,il aj ou tait et mariait aux qu alités grec
qu es la virilité romaine , la franchise et la force ,cette honn êteté fière et s obre qu i faisait dire àu n au tre poète latin , Publ iu s Syru s , au teu r lu imême de mimes et de parades bu rlesqu es
,et
,
de plu s , moraliste’
a la façon de Franklin et duB onhomme R icha rd Nu l ne sau rait vivre avecplu s de droitu re qu ’
u n citoyen romain . C ’estpou rquoi j ’a imerais mieux u n Catou qu e troiscents Socrates .
Les Romains s t0 1qu es et , comme on diraitauj ou rd ’hu i , gen s pos itifs avant tou t, et peuaccess ibles aux illu s ions de tou te natu re , on t
(Joseph Joubert l’a très finement et très ju di
c ieu semen t remarqu é) introdu it le beau moral etpol itiqu e , où i ls excella ient , dans le beau l itteraire et civi l , qu i éta it le riche apanage des( ! recs .D ès Enniu s , leur tendance de ce côté se fa it
voir e t s’affi rme .
T elles sont , dit en se résumant M . Patin,
le s œuvres de formes variées,mais de caractère
généralement philosophiqu e et moral qu i , attes
ETU DE S S U R LA POES I E LATIN E .
tant l ’activité poétique , le génie flexible danss a rudes se d
’
E n n iu s , s’
en cadren t , pou r ainsidire , entre les gran des compositions auxqu ellessu rtou t s ’attache son nom , ses maj estu eu sesA n n a les pou rsu ivies pendant tou te la du rée desa vie de so ldat , de citoyen comme de poète ,les éloqu entes tragédies par lesqu elles il amarqu é chacu ne de ses an nées .Qu
’on ne dise donc plu s le fumier d ’
E n n iu s ,
mais l e champ qu ’ il a défriché et cu ltivé en tou ssens et où les belles moissons vien dron t d ’ellesmêmes après lu i !Mais nou s n ’avons tou ché ici qu
’
à un de s
chapitres , à l’
u n de s plu s in téres sants , i l est
vrai, du remarqu able ou vrage de M . Patin . I l
y pou rsu it sa tâche , en étudiant l’ancienn e tra
géd ie latine chez les contemporains et héritiersd
’
E n n iu s , Pacuviu s , A ttia s , etc . D e là , passantà la comédie
,il la prend aux A te llan es et aux
Mimes , qu i étaient des improvisations dialogu ées et comiqu es , su r u n motif plu s o u moinssatiriqu e ou j oyeux , l icencieux même , et donto n retrouve u n reste peu t—être dans les farcesita l iennes proprement dites ; pu is il pas se a
Plan te , à T éren ee et à leu rs contemporains .
L ’ancienne satire lat ine et Lu cil iu s et Varronlu i suggèrent des aperçu s au ssi ju stes qu
’
ingé«
n ieux . Cicéron , sérieu sement examiné commepoète (u n poète u n peu sec , u n peu pédant et
qu i sen t son sera encore , pou r beau
10
146 QU E LQU E S M A ÎT II E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
coup de lecteu rs du l ivre de M . Patin , tou teu n e révélation l ittéraire .
Lu crèce et Catu lle , Virgile et l’
E n e'
ide , Horaceconsidéré au point de vu e du poète d idactiqu e ,tels sont les autres suj ets qu e M . Pat in a
traités du hau t de son érudition sans lacu nes ,avec ce sens du
'
littérateur véritable qu i , sanstomber j amais dans le s minu t ies et les dissertations oiseu s es , n
’
omet rien de ce qu ’ il faut direet , a travers les qu estions qu i s emblent au premier coup d ’œ il les plu s arides , sa it nou sintéresser peu à peu , n ou s reten ir et n ou sinstru ire .
Ju illet 1869 .
148 QUE LQUE S MAÎTR E S ETR ANG E R S E T FR A NÇAI S .
Certes , la patrie de ce poète des navigateu rset des conqu érants , le pays illu stre qu i a donnéau monde Vasco de Gama et Albuqu erqu e ettou te un e l ignée de gran ds hommes , n
’éta itpoin t fait pou r se ten ir en arr1ere dans le mo n
vemen t intellectu el et littéraire des peuplesmodernes . Au ss i n ’a—t—il pas manqu é de semontrer brillamment et d ’affirmer s on in d ivi
du alité .
Je n ’a i pas à entrer ici dan s le détail e t àprou ver comment , de siècle en s iècle , le Portugal a fou rni son contingen t aux sciences , auxlettres et aux arts ; ma is j e tien s à cons tater qu
’
à
n otre date , il a s es poètes , ses critiqu es , s e s
romanciers , se s -historiens , tou s dign es de marcher de pair avec les plu s j ustement célèbres etle s plu s recommandables .
Almeida Garrett , au moment où n o s lettre scontempora ine s se raj eun is saient sou s les in spiration s de Chateau briand , de Lamart ine et de
Victor Hugo , entreprit de raj eunir de même laVieille l ittératu re classiqu e portuga ise , et i lréu s s it vraiment à lu i infuser u n sang n ou veauet fécond . Le roman , le drame , le poème proprement dit fu rent transformés merveilleu s emen tet j etés dans les voies d ’
un progrès réel . Unaveugle harmonieux , M . Antonio de Ca stilho
,
un it bientôt s es efforts à ceux de Garrett e t,
grâce a lu i , la lyre n ationale a pu acquérirde lasouplesse encore et de la sonorité . M . Antonio
L E S FAUX D ON SEBASTIE N .
Feliciano de Castilho , qu i s emble se rattacher àl ’école anglaise , joint à des accen ts de lord Byron ,des notes attendries et dou ces comme en R T ennyson dans ses rêveries les plu s touchantes .M . Mendes Leal est lyriqu e comme Victor
Hugo et dramatiqu e comme Alexandre D umas .S es odes et s es drames ont étonné et remu é lesesprits et les cœu rs au tou r de lu i . Mais , commecela plu s d ’
une fois a eu lieu même en France,
la l ittératu re a condu it M . Mendes Leal à lapolitique , et ce romancier , ce poète , a été dépu téau Parlement et ministre d ’
État . L a politiqu e ,par les sociétés qu i vivent en ce siècle , se mêleà tou t et , plu s ou mo ins , nou s tente tou s . Nou sla retrouvons chez M . Alexandre Hercu lano ,chez M . Rebello da Silva , chez M . T eixeira deVasconcellos . M . Alexandre Hercu lano s
’es texercé dans bien des genres à la fois et , ce qu ie st plu s rare , il a eu partou t du succès . Ses verset sa prose , ses études diverses , où il a traitésavamment de l ’histoire , de la philologie et del’
érud it io n spéciale des antiqu aires,sont mar
qu és au coin de ces œuvres qu i du rent , aprèsavoir honoré le temps qu i lès a vu es naître .
MM . Rebello da Silva et T eixeira de Vasconcellos o n t été de même , au débu t , des romanciers et des poètes fort distingu és . M . Rebel loda Silva a le coup d ’œ il profond et sévère
,le
goût de s informations exactes , et ces qua l itésprécieu ses qu i le rendaient particu l ièrement
150 QU E LQU E S M A îT R E S ETR ANG E R S E T F R ANÇAIS .
propre à écrire l ’histoire ,i l les complète par u n
style vigou reux et clair , tou t à fait dign e de lapensée qu ’ il doit in terpréter et tradu ire . L
’
in
trodu ct ion à l ’H is to ire de Portuga l a uæ XVI I “ et
xvm °s iècles en est u n glorieux témoignage .
M . T eixeira de Vasconcellos est u n obs ervateu r fi n ,
judicieux,et qu i cache beau cou p de
philosophie sou s beaucoup de vivacité et deverve . I l a la pointe fran ca ise , s i l ’on peu t s ’exprimer ainsi , et l
’on devine a se s procédés littéraires que non seu lemen t il est au fait de noslivres et de nos au teu rs , ma is qu
’ il a lu i—même ,dans un remarqu able ouvrage , le Portuga l et lama is on de B r ghn ce, pratiqué avec talent n otrelangue française . Publiciste éminent à Lisbonne ,M . T eixeira de Vasconcellos serait u n public iste émin ent à Paris .
Je m’
oublie travers ces souvenirs (1 ecriva in sportuga is et , me born an t à citer en cou rant ,M . Andrade Corvo , poète dramaturge et savant ;M . Castello Branco
,qu ’on ne craint point lil —ba s
de comparer ’a notre Balzac M . T homaz Ribeiro ,l ’au teur d ’
un poème patriotiqu e , D on Ja ime, etc . ,
j ’a rrive au plu s vite à M . l e cheval ier d ’
A n ta s ,
un Portu gais , lu i au s s i , ma is qu i me para îtdestiné
,plu s qu e tou t au tre , a former le lien et
à marqu er la parenté entre l ’esprit moderne dela France et l ’esprit moderne du Portugal .M . d
’
A n tas , comme bien d’au tres étrangers ,
comme Hamilton , comme G rimm , j e dira i s volon
159 QU E LQUE S MAÎTR E 8 ETR ANG E R S E T FR A NÇA I S J
pa s d’archives qu ’ il n ’
a it s o ign eu sement explo
rées,pas de documents d ’
u ne certaine valeu rauxqu els i l n ’ait demandé u n e information , u n
témoignage , u n enseignement quelconqu e . D elà , dans cette histoire des Fu amD on S éba s tien ,
u n e précision et u n e critiqu e au ssi ju dicieu ses
qu’
éclairées .
L a narration est venu e en su ite , u n récitsans prétention d ’au cu ne sorte , mais net , concis ,rapide , et qu i , parce qu
’ il e st natu rel et s imple,
ne lais s e pas , en ma inte occasion,d ’atteindre
à l ’éloqu en ce même . I l n ’y a qu e les étran
gers po u r parler ains i notre langu e me disaità ce propos u n homme d ’
u n grand sens .Mais la philo s0phie et la leçon , où sont-elles ?
allez-vou s dire . E h bien ! elles ressortent d ’ellesmêmes d ’
u n pareil ouvrage , lequ el retient l electeu r comme u n roman et l ’ in téres se san srelâche ’
a des personnages qu i , sou s u n e au treplume , au ra ient paru mesqu ins , vu lga ires , in férieu rs au rôle qu e chacu n d
’eux reprend à so n
tou r et trop étroits pou r le cos tume royal dontils s ’
affublen t . M . d’
A n ta s ne les présente,il est
vrai, qu e comme des compars es su r u n e scène
où se jou e le drame , au trement sais is sant e t vif,
de l ’esprit de liberté en lu tte avec l ’esprit dedomination et de s e rvitude. I l s ’agit de s avo irs i l ’o n peu t étou ffer dans u n peu ple l ’ ins t inctpatrio t ique , le s ent imen t national , et S
’
il n ’y a
pas dans les âme s huma ines des frontières telle s
L E S FAUX D ON SEBASTI E N .
qu e les plu s habiles polit iqu es et les plu s farouches conqu érants ne pou rraient ni les effacerni les franchir .L es Fa ux D on S éba s tien sont u n des l ivres les
plu s sérieux qu i aient pa ru dans ces dernierstemps , et qu i n e sera point déplacé dan s le sbibliothèqu es , entre l
’
H is to ire de clan Pedre , deM . Mérimée , et les belles monographies historiqu es de M . M ign et , sur Marie S tuart e t su r
Antonio Perez . Fé lic itons et remercions s in cè
rement l ’écrivain étranger qu i s’est plu à en ri
chir ainsi notre littératu re contemporaine d ’
un
ouvrage si con sciencieux et si méritant .Le ro i D on Sébastien de Portugal , j eune ,
ardent , mais téméraire à l’excès et livré de
bonne heu re aux scrupu l es d ’
u ne dévotion meticu leu se ,
s ’engagea , en 1578 , dans un e exPéd i
tion con tre les Mau res , et au moment où i lrêva it d ’u ne glorieu se Croisade , i l fu t vaincu ettu é su r le champ de bataille d ’
A lcacer-el—Kebir .Avec lu i périt un e valeu reu se et brave armée , lafleu r et , qu i plu s est , l
’
u niqu e ressou rce du paystou t entier .
I l est des malheu rs qu i tombent su r no u s etcontredisent nos espérances d ’
une façon siimprévu e et s i cru elle , que nou s ne pouvonscroire ces coups de fortune . Le Portugal
,
frappé au cœu r , se cramponn a tant qu’ il pu t
a ux dernières il lu sion s . On se dit qu ’
un princej eu n e et va illant , comme était D on Sébastien ,
154 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
est touj ou rs défendu par la Providence , que lecadavre retrouvé et reconnu par qu elqu es soldats et gent ilshommes ne pou vait être celu i duroi
, qu e le roi avait disparu , qu’ il s ’était éloigné
,
ma is qu ’ il revien drait u n j ou r plu s fort et plu sinvincible qu e Ne nou s étonnons pointde ces crédu lités , familières à notre espèce , etsouvenons-nou s que , parmi le s débris de cettegrande armée qu i ne se rendit pas , mais fu técrasée à Waterloo , plu s d
’
u n vétéran , i l y a
qu elqu es années encore , soutena it intrépidement qu e l
’homme de Sainte-Hélène restaitvivan t sur so n rocher , et qu
’ i l ren trera it a son
heu re dans sa grande capitale .
La crédu l ité pou s se aux légen des et aux pro
phéties . L es prophéties et les légendes abon dè
rent tou t à coup en Portugal , et qu and Philippe I l mit le pied su r ce royaume , ellesdevinrent la consolation et le refuge du pauvrepeuple , qu e cou rba it le j oug étranger . En attendant le retou r du ro i , on pensa à la Fran ce . LaFrance est le pôle vers lequ el se tou rnent irres is t iblemen t les regards de s opprimés . D
’
au
cien n es traditions d ’ailleu rs établis saient u n e
fraternité véritable en tre le s Gau lois et les Lu si
tan ien s , et alors rien ne s’
opposa it , disait-ou , àce qu e les forts pris s ent en main la cau s e desfaibles .
Le mécontentement de la nat ion portugaiseet s es regrets _
de l ’ indépendance perdu e , dit
156 QU E LQUE S MAÎTR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
paraître . I l y a eu au trefois des faux Smerd is
qu i ont fait figu re en Perse ; un fauxD émétriu sa occupé le trône des czars ; qu elqu es fauxLou is XVII ont es sayé de su rgir en France et depréoccuper la Restau ration . … T ou t événementmystérieux ou inexpl iqu é encore fa it lever leferment des mau vaises pas sions , du mensongeeb des convoitises
,et l ’on voit a lors des aven tu
riers qu i se prennent à jou er aux dés avec ladest inée .Le premier faux D on Sébastien , qu i est connu
sou s le nom du roi de Pen ama cor , était u n e
sorte d ’ermite défroqu é , aimant la bonne chèreet la vie j oyeu se , et , à la tête d
’
une bande desacripan ts comme lu i , se plaisant à cou rir lemonde pou r mettre en va l eur la mu n ificen ce desriches et la crédu l ité des pauvres . Personne au
monde n é —ressembla moin s au roi D o n S éba st ien .
Arrêté , emprisonné , jugé , condamné aux galères , le ro i de Penamacor désarma la sévé i ité
des juges par le s plaisanteries qu ’ il débita su r
s on propre compte , et qu i , s’ il eût été u n peu
plu s honnête , lu i donnera ient l’air du moine
rabelaisien , frère Jehan des E n tomeures . E n
1588 , o n retrouve le roi de Penamacor à bordd
’
u n des bâtiments de la formidable flotte l ’I nvin cible A rma da
, qu e Philippe II envoyait contrel’
A ngleterre , et qu i appareilla dans le port deLisbonne . Il éta it là sans dou te comme galérien
L E S FAUX D ON S EBASTIE N . 157
rameu r . I l parvint à se sauver et a gagner le scôtes de France .
Matheu s Alvares lu i su ccéda , pour ainsi dire ,et celu i-là est désigné généralement sou s le nomdu ro i d
’
E riceira . Un an peine s ’ était écou lédepu is la disparition du roi de Penamacor , qu andMatheu s A lvares , sou tenu par les sympathiesdes paysans , se déc lara tou t à coup pour le feuroi D o n Sébastien . L u i au s s i avait été ermite
,
mais du moins il avait l ’âge du roi , et , commeD on Sébas tien
,il avait le teint blanc et la barbe
rou ss e . Plein d ’ initiat ive et d ’audace,dou é
même d ’
u ne certaine véhémence de langage , ilattaqu ait rudement la domination espagnole
,et
ava it l ’art de sédu ire ses auditeurs qu i ne tarda ien t pas à devenir s e s part isans . Proclaméb ientôt par de n ombreux adeptes , Alvares en
vin t alors ’a cau ser de vives in qu iétudes au gouvern emen t espagnol qu ’ il semblait défier de so n
qu artier général d ’
E riccira . Mais vain cu enfinpar le corrégidor da Fonseca , il fut l ivré avecdeux ou trois de ses compagnons et dirigé immédiatemen t sur Lisbonne .
Matheu s Alvares confessa son impostu re , et,
devant ses juges , i l fit entendre qu elqu es paroles
qu i ne man quent ni de grandeu r , n i de cou rageSi j ’étais parvenu à réu s s ir , dit- il , j
’au ra is ah
d iqu é ma royau té d ’ empru nt et , du hau t du balcon
,m
’
adressan t au peuple , j e lu i au ra is ditRegardez—moi bien , j e ne su is pa s l e roi D o n
158 QUE LQU E S M A Î'I ‘R E S ETR ANGE R S '
E T FR A NÇA I S .
Sébastien ; mais j e s u is u n homme de cœu r , u n
bon Portugais , qu i vou s a délivrés du joug ca s
t illan . Maintenant qu e vou s êtes l ibres , chois issez et proclamez ro i qu i vou s voudrez .
Le roi d ’
E riceira fu t décapité . I l y a eu u n
intervalle de dix ans entre le second faux D O I ISébastien et le trois ième aventurier qu i a essayéde jouer a sa manière le même rôle . Celu i -ciavait nom Gabriel de E spinosa et il éta it pâtiss ier à Madrigal . Au cu n e distinction dans l ’espritou dans le caractère , n i la moindre original iténe sembla ient encou rager ou ! expliqu er sa ten tative . C ’était n u personnage absolument n u l , platet trivial . Mais tel qu el , il devint le centre etcomme le pivot d ’
u ne compirati0n véritable .
Un prêtre portugais , Fray Migu el dos Santos ,avait inventé ou découvert ce prétendant inattendu , et au moyen d
’
in trigu es habilement o urdies
,il ne tarda pas à intéresser
’a son sort lapetite—fille de Charles—Qu int
,dona Ana .
D on a Ana , après la mort de D on Juan d’
A u
triche , son père , avait été j etée dan s u n couvent ,s ans qu ’on eût pris la peine de consu lter sa vocation ou ses goûts . E lle ne paraît pas , en effet ,avoir eu j amais d ’
in clin at ion pour le cloître,e t ,
dans cette vie monotone et sombre de Santa M a
ria la Rea l , sa j eune imagination ne pouvait qu es’
cxalter, en silence , au rêve ou au souven ird
’
un monde qu ’on lu i avait si cru ellemen t interdit .
160 QU E LQU E S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
qu i ressemblerait aux L ettres d’
u n e R eligieu s e
p ortuga is e .
Mais la fi lle de D on Juan d ’
A u triche I l eta itqu ’
une femme faible ’
a tou s égards , et la part dusang du héros était pet ite dans s es veines . C ’ estpou rqu oi , quand Gabriel de E spinos a est tombéaux main s des j uges espagnols et qu e son impo stu re est ’a peu près reconn u e , nou s voyons lapauvre reclu se implorer humblemen t la pitié et
la miséricorde de so n redou table cou sin , le ro i
Phil ippe I I , et se parj u rer elle-même et se renierdans u n abaissement qu ’on regrette . E lle n
’
a
qu ’
u ne excu se , c’est la propre vilenie d ’
E spin o sa
et la gro s sœreté de la trame où Fray Migu el n ’a
pa s craint de la mêler .Je n ’entre pa s dans tou tes le s complications
du procès de Fray Migu el dos Santos et de E 5pinosa . J ’y renvoie le lecteu r
, qu i verra avec qu e lart et qu elle adresse l ’his torien a s u porter lejou r de la vérité et de la critiqu e dans u n dédale
,inextricable ju squ e-là , d
’opinion s divers e s ,de contradictions et d ’ erreu rs .Gabriel de E spinos a et Fray Migu el furent
con damnés ’a être pen du s et fu rent exécu tés .
Mais le qu atrième et le plu s célèbre des fa uxD on Sébastien (car on pou rra it dire vraimentqu ’ il y a en tou te u n e su ccess ion de ces préten
du s rois ) était u n Ital ien , Marco T u l io C atiz on e ,
qu i pensa qu e les émigrés portuga is semés çà et
là en France et en Italie pou rraient fou rnir u n e
L E S FAUX D ON SEBASTIE N . 16 1
ample mati è re a son exploitation et son iridu s trie .
‘
Le poète latin a cru devoir dire
U n a s a in s victis,nu llam sp era re sa lu tem
mais les vaincu s et les exilés ne cessent j amaisd ’espérer , et , qu elqu e déception qu i su rvienne ,de se reprendre à la moindre illu s ion qu i remetsou s leu rs yeux le mirage de la patrie et de lal iberté .
L ’
ancien prieu r du Crato , le dernier représentant de l ’ indépendance du Portugal , était mortà Pa ris en 1595 . L
’
émigrat io n portuga ise , qu is’ éta i t d ’
abord groupée au tou r de lu i , se dispersaet l ’on se mit à errer à travers l ’E u rope cherchan t partou t les moyens de vivre et de co n
sp irerOr , le bru it s e répandit u n jou r qu e le ro i
D o n Sébastien , échappé miracu l eu semen t au
désa stre d ’
A leaoer-el-Kebir , venait de se montrerà Venise . Plu sieu rs l ’avaien t vu ,
quelques-u n sn ’
avaient pas hés ité à le reconnaître .
On dou ta plu s o u moin s longtemps ; mais lanou velle était s i bonne qu ’on finit enfin par‘ seren dre . A la tête des crédu les qu i motiva ientleu r fo i , par tou tes sortes de prophéties et derumeu rs qu i avaient cou ru le mon de relat ivementa u retou r de D on Sébastien , s e trou vait D on Joamde Castro , u n des personnages influen ts de l
’
émi
gra t ion .
162 QUE LQUE S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
Le prétendu roi n ’au ra it pas sou ten u un sé
rieux examen ; il n e parlait point le portugais ; i lconn aissait ’a peine qu elques détails insignifiantsde la vie de l ’homme dont il u su rpait la place ;il ne fou rn issait à l ’appu i de ses dires que despreuves souvent ridicu les , toujou rs insuffi santes .
Qu ’ importe On l ’acclama en petit comité d ’
exilés
on salu a en lu i le véritable et l ’uniqu e roi de Portugal , et
'
le complot serait devenu in qu iétantpou r l ’E spagn e , s i l
’on n ’était parven u , commetouj ou rs , à mettre la main su r l
’
imposteur et su rses principaux compl ices .
Ce Marco T u l io Cat iz on e , qu i n’avait pa s
la issé de préoccuper même les cabinets eu ro
péen s , n etait , somme toute , qu’
u n aven tu rierbanal , de ceux qu i cherchent à pou rvoir à leu rsplais irs et à leu r bien-être en fa isan t des dupes ,et qu i s emblent se dire Soyons contents etmenons la vie heu reu s e , au risqu e
’être rois !On voit que l
’histoire des qu atre intrigants
qu i se son t donnés au monde pou r le roi D on Sébastien , est cu rieu se et variée ;mais , comme jel ’ai dit en commençant , i ls n e mériten t le regardet l ’atten tion du lecteur studieux que parce qu
’ il sont été les marques vivantes que la n ationalitéportugaise palpitait en core et protestait sou sl ’oppres sion . S ’ il s ont obtenu qu elqu e crédit , s il ’on s ’est laissé prendre à leu rs artifices gross iers
,
si,pendant de longu es années , les sébzl stian is tes
con tinuèren t à gu etter le momen t où le ro i idéal ,
JE HAN FOU CQ U ET
Ce grand s iècle de la Renaissan ce , qu i nou sapparaît tou t fleu ri et tou t rayonnant
,riche d es
merveilles de la poésie renouvelée et de l ’artraj euni , est l ’œu vre lentemen t et soigneu sementpréparée du moyen âge . C
’est le bel avril qu isu ccède à de s j ou rs pâles , brumeux et froids ,mais à des j ou rs qu i n
’ont pas laissé de fou rnirleu r tâche en qu elqu e sorte ils ont recu eill i etabrité les germes précieux qu i devaient écloredans la sa ison su ivan te .
Le moyen âge est u ne époqu e fidèle avant tou tet consciencieu se . La Providence , qu i lu i réserva it la garde des trésors d e l ’antiqu ité , l
’
avaitdou é des vertu s noblement j a lou ses et excess ivesde s bon s et loyaux déposita ires . L es lettres grec
1 . Heu res de ma i s tre E s tien n e Cheva lier , tré s orier des ro is
Cha rles V I I et Lou is XI .
166 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
qu es et latines dans d mestimables manu scrits ,comme u n e rare et préc ieu se essence renferméedans des vases d ’or
,n ’étaient , d
’
une générationil l ’au tre , confiées qu
’
à des mains pieu ses etsavantes
, qu i avaient d’
éga lcs délicatesses pou rles traités d ’
A risto te et les l ivres de sa int
Augu stin .
Les couvents et les écoles , transformés en ateliers et en laboratoires , étaient peuplés d
’ouvrierspatient s et studieux qu i n
’avaien t qu ’
un sou ciconserver dans leu r intégrité et transmettreexactement à l ’étude et à la patience de le u rshéritiers ces grandes et su blimes reliqu es d ugénie et de l ’ indu strie des aïeux .
Mais de pareils soins mérita ient leu r récompense . On n e pratiqu e pas en va in les œuvre sd
’
Homèrc et de Platon , de Virgile et de T ac ite .
Il s ’échappe de tou tes leurs pages u n souffl e qu ivivific et féconde tou t ce qu ’ il touche .
La poés ie éveille la poés ie,l ’art commande
l ’art . C ’est pou rquoi nou s voyons poindre peu à
peu des clartés dans le brou illard et les con fusions du moyen âge . L es âmes chrétiennespu is en t j e ne sais qu elle verve et qu elle ivressedans ces pa ïens illu stres qu ’el les aiment e t
comprennent s i bien , et , pou r res ter chré
t iennes et orthodoxes , tou t en ne reniant pointleu r enthou siasme et leu r ivresse , elles se p
’rcn
nent inventer l ’art gothiqu e,qu ’elles oppos ent
l l ’art grec ;pu is e lles s’
css ayen t dans de s s tan ce s
168 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
d’
hu i , de l’ illustration des manu scrits . Rien n ’
e stplu s exqu is qu e les miniatures qu
’on semait alorsdan s les
’
psau tiers et les l ivres d ’
Heu re s , et oùdes art istes ignorés , ma is grands , u saien t leu rvie tOu t enti è re et l ivraient tou s les caprices deleu r imagination comme toutes les piétés de leurâme .
On a pu faire mieux , et , bien qu e les cou leu rsvives et franches des missels ancien s a ient retenutou t leu r éclat des premiers j ou rs il fau t convenir bien vite qu e le p rogrès a é té rapide , et
que, du x1v°au xv° s iècle , l
’
exécu tion n ’est plu sdu t out la même ; mais , malgré les gau cheries etles in eNpérien ccs de ces pe intre primitifs , il me
semble que l’ inspiration n ’a j amais été plu s par
faite , plu s spon tanée et naturelle , qu e de leu rtemps .I l n ’est pas de belle j ou rnée sans crépu scule
du matin et sans au rore . L a Renais sance a eu demême ses blan cheu rs matinales et ses rayonsavan t-cou reurs . A u moment où elle va su rgir , o nla devine au mouvement qu i se fait dan s lesesprits et su rtout a la prodigieu s e croissance àlaqu elle la l ittératu re e t l es arts semblen t êtreparvenu s dès lors . Le génie moderne entre en
son âge viril .Je ne veux parler ic i qu e d
’
un peintre de cettedate , de Jehan Fou cqu et , qu i remonte à l
’extrêmeveil le de la Renais sance et qu i , à la facon
"
d’
u n
précu rs eu r , d’
u n au tre Jean-Bapt iste ,a l ’a ir de
I E E A N FO U GQ U E T .
crier Préparez les voies ! Ceux qu i sontattendu s vont venir . E t il a lu i—même sur le
fron t u n reflet des splendeu rs qu ’ il annon ce . Onpressent qu e Michel—Ange et Raphaël n e tardero nt pas à paraître .
La parenté est évidente entre Fou cqu et et lePérugin . C ’est comme l ’air de famil le qu i se
transmet d ’
un père illu stre à u n fils plu s illu streencore .
Jehan Fou cqu et éta it França is , et même T ourangeau . I l éta it né à T ou rs en 1415 ou 1420 etil y avait , dans cette origine , tou t u n privilegevéritable u n e sor te de prédes‘tinat ion au
gén ie . N e st—cc pa s dans ce Jardin de la France
qu’
a lla ien t paraître au s si , l’
u n après l ’au treRabelais et D escartes ? L ’art , la sat ire e t la philo sephie y devaient donner leu rs plu s belles fleu rset leu rs fru its du plu s hau t goût .T ou rs était d ’ailleu rs , il ce commencemen t du
xv° s iècle , u n e vil le où les arts étaient compris ,cu ltivés , encou ragés . S es églises , parées richemen t de peintu res et de scu lptu res d ’
un grandrenom ,
offraient des modèles qu i exaltaientl ’enthou s iasme et l ’ému lat io n des s tu dieux
, e t ,
dans les rangs de sa nobles se , conime de so n
clergé,on citait dès lors d es connais s eu rs et des
experts .
Nou s savon s peu de chos e de l’extrême je u
n esse de Fou cqu et , mais il n’est pas dou teux qu ’
i l
n ’ait réu s s i à fixer de bonne heu re su r son ta lent
170 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
l ’ intérêt et l ’atten tion . On remarqu a ses ébauches , on apprécia ses premiers essais
, au pointqu ’ il n e tarda pas ’a devenir célèbre . Or tou tecélébrité artistiqu e ou l ittéraire obligeait à un
voyage à Rome . Rome , qu i était le sanctuaire detou tes les traditions respectables
,pouvait , à cette
époqu e , et devait seu le donn er la consécrationsuprême aux supériorités d ’ ici-bas
,de même
qu ’elle était chargée de marqu er les places dansle ciel .Fou cqu et partit donc pou r Rome , où sa répu
tation était entrée avant lu i .I l semble avoir résidé dan s cette métropole
de 1443 à 1447 . E n 1443 , dit Chalmel dans sesT a blettes chron ologiqu es de la T ou ra in e , le papeEugène IV fit placer dans l ’église de la Minerve ,’a Rome
, son portrait peint par Jehan Foucqu et ,considéré comme u n des plu s célèbres peintresde son temps , su rtou t pou r le portrait .Jehan Fou cqu et au rait pu , s
’ il en avait eu lamoindre envie , s
’établir à Rome et passer à l ’étatde peintre italien . On le désignait déjà sou s l en om de Giova nn i Fochetta ou Foeeotta , et o n
l’
en tou ra it de la con s idération la plu s glorieu se .
I l a ima mieux revenir en France , dans sa j ol ieprovince de T ou raine . C ’est là qu ’ il se maria etqu ’ il eu t deux fil s , Lou is et François , auxqu els i llégu a son génie et sa manière , assez pou r qu
’onait pu les confondre souven t avec lu i-même .
Charles VII régnait alors , et Agnès Sorel régn ait
172 QU E LQUE S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S .
E n février 1450, Agnès Sorel , qu i releva itpeine de cou ches dou lou reu ses , fut atteinte de ladyscn terie . Ma i s la maladie se compl iqu a bientôtdes plu s alarman ts symptômes
,et l ’on cru t de
tou tes parts à u n empoisonnement . On accu sale dauphin de ce crime sa hain e pou r la ma i
tresse du roi au torisait tou tes les supposit ions .Agnès fut forte devant la mort elle l ’accu eillitavec résignation et cou rage , et ses dernièresvolontés ne demandèrent qu e de répandre ce
qu i resterait de sa fortune et de l’
épu iser enaumônes abondan tes et en bienfaits . Jacqu esCœu r
,Robert Poitevin et E stien ne Chevalier
fu rent désignés par elle pou r être ses exécu
teu rs testamentaires , et c’est E stien ne Chevalier
qu i condu isit les dépou illes mortelles de lan oble dame à Loches , la paroisse la plu s vois ine de Fromenteau , l ieu de n aissance d
’
Agn ès ,
et où elle vou lu t être enterrée ; c’est lu i qu i pré
s ida aux cérémonies de la sépu lture , qu i su ivitle s détail s de l ’exécu tion du mon ument funérairedestiné au chœur de l ’église du château de Loches .
L ’artiste le plu s en renom alors et le mieux préparé pou r don ner a la fo is u n bon portrait de ladéfunte et u n modèle excellent de tombeau
,
c ’était le peintre du roi Jehan Foucqu et , qu iavait connu la maîtres s e du roi dans l ’ intimité d erelations quotidiennes et qu
’
E stien n e Chevalierestimait par-des su s tout .C ’es t probablement au milieu de ces soin s
,
JE HAN FO U GQ U E T . 173
con tinu e M . le comte de Laborde , et dans la dispos ition mélan colique où ils devaien t le placer ,
qu’
E stien n e Chevalier commanda à Jehan Fonequ et un tableau ex vo te pou r l ’églis e de sa villenatale
,l ’église de Notre-D ame de Melun , dont il
éta it le bienfaiteu r , et où il avait creu sé le tombeau de sa femme en s
’
y réservant sa place .
Foucqu et devait , pou r se conformer aux in tentions d ’
E s tien n e Cheva lier , le représenter lu imême en compagnie de son patron , à genouxdevant Notre—D ame ; mais voilà qu e , par u n e deces hardiesses qu i o n t été s i souvent imitées dansla su ite , le peintre imagina de prendre Agnèspou r so n modèle de la Vierge , de man ière àconfondre dans l ’esprit d ’
E st ien n e Chevalier lebu t de sa prière et so n obj etLa divine Mère , dans ce tableau , est peinte au
moment où l’E n fan t vient de qu itter so n sein ;e l le regarde ce doux et fra is n ou rris son et
,dans
son extasc mu ette , elle ou blie de couvrir ce seinn u qu ’elle lu i donna it tou t à l ’heure .
C ’est Marie assurémen t , mais c’est au ssi Agnès
Sorel , et personne ne se trompa a la ressem
blance .
Cette Vierge de Melun dispa rut dans la tou rmente de 1793 et , vendue à M . Van E rtborn ,
ellealla enrichir le mu sée d ’
A nvers .
L e s œuvres de Foucqu et sont cons idérables .
A u moment où Bo ccace était l ’au teu r en vogu edans tou te l’E u rope , et où ses l ivres fa is a ient les
174 QUE LQUE S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
dél ices des se igneu rs et des dames de la cou r etde la ville , il est tout natu rel qu e le fu tu r peintredu roi Lou is XI a it songé à décorer le manu scritde Boccace d ’
élégan te s et fines min iatu res . L emanu scrit a insi i llu stré est précieu sement cons erve à la bibl iothèqu e royale de Munich . Ma isce n ’est pas le D éeaméron , comme on pou rrait lecroire , qu i a fou rn i à Fou cqu et les suj et s de sescompos ition s il les a attachées à u n l ivre moinsgai , mais peu t-être d
’
un profi t plu s réel et d ’
un
in térêt plu s mora l les Ca s des n obles hommes et
femmes ma lheu reux ,à commencer par Adam e t
Ève , l’
in fo rtun é couple du Paradis terrestre .
La Bibl iothèqu e impériale de Paris possèdeu n e au tre collection
,fort remarqu able , de s mi
n iatu res de Jehan Fou cqu et ce sont onze suj etsde stinés à illu strer u n man u scrit des A n tiqu ités
j u da ïqu es de Jo sèphe .
On sent , dans ces belles pages , circu ler partou t l ’esprit de la Renais sance . L ’art n ouveauperce de tou s côtés , dans ses imaginat ion srecherchées et ingénieu ses , dans ses élégancesd ’att itude et de pose , dans son charme et ju squ edans s es audaces ; mais à la science de l
’
o rdon
n ance pittoresque et déj à de la perspective ,Fou cqu et j oint cette na i vete délic ieu se qu i caractéris e l ’esprit et les procédés du moyen âge , et
qu e rien n’
a su fa ire o ubl ier plu s tard .
