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1934 GRAND CHAPITRE du dimanche 18 mars 1934 Bulletin n°12 des Ateliers Supérieurs RAPPORT DE G.-H. LUQUET ÉTABLIR UNE DECLARATION DES DEVOIRS DE L'HOMME ET DU CITOYEN. J'ai la faveur de rapporter devant vous la question proposée par le Gr. . . Coll. . . des R. . . aux Ateliers sup. . . pour le G. . . Chap. . . : "Etablir une déclaration des devoirs de l'homme et du citoyen". Cette Question a reçu l'accueil que méritait son intérêt : en effet, elle n'a pas suscité moins de 41 travaux, dont 35 émanant de S. . . Chap. . ., 3 de Cons. . . philosophiques et 3 rédigés en collaboration par un Chapitre et un Conseil. En voici l'énumération d'après l'ordre d'arrivée des Col. . . gravées au Secrétariat du G. . . Coll. . ..: Chap. . . Les vrais fidèles, V. . .de Montpellier - Chap. . . Paix et Union V. . . de Nantes — Chap. . . Les Artistes réunis V. . . de Limoges — Chap. . . La fraternité internationale écossaise V. . . Nice — Chap. . . Les amis de la Vérité V. . . de Metz – Cons. . . Les amis de la Vérité C. . . de Metz — Chap. . . La Lumière V. . . de Neuilly-sur-Seine — Chap. . . Les Frères réunis V. . . de Strasbourg — Chap. . . de la V. . . de Lille— Chap. . . Française d'Aquitaine et Candeur réunis V. . . de Bordeaux — Chap. . . et Cons. . . Les enfants de Gergovie V. . . et C. . . de Clermont- Ferrand— Chap. . . Les amis philanthropes et discrets réunis V. . . de Versailles — Chap. . . Sincérité, parfaite union et constante amitié réunis V. . . de Besançon — Chap. . . Réunion des amis choisis V. . . de Béziers — Chap. . . Morinie V. . . du Touquet — Chap. . . La fraternité marocaine V. . . de Rabat — Chap. . . et Cons. . . La fraternité tonkinoise V. . . et C. . . d'Hanoï — Chap. . . Thémis V. . . de Caen— Chap. . . La clémente amitié V. . . de Paris, — Chap. . . Les amis du progrès V. . . du Mans. — Chap. . . L'étoile de l'espérance V. . . de Beauvais. — Chap. . . Science et Solidarité V. . . de Cannes. — Chap. . . Les trois H. V. . . Havre. — Chap. . . La parfaite union V. . . de Rennes. — Chap. . . Etoile polaire V. . . de Paris. — Chap. . . L'idéal humain V. . . de Tours. — Cons. . . du C. . . de Lyon. — Chap. . . de la V. . . de Lyon. — Chap. . . Les disciplines de Sully V. . . de Brest. — Cons. . . phil. . . Etoile polaire et Chap. . . Les amis bienfaisants et vrais amis réunis V. . . et C. . . de Paris. — Chap. . . L'Espérance V. . . de Bordeaux. — Chap. . . La sincère union et vrais amis réunis V. . . d'Avignon. — Chap. . . La France démocratique V. . . de Nice. — Chap. . . L'unité maçonnique V. . . de Paris. — Cons. . . La fraternité vosgienne, C. . . d'Epinal. — Chap. . . La fraternité vendéenne V. . . de Rochefort-sur-Yon. — Chap. . . Union et solidarité V. . . de Montluçon.— Chap. . . L'effort V. . . de Paris. — Chap. . . La liberté par le travail V. . . de Mantes-sur-Seine. Les rapports des Conseils Etoile Polaire. — La Candeur Bordeaux — FF.'. Réunis Strasbourg.— Concorde d'Aquitaine Bordeaux sont arrivés trop tard pour être analysés. Qu'il me soit permis, à la suite de cette énumération, d'exprimer frat. . . le vœu qu'à

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Page 1: RAPPORT DE G.-H. LUQUET

1934

GRAND CHAPITRE du dimanche 18 mars 1934

Bulletin n°12 des Ateliers Supérieurs

RAPPORT DE G.-H. LUQUET

ÉTABLIR UNE DECLARATION DES DEVOIRS DE L'HOMME ET DU CITOYEN.

