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 NOTE DU TRADUCTEUR V OICI un poème te rr ible , né de l'angoisse qu'éprouve l'homme de notre temps. Jamais l'a(Jentu.re poétique n'a  poussé aussi loin sa recherche; l' humaine condition y est mise à nue. Dès les premiers vers  s'élèoe cette interr ogation: « Qui donc  pourrait venir à notre secours? Ni les anges ni les ho mmes. Et me les anima ux aver tis savent que nous ne sommes guère chez nous en ce monde des clartés définies. »  Pend ant des milléna ires, l'homme a essa de chas ser la peur po ur s' ét ablir dans un monde de tout repos. Il n'a accepté que ce qu'il  pouvait interpréter clairement. Dieu, l'amour, la mort, ces ouvertures sur la réalité, l'homme a usé le meilleur de ses forces à les ignorer. En agissant de la sorte, il croyait  pouvoir se confection ner ce destin  passe-partout qui est l'idéal des technocrates modernes. M ais, derrre l'aimable sourire des illusions, le poète est àssailli  par toutes les forces de la nature et la beauté elle- même lui apparaît comme la porte de l'angoisse,« ce premier degré du terrible que nous sup por tons tout juste parce que, dans sa grandeur, peu lui chaut de nous détruire ». Au vrai, les Élégies de Duino ne sont que le résultat de l'expérience existentielle du  poète. Ses angoisses ont été ses seules richesses. Il nous les livre dans une sorte d'im.prooisation. extraordinaire. Le s découvertes d'une oie sont orchestrées dans un rythme  parfois chaotique. Plus d'une fois Rai ner Maria Rilke a confessé sa  pauvreté et sa faiblesse. Rien ne lui eût été  plus étranger que de vouloir  surmonter ses propres impuissances dans la recherche d'une expression. parfaite. Tout au contraire, il repous sait cette tentation du style comme un péché contre la vérité, comme une de ces illusions dont les hommes aiment à se nourrir. De me qu'il a ooulii receooir sa mort a()ec toutes ses souf  frances physiques en refusant tous les narcotiques que les médecins lui offraient, de même il a ooulu expri mer ses découvertes dans l eur force  première en acceptant d'a()ance tous les risques d'une telle entreprise. De l à les obscuri té s de certains pas sages des Élégies de Duino. En guise de commentaire, il faudrait relire tous les livres de Rilke et surtout toutes se s lettr es. Mais il suf fit également, pour comprendre peu à  peu le poète, de s'abandonner à son chant qui telle la musique « nous saisit, nous console et nous maintient » . LA PREMIÈRE ELEGIE Q UI do nc , si je cr ia is , m'écouterait dans les ord res des an ges ? Et mêm e si l'un d'eux me p renait sou d ai n sur son cœur, j e périrais sous le coup de son ex is tence telle m ent plus forte que la mienne. Car le beau n'est qu e la porte de l'angoisse, ce seuil dont nou s appr ochons

Rainer Maria Rilk Elegies de Duino Francais

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NOTEDU TRADUCTEUR

V OICI un poème terrible, né del'angoisse qu'éprouvel'homme de

notre temps. Jamais l'a(Jentu.re poétique n'a  poussé aussi loin sa recherche; l' humainecondition y est mise à nue. Dès les premiersvers  s 'é lèoecette interrogation: « Qui donc

 pourrait venir à notre secours? Ni les anges niles hommes. Et même les animaux avertissavent que nous ne sommes guère chez nousen ce monde des clartés définies. »

 Pendant des millénaires, l'homme a essayéde chasser la peur pour s'établir dans unmonde de tout repos. Il n'a accepté que ce qu'il 

 pouvait interpréter clairement. Dieu, l'amour,la mort, ces ouvertures sur la

réalité, l'homme a usé le meilleur 

de ses forces à les ignorer. En

agissant de la sorte, il croyait

 pouvoir se confectionner ce destin

 passe-partout qui est l'idéal des

technocrates modernes. M ais,

derrière l'aimable sourire des

illusions, le poète est àssailli

 par toutes les forces de la nature

et la beauté elle-même lui

apparaît comme la porte del'angoisse, «ce premier degré duterrible que nous supportonstout juste parce que, dans sagrandeur, peu lui chaut denous détruire ».

Au vrai, les Élégies de Duino

ne sont que le résultat de

l'expérience existentielle du

 poète. Ses angoisses ont été ses

seules richesses. Il nous les

livre dans une sorte

d'im.prooisation. extraordinaire.

Les découvertes d'une oie sont

orchestrées dans un rythme

  parfois chaotique. Plus d'une

fois Rainer Maria Rilke a

confessé sa  pauvreté et sa

faiblesse. Rien ne lui eût été

  plus étranger que de vouloir 

surmonter ses propres

impuissances dans la recherche

d'une expression. parfaite. Tout

au contraire, il repoussait cettetentation du style comme un péché

contre la vérité,comme une de ces

illusions dont les hommes aiment

à se nourrir. De même qu'il a

ooulii receooir sa mort a()ec

toutes ses souf frances physiques

en refusant tous les narcotiquesque les médecins lui offraient,

de même il a ooulu exprimer ses

découvertes dans leur force

  première en acceptant d'a()ance

tous les risques d'une telle

entreprise.

De là les obscurités de

certains passages des Élégies deDuino. En guise de commentaire,

il faudrait relire tous les

livres de Rilke et surtout toutes

ses lettres. Mais il suffitégalement, pour comprendre peu à

 peu le poète, de s'abandonner à

son chant qui telle la musique «

nous saisit, nous console etnous maintient ».

LA PREMIÈRE ELEGIE 

Q UI donc, si je criais,

m'écouterait dans les

ordres des anges? Et même

si l'un d'eux me prenait

soudain sur son cœur, je

périrais sous le coup de

son existence tellement

plus forte que la mienne.

Car le beau n'est que la

porte de l'angoisse, ce

seuil dont nous approchons

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tout juste, et, nous

l'admirons tant parce que,

dans sa grandeur, peu lui

chaut de nous détruire.

Tout ange est d'angoisse.Je me contiens donc et je

ravale le cri de mon obscursanglot.Ah, qui pourrait venir à notresecours? Ni les anges ni leshommes. Et même les animauxavertis savent que nous nesommes guère chez nous en ce

monde des clartés définies.

Peut-être nous restera-t-ilquelque arbre sur la pente quenous puissions revoir tous lesjours. Il nous reste la routed'hier et la fidélité d'unehabitude que nous avons choyéepour qu'elle se plaise cheznous et ne nous quitte plus.Oh! et la nuit, la nuit quand

le vent lourd de l'espacecosmique ronge notre regard. A

qui ne resterait-elle pas cettenuit toujours désirée?Doucement décevante, elle estl'épreuve à laquelle nul cœurn'échappe. Est-elle pluslégère. aux amants? Hélas, l'unà l'autre, Ils se cachentseulement leur destin. Ne lesais-tu pas encore?Confie le vide de tes bras

aux espaces que nous respirons.

Les oiseaux, dans les arcanesde leur vol, sentiront peut-être les airs élargis.