C ’est là su rtou t ce qu e nou s retrouvons dans lel ivre d ’
l leures qu e Fou cquet fu t chargé d ’orner
176 QU E L QU E S M A ITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
mais qu I l est livré désormais tou t en tier , et à denombreux exemplaires , à ce publ ic dél icat qu e lescu rieux et rares chefs-d ’
œuvre attireron t touj ou rs .Nou s avons ainsi M a rie M a delein e a ux p ieds
du S a uveu r , l’
A rres ta tion du Chris t , la Décap ita tion de s a in t Ja cqu es le llI aj eu r , le Cou ron n emen t de la Vierge , le Cru cifiemen t de s a in t
Pierre , les Fun éra illes , etc . , etc . , tou te un e
variété de suj ets conçu s avec u n e grande origin a lité de pensée et de sent imen t , et interprétésen vra ie main de maître . Le fond du tableau ,
c ’est la France , c’est Paris . Le peintre religieux ,
en Jehan Foucqu et , es t au ss i un peintre national .L es scènes qu ’ il groupe et qu ’ il dérou le deviennent presqu e fran çaises et contemporain es deCharles VII et de Lou is XI , par l
’expression desphys ionomies , par l
’aju stement et la coupe descostumes , par telles rémin iscences de nos villese t de nos campagnes . Ici , près de Job sur sonfumier , nou s voyons le donj on et les fossés deVincennes ; là , derrière Jésu s-Christ mort et descen du de la croix , c
’es t Notre -D ame de Paris ets es deux grandes tou rs ; ailleu rs , c
’es t la Sa in teChapelle et l e Châtelet . La bordure du tableaudouble ainsi l ’ intérêt qu
’
in spiren t l’action même
et les personn ages . Et comme ces personnagesviven t ! comme ils sont bien natu rels d ’
expre s
sion , de tenu e et de geste ! Qu el goût parfa itdans le coloris et même dans les déta ils acce s
JE E A N FOUCQUE T .
so ires , dan s l’éclat des draperies et de l ’ameu
blement !Si Jehan Fou cquet rappelle d ’avan ce le Péru
gin , il fait au ss i penser à Raphaël par j e nesais quoi de plu s habile dan s la touche , et à lafois de moins innocent et de moin s ingén u qu e lesillu stres enlumineu rs et imagiers qu i l
’on t précédé . On sent qu e les doigts de l
’artiste se sontassouplis au pinceau et qu e désormais la main netâtonnera plu s .Après la mort de Charles VI I , Lou is XI , qu i
faisait le plu s grand cas de Jehan Fou cqu et,le
nomma p ein tre du ro i en titre d ’office et lechargea de travaux divers . E n 1470 su ivan t u ndocument au thentiqu e , on lu i confia l enluminu red
’
u n l ivre d ’
Heu res pou r la du chesse d ’
Orléan s ,
Marie de C lèves , la veuve de ce gen til Charlesd
’
O rléan s , qu i n ou s a laissé de j olis vers . E l lecu ltivait elle-même , n on sans su ccès , les lettreset les arts .Vers 1474, Lou is XI songeait sérieu semen t àla mort . Ses prières à Notre-D ame d ’
Embrun
pouvaien t bien , pensait-il , n’être pas suffi sam
men t exaucées , et sa confian ce en Co ictier avaitdiminu é de beau coup . I l fit , en conséqu ence
,
qu elqu es préparatifs et se préoccupa même desa sépu ltu re . I l tenait à être bien en terré, etcomme il n ’
ign orait pas qu’en tou te rencontre il
n e fau t point laisser faire à au tru i ce qu ’on peu tfaire soi—même , il man da son premier scu lpteu r ,
12
178 QU E LQUE S RI A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
Michel Colomb , et son premier pein tre , JehanFoucqu et .
T ou s les deux , dit M . Vallet de Viriville,
reçu rent l ’ordre de lu i soumettre un modèl erédu it de tombeau , celu i-ci pein t et celu i- làscu lpté . Les comptes royaux , sou s la date de1475 ,
nou s fou rn issent encore cette mentionA Jehan Fou cquet , peintre du roi , pou r entre
tenir son estetJehan Foucqu et su ivant tou te apparence
,
mou ru t vers 1485 . I l éta it âgé de soixante—cinqou soixante-d ix an s .
D epu i s quelqu es années , M . Cu rmer a publié ,coup sur coup , l
’
Imita tion de Jés us—Chris t , l eL ivre d
’
Heu res de la rein e A n n e de B retagne ,
les E va ngiles , etc . Ce fut de tou tes parts u n crid ’admiration . L e s manu scrits à date du VI H
”s iè
cl e étant copiés à s’
y méprendre , et page àpage
,l ’art se fa isait voir dan s ses métamorphos es
l es plu s caractérist iqu es ju squ ’au XVI I " siècle .
Les échantillons choisis et groupés savammentrévéla ien t dan s M . Cu rmer, sou s son modestetitre ’éditeu r , u n archéologu e distingu é et u n
critiqu e . L es Heu res de maistre Estienne Chevalier con tinu ent brillamment des explorationssi méritoires , à travers les produ its de la scienceet du talen t des époqu es antérieures .
11 ma i 1886 .
180 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
qu i ont beaucoup fait parler d’eux sur la terre
et don t i l a fallu touj ou rs réserver l ’ importanceet l ’hon neu r . Vou s vou s souvenez de la chansonde Mign on
_dans Wilhem M eis ter . L ’ idéal de laj eu ne fi lle , la contrée où les orangers et lescitron n iers fleu rissent sou s u n ciel l impi de etbleu
,rappelle assu rément le Portugal , ou mieux
cette L u s itan ie don t le n om est si poétiqu e et s idoux à prononcer .T ou tefois , malgré la beau té de leu rs montagnes
et de leu rs plaines , malgré la richesse et la fecondité des eaux de leu rs fleuves , les Portuga isn égligèrent constamment l ’agricu ltu re et , comme
les races oisives de l ’Orien t , il s commen cèrent
par être bergers . L e s bergers son t des contem
plateurs et des rêveu rs . L ’horizon mystérieux , lamer plu s mystérieu se encore , les étoiles qu i voyagen t sans cesse en semblent voyager
,i l n ’est
rien qu i ne mette plu s en mouvement et en marche leu rs imaginations ardentes et vagabondes .
Les Portugais étaient chrétiens,et les mu su l
man s avaient conqu is leu r pays . Le joug est du r
d’
u n étranger , surtou t qu and cet étranger n’
a
rien de commun avec nou s , pas même D ieu . L e
besoin de l’
affran chis semen t , l’amou r de la
gloire,le goût de s promesses aventu reu ses et
l ’esprit de chevalerie créé par le christian ismechangèrent bientôt en soldats et en matelots , lepeuple des pasteu rs . L es ambitions s ’appellen tet s ’en traîn ent peu à peu le champ des victoires
LU IZ D E GAM OENS . 181
et des conqu êtes s ’agrandit . On avait mis le pieden Afriqu e , et l
’on vou l ait aller plu s loin . Legénie des découver tes , don t le peuple portugaisparais sait dou é , lu i révéla , dès Alphonse V etJean I I , la forme péninsu la ire de l
’
A friqu e . Leursn avires franchirent dès lors la zone torride et n etardèrent pas à doubler ce redou table cap desT empêtes qu i , su ivant l
’expre ssion prophét iqu ede Jean II lu i-même , devient pou r eux le cap deBonne—E spérance . Le chemin de l ’ In de étaitouvert , et l
’on sait combien ils en profitèren t
dans la su ite .
Le Portugal,du rant de longu es an nées , n e
s ’est point regardé comme s éparé du reste del’
E spagn e; au moins moralement , si l’on peu t
a ins i s’exprimer . Les Portugais se reconn ais
sa ien t pou r E spagnols , mais san s se confondreavec l es Castil lans
,auxqu els ils n e ressemblaient
ni par le caractère , n i par la langue , n i par lal ittératu re , très appréciables dès lors et très distincts chez les deux peuples . Ce qu i ne veu tpoint dire
,qu ’ il n ’existait pas dan s ces carac
tères , dans ces langu es et dans ces l ittératu res ,bien des parentés sen sibles et parfois on ne peu tplu s fraternelles .Le dialecte portugais , qu i fu t d
’abord parlé enGalice , est , comme le d it très bien Sismondi ,du cast illan contracté ; ma is la con tra ct ion a
été si forte , qu’elle a fa it le plu s souvent dispa
ra itre des mots les S on s T e l
182 QUE LQU E S M AÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
est , ajou te—t—il , le rapport du hollandais au hautallemand , du dan ois au su édois , d u vénitien au
romagnol .Le portugais est agréable à l ’oreille et mêmemélodieux , quoiqu
’ il soit un peu encombré desyllabes nasales , et il se pla ie facilement auxexigences de la mu siqu e , comme aux élégan cesde la poés ie . S ’ il fau t s ’
en rapporter aux éruditsde Lisbonne et de Co ïmbre , cet idiome éta itemployé déj à très fe rmé , très précis , trèsgrammatical parmi l es chrétiens qu i furentsoumis aux Arabes lors de l ’ invas ion mu su lman een E spagne . Hardi
,gu errier , porté volontiers aux
entreprises lointaines,ce vaillant petit peuple
portugais se sen tait , en qu elqu e sorte , de grandsbras . La mère patrie , au bord de l ’Océan , avaitl’
air d ’
un navire ’a l ’ancre,mais qu i envoyait de
tou tes parts,ju squ e sur les plages le s plu s in ex
plorées , des chaloupes indu strieu ses et conqu éran tes . L
’
In de immense , ren fermée dan s sonénorme mu raille , connu t et respecta la pu issan ce portugaise . Cependant le Portugal n e
n égligeait point , comme on sera it ten té de lecroire , la cu lture des sciences , de s lettres et desarts . D ès la fin du x1n
°s iècle
, un roi , su rnomméle L a bou reu r et le S age, dom D iniz , créa l
’
U n i
vers ité de Lisbonne et la remplit de savantsillu s tres . A près des fortu nes diverses , cetteUn iversité
, qu i avait été tran sportée plu sieu rsfois de Lisbonne à Co ïmbre et de C o ïmbre à
184 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
sans inju stice leu r contester u n e véritable etn ative originalité dans la copie même et la réprodu ction .
D ans cette éclos ion remarqu able d ’
une fou l ede beaux ta lents , gardons-nou s d
’oubl ier de sprosateu rs et des historiens d ’
u n glorieu x mérite Fernand Lopez de Castanbreda par exempleet Jo âo de Barros , qu i a écrit l
’histoire del’
A s ie portugaise . C ’es t Jo âo de B arre s qu i s epla igna it à Jean I II de voir la j eu nes se s
’
appli
qu er aux poèmes amou reux,et qu i demanda it
qu’
à la manière antiqu e on s’
efforÇât plu tôt decélébrer les vertu s et les hau ts faits des grandshommes et des héros .
I l était ré servé à Lu iz de Carn oën s de réal iserce vœu du sévère historien . T els
’
étaient les devan ciers et les contemporain s de l ’au teu r de sL u s ia des , du poète portugais par excellence et
qu i , en ven an t sa plume à la gloire et aux
triomphes de sa patrie , a donné à l ’E u rope lepremier poème épiqu e qu ’on ait écrit , dans un elangu e modern e .
Vers 1370, la qu erelle qu i éclata en tre donHenriqu e II et don Fern an do , le fils de don
Pèdre le Ju sticier , obligea u n e ancienne famill e dela Galice à aller s ’établir en Portugal . Cettefamille était celle de don Vasco Pires de Camo èn s ,
lequ el , dit- on , était habile à tou rner de j ol is versen galicien . L a reine dona S ian o r T elles len omma gou verneu r de son cou sin don A lfonso ,
LU IZ D E CAMOE NS .
comte de B arcelle s , et l’
en richit de terres cou sidérables , en y joignan t de nombreux priv ilèges .
Mais cette prospérité ne fu t pas de longu e du rée .
Vasco Pires de Camoén s , ayant pris le part i del’
E spagn e contre le Mestre d’
A viz à la j ou rnéed
’
A ljubarrota , vit tou s s es biens co nfisqu és et sonhéritage rédu it à qu elqu es domaines de min cevaleu r dans le district d ’
A lem T ejo .
Un de ses petits-fils , Jo am Vaz de Camoën s ,servit avec distinction sou s le roi cheval ierAlphons V ; mais la famille resta pauvre etS imâo Vaz de Camo én s était revêtu d ’
u n gradesecondaire dans la marine d ’
E mman u el , qu and ilépou sa dona Ana de sa c Macedo , u n e j eu ne fil lenoble
,ma is sans fortu ne comme lu i . D e leu r
mariage naqu it Lu iz de Camoén s , en 1524 .
Où le poète de s L us ia des a —t-il vu le j our ? Lisbonne
, Coïmbre ,Santarem et Alemqu er se d is
pu ten t l’honneu r d ’avoir été son berceau , mais
deux contemporains de Camoén s , Pedro de Mariz et le l icencié Manoel Carrea
,se prononcent
en faveu r de Lisbonne,où S imâ0 Vaz éta it né et
qu ’ il habitait encore en 1524 .
Or,en cette même année 1524 , mou ru t le gran d
amiral Vasco de Gama,ce héros des poèmes de
Camoén s . Achille pou va it désorma is disparaîtredu théâtre du monde et légu er à Homère la gardede sa gloire et de sa renommée .
M le vicomte de Ju romenha , qu i publie ladern i ere et la plu s parfa ite édition des œuvres
186 QU E LQU E S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
de Camoén s , relève à son tou r u n e s inguherc
coïncidence Ronsard et Camoens on t reçu ,
chacun dan s s a patrie , le su rnom de Prince despoètes de son temps , et tou s les deux sont n é sen 1524 ! Mais ce ne sont là que des coïnciden cesfortu ites et qu i ne mériten t gu ère l
’ intérêt ducritiqu e . On n e sait rien de la première enfancede Camoën s . I l habita it Lisbonne le qu artierde la Mou raria (qu art ier des Mau res) , sur laparoisse de Saint—S éba stien , et
,
n o n loin d’
u n
couvent où des religieux de l ’ordre de Sa int-D omin iqu e , lesquels éta ient les amis de son père ,durent probablement lu i donner ses premièresleçons . A treize ans , on l
’
envoya l ’u n ivers itéde C01mbre , tou te peuplée a lors de professeu rssavants et habil es et dont l es noms o n t été conservés . C
’
éta ien t D iego de Gouvea , l’
ancienrecteu r de l ’ un ivers ité de Paris , Vincent Fabriens , l
’
hellén iste fameux , Pedro Nu n re z , l eco smographe et le mathémat ic ien , etc .
,etc . D e
là,pour Camoens , u n e instru ction au s s i sol ide
que variée et vra iment capable de n ou rrir et deréchauffer u n précoce génie . A ux langu es mortes ,a d it lord Strangford , i l aj ou ta la connais s anced es langues vivantes . I l étudia l ’anglais , l e fran
çai s , l’espagnol , l
’ ital ien et même le provençal .Son esprit du t prendre l ’empreinte de ces lectu res diverses
,et c ’est pou rqu oi on trouve en lu i
de s re s souven irs de Rons ard mêlés a d ’au tresréminiscences d e Pétrarqu e et de Garcilaso . I l
188 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
Oh ! qu i m’
emportera au milieu des fleu rsde ma j eunesse !A vant de qu itter l’U n ivers ité , il s mterrogeaconsciencieu sement sur son aven ir ; il tâta lepou ls , dit—il,
’a tou tes les vocations ; et s itôtqu ’ il en eu t mis sérieu sement en regard le sinconvénients et les avantages , il se décida àn ’être , hélas ! qu e Il avait dix£hu it o u
vingt ans quand il retou rna à Lisbonne .T rop pauvre pou r paraître à la cou r et y faire
figu re , et en ou tre relégu é’a l ’écart comme u n
cadet de famille,il fu t du moins admis dans les
cercles distingu és de la ville et ne tarda pas àn ou er de belles amit iés dans cette société d ’élite ,où les esprits et les cœu rs étaient dign es de lecomprendre . Il
'
y rencontra don Constantin ode Bragan ce , le du c d
’
A ve iro , le marqu i s d eVilla Real
,les comtes de Redando et da Sor
telha , don Man u el de Portugal , qu’ il appela
plu s tard son M écèn e , et en fin le plu s j eune ,le plu s cher et le plu s regretté de ses amis , donAntonio de Noronha , dont il a pleu ré s i élo
quemmen t la mort prématu ré .
’était un heu reu x temp s pou r lu i et où rienne manqua à sa gloire naissan te , si ce n
’ estl ’attention des poètes et des écrivains du temps ,lesqu els paraissent avoir ignoré complètement
qu e leu r plu s redou table rival et leu r ma ître atou s , grandissait près d
’ eux en silence . sa deMiranda vivait à la campagne ; G il Vicente
L u I z D E GAMOENS .
devait être mort depu is peu ; Bern ardin R ibeiroplongé dans un deu il d ’
amou r , se tenait cachedans sa romantiqu e retraite de Cintra . D e
bon ne heu re Camoens se montra sen sible àl ’attention et à l ’ estime des dames . Leu rs enviables sufl
’
rages allaient au-devant de son . talentet de ses œuvres . En outre , ses nobles amis lu idonnaient l ’exemple d ’u ne galan terie raffinéeil n ’en était au cun qu i n
’
eût a faire parade d ’unebien—aimée illu stre ou obscu re , toujours belle etcharmante .A en juger par les poésies galantes de Camoën s ,il a ima beau coup et souvent . Imbu de la docteantiqu ité , ma is enthou s iaste admirateu r despoètes de la Ren aissance ital ienne
,de Pétrarque
su rto ut et de l’A rioste , il mettra donc au pillage ,pou r chanter ses amou rs , les G recs , les Latinset les Italiens , mêlant l a flamme pu rement class iqu e des un s à l ’esprit cheva leresqu e et aventu reux des au tres . Violante , Natercia , D in amèn e ,N is e
, Gracia , Inez , Béatrix , Orithia , etc défi
l ent tou r à tou r dans ses vers .Quoi qu ’en aien t pensé les biographes et com
men tateurs , j e n e crois pa s que tou s ces n omsn
’aient vou lu désign er qu ’
une seu le et même
personne , la Lau re incomparable et u n iqu e dupoète . Écou tez plu tôt A u temps , dit—il, où
j ’avais l ’habitude de vivre d ’amou r , j e n’éta is pas
toujou rs attaché à la rame , mais , tantôt l ibreet tan tôt esclave
,j e changeais de flammes et
196 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
j e brû lais diversement On n ’aime qu ’
unefois . .
Ces incon stantes escarmou ches où s’
es saye lecœu r ne sont qu e le chemin , plu s ou moin s accidenté
,d ’
une grande passion qu i domine la viede la plupart d
’entre nou s et y mêle ses lu ttes ,ses combats
,ses revers ou ses triomphes . Le
j eune poète éta it parvenu au temps de sonsuprême amou r . On s ’accorde à juger qu e
Camoens a dérobé le nom qu i lu i fu t cher sou sle pseudonyme de Natercia , qu i n e sau rait être
que l’
an agramme de Catarina . Mais qu elle es t
cette Catherine qu ’ il a entou rée , dans ses chan ts ,de tant de pu deu r j alou se et de dis crétion ?J . Pinto Ribeiro , après avoir supposé qu ’elle
se n ommait dona Catarina de Almeyda , etqu ’elle était la parente ou l
’
alliée de l ’ il lu streamou reux, revient su r cette première opin ion etse prononce pou r dona Catarina de A thayde .
Man u el Faria e Sou sa dit qu e ce pou rrait bienêtre u n e certaine Isabel , lou ée tendremen t et
dans maint sonnet sou s le n om de Be lisa . Pedrode Maris tient pou r Catherin e de Athayde .Chose remarqu able , les poètes de la Renais
sance s e prenaient volontiers d ’amou r pendantles dévotions de la semaine sainte , et ju squ edan s les égl ises , devant les au tel s . Pétrarqu erencontra Lau re u n vendredi saint ; Boccace vit
pou r la première fois la divin e Fiammetta u n e
Veille de Pâqu es . C ’est dan s l ’église da s Chagas
192 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T . FR ANÇAI S .
monie qu i n’
a d ’ égale qu e chez les plu s su avespoètes italiens . On ne sau rait porter plu s loin lecharme des paroles . Le castilla
‘
n était alors forten u sage parmi les au teu rs portugais , dont qu elqu es—un s , tels qu e Man u el Faria e Sou sa , ontcomposé leu rs ouvrages en cette langu e . Camoensse pla isait à rapprocher les deux dialectes , jedirai presqu e les deux Mu ses
,et à glisser des
vers espagnols dans ses poésies qu i sont pou rtantsi portugaises . C ’est ce qu ’ il appelait marcherdu même pas sur u n pied portugais et sur un
pied castillan .
L ’amou r , D ante l’a dit qu elqu e part
,provoqu e
l ’amou r . Camoens j eu ne , brave et riche de géniefu t aimé , n
’en dou tons pas . Faria e Sou sa la issemême supposer qu ’ il y eu t u n e promesse demariage échangée entre les deux amants . Hélas !ils avaient compté s ans ces barrières terribles etpresqu e infranchis s ables qu e l
’ inégalité de fortu ne et de condition se plaît à dresser çà et l
’
a
entre les âmes et les cœu rs les mieux faits pou rse comprendre . Les nobles parents de Catherineintervinrent tout à coup . On gagna d es personn ages influents à la cou r , et on les persu ada au
point qu e Camoén s reçu t l ’ordre de qu itter Lisbon ne . C ’ est là qu e commen ce son appren tissage de l ’exil . On a dit qu e Catherine , coqu etteet frivole comme bien d ’au tres , s
’était déj à detachée du poète . Un S onnet plein de reproches faitallu sion a cet oubli et à cette ingratitude .
L u I z D E GAMOENS .
A imer fut en d ’au tres temps u n e dou ce chosepou r moi . C ’était qu and l ’espérance me trompait .Mon cœu r s
’
aban don n a it alors a la con fiance etse con sumait de d és irs . O faible et vaine espé
rance ! Comme l’
in con stan ce vou s détrompe !C ’est au momen t où la fél ic ité e st la plu s grandequ ’ il fau t songer à son peu deVoilà un e chan son éternelle , au ss i étern elle
qu e la fragilité huma ine et la mobil ité de n o s
sentiments . Bien des grands et des petits hommes l ’avaient reprise et refaite à leu r man ière ,qu an d Camoens la fit entendre de n ouveau . Ah !mon D ieu ! quelqu es ann ées avant cette date , leroi François I°“ exprimait les mêmes regrets ,mais su r u n tou t au tre ton
S ou ven t femme varie ;Bien fo l es t qu i s
’
y fi e !
C ’est à A bran tès ou à San tarem, ou dansquelqu e au tre ville ou bou rgade .da Ribatej o
(pays qu i côtoie le hau t T age) , qu e Camoens allachercher u n asile .
Il supportait impatiemmen t la solitude et
l ’éloignement de Lisbonne . D ans u n e élégie , ilse compare avec plainte à Ovide , exilé chez lesS armates , et nou s mon tre la tristes se qu ’ ilépreuve à su ivre , d
’
un œ il pen sif, les barqu es
qu i sil lon nent le T age .
L ’étude et le travail pu rent adou cir ou tem
pérer ces amertumes ; il écrivit des pièces de
13
194 QU E LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FRANÇAIS .
théâtre à la man1ere de G il Vicen te E l rey
S elenca , Filodemo , Amphitritès , etc . Il con çu tet ébau cha le plan de son poème des L us ia des .
I l se forma l ’esprit par de bon nes lectu res deCas tanheda , de Barre s , de sa de Miranda , sansn égliger pou r cela les écrivain s étrangers et le scla ss iques anciens .E t il a imait encore , i l se souvenait et espéra it
to uj ou rs !I l rentra à Lisbonne vers 1549 . S on absence
avait du ré deux ans , et la ran cune ou le dépit deses ennemis aurait en le temps, ce semble , des’
apaiser et de s’
a ttiéd ir, si les méchants in st incts n ’étaient pas les plu s opiniâtres de tou s etles plu s vivaces .Mais que faire de sa j eu n esse , et à quoi em
ployer l’enthou s iasme et la vigu eu r d ’
une âme etd
’
un corps de vingt-cinq ans ?Certes , le métier de soldat dut s ’offrir tou t
n atu rel lement au poète et le tenter . Le Portugal ,à cette époqu e , menait de fron t, sur plu s d ’
u n
poin t a la fois , de grandes entreprises . On s e
battait au Brésil , su r la côte d ’
A friqu e et auxIndes , et qu i avait soif de gloire ou de fortun en
’
hés itait point à prendre part à l’
un e ou àl ’au tre de ces expéditions . Camoén s résolu t des’
embarquer pour Goa , et il se fit in scrire su r leregistre des volonta ires . Cet engagemen t curieuxa été conservé . Le voic i Lu iz de Camoén s
,
fils de S imâo Vaz et de Anna de S â , demeu ran t
196 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
pas , disait-il sans forfanterie , ma peau , commecel le d ’
A chille , n’es t vu lnérable qu
’au ta lon .
Person ne n ’a vu les miens et j ’ai vu ceux debien des gens . I l advint pou rtant qu e , dansu n e rencontre avec l ’enn emi , notre poète fu tfrappé au visage et grièvement blessé à l
’œ ildroit . I l combattait près de son père , S imâoVaz
,lequel éta it investi du comman dement d ’
u n
navire portugais .
E stropié au service de la patrie et désorma isborgne , comme Cervantes étaitman chot , Camoensse fél ic ite de son sort . Mais dan s ces deux annéesqu ’ il passa en Afriqu e, son amou r pou r Catherine s e réveillait souvent , plu s fort et plu s amer
qu e j amais , et le soldat éclatait en plain tes et
en élégies harmonieu ses , qu i n’avaient qu e le
bru it de la mer pou r écho Je vais dépensantma laborieu se existence
,et m’
abandon n an t à u n eentière solitude , le long d
’
un e plage mugissan te .Je considère l ’Océan , l
’
Océan dans son agitaJe porte envie à ses flots
,mais j e ne sa is
me résoudre , qu elqu e vive qu e soit ma détermi
n ation . Si je veux mettre u n terme à ma déses
péran ce au milieu de tant de maux , j e ne lepu is l ’amou r et mes souvenirs ne me permettent pas de me don n er la mort .Il revint à Lisbonne en 1552 . N i ses talents ,
qu i n’étaient plu s u n secret pou r person ne , n i
ses services , qu i avaient été si réel s et s i méritants , n e parvinrent ’a désarmer la ha in e o u à
L U IZ D E GAMOEN S . 197
imposer s ilence ’a la j alou s ie . On méconnu t lepoète et le soldat.Les humiliations et les dégoûts
,
tou t ce qu i sou lève u n cœu r droit et fier, fu t
prodigu é à Camo én s . Ce n ’est pas tou t pou rtiv0ir tiré l ’épée dans u n e qu erelle où il avaitdéfendu ses amis , il fu t j eté en prison . C ’es t delà qu ’ il implora la clémence ou plu tôt la ju sticeroyale , et su r sa promes se formelle de s
’
en alleraux Indes , on lu i rendit la liberté .
Rien ne le retenait en effet , pa s même cetamou r qu ’ il emportait , clou é dans son s ein
,
comme u n e flèche brûlante et empoisonnée .
Au ssi , en prenant place su r le vais seau le S a nB emto , qu e commandait Ferdinand AlvaresCabra l , il se retou rna du côté de Lisbonne , ets’
écria comme Scipi_on l ’A frica in Ingrate
patrie, tu n
’au ras pas mes osColère d ’enfant , serment d
’
amoureux ! L a pa
trie vit en nou s dou ce ou cru elle , notre tou rment o u notre jo ie , mais touj ou rs vén érée , touj ou rs chère et nou s l ’empo rton s partou t , oùle ven t des des tinées nou s promène . A peine levaisseau avait- il fait qu elqu es l ieu es en mer que ,
debout su r le pont du n avire , le cœu r gros et lesyeux mou illés , Camoens salu ait à l ’horizon lesmontagnes bleu es du Portugal et leu r tendait desbras de fil s .Pu is il son gea au x moyen s de glo rifier cette
patrie et de la doter dans les âges d ’
u n poèmen ation al impérissable , et du rant cette longu e
198 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
traversée de Lisbonne a Goa , ce fut la l ’espoirun iqu e et le sommet de son génie .
Camoens , n ou s l ’avon s dit , appartenait à u n
peuple de marin s et de soldats . Le champ debataille et l ’Océan se res semblen t . T ou s les deuxpou s sent ’
a l ’audace de la pensée et de l ’action ;tou s les deux an iment le cou rage et exalten tl ’ enthou siasme . Mais l ’Océan , qu i ne cesse derenou veler ses aspects gran dioses et de raj eun irses prestiges ; l
’
Océan , qu i mêle les séductionsaux épouvan tes , les cares ses aux men aces , et qu i ,après des balan cemen ts de berceau x qu ’on endortd ’
u ne chan son monotone , a de formidables seco u s ses et des cou rroux indicibles , rou lant sesvagu es comme des troupeaux de l ions , rugissant au loin ,
écumant et fumant , l’
Océan est lemaître supérieu r des grands poètes épiques
,et
c ’ est lu i qu i a donn é des leçon s à Camoens,
comme il en avait j adis donné à Homère . L’
u n
et l ’au tre pouvaient dire La mer est la nou rrice et la conseillère de mon inspiration !Une tempête fu rieu se assaill it la flotte portu
guise au cap de Bonne—Espérance .
T rois bâtiments j etés hors la voie n’
arrivèren t
à Goa qu e l’année su ivante . Le S a n B emto ,
plu sheu reux , entra dans le port de la colon ie au
commencement de septembre 1553 .
Le vice-ro i de Portugal , D . Affon so de Noronha,
préparait alors u n e expédition contre le roi dePimen ta ou de Chembé , qu i avait con qu is plu
200 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
gen t se sou tien nent sur l ’eau comme des vess ies ,mais où les braves sèchent sur pied ;… où les
lâches aiment mieux se venger avec la langu equ ’avec le pendant que les Portugaises ,
qu i sont horriblemen t mûres et de cou leu rb ise
,n ’on t rien qu i pu isse émou voir le cœur
d’
un galant homme ou réveiller la verve d ’
un
poète , etc . On voit la cau stic ité fin e et l ’en
jou emen t , mais on pressent de même le péril qu es emblaien t provoqu er ces intempéran ces de l ’esprit et de la plume .
Cependan t on combattait touj ou rs , avec ou
sans su ccès , et D . Pedro de Mascarenhas ayantrésolu de châtier u n corsaire , n ommé Safar
, qu i
faisait con cu rren ce aux Portugais et leu r barraitle passage à l ’entrée de la mer Rouge , arme troisnavires de haut bord et cinq bâtiments d ’
u n portmoin s con sidérable , que D . Manoel de Vasconcellos fut chargé de comman der (févrierLa campagn e n ’
abou t it à au cun résu ltat sérieux .
Les Mau res échappèrent aux pou rsu ites des Portuga is , et c
’est à Ormu z qu’on dut passer la
mousson d ’hiver .Camoens , forcément oisif et ennuyé , en face
du cap Guardafù et devant une mer où l es tempâtes sont fréqu entes , à la vue au ssi des cimesdésolées du mon t Félix , pen sait àAprès avoir peint cette natu re aride
,escarpée
,
ingrate , san s oiseau qu i égaye l’œ il et l ’oreille
,
san s bête S auvage qu i invite le chasseu r , san s
LU IZ D E GAMOEN S . 201
riv1eres n i ru isseaux , et qu’on a n ommée Peliw
par antiphrase , il se rappelle ses amou rs , et ils’
écrie (X°ca n ga o)Là j e demeurai u sant mes tristes j ou rs
,
j ou rs de mala ise , de contrariété , de solitu de ;jou rs mau vais , pleins de fatigu e , de dépit etd
’
affl iction s , ayan t non seu lement à lu tter contrela vie
,le soleil ardent , les eaux froides , l
’
épa is
se ur des brou illards tièdes et lou rds , mais ayantencore pou r enn emies mes propres pen sées , cemoyen de don ner le change a notre proprenatu re . E lles rappelaien t amon souven ir ce peude gloire fugitive et depu is longtemps écou lée ,
qu i m’était échu e dans le monde , au temps où
j e vivais , comme pou r doubler le sentiment demes maux et me montrer qu ’ il existe s ur la terrebeau coup d’heu res deLe bonheu r ! le N ’est-cc pasle vieux D ucis qu i a dit Le bonheu r ici—basn ’est qu ’
un malheu r plu s ou moins consoléMa is cette con solation même a été refu sée touj ou rs a Camoens .A son retour a Goa , notre poète fu t accueill ipar le gou verneu r Francisco Barreto
, qu i s uccé
dait au vice—roi don Pedro de Mascaren has , mortdepu is peu .
Francisco Barreto avait des qu alités,dit—on
,
mais il les con tre—balançait par u n orgueil execss if et u ne personnalité au ssi ombrageu s e qu ’ intraitable . Camoens , dans les rapports qu
’ il eu t
202 QUE LQU E S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
avec ce gouverneu r , se trouva froissé plu s d’
unefois , offensé peut—être . D e là u n e véhémente etsanglante satire sou s ce titre D isp a ra tes n a
In dia , inconséqu ences des Eu ropéens dansl’
Inde
Vivacité de pensée , hardies se de langage , dédain amer à la façon de lord Byron , invectivebrûlante a la façon de Juvén al , rien ne manqu eà Camoens pou r flétrir la vén al ité , la ru se et labasses se au tou r de lu i , et pou r chât ier les insolen tes pré ten tion s des traitan ts de Goa a cetteépoqu e .
Le gouverneur , a raison ou à tort , se sentitatteint et se reconnu t peu t-être sou s l’an0nyme
de ces traits divers . Excité contre le poète pardes dénonciations part icu l ières et au ss i par son
propre instinct , il lu i intima l’ordre de qu itter
Goa et de se rendre au plu s tôt dans l ’établis sement qu e l es Portugais venaient de fonder su rles côtes de la Chine , à Macao .
Qu elques semaines de prison préparèrent lemalheu reux satiriqu e a son exil .Camoén s qu itta donc Goa ; ma is il a cons igné
son ressentiment dans se s vers Pu isse , dit—il ,le souvenir de cet exil demeu rer scu lpté sur l efer et la pierre !Un critiqu e éminent , mais très sceptique
,et
qu i admet trop volontiers les circons tances attén u an tes s itôt qu ’ il s ’agit des ennemis de Camo è n s , M . Francisco—Alexandre Lobo , évêqu e
204 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FRANÇA IS .
sextines et les octaves , il n’ est pas de mou le l it
téraire où il n ’
en ferme et n ’
exprime son désespoir Ame charmante , dit- il , qu i t
’ es éloignéesi rapidement de cette vie pleine de déceptions ,repose là-bas en l ’éternité des cieux ; et moi , ilfau t que j e vive touj ou rs affl igé su r cette terre
'
Et ailleurs Pu isqu e j e ne su is pas encore rasansié de la vie , pu isqu e j e sais déjà qu
’
une grandedou leu r ne tu e pas , s
’
il existe u n e chose , qu icau s e de plu s cu isantes angoisses
,j e la verrai
,
car j e pu is tou t Je n ’ai vu dans la vie qu el e manqu e d ’amou r j e n ’a i vu dans la mort qu ela grande dou leu r qu i m
’est restée .
Camoens passa à Macao , dans cette ville chinoise tou te pein te et originale , dix—hu it mois derelâche et presqu e d ’
a isan ce . On y montre encorela Gro tte de Pa ta n é et les ombrages où il al laitpenser , s e souvenir , travailler et mettre les de rn ières stances a son beau poème des L us ia des ,ébau ché à Co ïmbre , et continu é cou rageu sementsou s tou tes le s lat itudes et sou s tou s les cieux .
C ’est dans la Grotte de Patan é qu ’ il recevait laMu se , u n e Égérie mystérieu se et idéale
, qu i lu i
racontait la glo ire et les hau ts faits de la patrie .
Lorsqu e l ’œu vre fu t terminée , qu and le poète
pu t dire comme Horace E x egi mon umen tum
l’
ex ilé se ressouvint de plu s belle , et il s’
en n uya .
I l s ’appliqu a néanmoins’a se vain cre , à dominer
se s penchants , et son geant enfin à la fortune , laseu le chose , héla s ! qu i procu re l
’ indépendance ,
LUIZ D E GAMOENS . 205
il s e mit à tirer quelqu e lucre de sa place deCu ra teu r des s ucces s ion s . Il parvin t amasserainsi u n e somme , peu considérable sans dou te ,mais suffis ante du moins à le tenir au -des sus deséventu al ités de la mi sère et de la destinée , tel lesqu ’ il les avait connu es . Pu is il vou lu t retou rnerà Go a , où don Constantino le rappela it .Il se mit en rou te . Mais voilà qu ’aux abords
du golfe de Siam , l e navire qu’ il montait est
brisé et dispersé par la tempête . L’
humble fo r
tu ne de Camoen s est englou tie sou s les vagu es ,et lu i—même s e sauve à la nage , tenant à la mainou aux dents le trésor qu ’ i l estime le plu s précieux , son manu scrit des L u s ia des , ce glorieuxhéritage de la patrie du monde . Un esclave javana is , au tre épave du navire , nageait près de lu i ,et u n même péril , des revers commu ns eu ren tbientôt rapproché ces deux hommes . L ’esclave etle poète se lièrent d ’une amitié immu able et qu is’
affirmera de plu s en plu s . Ce n oble et pauvreesclave dont on ne sau rait tr0p lou er le d évou ement et la fidél ité san s bornes , s
’appelait Jean,
su ivant le s Mémoires de Nicéron ; mais PedroMa riz , Manu el de Faria e Sonsa et la traditionaprès eux ,
le désignent sou s le nom d ’
A n ton io .
Camoens et l ’ esclave fu rent accu eill is par desfamilles chinoises qu i habitaient les rives duM écom. Plu s ieu rs morceaux dan s les poésiesdiverses R ima s s emblent avoir été écrits pendan t ces qu e lqu es semaines de repos , entre au tres
206 QU E LQUE S MAITR E S ET E —A NG E R S E T FR ANÇAIS .
la magnifiqu e pa raphra s e du psaume S up er [lumin a B a by lon is . . Certes
,l e prophète exilé n
’
a
pa s été plu s profo ndément triste que notre poète ,et les pages les plu s sombres et les plu s désespérantes de l ’E cclés ia s te peuvent être rapprochéesici de s stances de CamoensJe me trouvais su r l es rives du fleuve qu i va
à Babylone . Je m ’as s is et j e pleu ra i . … Et j e vis
qu e tou s l es maux viennent de l’
in co n s tan cc etl’
in co n stan ce des ann ées , et j e vis qu elles décept ions le temps apporte aux espérances . Là j es entis combien du re peu ce qu e les hommesappellent grand bien , et comme le mal arriveavec rapidité , et dans qu el triste état il s e trouve ,celu i qu i s
’est fié au bonheu r . Je vis qu e le bonheur qu ’on pris e le plu s et celu i qu
’on comprendle mieux,
c ’ est le bonheu r qu ’on a perdu . Je visle bien se changer en mal et le mal se changeren u n mal pire encore . Je vis qu e le repentir estacheté par bien du travail . Je vis qu ’ il n ’existeaucu n vra i contentement , et j e me vois maintenant j etant au vent de vain esComprend-on , devant des vers d
’
une telle ets i n avrante élévation , le jugemen t dédaigneux deLa Harpe dans sa préface de la tradu ction desL u s ia des ? Le Camoen s , dit—ii d
’
u n ton dogmat iqu e , a laissé des poésies diverses qu i ne sont
pa s dignes de sa répu tation e t qu i ne mériten t
pas . d ’être tradu ites . Mais ces poés ies diverses,
La Ha rpe , qu i n e s avait pas le portuga is , ne les
208 QU E LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR A NÇAI S .
accu sa Camo én s de malversations dans sa placeà Macao
,et Miguel Rodrigu es Cou tinho , su r
nommé Fios S eccos (fils secs ou fibres sèches) , s eporta comme so n créancier . Condamné à la prison ,
le poète n ’en sortit qu ’au moyen d ’
une fineet p iqu ante requ ête a u gouverneu r . Il y railla itspiritu ellement F ins S eccos , et demandait à êtrerendu a la liberté afin de pouvoir prendre part ala prochaine expédition .