J'ai la faveur de rapporter devant vous la question proposée par le Gr... Coll... des R...

aux Ateliers sup... pour le G... Chap... : "Etablir une déclaration des devoirs de l'homme et du citoyen".

Cette Question a reçu l'accueil que méritait son intérêt : en effet, elle n'a pas suscité moins de 41 travaux, dont 35 émanant de S... Chap..., 3 de Cons... philosophiques et 3 rédigés en collaboration par un Chapitre et un Conseil. En voici l'énumération d'après l'ordre d'arrivée des Col... gravées au Secrétariat du G... Coll....:

Chap... Les vrais fidèles, V...de Montpellier - Chap... Paix et Union V... de Nantes — Chap... Les Artistes réunis V... de Limoges — Chap... La fraternité internationale écossaise V... Nice — Chap... Les amis de la Vérité V... de Metz – Cons... Les amis de la Vérité C... de Metz — Chap... La Lumière V... de Neuilly-sur-Seine — Chap... Les Frères réunis V... de Strasbourg — Chap... de la V... de Lille— Chap... Française d'Aquitaine et Candeur réunis V... de Bordeaux — Chap... et Cons... Les enfants de Gergovie V... et C... de Clermont-Ferrand— Chap... Les amis philanthropes et discrets réunis V... de Versailles — Chap... Sincérité, parfaite union et constante amitié réunis V... de Besançon — Chap... Réunion des amis choisis V... de Béziers — Chap... Morinie V... du Touquet — Chap... La fraternité marocaine V... de Rabat — Chap... et Cons... La fraternité tonkinoise V... et C... d'Hanoï — Chap... Thémis V... de Caen— Chap... La clémente amitié V... de Paris, — Chap... Les amis du progrès V... du Mans. — Chap... L'étoile de l'espérance V... de Beauvais. — Chap... Science et Solidarité V... de Cannes. — Chap... Les trois H. V... Havre. — Chap... La parfaite union V... de Rennes. — Chap... Etoile polaire V... de Paris. — Chap... L'idéal humain V... de Tours. — Cons... du C... de Lyon. — Chap... de la V... de Lyon. — Chap... Les disciplines de Sully V... de Brest. — Cons... phil... Etoile polaire et Chap... Les amis bienfaisants et vrais amis réunis V... et C... de Paris. — Chap... L'Espérance V... de Bordeaux. — Chap... La sincère union et vrais amis réunis V... d'Avignon. — Chap... La France démocratique V... de Nice. — Chap... L'unité maçonnique V... de Paris. — Cons... La fraternité vosgienne, C... d'Epinal. — Chap... La fraternité vendéenne V... de Rochefort-sur-Yon. — Chap... Union et solidarité V... de Montluçon.— Chap... L'effort V... de Paris. — Chap... La liberté par le travail V... de Mantes-sur-Seine.

Les rapports des Conseils Etoile Polaire. — La Candeur Bordeaux — FF.'. Réunis Strasbourg.— Concorde d'Aquitaine Bordeaux sont arrivés trop tard pour être analysés.

Qu'il me soit permis, à la suite de cette énumération, d'exprimer frat... le vœu qu'à

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l'avenir tous les travaux soient envoyés dans les délais fixés. Cette fois-ci, 10, soit le quart, sont parvenus avec un retard plus ou moins grand, deux trois jours seulement avant la date du G... Chap... ; deux viennent de m'être remis à mon entrée dans cette salle et l'un des FF... Ch... ici présents disait à l'instant qu'il en avait un dans sa poche. Étant donné le temps très limité dont dispose votre rapporteur, les travaux retardataires s'exposent, sinon à être laissés de côté, du moins à ne pouvoir être étudiés avec toute l'attention qu'ils méritent. Nous ne sortirons pas de notre sujet général en signalant parmi les devoirs celui de l'exactitude.