Oui, les printemps avaientbesoin de toi. Tant d'étoilest'invitaient àles découvrir. Du fond de

ta mémoire, une vagueaccourait vers toi,ou bien, quand tu passaisdevant une fenêtre ouverte,le chant d'un violont'appelait. Tout cela étaitmission pour toi. Mais as-

tu su l'accomplir? N'étais-tu pas toujours distraitpar l'attente comme sitoute chose t'annonçait unebien - aimée? (Où voudrais-tu l'abriter puisquegrandes, étranges, lespensées entrent et sortentsans cesse chez toi etsouvent demeurent pour lanuit.)Mais si tu es plein de désir,chante la louange de celles quiaiment; leur glorieux sentimentest loin d'êtreassez immortel.Tu les envies presque cesdélaissées que tu as trouvéesbien plus riches d'amour que

celles qui étaient comblées.Redis toujours la louange,jamais atteinte. Songe: lehéros se s. suffit, sa chutemême n'est pour lui qu'unprétexte d'être, - sa dernièrenaissance. Mais, les amantes,la nature épuisée les reprenden son sein comme s'il n'yavait point en elle assez deforce pour accomplir deux foisune telle performance. As-tu

assez songé à Gaspara Stampaafin que toute jeune fille,abandonnée'par son bien-aimé,mais grandie par l'émulation,puisse s'écrier: Que ne suis-jecomme elle! Ces douleursantiques ne vont-elles pasenfin devenir plus fécondes?N'est-il pas temps de nouslibérer de l'être aimé enl'aimant et de le dépasser, envibrant, comme la flèche quit-

tant la corde pour devenirserrée dans le jet,  plusqu'elle-même. Car il .n'est dedemeure nulle part.

Des voix, des voix. Écoute, ô

mon cœur, comme autrefoisseuls les saints savaientécouter: l'appel immense lessoulevait du sol mais eux, ,à genoux,. les impossibles, n'yprêtaient point attention.

C'est ainsi qu'ils écoutaient.Non que tu puisses supporter la

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voix de Dieu, loin de là,~ais . ca~te le souffle, lemessage jamais Interrompu quinaît du silence.

Voici maintenant venir à toila :umcur de ceux qui sontmorts trop Jeunes. Partout oùtu entrais dans les églises deRome ou de Naples, leur destincalmement t'observait ou uneInscription s'imposait à toi,sublime, comme naguère cemarbre à Santa Maria Formosa.Ce qu'ils me veulent? J'ai àeffacer doucement l'apparenced'injustice qui parfois troubleun peu la pure démarche de leur

esprit. Certes, il est étrangede ne plus habiter la terre, dene plus exercer des usages àpeine appris, de ne plusaccorder aux roses et à tantd'autres choses, pleines deleurs propres promesses, lesens d'un avenir humain; de neplus être ce que l'on fut dansdes mains infiniment craintiveset de délaisser son nom mêmecomme un jouet cassé. Il est

étrange de ne plus désirer sesdésirs, étrange de voirvoleter, dispersées dansl'espace, toutes ces choses quiétaient jointes. 11 estdifficile de vivre dans lamort.Il faut retrouver beaucoupde choses x x perdues avant desentir, peu à peu, quelqueéternité. Mais les vivants fonttous l'erreur de tropdistinguer.Les anges, dit-on,ne sauraient sou- vent pass'ils se meuvent parmi desvivants ou des morts. Lecourant éternel charrie tousles âges à travers les deuxroyaumes et de sa grande voixCOuvre leur rumeur chez les

vivants et chez les morts.Après tout, plus n'ont

besoin de nous ceux quisont morts trop jeunes.

Ils perdent doucement legoût de la sève terrestrecomme, en grandissant, on

oublie le sein de sa mère.. Mais nous qui avons tantbesoin de grands secrets,nous, chez qui si souventun progrès bienheureuxnaît d'un deuil, comment

serions-nous sans eux?Serait-ce une vaine légende

qu'au-

trefois dans la complainte pour Linos la première vague de musique transperça larigidité stérile, et que dans l'espaceépouvanté, qu'un adolescent presque divinvenait de quitter à jamais, le vide se mit àvibrer de ce mouvement qui, aujourd'hui,nous saisit, nous console et nous maintient 

LA DEUXIEME ELEGIE 

tOUT ange est d'angoisse.

Oiseaux presque mortels

de mon âme,

malheur à moi, qui vous

invoque en sachant qui

vous êtes. Où sont les

jours de Tobie? Alors

l'un des plus

resplendissants d'entre

vous, debout devant la

porte toute simple de la

maison, à peine travesti

pour le voyage, cessait

déjà d'être effroyable.

(Adolescent simplement

pour cet autre adolescent

au regard curieux.) Maisaujourd'hui sil'archange,

le dangereux, par delà

les étoiles, des cendait

vers nous d'un seul pas,

notre propre cœur en

s'élançant, ver.s l.ui de

son battement nous

anéantirait, Qui êtes-

vous?

Vous, accomplis si tôt, vous

les enfants gâtés de lacréation, chaînes aux neiges

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d'éternité, crêtes de l'aurorede toute création, pollen de ladivinité en fleur,articulations de la lumière,galeries, escaliers, trônes,espaces nés de l'être,boucliers de délices, tumultesd'extases orageuses et,soudain, vous voici, seuls,miroirs: votre propre beautérépandue, vous la repuisez pourla rendre à votre visage.

Pour nous, sentir c'est nousvolatiliser. Hélas, dans lesouille même nous nous perdonset d'un brasier à l'autrenotre essence s'affaiblit.

Quelqu'un nous dit bien alors:Tu pénètres dans mon sang.Cette chambre, ce printempss'emplissent de toi ... Envain, il ne saurait nous

22retenir, et nous nousdissolvons en lui et avec lui.Mais ceux qui portent labeauté, qui les retiendra? Sanscesse des rayons s'éveillentdans leur regard et s'en vont.Ce qui est nôtre se détache denous comme au matin la roséequitte l'herbe, comme lachaleur s'élève d'un metsbouillant. o sourire, où vas-tu? 0 regard qui se lève: cetteonde du cœur si neuve si chaudsqui s'enfuit. Malheur à moi,nous sommes pourtant.

L'espace cosmique dans lequelnous nous dissolvons est-il

imprégné de nous? Est-il vraique les anges ne reprennentque leurs propres essencesenfuies, ou bien parfois unpeu de nous-même ne se trouve-t-il pas mêlé comme parmégarde à leurs traits commele vague du visage des femmesenceintes? Ils ne s'enaperçoivent pas dans ]etourbillon de leur retour sureux-mêmes. (Comment s'enapercevraient-ils i')Les amants, s'ils savaient,

quelles choses étrangespourraient-ils dire dans l'airnocturne! Il semble que toutconspire à nous dissimuler.Vois, les arbres sont, les

maisons que nous habitonsrestent. Nous seuls glissonsdevant toute chose comme uncourant aérien. Et touts'accorde pour nous couvrir desilence soit par honte, soitcomme un indicible espoir.Amants, vous qui vous

accomplissez l'un dansl'autre, c'est à vous que jedemande ce que nous sommes.Vous vous saisissez. Avez-vous

des preuves? Voyez, il arriveque mes

24DE DUINO

mains se joignent ou qu'ellesrecueillent mon regard usépour l'abriter. Cela me donneun peu conscience de moi-même.Mais qui oserait trouver en sipeu la force d'être? Or, vousqui grandissez dans l'extase

de l'autre jusqu'à ce quevaincu il implore : assez;

vous qui, sous vos mains,devenez plus riches, comme lesgrappes sous le soleil, vousqui vous abandonnez souventparce que l'autre vous domineentièrement, c'est à vous queje demande ce que nous sommes.Je le sais, il n'y a tant debonheur dans vos transportsque parce que la caresse vous

préserve, parce que la sourceque cache votre tendresse nedisparaît pas: en elle vouspressentez la pure durée. Carvous vous promettez l'éternitépresque dès l'étreinte. Maisaprès avoir surmonté lafrayeur des premiers regardset l'attente près de lafenêtre, les premiers pasfaits ensemble, cette uniquetraversée du jardin: amants,est-ce encore vous? Quand vousvous portez à la bouche l'un