G râce à l ’obligean ce d’
un ami , don Heitor daS ylve ira , Camoens paya sa dette .
Les expéditions maritimes se su ccédaient ; onhivernait à G oa . Camoen s , u n peu consolé de lamort de Catherine de Athayde , s e laissa plu sd ’
une fois reprendre à de nouvelles amou rsd ’abord pou r u n e gracieu s e femme de Go a , qu i
repartit bientôt pou r l ’E u r0pe et périt dans latraversée
,pu is pou r u n e belle esclave , Barbe o u
Barbara,dont il rougis sait , à vrai dire , comme
d’
u n attachement inférieu r , mais qu’ il a pou rtant
célébrée dans de jo l is vers .
Malgré tou t,il se retournait souven t du côté
de l ’E u rope et aspirait a la patrie . L’ancien vice
roi, do n Antonio de Noronha , qu i ava it pris la
place du comte de Redondo , mort en février1564 ,
fu t impu is sant à le retenir près de lu i et àle fixer .S ur ces entrefaites , u n parent de B arreto , tr0p
semblable à celu i—01 , Pedro Barreto Rolim ,dé
igné pou r administrer la capitain erie de M o z ama
LU IZ D E GAMOENS . 209
biqu e propo sa à n ôtre poète , don t il a imait , disait—il, la société , de l
’accompagner sur les côtesde l’A friqu e orientale . On s
’
embarqn a pour S ofala , à la fin de 1567 . A peine arrivés , ces deuxhommes , peu faits pou r se comprendre
,se
brou illèrent . Camoens , abandonné , fut rédu it àla misère la plu s affreu se , et , su ivant D iogo doCou to
, qu i le rencon tra pendant cette relâche ,on le vit se nou rrir de la pitié de ses amis
Ce n ’est pas tou t on vola le pauvre ; on lu i déroba u n ouvrage auqu el il travailla it avec ardeu rle Pa rn a s se de L u iz de Camoën s .
D es amis gén éreux le tirèren t de cette pénibles ituation , et , venu s du port de Goa , ils lu i offriren t un passage su r l e vaisseau la S a n ta Fé, qu iles ramenait ’
a Lisbonn e .La traversée fu t heureu se . Mais au moment où
la S a n ta Fé approchait de Lisbon ne , en appritqu ’
une peste horrible décimait la popu lation decette ville . C ’était à la fin de 1569 . Les eaux duT age étaient gardées et fermées avec rigu eu r , et ,du rant u n e quarantaine de plu sieu rs mois qu ’onimposa aux navires qu i revenaient de l
’
In de,
Heitor da S ylve ira tomba ma lade et mou rut enmer
,en vu e de Cintra . A force d ’ instan ces et
de démarches , D iogo do Cou to parvint enfin àdébarqu er seu l (avril et il obtint de la ’
cour l ’entrée du port pou r la flott ille . A u moisde mai , Camoens revit Lisbonne . I l était âgé de
qu aran te-s ix ans .
210 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .
Q u i au ra it alors recon nu la charman te et pittoresque capitale du Portugal ? Jean » I I I étaitmort , et le j eune roi don Sébastien qu i lu i ava itsu ccédé n e l e rappela it . en rien , hélas ! Jeun e,bou illant , téméraire , mais d
’
u ne conscience timoree et superstitieu se à l ’excès , les intrigu esles plu s déplorables l ’enve10ppaien t de leu rs lacs .
I l préparait déj à sa chevaleresqu e et abs u rdeexpédition d ’
A friqu e , u n e crois ade hors d’âge et
de s aison , en laissant d’ail leu rs se rapetis ser et
s’
amo indrir tou tes choses au tou r de lu i , et lesdestin ées de l ’État aller à la dérive .Camoen s en eu t l e cœu r serré . T ou tefois il
retrou va à Lisbonne qu elqu es anciens amis etcon tracta u n e l iaison particu l ière avec ManoelCorrea , cu ré de Saint- Sébastien et examinateu rsynodal de l ’archevêché . Man oel Correa fi t faireu n portrait du poète
, qu i a été gravé et reprodu itsou vent depu is lors les traits de l ’au teu r desL u s ia des y sont empreints d ’
une franche et veritable n oblesse . L ’aspect général est grave etsévère , presqu e farou che . On y devine l ’hommedésabu sé , et qu i a pris son parti de vivresolitaire . Camoens
,on le sa it , était de tail le
moyenn e . Son visage était plein et ouvert . I lavait le front proéminent , le nez fort , la barbeet les cheveux -d
’
u n blond roux . S on humeu r,
d ’abord gaie et facile , s’
altéra et s ’a s sombrit sou sle poids des années ma lheu reu ses .Mais n ou s tou chons ’a la date de la publica
212 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
rable amira l portugais , l’homme des dieux et
du sort , préparé de longue main par un pass éplein de promesses , et travaillant , dans de sj ou rs regorgeant de victo ires , aux immorte l l es
splen deurs de l ’aven ir . Le Portugal devien tpre squ e u n royal vaisseau lancé
’
a tou tes voileset sur tou tes les mers ,
’a la recherche de tou te sles plages , pou r les conquérir et y planter lacroix du vrai D ieu . L ’horizon , c
’es t la gloire ;le l ieu de la scène , l
’
Océan ; le théâtre , la flotteportugaise . Q ue de cou leurs pour l
’ imagination !
Q u e de ressou rces pou r le génie ! Au ssi le stableaux sévères o u riants , les vu es gran dios es ,les idées profondes , les sentimen ts passionnés ,joyeux on mélan col iqu es, se pres sent et se groupent dan s cette bordu re harmon ieu se ! Nou sn ou s souven on s des Argon au tes et de la T oisond ’or ; mais la tradition qu
’
in terpréta it Apolloniu s de Rhodes est bien au-dessou s du plan ques ’est tracé Camoens . I l ne s ’agit pas ici d ’
u nepoignée de G recs aven tu reux ; c
’est l ’histoirede tou t un peuple qu i anime le poème et lediversifie à pla is ir . Ovide y coudoie Virgil e
,
a a in s ’y mêle’a l’A rio ste , et , comme dans
Shakespeare,le drame historiqu e et patriotiqu e
y produ it des effets inattendu s et pu i ssants .
Relisez le tou chant épisode d ’
In ez de Cas tro ;souven ez-vou s du fantôme d
’
A dama s to r ! Vellosoavec les sauvages vous rappe llera U lysse che z
Po lyphème ; le tou rno i des dou ze Portugais vou s
LU IZ D E CA M OËN S .
fera penser aux j ou tes de s pa ladins . E t l ’entrevn e du roi de M élin de et de Gama ! E t l ’ap
parit ion de l’
In du s et du Gange ! etc ., etc . Les
vers des L us ia des son t touj ou rs adaptés au
suj et , et , avec u n e rare et mélodieu se éloqu ence ,ils le portent en qu elqu e sorte et le promènen t .On dira it les flots retentissants , tan tôt rebelleset tantôt dociles , sou s les voiles rapides etlégères de Vasco de G ama et de ses compagn on s
Da bran ca eseuma o s ma re s se mo stra vam
Coberto s , on de a s pre s s v éo cortan doA s ma ritime s agn e s con s agrada s ,Q u e de ga do d e Pro tec s ée cortada s .
Joign ez ’a cela l ’exact itu de scrupu leu se desdescript ions et la réal ité des peintu res . CommeHomère , Camoen s est u n peintre et u n géo
graphe . La science se fait , a so n commandement , la vassale complaisante de la poésie .
Quant au mélange exagéré san s dou te , et
parfois hors de propos , du christianisme et dupagan isme dans les L u s ia des , mé la
'nge s i fré
qu ent chez les poètes et romanciers de la Renaissance an xw° siècle , j e dira i avec M me de S taé lqu ’ i l ne produ it pas ici un e impress ion trop
discordante On y sent très bien que. le
christianisme est la réal ité de la vie et le pagan isme la paru re des fêtes , et l
’
on trou ve un e
sorte de délicatesse à ne pas se servir de ce
qu i est saint pou r les j eux du gén ie même
214 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .
L a renommée des L u s iades , immen se en Por
tugal , passa bientôt la frontière . E lle alla e n
E spagn e , et de là s’
étend it en Fran ce , en An gleterre , en Ital ie , en Allemagne . Le T asse
,
’a laveille de pu bl ier sa Jéru sa lem délivrée, s alu aun maître en Camoens , et lu i adressa un sonn e tenthou siaste , où Vasco de Gama et son poète son ta ssociés et mis sur le même rang .
A Lisbonne , en a cclamait Camoén s , l e po èten ational , le sublime as sembleu r des tradition shéroïqu es du pays et de ses explo its memorables ; on se le désignait l ’u n ’a l ’autre avecorgu eil dan s les ru es et su r l es places .Mais , en ce temps—là , on voyait fréqu emment
la fortune tou rn er le de s au mérite , même recon nuet glorieux . T ou t en n ’
admettan t qu ’avec réserveles légendes qu
’
a pu faire naître la vie be so
gn en se de Camoens , i l fau t conven ir pou rtan t
qu e sa misère alla it croissant de jou r en j ou r ,et qu e l
’
in d igen ce ne se fit pas attendre . I l ya , certes , un fonds de vérité même dan s le sdétails apocryphes qu i nou s sont parvenu s à cetégard .
A insi la modique pension de 15000 re is
(500francs d’auj ourd ’hu i) qu e le roi D . Seba s
tien avait accordée au poète , avec la clau s eexpress e que l e titre en s erait revisé tou s le strois ans et que le titu laire résiderait
’
a Lisbonn e,
était si peu‘ exactement payée qu e Camoens al la it
ju squ ’à dire qu ’ il aimerait que les 15000 re is
216 QU E LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .
qu e , tou chée de tan t de détresse , elle lu i fit
accepter quelqu e argent .Camo én s hab itait u n e humble chambre , étro iteet humide , et atten ante à l
’
églis e du couvent deSanta Ann a des re ligieu ses fran ciscaines . I l aadressé à l ’un e d ’ elles , un e n ovice fort jeun e etfort jol ie , u n doux et gracieux son net . Peu t-être ,elle au ssi , ava it—elle en u n regard de pitié po u rle pauvre rimeu r !Le ro i D . Sébastien était parti pou r l
’
A frique
et , oublieux du grand poète , il s’
éta it fait aecom
pagn er de D iego Bernardes , médiocre et pâlerival de la glo ire de Camoens . E t pou rta ntcelu i-ci , loin d
’en témoign er aucu n dépit , s e
proposait , dit Faria e Sou sa , d’écrire u n po ème
en l’hon neur de la gu erre qu e le roi fa isa it aux
Mau res .
'
S ur ces entrefa ites le Javan ais mou rut . L epoète dès lors se sentit tou t à fait seu l . Plu srien pou r l ’a imer ; au cu n l ien en ce monde , où
sa vieille mère , tombée dans l’enfance , n e le
recon naissait plus et n e pouvait guère elle-mêmesu bven ir
’
a sa propre indigence ! E lle éta it des
tin ée pou rtan t’
a su rvivre à son fils !Frappé au cœur , Camoens fléchit enfin sou s
le fardeau de tan t de peines . On le transportamalade
’a l ’hôpita l . C ’ est de là qu ’ il écrivit ’
a
D . Francisco de Almeyda , o u , selon d’au tre s
b iographes , au comte de Vimioso , D . Franci scode Portugal , un e lettre iron ique et amère , don t
LU IZ D E C A M O EN S .
voici u n fragment Q u i pou rra j amais dire
qu e su r un au s s i étroit théâtre que ce misérable grabat , la fortune se soit plu à donner lespectacle d ’
une au s s i grande infortu ne ? Pou rmo i , loin d
’accu ser la rigu eu r du so rt , j e me
range de son pa rti contre mo i-même ; car il yau ra it u n e sorte d
’
impruden ce à vou loir rés isterà tant de maux .
Le comte de Vimioso arracha Camoén s àl ’hôpital . Ce gran d homme ne mou ru t don c pa s ,comme on l ’a dit , su r lel it de la charité publi
I l fu t inhumé dans l église du cou ventde Santa Ann a , D . Francisco de Almeyda fournitle drap pou r l ’en sevelir.
Après tou t , au tant valait mou rir à l’hôpital !
Camoens était dans sa cinquan te- cinqu ièmeannée On dit qu e , su r son l it de mort
,
il reçu t la nouvelle de la défa ite d ’
A lcacer-el
Kebir , et qu e , pTévoyan t l es su ites fu nestes dece désastre , il pleu ra su r les prochaines destin ées de sa patrie , en s
’
écrian t : A u moinsj e meu rs avec elle ! I l avait entrevu de ceregard profond , tou t intérieu r et prophétiqu e ,
qu e la mort don n e à certains hommes , le cerclede revers et d ’ illu sions où devait être entraînéle Portugal . Le poète avait deviné Phil ippe I Imettant le pied su r le royaume de l ’ illu streJean III et du malheu reux D . Sébastien .
Camoen s ne s’était point marié . I l ne la issa
poin t d ’enfants , et S O I I pays fut so n dernier
218 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
amou r , son pays qu i négligea même de marqu erpou r lu i la pierre d ’
un tombeau . Philippe I l lu imême s ’en étonna plu s tard , et les étrangers enmu rmu rèrent . Ce n e fu t qu e seize an s après samort, que D . Gonçalo Cou tin ho retrouva la foss ede Camoens et la fit couvrir d ’
u n marbre où on
l isait Ci—gtt L u is de Camoën s , p rin ce des p oètes
de s on temp s . I l vécu t p a uvre et miséra blemen t,
et mou ru t de même . A nn ée de 1579 . E t plu sbas Cette tombe a été con s tru ite a ux fra is deD . Gonça lo de Cou tinho que p erson n e n
’
y s o it
plu s en terré
Je n e connais pas , a dit M . Magnin dan sl ’excellente n otice qu ’ il a consacrée à Camoé n s ,j e ne conn ais pas l’épitaphe de notre bonhommeChapelain , lequ el mou ru t pou r s
’être mou illéles j ambes dans le ru isseau de Sa int—Hon oré ,de peu r de perdre son j eton à l ’A cadémie ; maisj e pariera is qu ’elle était -plus longu e et plu spompeu se .
Le tremblement de terre de Lisbon ne , en
1755 , renverse le temple et le tombeau . Mais,
après la réédification de l ’égl ise de Santa Anna,
on a cru retrouver la place des os d e Camoén s ,qu ’on a protégés cette fois d ’
u n monument .Quant à la maison où il ava it vécu , elle resta
déserte . Personne n ’osa l’
habiter après lu i .
C ’éta it frayeur peu t-être ; peu t-être était—ce l erespect instinctif qu ’on doit à ces grands hommesà qu i n u l ne su ccède .
GIACOM O LEOPARDI
D e communes origines rattachen t étroitementl ’u ne ’a l ’au tre la littérature italienne et la littératu re française . L
’
E spagn e au ssi , il est vrai , etle Portugal parlen t des langu es de proven ancelatin e ; mais par le mélange même de l
’élémentarabe introdu it de bon ne heu re dan s les idiomesdérivés du latin , et su rtou t par la dissemblancet rès accen tu ée
,
des inspirations et du génie,
l’
E spagn e_
et le Portugal se rapprochent moin sde nou s que l
’
I talie . L’
Italie , au point de vue
l ittéraire,nou s est un e sœu r germa in e ; l
’
E spa
gn e ne n ou s est qu’
un e sœu r con sangu in e et lePortugal qu ’
un demi—frèreCe qu i est bien certain , c
’est qu I l y a des s1ecles , et avant qu e les deux au tres nation s eu ssent marqu é chez n ou s u n e trace distincte , avant
qu e n ou s eu ssion s n o us-mêmes rayonné chez
222 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
elles , la France et l’
Italie se connaissaient , s’
e s
t ima ien t , s’
a ima ien t et pratiqu aient déjà , pou ra insi dire , le commerce des esprits . Plu sieu rsmonuments su rv ivent de cette exportation mutuelle .
Les langu es humaines ont leu r destin ée et leu rhistoire comme les peuples , la même destinéeet la même histoire qu e les divers peuples qu iles on t parlées chacu n ’a son tou r . Elles ont leu rspériodes successives de formation , de développement laborieux , de matu rité active et de décl inelles sont naïves et gracieu ses dans leu r enfance ,én ergiqu es et fortes dans leu r âge viril , capricieu ses et bizarres , que lqu efois honteu sementcyn iqu es , dans leu r cadu c ité . Pu is les voilà qu itombent , qu i meu rent et disparaissent . Non ,
elles ne meu rent pas . Rien ne meu rt selon lacomplète acception du mot , et la loi suprême ,c ’est le raj eunis semen t continu , la métamo rphose
,au ss i bien
'
dan s l ’ordre moral qu e dansl ’ordre natu rel . Les langu es se transformentcomme tou t le reste elles changent de phys ion omie et d ’aspect , se mou lent en qu e lqu esorte s ur le s besoin s et les instincts nouveaux ,
mais elles gardent touj ou rs l ’a ir de la race ;ce sont des en fants bien nés qu i rappellent tou tde su ite leurs aïeux mieux encore , ce sont lesaïeux qu i reviven t , u n peu modifiés et recréés ,dans u n e longu e génération .
Le christianisme , en s’
in trodn isan t dan s la
224 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
bagages et de passagers , qu i déborde et n’
a plu s
qu’
un cours factice et irrégul ier .Habile ’
a exprimer la philosephie , l’
éloquen ce ,
la poés ie païenn e , elle deven a it impu issan te à direles n ouveaux sen timents , les n ouvelle s pen sées ,les n ouvelles doctrines . Le monde ancien n
’
éta itplu s ; les vieill es langu es devaien t , bon gré ma l
gré,se tran sformer en idiomes plu s flexibles e t
ployés dès le commencemen t aux vu es et aux
instincts des n ouveau x peuples . Le latin de sa in tAugu stin et des Pères est en train de sub irpén iblement cette métamo rphose , et c
’ est l ’apou rquoi il est si peu n atu rel d ’attitude et decou rant , po u rquoi il est si su rchargé de mo ts etd
’
épithète s , qu’ il para ît toujou rs vou loir embres
ser et dire plu s qu ’ il n e peu t .L ’ italien vu lgaire sort du latin popu la ire et
barbare . I l est d ’abord , s i j’ose parler a in s i
, la
v ictoire du barbarisme s ur le latin savant et académique . La langu e primitive résiste longtemps ;on dirait que plu s d
’
u n mot se re idit et lu ttepou r garder son individu al ité , sa qu alité depatricien et de consu la ire , a travers cette fou legros sière et jargo n n an te venu e en n e sait d ’où .
A ux x° et m " s iècles , l
’ ital ien est encore to u tamalgamé de latin ; il suffit , pou r s
’en convaincre ,
de l ire sain t François d ’
A ss ise et les poètes d ecette école qu e Frédéric O z an am n ou s a si bienfait conna ître . Saint Fran çois d ’
A s s ise , le douxfrère de tou s les êtres créés , des oiseaux , de s
G IACOMO LE OPAR D I .
agneaux et des fleu rs , le con ve rtisseu r des loups ,l’amoureux ardent de la Pa u vreté et le poète dusoleil , laisse son inspiration se débattre dans lesl isières et dans les langes d ’
u n idiome qu i n’est
,
’
a sa date , qu’
u n patois .Amor te men a va como
’
homo ven du to , dit- iléloqu emmen t ; mais homo
, on le voit , n’est pas
même encore deven u u omo . T el quel , Françoisd
’
A s s ise est à la tête de l ’ école ombrienne . L es
écoles s icil ienne , be lo n a is e , toscane , s’
essayaien t
en même temps aux compositions religieu ses ,aux hymnes , aux chansons imitées des troubadou rs provençaux . Chose remarqu able c ’est deFrance qu e la poésie et la l ittératu re on t étéimportées en Italie . B ren n u s avait pris au trefoisaux Romains le cep de vigne , dit—on ; après dessiècles pleins de hasards , d
’aventu res et d ’
écrou
lemen ts , n o u s avons en seigné à n otre tou r aux
héritiers de Rome , qu i avaient tou t oublié , l’art
de ciseler et d ’
embellir comme un e cenpe ,cette
mélodieu se complain te où l’
on verse la divineivresse de son âme et de so n cœu r . Je pou rraismu ltipl ier les exemples ju squ ’
à D ante da Maj anoet a ses sonn ets , s i originaux déj à cependant ets i l ibres d ’allu re . Mais nou s tou chons ’a l ’au tre
Dante , au subl ime A l ighieri , le père assu rémentet le créateu r de toute la l ittératu re ital ien n emoderne , fleuve n ou rricier qu i pen che son u rneet qu i féconde au loin l
’avenir . S on œuvre en e st
comme le portail grandiose et l ’en trée magni
15
226 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S .
fique , en même temps qu’elle es t au s s i le dern ier
mo t et comme la bou cle de diaman t de tou t u n
cycle l ittéra ire antérieu r . La langu e de D an teest sonore et nerveu s e ; elle a l
’écla t et le son dubron ze floren t in ; mais c
’est u n e langu e tou tein dividu el le et exclu sive ; personne ne la parleraplu s après lu i . E n dehors de ce langage aux
ressou rces inépu isables , grave , fort et flexible,
D ante est encore u n maître incomparable et sonverain . L a haine et la pitié , la colère et le sou
rire , le mépris et l ’admiration , l’ indifférence
hau taine et l ’humble bonté , l’amou r pas s ionné
et la rés ignat ion paisibl e , tou s les sentimentshumains ren contrent chez lu i dan s la Vita
n uo va o u dans la D ivin e Comédie leu r expression parfaite
,leu r note vraie , ju s te , profonde .
I l a tou t deviné , comme plu s tard Shakespeareet Cervantes
,tou t compris , tou t éprouvé . I l
est au ss i l e maître des forme s e t des cou leu rsil des s ine , il peint , il scu lpte , e t
,de qu elqu e
côté qu ’ il étudie e n nou s prés ente s es personnages et se s types
,e n les voit se dres ser
,mar
cher , se pos er et vivre s elon tou tes les exigencesde la natu re
,selon tou tes les belles lois de l ’a rt .
L es statu a ires et le s peintres ne sau raient aller au n e meilleure et plu s hau te école . La lumière etl ’ombre , les nu ances exqu ises , le s va leu rs irré
pro chables Sont répandu es et distribu ées dans l espoèmes de D ante , au ssi b ien qu e dans les plu ss avantes peintu res de Rembrandt . Comment
228 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
_
Byron . D ifforme dans son corps , il eu t u n e
en fance chagrin e et maladive ; il étudia pou rtant ,et s ’adou na su rtou t aux lettres grecqu es . Il devint’
a la fois poète et philologu e . Mais j eune , lemonde lu i apparu t déj à sou s les plu s noirescou leu rs , la vie le dégoûta , et il a ima la mort .Combien de fois , dit- il dans sa belle pièce
les S ou ven irs (le R icorda n z e), combien de foisj ’au rais changé contre la mort ma vie dou loureu se et n u e ! … O espérances
,espérances !
s’
écrie- t-il encore , aimables illu sions de mon
premier âge , toujou rs en parlant j e reviens’a
Mais , j e le sais bien , la vie n’a pas u n
fru it . C ’est u n e inu tile Et déj à , dansce tumu lte juvénile de s contentements , desang0is s es et du désir , j
’
appela i souvent la mort ,et longu emen t j e restai ass is s u r la fonta ine ,rêvant de finir du même coup , dans ces eaux , etmon espérance et ma
,
dou leu r .I l a u n amou r malgré tou t ; mais cet amou r a
peu du ré en ce monde , et c’ est par delà le tem
beau qu ’ il s ’adres se ’a sa bien -aiméeO Nérin e ! … es-tu donc tombée de ma
pensée ? Où donc es- tu cachée , pu isqu e j e n e
trouve de toi qu e le souvenir , ô ma douce amie ?Cette terre natale ne te revoit plu s ; cette fenêtre ,d ’où tu m
’
en treten a ie d’habitude et où relu it
main tenant le tris te rayon des étoiles , est déserte . Où e s-tu , pu isqu e j e n
’enten ds point tavoix résonn er , comme en ces j ou rs où le loin
G IACOMO LE OPAR D I . 229
ta in accent de tes lèvres, qu elqu e part qu
’ il vin tme joindre , me décolorait le visage ? A u tre temps .
T es j ou rs ont passé,mon doux amou r . T u as
passé toi-même . A d ’au tres est échu de passers ur cette terre et d ’habiter ces collines odorantes . Mais tu as passé rapide , et ta vie a étécomme un songe . T u as fu i en dan sant ; la j oiebrilla it a ton fron t , et dans tes yeux , cette ima
gin atio n con fian te , cette lumière de la j eunesseAh ! Nérin e , l
’anc ien amou r règne encore enmon Hélas ! tu as pa ssé , mon éternelso up1r . …
Je ne sais rien de plu s éloqu ent qu e cettedou leu r , rien de plu s tendre qu e ces plaintes .Ce sont l ’a , e n le s ent bien
,les cris d ’u ne âme
brisée et mortellemen t triste .
L ’ idée de la mort est sœu r en lu i de l ’ idée del ’amou r , et il a écrit s u r ce suj et un poème desplu s élevés . Selon Leopardi , on veu t mou rir dè squ ’on aime , comme si c
’était là le complémentindispensable du bonheu r . C ’est bien le même
qu i dira plu s loin Le j ou r le plus funeste àl ’homme est son jou r natal et qui se plongeradélicieu semen t dan s les fun ebre s rêveries , dansl ’ infini obscu r et indéchiffrable
,dan s cette mer ,
s’
écrie -t-il , où le n a ufrage es t doux
E il nau fragar m’
e do lce in questo mare.
L’
amertume de Leopardi n e ressemble en rienà celle de Byron il mille peu et n e se moqu e
230 QU E L QUE S MA ITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
pas . Il mêle plutôt au sentiment de René qu el
que chose d’
Oberman n ; mais la n atu re qu ’ ilobserve , et qu
’ il rend avec génie , n’
éve ille enlu i le plu s souvent qu e l
’
irrita t io n et le désespoir . Le souvenir de D ieu
,de la divinité cachée
et rayonnante à travers la création , ne lu i vient
;a et là qu e comme l’occa sion de professer u n
cru el scepticisme . Leopardi est presqu e athée .
Voici de lu i u n e pièce qu e j’ai tradu ite en vers ,
plu s sobrement peu t-être et au ssi fidèlement que
j anra is pu le faire en prose
C’
es t a s sez , pa uvre cœu r . Repo s e - to i . Péris seL a v a in e illu s ion , le ris ible caprice ,Q u i t
’
a fa it cro ire u n jou r à ton étern ité .
Je sen s bien à présen t qu e rien n’
en est res té,E t que le dés ir même a su iv i l ’espérance .
Oh ! c ’
es t a s sez d ’
en n u i , c’
est a s sez d e son fl'
ra n ce .
N’
a s-tu po in t pa lpité trop lon gtemps ic i- ba s ?Repo se- to i . D ’
a illeu rs , le mon de n e vau t pa s
U n de te s ba ttemen ts . Q u e la i s se s—tu derrièreQ u i mérite u n regre t ? T ou t est l
‘
an ge et po u smerc .
L a v ie , u n e amertume , u n dégoû t ; et le s ort
Ne n ou s a fa it qu ’
u n d on en v iable , la M ort .
E ndors - to i dan s s e s bra s ma in ten a n t , et repo se .
Désespère a ujou rd ’hu i po u r la dern i ère fo is .
M épris e la n a tu re et to i-méme,et les lo i s
De ce pou vo ir bru ta l qu i comma n de et dispo s e ,In v is ible 6 n o s yeux ,
in sen s ible à n o s
M épris e l 'infin i n éa n t de tou te cho se .
T elle es t la philo sephie du poète . I l ne voitde même , su r la terre , qu e des lâches et desma lheu reux . T u au ras des enfants , dit- il à sa
sœu r Pau l ine le jou r de son mariage , tu au ras
232 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
Pu is , qu and çà et là tou te lum1ere est éteinteet que tou t bru it se ta it , entendez le marteaufrapper , entendez la scie d u menu isier qu i veil le’
a la lumière , dan s sa bou tiqu e close , et qu i s efatigu e , et qu i s
’appliqu e à fou rnir l ’ouvrageavant la clarté de l ’aube .
D es sept jou rs , celu i-là est le plu s agréable ,
plein d ’espérance et plein de joie . D emain latristesse et l ’en nu i t raverseron t le s heu res , e t
chacun , dans sa pensée,fera u n retou r vers l e
travail accou tumé .
Petit garçon moqu eu r , ton âge fleu ri e st
comme u n j ou r plein d ’
a llégre s se , jou r cla ir e ts erein qu i cou rt devant la fête de ta vie . Réjou i stoi , mon enfant ; c
’est l ’a u n e halte su ave et u n estation j oyeu se . Je ne veux pas t ’en dire davantage ; mais qu e ta fête , qu i tarde encore à venir ,n e te soit point pesante .
La plupart des poèmes de L eopardi sont tradu it s en français , tan tôt en vers , tantôt en pros ej e m’
en vais en donner ici des échantillon s ,
bien sûr à l ’avance qu e l e lecteu r ne s’
en n u iera
pas trop .
A L A L U NE
T ris te e t porta n t déjà le po ids des de s tin ées ,S u r la même co llin e où je rêve ce s o ir,Je v in s à pa re il jo u r vo ilà bien d es an n ées ,A s tre cha rma n t et pu r , t
’
admirer e t m’
e s seo ir.
Je m’
en sou v ien s . Parto ut la lu eu r fra îche et blon deE cla ira i t la co llin e , et la pra irie , et l
’
on de,
Comme a ujo u rd’hu i . M a is mo i
, de gro s pleurs da n s les yeu x ,Je voya is au travers ton di squ e gra cieux.
G IACOMO LE OPAR DI .
I l me s emb la it n oyé , tremblan t , et presqu e sombre .
Héla s ! mon éme éta it plein e de deu il et d ’
ombre .
Rien n’
e s t cha ngé , n i mo i , lu n e chère , n i to i .
Dées se , je t’
a dmire en pleu ran t . La i s se -mo i ,
S ou s le ca lme rayon de ton cha s te v isage ,M e rappeler longtemp s ma do u leu r et son âge.
M ême qu a n d le ma lheu r dure e t pèse s u r n ou s,
L e s ou ven ir des maux pa s sés rev ien t s i dou x !
Ces derniers vers sont , en qu elque façon , un e
réponse à D an te , qu i fait dire qu elqu e part 21Françoise de Rimini
Nes sum maggio r doloreChe recordars i d el tempo feliceNella miseria .
Non , reprend Leopardi , même dan s le deu il ,même dans les amertumes du rables , le souvenir ,si triste soit—il , est encore deux .
D ans la relation de son voyage d’
Orenbon rgà B oukhara en 1820, le baron de Meyendorfraconte qu e les bergers de l
’
A s ie , vrais descendants des rois pasteurs et des mages
,passent la
n u it ass is sur un e pierre a regarder la lune et’a
improviser des paroles as sez tristes sur des airs
qu i ne le son t pa s moins Cette remarqu e aservi de motif et d ’ inspiration ’a Leopardi
, qu i aécrit le Cha n t n octu rn e d
’
un berger erra n t de
l’
A s ie , et qu i , sou s ce titre , nou s donne l’écho
de ses propres chagrins et des préoccupationsde son âme Q u e fais- tu dan s le ciel , ô lun e ?d is -moi , silen cieu se lune , qu e fa is La viedu berger est semblable a la tienne . Il se lève à
234 QU E LQUE S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇA IS .
la première aube , il mèn e ses troupeau x dansles champs ; i l voit d
’au tres troupeaux , dessou rces , des herbes , pu i s , fatigu é , il s e repo sele soir . I l n
’
espère rien au tre . Réponds-moi,
lune EI quoi sert s a v ie au berger , notre vie àtou s deux ? Réponds-mo i , où tend ma cou rsebrève ? où tend la course immortelle ? Le poètepou rsu it sa comparaison entre l ’as tre contentet pais ible , qu i sou rit san s cesse aux mêmesbois , aux mêmes fontaines , aux mêmes vallées ,touj ou rs j eune et touj ou rs beau , et l e berger
qu i v ieillit dans les travaux , dans les transes ,dans les peines , et qu i rou le enfin dans l
’abimeimmense où tou t s
’efface et s’
oublie . Le dirai
je ? e n se prend à regretter alors qu e cette
grande âme désespérée n’
aperço ive point , parde l
’
a le s fatigu es et les tou rments , le crépu scu lematinal d ’
u n jour nouveau , plein de lumière etde fraîcheu r ; on voudrait , sinon u n e dévotionétroite et mesqu ine , du moins qu elqu e imme rtelle espéran ce , u n e harmonie consolante etcéleste , qu i accompagnerait ces dou tes et cessanglots . Byron , du moins , sentait ain s i , et , n e
fût—cc que pou r lu i j eter u n e raillerie ou u n
blasphème , il chercha touj ou rs le ciel qu e lquepart . Leopardi n ’avait pas en ici-bas s ans dou teles compensations du noble lord ; il n
’avait j amais con n n les débau ches passionnées et lesivres ses enthousia s tes ; il avait vécu te n te sa v ie
en face de lu i-même et de son malheu r , dans u n
236 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
dais l ’oreille au son de ta voix vers le balcon deta demeu re paternel le et vers ta main rapide qu iparcou rait la toile indu strieu se . Je regardaisle ciel dans sa sérénité , les chemin s dorés et lesj ardins , d
’u n côté
,la mer dan s le lointa in , et
de l ’au tre côté , la montagne . Il n ’y a pa s de Ian
gu e humain e qu i pu is se dire ce qu e j e res senta isdans mo n cœu r .
Qu elles su aves pensées , qu elles espérances ,qu els cœu rs unis , ô ma Silvia ! Ah ! sous qu ellescou leu rs m’
appara is sa ien t alors la vie et l e destin ! Qu and je me rappelle u n e si complète espé
rance,u n e défaillance me prend , u n e défaillance
amère et désolée , et j e commence en core à meplaindre de mon in fortn n e . O n atu re ! natu re !pou rqu oi n ’as- tu point ten u les promess es qu e tume fis alors ? Pou rqu oi tromper ainsi tes en fants ?
T o i avant qu e le printemps reverdît lesherbes arides , combattu e et vaincu e par un malcaché , tn mou ru s , ô ma tou te tendre ! et tu n
’
a s
pu voir la fleu r de te s années la dou ce lou ange ,tantôt de tes cheveux noirs tantôt de tes regardsenamourés et fu
’
rtifs , ne t a point ému le cœu r ,et te s compagnes , dans les jou rs de fête , ne se
sont pas entretenu es d’amou r avec toi .
D e même périt ains i en peu de t emps madou ce e Spéran ce ; de même les destins ont refuséla j eu nes se à mes années . Héla s ! comme tu esdisparu e , ô la chère compagn e de mon âge n ou
veau , mon esp éra n ce p leu rée Qu ’est-cc donc
G IACOMO LE OPAR DI . 237
qu e ce monde ? Q ue sont le s pla is irs , l’amou r , les
travaux , l es événemen ts dont n ou s avons cau sétan t de fois ensemble ? C
’est don c là le sort desraces humaines ? D ès l ’apparition de la vérité
,
toi,pauvre enfant , tu e s tombée , et tu m
’asmon tré de la main , dans l
’éloignemen t , la froidemort et u n e tombe n u e .
On voit combien il y a d ’u nité dans cette mélan co lie qu i déborde sur tou tes choses . L a lyredu poète est toujou rs montée à l ’accent de ladou leu r ; mais au cu n e voix j amais n
’
en a été u nplu s fidèle , u n plu s profond interprète . Qu andil parle de l ’amou r et de la beau té , il est originalentre tou s ; il a ses idées ingénieu ses , étrangesmême dans leu r ju stesse , et des comparaisonsadmirables . A ins i , dans l e poème intitu lé A sp as ia ,il s ’écrie tou t à coupT a beau té apparaît dans ma pensée comme
u n rayon divin . L a beau té et les accords de lamu siqu e produ isen t en n ou s u n mêmeJamais
,chère A sPas ie , tu ne pou rras imaginer
la délicatesse qu e tu as inspirée qu elqu e temps àma pensée . T u ne sais pas qu el amou r démesu ré ,qu els soupirs atten tifs , qu els indicibles es sors etqu els délices tu as sou levés ‘
en moi , et tu ne lesau ras j amais . D e même l ’exécn teu r d ’
une symphonie mu sicale ignore tou t ce qu ’ il produ it avecla main ou avec la voix dans le cœu r de ce lu i
qu i écou te .L es vers d ’amou r de Leopardi on t au s s i j e n e
238 QUE LQU E S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
s ais qu oi d ’
in u s ité et de natu rel a la fois ; c’es t
bien l ’ express ion du cœu r dans la pass ion , ce n’ es t
jamais le convenu o u le poncif dan s la chansonou dans la phra se
Pen da n t tou te la n u it , le fro n t ha s , l ’âme en d eu il ,J
’
appe la i s d e la vo ix la plu ie et la tempête ,
E t j’
a tten da is , le s pieds clou és à vo tre seu il .
Dieu ! vo ic i l ’o uraga n qu i mn git s u r ma tê te ,
L a fou dre gron de et brille , et le n u age es t n om
M on cœu r s’
épan ou it comme au x cha n ts d ’
u n e fê te .
T erre ! n u ages , ciel ! Oh ! qu e le dése spo ir ,Oh ! qu e l ’amo u r vo u s tou che ! E s t- il u n e détre s sePlu s cru e lle ? Dema in do it partir mama itres sc .
Redoublez de furie ! Humide s et frileu xVen ts , s ifflez et hu rlez ! cre vez tou tes les n u es !
Pou r qu ’
elle res te en core , mon amo ur aux yeux bleu s .
M a is,héla s ! le cie l s ’
ou vre à des cla rtés co n n u e s .
L e jou r para ît . L e ven t tombe . L ’
o rage fu it ;E t je sen s dan s mon coeu r mes pein es reven u es .
L impla cable s o leil s e lève et m’
éblon it .