Je me garderai, bien que ce soit l'une des attributions de ma profession profane de

classer ces rapports comme des compositions scolaires, avec des notes et des places. Nécessairement, tous ne sont pas de la même valeur. Mais les éloges décernés aux uns pourraient bien qu'à tort sembler contenir une critique implicite pour les autres. D'après nos principes maçonniques, ce qui importe est beaucoup moins le résultat conditionné par des facultés dont la possession ne dépend pas des individus, que la bonne volonté, la conscience et le sérieux de l'effort, et à ce point de vue tous les rapports sont dignes des mêmes louanges. Au surplus, à côté de rapports de tout premier ordre, la plupart présentent encore un vif intérêt et tous sans exception sont fort au-dessus du médiocre. Il n'en est aucun où je n'aie relevé au moins quelques pensées utiles, et s'ils ne sont pas cités nommément, c'est uniquement parce que les mêmes idées avaient trouvé une expression plus nette ou plus ferme dans d'autres rapports. Au courant, par ma profession des plus illustres ouvrages des moralistes prof... religieux ou laïques, je suis à même d'affirmer sans la moindre hésitation que l'abrégé de morale maç... qui se dégage de ce travail collectif des At... sup... du G... O... de France, n'est inférieur à aucun et pourrait être présenté hardiment à l'appréciation du monde prof... . Je le dis avec d'autant plus d'impartialité que j'ai considéré comme de mon devoir de m'effacer autant qu'il était possible à un rapporteur et que les conclusions qui seront soumises à votre approbation sont l'expression concordante des idées des At... présentées souvent dans leurs propres termes.

Entrant maintenant dans le vif du sujet, il nous faut commencer par examiner

l'opinion soutenue dans le travail commun du Cons... Etoile polaire et du Chap... Amis bienfaisants et vrais amis réunis, qu'il n'y a lieu de modifier ni le texte ni le titre de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen pour une Déclaration des devoirs. Cette opinion n'est pas nouvelle. Comme plusieurs rapports (Chap... Clémente amitié V... de Paris — Cons... Les amis de la vérité C... de Metz — Chap... de la V... de Rouen — Chap... Thémis V... de Caen — Chap... de la V... de Lille — Chap... La lumière V... de Neuilly — Chap... La Fraternité marocaine V.... de Rabat — Chap... Les Trois H, V... du Havre) l'ont rappelé pour en tirer d'ailleurs la conclusion contraire, la question avait déjà été soulevée lors de la rédaction des diverses Déclarations de !a Révolution Française. On sait qu'il y en eut trois. La première, la plus généralement connue, fut votée par la Constituante le 26 Août 1789, promulguée le 3 novembre suivant et reproduite en 17 articles comme préambule de la Constitution du 14 septembre 1791. La deuxième formait le début de la Constitution républicaine votée par la Convention le 24 juin 1793 et suspendue presque aussitôt après. La troisième précédait la Constitution du 5 Fructidor an III (22 août 1795), proclamée par la Convention presque à l'expiration de son mandat, après consultation du peuple qui l'approuva par 1.057.590 suffrages contre 49.977. Les deux premières Déclarations formulaient uniquement des droits; la troisième, qui se ressent de la réaction thermidorienne, ajouta à 22 articles relatifs aux droits 9 articles concernant les devoirs.