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de l'autre et que vous vousbuvez oh! qu'étrangement le

buveur s'évade de son acte.La prudence du geste humainsur les stèles attiques nevous a-t-elle jamais étonnés?L'amour et l'adieu n'étaient-ils pas si légèrement poséssur ces épaules qu'ilssemblaient faits d'une autreétoffe que chez nous? Songezaux mains qui reposent sanspoids alors que les torses segonflent de puissance. Ceshommes si maîtres d'eux-mêmessavaient : nous sommes cela etrien d'autre, il nous

appartient de nous toucherainsi; les dieux nous pressentplus fort, mais c'est là leuraffaire.Ah, puissions-nous trouver,nous aussi, un sentier ànous, humain et pur et quinous porte; entre le fleuveet le roc, une bande de terreféconde qui serait nôtre. Carnotre cœur nous dépasse

toujours, comme celui de cesanciens. Mais il ne nous estplus donné comme à eux de lesuivre de notre regard dansdes images qui l'apaisent nidans des corps divins où,grandissant, il se modère.

LA TROISIÈME ELEGIE 

UNE chose est de chanter labien-aimé, une autre, hélas,de nom

mer ce dieu secret et coupabledu fleuve de sang. Celuiqu'elle reconnaîtde loin .,.-.' .,',~,., .. s; - - - - ~ • •

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même du maître de volupté? Sou-

vent, de son séjour solitaire,il sort avant que la jeunefille ait pu répandre sadouceur, souvent même ignorantjusqu'à son existence, ildresse sa tête divine,ruisselante de je ne sais quelinconnaissable et il appelle lanuit à la révolte infinie.Ah ! le sang de Neptune! Ah !

son trident effroyable!L'obscur ouragan de son sein,jaiIIissant d'une conquesinueuse. Ecoute la nuit

qui nous ouvre ses grottes! Etvous, étoiles, n'est-ce pas devous qu'est né ce désir de

l'amant pour le regard de labien-aimée? Ne tientil pas del'astre très pur l'intimevision de son pur visage?Ce n'est pas toi, hélas, ni

sa mère '-iui avez ai~n; tDnnu

VArs l'attente l'arc de ses

sourcils. Jeune fille qui

l'éprouves, ce n'est point par toi

que sa lèvre s'est incurvée pour

une expression plus féconde.

Crois-tu vraiment' que ton pas

léger ait pu l'ébranler de la

sorte, toi qui te meus comme la

brise de l'aube? Certes, tu as

bouleversé son cœur, mais ce choc

ouvrit la voie à des angoisses

plus anciennes.

Appelle-le ... tu nel'arracheras pas entièrement à

l'obscur commerce. Oh, commeil voudrait s'échapper.Allégé, il s'habitue à une

place dans le plusintérieur deton cœur, il s'y nourrit etcommence d'être.

Mais a-t-il jamais commencéd'être?

Mère, c'est toi qui lefaçonnas, petit, c'est toiqui le commenças. Pour toi, ilfut nouveau. Tu découvris auxyeux neufs le monde aimableen interdisant l'entrée àl'étrange. Hélas, elles sontloin les années où de tasilhouette élancée tu lui

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masquais simplement lesvagues du chaos. Que ne luias-tu épargné de la sorte! Lachambre si hostile; la nuit,tu la rendais inoffensive.Ton cœur, si riche enrefuges, mêlait ton espaceplus humain à son espacenocturne. Tu plaçais laveilleuse non dans l'obscu-rité, mais dans ton existencela plus proche et ellebrillait comme par

amitié. Nul craquement que tun'aies expliqué d'un sourirecomme si tu savais depuistoujours quand  le plancher

parlerait.Et lui, en t'écoutant,

s'apaisait.Quelle tendre puissancen'avais-tu pas en te levantsimplement. Son destin, prisdans son manteau, se retiraitderrière l'armoire et sonavenir inquiet, se déplaçantlégèrement, se coulait dansles plis du rideau.

Et lui-même, aUégé, ilreposait; sous ses paupièressomnolentes, il déliait ladouceur de ce monde qu'avectant d'aisance tu lui avaiscréé, et il la goûtait dansson premier sommeil. Ainsi ilsemblait protégé ... Mais à

t'intérieur de lui-même quieûtpu le préserver des vaguesde sa propre origine? Hélaslà, le dormeur était sans

prudence et, dans sonsommeil, dans ses rêves, dansses fièvres, confiant, ils'abandonnait.Lui, neuf, timide, comme ilétait pris dans les lianestoujours plus envahissantes deses mouvements intérieurs quidéjà s'entrelaçaient en desfigures, en des formesanimales se pourchassant dansune poussée étouffante. Comme

il s'y donnait, aimait. Ilaimait l'intérieur de lui-

même, cet intérieur sauvage,cette forêt vierge en lui. Et,au-dessus de cette chutemuette en lui-même, son cœurse dressait, vert, lumineux.Ainsi il aimait en abandonnantson cœur pour descendre lelong de ses propres racinesjusqu'à l'origine puissante oùsa petite naissance était déjàdépassée. C'est en aimantqu'il descendait dans ce sangplus ancien, dans lesgouffres où gisait l'effroi,nourri encore par les aïeux.Et toute chose dans le mondede l'effroi le reconnaissait,

lui faisait des signescomplices. Oui, l'horrible luisouriait... Rarement, ô mère,ton sourire fut aussi tendre.Comment aurait-il pu ne pasl'aimer, puisqu'il luisouriait? Il l'a aimé avanttoi car lorsque tu le portais,l'horrible était déjà mêlé àl'eau qui rend le faix plusléger.

33Vois, notre amour ne naît

pas comme celui des fleursd'une seule saison. Quand nousaimons, une sève immémorialemonte en nos bras. Songe, ôjeune fille, à ceci : nousavons aimé en nous-même nonl'unique, non le futur, maisl'innombrable qui bouillonne.Nous n'aimons pas une seuleenfant, mais les pères qui

reposent au fond de nous commeles débris d'une chaîne demontagnes, mais le lit asséchédu fleuve de nos mèresd'autrefois, mais tout lepaysage silencieux que couvreune fatalité nuageuse ou pure- tout cela, ô jeune fille,t'a précédée. Et toi-même quesais-tu ? Tu as fait naîtredans l'amant des temps anté-rieurs. Quels sentiments

venant d'êtres d'autrefois sesont frayé un chemin jusqu'au

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présent? Là - bas, quellesfemmes t'ont haïe? Quelshommes ténébreux as tuéveillés dans les veines del'adolescent?

Des enfants morts voulaientvenir à toi ...o doucement, doucement,

accomplis devant lui avec unamour confiant un ouvragequotidien, conduis-lejusqu'au jardin, donne luiles nuits, leur poids trèslourd ...

Préserve-le ...