Leopardi profes sait u n e sorte de cu lte pou r lapoés ie grecqu e , et la science philologiqu e lu idoit de cu rieu s es remarqu es su r les au teu rs del’
A n thologie , su r Simonide en particu l ier , dontil a imité deux belles pièces . I l a imité de même ,dans n otre poés ie moderne , la j ol ie petite fabled
’
A n to in e Arnau lt
De ta tige déta chée ,
Pa u vre feu ille des s échée ,Où va s
Ce s vers sont dans tou tes les mémoires , etM . Alexandre D umas disait u n j ou r qu ’ il donn e
240 QU E LQUE S M AITR E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇA IS .
G ibelin , si j amais poète a reprodu it dans s o n
s tyle qu elqu e chose du style dantesqu e, la
sobriété vigou reu se et la mâle attitude,c ’e s t
bien Leopardi . Il res semble encore ’a D ante pa rle n oble dédain et par la hau teu r du cœu r .
La métapho re est rare dans les œu vres deLeopardi ; il n
’a rien de cette splendeu r de pacet ille , de ces paillettes et de ce bariolage decou leu rs qu ’on rencontre , hélas ! tr0p souventchez le s poètes de sa nat ion . I l écrit presqu etoujou rs en vers l ibres , et ses rimes ne sont qu esu ffisantes ; il les amène avec u n e certaine n égligence
, qu i est loin pou rtant d’exclu re l ’art pro
premen t dit et la cadence mu sicale du rythme . I le st net , incis if, concis , et ne donne à l
’
expres
s ion de sa pensée qu e tou t ju ste le nombre demots qu ’elle exige . I l est laconiqu e comme u n
Spart iate . Son vocabu laire n ’
admet qu e de s motsde belle et forte race
,de ceux qu i ne se sont
point énervés ’
a cou rir les concetti et les madri
gaux , et qu i o n t gardé , en qu e lqu e manière , l’air
et l ’habitude des aïeux , de T acite , de Juvén a l , deL u ca in même et s u rtou t de D ante . Au ss i la lectu re de Leopardi , tou t attristante et amère , ton tedésolée et scept iqu e qu ’el le paraît , nou s a ttacheet n ou s ret ient ; on se sent en présence d ’
u n
grand poète et d ’
u n grand cœu r , d’
u n frère,
malgré tou t , par l’
in fortu n e et par l ’angoiss e .
L’
admiration se double a lors d ’
une v ive etdou loureu se sympathie pou r ces dou tes mêmes
G IACOMO LE OPAR DI .
et cette incrédu lité dont il a tant sou ffert et onrépète
, en pensant lu i , les beaux vers (1 A lfredde Mu sset , qu i l
’avait lu plu s d ’
u ne fois , qu il ’avait imité ’
a l ’occasion , et qu i le juge ici avecélévation et avec goût
! to i qu ’
appelle en cor ta pa trie aba issée ,Da n s ta tombe précoce à pein e re fro idi ,S ombre ama n t d e la mo rt , pa u vre Leopa rdi ,S i pou r fa ire u n e phra s e u n peu mieu x caden cée ,I l t
’
eùt fa llu jama is tou cher à ta pen sée ,Q u
’
a u ra it-il répon du , ton cœu r s imp le et ha rdi ?
T e lle fu t la v igu eur de ton s obre gén ie ,T el fu t ton cha ste amour pou r l ’épre vérité ,Q u
’
en mil ieu des la ngueu rs d u pa rler d ’
A u s o n ie ,
T n déda ign a s la rime et s a n oble harmon ie,
Po ur n e la is s er v ibrer s u r to n lu th irritéQ u e l’a ccen t d u ma lheu r et d e l a liberté .
Ju illet 1856 .
244 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .
L a lumière se plaît su r les fronts supérieu rs ,
comme sur le s hau ts sommets et les larges cimes,
et c ’ est son œuvre même qu i donne au poète s a
vra ie beau té , son pu r rayonnement . Le vieillardimpass ible et serein , pareil à u n d ieu
s’
écla ira it en qu elqu e sorte et s e relevait fièrement iI ce s splendeu rs , à ces gloires de son
propre génie , au point qu e l’artis te éblou i était
sans ces se obligé de repétrir so n bloc de terre ,de l’accro ître on de l ’élargir .
La tête de Goethe , racontait D avid , semblaitprendre de jou r en jou r des proportions plu smaj es tu eu ses , des aspects plu s sublimes . On aprétendu qu e j
’avais exagéré le développementde son front ; ma is j
’
affirme qu e , par u n e pu issance particu lière et comme sou s u n e impu l sio nintérieu re , ce front, qu e j
’
observa is minutieu sement , parais sa it de j ou r en jou r s
’élever de plu sen plu s et grandir .I l disait encoreJ ’au rais en à ma dispos ition ton te l
’argiled ’
u ne montagne , du mont Olympe o n du montAthos , qu e j
’
a urais trouvé moyen de l ’employer,rien qu ’en reprodu isant cette souvera ine image( le Goethe .
Gardens-n ou s de sou rire de cette fascinationétrange qu e Goethe exerçait s ur l ’imaginationet le regard du scu lpteu r . Ce n
’éta it pas u n e
i llu s ion , un e ha llu cination , u n rêve . L’
in itiat io n
aux grands esprits , aux grandes con ceptions , à
M ICHE L CE R VANTE S .
tou tes les grandes choses , es t l en te et malaisée ;mais peu à peu tou t s
’
illumin e , s’
embellit , se
développe et s ’explique en Se continuant à travers d ’
infin ies perspectives ; et les qu atre O I I
cinq génies , qu i on t visité notre monde a delongs in tervalles , révèlen t a ins i et font pressent irpar de s reflet s cet idéal , d
’ au tant plu s vis ible etlumineux qu ’on l’étudie davantageQu ant a ces génies eux-mêmes
,I IS n ’ont pas
de pays . Nou s qu i sommes si j aloux des nôtres ,il fau t en faire notre deu il . Mais le sacrifice est
petit à mon gré , quand c’ est au bénéfice de
l ’humanité tou t entière qu ’on se résou t à l ’accomplir .
C ’est , en effet , au patr1mome de l ’humanitéqu ’ il fau t rendre ces chefs primordiaux qu i
domin ent nos littératu res modernes . I ls ontj aill i s i complets pou r tou s les peuples , de la têteet des entrailles du genre humain
,c ’es t telle
men t le sang de tou s qu i a cou ru dan s leu rsvein es et l ’âme universelle qu i l es anime , qu
’ i l yau rait mesqu inerie de j ugement et de vue , à lesrevendiqu er plu s particu lièrement pou r u n coinde terre qu elconqu e .
Les grands hommes ne connais sent pa s le coinde terre D ieu leu r a donné le monde . Pas defrontières pou r eux ! I ls enj ambent d
’
u n e co n
quête natu relle le Rhin , le s Pyrénées e t laMan che ; et comme le soleil , il s distribu en t parto u t leu rs généreux et cléments rayons .
246 QUE LQUE S MAIT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
Chateaubriand appela it ces hommes de lahaute élite des gén ies mères . C
’
e st l ’a un e belleparole . E st—cc que Moïse Homère , D ante ,
Shakespeare et Cervantes n e nt poin t porté e t
mis au j ou r de véritables généra tions in tellectn elles ? E st-ce qu ’ ils n ’on t pas été gros , poura insi dire , de tou s le s talents et de tou tes lesinspirations , plu s o u moins , qu i l eu r on t su ccédé ?I ls ressemblent à la fois à Adam et a Eve , au
couple légenda ire , pu issant et fécon d , à Evesu rto u t , magn a p a ren s virûm, qu i , vue de loinet dans le passé
,nou s paraît
—
ten ir plu s in timement et de plu s près
,par ses erreu rs mêmes c t
par ses faiblesses , à l’espèce humaine dont n ou s
sommes tou s , que ne lu i a j amais tenu A dam .
C ’es t pou rquoi les beaux l ivres de ces gén iesmères j ’enten ds parler des livres qu i sont ,comme e ux
,de tou s les temps et de tou s les
pays appellent les cu rieux, les observateu rs ,les philosophes , les passionnent et les ret ien
nent, et il s demeu rent éternellement j eunes et
nouveaux dans la s u ite des âges . Q u i oserait direqu ’on a trouvé le dernier mot de la Bible ? Lequ elde nou s , après vin gt lectu res , ne découvre pasdans Homère des beau tés qu
’ il n’avait point
remarqu ées o u sonpçon n ée s ju sque-là Pen
d ’années après la mort de D ante , on fon da dansplu sieu rs vil les savantes de l’ Italie de s chaires etdes collèges où l ’on interprétait exclu sivementl ’esprit et la lettre de la D ivin e Comédie ; et voilà
243 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .
son temps , a dit S chillcr, sera de même de to u sles temps . Cervantes , le plu s sûr et l e plu sfidèle témoin de son peuple et de sa patrie au
xvI° siècle , est auj ourd
’hu i vrai encore et v ivant ,et comme lu i , malgré son casqu e grotesque e t
‘
s a
rondache , don Qu ichotte , à le bien voir , n’
a pa s
cessé d ’aller et de venir parmi nou s . I l est no t recon temporain et il le sera de ceux qu i vien dron taprès n ou s .
A D ieu n e plaise qu I l disparaisse et qu ’ i lmeu re , emportant les dernières tradit ions , fu ssent-elles pou s sées ju squ
’à la démence,de la
n oblesse magnanime et du cou rage , de l’honneu r
et de la vertu,de tou t ce qu i fa it que l
’homme ,S’
il dévie , n’est entraîn é que par l
’
exce s s if amou r
du bien , par la passion démesu rée de la j u sticeet de la bon té !
L’
E spagn e et l’
E urope entière ne ta rdèrentpas à l ire D on Qu ichotte ; mais ce livre , in comparable et unique , qu i ne procède d
’au cu n au treet qu ’on sera touj ou rs impu is s ant à imiter
,ne
fu t compris qu’
à moitié , ne fu t sais i longtemps
qu’
à la su rface . On ne chercha qu e peu o u po in tà voir derrière ces gaietés et ces iron ies , et l
’ intention de Cervantes échappa au plu s grandnombre . La plupart n
’y découvrirent qu ’
u nefarce satiriqu e contre les romans de chevale rie .
Cervantes visait plus haut .
Quoi qu ’ il en soit,le su ccès de D on Qu icho t te
ne la is s a pa s de nu ire aux ouvrages précéden ts
MICHE L CE R VANTE S .
de Cervantes , et bien des composit ion s charmantes nouvelles et comédies , drames etintermèdes tombèrent , j e n e
'
dirai pas dansl ’oubl i , mais , ce qu i es t pis encore peu t-être ,
dans un inju st ifiable dédain .
Et pou r comble ! les aven tu res si s inguhereset pou rtant s i attrayan tes , dont a été semée lacarrière de Cervantes ici—bas , ne fu rent plu s ,dans le souvenir de qu elqu es—u n s , qu
’
u ne su iteincomplète de transmis sions vagu es , d
’anecdotesplu s en moins apocryphes , où la fable se mêlaitsouvent à l ’histoire . Ju squ ’en ces derniers temps ,Cervantes , à travers la con fu sion des détailsépars et contradictoires
,dans le dédale des
opin ion s et de s critiqu es , éta it u n des génies lesplu s popu laires , et à la fois les plu s ma l con nu sen Eu rope .I l éta it réservé à u n Français , écrivain de
goût et de talent , passionn é et con sc ien cienx
tou t ensemble , comme on doit l’être dans l ’ac
complissemen t d ’u ne pareille tâche , précieuse àtant de titres , de recu eill ir les témoignagesdivers
,de les compu l ser avec soin , de les
vanner et de le s passer a u crible d ’
un examensévère , de man ière à faire jaillir de to u t ce chaosla belle et natu relle person nalité de Cervantes .M . Émile Chas les n ou s a restitu é l ’au teu r deD on Qu icho tte, de Ga la tée et d es Nouvellesex empla ires .
C ’est la u n grand et s ignalé service rendu à
250 QUE LQUE S M AIT R E S ET R A NGE R S E T FRA NÇA I S .
la critique con tempora in e . E t voyez comme le
sujet , en cette o cca s ion , est de ceux qu i n o n
s eu lemen t hon orent la plume qu i les abo rd e ,mais au ssi lui porten t bo nheur M . Émi leChas les , en s
’
adon n an t à l ’étude de Cervan tes , a
écrit un beau l ivre . Ce livre , qu i co n tien t lerésumé complet et la discu ssion sérieu s e de to u sles documents et de tou tes les in formatio n s ,du rera , j e n
’
en doute pas , comme l’ indispen s able
commenta ire de la vie de Cervantes et de s e s
œuvres immorte lles . M . Cha sles servi ra de gu id eà qu iconqu e voudra pénétrer dan s ce co in réservé , le plu s brillant à coup sûr et le plu s dign ed ’être exploré , de la l ittératu re espagn ole a u
xv1°s 1ecle .
La méthode his toriqu e et l ittéraire qu ’ il a
chois ie me paraît être la bonn e et gran de méthode . Le style , c
’ est l ’homme a dit Buffon .
Cet axiome s ’en va to u t droit’a Cervan tes , et il
s ’applique dans sa j u stesse la plu s rigou reu se àla bon ne fo i de sa vie au tant qu
’
à la fran chise età la loyauté de ses œu vres . Ain si l
’
a sentiM . Chasles Je dois dire qu el plan j ’ai su ividans la composition de cet ouvrage . Il est simple .
J ’ai en trepris d’éclairer la vie de Cervantes par
ses écrits , et d’expliqu er ses écrits par les c ir
constan ces de sa vie . Cette méthode , longu e
peu t-être
, qu i exige du temps , des rapprochements minu tieu x e t l ’analyse des œuvres incoa
n u es , est facile pou rtant avec Cervan tes , qu i se
252 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
influ en ce ils o n t prétendu e,et qu els en s e ign e
ments sérieux ils vou lu rent cacher sou s u n e
forme légère et bou ffonne .
Michel Cervantes est u n homme dans tou tela hau teu r et tou te la s implicité du mo t , u n
homme comme l ’en ten da ien t M én an dre et T é
reu ce ; il est u n chrétien dans tou te la belle ethumble s ignification du titre , tel qu e l
’ entendl’
Evangile .
Qu elle ville espagn ole a été son berceau ? L e sconj ectu res ’
a cet égard se sont produ ites e t
contrariées pendant longtemps . Madrid et Séville , E squ ivias , Lu cena et Alcazar de San Juano n t montré et sou tenu des prétent ions rivales .
Ce n’est pas sans peine qu e la critiqu e , iI force
d’
investigat io n s , en fou illant dans tou tes les archives et en combinant toutes les dates , a pu s e
prononcer enfin et recon naître qu e Migu el deCervantes y Saavedra n aqu it
,le 9 octobre 1547 ,
dans la petite ville d ’
A lca la de Hén arès .
Sa famille était originaire de la Galice , et
tenait peu t- être par u n l ien qu elconqu e à n o s
ancêtres gau lois . Le bon sens j oyeux et fi n deCervan tes ressemble tant à celu i de n o s satiriqu es au teu rs de fabliaux , et de même son humeu r et son style le ramènent si près des façonsde penser et de dire de Rabelais de Montaiguet , plu s tard , de Mol ière , qu e j aimerais , pou rmon compte , à rattacher les u n s a ux au tres tou sce s grands noms dans un e parenté , au s si loin
MICHE L CE R VANTE S .
taine qu ’on voudra , mais réelle . Il y a en , Ima
gine , chez les n ations étrangères , nos amies e nn o s ennemies , bien des Gau lois et des Françaiss a n s le s a vo ir .
Cependant , ce n’ es t là qu ’
u n e hypothè se , etj e ne crois pas devoir insis ter .Rodrigo de Cervantes et Leonor de Cortinas
éta ient hidalgos , mais des hidalgos de provin ce ,de ceux probablement qu i on t lan ce au râte
l ier , rondache ant iqu e , bidet maigre et lévrierde chasse . Un pot-nu -feu plu s souvent de mou ton
qu e de bœuf, u n e vin aigrette presque tou s les
s oirs , des abatis de bétail le samedi , le vendredide s lentil les et , le dimanche , qu elque pigeonn eau ou tre l ’ordin aire , etc .
D ès les premières l ignes de Don Q u icho tte ,
Cervantes se souvient as su rément de la maisonpaternelle , où , qu and il vint au monde , de uxfilles et u n fil s ava ient déj à pris place à table et
a u foyer .Noble et pauvre , il du t grandir san s vaineespéran ce , mais n on pas sans fierté . L a j euness e ,
qu i embell it d’
a ill eu rs et illumine to us les horizons au tou r d ’elle
,ne tarda pas à remplir de
poésie sa tête arden te e t so n cœu r neu f. I l songeatou t d ’
abord à être poète ; ce qu i est de tou s lesemplois celu i , en somme , qu i , en promettant leplu s de gloire , exige le moins d
’apprentissage coûteux et parfois le moins d ’étude .
Alcala de Hén arès avait so n u niversité il lu s tre ,
254 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .
et il n ’
e st pas dou teux qu e Cervantes n’ait qu elqu e
peu subi l ’ influence du mouvemen t scien tifiqu eet l ittéraire où il se trouvait j eté par hasard , caril n ’eu tra jamais dan s le s anctu aire . où se con
féra ien t les grades , et ne vint pa s dispu ter dan sle p a ra nymphe Mais
,en dehors de tou tes
doctrines comme de tou tes l isières , su ivan t safantais ie et son caprice , se laissan t emporter auvent qu i so uffla it à s e s oreilles et agitait on faisa it fleurir les branches des arbres au tou r delu i , i l regardait , il écou tait , il observait , ils’
imprégn ait le plu s pos s ibl e de la natu re et nen égl igeait pas en ou tre d ’y mêler
,san s trop de
discernement n i de choix , les livres , mêmein complets et déchirés , d es fa iseu rs de légendes ,de gloses et de vers .Il mit bien tôt lu i-même la main à l ’œuvre et
composa des allégories d’
u n goût médiocrecomme était le goût d ’
alors . U n vieux prêtre , leseu l maître véritable qu ’ il ait eu et qu i se nommait Ju an Lopez de Hoyos , encou ragea n éan
moins ses essais . Q u i peu t dire qu e ce n’est point
à lu i qu e Cervan tes a dû de prendre et de tenircou rageu sement j u squ ’à la fin cette plume qu i adoté l ’E spagn e e t l e monde d ’
u n chef-d ’
ænvœ
immortel,a côté d ’
au tres ou vrages inspirés au ss i ,tou s profon ds ou charmants ?On sait que Molière , j eu ne et presque en fant,se plaisait aux spectacles de la foire , et qu
’ il pra :
t iqu ait tout particu l ièrement les tréteaux du
256 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S . .
verture tendu e sur deux cordes d ’
u n bo u t àl ’au tre derrière le vestiaire , comme on l
’appela it ,se tenaient les mu s iciens , qu i chanta ient s an sgu itare qu elqu e romance antiqu e .
Voilà qu i est bien n a 1f, n’ es t—cc pas ? et qu i
prouve qu e l e théâtre moderne en se s premierstâtonnements , a reprodu it l
’his toire et les aventures du théâtre de T hespis , promené de bou rgadeen bou rgade , et , tellement qu ellemen t , pos é partou t où l ’on pouvait l ’ouvr ir et le dresser commeun e tente voyageus e . E t cependant su r ce s a is
informes , parmi ces comédiens vagabonds . il yeu t bien des vérités
,tris tes e n gaies , qu i amu
sèren t e n firent pleu rer l ’as s istance ; plu s devérités , j
’en ai peu r , qu’on n ’en montre dans n os
s 1ecles raffinés su r nos scènes fameu ses , où
désormais il manqu e s i peu de chose à l’ i llu s ion ,
qu e l’ illu s ion même n ’ es t plu s poss ible .
Cervantes, s e rappelant plu s tard les farces et
les saynètes du théâtre ambu lant de Lope deRu eda , les regrettait en face même des comédiesen s tyle cu lte qu i ne tardèrent pa s a se produ i re ,et le s plu s célèbres drames de Lope de Vegan
’
en a ltérèrent point en lu i le doux souvenir.
Vers sa seizième année , Cervantes , qu i , entra îné ju squ e-là par son penchant pou r la poésie ,n
’avait pas en le soin de se préparer à qu elqu eprofess ion lu crative , accepte u n e humble placede page ou plu tôt de valet de chambre dan s lama ison du cardinal Aquaviva , qu i pa rta it pou r
M ICHE L CE R VANTE S .
l’
I ta lie . Ma is l etat d e domesticité que , deuxs iècles après , Rou s seau du t subir à so n tou r ,convena it moins encore au fu tu r auteu r de D onQu icho tte qu
’
au philo sephe rébarbatif et bar
gn eux ,très vaniteux e t u n peu bas , qu i devait
écrire la Nou velle H éloïs e et les Confess ion s .
Cervantes,d ’ailleu rs , était u n gentilhomme
,et
les traditions de l ’hida lgu ie , conservées dans s a
famille , au tant qu e le s aigu illons de sa proprehumeu r , le portaient à embras ser la carrière desarmes . I l s
’
en rôla donc en 1560, et fit sou s le sordres de Marc-Antoine Colonna la malencontren se campagne de Chypre Le 7 octobre1571 , il combattait à L épan te , sou s don Ju and
’
A u triche ,et dans les rangs des simples soldats
il se cou vrit de gloire . Frappe deux fois a lapoitrine
,il eu t la ma in gauche complètement
broyée . Ma is comme il gardera touj ou rs le fiersentiment de sa vaillance , et comme il s
’
écriera
devant tou s , en levant son bras mu tilé et d ifforme J ’étais à cette j ou rnée bien heu reu seoù s e bris a l ’orgu e il e t la s uperbe des Ottomans !E t pu is , du moins sa main droite était san s
bles s u re . Avec elle , il S e promettait b ien de
s ervir encore et de gle rifier sa patrie . E stropiée t désormais infirme , i l n
’en demeu rera pa s
moins sou s les drapeaux , fidèle à ce mét ier d esoldat , qu i fu t pou r lu i bien stérile , car on n e
vo it pa s qu’ il a it obtenu jamais , malgré tant de
258 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR AN Ç A I S .
dro its acqu is , aucune distinction , ni récompen s e .
I l a s s ista bravemen t aux batailles de Nava rin e t
de la Gou lette et entra dans T u nis ’
a la s u ite d umarqu i s de Santa Cruz .
D ans le cou rs de cette existence très di spers ée ,le gén ie de Cervantes s e développa tou t n a turellement ct s ’éla rgit ; parmi ces contrées qu i bo rden t la Méditerranée et qu ’ i l eu t occa s io n dev is iter longu ement et d ’
apprécier , il pou rs u iv iten qu elqu e sorte son noviciat intellectu el et l ittéra ire . Plu s encore , il commença £I thés au rise ret a fa ire son épargne : j e veux dire qu
’ il recu e ill it et assembla soign eu sement mille expériencesprécieus es , mille sages et piqu antes obs erva t io n âdont i l devait tirer part i dans la su ite . Avant debât ir
,tout homme prudent se pou rvoit de maté
riaux , et , pou r les constru ction s de l’esprit et d e
l ’ imagination , il fau t au s si se pou rvoir de bo nneheu re de madriers s ol ides et de pierres d ’
a t
tente .
Revenu en I ta lie en 1575 , Cervantes obtin t d edon Juan d ’
A u triche qu elqu es mois de con gépou r revoir sa patrie qu ’ il avait qu ittée depu iss ept ans . Mais la ga lère qu ’ il monta it fu t a s sa ill ie le 26 septembre par un e escadre algérien n ecommandée par le fameux corsaire A rn au t eMami , et, après u n e lu tte inégale , Michel C e rvantes devint l ’es clave d ’
u n Grec renégat qu ’ onappelait le Boiteux , o n en arabe D ali Mami .A qu elque chose malheu r e st bon ! Une cru e l le
2 60 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .
tro uver le s moven s de déjouer la s u rveillancetu rqu e , prêt touj ou rs , quoi qu
’ il arrive , a a s s u
me r s u r sa tête tou s le s périls e t tou s les reve rset à dire généreu sement
Je déclare qu e personne , parmi ce s chré
tien s , n’ est coupable . Moi s eu l j e su is l ’auteu r
du comple t et j e le s a i entraînés à fu ir . L e s
tenta t ives fu rent va ines , les comple ts fu rent déjou és , le s vives et cons tantes requ êtes à Philippe I l restèrent s ans écho .
Vers le mil ieu de 1576 , Rodrigo de Cervantesengagca ou vendit , pou r racheter s o n fils
,non
seu lement so n bien propre et le patrimoine des e s fi ls
,ma is encore la do t de ses deux filles ,
An drea et Lu is a . La somme , hélas ! qu’on s
’éta itprocu rée s i chèrement , éta it insu ffisante au grédu Mau re , qu i mettait , grâce iI j e ne s a is qu el lecla irvoyance in s t inct ive , la personne de MichelCervantes a u plus hau t prix . On ne pu t obten ir
qu e la l iberté de son frère , qu i avait au s s i étéemmené en esclavage .
Le 20ma i 1580,le père Ju an G il et le frère
Antonio de la B elle ,envoyés par Phil ippe I I ,
débarqu èrent à Alger . I ls offraient deux cent sdu ca ts , qu e la veuve de Rodrigo de Cervantes ,l equ el était mort avec le regret de n ’avoir rien
pu pou r la rançon de notre captif, avait , pou rla s econde fois , péniblement trou vés réunis .D oña Andrea , s a fil le y ava it sacrifié tou t sonavoir Fo lle espérance ! le renégat tenait bon
M ICH E L CE R VANTE 8 .
plu s que j amais , et il fallu t qu e le s frère sRédempteurs eu ssent recou rs à la bou rs e de plus ieu rs marchands et prélevas sent ensu ite
,su r le
fonds commu n , de qu oi ren tre r en pos s es s ion deleu r illu s tre compat riote .
C ’est le 19 s eptembre 1580, q u’
après des sou ffrances s an s pare illes , Ce rvante s rentra enfindans cette E spagne s i ardemment appelée e t s i
longtemps souhaitée . S es ann ées d ’apprentis sageet d
’
épreuve étaient pas sées i l éta itNon ! car la liberté , pou r s e ta ler iI l ’ais e e t
fleu rir,a besoin sans do u te du ciel vaste e t de
l ’air pu r, mais elle a besoin avant to ut de cettepaix et de ce bien-être qu e le s sou cis du jo u ret du lendema in ne troublent pa s . E lle a horreu r de la misère , cet esclavage d ’
u ne au tree spèce et qu ’on rencontre en tou s pays . Cervantes
,en proie à d ’
au tres vicis situdes co n t i
nu elles e t à d ’
a utres tou rments , dans le s u ccèset même dan s la gloire , était condamné iI nej amais pou voir amasser u n e rançon suffisante etde natu re a le délivrer pou r touj ou rs de s e s
entrave s .
I l reprit S O I I mét ier de soldat,de s imple
s o ldat , et fit la campagne d e Portugal . I lrapportait du moin s sur la terre nata le u n e
qualité appris e en rou te ; d’après Cervantes lu i
même , cette qu alité , c’éta it la pa tience .
L a bata il le d ’
A lcare s- e l-Kebir (4 ao ûtoù la personne du ro i do n Sébas tien , enve loppée
252 Q U E LQU E S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .
par les troupes en nemies , avait mystérieu sementdisparu , livre le Portugal à l
’anarchie e t aux factions . E u tombant dans les mains irrésolu es e t
malhabiles du cardina l don Henri , le royaume ,appauvri déj à et désarmé , ne pou va it qu e décroître en core . Philippe II d ’
E spagn e se tint dè slors aux agu ets . S es convoitis es n
’
atten da ien t ,
po u r s e mon trer , qu’
une occasion procha ine .
A peine le roi—prêtre don Henri eu t -il ferméle s —yeux
, qu e s ans avoir égard aux prétent ionsd u prieu r du Crato , leque l se présentait commel ’héritier légitime de la cou ronne
,le duc d ’
A lbe
s’était j eté ev idemen t sur u n e proie d even u efac ile et le Portugal conqu is , sinon pacifié , s e
voyait de force encha îné l’
E spagn e .
L ’armée espagnole d ut , cependant , occuper lepays pou r le maintenir sou s le j oug . Or , c
’es tdans les rangs des envahis s eurs qu e Miche l Cervantes s
’
en alla prendre place , à côté de s o n frèreRodrigo . Embarqu és l ’u n et l ’au tre su r l
’
escadre
de do n Pedro Valdès , ils s e rendirent aux
Açore s , qu i s’étaient insu rgées contre la domina
t ion étrangère et , grâce à l’appu i de l ’A ngleterre
et de la France , s e déclaraient en faveu r duprieu r du Crato . Il est probable qu e Cervan te smon tait , avec l
’élite des vétéran s espagn ols , lega l ion San Mateo , et qu
’ il combattit iI la bataillede s Açores
,où fu t détru ite la flotte fran ça ise ,
qu e commanda it Philippe Strozzi . E n ju in 1588 ,
il s e tro uva de même iI la prise de Cerce ires , où
264 QUELQUES n a in es Éraxxc na s nr FR A NÇA l S .
pas lais sé de tenter à son heu re les ta lents le splu s ingénieux et les plu s fins Camoens et leT asse ont écrit des pastora les .
Un Portugais célèbre , Jorge d e Montemayor,
avait obtenu u n grand su ccès avec sa D ia n a
Chamora de ,compos ée tou t en tière en pu re
langu e castillane . Cervantes vou lu t consacrer . às a façon , le s o uven ir de sa première pas s ion dan su n e églogu e , o u nou velle pas toral e . D e là s a
Ga la tée , un e bergère née au x bords du T age,e t
qu’
ado re le berge r E lic io , qu i n’ est au tre qu e le
poète lu i—même . T ou s le s écrivains du temps ,
amis o u compagnons de Cervantes,j ou ent leu r
rô le dan s cette allégorie ; dégu isés en T ire is o u
D amons , ils philosophent et subt il isent s. qu imieux mieux .
Le stvle de Ga la tée es t a s su rément u n trèsbon
‘
style , e t qu i prés age u n maître ; ma is , à travers le s de script ion s exces s ives et l ’abondancede s épisodes de tou te sorte , l e go ût s
’
y a ltére et
se perd dans l ’afl’
eeta t io n e t le s fadeu rs .
Cervantes n’était point fait pou r u n e littéra
tu re mièvre , frelatée et bâtarde , qu i tro u vcra plu stard en France son représentant le plu s i llu st redans M . le chevalier de Flo rian .
Revenu en E spagn e Cervantes publia sa
Ga la tée , et, renonçant désormais aux l ia isonspa ssagères et frivoles , i l épou sa , le 14 décembre 1584, u n e j eu ne personn e d
’
E squ ivias , pe t ite
vil le de s environ s de Madrid .
M I CH E L CE R VANTE S .
D oha Catalina de Palacios y Salazar y’
Vo z
mediano était noble et pauvre ; elle n’eu t pou r
dot qu e qu elqu es pièces de terre et un e demidou zain e de pou les Ce fu t là, on le voit , u n
vrai mariage de gent ilhomme ru iné et de poète .
Cervantes avait 37 an s . Se marier , c’
e st se mettreen ménage et accroître à d eux le fonds commun .
Quel ménage qu e ce lu i de ( ler a ntes ! Le fondscommun n ’y éta it guère , héla s ! qu e de beaucoup de besoins et de to u t au tant de privation s .
Mais s i s es grègu es sonna ient creux , la tête du
grand homme était riche de fanta is ies brillanteset de belle s inventions
, qu i ne deman daient qu’
à s e
produ ire a udehors,pou r la sat isfact ion du public
e t la fo rtune de l ’au teu r . C ’est pou rquoi il qu ittaE squwna s le plu s tôt pos s ible e t vint s
’établir àMadrid .
Sa vocat ion ,éveillée prématu rément pa r le
comédien nomade Lope de Ru eda , s’était fort ifiée
et avait grandi . I l se s enta it entraîné vers lethéâtre .
La cou r d ’
E spagn e , d it M . L . Via rdo t dan ss a notice s u r la v ie de Cervantes , la cou r d
’
E s
pagne, qu i ava it touj ou rs voyagé d
’
une capita lede province a l ’au tre ,
se fixa tou t à fa it à Madriden 156 1
,et vers 1580on éleva dans cette ville les
deux theatres,encore subs is tants , de la Cru z e t
del Prin cip e . Cervantes prit rang parmi le sa u teu rs dramatiqu es , as sez gau ches et gros s iersju squ e-là, qu i donna ient des comédies et ( le s
gœ QUE LQU E S u xîra s s Érnxuc na 5 E T rnms ç .u s .
farces aux deux théâtres , et il débu ta par u n e
comédie en six actes , el T ra te de A rgel .
’
é ta itle récit découpé en scènes et en dia logu e s d e
ses propres aventu res à A lger,
e t , en meme
temps,l’
éloqu en t appe l qu’ il s
’était prom isd ’ adresser à Philippe I I contre l ’ esclavage . C e
n ’es t pas u n e œuvre d ’art , c’
e s t un acte d ’
he n n ê te
homme . T elle qu elle e t malgré s e s défa u ts,l a
pièce fu t écou tée et applaudie .
Vingt au tres la su iviren t , gaie s o u tris tes,
légères ou pa ss ionnées , et leu r su ccè s ne s e
démentit pa s u n seu l j ou r . Notez qu e le poète enCervantes se double du réformateu r et du cr itiqu e . J
’
o sa i , dit-il , rédu ire les coméd ies à t roi sactes
, au l ieu de cinq qu’ elles avaient auparavant .
Je fu s l e premie r qu i représentait les imaginat ionset les pensées s ecrètes de l ’âme , en mettan t de sfigu re s mo rales su r la scène , au vif et généralapplaudis s ement du publ ic . Je composai dans ce
temps j u squ ’à v ingt et trente comédies, qu i tou tes
furent j ou ées sans qu’on leu r adres sât des offrande s
de co ncombres o u d ’au tres proj ect i les,et co u
ruren t leur carr i ere sans s ifflets , c ris,ni
tapage . …
Ain s i chez nou s parlait le grand Corn eille ,
qu and ,vieux déjà et u n peu méconnu par u n e
génération j eun e et ingrate , il prenait pla isir àrappeler la carrière qu ’ il avait parcou ru e
,tou te
ma rqu ée à j ama is de mémorables tentat ive s e t
d’
in imitable s chefs -d’
œuvre .
26 8 QU E LQU E S M AÎTR E S ÉT R .\NG E R S E T FR ANÇA I S .
n ea r posthume de rapprocher , a travers vingts iècle s
, les défens eu rs de l’antiqu e Numan ce et
ceux de la moderne Sarago s se .
L ’au teu r énergiqu e de Numa n ce a donné au
théâtre u n grand nombre de pièce s d ’
u n styletou t différent , e t où la moqu erie joyeu se et spi
ritu elle abonde . Ce sont le s saynètes et intermèdes qu ’on représ entait dans le s en t ”actes de slo ngu es tragédies et de s gran ds drames ,
et qu i
avaient pou r bu t de varier agréablement le spectacle en fais ant la part du sou rire et de s la rmes .
L e s intermèdes de Cervantes sont de s modèlesd ’obs ervation maligne , de verve s at iriqu e et de
belle humeu r . Jamai s le s pet ite s manies , le s s in
gu larités de caractères , le s préjugés et les fol iesde la société bou rgeoise , n
’ont été sais is d ’
u n
pinceau plu s v if et plu s agile,ni ( ‘XPO S é S dans u n
relief plu s n et , plu s natu re l et plu s amu sant . L e
Juge des d ivorces (el I n es de les d ivorcios ) , le
R ufia n veuf el R ufia n via do d ’au tres encore , neseraient point déplacés entre la Coupe en cha n tée,de La Fonta ine , e t les Fo lies amou reu s es , deRegnard .
M ais vo ilà qu e le décou ragement vint prendreCervantes au milieu même de ses succès . Lepe deVega s ’était révélé tout à coup , et la mode s
’
e n
mêlant,il n ’y eu t bientôt de place au théâtre qu e
po u r lu i . Q u e faire ? Cervantes était de tail le ,
s elon mo i , à sou tenir to u te comparaison avec ses
rivaux qu e ls qu’ ils fu s sent , et , a la su ite de L ope
M I CHE L CE R VANTE S
de Vega e t de Ca lderon , la plume qu i ava it écritN uma n ce éta it loin , sans dou te , d
’
avoir s igné sondernier chef—d ’
œuvre . Malgré tou t , sans enviecomme sans colère , heu reux même de sa lu erl’
au rore d ’
u ne gloire nou velle , qu i allait éclipsers a propre gloire
,Cervantes se rés igna et con
sentit a s’
effacer . On se souvient qu e Corneillen e céda point s i facilement devant les triomphesdu j eune Racine .
Il falla it vivre et pou rvoir aux besoins d ’
unefamille augmentée par l
’arrivée de ses deux sœu rs ,
qu i ne lu i apportaient qu’
u n su rcroît d ’
en n u i
et de misère .
Cervantes à quarante-sept an s se fi t sollic iteure t il chercha u n métier . D on Antonio de G u evara ,cons eiller des finances , avait été nommé en 1588mu nitionna ire des escadres e t flottes des Indes àSéville . I l du t s
’
adjo in dre qu atre commis s airesCervantes fu t l ’u n d ’eux .
Le pau vre poète , devenu commis aux services ,s’
appliqua à remplir de so n mieux des fonctions
qu i n’avaient rien de commu n
,héla s ! avec le s
apt itudes de son génie . I l se plais ait d ’ailleu rs1 Séville , u n e belle et bruyante cité , et oùl ’observateu r et le mo ra l iste peu ven t , à leu r
gré , fa ire u n e ample provis ion d’études divers es
en vu e d ’ouvrages à venir . E t cependant , sa
gêne ne lu i lais sant au cu n répit , il adressa , enmai 1590, u n e requ ête au ro i d
’
E spagne et
d emanda qu elqu e emploi de payeu r ou d e ca r
270 QUELQUES M A ÎTR E S ETR ANGER S E T FR AN ÇA I S .
regidor dan s la No uvel le—G renade . I l vou la itOn lu i répondit de Madrid , au n om d u
co ns eil de s Indes , u n e lettre , qu i nou s a é té
commu niquée à nou s—même aux Arch ives d e sIndes
,à Séville , et qu i n
’es t,a la bien com
prendre , qu’
un req déda ign eux B u squ a
pa r a eà en qu e se le haga merced,qu ’ il cherche
par ic i en qu o i l’
o n peu t le grat ifi erS ’ il e st qu e lqu e pa r t su r la terre u n e contrée
idéa le,où
,sou s u n c iel clément et pu r et parm i
le s o rangers en fleu rs,l ’ imagina t ion doive to u t
na tu rellement s’
exa lte r,s
’
en flammer, et s e peind re d es cou leu rs le s plu s riantes , c
’ es t a s s u rément la radieu s e e t féeriqu e Anda lou s ie .