Mais déjà dans la discussion des articles des deux premières Déclarations s'étaient affrontées les deux conceptions opposées. Celle d'après laquelle la Déclaration des droits devait être 1789 par la droite et notamment; les représentants du clergé, le duc de Levis, le

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marquis de Sillery, le janséniste Camus, le curé Grandin ; selon l'abbé Grégoire, « il est principalement essentiel de faire une Déclaration des devoirs pour retenir les hommes dans les limites de leurs droits » ; pour Lubersac, évêque de Chartres, « on risque de réveiller l'égoïsme et l'orgueil. L'expression si flatteuse de droits doit être accompagnée de celle de devoirs comme correctif », et il ajoute plus explicitement encore: « Il conviendrait qu'il y eut en tête de cet ouvrage quelques idées religieuses noblement exprimées ».

La gauche de l'Assemblée au contraire ne voyait dans le mot devoirs qu'un rappel et un essai de continuation de l'oppression à laquelle le peuple avait été soumis et tenait à exprimer par le mot droits que c'est à lui dorénavant qu'appartenait la souveraineté. Toulongeon répliqua aux défenseurs de l'amendement Camus que les devoirs seraient fixés par la Constitution : « le peuple trouvera ses droits dans les principes et ses devoirs dans les conséquences ». De même, Clermont-Lodève déclara qu'il était inutile de parler des devoirs, « ceux-ci sont compris sous le mot de droits par corrélation ». L'amendement Camus fut -rejeté par 570 voix contre 433, puis l'Assemblée à une très forte majorité se prononça pour une « Déclaration limitée aux droits ».

La même controverse se renouvela pour la Déclaration de 1793. Lorsque le 23 juin 1793, le Comité de Salut public en présenta le texte, le conventionnel Raffin proposa qu'on lui donnât pour titre : Déclaration des devoirs et des droits de l'homme en société. « Je me rappelle, répondit Robespierre, que l'Assemblée constituante a soutenu pendant trois jours un combat contre le clergé pour qu'on n'insérât pas dans la Déclaration le mot devoirs. Vous devez simplement poser les principes généraux des droits du peuple, d'où dérivent naturellement ses devoirs. »

Après ce rappel historique, revenons-en au rapport précité. Une Déclaration des devoirs serait, selon lui, inutile et dangereuse pour les trois raisons suivantes :

1° Elle donnerait raison au clergé contre la majorité des Constituants. 2° Les manquements éventuels des simples citoyens (par opposition aux gouvernants

qui détiennent à un degré ou à un titre quelconque une partie de l'autorité et de la puissance publique, et dont il sera question plus loin) à leurs devoirs sont déjà pour la plupart soumis à des sanctions effectives : sanctions de l'employeur pour les manquements aux devoirs professionnels, sanctions du Code pour les manquements aux devoirs du droit privé. Les seuls manquements qui ne soient pas sanctionnés, à savoir les manquements aux devoirs civiques, résultent d'un défaut de compétence et d'une insuffisance de l'apprentissage civique. Ces défauts seront corrigés, non par une Déclaration, mais par un enseignement commencé dès 1 émanée et continué à l'âge adulte ;

3° Les devoirs de l'homme et du citoyen sont énoncés implicitement et parfois explicitement dans la Déclaration de 1789, de sorte que les en extraire pour les formuler à part serait enlever toute cohésion à cette grande charte démocratique.

Après avoir fidèlement résumé l'opinion de l'At... précité, je vous dois mon

appréciation à son sujet, opinion non seulement personnelle, mais aussi appuyée sur des considérations contenues implicitement ou même expressément dans d'autres rapports.

Au premier argument, je crois pouvoir répondre que la F... M... ne craint pas et au contraire se fait honneur de partager et de défendre les opinions de ses adversaires quand elle les estime justes. La valeur intrinsèque d'une opinion est indépendante de ceux qui la soutiennent et du parti qu'ils en veulent tirer.

Sur le deuxième point, l'apprentissage civique des citoyens, dont l'At... précité reconnaît la nécessité, suppose, comme tout apprentissage, une doctrine et des principes, dont la théorie et la pratique sont enseignés aux apprentis par les maîtres. C'est précisément ces principes qu'expose une Déclaration des devoirs.