LA QUATRIÈME ELEGIE 

Oarbres de la vie, à quandl'hiver? Nous ne sommes pointaccordés, point avertis commeles oiseaux migrateurs.Dépassés, nous nous accrochonstrop tard, tout à coup, auxvents pour retomber sur un lacindifférent. Simultanément,nous avons conscience de

fleurir et de nous flétrir. Etquelque part marchent encoredes lions qui, dans leurmagnificence, ignorent toutefaiblesse.Mais nous, aussitôt que

nous voulons penserentièrement l'Un, l'Autres'impose déjà à notresentiment. L'inimitié, c'estce qui nous est le plus

proche. Des amants, quis'étaient promis de largeslointains, la chasse et lefoyer ne découvrent-ils passans cesse, l'un dans l'autre,les bords de leurs abîmesintérieurs? Pour nouspermettre d'apercevoir ledessin d'un instant, onprépare péniblement un fondtout d'opposition. Car l'ons'exprime très clairement avecnous. Mais nous ignorons lecontour de notre sentiment et

ne connaissons que ce qui del'extérieur le modèle.Qui n'était assis pleind'anxiété devant le rideau deson cœur? Il s'ouvrit : lascène représentait les adieux.C'est facile à comprendre. Lejardin familier. Il  frémissaitlégèrement. Ensuite seulementvint le danseur. Pas lui. Assez.Et malgré sa désinvolture, iln'est que déguisé et bourgeoiset entrera chez lui par lacuisine. Je ne veux pas de cesmasques à moitié vides, plutôtla poupée. Elle est pleine. Jeveux supporter le pantin, le

fil et ce visage qui tient toutentier dans son apparence. Jereste ici, même si les lumièress'éteignent et si l'on me dit:c'est fini, et que de la scène,dans un courant d'air gris,souille le vide. Plus aucun demes ancêtres silencieux n'est àmes côtés, pas une femme, pasmême le petit garçon à l'œilmarron qui louche. Je resteraiquand même. Il y a toujours

quelque chose à voir. .N'ai-je pas raison, ô père,

toi qui, à cause de moi asgoûté à l'amertume de la vie engoûtant à la mienne. Et commeje grandissais, tu goûtaistoujours à nouveau à la troubleinfusion de mon devoir. Et,préoccupé par l'arrière-goûtd'un avenir si étranger, tuexaminais mon regard, lourd dema faiblesse. 0 mon père,depuis que tu es mort, tu assouvent peur au cœur de monespoir. Et pour l'amour de cerien qu'est ma destinée, turenonces à cette indifférencequi est le bien des morts, à

tes empires d'indifférence.Dis, mon père, n'ai-je pasraison? ...

Et vous, n'ai-je pas raison?Vous qui m'aimiez à cause de

ce faible début de mon amourpour vous, que je perdaistoujours parce que l'espace

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dans votre regard - quand jel'aimais - passait dansl'espace cosmique où je nevous trouvais plus ...N'ai-je pas raison SI J ai envie

d'attendre devant la scène desmarionnettes, de regarder sipleinement qu'à la fin, pourfaire contrepoids à monregard, un ange doit paraîtreen acteur qui mettra tous lespantins debout. Ange etpoupée, tel est finalement lespectacle. Voici assemblé ceque notre présence ne cesse deséparer. Voici naître enfin,de nos saisons, le cycle de

toutes les métamorphoses. Lejeu de l'ange nous dépasserainfiniment. Vois les mourants,ne devraient-ils pas pres-sentir à quel point tout ceque nous faisons ici n'est quesubterfuge. Rien n'est soi-même.

o heures de l'enfance  oùderrière les images il y avaitplus que le passé et, devantnous, point l'avenir. Certes,

nous grandissions et, parfois,nous avions hâte d'être bientôtgrands, un peu pour l'amour deceux qui n'avaient plus poureux  que d'être  de grandespersonnes. Et pourtant, xx dansnos pas solitaires, nous goû-tions la joie que donne ce quidemeure et nous nous tenionsdans l'interstice entrel'univers et Je jouet, dans un

lieu qui, de tout temps, a étécréé pour un événement pur.

Qui nous indiquera [a placede l'enfant? Qui l'établiradans sa conste1Jation et luimettra à la main la mesure dela distance? Qui formera lamort de l'enfant de ce paingris qui durcit, ou quilaissera cette mort dans labouche toute ronde, comme Jetrognon d'une belle pomme? ..

Les assassins sont faciles àcomprendre. Mais comment saisirceci, contenir cette mort,

toute la mort la porter sidoucement aoant même qu'onsoit en vie et n'en pasprendre ombrage? Cela restesans nom.

LA CINQUIÈME ELEGIE 

(SALTIMBANQUES)

A Madame Hertha Kœnig.

MAIS, dis-moi donc, qui sont

ces errants, un peu plusfugitifs encore que nous-mêmes? Pour l'amour de qui une

volonté jamais assouvie lespousse et les presse de bonneheure? Elle les essore. Iestord, les enlace et les lance,les jette et les rattrape. Etils retombent d'un air huiléet plus lisse sur le tapisrâpé par leur saut infini,tapis perdu dans l'univers,posé ainsi qu'un pansement,comme si, en cet endroit, leciel du faubourg avait meurtrila terre.Et à peine là, voici qu'ilsse dressent, debout, telsl'initiale majuscule. Mais lapoigne qui revient sans cesseles roules à nouveau, pourrire, comme Auguste le Fort, à

table, écrasait une assietted'étain.Ah, et autour de ce centre,

la rose du regard fleurit et

s'effeuille. Autour de cepilon, le pistil, touché parson propre pollen, en fleurs,est fécondé de nouveau pour lefaux fruit du déplaisir; iln'en a point conscience, mais,brillant de sa surface la plusmince, il semble sourirelégèrement.Voici l'athlète, fané et

ridé, le vieux, qui ne saitplus que tambouriner. Il s'estratatiné dans sa peaupuissante comme si elle avait

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contenu autrefois deux  hommesdont l'un reposerait déjà aucimetière et l'autre lui auraitsurvécu, sourd et parfoiségaré dans la peau veuve.

Mais le jeune homme, commes'il était né d'un torse etd'une nonne, est pleinementtendu de muscles et desimplicité.

o vous qu'une petitesouffrance reçut autrefoiscomme jouet dans une de seslongues convalescences ...Toi qui tombes de ce bruit

sourd que seuls les fruits

connaissent, cent fois parjour, tu tombes vert encore de

cet arbre, né du commun mou-

vement (plus rapide que l'eau

même cet arbre vit en quelques

minutes son printemps, son été

et son automne) tu chois et tu

heurtes la tombe: parfois dans

une demi-pause, un cher visage

voudrait naître pour toi et te

conduire vers ta mère qui estsi étrangement tendre, mais ce

visage si timidement esquissé,

il se perd dans ton corps qui

le galvaude ... Et de nouveau

l'homme frappe dans ses mains

pour le bond. Avant qu'une

douleur te devienne sensible

près, du cœur toujours au

galop, la brûlure de la plante

du pied a déjà dépassé

l'origine de cette douleur; et

ton corps emplit tes yeux de

larmes.une urne aimable et

qu'une inscription pleine

d'élan le célèbre: Subrisio

saltat.Toi, très chère, que les joiesles plus vives ont dépasséed'un saut muet, peut-être tesfranges serontelles heureuses

pour toi ou, sur les seins,jeunes et fermes, la soie d'unvert métallique se sentira-t-

elle infiniment choyée et nemanquera de rien. Vous, fruitsde l'indifférence, ouvertementofferts sous les épaules, vousêtes toujours différemmentposés sur les balanceshésitantes de J'équilibre.Et pourtant, aveuglément,

le sourire ...Ange, cueille donc ce

simple aux petites fleurs,prends-le! Apporte un vase etgarde-le. Place-le sous nosjoies qui sont encorefermées, dansOù, où donc est le lieu- je leporte dans mon cœur -- où ils

sont encore loin de savoir ctils se détachent l'un del'autre comme des animaux quine sont pas encore mûrs pourl'accouplement, où les poidssont encore lourds, où les as-siettes tombent encore desbâtons qui tournoient, envain ...Et soudain dans ce lieu, qui

est de nulle part, voicil'endroit inexprimable, où la

pure insuffisance se changeincompréhensiblement et sautedans ce vide trop plein. Sansun chiffre, le compte multiples'y résoud.Places, ô place à Paris,

place du spectacle infini, lamodiste Madame Lamort enlaceses rubans sans fin, les routesinquiètes de la terre, et, elleen fait de nouveaux nœuds, desruchés, des fleurs, des

cocardes, des fruitsartificiels. Parures auxcouleurs mensongères pour leschapeaux d'hiver bon marché dudestin.Ange, il Y aurait une place

que nous ne connaissons point,et là, sur un tapis sans nom,les amants, qui n'atteignentjamais jusqu'au savoir ici-bas,montreraient les hautes figuresde l'élan de leur cœur, les

tours de leur joie, et aussileurs échelles, qui autrefois

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se touchaient seulement entremblant puisque le sol leurmanquait toujours. Entourésd'innombrables morts, lesamants sauraient enfin. Devantce couple, au sourire vrai, lesspectateurs jetteraient-ilsalors sur le tapis pacifié lesdernières monnaies du bonheur,infiniment valables et toujoursépar-