L es dou ces vo ix intérieu res y chantent a u
cœu r le plu s triste comme à l’âme la plu s co n
tente,e t il n ’es t pas ju squ
’
aux d é shérités e t a ux
indigents, qu i ne s
’
y la is sen t rav ir aux fla tterie sde l ’espérance .
Cervantes men a it à Séville un e existence b ienlaborieu se et bien humb le , e t les tâches ingrat e spe s a ien t lou rdement s u r s a tête ma is ce soleil s iimpa s s iblement beau et qu i revet de beau té to u tce qu ’ il écla ire , le s o u tenait lu i-même san s do u te .
I l y voyait l ’ image de la providentiell e et cons tante bonté . T ou tefois
,i l n ’ava it point renoncé
mx Mu ses , et le soir , après la suj ét ion pén ib le e tinféconde , il venait comme a l la it au s si au trefo is D an te chez G iotto s e récréer et s e retrcm
per u n peu dans l’
atel ier du pe intre Franc is co
272 QU ELQU ES M A îT R E S ETR ANGE R S E T F R A NÇ A 1S .
les Nou velles s’encha înen t les u nes aux au tres
dans u n e même portée morale ; o n le s s ent néesde l ’ expérience de la vie et du perpétu el en s e i
gn emen t des pa ss ions humaines . L ’
u ne d ’ elles ,tou t enj ouée e t capricieu se , la G ita n illa de
M a drid (la Petite Bohémienne de Madrid) , cont ient un e première épreuve et plu s qu ’
u neébau che de la E smera lda , de Victor Hugo ; u n :au tre , el Zelos o es tremeño (le Jaloux estrama
d urieu ) , e st le drame émouvant et fatal desétou rderies de la v ie il lesse qu i s
’
abu se et
s’ ignore
Q u i n’
a pa s l’
esprit d e son â ge,De son âge a tou t le ma lheu r
,
disa it Volta ire . Une a utre Nouvelle en core , el
L icen cia d0 Vidriera (le Licencié Vidriera) , nou sreprésente u n savan t e t un sage en proie à un e
idée fixe , qu i rédu it à néant sa s cience et sa
s ages s e .
R in con 3æ y Corta d illo , deux petits filous ,
deux fripons , Scapin et Crispin en herbe,nous
in it ient a la cou r des Miracles , à ce qu artierpittoresque et picaresqu e de T riana , s u r l ’au trerive du Gu adalqu ivir , où s
’
assemblen t et délibérent fraternellement les gitanos et le s mendiantsde Séville , les vagabo nds de tou t âge , les voleu rsde to u t sexe , les aventu riers de toute cou leu r .Lis ez et relisez la Fa u sse T a n te, le Cu rieux:
imp ertin en t , l’
E sp agfi o le a ngla ise , la Force du
M I CHE L CE R VANTE S .
s a ng, etc . T ou s ces récits son t vivants et parlants le romancier les a découpés dans la
réal ité même de notre vie passagère et les adou és d ’
immortalité . Les hommes pas sent,en
effet , mais l’homme reste , et , sou s la ma in d
’
u n
peintre comme Cervantes , le portrait d’hier sera
également le portrait de demain .
N’
aura it- il écrit qu e Numa n ce , Cervantes set iendrait encore au premier rang des grandshommes de l ’E spagn e . I l s
’
e s saya it et se mout rait dans tous les genres littéraires . Ses vers
,
qu’on a critiqués s ans mesu re , prouvent du
moins qu ’ il avait u n vif s entiment de la poésie,
e t qu ’en s ’y adonnant exclu s ivement,il au rait
pu se distingu er entre les plu s renommés poètes
d e sa date . Les romans de chevalerie , tel s qu’on
les avait composés ju squ ’alors et qu i avaientvogu e su r le marché public , lu i parais saien t ridicu les et absu rdes , et il se préparait a. en fa ire
u n e éclatante j u stice . Néanmoins , il conna issait
qu e là même on peu t trouver d’
heureu s es idéeset créer des personnages dignes d ’estime et
d ’atten t ion . Pou r en fou rnir la preuve il écrivitles T ra va ux de Pers iles et de S igismon de
,
deux amants chevaleresqu es qu i , partis de l’ex
trême Nord,s ’en vont cou rant le monde et pro
menant leu rs amou rs et leu rs aventu res .Certes
,il y a dans cette odyssée , mytho lo
giqu e et chrétienne a. la fois , a moitié po l ie , amoit ié barbare , bien des s ingu larités et de s
18
274 QUELQU ES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇA I S .
bizarreries ;maiS racontée dan s cette belle langu ecasti llane d ’
un accent s i son ore e t d’
u n goûtsi franc , elle s
’
impose , pou r a ins i dire , au lecteu r , qu i oubl ie les n aïvetés e t l es gau cheriesde s personnages . E t pu is , on éta it loin , en cetemps-là , de ce qu
’on a appelé plu s tard lacou leu r locale . T e l qu el , le roman de Pers iles etS igismon da , qu i t ient du peti t roman grecT héagèn e et Cha riclée , de l
’évêqu e Hé liodore ,et
de l’
Ama dis de Ga u le , se trouve à l’origine de
plu sieu rs ouvrages modernes appréciés et vantés ,de s Voy ages du j eun e A n a cha rs is en Grèce , etpeu t—être même du Pèlerin age de Childe-Ha ro ld .
Les œuvres de l ’esprit on t ain s i entre elles u n
germe mystérieux qu i l es produ it l’
u ne aprèsl ’au tre et les rattache d ’
u n même lieu .
Q u i sait ? l’
I lia de tou t entière est née de qu elqu es chansons popu la ires des env irons d ’
A rgo s .
D ans le ciel intellectu el et moral , la lumière ens’
agran d issan t touj ou rs , va’étoile en étoile
ju squ ’à ce qu ’elle s’
épan ou is se et se fixe ensoleil .Qu oi qu 11 en soit , Cervantes , qu i se trompait
u n peu su r la valeu r des T ra va ux de Pers iles et deS igismon de , n
’avait point en core atteint l ’apogéede sa pu issance et de so n gén ie .
Vict ime de sa bonn e fo i et de la confiancequ ’ il ava it témoignée à un négociant de Séville
,
nomin é Simon Freire de Lima , lequ el n’avait été
qu ’
u n dépositaire infidèle , Cervantes , accu sé de
276 QUELQU ES M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .
étaien t sa femme , doña Catal ina , sa fi lle Is abel ,
qu i avait vingt an s , sa sœur doña Andrea , sa n ièceCon stanza , et un e parente appelée doña Magdalen a . Une servan te s
’
ajo utait en core à la tribu ,
dont elle était le maître d ’hôtel . Où logeait tou tce On trava illa it en famille . L es
femmes gagn aien t leu r vie en brodant de s co s
tames de cou r . Le soir , tandis qu e l’aigu ille des
femmes cou ra it su r l’
étoffe , il pren ait la plume ,et , alors , sur le coin d
’
une table , il écrivait s e sDon Qu ichotte avait été commencé
en prison ; n ou s venons de voir le milieu danslequ el il se con tinu ait et s
’
acheva it . Cervan tesavait don c cinqu ante -s ept ans . S on l ivre était lefru it attendu et mûr d
’
une vie qu i avait connutoutes les épreuves . Prescott en fait la remar
qu e , et il aj ou te Fielding avait en tre qu arante et cinqu ante ans qu an d il écrivit T omJon es ; Richardson éta it dans sa soixantièmeannée qu and il fit Cla ris se , et Walter Scott avaitqu elqu es années au —des su s de la qu arantainequ and il commença sa série des lVa verley
Novels .
Le monde , cette école du romancier , ne s’en
s eign e pas comme le programme d ’un e u n ivers ité , et la conn a is sance de ses aspects , s i variés ,doit être le résu ltat d ’u ne longu e et diligenteobservation . L es revers et les malheu rs , tou tesles amertumes avaient gl issé su r l ’âme de Ce rvantes et n ’en avaient troublé n i la s érénité
, n i
M I CHE L CE R VANTE S .
la paix . Son génie s’éta it ten u au -de s sus d es
événements ; il brava it les défian ce s de l’âge .
Son style , plu s qu e jamais , éta it plein de fo rcede fra îcheu r j oyeu se e t de santé .
La première partie de D on Qu icho tte paru ten 1604 . A u bo u t de qu elqu es semaines d ’
in
différence , la cu rios ité du public , éveillée tou ta.coup , fit explos ion . L e s éditions se su ccédèren tavec rapidité en E 9pagne et dan s le s Flandres .La France vou l u t à son tou r connaître cettepa rodie san s égale , non seu lement de s romansde chevalerie , mais de tou s le s l ivres faux e t
prétent ieux auxqu els se la is se sédu ire un e socié témou tonnière
, et l’on eut u n e première tradu ct ion
français e , qu i fu t su ivie de plu sieu rs au tre s
dan s tou te l ’E u rope .
L a gloire était ven ue enfin , et probablementla misère allait ces ser dans l’humble maison deCervantes . Hélas ! sou s ce rayon inattendu ,
les
rivaux et le s envieux s e regardèrent , et devan ttelle allu sion plu s ou moins directe , ils se tou
chérent la poitrine et le front . I ls éta ient atteints !A ces éclats de rire san s menace et sans fie l
,
ils se préparèrent au s sitôt à opposer u n e ha in esou rde et ven imeu se . Cervantes n ’y prit pointgarde ; mais u n jou r il bondit , lu i au s s i , et s
’
in
digna on avait o sé attenter a. l ’honneu r même
de son l ivre .
Il en est , on l’
a dit , de l’
œuvre d ’
u n grandpoète conn u e du cheval d ’
u n grand capita ine ,
278 QUELQUES M A IT R E S ETR ANGER S E T FR AN ÇA I S .
qu e personne n e doit monter après lu i . U n
in connu , un bouffon de ba s étage , le trivia lcon teu r de gros ses farces obscènes et de lou rdesdrôleries , venait de mettre en vente ( 16 14) u nvo lume int itu lé Second tome de l ’ ingén ieu rl11
°
da lgo D on Qu icho tte de la .M a n che , et il n e
cra ignait pa s de s’y poser insolemment en con
t in uateur de CervantesNo u s continu on s cet o uvrage avec les maté
riaux qu e Cervantes a employés pou r l e com
mencer , en nou s aidant de plu s ieu rs relationsfidèles qu i s ont tombée s sou s sa ma in . Je d is sa
ma in , car il avou e lu i-même qu’ il n ’en a qu ’
une ;e t n ou s dirons de lu i qu e s
’
il est vieux d ’années ,il e s t bien jeu n e de courage , et qu
’ il a plu s delangue qu e de A u reste , permis à lu ide s e plaindre de mon o uvrage , pu isqu
’ il lu i fa itperdre les bénéfice s qu ’ i l attenda it de sa secondepartie .
L’
inju re était abjectc et lâche . Cervantesrépond de ha ut a l ’ in su lteu r Ce qu e j e n
’ai
pu m’empêcher de res s entir
,dit- il , c
’est qu ’ ilm
’
appelle vie ux et manchot , comme s’ il avait
été en mon pouvoir de reten ir les temps , defa ire qu ’ il n e pas sât point pou r mo i ; ou commes i ma main eût été bris ée dans “ qu elqu e taverneet 110 11 dan s la plu s glorieu s e rencontre qu
’
a ien t
vu les siècle s passés et présents , et qu’
e spèren t
voir le s s iècles à S i l ’on me proposa ita ujo u rd ’hu i d ’
0pérer po u r mo i u n e chose impo s
230 Q U E L Q L‘
BS MAITR E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇA I S .
comme Cervantes interroge en même temps s a
propre conscience , qu’
il ra ill e s on pa s sé , q u’ i l
trahit ses intentions présente s , u n e a u tobiogra
phie discrète se devin e à travers le l ivre .
T ou t cela est spirituel lement d it et ju d ic i eu sement trouvé ; et que n ou s sommes loin ma in tenan t , grâce au ciel ! des critiqu es ou trecu i da n te set incompétentes de L a Harpe , qu i n o u s a
transmis so n opin ion su r Don Qu icho tte ! L a
Harpe est ris ible , qu an d , avec sa myopie ordinaire dès qu ’ il lève les yeux vers ‘
certa in s s uj ets .
il écrit en parlant de Don Qu icho tte I l y
des esprits sévères pou r qu i le fond de ce livre
est trop frivole , et qu i n e peuvent pa s l ire le s
folies d ’
u n malheu reux qu’ il fau dra it ren fe rmer .
C ’es t l ’ inconvénient de tou s les ou vrage s qu i n epeignent qu ’
u n ridicu le pa rticu l ier . Qu elquemérite qu ’ ils a ient , ils son t touj ou rs au -de s sou sde ceux qu i peignen t l
’homme d e tou s l es tempset de tou s les l ieux . …
N ’est-cc point là tou t le con tra ire de la v érité ?
L’homme immuable , l’
humanité de tou s les payset de tou s les s iècles vit , respire et s e fait voir avec
s es dés irs exces s ifs , ses entreprises déme su rées ,ses vertu s hors na tu re et ses actions mesqu ines ,dans cette s uprême allégorie de D on Qu icho tte .
Ma is , s elon Pa scal , n otre grandeu r éclate
même à travers nos misères , e t la grandeu rmora le du héros de la Manche est évidente pou r
qu i sait l ire et qu i sait voir .
M I CHE L C E RVA N'I‘
E S . "81
Ce mo n omane , qu i s émeu t a tou te idée denotre sacrifice , qu i s
’es t fa it le championl ’épreuve des opprimés et d es humbles , e t qu e
la soif de j u stice e t d ’honneu r dévore , e st bienprès , ce me semble , d
’être le modèle et le typedes vrais grands hommes e t des hidalgos magnammes .
La sat ire des romans de cheva lerie n ’
e st là ,en effet , qu e la bordu re du tableau . Le tableau ,
c’
e s t l ’histoire côte à côte de l ’esprit et de lacha ir , de l
’ idéal qu i s e prend pou r le réel , etdu réel qu i ne ces se de regimber contre l
’ id éal .D on Qu icho tte e st le héros huma in et chrétien
,
tou t imbu de l ’esprit de l’Évangile ,
e t que
l ’amou r du bien , du beau ,du vrai , en traîne
dan s tou tes le s folles rêveries,dan s tou tes les
extravagantes illu s ions mais telle e st la pu issance de l ’ idée su r la matière , que Sancho lu imême es t sédu it , entra îné , convaincu , aux deuxtiers halluciné . Le maigre cheval ier emporte aveclu i son gras écuyer dans les nu ages ; Rossin antefascine le rou s s in qu i su it naïvement , crédu le etdocile . E t à la fin , qu and le chevalier donQu ichotte redevient do n Q u ixan o le bon et lesage , qu and l
’ illu sion ces s e et que le mirage estdétru it , c
’est qu e l’heu re de la mort e st arrivée .
Qu elle mort ! Je n ’en pourrais citer au cune deplu s maj es tu eu se et de plu s s imple , de plu sémouvan te et de plu s modeste . C ’est
,dans l ’his
toire et dans la fiction,la mort du ju ste et du
232 QUELQUES M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .
saint . Les ju s tes et les s a ints ne seraient-ils doneic i—bas qu e des extravagants et des fous , détrompés seu lemen t par les s uprêmes clartés dela dernière heu re ?Ne nou s y la is sons pas duper, j e vo u s en prie
Don Qu icho tte , conn u e G argantu a et Pantagru el ,n e jou e et badine qu
’
à la su rface . Le s ens et la
mo ra l ité en sont graves au tant que l’obs erva t ion
en e st ju s te et vraie . Nou s tou s , qu i no u s piqu onsde vivre dans les régions à part, au -des s u s de spe t its mét i ers de n o s frères , et qu i cu lt ivons les°
a 1n pagn es éthérée s où le vu lga ire ne s e ta illepoint de s domaines , ne sommes —nou s pa s de s
B on s Q u icho ttes ? J’
a i gran d’
peu r qu e s i et que
San cho Pança, avec s a vu e terre à terre , so n gros
bo n s ens,
a u ra it ra ison contre n ou s avec s a
botte de proverbes Sancho Pan ça cet honn ê te e t sage modérateu r des amou reux de lalu n e
, qu i prennen t le s mou lin s à vent pou r de sgéants féroces , et les forçats qu ’on mène au
bagne pour de magnanimes opprimés ! Ma is ,d ’
u ne page à l ’autre , dans tou te s ces imaginat ions s i sérieu ses et s i profon des sou s leu rdégu isement bu rlesqu e , l e poète et l e romanciera semé à profu s ion les fanta is ies les plu s chmantes , les crit iqu es le s plu s ingénieu s es , lespeintu res les plu s délicate s . E lles vont , viennent ,tou rnent et s e déploient , ou se dérobent dan s letis su radieux d
’
u n s tyle tou t miroitant , tou t
pétillant , to u t coloré de nu ances infinies . L a
284 QUE LQU ES MA ÎTR ES ETR ANGER S E T FR ANÇAI S .
nu tremen t résolu , que la volonté de D ieu soitfa ite ! Votre E xcellen ce peu t être as su rée qu
’
i léta it un homme en qu i le vœu de vou s servirdépa s sait l ’amou r de la vie elle—même .
Cervantes mou rut , comme Shakespeare , l(
23 avrilS es funérailles furent obscu res
”
et humbles .
O n l’
en terra , sans dés igner , même par u n e
in script ion , la place où fu t dépos é son cercu eil .s o u s u n e da lle dans l ’égl ise des religieu ses T rin ita ire s de Madrid .
Je m’
adres s a i u n enfant de chœu r , a ditquelqu e part M . Antoine de Latou r , dan s se s
É tudes s u r l’
E sp agn e , j e m’
adres sai à u n enfant ,le priant de me condu ire au tombeau de Cervante s . L ’enfant me regarda avec un profondétonn ement e t finit par me répon dre ce naïfn o s e
'
,contre lequ el vienn ent se briser u n j our
ou l ’au tre , le s gloires humaines les plu s éclatantes et qu e Chateaubriand , nommant L éon ida sau mil ieu de s ru ines de Sp a rte , ava it rencontrésu r les lèvres d ’
u n pasteu r de la Laconic . Cependant l ’enfant en t pitié de mon désappointementet s e tou rnan t vers la sacris t ie , appela Jos e
M a ria A ce n om,j e vis s
’
avan cer vers moi u n
jeu n e homme portant sou tane , qu i j e répéta ima qu est ion . Celu i—ci me paru t au s s i embarra s sé ,mais au trement qu e l
’enfant de chœu r . Quoidon c ! lu i d is —jc enfin , e st-cc qu e le s restes deCervan tes n e seraient pa s dans cette églis e ?
M I CH E L GER VANTES . 285
On croit , en effet , qu’ ils y sont , me répondit
Jose Maria avec u n sou ri re intell igent . A l ’épo
que où l’an cien couvent de la T rinité fut détru it
,
on apporta ici tou t ce qu’ il y avait d ’ossements
et comme il est certain qu e Cervantes y avaitété enterré
,s es o s s eront ven u s avec les autres ,
mais on ne sait où ils au ron t été mis . Et oùse trouvait cet ancien couvent ? D ans la ru e
de l’Hnmilladero . E t a. qu elle époqu e eu t
l ieu la translation ? Qu inze ou vingt ansaprès la mort de Cervantes . Raison de plu s
,
ajou tai—je pou r qu e ses os n ’aient pa s été la is sésen Q u i sait ? J
’ai vu des gens endou ter . Pou r l ’honneu r de l ’E spagn e , con
tinn e M . de Latou r , j’avou e qu e j e n
’ en dou ta i
pa s , et j e me range du côté de ceux , c’est
presqu e tou t le monde , qu i n’hésitent pa s a.croire
qu e les res tes de Cervantes sont bien effectivement an couvent actu el de la Sainte—T rinité , confondu s , sans dou te , avec de plu s humbles , maisau s s i mêlés à ceux de sa chère fille Isabelle . Lechoix qu e l
’
A cadémie a fait de ce couven t pou ry célébrer avec pompe l ’anniversaire de la mortde Cervantes , es t u n e preuve incontestable qu el’
A cadémie ne dou te pa s . Ne serait-ce point as sezpou r qu ’elle fit placer dans qu elque coin del ’église u n e plaqu e de bronze e n de marbreavec le n om de Cervantes , un n om
, u n e date,
et,dan s le s termes les plu s humbles , ce dou lou
reux aveu qu’on ne sait précisément sou s qu elle
A
A
A
286 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .
pierre reposent ces restes sacrés ? Ce correct ifde la gloire
,cette leçon donnée au génie pa r
l ’ indifférence des hommes , au ra ient leu r é lo
qu en ce et pou rraient u n j ou r servir de text equ e lqu e fu tu r pan égyriste de Cervantes .
18 ja nv ier 1870.
288 QU ELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .
bien des œuvres . Comédien , poète et pros ateu r ,il ava it ouvert s es deux larges mains s ur tou tesles cimes de l ’art dramatiqu e . T ou t ce qu ’onpeu t recu eill ir dans la tradition et dans l ’histoire
,il l ’avait recu eilli ; tou t ce qu
’on peu tdécouvrir ou inventer dans l e domaine de l ’ ima
gin at ion et d u rêve , i l l’avait inventé en déco u
vert . I l avait absorbé dans son esprit et dans so ncœu r
,pou r les faire refl eu rir et refru ctifier au
dehors , en belles et admirables compos itions ,
to u s les germes qu i flottaient à droite et à gau che ,de qu elqu e temps ou de qu elqu e pays qu e levent les apportât . Il avait épu isé le su ccès
,il
savait l e dernier mo t de la renommée,
et iln
’
en vou la it pa s davantage .
Après H amlet, après Othello , après M a cbeth,
après tant de drames'
qu i alla ient pas sionner ettenir à tou t j amais en haleine la postérité
,il
vou lut prendre du repos .
I l ava it cinqu ante et u n an s à peine .
I l s e retira à Stratford , là même où avait étéso n berceau . I l fait bon mou rir
,s i l
’
on peu t ,sou s l ’horizon
,qu i n ou s a vu naître . La mortnou s ramène à n o s pa rents
,à n o s ancêtres
,et
,
comme les premières heu res de la vie , c’est elle
qu i forme la famille,j e veux dire qu i la restitu e
et la rej o int . Shakespeare , qu i avait vu ou press enti ton t ce qu ’on peu t trouver au -des su s eta n -des sou s des mille chos es de ce monde
, qu i
s avait le s peuple s et les rois, qu i ava it pesé à
M OR T D E 8H A KB S PE A R E E T D E CE R VANTE S . 289
leu r valeu r la richesse et la pauvreté , le vice etla vertu
,le bien et le mal , qu i avait ému en
divers es façons ses contemporains , les fa isantpleu rer ou rire , Shakespeare se mit à planterdes mûriers . Le premier , il le s introdu is it dansle canton de Stratford , et ceux qu ’ il cu ltiva itdans son j a rdin de Ncwplaee , faisaient l
’
admira
t ion des vois ins . L ’au teu r d ’
Hmn let , félicité su r
ses entreprises de j ardin ier et d ’
agricu lteur.
relevait la tête avec u n orgu eil qu ’ il n ’avait pa sconn u peu t-être au x plu s célèbres soirées de s e s
t riomphes . I l viva it simplement , il était tranqu ille , guéri d
’
ambit io n s et de rêves , il étaitheu reux . I l mou ru t !Shakespeare , dit M . G u izo t dans la préface
de son excellente traduct ion des œuvres del’
admirablc poète , Shakespeare fu t enterré dan s’église de Stratford , où subs iste encore so n
tombeau . I l est représ enté de grandeu r nature lle ,
assis dans u n e niche , u n cou ss in devantlu i et u n e plume à la main . Cette figu re avait étédans l ’origine
,su ivant l ’u sage du temps , peinte
des cou leu rs de la vie , les yeux d’
u n brun clair,
la barbe et les cheveux plu s foncés . Le pou rpoint était écarlate et la robe n oire . Les cou leu rs ,ternies par le temps , en fu rent rafraîchies ,en 1748 ,
par les soin s de M . John Ward , … su r
les profits d ’
une représentation d ’
0thello . Maisen 1793 , M . Malone ,
l’
u n de s principaux commen tateu rs de Shakespeare , fi t endu ire la s tatu e
19
290 QU ELQUES MAITR ES ETR ANGER S E T FR AN ÇAIS .
d ’u n e épaisse couche de blanc ; condu it s an sdou te par cette prévention exclu s ive en faveu r
des cou tumes modernes qu i l’a souvent égaré
dans s esBien qu e cette malencontreu se réparation ait
eu l ’ inconvénient d’
a ltérer la phys ion omie duportrait de Shakespeare , el le n
’
a cependant pasto u t à fait effacé , dit-on , cette expres sion de
dou ce sérénité qu i para ît avoir caractérisé lafigu re comme l
’âme du poète . S u r la pierre
sépu lcrale placée an -des sou s de la niche sont
gravés qu atre vers , d ont voici la tradu ction
Ami , p ou r l’
amou r de Jés u s,
a bs tien s - to i de
fou iller la p ou ss ière ici en clos e . B én i s o it celu i
qu i ép a rbrrmera ces p ierres , et maml it soit celu i
qu i dép la cera mes os .
Cette inscription , composée , à ce qu’on croit
,
par Shakespeare lu i -même , fu t , dit-on , la cau se
qu i empêcha de transporter son tombeau à Westmins ter , comme on en avait en le proj et . I l y a peud ’années qu ’ il se forma , contre le mu r de l
’églisede Stratford , u n e excavatio n qu i mit à décou vertla fos se même où avait été déposé le corps ; le
sacristain , qu i pou r empêcher les déprédations
s acrilèges de la cu riosité o u de l’admiration , fit la
garde près de l ’ou vertu re , ju squ’à ce qu e la voûte
fût réparée , ayant es s ayé de porter la vue au dedan s de la tombe , n
’y aperçu t n i ossement , n i
ce rcu eil , mais seu lement de la pou ssière . I l me
s emble . aj o u te le voy ageu r qu i raconte le fa it ,
292 QUELQUES M A îT R E S ETR ANG ER S E T FR ANÇAIS .
A friqu e , il retou rne en E spagne , et sa verveéloquente se répand et se prodigu e sur to u s
les suj ets comédies , drames , roman s , pastorales , etc .
Ma is la fortun e , cette maîtresse aveugle , qu i
s’
épren d maintes fois du premier passant venu ,
ne lais se pas de montrer ses rigu eu rs aux mieuxméritan ts . Cervantes en a fait l ’expérience longu eet cru elle .
Q u’
impo rte ! … Cet E spagnol illu stre était négu errier et cheval ier . I l s ’en allait à travers le shommes , auj ou rd
’hu i marchan t parmi les fou le s ,demain s e tenant à
‘
l ’écart , avec u n cœu r droitet fier et u n génie prompt à répondre à tou tesles inju stices de la destinée .
L e sort , on le voit , a en deux poids et deuxmesu res au ssi , dans la vie et dans la mort , po u rShakespeare et Cervantes . Malgré tou t , ils sontpartis en même temps , chacun d
’ eux ayant faitsa tâche , ayant accru à sa manière le trésor d el ’ intelligence huma ine et dignes l’u n et l ’a utre .
comme de bons et loyaux serviteu rs , de la satisfaction dn Maître .Shakespeare et Cervantes se sont—il s ren co n
trés en ce monde ? Se sont-ils con nu s ? Rienn ’au torise à le supposer . I ls trava illa ien t en semble et d
’
u n même cœu r , mais probablement lenom de celu i—ci n ’
arriva à aucu n j ou r aux oreillesde celu i-là . Se sont-ils devinés à distance ? Jele cro is et j ’aime à le croire. Le génie appelle
M ORT D E S HAKESPEAR E E T D E C E RVA N'
I‘
E S . 293
le génie , comme su r les hau teu rs la lu n1 1ereéchange de s reflets mystérieux et charmants1vec la lum1e rc . L e s grands hommes son t pareils à des tou rs isolées dans la cité de D ieu , a
dit Longfellow. D es passages secrets , exis tant àun e grande profondeur au -dessou s de la natureextérieu re , et dont ceux qu i travaillent à la su rface de la terre ne se dou tent même pas , permettent à leurs esprits de communiqu er avecde s intell igences plu s sublimes , qu i les fort ifien tet les consolent . Pou rqu oi n e pa s admettre
qu e ce s s ublimes mes s agers , apportant de s ré
vélat io n s mu tu elles , s e plaisent à rapproéher cesun is inconnu s , s i bien faits pou r s
’entendre ets’aimer ?Sou s u n tel regard , n
’en dou tons pas , C ervantes et Shakespeare se s eraient tendu la ma incomme des frères .
Un jou r , dan s j e ne sa is qu el le église deRome , à Sa inte-Marie-Maj eu re , o u à Saint-Jeande Latran , on vit entrer à la fois deux j euneshommes , tou s deux vêtu s de l
’habit rel igieux,le
premier d ’
une robe blanche , le second d’
une robede laine brune . ’étaient deux étrangers
,et qu i
vena ient de deux points différents demander labénédict ion du pape et prier D ieu su r les tombeaux de s ma rtyrs . Le moine à la robe blancheétait E spagnol , le moine à la robe brune éta itItal ien . Ju squ e—là , ils n e s ’étaient point renee ntrés ic i-ba s , ils n
’ava ie n t au cun s o uvenir com
294. QU ELQUES N A îT R E S ETR ANGER S E T FR AN ÇAIS .
mun , et sauf la mémé espérance d’
o btenir leParadis , au cune espérance commu n e . I ls prièren tlongtemps , sans se voir , et leu r ferveu r éta itégale . Pu is , comme pou s sés par u n ange in v isible qu i les rapprochait l
’
u n vers l ’autre , ilsse levèrent ensemble et s ’
avan cèren t d’
u n mê nn
pas vers la même porte . Leu rs ma ins,qu ’ ils ten
da ien t ensemble vers l ’eau bénite . s e tou chèrent ,et , tou s deux relevant la tête , ils s e reconnu rentii tel signe souverain qu e j
’ ignore et se s a lu èrentd
’
un coup d ’œ il rapide . Ce n ’ est pa s tou t leu rsbras s
’
ouvriren t au ssitôt avec tendres se et , lecœu r su r le cœur, ils se promi rent u n e amit iéétern elle .
T i l es François d ’
A s s ise ! s’
écria l’
E spagn o l .
Béni sois —tu dan s tou tes tes voies ! T u es
Dominique ! répondit l ’ I ta lien , qu e le Seigneu rmène et inspire tou te s te s entreprises ! Aprèsle baiser de pa ix , les nouveaux amis se diren tadieu pou r touj ou rs .
François d ’
A s s ise ava it entrevu l’
an réo le au
front de D ominiqu e , lequ e l , a son tou r , ava it vule n imbe lumineux se lever au s s i , su r le front deFrançois d ’
A s s ise . J ’ imagine qu e , dans le che
min d ’
an delà qu ’ il s ont pris le même jou r , et
presqu e à la même heure,Shakespeare et Cer
vantes se sont ren contrés avec joie , et qu e se
reconnaissant à cette au réole au front que les
hommes de génie portent conn u e les saints , ilsso nt tombé s dans les bras l ’u n de l ’au tre .
296 QUELQU ES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .
et près de nou s ; ils devienn en t n o s contempora ins , nos amis , nos familiers , tan t est souveraine et pu is san te la pensée humaine recu eillie ,fixée et livrée en s u ite avec cou rage au va -e t—v ientdes générations !La librairie de M . Hachette publ ie de magni
fiqu e s éditions de nos grands écrivains nat ionaux on ne sau rait rien fa ire , à mon avis , qu imérite mieux de la patrie et de la l ittératu re .
C ’est sou s la direction de M . Ad . Régnier qu eces éditions se su ccèdent ; elles ne peuvent être
qu’
excellen tes .
Les L ettres de Mme de Sévigné ont inaugu réu n e si recommandable série de beaux et bon sl ivres
,et , grâce à mille soins j udic ieux , mil le
attentions savante s , n o u s possédons désormaisu n e Mme de Sévign é authentiqu e avec ses
tenants et aboutissants , s i l’
on peu t s ’exprimera insi ; nou s avons la ple ine et parfaite conna iss ance , non seu lement d
’
u n génie u n iqu e et vraiment inimitable , mais encore de tou te la société
qu i al lait , vena it , s’
agita it et tenait la scène àla date où ce génie , l
’œ il au guet et l ’oreilletendu e , écou ta it , regardait , écriva it . Et que lœ il clairvoyant ! qu elle oreille dél icate et fin e !
On a tou t dit de M me de Sévigné , et tou t aété trop bien dit pou r que j e veu ille donner , àmon tou r , des opinions qu i n e seraient quel ’écho des au tres .
« E l le—même s e t ient au—dessu sdu paradoxe , et s o n ta lent décourage tou tes les
MADAME D E SEV IGNE .
malveillances . Vou loir atténu er so n éloge , qu iest consacré , ce sera it vou loir , comme a dit lepoète Le Brun , à propos du grand Corneille
Bu rlesqu emen t ro id ir s es petits bra sPou r étou ffer trop ha u te ren ommée .
D énigrer , d’a illeu rs , répugne à la conscien ce ,
qu elqu e s évère qu ’elle soit , et là n’est point
l ’office du critiqu e . Ma is l ’édu cat ion et l ’in struct ion de femmes sont u n e des qu estions à l ’ordredu jou r et qu i ne lais se pas de préoccuper diversement les prudents et le s sages . Bien de s genscritiqu ent , blâmen t , discu tent et , sans treps’expl iqu er pou rqu oi , s
’
imagin en t que la scienceu n peu sérieu se , s i par malheu r elle atteint n o sfilles et n o s sœu rs , créera tou tes sortes d ’embarras et d ’
en n u is au sein du foyer domestiqu e .
Or,le sou venir de Mme de Sévigné peut su r ce
point redresser plu s d’
un e erreur , diss iper plu sd ’
un e cra inte et fa ire j u stice d ’
abs urdes préven
tions .
M me de Sévigné apparten a it à un e aristocratiede s plu s éclairées , de s plu s instru ites . E lle éta itelle-même u n e flamme s a va n te , dans tou te laf’
orce du terme , et confinait auxp récieu ses ;mais ,sou tenu e par un tact exqu is et défendu e par cebon sens qu i éta it chez elle comme un don supérieu r , elle ne tomba jamais dans au cune exagé
ration . M me de Sévigné , même dan s se s engou ements , a to uj o urs en ho rreu r de s extrême s , et
298 QU E LQUES MA1TR ES ETR ANGER S E T F R AN ÇAIS .
sa vertu , habitu ée de bonne heu re au devoir e tmx bien séan ces , n
’a point ces sé de se tenir àcette place élégante et cou rtoise , où l
’
o n se faitestimer de tou s
,a imer d ’
u n grand nombre e t où
l’
o n ne déplaît à personne .
’était la meilleu re des mères , la plu s fidèleet la plu s dévou ée des amies et , ma lgré tou t ,
malgré son savoir s i varié et son styl e s i littéra iremen t natu rel , elle était u n e femme pratiqu e ,rangée et ordonnée , u n e véritable mén agèreenfin et qu i tenait la main au tra in j ou rnal ierde samaison et de se s affaires .N ’ayez donc pa s peu r de l
’édu cation et del ’ instruction des femme s ! Souvenez—vou s decette société tou te polie et accorte du xvn
° siècle ,et où Mme de Sévign é est loin ’être le seu lexemple à citer . Pu is , le temps ayant marché etles lumières , qu i n
’
écla ira ien t d ’abord qu e lescimes , se répandant désormais , avec u n e prod iga lité fécondan te su r le s versants de la coll in eet au vallon , n e dérobez au cune tête à leu rsrayons bienfaisants . La société frança ise n ’estplu s resserrée et restreinte ; elle embra s se maintenant la nation tou t entière , et pou rqu oi n everrions—non s pa s reflenrir au tou r de n o u s ce
qu e n ou s admirons là-bas , dan s ce splend ide ,ma is inégal passé qu i s
’éloigne ?
Q u i osera it dire qu e la science nu it aux qu a l itésmodestes , et qu e ce qu i agrandit le cœu r chezl ’homme soit destiné à l ’amo indrir chez la femme ?
300 QUELQU ES MAITR E S ETRANGER S E T FR A NÇA 1S .
R abn t in ,n
’
a plu s de gaieté , plu s de feu , n i l’
es
prit plu s agréable qu ’ elle . La j oie , lu iécriva it u n j ou r Mme de la Fayette , e st l ’éta tvéritable de votre âme ; le chagrin vou s e st plu scontraire qu
’
à personne du monde .
Mme de Sévigné , restée veu ve à vingt-qua treun s , ferma so n cœu r a to ut nou vel amou r e t
reporta su r se s enfant s tou t le trésor de se s tendresses ; el le rafi
’
o la it d ’eux,de s a fi lle su rtou t .
T ou tefois elle avait pou r le s choses et le s gen sdu dehors
,pou r la cou r et le monde , u n goû t
to u t à fa it déterminé . E l le se mêla it volontiersa ux nombreux événements , qu i se succédaientdors , el le éta it de toutes les fête s , y prenaitu n e v ive part , et comme elle se fa isait faire ouqu ’on lu i fa isa it pa rtou t galamment la place qu ilu i éta it du e , elle a é té aux premières loges pou ra s s is ter a. ces tren te ou trente -cinq années d us iècle de Lou is XIV , dont elle est pou r nou s u ntémoin s i précieux et u n révélateur admirable .
T ou s les beaux esprits , poètes et prosateu rs ,
tou s le s hommes d’Etat , to u s le s grands se i
gn eurs , le s gens’épée et les gen s de robe ,
Conti , T urenne , No irmou s tier S ervien , du
Lude , Rohan , le chevalier de M eré,le su rin ten
dant Fouqu et , B en serade , Saint—Pavin , Mme de
la Fayette , Mlle de S cudéry , Ménage , s e groupa ient en constellation au tour d ’elle et la rechercha ien t à l ’en vi . Parla it—elle , on était e nchaînée t s o u s le cha rme : écriva it —e l le ,
c ’éta it u n e
MADAME D E S É
’
VIGNÉ .
chaîne en core et u n charme nouveau . L e s sonnets
,les madrigaux les triolets , pleuvaient a
s es pieds . Ménage l a célébrée en franca is , enitalien et en latin ; Saint-Pavin pas sait sa vie a
chercher et à trouver des s onnets et de s rondeau x,
où le dernier quatrain et le dern ier tercet fera ientflèche de cou rtois ie et d ’amou r .