Enfin, sur le troisième point, il est exact qu'il y a en un certain sens corrélation entre

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les devoirs et les droits, puisqu'on peut indifféremment définir l'un de ces termes en fonction de l'autre, un devoir étant ce qu'on n'a pas le droit de ne pas faire et un droit étant ce qu'on n'a pas le devoir de faire. Mais à côté des devoirs qui résultent pour chaque membre du corps social des droits des autres, il y a les devoirs qui résultent de ses propres droits, à savoir les devoirs qui consistent à mériter ses droits. Ce sont précisément ces devoirs qu'une Déclaration des devoirs a pour rôle d'énoncer expressément.

En résumé, il nous semble qu'en fait comme en droit, l'opposition entre le rapport envisagé et l'ensemble des autres est beaucoup plus verbale que réelle, et que sur le fond des choses la Déclaration qui vous sera proposée comme conclusion est de nature à donner à nos excellents FF... toute satisfaction.

Cette question préliminaire une fois déblayée, nous avons à dégager les devoirs de l'homme et du citoyen, ou, selon une expression synonyme, de l'homme en société, c'est-à-dire de l'homme dans sa condition actuelle. Quel sera le fondement de ces devoirs ? C'est un lieu commun, non seulement dans les morales religieuses, mais aussi chez nombre de moralistes dégagés de préoccupations confessionnelles, que l'impossibilité d'une morale positive, autrement dit fondée exclusivement sur des faits. En effet, dit-on, les faits ne nous renseignent que sur la réalité, et le devoir, objet de la morale, est un idéal. Ce qui est ne permet aucune conclusion sur ce qui devrait être. La morale ne peut donc avoir comme source l'expérience. Mais, s'il en est ainsi, quelle sera cette source ? Si l'on exclut la révélation expressément formulée par une divinité sur quelque Sinaï, il ne reste que la révélation interne que chaque homme trouve dans sa conscience individuelle, dans son cœur et dans sa raison. Or les diverses consciences individuelles, toutes imparfaites en droit, ont en fait des conceptions différentes du devoir, sans qu'aucun critère objectif permette de prouver la supériorité de telle ou telle sur les autres.

Mais est-il bien vrai que le réel soit incapable de fournir un idéal ? Les faits étant ce qu'ils sont, n'imposent-ils pas à I'individu certaines règles de conduite, autrement dit certains devoirs. Les conditions de la vie physiologique qui sont des faits, suffisent à déterminer les règles hygiéniques et médicales de la santé, qui est un idéal. De même, de l'existence de la société, qui est un fait, découlent les règles idéales de la vie de l'homme en société, autrement dit ses devoirs.

Dans le domaine moral comme dans le domaine matériel, on ne domine la nature qu'en lui obéissant. Sous peine de planer dans le vide et de rester une utopie sans portée pratique, c'est de la réalité que l'idéal doit partir et sur elle qu'il doit s'appuyer constamment pour l'améliorer.

Comme preuve de la possibilité de fonder le devoir sur un fait incontestable indépendamment de tout dogme religieux et de toute conception métaphysique, nous ne saurions mieux faire que de citer le début du remarquable rapport présenté par le Chap... Étoile polaire V... de Paris :

« L'être humain incapable de défendra son existence à sa naissance, trouve, à cet instant, des soins pour le faire vivre, un foyer pour l'abriter, une organisation sociale qui le protége et lui procure certaines facilités dans tous les domaines matériels et moraux.

« Par cela même qu'il lui est fait à sa naissance un large crédit de droits : droit de vivre, droit d'abri, droit d'être élevé, éduqué, instruit, vêtu, soigné, et ce, grâce à une expérience acquise à force d'études, d'observation scientifiques, de perfectionnements, d'efforts qui sont les fruits des générations antérieures : par cela même enfin qu'il lui est tout donné, il contracte, en vertu du pacte social qui lie tacitement entre eux tous les membres de la Société, des obligations dont la scrupuleuse observation doit constituer à juste titre le principe du Progrès moral grâce auquel le niveau de la société humaine peut s'élever vers l'heureuse harmonie que nous désirons.