• :lgrieos i

 LA SIXIÈME ELEGIE 

FIGUIER, depuis longtemps déjà il

m'importe de savoir comment

tu dépasses presque entièrement ta fleur;

ton pur secret que personne n'a chanté, tu

le pousses au dedans du fruit pris très tôt.

Comme le tuyau de la fontaine, ton

 branchage sinueux conduit en haut et en

 bas la sève qui, sans presque se réveiller,

glisse dans le bonheur de son acte le plus

doux, telle dieu se changeant en cygne.

... Mais nous demeurons, oh! c'est fleurir qu'est notre gloire, et c'est trahis que nousentrons dans l'int.éneur trop longtemps attendude notre fruit. Rares sont ceux chez qui la

 poussée vers l'acte s'élance si fortement qu'ilss'impatientent dans la plénitude du cœur, et

 brûlent à l'appel de l'épanouissement qui ef-fleure comme une douce brise nocturne la

 jeunesse de leur bouche et de leur paupière: cen'est peut-être que chez les héros et lesadolescents marqués de bonne heure pour l'autre côté que, la mort en jardinant, a tracé

différemment les artères. Ceux - ' l C ' l C là se jettent en avant, précédant leur propre sourire,comme cet atte- lage de chevaux dans lesimages souples et creuses du roi vainqueur àKarnak .

Etrangement proche est le héros deceux qui sont morts trop jeunes.Peu lui importe de durer. Savie est 'toute dans le départ.1 1 se ravit constamment à lui-même et entre dans la

constellation mouvante de sondanger permanent. Très peul'y trouveraient. Mais le

destin, qui nous couvre desilence, s'enflamme tout àcoup pour le héros et lejette dans l'ouragan déchaînéde son monde. . Je n'entends

personne comme lui.Brusquement, dans un torrentd'air, sa sombre musique metraverse.Que j'aimerais alors m'enfuirdevant le mal du désir! Oh,que ne suis-je donc unenfant, que ne m'est ilpermis de le devenir etd'être assis, appuyé sur mesbras futurs, il lire l'histoirede Samson dont la mère avait

été stérile avant d'enfantersi pleinement J a mère,n'était-il point déjà hérosen toi-même, n'est-ce pasdéjà en toi-même qu'il achoisi d'être

un héros? Des mil1iersd'êtres bouil- " Xlonnaientdans ton sein et voulaientêtre lui, mais vois, ilsaisit et repoussa, il achoisi, il a su. Et quand

il brisa des colonnes, c'estqu'il avaitfui le monde de ton corpspour ce monde plus étroitoù il continuait à savoirchoisir. a mères des héros 1

a sources des fleuves aucourant impétueux! Gouffresoù les jeunes filles,futures victimes du fils,se sont déjà précipitées en

poussant leur plainte duhaut bord de leur cœur.Car le héros prenaitd'assaut les demeures del'amour. Chaque battementd'un cœur, qui lui étaitdestiné, le poussait plusloin et, au bout dessourires, détourné déjà,il était autre.

LA SEPTIEME ÉLÉGIE 

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QUE ton cri ne soit plus

l'appel qui séduit et

enrôle, mais simple

ment la voix qui t'exprime

tout entier. Certes, ton

cri était pur comme celui

de l'oiseau que soulève la

saison; celle-ci, dans sa

montée, oublie presque

qu'il n'est qu'une faible

bête et non seulement ce

cœur isolé qu'elle jette à

l'azur des ciels plus

intimes. Comme lui, tu

appelle rais, afin que dansson silence l'amie encore

inconnue te découvrît.

Lente ment s'éveillerait en

elle une réponse à

laquelle ton chant

prêterait sa chaleur. Et

ton sentiment audacieux te

susciterait un cœur

ardent.

Ah, le printemps comprendrait,car là il n'y a point d'endroit

qui ne porte le chantannonciateur. Tout d'abord ceson si frêle qui interroge etque, de son silencegrandissant, entoure largementla pure approbation du jour. Etpuis les degrés, la montée, lesdegrés de l'appel quiconduisent au temple del'avenir, construit en rêve,puis le trille, cette fontainequi, dans la poussée du jet,devance déjà la chute: ô jeudes promesses ... Et devant soil'été, non seulement toutes lesaubes de l'été, non seulementleur splendeur première etcette métamorphose qui leschange en jours, non seulementles jours si tendres près desfleurs et si forts et sipuissants dans la hauteur desarbres, non seulement le

recueillement de ces forcesdéployées, ni les chemins niles prés, le soir, ni après

l'orage tardif cette clarté qui

respire, ni l'approche du sommeil et un pressentiment, le soir ...

Mais les nuits! Mais les hautesnuits de l'été, mais les étoiles, les étoiles de la

terre. Oh être mort un jour et les épeler infiniment, toutes le s étoiles, car commentsauraiton les oublier?

Vois, c'est alors que j'appelle la jeune fillequi vit dans l'amour. Mais ce n'est pas elleseulement qui viendrait ...

De tombes impuissantes à les retenir viendraient des jeunes filles qui seraient là,debout... Car comment limiter l'appel une foislancé? Les engloutis cherchent toujours encoreà saisir cette terre. Vous, les enfants, une chosed'ici-bas, une fois comprise,

Vaudrait pour bien d'autres. Necroyez point que le destin soit plus quecette densité de l'enfance; vous dépassezsi souvent le bien-aimé, en respirantsimplement, en respirant comme aprèsune course bienfaisante qui n'avait pasd'autre but que le pur espace. Être ici-bas est magnifique! a jeunes filles, vous le saviez! Vous aussi quiapparemment perdues avez été privées detout, vous dansles pires ruelles des villes, vous aux

 blessures purulentes, vous ouvertesà la déchéance. Car chacune avaitune heure, peut-être pas tout à faitune heure, une durée à peine mesurableavec les mesures du temps, entre deuxinstants où elle avait,elle aussi, sa pleine existence. Tout.Les veines emplies d'existence, Mais nousoublions si facilement ce qu'un VOlsin en riantne nous confirme ou ne nous envie. C'est quenous voulons que notre bonheuréclate aux yeux de tous, maisle bonheur le plus visible nese laisse reconnaître que sinous le changeons au dedans denous-même.

 o bien-aimée, nulle partailleurs qu'à l'intérieur denous-même, le monden'existera. Notre vie s'useen métamorphose. Et lesdehors, toujours plus

réduits, disparaîtront. Làoù il y eut une maison

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durable, voici une image;elle s'interpose et appar-tient à la pensée au pointqu'elle semble n'avoirjamais quitté le cerveau.