C ’était bien réellement un e M u se qu e cette1gaçan te et insensible M me de Sévigné , et il n efa lla it qu e l
’éclair de ses p a up ières biga rrées ,
comme elle appelait elle—même ses yeux , u n peudifférents de cou leu r , mais d
’
u n égal rayonn emen t , il ne fallait qu
’
un écla ir de s e s paupièresb igarrées pou r mettre en branle tou s ces cœu rse t tou tes ces lyres . Jamais la s édu ct ion d
’
u n
jo l i visage ne s ’est mieux exprimée ni exercée .
Je regardais tou t à l ’heure un portra it d ’elle,
très bien gravé , d’après le pastel original de
Nanteuil . E lle a vieill i les lignes et les conto u rs se son t altérés çà et là , mais la grâceenjou ée et pén étrante a la fois , résiste ; l
’âme sereflète des yeux aux lèvres avec u n mélange devivacité , de légèreté et de finess e , qu i devait êtrela marqu e dist inct ive de cette beau té dou ce et
blonde , mais sans rien de trop doux et de fade ;a u contraire ! On s ent dans ce portrait , la jeunesse prolongée de l esprit et de la verve , u n
entrain et u n e pétn lan ce de pensée et de propos ,
qu i ont du ré ju squ’à la fin et qu i an iment encore
les plu s petits billets de ce grand écrivain .
302 QUELQU ES M A îT R E S ET R ANGER S E T FR ANÇAIS .
O u i , Mme de Sévign é est u n gran d écriva inet qu i a con n u tou s les secrets du bien dire .Vif et prompt , so n style cou rt , bondit , caraco le , fait maintes gentillesses et prouessese lle n
’
a qu’
à lu i lâcher la bride sur le cou et àle laisser aller ! Mais , qu and elle veu t , elle leramèn e , le retient , le dirige et parvient alorsaux expressions de la plu s haute éloqu ence .
T ou s les genres lu i sont familiers . S ’ il lu i plaisait , elle aurait des accents de Corn eille et despériodes de Bossu et . E lle excelle à enrichir las implic ité , même la plu s trivale , et rien de ce
qu’elle touche du bou t de sa plume
, en pa ss ant ,
qu i n e se mette au ssitôt à rire , à sauter , achanter . C ’est u n e perpétu elle allégresse desidées et des mots . E lle parle u n e langu e réj ou ieet qu i n
’appartient qu’
à elle seu le . Comme j e n e
sais qu el artiste grec , elle a créé son ins trumentmélodieux et , en mou rant , elle l
’a brisé .
E lle a sa pensée et son mot s ur tou t , et ,
prenez garde ! c ’est le mot ju ste , c’est la pen sée
judicieu se ; c’est , même dans ses engou ements
et ses caprices , la note d’
u n sen s n et et profond ,
qu i peu t se tromper peu t-être , mais qu i , s e
trompât- il , ne laisse pa s de trouver en core et defa ire valoir bien des vérités imprévu es et biendes leçons u tiles .
E lle a été du re un e fois en sa vie , au s uj etd es pauvres émeu tiers de Bretagne , qu
’on avaits i cruellement ma s sacrés et pendu s ; mais , dites
304 QU E LQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .
C ’es t ii M me de G rignan , cette enfan t biena imée ,
qu ’elle j ugeait être la plu s belle de
France qu e l’orguei lleu se mère adresse la plu
part de ces L ettres qu i , au tant qu e les M émo iresde Sa in t—Simon ,
sont le j ou rn al v ivant et la peintu re parlan te du siècle où elles ont été écrites .
Mme de G rign an avait hérité en partie de squa l ités °mora le s et intellectu elles de sa mère ,et , dans ce cercle de poètes et de cou rtisan s , qu ifêtaient sa beau té précoce , pen dan t que La Fo utaine lu i dédiait la fable du L ion amou reu .r
, ellen e pouvait qu e se développer rapidemen t e t
grandir en talen ts et en grâce .
Elle dut habiter la province , le château de
hau t j u ché su r u n e montagne comme
u n man oir du moyen âge , et dominant u n grandvillage provençal . Elle nou s apparaît , d e loinet a travers sa correspondance , sou s les traitsd ’
une aimable e t dou ce châtelaine , qu i se rés ignecomme elle peu t à l ’époux déjà vieux et , sommeto u te , ass ez peu intéres s ant qu
’on lu i a donn é .
D ans le riche album qu i accompagne l’édit ion
des L ettres de M me de S évign é, publiées parM . Hachette , n o u s avons un portrait d e la
comtes se de G rignan , qu i est tr0p coquet et tr0pfin ,
s elo n mo i , pou r n’être pas res s emblant .
Figu rez—vou s , encadrés dans les bou cles d’
u nesoyeu s e et abondante chevelu re , u n e j eune tête ,u n vis age éclatant , plein de lum1ere , et vra imen tto u t imprégné d e beau té . Cela brille
,pa rle et
MAD AM E D E SEV IGN E .
sédu it . Le col légèrement déto u rn é et incl iné ,les yeux lo ngs et voilés , l e nez délica t et pur ,
la bou che f’
raîche,sou riante , bien modelée , u n
peu forte , l’ovale aux contou rs f
’
ermes et plein se t qu i es t d
’
une régu larité extrême , forment u nens emble harmonieux . et charmant , su r u n corpso n ne peu t mieux approprié à tant d ’
attra it s e t
revêtu d e la to ilette la plu s galamment chifformée .
On comprend amerve ille que Ménage et Sain tPavin se soient e scrimés à qu i mieux mieux , dan sleu rs j ou tes poétiqu es , u niqu ement po u r pla irea.u n e s i ravissante personne .
Ma is,de M me de Sévigné et de sa fil le , n e
restât—il , avce le souvenir , qu e l’œuvre pieu se-a
men t et soigneu sement conservée et tran smis e ,i l Sera it facile , l
’ imagination aidant , de rendreces esprits immortels la grâce extérieu re qu iles parait autrefois , de retrouver , au moins en
rêve , leu r beau té et le prestige qu’ ils on t dû
exercer dans ce milieu incompa rable où ils on tvécu ; et dès lors on excu se volo n tiers le philo—s
sophe M . Victor Cou s in,qu and
,a u déclin de
ses j ou rs et légèrement désabu sé de la doctrine ,
il se prit d ’
u ne rétrospective et chevaleresquepa ssion pou r ce s i l lu stres dames du s iècle deL ou is le Grand .
oo ju illet 1868 .
308 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAI S .
peu , qu e ce so it du moins l’
histoire de ce s grandset vertu eux modèles dont la tradition promèneet fa it briller , à travers les s iècles , les imagesso uveraines et impériss ables . Lisons la Vie deshommes illu s tres de Plu tarqn e , o u mieux encore .sans chercher s i lo in de nou s , portons no treattent ion s tud ieu se et notre admiration du côtéde n o s propres annales , et appliquon s—non sy retrouve r le s saluta ires enseignements et les
glorieux exemples . T ant d ’hommes illu s tre s et
d e héro s ont su rgi parmi nou s qu i , cert es , valentbien les G recs et les Romains de Plu tarqu e !D ans le nombre , au x premiers rangs de ces
brave s et invincibles soldats qu’
a produ its la
Révolu t io n frança is e et qu i tou s , a de s degrésd ivers , commandent le respect et l
’ enthou s ia sme ,u n e tête j eune et gracieu se , fière et modeste à lafois , ton te sympathiqu e
,rayonne dou cement et
nou s attire la noble tête de Marceau .
Marceau représ ente la gloire elle-même danss a plu s poét iqu e et , en qu elqu e sorte
,dans sa
plu s prin tan ière expres sion , la gloire sou riante ,précoce et tou t en fl eu rs . T elle il l ’a rencontréeet conqu is e dès ses premiers pas , telle encoreelle reste sur son tombeau . Celu i qu e les dieuxa iment meu rt j eune dis aient le s anciens . M ar
ceau était donc a imé des dieux .
Francois -S éve rin Marceau -B esg ‘
aviers naqu itll Chartres
,le 1" mars 1769 . Son père éta it pro
cu re u r au ba illiage d e ce tte ville . L a tendres se
M AR CEAU .
maternelle manqua complètement à Marceau , et
son berceau ne con n u t pas les caresses acco u
tumées ; mais , par un e compen sation n on moinsétrange
,il se trouva qu e s a sœu r Emira , prise
pou r lu i de tou s les sentiments d ’
un e mère , sechargea d ’ en remplir au s s i le s devo irs . L a natu res e pla ît sou ven t ains i à gu érir ses imperfection sou à les réparer .Le père de Marceau ,
très faible,très indifférent
peu t—être , négligea l’en fance de son fi ls , qu i fu t
abandon né à ses seu les inclinations . Heu reu sement
,ces inclin ations étaien t excellentes et te n te s
en dehors de l’appât d’
u n e vie oisive ou diss ipée .
A se ize an s, M arceau , qu i ne dissimu lait poin t
l’
an tipathie profonde qu’ il avait pou r le barreau ,
qu elqu es efforts que fis s en t ses paren ts pou rl ’y préparer , s
’engagea avec u n de ses camarades
,n ommé Richer , dans A ngoulême- In fan
terie,régimen t qu i devint plu s tard le 34
° de
l ’a rmée .
Sa vocation arden te e t vive l’en traîn a it versle métier des armes , et depu is longtemps Xén ophon et Po lybe , Feuqu ière s , le maréchal deSaxe , Fo lard et Vauban étaient devenus pou rlu i s amis et des maîtres . Mais
,emporté par
le rapide des événements , ses études fo rcément demeu rèrent inachevées .Amené par le hasa rd à Paris au mois de ju illet
1789 , il se mit sou s les ordres d’
un officie r d efortune , Elie , du régiment de la Reine- In fan
810 QUE LQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .
terie , dont l ’attitude dans cette grande jou rnée
(14 ju illet 1789) fu t constammen t celle d ’
un
homme des temps héroïqu es a écrit M . Lou isBlanc ; et il s
’
avan ça hardiment à la prise de laBas t ille . Il marcha en s u ite à la tête d ’
u n déta
chemen t de la s ection Bo n —Conseil (dis trict deSaint—Jacqu es) pou r repou s ser les troupes qu e laco u r envoyait contre Paris .
L ’ère de la liberté s’
in angu ra it magn ifiqu e
ment . La France en tière était debout , et , sou s ces
son f’
fles divers de résu rrection et d ’ indépendance ,
les bataillon s de volontaires s’
o rgan isa ien t detou tes parts . Ce peuple de citoyens allait devenirun peuple de soldats . Le 12 ju il let 1792 , M arceau
était nommé capitaine du 2° bataillon des volontaires nationaux d
’
E u re—et-Loir . Il rej oignaitl ’armée qu e commandait La Fayette , au momentmême où ce général la qu ittait pou r échapperà la pre script ion . On craignait un e défection .
M arceau , inconnu encore , sans expérien ce et
san s crédi t, sort des rangs , et d’
u n e voix én ergiqu e , ii s
’
ecrie Soldats,il es t u n devoir plu s
sacré qu e l’obéissance à un supérieu r , celu i de
n e pa s la isser cette frontière sans défense Iln ’en fa llu t pas davantage , pou r ramen er promptement des bataillons égarés et men açan t d ’
ac
compagn er dans sa fu ite , l’homme qu ’ ils regar
da ien t comme le fondateu r de la l iberté dun o u veau monde .
L a France . a. cette date , éta it en proie aux
312 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR A NÇAIS .
commandan t le 2° bataillon des volontaires deMa ine—et-L o irc , s
’
obstin aien t à vou loir combattre et tenaient bon . Les magis trats de la villeet les principaux habitants in s istaient pou r un ereddit ion immédiate . Marceau protesta de tou tes
ses forces et de ton te’énergie de son cou rage ;
mais,vain s efforts ! la reddition fu t résolu e .
Beau repaire indigné se’
tu a dan s la n u it,lais san t l e commandement des troupes et de laville à M . de Nexon , l ieu tenant—colon el du2“ bataillon des volontaires de l a Meu se . Marceau , con damn é au rôle cru el qu e les lois de lagu erre imposent au plu s jeun e officier , reçu t ladou lou reu se mission de porter la capitu lationl ’ennemi . Les yeux bandés et précédé d ’
un
trompette , il se rendit au camp du ro i de Pru sse .
Là,il n e pu t maîtriser son émotion , et les larmes
cou lèrent s ur son v isage .
Pendant le s iège , Marceau avait perdu ses
équ ipages , ses chevaux , son argent . Un représentant da peuple , envoyé à l
’armée de D umon
riez,lu i demanda Q ue vou lez-vou s qu
’onvo u s rende ? Un sabre n ouveau pou r vengern otre défaite répondit le jeun e gu errier .La Conven tion décréta la mise en accu sation
des officiers , qu i avaien t con senti à la redditionde Verdun . 35 personnes con iparu ren t devant letribunal révolu tionnaire ; un seu l fu t n omin ativement et honorablement excepté … M arceau !
Adju dan t—major le 1“ décembre 1792 , lieu te
MAR CEAU .
nant—colonel le 25 mars 1793 Marceau fut
en voyé en Vendée , où l ’ insu rrection se prepa
gea it à vu e d’œ i l et avait déjà pris les proportions
d ’u ne grande gu erre . Bou rbotte et Ju l ien deT ou lou se y avaient été délégu és pou r examinerla condu ite tenu e par les chefs de la légion germaniqu e . T ou t l ’etat—major fu t mis en accu sation
,et Marceau lu i-même , par les ordres de
Bou rbo tte , fu t tradu it en jugement commes u spect d ’
in civisme et complice de Westerman n .
Sa franchise tou te natu relle et simple suffit sa
défens e .
I l marcha vers Saumur . Le 9 ju in 1793,cette
ville fu t attaquée par des t roupes royalistes etviolemment tenu e en échec . Marceau était horsdes mu rs avec sept cu irassiers , lorsqu
’ il aperçu tun e troupe de Vendéens qu i entraînaien t u n
prison nier . S on écharpe tricolore le désign aitsu ffisamment ; c
’ était B ou rbo tte qu i , ayant en
son cheval abattu par un bou let , avait dû tomberaux mains en n emies . Marceau met pied à terre
,
prend le dépu té dans ses bras , le replace sur son
propre cheva l et le force de s’éloigner
, en lu i
disant I l vau t mieux qu’
un soldat commemoi péris se qu ’
un représen tant du peuple commevou sLa Convention décréta qu ’ il avait bien méritéde la patrie , et il fu t promu au grade de gén éralde brigade .
A ce même S i è ge de Saumu r , le gén éral
31f. QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR AN ÇAIS .
Con s tard, reconnaissant que le feu d
’
une batteriecau s ait u n grand ravage dans n o s l ignes
,chargea
le brave Weis sen , colonel du régimen t dan slequ el s ervait Marceau , d
’enlever les pièces .
Où nou s en vovez -vou s , mon général ? s’
écria
Weis sen . A la Le salu t de la R épublique exige ce sacrifi ce . La posit ion futemportée ; mais la légion german ique , qu e l
’ infanterie ava it refu sé de sou tenir
,fu t presque
anéantie !A vingt-qu atre a n s , M arceau ,
général de divis ion
,commanda it à l ’a rmée de l’Oue st . Rien
n ’égalait sa bravou re que son inaltérable gê n éro s ité , et c
’est par leu r accord cons tant qu 11
frappa it s u rtou t et domptait les rebelles . C e
fu t sou s ce jeu n e officier , a écrit Beau champ ,
qu e l’armée de la Républiqu e porta les coups les
plu s décis ifs aux roya l istes ; s’
il ne recu eillitpoint tou te la gloire des combats qu i anéant irentla grande Vendée , l
’histoire , qu i n’ oublie rien ,
s era j u ste a son égard .
En fait de témoignages , le meilleu r , à notreavis
,et le plu s enviable est le témoignage d ’
un
ennemi vaincu . On voit qu ’i l n ’a point manqu é1 Marceau .
La bataille du Mans es t , sans contredit , dansl ’histoire des hau t s faits de Marceau , u n e pagede s plu s éclatantes . Ce fu t u n e terrible j ou rnée
qu e celle où l’on vit périr en qu elqu es heu res
10000 républicains et 30000 royal istes . M ar
816 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .
n’ avait point qu itté le poste le plu s péril leux , alai tête d ’
u n e avant-garde tou te décimée par lesballes . Westermann fut conservé .
Ne trouvez-vou s point qu ’ il v a qu elqu e chosed ’épique dans le récit de ces lu ttes et de ces
triomphes ? Les gu erres de la Républiqu e fran
ça ise ressemblen t de loin , dans leu r enchaînement grandiose , a. ces combats qu e célèbreHomère
, et le j eu ne M arceau e st bien digne defa ire figu re ii côté d ’
A chille .
La compas sion était familière à Marceau . Enmainte ren contre , il lai ssa so n cœu r s ’
émou vo ir,
et ce qu i n’était point faible s s e chez lu i , mais
s ensibil ité profonde , faill it u n e fois lu i coûter lavie . U n e j eune Vendéenne , qu i avait pris pa rt ala bataille du Man s , était pou rsu ivie par les so ldats républicains . La pâleu r au fron t
,les che
veux en désordre , elle se j ette aux pieds deMarceau Sau vez-moi ! cria—t—elle
,épargnez
mo i ! Marceau la rassu ra et la prit sou s sa
protection . Par s es soins,elle fu t confiée à
u n respectable cu ré de campagne . Il ne la revitplu s ; elle mou ru t plu s tard su r l
’
échafaud , lu i
légu ant u n e petite montre de peu de va leur .M arceau la pleu ra longtemps après , regrettantde n ’avoir pu lu i sauver la v ie .
Ainsi parle Sergent , le beau —frère de M arceau
et l ’époux d ’
Emira , auteu r de notes biographiqu e s , qu i écla irent précieu sement le caractèreet la v ie de n otre héros .
MAR CEAU .
QU O I qu ’ il en soit , Marceau ,co upable d ’avo ir
fait grâce a la rébell ion,fu t dén on cé , et u n e
commission s e forma pou r procéder en secre tu n e instruction de l ’affaire . I l a llait être a. so n
tou r l ivré au supplice sans l ’ intervention d e
Bo urbo tte , qu i se hâta d’aller rappeler les
services que le général avait rendu s la Franceet démontrer l ’ inju stice d es sou pçons qu ’
o nn
’ava it pa s craint d’élever contre son honneu r .
D u Mans , tombé au pouvoir de s républica ins ,Marceau pou rsu ivit les roya l istes , qu i s
’éta ientretirés à Savenay . Westermann , Kléber e t
Beaupuy menaient avec lu i cette campagne s an
glante ,- et avec lu i il s entrèren t a Nantes
, qu i
se porta au -devant des troupes avec des co n
re n n es de lau riers La Société popu la ire offritdes palmes â Marceau , a. Kléber , à Beaupuy etil T illy .
Ces fêtes, néanmoins , éveillèren t qu e lquessusceptibil ités farouches D ans un e séance dela Société popu la ire de Nantes , le représentantT hun eau monta à la tribu ne et réclama avec un esorte de véhémence contre les honneu rs qu ’ond écern a it à des généraux Ce sont , dis ait-il ,les soldats qu i remportent les victoires , ce sonteux qu i méritent les cou ronnes , eux qu i on t
à. supporter tou t le poids de la fatigu e et de scombats . Je sais , répl iqu a vivement et d igmment Kléber, qu e ce sont le s soldats qu i rem
portent les victoires ; ma is il fau t au ss i qu ’ ils
318 Q U ELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇA I S .
so ient con du its pa r le s généraux , qu i so nt lespremiers S oldats de l ’armée , e t qu i sont chargésde 111a in ten ir l ’ordre e t la discipl in e , san s quoiil n ’
v a point d ’
a rmée . Je n ’
accepte c ette co u
ro nne qu e po u r l’
offri ' a.me s camarades e t l’
a t
tacher à leu r drapeau .
Ce sont là de belles et vraiment équ itable sparoles . La
’
Convention nationale , après avo iracclamé s e s chefs , décréta qu e l
’
a rmée de l ’O u e s t
wa it bien mérité de la patrie .
Ma rceau est l ’homme de la pat rie et d e la
républiqu e . Partou t où l ’ennemi paraît, o n le
voit au s s itôt accou rir . L es périls l e ten tent e t
l’
att iren t . On dirait qu ’ il a u n pres s entimen t dela brièveté de sa carriè re et qu ’ il est tou t o ccupéà fa ire tenir
,dans ces années s i cou rte s , tou t
ce qu ’ il pou rra réunir de serv ices mémorables ,d e grandeu r et de gloire .
Il fu t appelé le 26 germina l a n I I à l ’arméede s Ardennes , e t s e s ignala à la prise de T hu in .
Employé le 25 pra irial an I I I à l ’armée deSambre- et -Meu se , il s
’
y mont re l ’éga l , par le svertu s patriotiqu es et la va il lance , de Cham
pion n et et de Kléber . Kléber était déjà l ’ amichaud e t dévou é de Marceau , et leu r affect ionne s
’est dénou ée qu e dans la mort .
A u mois de s eptembre 1794 , M arceau , to utj oyeux et tout fier d ’avoir fait éprouver u n e perteconsidérable à l ’a rmée au trichienne , écrit à unde Se s compatriotes , so n a ide de camp M augars
320 QUELQU E S M A îT R E S ETR ANGER S E T F R AN ÇAIS .
cependant et grande envie et grand beso in dete voir.
M AR CEAU .
Nou s avons tenu citer tou te cette l ettre .
E lle donne le to n de la s impl icité même et de lamode s t ie de Marceau . On l ’y voit tel qu ’ i l étaitdans l ’habitude de la vie , tou t affectueux e t bo n ,
e t s e la iss ant a ller à la pente d e tou s s e s s o n ve
nirs . I l ne pose point pou r le brave , et dit san semphase Je me battrai ! Se rvir la patrie etfa ire dignement so n devoir, voilà , pens a it— il ,s o n métier et s a tâche ; et il n
’ en tirait pa s plu sde vanité que l
’ouvrier le plu s dés intéressé e t le
plu s humble .Nou s ins istons à dessein sur les qu alités mo
ra les de Marceau , parce qu’elles donnent tou t
son relief à son original et charmante phys ionomie . Ce gu errier n ’ava it rien de farouche ; a ucontra ire , on n
’
éprouva it , en l’
appro chan t , qu e
la s édu ction de s o n affabil ité,de s a candeu r
même et de la politesse de s es man 1ere s . Avantles batail les du Mans et de Savena y , Marceau ,revêtu du commandement en chef, jugeait mo
destemen t qu e Kléber était plu s d igne qu e lu id
’
u n s i haut emploi Je prends le titre degénéral en chef, lu i dit-il ; mais j e t
’ en remetstou te l ’au torité . Gu ide l ’armée a. la victoire ; jecondu ira i ton avant—garde . S ’ il e s t qu estion dere spon s abilité et d
’
écha fa ud ,ils seront pour
MAR CEAU . 321
mo i . Kléber n ’
accepta point . Ces généraux dela l iberté ne se lais sai ent jama is vaincre , l
’
u n
par l ’au tre , en désintéressement et en gran deurd ’âme .
Comme on félicitait Marceau su r les victoiresdu Mans et de Savenay Ce n
’est pa s moiqu ’ il fau t complimenter , répondit—ii , c
’est Klébera qu i j e dois tou tE st- ce qu e les gùerriers d
’
A thèn es e t de Sparteo n t trou vé j amais de plu s dignes et de plu s tonchantes répart ies ?
A Fleu ru s , Marceau , qu i commandait l’aile
droite,contribu a vivemen t au s uccès de la j ou r
n ée . Un cheval fut tu é sou s lu i , un au tre futblessé , mais il tint bon se n s le feu et se condu is iten vra i l ion des batailles , su ivan t les termesmêmes du rapport , qu i fu t en voyé
« au Comité desalu t public . S ur l es bords de l ’Ourthe et de laR oër , il l ivra de n ouveaux combats , et D ü ren
,
disait Jou rdan a Kléber , i l s e battit en enragéLe23 octobre 1794 , Marceau ent1 ait à Coblentz ,
et Jou rdan , qu i commandait en chef l’armée de
Sambre-et—Meu se , en donnait bien vite la n on
Velle à Kléber M arceau a rempli sa tâche,
mon cher camarade il a pris Coblentz . T âche d eremplir promptement la tienne et de prendreMaestricht . Il paraît qu e n o s affaires prennentbonne tou rnure devan t cette place . J ’espère qu eVou s en serez bien tôt maîtres .
C’est de Coblen tz , on s
’en souvient , que le21
322 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .
du c de Bru nswick—L un ebourg avait j eté , en 1792,son insolent et stupide défi à la Révolu tion fran
çaise . Marceau re leva le gant , et , du cœu r et del ’épée , il vengea so n gouvernement et son peuple .
La mère patrie ne pouvait confier sa défense àde plu s dévou ées et de plu s fil iales mains .E n 1795, Marceau commandait l
’
a rrière—gardede l ’armée s ur la rive gau che du Rhin . Chargéde brûler et de cou ler bas le s vais s eaux qu iétaient su r la B ieg , raconte u n de ses biogra
phes , au momen t du passage de Bern adette sur
le pont de Neuwied , le capita ine du génie S onhait, auqu el Marceau ava it tran smis cet ordre ,l ’ayan t tr0p précipitamment exécu té
, u n e partiede l ’arrière -garde fut su r le point d ’être compromise . Hors de lu i , Marceau sais it un de ses
pistolets et le porte à son front . Son ami et
a ide de camp Mangars, qu i dev ine sa pensée ,
ret ient son bra s et prévient u n su icide . Pendantce temps , Kléber accou rt assez tôt pou r êtretémoin d ’
un si grand désespoir , embras se tendrement son frère d ’armes
,et lu i relève le cœu r par
son sang-froid et par les bonnes paroles qu ’ il lu iadresse Eh quoi ! dit-il, a s—tu donc ou bl iéKléber ? Mon tons à cheval et tou t sera réparé .
Les effort s réunis des deux braves conju rèrentle péril qu i les menaçait .D ans cette même année 1795, Marceau par
vien t à chasser les Au trichiens des gorges duStromberg , et , dans d
’au tres rencontre s en core ,
324 QU E LQUES M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR A NÇ AIS .
son n iers n é levaient la voix , disait-on , qu e pou rle bénir .
A la tête de sa divis ion , Marceau s e c royaitd ’ailleu rs in vincible . Cette confiance n e l ’ a bandonna jamais . Après avoir forcé la garn i so n d u
T ha] , il marcha su r E hrenbreitst ein . I l ava itpromis qu e ,
sou s hu it j ou rs , il s era it deva n t le smu rs de cette place Je ne croira i plu s à laparole d ’honneu r du général Marcea u , d is a itplu s tard
_
le généra l au trichien , i l nou s ava itpromis d ’être au bou t de hu it j ou rs su r n o s gla c is
,
e t il s ’
y est présenté le qu atrième .
Qu an d l ’armée de Sambre— et—Meu se s e repl ia
s ur la Lahn , Marceau avait sou s s es ordres d euxdivision s . E n son absence , on confia l ’u ne a u
généra l Hardy . Nou s attendons l ’ennemi ,manda it Marceau à ce général , nou s le va incron5 . Faites—en de même . Je connais la d ivi
s ion qu e tu commandes . A vec de tels hommes
ou peu t tou t entreprendre . Rappelle - leu r qu ’ ilssont de ma divis ion . E l le ne doit j amais êtremalheu reu se .
A travers cette vie de fat igu cs contin u elles et
de lu ttes , les soirs même de ses plu s brillan tesvictoires , Marceau sou riait à l
’espoir d ’
u n reposglorieu sement acqu is et à la venu e procha inede la paix publ iqu e J
’
a i pu économiser deuxcents lou is , disait—il à sa sœu r et a qu elqu es
am1s ; j e pu is réaliser u n e autre petite somme
encore . Je pou rrai fa ire q uelqu e bien . L a
MAR CEAU .
bon n e et ma ternelle sœu r se prêta it à tou s cesproj ets du grand homme
, pu is elle lu i donnaitses avis et ses con seils . Mais Marceau , in terrom
pant tou t à coup , s’
écria it Ma sœu r , sais—tuce qu e nou s ferons en a rrivan t à Chartres ? …Nous irons chez la vieille mère Fran cœu r ; il ya si longtemps qu e j e ne l
’
a i vu e ! E t il pleurait et riait tou t a la fois de ces regrets et de
ces souven 1rs .
L a mère Fran cœnr était un e pauvre femmedu peuple , don t l
’
indu lgen ce et les caress esavaient qu elqu e peu con solé M arceau enfant dela sévérité de sa famille . Vœux stériles et va insproj ets ! Marceau n e devait plu s revoir ni lepays natal , ni la vieille amie dont la pensée lu iétait demeu rée si présente et s i chère .
Le 19 septembre 1796 , l’armée de Sambre- et
Meu s e fit u n mouvement rétrograde . Après avoirfait face avec la plu s grande valeu r a des forcestriples
,Marceau part it de Freilingen pou r
rej oindre les au tres divis ions . Pou rsu ivi et harcelé sans cesse dans sa marche par les troupesde l ’archidu c Charles , il eut à. sou tenir des com
bats continuels . Mais s es soldats étaient ardentset aguerris , et malgré la supériorité de s es
forces, l’ennemi n e parvint point à les entamer.
Le troisième jou r complémentaire de l ’an I V ,
Marceau avait déj à fran chi la chau ssée d ’
A lten
kirchen . L ’ennemi l ’observa it . Pou r le contenir ,l ’armée française n ’ava it ces sé de se battre . T ou t
326 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR AN ÇAIS .
en marchant , Marceau chois it u n emplacementfavorable s ur lequ el il fit établir u n e batteriede six pièces . Jourdan , qu i sentait tou t ce quecette situ ation ava it de critiqu e , avait promis z.Marceau de venir le sou tenir . Ju squ e—là , i l devaits ’ arrêter et , coûte qu e coûte , faire tête aux
A u trichien s .
Marceau , nou s l’
avon s vu , n’avait point pou r
habitude de calcu ler le nombre des ennemis ; iln
’
hés ita point à exécu ter l ’ordre qu ’on lu i transmettait . Pu is , vou lant reconnaître le terrain , ils’
avan ça accompagné du capitaine Souhait ducôté des premiers éclaireu rs .D eux ordonn ances le su ivaient à distance .
L’
u n de ces soldats , nommé Martin , avait serviavec Marceau dans la légion germaniqu e et nel ’avait j amais qu itté .
Le j eu ne général portait le dolman et le pantalon du 1 1° cha sseu rs , sans écharpe . S u r sonchapeau flottait un e partie du panache , qu
’
u n e
ba l le ennemie avait coupé à l ’affaire de Limbou rg . A ce momen t , u n hu ssard du régimen tde Kayser , qu i caracolait devant lu i , déto u rn al ’attention de Marceau par les divers mouvements qu ’ il faisa it fa ire à son cheval . Un chass eu r tyrolien , qui se tenait caché derrière u n
arbre,reconnu t le général aux marqu es d ist in c
t ive s de son grade , et,l’
aju stan t au s sitôt , lu it ira u n coup de carabine . L a ba lle , effleu rant l ecapitaine Souha it
,s’
en a lla frapper Marceau au
328 QU E LQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .
amis,disait Marceau d ’un e voix en trecoupée ,
pou rquoi versez-vou s des larmes ? Je su is h eureuxde mou rir pour mon pays . Gén éral , j e vou srecomman de , au n om de l ’amitié qui nou s u n it ,les officiers qu i ont servi près de mo i et mafamille.
Pu is , pren an t la main de Bern ade tte , il aj outait
A llez au ssi , mon camarade , vou s faire tu er
pou r d’autres . Nou s ne n ou s reverron s plu s ;
mais faites qu ’avant qu e j e meu re j e n e voie pasno s troupes forcées de se retirer en désordre et
de fu ir devan t Cette idée s eu le me
tu e .
Non , mon ami , répondait Bernade tte , vou sn ’aurez pas ce chagrin . T ant que les troupe sseront sou s vo s yeux , elles se défendront aveccou rage . Soyez tranqu ille , la retraite se fait avecordre .
L ’armée française , en effet , tint en respectl ’ ennemi du rant toute la marcheOn é tait à Wa lmerode , trms petites lieu e s
du bois où Marceau avait été blessé . Marceau ,
racon te M . D oublet—Bo isthihau lt '
dan s son excellente Etude su r Marceau , Marceau fut condu it àAltenkirchen . A u bas d u peu t , i l chargea l
’adj udant—major d ’
in stru ire sa sœu r Emira du malheu r qu i était arrivé . On vou lait d ’abord letransporter su r la rive gau che du Rhin, ma i so n reconnu t qu ’ il était hors ’état de sou tenir
MAR CEAU . 329
le voyage ; il deman da lu i-même à rester aAltenkirchen . On le laissa aux soins du commandant pru ss ien de cette partie de la ville , ala garde de deux chiru rgiens , de deux offi ciersd
’
état—major et de deux ordonnances . Jou rdanécrivit aux généraux autrichiens , au pou voirdesqu els Altenkirchen allait tomber , pour con
fier Marceau a. leu r humanité , s in on a. leu r compassion .
Mais les vertu s de Marceau et sa gloire étaien tde celles qu i désarment la haine et l
’ envie ; ilavait reçu le don de se faire aimer et de co n quérir ju squ ’à ses va inqu eu rs . D ès le matin du
20 septembre , on était venu prendre des n ou
velles du j eu n e héros , et le général Haddickoffrit lu i-même de veil ler sur un e vie s i précieu se .
L’
archiduc général envoya son premier chirar
gien . Le gén éral Kray , qu e M arceau avait combattu dans deux campagnes , vint le visiter et , ala vu e de ce j eune homme tombé dès le matinde sa vie le vieux soldat ne pu t vaincre son
émotion et retenir ses larmes . Il resta longtempsprès du lit , triste et le regard baissé , de tempsen temps il sais issait les mains mou rantes deMarceau et les pressa it avec la dou leu r et l ’affeetion d ’
un père .
Les officiers et les hu ssards de Barco et deBlankenstein pleu raient . T ou s étaient inco n solables de la perte d ’
un en nemi si gén éreux , sid igne et déjà si grand .
330 QU ELQU E S M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .
Marceau supporta sans se plaindre de s opé
ration s longu es et cru elles , pu is i l s’
as soup1t . Sarespiration était gênée et son pou l s égaré ; dansla nu it , le mal s
’
aggrava et les tristes symptômesredoublèrent . A u n e heu re du matin , il dicta ses
dern ières dispositions et les sign a . L’
agon ie sur
vint bientôt,
u n e agonie pleine de rêve s debatailles , de victo ires magnifiques et de retraitessavantes . A trois heu res du matin , il reconnu t legénéral au trichien E lsn itz , et le salua par son
n om. A six heu res (21 septembre sa belletête pâle s ’éta it affaissée sur l
’
oreiller ; le rêveet la réalité venaient de finir Marceau éta itmort .I l n ’était âgé qu e de vingt—s ept an s .
Les officiers et les généraux , qu i n e l’avaient
point qu itté,demandèren t à l ’archiduc qu e la
dépou ille mortelle du général fût rendu e à ses
frères d ’ armes . L ’
archiduc y consen tit .Le corps de Marceau fut escorté par la cava
lerie au trichien ne ju squ ’
au pont de Neuwied . Lesfunérailles eu rent l ’éclat d ’
u n triomphe et lamaj esté d ’
une apothéose l ’armée en n emie vou lu ty prendre part à côté de l ’armée fran çaise , et ,ra re fortun e ! ce j eune homme , regretté de deuxa rmées
,fut en sevel i au bru it de leu r double
art illerie .
Les coups de canon et les salves de mou squ eterie su r les deux rives , attestaient que les trou pesde la Fran ce et de l’A llemagne avaien t, au moin s
332 QU ELQU E S M A îT R E S ETR A NGE R S E T FR A N ÇAI S .
commandé cinq an nées , de mou ri r d a n s u n e
honorable in d igen ee ; ma is c ’es t u n devo ir po u rles représentants du peuple , de venir a u s ecou rsd
’
u n e mère don t il était le sou tien e t l ’ e spo i r .M arceau a des s ta tues à Paris et à Chartres .Sa renommée , u n e des plu s belle s e t de s plu spu res que l
’histoire a it j ama is con sa cré es , n’
a
ce ssé de s’
accro ître du con sentement u n an ime
des peuples . Le monumen t où se s c endres reposen t a été de bonne heu re le rendez—vou s desvoyageu rs pieux et des poètes . Lord Byro n l ’acélébré en vers tou chants et douxPrès de Coblentz , dit- il , su r u n terra in qu i
s’ élève en pente dou ce , est u n e pyramide pe titeet s imple , qu i cou ronne le sommet de la coll ineverdoyante . Sa bas e recouvre les cendres d ’
u n
héros , notre ennemi‘
; mais qu e cela n e n o us
empêche pas d’honorer la mémoire de Marceau .
S u r sa j eune tombe plu s d’
u n soldat faro u cheversa de gross es larmes en déplorant le trépasqu ’ il env ia it ;car celu i-là est mort pou r la France ,il est tombé en combattan t pou r reconqu érir se sdroits .
E lle fut courte , vaillante et glorieu se , saj eune carrière . D eux armées le ple n rèren t . Sesamis et ses ennemis priren t le deu il . L ’étrangerarrêté dan s ce l ieu doit prier pou r le glorieuxrepos de son âme intrépide , car il fa t le champion de la l iberté , et du petit nombre de ceux
qu i n’ont pas dépassé la mis s ion de rigu eu r
MAR CEAU .
q u’elle impose aux hommes qu i portent le glaive .
I l conserva la pu reté de son âme , e t c ’ est pou r
q u oi les hommes l’ont pleu ré .
For he wa s Freedom’
s
O u i , Marceau fu t vra iment le champion de lal iberté et de la patrie , d irons-nou s a notre tou r ,e t il est du devoir des cœu rs qu e l
’amou r de la
p a trie et de la liberté embrase encore , de rappelers a n s cesse et de rajeunir u n e si patriotiqu eimmortalité . Peu de jou rs ont su ffi à Marceau
po u r conqu érir les s iècles Con s umma tu s in
brevi exp levit temj mra mu lta .
6 octobre 1870.