« De là les obligations; qu'assume l'individu envers la Société, concrétisée par sa

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famille, par l'Etat, par tous ceux qui l'entourent avec lesquels il est plus ou moins en rapports, et pour lesquels les conditions de l'existence sont similaires, depuis ses camarades immédiats jusqu'à ceux dont la race, la mentalité et les usages sont les plus différents.

« Ces obligations d'ordre social entraînent des obligions de l'individu envers lui-même, pour devenir capable de donner aux autres les satisfactions légitimes qu'ils attendent de lui.

« C'est donc la reconnaissance de l'héritage moral laissé par nos pères et dont nous bénéficions dés la naissance jusqu'à l'âge adulte, qui est le critérium de nos devoirs, pour le perfectionnement de l'œuvre sociale à laquelle nous devons la possibilité de vivre. »

En somme, du fait de la solidarité découlent pour l'individu ses devoirs envers les autres individus, membres comme lui de la société, et envers l'ensemble de la société, considéré comme une personne morale et représenté par les pouvoirs publics. Dans un cas comme dans l'autre, ces devoirs consistent dans une collaboration en vue du bonheur de tous. Les devoirs envers les autres individus ou devoirs de l'homme peuvent se résumer, la société n'étant qu'une famille élargie, dans le mot de fraternité, les devoirs envers la société ou devoirs du citoyen par le mot discipline, la liberté n'étant pas l'indépendance sans limites, mais l'usage de cette indépendance, dans le cadre des lois, pour favoriser et non opprimer l'indépendance d'autrui (Chap... La sincère union et les vrais amis réunis V... d Avignon — Chap... de la V... de Lyon — Cons... et Chap... La fraternité tonkinoise V... et C... d'Hanoï). Du devoir pour l'individu d'être un instrument de la prospérité et du progrès de la société découle celui de forger et de tremper cet instrument (Chap... France démocratique V... de Nice.) ; les devoirs envers autrui sont le fondement des devoirs envers soi-même. C'est dans la pratique de ces devoirs que consiste la dignité humaine. Ces devoirs sont particulièrement impérieux dans une démocratie où l'individu, en même temps que sujet, est membre du souverain : selon la formule de Montesquieu, opportunément rappelée par le Chap... Les démophiles V... de Tours et le Chap... L'effort V... de Paris, les républiques reposent sur les vertus des citoyens et meurent de leurs vices.

Comme conclusion de ces généralités, je ne saurais mieux faire que d'emprunter au rapport présenté par le Chap... France démocratique V... de Nice la traduction d'un poème de Kipling ; chacun de nous pourra y trouver le modèle de l'homme digne de ce nom :

« Si tu sais garder ton sang-froid quand tous perdent la tête et disent que c'est ta faute ; si tu gardes confiance en toi, alors que tous doutent de toi, mais que pourtant tu admettes leur doute ; si tu sais attendre sans le lasser de l'attente ; quand on dit des mensonges sur toi, si tu refuses de mentir, si, étant haï, tu ne te laisses pas aller à la haine, sans pourtant paraître ni trop bon, ni trop sage.

« Si tu peux rêver, sans faire de ton rêve ton maître ; si tu peux penser sans faire de la pensée ton but ; si, rencontrant le triomphe ou le désastre, tu traites d'un même front ces deux imposteurs. Si tu supportes d'entendre la vérité que tu as dite travestie par des lâches pour en faire un piège à imbéciles ; si voyant se briser l'œuvre à laquelle tu as donné ta vie, tu te baisses en silence et recommences à bâtir avec tes outils usés.