L'esprit du temps se crée delarges silos de forces,informes comme l'impulsionsi tendue qu'il puise entoute chose. Les temples, ilne les connaît plus. C'est ànous de retrouver plussecrètement cette prodigalitédu cœur. Oui, là où survit uneseule chose, née autrefois dela prière, une chose servie àgenoux, la VOICI qui passe déjà

à l'invisible.Nombreux sont ceux qui ne. la

voient plus sans pouvoir lareconstruire en eux-mêmes à uneéchelle supérieure, avec despiliers et des statues.

Tout sombre soubresaut dumonde connaît ces déshéritésqui ont perdu le passé et n'ontpas encore ce qui est proche.

Car pour les hommes le plusproche même est très lointain.N'en soyons pas troublés, maisayons la force de garder laforme que nous avons encorereconnue. Cela s'est é l e o éunefois parmi les hommes, aumilieu du destin destructeur,au cœur même de cetteignorance de tout chemin,debout cela semblait existeret les étoiles des ciels sûrs

s'en rapprochaient. Ange, à

toi je puis encore montrercela, afin que ton regard lesauve et finalement l'élève.Colonnes, pylônes, le sphinx,la cathédrale, son ascensionarcboutée qui s'élève, grise,d'une ville mourante ou d'uneville étrangère.

N'était-ce point

miracle? Oh étonne-toi,

ange, car c'est nous,nous ô grand ange!

Raconte que nous avons

été capables de cela,

mon propre souffle ne

suffit point pour la

louange. C'est ainsi

que malgré tout nousn'avons pas perdu nos

espaces ouverts.

(Qu'ils doivent être

vastes puisque pendant

des millénaires notre

sentiment n'a point

réussi à les emplir.) Maisune tour était grande, n'estce pas, ô ange, elle étaitgrande même à côté de toi?Chartres était grand et la

musique allait plus loinencore et nous dépassait.Mais même une amante, seule,la nuit à la fenêtre,ne t'arrivait-elle pasjusqu'aux genoux?

Ne crois point que jeveuille convaincre, ange,et même si je le voulais!Tu ne viendrais pas. Carmon appel est toujours

plein de départ. Tu nesaurais lutter contre untel courant. Mon cri estcomme un bras tendu, Etla main, en haut, ouvertepour savoir, resteouverte devant toi,largement ouverte, commeune défense ou unavertissement, ô lnsaisissablo.

LA HUITIÈ1vlE ËLEGIE Dédiée à Rudolf Kassner.

D  E tous ses regards, la

créature saisit l'ouvert.

Seuls nos yeux paraissent

retournés, posés comme des

pièges autour de lacréature, de sa libre

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issue. Ce qui est dehors,

nous ne le lisons que dans

le regard de l'animal car

le jeune en fan test déj à, ,retourné par nous et forcé de

voir des formes derrière lui,au lieu de découvrir cetteouverture, si profonde dans levisage de la bête. Libre detoute mort. Quant à nous,c'est la mort seule que nousvoyons.x . ' / .L'animal libre a toujours safin derrière lui et devant

lui Dieu. Et lorsqu'il

marche, ses pas appartien nent

à l'éternité, comme les mou -

vements des fontaines. Nousn'avons pas un seul jour,

devant nous, le pur espace

auquel les fleurs s'ouvrent

infiniment. C'est toujours le

monde et jamais, sorti du

néant, le lieu qui est de

nulle part, la pureté que

rien ne surveille mais que

l'on respire, que l'on

connaît infiniment, que l'on

ne convoite point. Enfant, tels'y"'" perd dans le silence eten est bouleversé. Ou telautre meurt et il l'est.Car près de la mort, on ne lavoit plus, le regard se figeet devient peut-être celui del'animal. Les amants, n'étaitl'autre qui masquela vue, en seraient toutproches. Ilss'étonnent ...

Derrière l'autre, quelquechose s'ouvre comme parmégarde ... Mais personne nedépasse l'autre et de nouveautout redevient le monde.Toujours tournés vers lacréation, ce n'est qu'en elleque nous apercevons le refletIde la liberté que nouscouvrons d'ombre, oulorsqu'un animal muet nous

traverse de son regard levé.C'est bien cela le destin: se

tenir en face, et riend'autre, et toujours en face.S'il y avait une conscience

semblable à la nôtre, dansl'animal si sûr de soi qui

vient à notre rencontre, sonmouvement nous arracherait ànotre chemin. Mais son êtrelui est infiniment pur, sanslimites; il est sans regardsur son état, pur comme sa vuesur les choses. Là où nousvoyons l'avenir, il voit letout et se voit lui-même dansle tout et sauvé, pourtoujours.

Et pourtant, il y a dansl'animal si chaudementvigilant, le poids et lesouci d'une grandemélancolie. Car il porte, luiaussi, ce qui si souvent ~oussubjugue -le souvenir, cesentiment que tout ce versquoi on tend a déjà été plusproche, plus fidèle et decontact infiniment tendre.

Ici tout est distance et làtout n'était que souille.Après le premier foyer, lesecond lui paraît douteux etouvert aux vents. 0 félicitéde la petite créature, quitoujours demeure dans le seinqui la porta jusqu'à sonterme. 0 bonheur du moucheronqui, même à l'heure de sesnoces sautille à l'intérieurdu sein -- ca; être

,Et pourtant, il y a dansl'animal si chaudementvigilant, le poids et le soucid'une grande mélancolie. Caril porte, lui aussi, ce qui sisouvent ~ous subjugue -lesouvenir, ce sentiment quetout ce vers quoi on tend adéjà été plus proche, plusfidèle et de contactinfiniment tendre. Ici tout

est distance et là toutn'était que souille. Après le

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premier foyer, le second luiparaît douteux et ouvert auxvents. 0 félicité de la petitecréature, qui toujours demeuredans le sein qui la porta

jusqu'à son terme. 0 bonheurdu moucheron qui, même àl'heure de ses noces sautilleà l'intérieur du sein -- ça;être dans le sein, c'est tout.Vois cette sécurité amputée del'oiseau qui, par son origine,sait presque l'une et l'autrechose, comme si en lui étaitune âme étrusque, venue d'unmort qu'enferme un espace,couvert par un gisant. Et

combien troublé dans le vol estun être né d'un sein. Commeeffrayé de lui-même, il traversel'air, ainsi que le cheminementd'une fêlure dans la tasse.C'est ainsi que la trace de lachauve-souris déchire laporcelaine du soir.Et nous: spectateurs toujours

et partout, tournés vers toutcela et ne le dépassant jamais.

Nous en sommes trop pleins.Nous mettons de l'ordre. Touts'effrite. Nous l'ordonnons à

nouveau, et nous nousdécomposons nous-mêmes.Qui donc nous a retournés de

la sorte pour que, quoi quenous fassions, nous ayonstoujours J'attitude de celuiqui s'en va? Sur la dernièrecolline qui -lui montre une foisencore toute la vallée il se

retourne s'arrête ets'attarde - c'est ainsi quenous vivons et ne cessonsjamais de faire nos adieux.

 LA NEUVIÈME ELEGIE 

P OURQUOI, s'il est possible de combler la durée limitée de l'existence, comme fait lelaurier par un vert un peu plus sombre quetout autre vert, par de petites vagues aurebord de sa feuille (pareilles au sourire duvent), pourquoi faut-il alors subir l'humaine

condition, fuir le destin, tout en l'appelant ? ..