336 QUE LQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR A N ÇAIS .
par exemple , comment remplacer M me Émilede G irardin , cou ronnée hier encore d e s u ccès etd
’
espéran ce s nouvelles , et a qu i les j ours pa raiss a ien t bien ne pas devoir man qu er ? A tou tes lesépoqu es , il y a en des femmes qu i ont observéle monde , qu i on t pensé , qu i ont écrit , et il n
’estpas d ’histoire littéraire où on ne les rencontreplu s o u moins heu reu sement mêlées .
E lles y ont conservé leu r caractère particu lieret l eu r phys ionomie i l y en a de grandes e t defortes , d
’
a imables et de dou ces , de rail leu s es etde ma lign es ; i l y en a d ’au tres a u s s i qu i n
’ontau cune de ces qu alités-là, et j
’en pou rrais n ommerd
’
in suppo rtables . M me Émile de G irardin é ta itdes mieux dou ées ; dès le premier jou r et commedès les premiers pas de sa blonde et bel le j enn es se
,elle avait mérité et gagné l ’atten tion
au tou r d ’elle,et l ’atten t ion a été constante . Fille
d ’
une mère de beau coup d ’ imagina t ion , de fin e sSeet de ta len t , élevée dans u n cercle des plq ril
lants et des plu s lettrés , Mlle D e lphin e G ay
trouva la poés ie au milieu du monde , commed ’au tres la trouvent dans la solitude ; elle fu tdonc poète avec la grâce de son âge , en y marian ttou tefois u n e note sonore et grave , presqu e viril e ,
qu i est encore auj ou rd’hu i le cachet de ses œil
vre s poét iqu es . A côté de poèmes légèremen tmys t iqu es . comme M a delein e , el le eu t des chantspou r la patrie
,pou r ses triomphes , pou r s es
glo ires elle célébra dans ses vers la mort du
MADAME EM I LE D E G IR AR D IN . 337
général Fey et l’ insu rrection de la Grèce . E lle !
,
prit rang , en u n ’ me t,parmi les poètes d ’alors
,
et son rang fu t des plu s distingu és et des plusenviables . L a forme de ses .vers est pu re , correcte , assez class iqu e , plu s rapprochée pou rtan tde la man ière de Soumet qu e de celle de Cas imirD elavigne , u n peu loin à cette date , d u lyrismede Victor Hugo . E lle y viendra avec le temps , etj e n ’au rais point de peine à sign aler dans son
poème de Nap o lin e l’ influ ence , j u squ e-là très
indécise et très voilée , de la nouvel le école . Quoiqu ’ il en soit
,Mme de G irardin portait déj à au
sein même de la poésie l ’observation maligne etsatiriqu e , l e goût du portrait qu
’elle avait au
plu s hau t point , et dont el le a su se servir avectant de bonheu r et d ’originalité dan s les n ombreux ou vrages qu i ont su ivi .Mme Émile de G irardin était su rtou t et avant
tou t u n e femme d ’esprit elle avait de l’esprit
comme on n ’en a plu s , comme Mme de Sévigné,comme Voltaire , qu elqu efois au ssi comme Fonten elle . D ans ses romans , au théâtre sur u n
divan de ce salon où elle était la reine a si ju stetitre
,dan s u n dîner même , où qu ’on la ren con
trât et à qu elle heu re , c’était de l ’ esprit touj ou rs
préparé et toujou rs alerte , touj ou rs bon jeu etargen t comptant . E lle parlait , elle sou riait , et laparole vive et piquante , le sou rire adroit et sûr ,naissaient
,brillaient , ja ill issaient , comme u n e
flamme magiqu e , comme u n feu d ’artifice , qu i
22
838 QU E LQU E S M A îT R E S ETR ANGE R S E T F R AN ÇAIS .
étonn e , éclaire , éblou it tou t alen tou r . C’ éta it un
miracle , u n e merveille . E ll e avait lemo t heu reuxet fac ile , et elle ne tarissait pas ; elle versa it dequ atre côtés à la fois , comme César qu i dicta itEn quatre langues à qu atre secréta ires ; el le éta itinépu isable en saill ies , en gaietés , en pro poslégers on délicats , en paradoxes bien trouvé s etS ouvent d ’
un e vérité exqu ise , en rail leries et en
épigrammes , en malign ités ingén ieu ses . Oh !c ’était un fin archer , c
’
é ta it plu s , c’était u n che
Valier , et personne ne pouvait marcher de pa irni lu tter avec elle dan s ce tou rnoi sans pareil
,
où elle ten uit à la fois le cou rsier, la lance e t leboucl ier . Q u
’
on se souv ienne de cette fame u seCroix: de B erny ! E st— il u n seu l jou r
,u n s eu l
feu illeton , un seu l paragraphe de feu illeton,où
elle ait semblé céder la palme et le prix à l ’u nou l ’au tre de ses collaborateurs et de ses rivau x ,
qu o iqu’
ils fu ssent assu rément d ’
un e gran deverve et d ’
un entra in bien sou tenu ? Sa royau té,
comme femme d ’esprit , était in contestable e l lef1
’
ava it à craindre ni la révolu tion , ni l’ invasio n .
Q u i a oublié ce Courrier de Pa ris , publié dan s laPrésSe , où , en se jou ant à l
’
improvis te et commeen déshabillé du mat in , elle écriva it et d icta itCes petits chefs-d ’œuvre de style
,de bo n juge
ment et d ’ incroyable malice, qu i ne sont pou r
tant , au bou t du compte , que la chroniqu e e t l ecommérage des salons , des boudoirs , des antiChambres ?
340 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAI S .
reté d ’
u n e fille de qu in ze ans . Avec l ady T artufe , Mme Emile de G irard in a créé dans n o t reart dramatiqu e con temporain u n type au ss i réel
qu e celu i du T artufe et de l ’A lceste de Molière ,et qu i restera sans dou te à côté de ces sublime s
person n ificatio n s .
L a j o ie fa it peu r est u n e comédie tou t à fa itinu sitée et nouvelle sur notre scène français e .
A u moyen de la donnée la plu s s imple et la plu sfacile , M me de G irardin est parvenu e à fairen a ître l ’émotion la plu s irrésist ible et la plu sintime , a. la faire monter et descen dre à son gré ,1.mêler comme à plais ir le sou rire et les l armes
,
à s ’amu ser , s i j’ose dire , avec le cœu r
,l a pensée
,
l’âme des spectateurs ; à intéresser , à attacherl ’attention , tou t en la faisant rudement souffrir ,j e vou s ju re . I l y a dans cet acte uniqu e la sciencela plus profonde et la plu s compliqu ée du cœu r
humain , de ses res sorts , de ses passions et d eses tendances il y a au ssi u n e admirable ententede la scène et de la mis e en s cèn e dans cet es saicharman t qu i n
’ avait j amais été tenté ju sque-là .
Joignez à cet immense et popu laire su ccès,celu i
de la gracieu se et joyeu se comédie le Chap ea ude l
’
Horloger , dont s’est régulé le Gymnase , e t
vou s comprendrez sans peine , combien le vide
qu’
a laissé Mme de G irardin dans la littératu reest dou lou reux et pénible au cœu r de ceux qu eces choses - là intéres s ent ; vou s devinerez le décou ragemen t avec lequel on a vu s ’en aller un
MADAME EM ILE D E G I R AR D IN .
talen t si souple à la fois , s i vigou reux et S i pu issant . Rien n e compense ces sortes de pertes , etdevan t tou tes ces fanfaronnades ambitieu ses etvides qu i demandent leu r place au soleil , vis-àvis de ces extravagants et de ces bateleu rs effrénés
qu i n’on t j ama is étudié , observé , ni appris , et
qu i n’arrivent qu e sou s le poids de leu r ou tre
cn idan ce inju rieu se , le front s’
attriste et l ’âmese - n avrc on se réfugie dans le passé , aux piedsdes maîtres sa ints et immortels , en pleu rantceux qu i les aimaien t avec nou s , et qu i s
’envont . M me Émile de G irardin est entrée dansl ’histoire de la littératu re de ce siècle ; il estimpossible , en décrivan t les lu ttes et les travaux
qu i on t marqu é l’avènement des grandes œuvres
de notre temps,de la négliger o u de l ’omettre .
E lle est du groupe d ’ai lleu rs de ces espritscaractéristiqu es et origin aux , qu i sont bien ,chacun dans sa mesu re et dans sa voie
,l ’écho
et la person n ificat io n de leu r époque , commeils son t au ssi n otre fortune et notre gloire ,Mme de S taé l et George Sand .
S eptembre 1855.
314 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .
tesse Sainte-Beuve poète,crit iqu e , romancier ,
historien,académicien et sénateu r
,ce trava il
l eu r passion né,perpétuellement en quête du
mieux dans la pensée et dans la forme , il faudra it qu elqu e chose de ce toucher fin , délicat ,subtil ju squ ’à la ténu ité , qu
’ il a reçu du cielcomme un don ; il fau drait avoir , en u n me t , songénie à lu i-même et son charme . Et pu is ce sera itu n e longue étude qu i dépass era it de beau cou pl ’analyse de cet analyseu r inimitable qu e j e n e
veux qu’
in dign er ici en qu elqu es lignes .Nou s ne savons pas ce qu e la postérité diraen définit ive de Sa inte—Beuve et de qu els poidselle voudra le peser et l’apprécier ; ma is il nou sparaît être du petit groupe de ceux dont l ’œuvrevannée et criblée par les jugements su ccessifs ,demeu rera presque tou t ent ière . Il n ’ est pas ju squ ’aux contradict ions de Sainte—Beuve , ju squ
’
à
ses correction s et a ses retou ches , qu i n’aient leu r
valeu r et qu i , dans l’ordre littéraire dont il n e
vou lait pas sortir , ne soient de n atu re à in tére s ser touj ou rs les studieux et les délicats .S tud ieux et délica t , c
’ est ce qu ’ il était lu imême avant tou t et par-dessu s tou t . Il avait horreu r du l ieu commu n et du paradoxe , et si la
philo sephie et la politiqu e du temps en traien tqu elqu efois de côté, dans sa vie , ce n
’était qu epar accès , au gré d ’
une humeu r passagère ; i ls’
en détou rnait au plu s tôt pou r reprendre ,
disait-il , ses sen tiers p référés .
SAI NTE- BEUVE 345
U n jour , nou s parlion s tou s les deux de lagloire ici-bas , telle qu e la comprenn ent du moinsla plupart des gens Fi , s
’
écria- t— il , de cesmêlées où les masses se traînen t et se vau trentau tou r d ’
un nom ! Rien qu ’
u n petit grain d ’
en
cehs bien pu r, et qu e respireront d’âge en âge
les fins et délicats con naisseu rs .Il ajou ta Voyez Ba lzac ! Voilà , certes , un
homme qu i s’est acqu is u n beau renom ; mais ,
de so n vivant même , il sen tait combien , dansces applaudissements et ces bravos , les gros s ierssuffrages gâtaien t tou t le L ’odeur de lapipe et de l ’estamin et pénétraien t j u squ ’au cœu rdu temple .
Vou lez-vou s savoir , reprena it Sainte-Beuve ,ce qu ’était la gloire au s en timent de Balzac , qu icette fois voyait clair et disait ju ste ?La gloire , racontait Balzac , j e l
’a i con nu eu n jour en Ru ss ie . Je me présenta is chez laprincesse pou r qu i l
’on m ’avait donné u n el ettre de recommandation . La princesse fu t
pou r moi d ’u n e bonne grâce extrême . Avantd ’avoir pris conna issance de la lettre que j
’apportais , et simplement sur ma min e honnêtemen t et cordialemen t français e , el le me comble
d’
atten tio n s et de prévenances .
Olga , dit-elle à sa fille un e ravissantefil lette de seize ads , Monsieu r a voyagé tou tle j ou r , et j e n e dou te pas qu ’ il n ’ait besoinde rafraîchissements .
346 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .
La j eun e fille se leva donc , dou ce e t cha rman te , ct qu itta le s alon . Pendan t ce temp s -làj e présenta i ma lettre .
La prin cesse me tendit la main , e t , e n
qu elqu es minutes , j e fu s t raité comme u n v ie ilami de la maison . Ce n ’est qu ’en Ru s sie q u e
l ’amitié éclôt , et porte tou s ses beaux fru it s enu n moment . Et l ’on dit qu e c
’ est u n pays b a rbare et froid . Vou s n ’êtes tou s qu e desIl est vrai que plus t ard , j e du s me résoudre àn e sort ir qu ’en man chon , comme u n e dou air iè refrileu se de la rue Gren elle-Saint—Germain ;ma iscela ne fait rien à mon histoire .
Apprenez maintenant , continu ait B alza c ,comment il m ’a été permis de conn aître la
gloire .
La belle jeu n e fille Olga,pare ille a ux hé
romes d ’
Homère , Nau sicaa elle-même , la fi l ledu divin A lcin oü s , paru t tout à coup portan t d eses deux ma in s un plateau chargé de rafra îchissemen ts .
C ’était le moment de s ecrier Ah ! les mainssont d ’
or, qu i portent ce plateau d’argent !
Je rés ista i pou rtant , et j’
ado ra i en silence .
Eh bien,mon s ieu r de Balzac , dit alors la
princesse pu isqu e vou s êtes des nôtrespou r quelqu esA ce nom M . de B a lz a c , la délic ieu se Olga ,
semblable aux divin ités de l’Olympe , rongit ,pâl it , perdit la tête comme u n e simple mortel le ,
348 QUELQUES M A îT R E S ÉT R A NGE R S E T FR ANÇAI S .
Nou s étion s à l ’âge heu reux et poétiqu e où ,
sou s l e rayon d ’
une natu relle et naïve admirat ion , on voit mieux sans dou te de ses propresyeux qu ’on ne fait plu s tard au moyen de tou tesles loupes et lunettes de la discu ssion et del ’ ana lyse .
Nou s écrirons prochain emen t la petite histoirede ce passé déjà lointain
,et nou s traceron s de
Sainte—Beuve u n portrait sincère , où , à défau td ’autres qu al ités , nou s nou s flattons qu e tou sceu x qu i l
’ont approché alors et pratiqu é le re
trouveront res semblant .
Sainte-Beuve es t né à Bou logne -su r—Mer en1804 . Il naqu it en deu il a-t-il dit qu elqu epart , son père étant mort quelqu es mois aprèsson mariage . Mais ce père éta it u n homme profon démen t et très l ittérairement in stru it , et qu iavait l e goût de la plu s clas s iqu e et de la plu spu re an t iqu ité . I l transmit à son fi ls avec le sangu n e sorte de vocat ion pou r la poésie et l 'in itiation facile aux élégances de Virgile et d ’
Horace .
C ’est peu t—être à sa mère , que j’ai eu l ’hou
neu r de conn aître ‘, qu e Sa in te—Beuve doit l e
1 . L’A nn ée bou lon n a ise de décembre 1886 , par E rn es t De
se ille , a rch iv i s te de la v ille , co n tien t ce qu i s u itM . Octave La cro ix m ’
écriva it le 26 avril 1885, en répon seà u n e dema n de d ’
informa t ion s s u r le mén age in time de la
mère et du fi l s
J’
a i con n u bea u coup M me S a in te-Beu vc mère . C ota iten 1849 e t 1850. Je s orta is du co llège de Ju i lly et je commen ça i s à étudier le dro it . J’
étu d ia is s urtou t la poés ie et le s
po ètes . S a in te—Beu ve , qu i a va it répon du à me s lettres plein es
S A INT E—B E U VE 3119
sen s critiqu e , la netteté vive du jugemen t , leflair de l ’esprit qu i cherche et découvre , et mêmeun peu de cette parole sais issan te et pittoresqu e
d ’
admiration pa r la p lu s in du lgen te amitié,me men a un
so ir chez sa mère , rue du M on t- Pa rn a s se,n° 11 . M . M oran d
n oté ingén ieu semen t les res s embla n ces mora les et l itté
ra ires qu i ra tta chen t S a in te-Bmw au père qu ’i l n ’
a va i t po in tcon n u . M a is comme i l res sembla it au ss i au phys iqu e et au
mora l , pa r l’
esprit , par l ’humeu r et le ca ra ctère et par tou s
les tra its du v isage , à cette bon n e pet ite v ie ille dame boulon n a ise de la ru e d u M on t—Pa rn a s se ! S i vou s av iez co ifféS a in te-Beuve , n on pa s du bea u so leil que porten t s i coqu ettemen t vo s ma telo ttes , … ma is d ’u n petit bon n et bla n c de dou a irière bourgeo ise , vou s eu ss iez eu , ra sé comme i l l ’éta it toujou rs , le portra it viva n t et p a rla n t de Mme S a in te-Beu ve .
L u i-même en con ven a it vo lon tiers et i l ra con ta it p la isantmen t une escapade de sa v ie amou reu se où , dégu isé en v ie illegarde-ma lade , il a va it pu , en déjou an t tou s les soupçon s ,
a rriver ju squ’
a u chevet d e la dame de ses pen sées .
Mme S a in te-Beu ve éta it dou ée d ’
u n e extrême pén é tration et , san s étude n i cu lture , elle a va it au p lu s ha u t po in tle s en s critique . Je me sou v ien s de ses apprécia t ion s s i
ju dicieu ses et parfo is s i morda n tes de tels a n ciens amis deson fi ls , M ichelet , Qu in et , Pierre Leroux, etc . E lle m’
a ima it
pa rticu lièremen t et j’
a lla is sou ven t l a v o ir. Quan d ellemouru t , S a in te—Beu ve m’
écriva it Vou s étiez celu i de mes
jeun e s ami s qu e ma mère a ima it le plu s E t ma in ten an t,
pu isqu e je su is en tra in de bavardage, je n e rés is te pa s a la
ten ta tio n de vou s con ter u ne a ven tu re a s sez drôle qu i meten scèn e e t en relie f la mère et le fi l s avec leu rs v iva citéset irrita tio n s commu n es , et qu e je publiera i s an s dou te
,u n
j ou r o u l ’a u tre , dan s u n e étude s u r S a in te—Beu ve , qu i contien dra mes sou ven irs et n o tre correspon dan ce .
U n ma tin , j’éta is a llé vo ir S a in te-Beuve à la bibliothèqu e
M a zarin e . A près avo ir ca u sé de l ’art et de l ittératu re, et dececi et de cela , i l me d i t tou t à cou p
Y a—t-il lon gtemps , cher ami , que vou s n’
avez vu ma
mère ?I l y a au mo in s qu in ze jou rs . Je n
’
a i pa s été ma îtrede mo i tou s ces temp s
-ci .Cher ami , a llez la vo ir a ujou rd
’hu i même… A ujou rd
’
hu i , n’
est-cc pa s à tro is heu res . J ’ ira i vou s y jo in dre
350 QUE LQUE S M A îT R E S Erns uem s E T FR AN ÇA I S .
où la pen sée se grave et se marque d ’
un e em
prein te qu i durera .
L ’âme des fils , leu rs facu ltés les plu s hau te s
et n ou s sortiron s en semble pour un e promen ade s u r le s
bou levards extérieu rs .E h bien , c
'
est bon ,
Nemanquez pa s d’
a ller chezma mère a tro is heu re srépéta—t- il a vec in s istan ce , qu a n d je pris con gé d e lu i . A
tro i s heu res don c je me trou va is dan s le sa lon d u rez -d e
chau ssée de la rue M on t- Pa rn a s s e .
Q u e dev ien t S a in te-Beu ve ? me deman da la v ie i lle e t
excellen te dame. L ’
avez—vou s ren con tré quelqu e pa rt ?Ce ma tin même , n ou s avon s pa s sé u n e heure en semble .
I l va ven ir e t n ou s n ou s sommes don n é rendez-vou s ic i .A h ! il va ven ir ! fi t Mme S a in te — Beu ve d
'
un ton
ma lin et bref, impo s s ible à décrire . E h bien , chermon s ieur ,
il y a ura bourra squ c !
Ces mo ts I l y a ura bourra squc ! furen t pron on cés a vec
u n a ccen t bou lon na is très recon n a issable , et l ’on y s en ta itje n e sa is qu o i de ma rin tou t à fa it origin a l et amu sa n t .
I l y a ura bourra squ e ! reprit Mme S a in te -Beu ve , en
se po urlécha n t les lèvres d ’
u n e la ngu e qu ’
on eût cru d ’
a va n cefria n de de ce qu ’
elle a lla it dire et de ce qu i a lla it s e pa s s er.S a in te-Beuve s a u n a . L e vo ilà ! d it la mère .
E t j'
a s s is ta i à la bourra squ e qu e S a in te-Beu ve du t es s u yer ,o u plu tôt à la bou rrée qu i lu i fu t admin is trée sa n s merci . Jecompris s on in s is ta n ce à m'
envoyer chez sa mère en u n
pareil momen t i l a va it compté esqu iver a in s i le choc e t
qu e je sera is u n pa ra ton n erre .
M me S a in te-Beuve , très irritée , très mon tée, s'
exha la en
reproches . S on fi ls ava it , sa n s éga rd pour s es vo lon tés e t
s es con se i ls , pa s s é Ou tre et tra ité à s a gu ise certa in es a f
fa ire s . Pu is , con fus et ho n teux , il n’
ava it pa s o sé se pré
sen ter deva n t elle depu is dou ze jou rs a u mo in s . I nde iræ .
Ce lu i-ci se défen da it,ma is M me S a in te—Beuve n
’
en ten
da it à rien , n e vo u la it rien admettre , et sa ma u va ise humeu r
écla ta it de plu s be lle . S a in te-Beu ve , qu i sava it d ’
a illeu rs commen t il po uva it a rrêter l ’o rage'
, se mit a lors de la partie et
s imu la u n e gra n de co lère .
M aman , s’
écria —t—il , tu me pou s ses à bou t ! Je va isfa ire u n je va is ca s ser la pen du le . Vo is à quo itu me
352 QUELQUE8 mxîrn s s Éras ucms Er rnm çxrs .
l’
amphithéâtre de dis section , et, par ce ren onveau poétiqu e qu i fleu rissait en 1824 ,
s ou s leséchos des M éd ita tion s de Lamartine e t des Odes
et B a lla des de Victor Hugo , Joseph D elorme se
prit à chanter .Mais , dan s Jos ep /z D elorme
,S ainte—Beam
e st poète à sa façon , et il reste tou t à fait endehors de la manière u s itée à cette date entreles romantiqu es , au tant qu
’ il s ’éloigne des lieuxcommuns de l ’école classiqu e et du délayage etdes fadeu rs , où s
’ étaient abîmés les derniershéritiers de l ’abbé D elil le .
L u i , à la manière de certains grands poètesanglais
,de Cowper , de Wordsworth , de Cole
ridge , il estime qu e , sans dédaigner les sommets ,le s fleu rs et les rayons abondent touj ou rs à micôte et ju squ e dans les repl is de la vallée et duravin . L a vie commune a son attrait et sa grâce ,le home et le co ttage ont des dou ceu rs qu
’onign ore dans la tou r féodale et le château , et detout cœur modeste et fran c il sort , quand on
l’
in terroge , des sons pu rs et mélodieu x qu i n e
sont pas sans éloquence ni san s prix . Les versde Sainte-B eu vc , dans Jos eph Delorme , dans lesCon sola tion s su rtou t , sont l
’expression attendrie ,ému e , parfois très profonde et très hau te , deces sentiments natu rels , de ces vérités moyenn es
qu i sont notre habitude pou r ains i dire , et notrelo t de tou s les j ou rs .C ’éta it u n e innovation dans notre littératu re
S AINTE 353
que ces savantes tentatives du côté de la poés iedomestiqu e , et j e n
’hésite pas à dire qu e Sain te .
Beuve a mérité de prendre rang et de vivre au
milieu du groupe des trois ou qu atre poètesimmortels de notre siècle .
Ains i d ’ailleu rs le jugeaient et l ’accu eillaien tLamartine et Victor Hugo , dont il se fit dèslors , dans le Globe , l
’
admirateur déterminé et lecritiqu e u n peu complaisant . Mais qu el critiqu eplein d ’ idées et de rapprochements ingénieux !Qu elle abondance et qu elle verve ! et qu ’on semblait loin déj à des vides et banales leçon s de LaHarpe ! On avait écou té des vers in connu s ju squ elà ; on entendait maintenan t des jugements in us ités , et , près de Villemain qu i revêtait d
’
u n
magnifiqu e langage les Opinions l ittéraires courantes , on voyait pe in dre cette appréciat ionsouveraine qu i devance l
’
0pin ion , qu i la commande et la dirige , et qu i a porté la critiqu eproprement dite au n iveau des plu s belles œuvres de l
’art et de l ’ imagination .
T ou s les instruments de connais sance , employés par Sainte - Beu ve et mis au service deses judic ieux travaux ; et pu i s , sa cu riosité lepou ssant touj ou rs , il agrandit son champ d ’
ob
servation et de recherches . L es portraits littérui res , les portra its de femmes , où il est ma ître ,e t où chaqu e mot de lu i , comme u n coup de pinc eau , fait ombre ou cou leu r, ligne ou contour
,
des études grecqu es ou latines , l’
excurs ion d’
un
23
354 QUE LQUE S M A îT R E S ÉTR ANGE R S E T rnxn ç.u s .
esprit san s cesse en éveil , tantôt dans l e pass é ,tantôt dans le présent , voilà ce qu i se su ccéda it ,d ’
une semaine à l ’autre , dan s cette vie laborieu seet tou te dévouée à la l ittératu re .
Sainte—Beuve a eu en ce monde plu s d ’
un ephysionomie , il se présente sou s plu s d
’
u n
aspect . Souvent d ’
une année à l ’au tre , il fa itplus d ’une figu re . Protée insaisis sable , il chan
gea it et s e transformait sans cesse aux cou rant smuables au ssi des flots
, qu i l’
en tra în aien t derive en rive , tantôt à droite et tantôt à gau che ,auj ou rd ’hu i dans le clan de D iderot et des en cyclopéd istes , demain ju squ e dans l
’église deJoseph de Maistre et presqu e en face du maît reau tel . Sainte —Beuve , à qu aran te an s pa ssés ,faisant u n retour su r les viciss itudes et lesvoyages en tou s sens de son esprit et de sesincl inations , pouva it écrireChaqu e jou r j e change ; les années s e su c
cèdent , mes goûts de l’au tre saison ne sont déjà
plu s ceux de la sa ison d’aujourd ’hu i ; mes ami
tiés elles—mêmes se des sèchent et s e ren o uvel
lent . Avant la mort finale de cet ê tre mobile qu i
s ’appelle de mon nom , qu e d’hommes sont déj à
morts en moi !L ’aveu , n
’est—ce pas , es t cru et complet , s icomplet et si cru qu
’
efi'
rayé de sa propre franchise , Sainte-Beuve se retou rne avec u n e mal icié u se ironie , et qu
’ il fait o u qu ’ il vise à fairedu même coup la confession du prochain qu i
ass Q U E L Q U E s M A îT aE s ÉTR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .
L es idées chrétienn es et catholiqu es préo ccupaien t visiblemen t le poète en lui et le romancier
,et , bien qu
’elles s ’allient dans ce s deuxouvrages à u n e veine sous—j acente d
’
épicu ré isme
et de sensu al isme , le XV I I Ie s iècle du mo ins ,
D iderot et Voltaire , n’y ont au cun e part . La
fenêtre , où se tien t l’amou reux et le rêveu r ,
s’ouvre sur le ciel .
J’
a i vu , S e ign eur ! j'
a i cru ; j’
ado re tes mervei lles ,J
’
en éblou is mes yeux , j’
en empli s mes orei llesE t pa r momen ts j
’
e s s a ie a mes s ou rds compagn o n s ,A ceux qu i n
'
o n t pa s vu , de bégayer tes n oms .
L ’abbé Lacordaire recevait alors la commu n i
cation , chapitre par chapitre , du roman de
Vo lup te'
,et , qu i plu s est , il n e laissait point de
prendre u n peu part à la composition du l ivre .T ou t le chapitre sur l
’en trée d ’
Amaury au sémi
n aire et su r la vie de retraite , de recueillementet d ’étude , qu
’on y mène , est écrit par Leeorda ire , qu i n
’
a j amais cessé , d’ail leu rs , à tou tes
les dates , de se montrer l’ami de Sainte—B cuve .
U n dimanche matin , en 1850, n ou s allâmes l’en
tendre prêcher sur l ’évangile du j ou r dansl ’égl ise des Carmes , et Sainte-Beuve, tres touché ,
nous disait au retou r Cher ami , avecla vie qu e j e mène , par ces travaux absonhau ts et lou rds , j e pu is être frappé d
’
un cou pde sang . Vou s et Lacau ssade , mes deux ou tro isamis , vou s vous chargerez , n
’est-cc pas , de me
fa ire enterrer sans bru it . Rien qu ’
un e messe
S A I NTE -BE UVE .
basse , comme celle que n ou s ven on s d ’en ten dre ,u n e messe à sept heures du matin … .
Qu atre ou cinq an s plu s tard , il faisait lamême recommandation à M . Ju les Leva llois qu i »
nou s avait remplacé,près de lil i , en qualité de
s ecrétaire . J’
ai rédigé , lu i disait—il, un proj etde testament . Je veux être enterré à hu it h eu resdu matin et qu ’ il n ’
y ait point de discou rs surma tombe . Qu elqu es amis fidèle s assisteront àla bas se messe , et ce sera tou t .Nou s rappelons ce fait , sans en exagérerl ’ importance , mais pou r répondre à u n e certameclasse d ’
esprits systématiqu es qu i , tirant à eux
gens et choses ne veu lent pas seu l ementadmettre ces troubles et ces hés itation s de con .
scien ce , qu i prouvent qu e l’
in crédu lité su rtoutn
’
a pas un fond ferme et solide , sans accidentssecrets et sans luttes . I l y a des hommes , aécrit Sainte—Beuve , qu i on t l
’ imagination catho
l iqu e ain s i Chateau briand , I l y'
en
a d ’au tres qu i , raisonnement à part , on t la sen°
s ibilité chrétienne , et j e s u is de ce n ombre . U n e
vie sobre , un ciel voilé , qu elqu e mort ificationdans les dés irs , un e habitude recu eillie et s olitaire , tou t cela me pénètre , m
’
atten drit , et
m’
in clin e in s en s iblemen t à cro ire .
Mais n ’a-t-o n pas été ju squ ’à vou loir faire au ss ide Sain te - Beuve un révolutionnaire ? Libéral ,il l ’était assu rémen t , mais sans engagemen tsd ’au cun e sorte avec au cun e opposition légale ,
858 QU ELQU E8 M A îT R E S ÉTR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .
avec au cune affil iat ion popu la ire . La Révolu tionde 1848 et les émeu tes , qu
’elle amena , lu i causa ien t la plus profonde tristes se et le plu s in v inc ible dégoût de Paris . Après la jou rn ée du
15 mai , il n ous écrivaitM on cher ami , pendan t qu e les ross ignols
vou s chantaient de doux airs , nou s avion s ic il’
ign oble émeute , et cette jou rnée du 15 ma i couron n ée pou rtan t par le triomphe des honnêtesgens . Il y a eu pour les gen s du dehors , qu i n
’
a s
s istaien t pas à l ’A s s emblée et qu i n’
appren aien t
les choses qu ’avec tou t le monde , u n e heu re et u nquart terribles , de quatre heures à c inq heu reset qu art . Plu s d ’
A s semblée , pas de gouvernement , des anarchistes se proclamant eux-mêmes ;pas u n chef, pas u n ordre . A u milieu de cela , lagarde n ationale d ’elle seu le , les trou pes au ss isou s la condu ite de leu rs colonels , se sont mises
peu à peu en mou vement , et il y a eu bientôtu n e admirable unanimité . L ’opinion publ iqu es ’est déclarée
,et le thermomètre n ’es t plus l e
même depu is l e 15 qu ’auparavant . Cela n ’ est pasfin i , il y au ra en core san s n u l dou te des reprises ,et les mécontents ne se trouven t pas défin it ivement battu s . Pou rtant le su ccès définitif ne me
paraît plu s dou teux , et si les hommes du gouvern emen t et de la chose , ne viennen t pas franchemen t en aide à cett e opin ion enhardie et qu iveu t enfin l ’ordre , ce sera tant pis pou r eux , et
peut—être au ssi pou r la chose . Lamartin e a bais sé
360 Q U E L Q U E S _M A ÎT R E S ÉTR A NGE R S E T FR ANÇAI S .
capable n e sort pas de là et n e pren d pas vigo ureu semen t en main la cau se de la France et deshonnêtes gens , i l n
’y a plu s qu’
à qu itter la villemaudite et à chercher ailleu rs un abri . Je su isresté , du rant ces jou rs , bloqu é dans l
’In stitu t ,
pou rvoyant à n otre propre garde et san s dangerd ’ailleu rs . Mais le canon résonnait à chaqu eminute à nos oreilles . Le 24 févriern ’
a été qu ’
un
jeu d’en fant auprès de cela . Ç
’
a été cette fois u n ebataille
, u n e bataille de l ’Empire au s ein de lagrande Il fau t à tout prix achever monimpression de P . R . (Port—R oy a l) u n momentinterrompu e . Pu is j e vais m’
appliqu er à de plu slointains proj ets ; car il ne m
’est pas prouvé , s i legou vernement es t fa ible , qu e de t elles scènes
(non pas de telles , ma is de plu s ou moins approchantes) n e pu issent recommencer sou s u n e
forme ou sou s u n e au tre . La société va deven iru n camp e n u n bivou ac en permanence . Comment vivre , comment étudier , comment revenirce qu ’on aime à travers cela ! Jou is sez—en ,
cher ami , auprès de votre bon n e mère , et sou su n ciel sans n u age ; continu ez de cu ltiver le travail gracieux ou sévère , d
’écou ter même la voixdes Fées
,tou tes les fois qu ’elle se fera entendre .
I l ne fau t pas moins qu e les Fées pou r consolerde tou t ce qu ’on voit ; de tou tes ces Fées— là vou savez la meilleu re , la j eunesse , elle con sole etguérit de bien des maux . D ites à M . votre on cle
qu e nou s avons beaucoup vu M . Villemain durant
S AINTE -RE U VE . 36 1
ces jours . Notre Institu t était comme u n e
pet ite vi lle dont tous les habitants passaient l etemps à s ’ interroger su r la place et dans lescou rs .
M a mère va bien e t n ’a pas eu trop de peu r .
Le très grand âge agu errit .Le 14 août Sainte-Beuve nou s écrivait cetteau tre lettre Mon cher ami , j
’au ra is déjàrépondu à votre a imable l ettre
,si j e n ’avais été
passer qu elqu es j ou rs à la campagne près d ’ ic iet si j e n ’avais été u n peu malade au retou r . Mevoilà su r pied mon l ivre fini (ou près de l etred ’ ici à 4 ou 5 j ou rs) , mais n on pas l ibre pou rcela . J ’au rai à faire la semaine procha ine u n petitvoyage indispen sable et pou r afl
”a ire , en Bel
giqu e , et j e ne pu is penser à rien de pu rementagréable , me souvenant encore de la fable a y a n t
cha n té tou t car j e crois,mon cher ami ,
à un e forte bise pou r cet hiver . Un con seiltel que celu i qu e votre amitié me demande , n
’aj amais été plu s difficile a donner qu e dans cemoment-ci . Person n e ne sau rait l ire dans l ’avenirà deux mois devan t soi . Nou s marchons dan s lebrou ill ard et avec de s horizons très bas . Maisvou s êtes j eune ; la maj orité du pays veu t l
’ordreet u n régime modéré ;ainsi , tôt ou tard , il y au raplace encore pour les hon nêtes gen s capables etdist ingu és . I l fau t donc se prému n ir et se pourvoir comme s i rien n ’était changé , ou plu tôt sepou rvoir d ’au tant plu s qu e tou t est
‘changé et
36 2 QU ELQUE S M A îT R E S ÉTR ANGE R S E T FR AN ÇAI S .
qu ’on au ra besoin de toutes ses forces pou r re stau rer le plu s qu ’on pou rra .
La littératu re n ’a qu e faire ici il n ’y a
aucune place pou r elle dans les jou rnaux n i
dan s l es esprits . D on n ons -lu i u n refuge dan s n o scœu rs
,ma is ne la compromettons pas au m i l ieu
de ces criées des ru es . T ravaillez donc , étu diez ,achevez votre droit , mêlez—y des études d
’
hi s
toire,de forte l ittératu re ; la poésie n
’ en sau raitêtre exclu e . La poés ie pou ssée à fond et em
brassée dans ses maîtres pu is sants , ne nu it àrien et s ’
égale à tou t . Farny ou T ibu lle peuventêtre des hors-d ’
œuvre à certains moments ; ma i sD ante , A ristophan e et Shakespeare sont des co n
tempo ra in s et des gu ides dans tou te grande rê velu t io n tou t au tant qu e Montesqu ieu . S i lelo i s i r revient après , si le ciel redevient bleu , sila sou rce intérieu re se fait entendre , elle serad
’
u n j et plu s fort et n on pa s moins pu r . Vou s laretrou verez .
Vou s avez beau dire , elle doit mu rmu rer envou s , dans cette paix de la famil le où vou s êtes .L
’
en n u i don t vou s me parlez n ’
est pas u n s ignedu contra ire ; u n peu d
’
en n u i , c’est—à—dire u n
peu de rêve vagu e , est le précu rseu r ordinaired u chant .Je n ’a i pa s écrit u n e seu le l ign e hors de
mon gros volume ; et j e recu le devant l’ idée
d ’ imprimer rien qu i ait l’
a ir d ’appeler l ’attentiondu public ; i l y a bien assez d
’au tre s n ouvea u tés
ses QUELQU E S M A îT R E S ÉTR ANGE R S E T FR ANÇA I S .
mignonnes et élégantes accompagnent u n e fré
gate cc son t Chris tel et M me de Pon tivy .
Vers 1840, Sainte-Beuve devint profes s eu r d el ittératu re français e à Lau sanne , et c ’ est à ce
séjou r en Su isse que nou s devons le gran douvrage su r Port-R oy a l, qu i embrasse dan s so n
ensemble toute l ’histoire l ittéraire , philo so
phiqu e et religieu se de notre xvn° s iècle françai s .
La sol itude de Port—R oy a l, bien qu e sérieu s emen t examinée et comme fou illée à fond , n e
semble qu e le motif de mille développementsingénieux et nouveaux et de cons idérations d el ’ordre le plu s supérieu r .