« Si tu sais risquer tous tes gains en un seul coup de dés, perdre et ne Jamais dire un mot de ta perte ; si tu peux forcer ton cœur et tes nerfs et tes muscles à te servir, longtemps après qu'ils sont usés, et tenir ainsi, quand même, alors que plus rien n'est debout en toi, sauf ta volonté qui leur dit : "Tenez bon";

« Si tu sais parler aux foules, et rester vertueux ; vivre avec les Rois et rester simple , si ni tes ennemis, ni les amis qui t'aiment, ne peuvent te faire de mai ; si tous les hommes comptent pour toi, mais aucun en trop, si tu sais remplir la minute qui passe par un effort de soixante secondes ; alors la terre est à toi, avec tout ce qu'elle contient. Et, ce qui est plus, tu seras un Homme, mon fils ».

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Nous abordons maintenant la partie essentielle et la plus délicate notre tâche, la rédaction des devoirs. De nombreux At..., notamment; le Chap... Les trois H V... du Havre, le Chap... Thémis V... de Caen, Chap... de la V... de Rouen, le Chap... La Morinie V... du Touquet, le Chap... L'Etoile de l'espérance V... de Beauvais, le Chap... L'idéal humain V... Bayonne et Pau, le Chap... Clémente Amitié V... de Paris, le Chap... France démocratique V... de Nice, le Chap... La fraternité marocaine V... de Rabat, le Chap... La fraternité vendéenne V... de la Roche-sur-Yon, Cons... La fraternité vosgienne C...d'Epinal, le Chap... La sincère union et les vrais amis réunis V... d'Avignon, ont reproduit en tout ou en partie, textuellement ou avec quelques modifications, les 9 articles de la Déclaration des devoirs de 1795 ; certains d'entre eux et d'autres, par exemple le Cons... de Lyon, y ont ajouté un rappel de l'article 35 de la Déclaration de 1793 qui fait un devoir de la résistance à l'oppression dont l'article 2 de la Déclaration de 1789 faisait simplement un droit.

La synthèse de tous les travaux des At... ne présentait pas de grandes difficultés pour le fond, car j'ai pu constater sur un point de la plus haute importance comme celui qui nous occupe aujourd'hui que malgré les divergences d'opinions politiques qui d'après notre Constitution, n'ont pas accès dans nos Temples, ils présentaient l'accord le plus harmonieux, les idées mises en relief par les uns complétaient: celles que les autres avaient laissées dans la pénombre. Dans l'impossibilité de les mentionner nommément, je tiens à ce qu'ils sachent que leurs pierres anonymes ont contribué à l'édification du Temple.

Mais c'est l'expression qui était malaisée. Comme l'ont justement signalé divers At..., entre autres le Cons... du C... de Lyon, il ne saurait être question d'un traité détaillé de morale pratique, travail auquel d'ailleurs donnera lieu l'étude de la morale altruiste proposée par le G... Col... des Rites pour le G... Cons... de septembre prochain. La Déclaration des devoirs, destinée à jouer en quoique sorte pour !es laïques le rôle des commandements de Dieu et de l'Eglise de la religion catholique, doit être condensée en un nombre restreint d'articles, exprimés dans un style simple et concis, pour ainsi dire lapidaire (Chap... 'L'étoile de l'espérance V... de Beauvais — Chap... Sincérité, parfaite union et constante amitié réunis V... de Besançon — Chap... La Fraternité vendéenne V... de la Roche-sur-Yon — Chap... La fraternité marocaine V... de Rabat); elle doit contenir tout l'essentiel et rien de plus.

Unissant mes efforts aux vôtres pour dégrossir la pierre brute, voici le texte que,

pleinement conscient de son imperfection, je soumets à votre critique frat...

DÉCLARATION DES DEVOIRS DE L'HOMME ET DU CITOYEN Les représentants des At... supérieurs du G... O... France, réunis en G... Chap... le 18

mars 1934, Considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des devoirs de l'homme sont la

principale cause du relâchement des mœurs, de la confusion, du désordre et du désarroi qui règnent actuellement dans notre pays et dans le monde aux points de vue tant économique que politique.

Ont résolu d'exposer dans une déclaration solennelle les devoirs de l'homme en société.