Oh! Non point parce que le bonheur est, cetavantage provisoire d'une perte toute

 prochaine, non point par désir de connaîtreou pour J'exercice du cœur qui est aussi dans

le laurier ... Mais parce qu'être ici- bas estune grande chose et parce x x x

qu'apparemment tout ce qui est ici- bas a besoin de nous; toutes ces choseséphémères nous concernentétrangement. Nous, plus éphémèresque tout. Une fois, chaque chose,une fois seulement, une fois et pas

 plus. Et nous aussi, une fois. Jamais  plus. Mais ceci, avoir été une fois,même si ce ne fut qu'une fois, avoir 

été de cette terre, cela semble irré-vocable.Et voici que nous nous pressons vers cetaccomplissement afin de le tenir dans nosmains nues, dans notre regard trop plein,clans notre cœur muet. Nous voulons devenir terrestres. A qui confier cette expérience?

  Nous aimerions tout garder  pourtoujours... Ah, qu'emporterons-nous en passant dans l'autreroyaume? Ni ces regards, silentement appris ici-bas ni

rien de ce qui nous est arrivé.Rien. Les souffrances, alors.Oui, avant tout ce poids, lalongue science de l'amour,toutes choses inexprimables.Mais plus tard, sous lesétoiles, à quoi

bon? Les étoiles sonttellement plus riches dansl'inexprimable. Du bord dela montagne, le voyageur nerapporte point dans lavallée une main pleine decette terre indicible pourtous, mais une pure paroleacquise, la gentiane jauneet bleue. Peut-être sommes-nous ici pour dire: maison,pont, fontaine, porte,cruche, verger, fenêtre, -tout au plus, colonne,tour ... mais pour le dire,comprends le bien, pour le

dire de telle sorte que leschoses dans leur cœur même

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n'ont jamais su qu'ellesétaient cela? N'est ce pas laruse secrète de cette terre desilence que de pousser lesamants afin que dans leur

sentiment toute chose soitexaltée? Seuil: qu'est-ce pourdeux amants s'ils usent lepropre seuil plus ancien de laporte, eux aussi, après tantd'autres et avant ceux quiviendront... légèrement 

Voici le temps du dire, ~OLasapatrie. Parle et confesse. Plusque jamais se perdent leschoses que nous pouvons vivre,car ce qui, en poussant, lesremplace, c'est un faire sansimage. Un faire sous descroûtes qui sautent d'elles-mêmes dès que l'action lesdépasse et se donne d'autreslimites. Notre cœur doit semaintenir au milieu desmarteaux comme la langue aumilieu des dents

où elle reste malgré tout,

où elle dit la louange.. Que ton chant célèbre lemondepour l'ange. Non pas le mondeinexprimable. Ce n'est pointdevant l'ange que tu sauraiste vanter de ce que tu asmagnifiquement ressenti. Dansl'univers où il vit avec unsentiment infiniment plusfort, tu n'es toi même qu'unnouveau venu. Aussi montre-luiles choses simples, cellesqui, façonnées par desgénérations, vivent comme deschoses à nous, à côté de notregeste et de notre regard. Dis-lui des choses. Il en seraétonné, comme toi auprès de cecordier à Rome ou du potierdes bords du Nil. Montre-luià quel point une chose saitêtre heureuse, innocente, et

combien nôtre. A quel point lasouffrance, dans sa plainte,consent en pureté à revêtir

une forme et  sert comme unechose ou meurt en u~e chose,puis au delà s'échappebienheureuse du chant d'unviolon. Et ceci: comprendreles choses qui vivent demourir, il faut que tu lesloues : périssables, ellesattendent un secours de nousqui sommes plus périssablesque tout. Elles désirent quenous les transformions ennotre cœur invisible -infiniment - en nous-même J

Quelle que soit finalementnotre nature.

Terre, n'est-ce pas ceci que

tu x x veux : renaîtreinvisiblement en nous-même?N'est-ce pas ton rêve d'êtreune fois invisible? Terre!Invisible! Quoi donc sinon lamétamorphose est ta mission laplus pressante? Terre, ô trèschère, je le veux.Oh 1 Sache qu'il n'est plusbesoin de tes printemps pourme gagner à toi! Un seul estdéjà de trop pour mon sang. Deloin je viens à toi, je t'aichoisie indiciblement.Toujours tu étais dans tondroit et ta sainte découverteest la mort familière

Vois, je vis. De quoi? Nil'enfance ni l'avenir nediminuent. .. De mon cœurjaillit une existence surnu-méraire.

LA DIXIÈME ELEGIE 

A FIN que je puisse un

jour, au bout de l'amère

vision, chanter l'allé

gresse et la gloire sous

l'approbation des anges, que

nul marteau de mon cœur, siclairement forgé, ne fasse

défaut sur des cordes

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détendues, hésitantes ou

cassantes. Que mes larmes

augmentent l'éclat de mon

regard, que les simples

pleurs fleu rissent. 0 nuits

d'afIliction que vous me

serez alors très chères. 0

mes sœurs inconsolées, que

ne vous ai-je reçues à

genoux, plus humblement, que

ne me suis-je perdu avec

plus d'abandon dans vos

cheveux dé liés? Nous

gaspillons les douleurs;

d'avance nous en projetons

la fin dans la triste duréeet nous nous demandons si

elles ne vont point s'enaller. Mais elles sont notrefeuillage d'hiver, notresombre pervenche, une dessaisons de l'année secrète,non seulement saison, maisplace, hameau, camp, sol,demeure.

Certes, qu'elles sontétrangères les rues de laVille-Souffrance où, dans unfaux silence, né des bruits

multiples, coulé du moule duvide, paradent le vacarme doréet le monument qui éclate. Oh,sans en laisser de trace, unange écraserait leur marché deconsolation que limitel'église, leur église surmesure, propre· et fermée etdigne comme un bureau deposte, le dimanche.Dehors, toujours les boucles

qui bordent les foires.Balançoires de laliberté 1 Plongeurs etprestidigitateurs trèszélés. Et le tir du bonheurenjolivé, où quand un tireurplus habile l'atteint, lebut gigote et le fer-blancrésonne. Applaudi, il s'enva, pris de vertige, cartoutes ces boutiques offrentdes curiosités qui

séduisent, tambourinent etpiaillent. Pour les grandes

personnes, il importe plusparticulièrement de voircomment l'argent semultiplie anatomiquement,non pas seulement pourl'amusement, l'organegénital de l'argent; toutcet acte instruit etenrichit l'esprit...

... Oh, mais tout de suiteaprès, derrière la dernièreclôture, où sont les affichesde e Sans mort.», de cettebière amère qui paraît douceaux buveurs s'ils prennentsans cesse de nouvellesdistractions. .. derrière la

clôture,)C~ tout de suitederrière, voici le réel.Des enfants jouent, desamoureux se tiennent l'unl'autre - à l'écart, gravesdans une herbe pauvre, deschiens retrouvent la liberté.Mais l'adolescent désirealler plus loin encore; peut-être aime-t-il une jeuneplainte ... à sa suite, ildécouvre des prés. Elle dit :Loin, nous habitons là -bas.Loin.Où? Et l'adolescent la suit.Il est touché par sonattitude, ses épaules, soncou; peut-être est-elle dedescendance noble? Mais, ill'abandonne, se retourne, sedétourne, fait signe de lamain ... A quoi bon? C'est uneplainte.

Seuls les jeunes morts,dans le premier état del'indifférence intemporelle,celui du sevrage, la suiventet l'aiment.