D e retou r à Paris , Sainte-Beuve fu t n omméconservateu r de la B ibl iothèqu e Mazarine , et ,
peu après , il su ccédait à Casimir D elavigne etprenait place à l ’A cadémie française . C ’est VictorHugo qu i répondit au récipiendaire .
E n 1848 donc , Sainte-Beuve comprit de bon neheure qu e , pour qu elqu e temps du moins , il n
’
y
avait au cune place pour la l ittératu re dan s lesj ou rnaux et dans les esprits , et b ien qu
’
à regret ,il s ’en a lla professer à l’U n ivers ité de Li ège , où ,pendant u n an , il se fit écouter avec u n grandsu cces .S es leçons rou laient, croyon s—nou s , su r Cha
teaubrian d et l e cercle d ’écrivains qu i s’éta it
formé au tou r de ce patriarche et de ce ma ître .
A u premier répit , lorsqu e la ru e apa i séeredev int plu s silencieu se , lorsqu
’ il fu t poss ib le
S A INTE —R E U VE . 365
d ’écrire avec fruit et de se faire lire , SainteBeuve en tra en campagne dan s le Con s titu tionnel, et , bravement , san s manquer j amais à satâche , i l se mit à publier, de semaine en semaine ,ses brillantes Ca useries du L un d i , qu i ont faitle tou r de l
’
E u rope et du monde . Le critiqu e et
le poète se transformaient en lu i , et , pou r l esbesoins d ’
u n public nouveau et d ’
un j ou rnalquotidien , il changeait d
’armu re et de tactiqu e ,Varian t ses suj ets à l ’ infin i et les prenant partout , chez tou s les peuples et à tou tes les dates ,il dess in ait à la plume , et comme en se j ou ant ,des portraits qu i sont bien la plu s cu rieu segalerie l ittéraire qu i a it j amais été faite en notrepays . La précis ion et la ju stes se dan s la grâce ,la vérité dan s l ’art , la peintu re savante du person n age et l
’ana lys e approfondie de sa vie et de
son œuvre , le commentaire pas a pas de l’au teu r
par l ’homme et de l ’homme par l ’au teu r , tou tce qu i , dans u n style ple in de charme
,peut
in téresser et instru ire un lecteur d ’esprit et degoût , voilà quelqu es-u n es des qu alités de S ainteBeuve , dans ces Ca u s eries du L un d i , qu i on t
passé du Con s titu tion n el au M on iteu r , et qu in
’
on t pas , en dix—sept ans , lassé u n seu l j our lepublic .N
’est-cc point la un su ccès san s précéden t ?L es Ca u s eries du L undi , telles qu elles et dan sleu r désordre apparen t (disj ecti membra poetæ) ,se rej oignent , pou r qu i sa it les compren dre et
366 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR A NÇAI S .
le s sais ir dans leu r ensemble , de manière àdemeu rer , n on seu lement comme le témoignageet le document le plu s sûr des lettres françaisesà notre époqu e , mais encore comme la plu s com
plète , l a plu s cons idérable histoire de la litteratu re qu e nou s ayons .
Sainte-Beuve , professeu r de l ittératu re au Collè e de France
,pu is maître de conférences à
l’
E co le normale , a été appelé à siéger au Sén at .Là
,comme dans ses l ivres et dans tou te sa
condu ite,il a tenu avant tou t à se montrer
homme de lettres,et
,dans la hau te assemblée
politiqu e , i l s’es t appliqu é à sou tenir en tou te
rencon tre les droits de la pen sé e humaine sou squelqu e forme qu ’elle se tradu ise
,et tou tes les
libertés de la conscien ce , pou rvu qu’el les soient
honnêtes et s incères . I l a été plu s d ’
u ne foisplein de véhémen ce , et , sans vou loir ici tou chera de s d iscu s s ions qu i se pas sent nu —des su s den o s têtes , nou s croyons qu e nou s devons êtrereconnais sants envers ceux qu i , comme SainteBeu ve , n
’hésitent pas à plaider la cau se de notrehonneu r et à relever notre drapeau trop souventdédaigne ou méconnu . T ant d ’au tres nou s accusent à ou trance qu e l
’excès , si excès il y a en ,
est bien excu sé d ’avan ce aux yeux de tou s .I l nou s a été donné d ’être le témoin ass idu
de sa vie et de ses travaux, comme disait Plinele Jeune . Nou s nou s honorerons touj ou rs d ’avo irété appelé par lu i son fi lleu l poétiqu e et litté
PROSPE R M ÉR I M ÉE
Il n ’est person ne , parmi les gens de goût , qu ine connaisse la hau te valeur du talen t et de souvrages de Prosper Mérimée . D e bonne heu re ,il a su con qu érir l ’attention des hommes et desfemmes , et ju stifier les su ffrages sérieux au s s ibien qu e les admirations mondain es et légères .
Voilà , ce me semble , u n rare et aimable su ccès .A un e époqu e et dans u n e société où toutes lestailles se nive l lent , où tou tes les originalitéss’
altèren t et s’
effaccn t et où les physionomies ,comme les cos tumes , tendent de plu s en plu s às e re ssembler , Mérimée , qu i se tient volontiersà l ’ écart , a ga rdé les marqu es et les qua l ités d
’
u n
caractère vraiment indiv iduel , et d’
u n espritimpatient des banal ités d ’
alen tou r .
Le trivial et le convenu le l ieu commun , sou squelque forme qu ’ il se pre sente , ne l
’on t j ama isatteint .
370 QUE LQUES M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
A -t- il recherché la fortune ? A - t-il ambit ionnéla gloire ? On ne le dirait pas ; ma is l a fortu n e etla gloire son t venues à lu i , et , du moins en cetteocca s ion , les capricieu ses dées ses n
’ont été n iinju stes n i aveugles .Bien que Mérimée soit u n homme du monde
dans tou te l ’étendu e de l ’expression et qu ’ il a it ,plu s que d
’
au tres , vécu brillamment a u dehors ,on sait peu de chose du tra in j ou rnal ier de s e shabitu des et de sa vie . Avec un e sorte de fiertéja lou se et peu t—être avec u n e défiance raisonnée ,il s ’est préservé de la cu riosité indiscrète et ,
pou r beaucoup qu i parlen t de lu i au hasard , i lest presqu e ent ièrement dans la légende .
Ami , ca che ta v ie et répands ton e sprit ,
nou s con Seille lepoète . Ainsi a fait Mérimée . Néà Pa ris le 28 décembre 1803 , Prosper Mériméeeu t pou r père un pein tre de mérite
, qu i savaitten ir la plume comme le pinceau , et , a près avo irmontré l ’exemple , enseigner la théorie e n bon
s tyle .
Son enfance fu t ma ladive . Ce n ’est qu ’au prixdes plus tendres vigilances de sa mère qu ’ il pa rvint à se fortifier et à grandir . M me Mériméeéta it e lle-même u n e femme d ’u n e particu l ièredistinction , et i l n
’est pas dou teux qu ’
e lle n ’a itexercé un e vive influ en ce s ur le développementin tellectu el et le talent d ’
u n fils s i bien dou é .
J ’ai remarqué a illeurs , à propos de Sa inte
372 QUELQU ES M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
l ittératu re tou t en t i ere , tombée au pouvo ir dehardis novateu rs , était impitoyablement r efo n
due les vieux mou les de l’élégie et de l’
odc , de
la tragédie et du roman , éta ient brisés sans merc iet rej etés au creu set comme de vieilles cloches .On détru isait avec fureu r , on rééd ifia it av ecenthou s iasme . Le roi CharlesX ass istait
,du ha u t
de son trôn e restau ré,à un véritable 89 l ittéraire ,
qu i ava it au ss i ses Mirabeau et ses Lafayette pardou zaines . Mais , la noble fu reu r et le vertu euxenthou sia sme montant touj ou rs , il y eut des exc èsd ’ inspiration et de verve . B ref, ce fu t u n 93 .
T umu ltu eu sement e t au bru it des rimes redo nblées , o n renversa ju squ e su r leu rs au tels ,
n aguère inviolable s , les statu es de Boileau et deJeau -Baptiste Rou sseauRacine lu i-même n e fu t pas épargn é .
Gardons-nou s d ’être trop sévères . En ces tempsagités , l es hommes de talen t su rgissaient detou tes pa rts et se ren con traien t en frères dansu ne espérance commune . Ou eu t tou tes sorte sd ’œuvres remarquables , où , s
’ il manqu ait qu elqu echose , ce n
’éta it a s su rément pas le feu sacré ,comme on disa it avant 1825, et comme on a
répété plus tard . Les incendies par le feu sacréo n t leu r excu se , et , même à distance et désorma isplu s calmes , nou s au rions mauvaise grâce à nou sapitoyer su r tant de procédés cadu cs et de système s su rannés , dont n o s arden ts devanciers o n tfa it j u stice .
FR O S FE R M ÉR I M ÉE . 373
Prosper Mérimée prit part au mouvemen tromantiqu e . Cela était de son âge et de son
humeu r . Et pu is , la ju stes se de son esprit lu idémon trait la légitimité d ’une réaction radica lecontre toutes les sénilités encombran tes du fauxgoût et du faux génie .
T ou tefois , il comprit de bonn e heu re les témérités , où plu s d
’
u n se laissait en traîn er,les exa
gérat ion s dont un grand n ombre tiraient déjàgloire , et, sans se ten ir pourtan t à l
’écart , il nes’
avan ça plu s qu’avec pruden ce et réserve . A u
mil ieu de ce champ où croissaien t à l’envi milleplantes vigou reu ses , mais souvent peu sa ines , ilse dit , dès le premier jou r , qu
’
une origina lité rarese trouvait dans le discernement et le choix . I lressemblait à u n convive sage qu e ses amis , à latable du festin , pou ssent à s
’
en ivrer et qu i leu rrépond Metton s—nou s en gaîté , j e le veux bien !Mais n e nou s grison s pas . L ’
ivres se trouble lanetteté du regard et fait dévier la plume qu i a saligne à tracer . Q u i veu t y vo ir clair et écrire droitne blâmera point mes scrupu les .D isons en core que le mouvement littéraire
de 1825 ne t arda pas à dégénérer de ce qu ’ ilava it été tou t d ’abord . L
’
émancipation mêmevou lut se donner u n corps de doctrines ets’
ériger presqu e en religion . Mérimée resta toujours u n émancipé .
Pendan t que d’au tres s
’
affublaieut , pou r se
rajeunir , des vêtemen ts nouveaux , en effet,et
374 QUE LQUES M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
inu sités de ”"
ertlcer , de R en é, de M a n/red que
ceux—ci se dégu isaien t en Caval iers et ceux-là enT êtes-Rondes , il j ugea , lu i , qu e tou tes ces n ou
veau tés se vu lgar is eraient bientôt et se perdraien t dans le l ieu commu n . Et ‘ pu is , dou tantu n peu , j e le crois , de la complète valeur del’en treprise , i l se mit résolumen t à en trepren dre ,à sa manière , con tre le démesuré et l
’
excess if.
Q u i se contien t s’accroît dit un axiome .
M érimée s’
appliqua a être con tenu ,exact et
précis .Nou s sommes pareils à Mazeppa , criaien t
les j eunes roman tiqu es , et le cheval s auvagen ous emporte à l ’aventu re .
Si j ’essaya is de dompter et de maîtrise rso l idement ce cheval—là ! pensa le j eu n e au teu rdu Théâ tre de Cla ra Ga z u l.
L e Théâ tre de Cla ra Ga z u l , publ ié par Josephl’
E strange , marqu e les vrais débu ts de Prospe rMérimée . Clara Gaz a ] , l
’au teu r supposé de
tou te un e série de petites comédies et de petitsdrames , est un e comédienne espagnole , ma is
qu i , dégagée de tou s les préjugés de sa n ation ,
se mon tre voltairienn e en diable . S on esprit e tsa bonne humeu r argent comptant , son iron iea l
’
emporte-pièce , son observation sceptiqu e e t
moqu eu se, lu i donnaient l’a ir d ’
un lu tin envoyépar Satan lu i—même , en pleine dévotion , et aubeau milieu d
’
un couvent de moines o u de rel i
gieu ses . I l brise,i l heu rte , il froisse et déchire
376 QUE LQUE S M A î T R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
fille livrée aux pou rsu ites de son père , et qu in ’échappe à tant de honte qu ’en poignardantce misérable . E lle-même mou rra mangée parles tigres , dit l
’au teu r se riant a plaisir de tou tesles horreu rs qu ’ il a imaginées .
Mais j e ne sais pas de cou leu rs sobres et sa is is san tes à la fois comme celles qu e Mériméea employées pou r nou s peindre l
’ intérieu r desplanteu rs américa in s , où s e lié et se délie cetodieux et impos sible faisceau de crimes et demalheu rs .Je crois qu e le T hea tre de Cla ra Ga z u l n ’ a
pas été pou r peu dans les origines des Con tesd
’
E sp agn e et d’
I ta lie , d’
A lfred de Mu ss et . L ’ influ ence de Mérimée su r cet enfant gâté de tou sles romantismes , l equ el se montra très irrévérent ensu ite et très sceptiqu e à l ’égard de se spères
,me paraît incontestable et prouvée en
bien des endroits . D on Paé z , Rafael , Garucci ,la Camargo , D a lti et Portia , ont été , à lesregarder attentivement , nou rris et réchauffé schez Clara Ga z u l on les reconn aît à la minede famille .
D ans les scènes historiqu es qu I l a in titu lée sla Ja cqu erie Mérimée a vou lu combleru n e lacune de la Chronique de Froissart , et
avec u n e tou rnure dramatique , nou s donnerl ’ idée de cette gu erre des paysans et de la féodalité , qu i est , somme tou te , le fait le plu s cons idérable du x1v° s iècle .
FR O S FE R M ER I M ÉE .
Le tableau en est n o 1r et cependant , dit l’
au
teu r , je crois avoir plu tot adou ci qu e rembruniles cou leu rs de mon tableau Ce gen re d ’
his
toire dialogu ée , qu e M . Vitet a adapté à son tou r,i l y a plu s ieu rs années , pou r présenter avec u n
intérêt nouveau tou te u n e époque essent iellement tragiqu e et pass ionnée de l ’histoire deFrance (les B a rrica des de 1 588 , les É ta ts de
B lo is et la M o rt de H en ri ce gen re d ’
his
toire dia logu ée n’est pas nouveau parmi nou s ,
et , dans le xvm° siècle même,n ou s en ’ trouve
rions des exemples . Le président Hén au lt , aprèsavoir lu Shakespeare , et notamment le drame deHen ri VI
,où l e grand poète a si bien écla iré les
longues qu erelles de la Rose rouge et de la Ros eblanche
,conçu t le proj et d ’
u ne tragédie historiqu e qu i aiderait la mémoire d u lecteu r et duspectateu r , en émouvant pu issamment son âmeet son esprit .
J ’avou e , disait le prés ident Hén ault , quecent fois j
’
a i lu ce s faits (les démêlés de la maisond
’
York et de la maison de L an cas tre) , et cen tfois j e les ai oubliés . J’a i donc lu Shakespearedans l ’ intention de me les bien représenter
,et
s i ma cu riosité n ’a pa s été tou t a fait sat is fa ite ,j ’ai sen t i qu e ce n
’était pas la fau te du génieJ
’
a i trouvé les faits à peu près à leu rs dates ; a i
vu les principaux personnage s de ce temps -làmis en action , il s ont j oué devant moi ; j
’
a i reconn u leu rs mœu rs
,leurs intérêts , leurs pas
373 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
s ions , qu’ il s m ’ont appris eux—mêmes ,
'
et tou t àcoup oublian t que j e lisais u n e tragédie , et
Shakespeare lu i-même aidant à mon erreu r parl’extrême différence qu ’ il y a de sa pièce à un e tra
géd ie , j e me su is cru avec un historien , et j e mesu is dit Pou rquoi n otre histoire n
’est-elle pasécrite ain si , et comment cette pen sée n
’est—ellevenu e àL a Ja cquerie répon d pleinemen t à ce qu e deman dait le président Hén au lt et qu ’ il a tenté lu imême de réaliser dans son Fra n ç ois I I . Les person n ages , interprétés par Mérimée , se tiennentdeb ou t et marchent ; il s viven t et ils ont bienla senteu r de leu r temps . Loup-Garou , pourn ’en citer qu ’
un seu l , ce gau sseur féroce , cerieu r impitoyable , c
’est bien l ’homme qu i reparait dans tou tes les révolu tion s , et qu i cherchemoins à égal iser et à n iveler philosophiqu ementles classes sociales , qu
’
à abaisser ses ennemis .Loup—G arou est un type , comme il y en a dansRabelais , dans Shakespeare et dan s la n atu re .
D an s la Ja cqu erie , Mérimée est donc plusqu ’
un Froissart perfectionn é le chroniqu eu ren lu i s ’est doublé du metteu r en scèn e et dupein tre .
En critiqu e observateu r et savant , à travers lesfantaisies de l ’ imagination qu ’ il n ’a jamais élo i
gn ées d’
un regard trop sévère , il a ains i le donde trouver la réal ité agissante et parlante
,et soit
qu ’ il nou s représente u n homme ou une époque ,
380 QU E L QU E S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇAI S .
cupation exclu sive de la cou leur locale o ù d o n
n a ien t les jeunes littérateu rs de 1827 , e t qu i
n ’était , en défin itive , qu’
u n convenu n o u ve aucppo sé au convenu ancien . I l en cherche lapreuve dans les poés ies illyriqu es de la G u s /a ,
tradu ites par lu i-même su r u n texte qu i n’
a
j amais exis té , et attribuées , par lu i-même e n
core,à Hyacinthe M aglanovich , l equ el n
’a guè replu s existé qu e le texte de ses poèmes , ma lgrételle esqu isse de sa personne et de ses habitu de s ,qu ’on dirait faite d ’après le plu s in contes tabl eoriginal .Pou r comble , le prétendu tradu cteu r , qu i
déjà,en nou s offrant le Théâ tre de Cla ra Ga z -u l ,
se cachait sous le ps eudonyme de Jos eph l ’E Strange
,nou s dit ic i Je su is Ital ien ; ma is ,
depu is certa ins événements qu i sont s u rvenu sdans mon pays , j
’habite la France qu e j’
a i to u
jou rs aimée , et don t pendant qu elque temps j’
a i
été citoyen . M es amis sont Français , j e me s u ishabitu é à cons idérer la France comme ma patrie .
Je n ’ai pa s la prétention , ridicu le à un étranger ,d ’écrire en frança is avec l ’ élégance d ’
un littéra
teu r ; cependant l’édu cation qu e j
’ ai reçu e et lelong séjou r qu e j
’ai fait dans ce pays m ’on t misà même d ’écrire assez facilement , j e cro is , su r
tou t u n e tradu ct ion dont le principal mérite ,s elon moi , est l
’exactitude .E h bien , le tou r es t j ou é , et il réu ss it au
mieux . Ces poésies de la Gu z la fon t perdre la
PR O S PE R M ER I M EE . 881
tête aux plu s savants . M . G erhart , un conse illeret docteu r quelqu e part en Allemagn e retrouvele mètre illyrique sou s la prose française ;M . Bowring demande le texte primitif pou r u n ean thologie s lave qu ’ il prépare ; M . Pouchk in e
tradu it la Gu z la en ru sse . I l n ’est pas u n expert
qu i ne salu e en Hyacinthe M aglan ov ich un grandpoète .
Savez—vou s ce qu i ressort de votre succès !dirai-je à mon tou r à l
’ illu stre écrivain qu i seplaît à ces mystificat ion s victorieu ses c ’est
qu e , le premier entre tou s , vou s avez deviné lacou leu r locale , les reflets et les rayons divers ,d ’où qu ’ ils brillent , de l
’homme ou du mondeextérieur , et qu e , romancier, historien , archéologu e
,antiqua ire , vou s êtes u n poète dans la
vieille et supérieu re accept ion du mo t . Êtrepoète ! P . Mérimée , j e n e l
’
ignore pas , sedéfend tan t qu ’ il peu t d ’avoir j amais hanté lesMu ses , amies des rimes ; mais la rime ne fait
pas le poème , et celu i qu i a écrit les improvisations de Co lomba , les historiettes de M aglan o
v ich , et dfa teo Fa lcon e , et l’
E n lèvemen t de la
.redou te , a pris rang parmi les hommes dontl ’ inspiration pu issante se grave et demeure . T oute l
’
o is , serait—il poète sans le vou loir et san s les avoir ? Non assu rément , car il est en core de ce
groupe des forts , qu i voit où il va et fait ce qu’ il
veu t .
Q u i ne con naît Co lomba ? Q u i ne veu t lire et
382 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .
relire ces pages d ’
u n attrait si pa rticu l ier e t sii rrés istible ?
Les pays e t les mœu rs d ’exception su rto u ttentent l ’observation et l ’étude de P . Mérimée .
Ce qu ’ il dédaigne et ce qu ’ il a évité tou te s a v ie ,
c ’ est le commun , le trivial , le plat , ou tan t d’
a u
tre s se pressent et abondent , et où ils von t s e
taillant de petits doma ines a lignés avec soin,
d’
u n aspect uniforme , mais pa s méchan t . On s’
y
repose commodément et on y dort su r les deuxo reilles , dans u n e vertu parfa itement tranqu ille .
L ’auteu r de Colomba a peu de goût pou r ce s
paysages de la Beauce et pou r les vertu s qu i leu rres semblent . Il aime mieux , dan s u n horizonmême u n peu excentriqu e et bizarre , des défau tspittoresqu es , des erreu rs bien portées , des perversités significatives
,tou t ce qu i détache o u
éclaire u n e personnalité cu rieu se, u n caractère
origin al , des mœu rs singu l ières et , en ouvrantau penseu r des échappées sur les variétés phys io logiqu es de la natu re h umaine , l e met endéfian ce contre n o s demi-héroïsmes de co nven
tion ou de contrebande . [ago est plu s vra i qu ele pieux E n ès ; M édée es t d
’
u n effet cent foisplu s sûr que Pénélope . Faire de la tapisserieE st fort lou able , mais se venger d
’
un parju re àl ’encontre de tou tes les idées reçu es e t mo ntreren so i le degré de fu reu r qU
’
attein t u n cœu r qu ia ime ou qu i hait , ne manque ni de gran de ur , n id
’
ens eignement , n i’éloqu ence .
384 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
main qu i , mesurant et ménageant la l iqu eu r précieu s e , en dou ble par cela même la saveu r et enfait re ssen tir plu s vivement les effet s . Qu ’ il pa rledes Ru sses , des Italiens , des E spagnols , tou sle s peuples don t Mérimée a traité pou rraien t lerevendiqu er pou r un des leu rs , tant , à travers s apou rsu ite savante de la vérité et de l ’exactitu de
,
i l est parvenu au ssi à les atteindre tou tes deux .
Cet infl exible amou r de la vérité , fût-elle u n
peu sèche o u u n peu n ue , domine tou tes lesqu a l ités l ittéraires . Il cou rt à elle , il s
’en emparea tou t prix et la dompte . I l semble dire T rouvons en to i ce qu i vit et palpite . Si j e blesse
,
bravo ! … J ’au rai frappé j u ste . Si le sang cou l e ,tant mieux ! … T u s a ign es , don c tu es ! Et l ’artiste pou rtant reste impas s ible , il observe , ilta i lle , il coupe , i l est de marbre , mais ses person n ages sont de chair . Là , si j e n e me trompe ,e s t u n e grande force .
Nou s n ’avons pas affaire à un écriva in de périphrases ou d ’expres s ion s moyennes et qu i tou rn eagréablement au tou r de son suj et . Le style deMérimée es t bref, concis , énergiqu e ; son artd ’écrire res s emble à l ’escrime , à u n e escrimes érieu s e ju squ e dan s son élégan ce
,et qu i sait
qu e le bu t important , c’est de tou cher son suj et
a u cœu r et de le rédu ire . La Chron iqu e du temp s
de Cha rles [X est u n roman tou t d ’ imagination ,
ma is fixe , dans u n cadre his toriqu e sévèrementtracé . L e s personnages sont fictifs , et il y a tou t
FR O S FE R M ER I M EE . 385
l ieu de croire qu e Bernard de M ergy e t le comtede Comminges ne se sont pas battu s pou r lesbeaux yeux de Mme D iane de T u rgis ; mais leciel sou s lequ el l ’action se dérou le est bien leciel de la Saint—Barthélemy . L a Cou r et la société
qu e l’au teu r nou s rappelle , sont bien là la Cou r
et la société où vivaient Charles IX, Catherinede Médicis , l
’amiral de Coligny . Ne j ugeons donc
pas légèrement Bernard de M ergy et la comtes seD iane s
’ ils n ’ont pas vécu à leur date et telsqu ’on nou s les présente dans leu rs amou rs , dansleu rs du els , dans leu rs dispu tes et bata illes , c
’esttant pis pou r eux ! Il s au raient pu vivre et res
s embler à leu rs portra its du cœu r à l ’âme et dela tête aux talons .
Les anciens avaient le secret de fa ire u n e
grande œuvre en qu elqu es pages , et , dans leu rsobriété de déta ils inu t iles , ils au ra ient eu ,
j ’ imagine,bien de la peine à concevoir qu ’on
écrirait après eux des livres qu i n’en finiss ent
pas . Mérimée a hérité du secret d es anciensle Va se étru squ e et la D ouble M éprise ,
cesfines études de n o s mœu rs contempora ines
, n e
formeraien t pas u n volume . L’
E n lèvern en t de la
redou te est mené mil itairement en qu elquesfeu illets ; A rsèn e Gu illo t , s i tou chante et s i
vra ie ; l’
A bbé A uba in , d’
u ne observation simon daine , s i ga ie et s i maligne , et la Pa rtie deT rictra c , et T ama ngo , et les Ames du Pu rga
to ire , où il y a de l’épopée , de la comédie et du
25
386 QUE LQUE S M A î T R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .
drame dan s u n e su ite d ’événemen ts biz arres,
mais pleins d ’ intérêt , et M a teo Fa lcon e,héroïqu e ,
sauvage et fatal comme u n vieux Romain , commeu n des dern iers descendants de Jun iu s Bru tu s ;voilà au tant de chefs—d ’
œuvre où la vérité pittoresqu e et la vérité phys iologiqu e se mêlent et
se confondent , s ans troubler n i déranger e n
rien les combinaisons gracieu ses ou terribles , a
travers lesqu elles s e j ou e hardimen t l ’imagin at ion d a romancier .Les nouvelles de Charles Nod ier sont charman tes , celle s d
’
A lfred de Mu sset n ou s ravi ss ent au ssi a leu r façon mais les nu es et l e sau tres n ’ont eu pou r complices qu e ce s mu seslégères
, qu i glissen t çà et là , effleu ran t le shommes et le s choses et n
’
en prenan t qu ’
u nreflet vagu e et fugitif. Les n ouvelles de Mériméeon t la saveu r pénétrante de la réal ité et , mêmequ and le dessein paraît indiqué en cou rant , l es tylet enfonce et fait sa marqu e . T ou s le s person n ages y sont réels , tou tes l es pass ions ysont senties et s i
, en raison même de cettevérité qu i n e cède pas
, u n e certain e âpretéfranche et cru e trou ble le lecteu r tr0p sensible ,l ’ intérêt du moins n ’
y perd rien .
On sait qu e P . Mérimée, qu i a voyagé presqu e
partou t et qu i parle tou tes les langu es de l’
E u
repe,est au ssi u n archéologu e et un antiqu aire .
I l a porté la science techniqu e ju squ e dans leroman , et le roman s
’en aœ ommode à merve ille .
388 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .
avoir rés umé , dans leu r caractère personnel o udans leu r action su r les au tres , le s apt itudesphys iqu es et morales , les défau t s et les vices d eto u t u n peuple . L es plu s o rigin aux _
o u le s plu sforts , ceux qu i s e sont imposés e ux-mêmes àleurs contemporains et on t commandé u n e longu es érie d ’événements , on t particu lièrement sollicité son observa t ion et sa plume . Je n ’a imedans l ’his toire que les anecdo tes , a d it Mérimée ,et parmi les anecdotes , j e préfère celles oùj ’ imagine trouver u n e peintu re vraie des mœu rset de s caractères à u n e époqu e donnée .
La conn ais sance d es mœu rs et des caractères ,n ’est -cc point là le bu t élevé e t profitable del ’hi stoire ?
Je pens e tou tefois qu e la préférence de l’
his
to rien , qu i nou s occupe , est moins du côté del’
an ecdo te qu e de l’ épisode
, qu i e st plu s défini,
plu s t ranché , plu s précis , et qu i t rou ve dan sso n relief même , qu elqu e chose de l ’a ir et del ’ importance de la clef de voûte d ’
u n édifice .
Mérimée a chois i avec u n art et un discernement merveill eux les épisodes historiqu es qu ’ ila racontés . A Rome , Catil ina , et la G u erreSocia le ,
la rival ité de M ariu s et de Sylla , c’est
à-dire la lu tte de la démocratie et de l’aristocrat ic , lu i o n t inspiré de s cons idérations él evéese t profondes . La conju ration de Catil ina et les
commencements de César , la critiqu e et lacompara ison de s au teu rs qu i o n t écrit su r cette
PR O S FE R M ÉR I M ÉE .
époqu e mémorable , l etude d es caractères et
d e s intérêts propres aux persoûn ages de cegran d drame on t piqu é sa cu rio sitè
,et il a
t enu à répandre le plu s de lumière pos siblesur u n de s événement s le s plu s extrao rd i
n a ires de s anna les romain es G râce à lu i , no u sa vo ns désormais u n Sallu ste fran ça is , ca r les tyle de Mérimée a de s parentés évidentes avecl e s tyle de Sa llu ste la vigu eu r , la concis ion ,la hau teu r de la pen sée domin ant et régiss antl e mo t , l
’horreu r du solennel et de la périodecieéron ien n e . E n E spagne , do n Pèdre de Ca stil le
,le Cru el et le Ju s ticier , a la is s é derrière lu i
d e s souvenirs d ’
atrocité et à la fois de s enspolit iqu e , qu i font pens er à u n e ébau che , mal
composée encore et mal jointe , de Lou is XI .
Ma is, a dit u n historien espagnol , don Anton io
C avan illes , qu elle ha ute figu re romant iqu e qu ecelle de don Pèdre ! Jeune , bien fa it , amou reux ,
vaillant , du pet it nombre de ceux qu i prirentso in d e la législa t ion de leu r pays , i l vit fondresu r sa tête tou t u n monde de conspirat ions au
dedans et d ’
in trigu cs au dehors . S on caractèrehau ta in et irascible lu i fit tu er beau coup degens ; mais le résu ltat nou s dit cla irement qu
’ i ln
’
en tua pas as sez . L es flatteu rs de Henri devaien t n atu rellement qu alifier don Pèdre d e
mon stre . Comment laver au trement les tache sde sang qu i avaient rej aill i su r la face du parricide ? L e s lettres de l ’époqu e se rangèren t
390 QUE LQUE S M A î T R E S ET R ANGE R S E T FR ANÇAI S .
comme touj ou rs du côté de celu i qu i“ distribu a it
les grâces . Prosper Mérimée nou s a donnéu n e sévère et judic ieu s e H is to ire de don Pèdre .
E ntraîné par ce goût qu i le porte vers les recoin sles plu s confu s o u les moins explorés des annale sd
’
u n peuple,il s ’est pris ensuite à la Ru ss ie et
il a abordé sans hésiter u n des épisodes les plu sardu s de cette nat ion au XVI I " s iècle . Les étrangesaventu res de s Fa ux D émétrius du premier su r
tou t , le seu l qu i a it été véritablement supérieu r ,o n t été débrou illées par Mérimée du fou ill is e t
d e l ’ombre , et expo sées cla irement , dans le récitle plu s atta chant et le plu s instructif.L es Cosa qu es d
’
a u trefo is,lesqu els se rejoignen t
par plu s d’
u n lieu aux Fa ux Démétriu s,sont
le recu eil en volume de deux savantes monographies
, qu i nou s font de mieux en mieuxapprécie r et connaître la Ru s sie du xvn
°s iècle .
Mérimée n ou s raconte la vie de deux ataman sde l ’armée zaporogu e , variés de caractères , derôles et de fortunes , et qu i , chacun à s a manière ,n ’ont pa s lais sé d
’exercer u n e grande influ en cesu r les chos es de leu r temps .
L es Cosaqu es , ces hordes gu err1ere s et indisc iplin ée s , ma is ru sées et as tu c ieu ses
, qu i campa ient sur les bords du D on et s
’
a lliaien t
tantôt à la Ru ssie , tantôt à la Pologne , dangereu ses pou r l ’une et l ’au tre pu i ssance
,ne no u s
o n t été pleinement révélés qu e par Mérimée ,
qu i le s fait camper et marcher devant nou s .
392 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .
il faille défendre les droits de ceux qu i écrivent ,il n e marchande jama is l ’au torité de sa pa roleet ne fa it pa s attendre so n suffrage . Ce s uffragee s t écou té partou t .D ans le monde où il est pa rt icu l i erement
recherché , Mérimée est u n cau seu r de s plu sbrillants et des plu s agréables . Cet esprit j u stee t positif, en garde contre tou te su rprise , et qu ipou ss e la pénétration d e s gens et de s chosesju squ ’à l ’ exagératio n peu t-être et a u paradoxee st , qu an d il lu i conv ient , léger , amu sant , coqu et ,au point qu e vou s ne sau riez imagin er s a pu is
sance de sédu ction Le mo t est d ’
une dame
qu i s’y conna ît .
Ma is là encore , dans u n salon o u dan s u n
cercle , Mérimée a horreu r du convenu , des trivia lités et de s riens ; il ne s e s ert point de cettemenu e monna ie , u sée au contact de tou tes lesma ins e t qu e les plu s , pau vres même ont touj ou rs dans la poche . Qu and il rit , se j ou e et
pla isante , il a , pou r qu i s a it voir au fond de sj eux et de s badinages d ’
u n homme supérieu r ,bien des vérités , bien de s observat ions profondes , bien des aperçu s pleins de saill ie et deverve , ce qu i n
’
en trera j ama is dans l ’œ il de spremiers venu s , quelque judic ieux et plaisant squ ’ ils s e j ugen t eux-mêmes .
Le premier venu est l’
an t ithèse de Mérimée .
Mérimée , je l’
a i dit en commençant,s e renferme
comme dans u n e tou r d ’ ivoire , peu acces s ible
F R Q S FE R M ÉR I M ÉE .
aux indiscrets e t aux cu rieux . Ceux- là même qu i ,u n jou r o u l ’au tre , ont été mis en rapport aveclu i
,n
’ont pas la is sé de lu i trouver u n a ir ded éfiance , d
’
in d ifféren ce et de froideu r , peu en
a ccord avec n o s habitudes frança ises contempora ine s . I l a du sang-froid britanniqu e . I l écou teo u in terroge , ma is il se retient et , cou rtois etpol i à l ’excès , il ne vou s permet de voir en lu i
q u e ce qu’ il t ient a vou s l ivrer . D e là des in ter
préta tio n s e t des conj ectu res qu e rien ne confi rme
,au con traire !
I l me s emble qu e Mérimée , par ces s u scept ibilités extrêmes , ne prouve qu
’
une chose,c ’ est
q u’ il es t dou é
,plu s qu e bien d
’au tres qu i l’
affi
chen t avec fracas , de la dél icatesse du cœu r etde l ’esprit . I l s e respecte et il es t ja loux du re s
peet d ’
au tru i . I l ne veu t point compromettre s e ss ent iments et les vu lga ris er dans ces échangesbana ls qu i , tou t fréqu ents qu
’ ils nou s semblent ,n e sont pou r cela ni plu s beaux ni plu s nobles .
Ma is,sou s cette su rface d ’une réserve froide et
presqu e farou che , il y a , croyez—mo i , u n e natu redroite
,généreu s e , et u n cœu r d es trésors de
sympathie et de bonté qu i s e dépensent , s ans
1 . C ’
es t lu i qu i , ch aqu e so ir , vers dix heu res,qu elle qu e
fût la fête , même à la Cou r , s’
esqu iva it bien v ite e t di spara i s s a it
,pou r repa ra ître vers on ze heu re s . Vie illi déjà , sén a
teu r et très en to u ré,rien n e le reten a it là pou rta n t . Où
don c a llez-vo u s a in s i tou s le s so irs ? dema n da u n cu rieux .
Je va is embra s s er et co u cher ma mère,répon dit M érimée .
A to u t a l ’heu re ! M érimée n e ma n qu a jama is à ce devo irfi lia l .
394 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .
compter même su r u n retou r,tant ils se voilent
de parti pris et s e cachent ; mieux encore , il y ades dévou ements qu i , s ans o stentation , ne crai
gn en t point de braver , et coûte qu e coûte , ce qu enou s appelons d ’
in flex ible s a rrêt s .
M . Libri , accu s é et condamné à tort , su ivantMérimée
, a trou vé en lu i u n ami fidèle j u squ ’
à
la prison inclu s ivement , u n ami comme il n ’
y
en a plu s qu ’au M o n omo tapa , disa it L a Fonta ine .
E nfin,ce qu i ressort de la lectu re d e s Œu
vres de Mérimée , c’es t u n e impress ion profonde
de la réa lité ; e t ce qu ’on n e ces s e d ’ admirerdans u n ta lent s i plein de res sou rces , c
’ est u n esobriété ca lcu lée et savante , qu i donne à tou tess e s produ ct ions cette santé robu ste avec laqu elleon peu t ga iement affronter les âges
24 ju ille t 186 5.
‘
l . Pro sper M érimée e s t mort à C an n e s , le 23 s eptembre1870.
OC T A V E L A C R O IX
ET RA NGE R S E T FR ANÇA I S
ÉT UDE S L IT T ÉRA IRE S
JE AN BOCCA C E . RAB E LAIS . THOMA S MOO R E
LOPE D E vE cA . L E pOET E MICH EL-ANG E . ETU DE S U R LA
p oEsm LATINE .
LES FA U II DON SE BASTIEN . .I E I IA N FOU CQ U ETLU IE D E ÇAMOEN S. G IA GO M O L EO FA R D I
M ICH E L GE R VA N T E S . DOU B LE A NNWE R S A I R E DE L A MORTDE S NA E E S R E A R E E T D E M IGR E L GE R VA NT E S
M A D A M E D E S EvI GNE
MAR CEAU . MADAME ÉM I L B D E G IR AR DIN . SAINTE —B EW E
FR O S F E R M ER I IA E E
PAR IS
L IBRA I R IE HACHE T T E E T G
79 , BO U L EVA R D S A INT -GER MAIN, 79