Elle attend des jeunesfilles et gagne leur amitié,leur montre doucement cequ'elle porte. Les perles dedouleur et les voiles trèsfins de la souffrance subie.Les adolescents, elle les suit

en silence.Mais dans la vallée où les

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plaintes ont leurs demeures,une plainte plus anciennerépond à l'adolescent :Nous les plaintes, nousfûmes, ditelle, une granderace autrefois. Làbas, dansla haute montagne, nos pèrespoussaient leurs mines. Tutrouveras peut-être chez deshommes un morceau taillé decette douleur première, ou,d'tm volcan ancien, desscories de colère pétrifiée.Tout cela vint de là-bas.Jadis nous frîmes riches.Elle le conduit à travers levaste paysage des plaintes,

lui montre les colonnes destemples ou les ruines de ceschâteaux forts d'où lesprinces des plaintes ontautrefois sagement gouvernéle pays. Elle lui montre lesgrands arbres de larmes etdes champs où fleurit lamélancolie (les vivants n'enconnaissent que le douxfeuillage); lui montre lesanimaux du deuil en train depaître, - et parfois unoiseau prend son envolhorizontalement à travers lavision et dessine largementl'image de son cri solitaire.- Le soir, elle le conduitprès des tombes des anciensde la race des plaintes, lesSibylles et les Prophètes.Mais quand la nuits'approche, ils marchent plus

doucement, et bientôt se lèvecomme la lune, le monumentfunéraire qui veille surtout, frère de celui du Nil,du Sphinx sublime - le visagede la chambre secrète. Et ilsregardent, étonnés, la têtecouronnée qui, silen-cieusement, - a posé pourtoujours le visage humain surla balance des étoiles.Son regard, pris dans le

vertige de sa mort encoretoute jeune, ne saurait le

saisir. Mais elle, en regar-dant derrière le bord dupschent effarouche la chouettequi, en glissant lentement lelong de la joue, de cette

courbure si mûre, dessine dou-cement l'ouïe nouvelle du mortl'ineffable contour, sur unedouble feuille ouverte.Et plus haut, les étoiles.

Les étoiles nouvelles du paysde la douleur. Lentement laplainte les nomme :« Voici le Cavalier, le Bâton etcette constellation plus pleinequ'on appelle : Couronne defruits. Puis, plus loin, vers

le pôle: le Berceau, le Chemin,le Liore ardent, la Poupée, laFenêtre. Mais dans le ciel dusud, pur comme l'intérieurd'une main bénie, dans sonclair éclat, l'M qui signifieles Mères ... ))Mais le mort doit partir et,

silencieusement, la plainteplus ancienne le conduitjusqu'à la porte de la valléeoù l'on voit briller au clair

de lune la source de la joie.Avec respect elle la nomme endisant : «Chez les hommes, c'estun fleuve au dos large ».

Ils sont au pied de lamontagne.

Là, elle l'embrasse enpleurant.Seul, il entre dans les monts

de la douleur primitive. Etdans son destin muet, son pasmême ne résonne point.Mais si ceux qui sont morts

infiniment éveillaient pournous un symbole, ilsmontreraient peut-être leschatons qui pendent auxbranches d'un noisetier nu, oula pluie au printemps qui tombesur une terre noire,Et nous qui pensons à la

montée du bonheur, nouséprouverions. ce mouvement ducœur qui nous bouleversepresque quand une choseheureuse tombe.

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NOTES 

Gaspara Stampa, née à Padoueen 1523, morte à Venise en 1554,a laissé un recueil de poésies oùelle dit son grand amour pourCollaltino di Collalto, prince deTrévise.

Linos, poète légendaire, selonla mythologie, contemporaind'Orphée. C'est à la mort deLinos que fut composé le premierthrène. Rilke fait naître lamusique en quelque sorte de lamort puisque, selon ses vers,c'est dans la complainte pourLinos que pour la première foisla musique submergea la stérilitéde la nature inerte.

L'ange évoqué par le poète est un

être parfait qui participe à lafois au royaume de la vie et àcelui de la mort. Selon sespropres indications, Rilke seréfère à l'ange de l'Islam plutôtqu'à l'ange du Christianisme.

  Le danseur  de la Quatrième Élégie semblereprésenter l'artiste le plus complet; mais le poète lerejette, car il voit en lui également un bourgeoisdéguisé, un serviteur du faux-semblant. C'est pourquoi il lui préfère la poupée dont l'apparence netrompe pas.

La Cinquième Élégie évoque les Sal-

timbanques. La description de Rilke se réfère à untableau de Picasso qu'il avait vu chez Mme HerthaKœnig. Dans le groupe de personnages de ce

tableau, il y a un homme jeune en costumed'arlequin, un gros personnage, un adolescent portant un tambour, une fillette et un garçonnet; un peu à l'écart, nous voyons une jeune femme.

Subrisio saltat : le sourire danse.

 L'ouvert  : Le monde ouvert c'est le monde vu

et compris dans sa totalité. Les hommes ne setaillent dans la réa lité qu'une sorte de niddont les parois cachent toute vue. Mais lesanimaux restent dans l'ouvert, car ils ne con-,naissent pas la peur de la mort.

o bonheur du moucheron ... les insectesqui n'ont pas connu la gestation restent enquelque sorte toujours dans le sein de lanature; ils n'ont qu'une seule patrie.

 Pschent  : Coiffure des pharaons en forme demitre formée du bonnet blanc que portaient l'esroisde Haute-Égypte et de la calotte l'ouge, ornéed'une agrafe représentant un serpent, dont étaient

coiffés les l'ois de Basse-Égypte. Plusieursdivinités égyptiennes, notamment Osiris portent le pschent.

TABLE NOTE DU TRADUCTEUR.9 LA PREMIÈRE ÉLÉGIE

(Duino1912): 13 Qui donc, si je

criais, m'écouterait dans les ordres

des anges? ...

LA DEUXIÈME ÉLÉGIE (Duino1912). 21

Tout ange est d'angoisse ...LA TROISIÈME ÉLÉGIE (Duino

1912 et Paris1913).. 28U ne chose est de chanter labienaimée ...

LA QUATRIÈME ÉLÉGIE (Munich1915) 36o arbres de la vie, à quand l'hiver 

?.

LA CINQUIÈME ÉLÉGIE (Saltim-. banques) (Muzot1922).. 43

Mais, dis-moi donc, qrâ sontces errants ...

LA SIXIÈME ÉLÉGIE (Tolède,Ronda 1912, Paris 1914, Muzot1922) .. .. 50Figuier, depuis longtemps ...

LA SEPTIÈME ÉLÉGIE (Muzot

1922) 54

Que ton cri ne soit plus l'appel

qui séduit et enrôle ...

LA HUITIÈME ÉLÉGIE (Muzot

1922) 62

De tous ses regards, la

créature saisitl'ouvert ...

L A NEUVIÈME ÉLÉGIE (com-

mencée à Ronda ou à Paris en 1913,

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terminée à Muzot en 1922). 68Pourquoi; s'il est possible de com-

bler la durée limitée de l'

existence ..

LA DIXIÈME ÉLÉGIE (commencée àDuino en 1912 comme étant la

dernière Élégie, suite à Parisen 1914 et à Muzot en

1922) .. 75

Afin que je puisseuri [our, au

bout de l'amère CJLswn ...

Cet ouvrage, achevé d' imprimer le 30octobre 1949, sur les presses des FrèresPriester, à Paris, a été tiré à 950exemplaires dont 100 exemplaires sur Marais Crèvecœur, numérotés de 1 à 100,et 850 exemplaires, numérotés de 101 à950, sur papier Alfa des Papeteries duMarais. Il a été réservé 50 exemplairesnumérotés de 101 à 150, pour lalibrairie" Les J eu.nes Presses".