Afin que cette déclaration, étant constamment présente à l'esprit de tous les citoyens conjointement à celle de leurs droits, les actions de chacun contribuent toujours au bonheur de tous et au progrès social par la subordination des intérêts individuels à l'intérêt général :

En conséquence, le G... Chap... reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices

Page 7: RAPPORT DE G.-H. LUQUET

du G... Col... des Rites, Suprême Cons... du G... O... de France et propose à la F... M... universelle et à tous les prof... de bonne volonté les devoirs suivants de l'homme et du citoyen :

I

L'homme doit chercher que ses actes ne soient pour aucun des autres êtres et surtout des autres hommes une source de peine, mais au contraire de joie.

II

L'homme est tenu d"observer les devoirs corrélatifs aux droits que lui confère la société à sa naissance. Ces devoirs se résument pour tous les individus à servir la société ; ils différent en nature et en degré selon les facultés de chacun, l'ampleur des groupements dont il fait partie, la diversité et l'élévation de sa profession ou emploi.

III

La valeur de la collectivité ne pouvant être que la résultante des valeurs individuelles de ses membres, chacun a le devoir de respecter et de développer sa propre individualité avec les qualités corporelles, intellectuelles et morales qui font la saveur et la valeur de l'existence et la dignité humaine.

IV

L'homme doit ignorer l'envie et la haine, avoir pour son prochain des sentiments et une conduite fraternels, et en respectant l'indépendance des autres comme la sienne propre, employer ses facultés, y compris la propriété individuelle, fruit de son travail, à les rendre plus heureux, meilleurs et plus utiles à la prospérité générale.

V

L'homme doit un respect spécial à ceux qui le touchent de plus près et à ceux qui par leurs qualités intellectuelles et morales sont particulièrement utiles à la société. À l'égard de ceux qui auraient manqué à leurs devoirs, il doit s'efforcer de les corriger en leur conservant la compassion due aux imperfections de la nature humaine et sans chercher dans ses défaillances d'autrui une excuse pour les siennes.

VI

L'homme doit respecter scrupuleusement ses engagements librement consentis, écrits ou oraux, exprès ou tacites.

VIl

L'homme doit aux convictions d'autrui le même respect qu'aux siennes propres, se rappelant que même celles qui lui paraissent actuellement périmées ont pu avoir leur utilité dans l'histoire de l'humanité. Il les combattra sans faiblesse, mais dans les limites fixées par la loi, par des arguments loyaux et courtois et avec l'unique dessein d'éclairer, non de brimer leurs partisans.

VIII

L'individu a le devoir de contribuer par son travail matériel et intellectuel à l'indépendance, à la sécurité et au bien être de lui-même et de sa famille et au progrès social.

IX

Quelle que soit sa profession, l'individu doit se dévouer a la tâche qu'il a librement

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choisie et tendre sans cesse à en améliorer le rendement, tant par ses efforts personnels qu'en collaborant avec ceux qui exercent des professions semblables ou voisines. Il ne doit jamais oublier que sa profession n'étant qu'une des branches de l'activité sociale, toute revendication aussi bien corporative qu'individuelle doit s'incliner devant Ies nécessité nationales et internationales de l'intérêt général.

X

Le citoyen investi par l'élection ou par délégation de l'autorité d'une fonction ou d'un service public est soumis au devoir de conscience professionnelle d'autant plus impérieusement qu'il a un rang plus élevé : noblesse oblige. Il doit sacrifier sans hésitation à l'exécution scrupuleuse des obligations qu'il a acceptées envers l'intérêt général ses convictions et ses intérêts personnels, corporatifs ou de parti.

XI

Le citoyen doit à la fois contribuer à provoquer par les voies légales l'amélioration des lois existantes et les respecter tant qu'elles restent l'expression de la volonté générale. Mais au cas où la souveraineté nationale viendrait à être usurpée, la résistance à l'oppression deviendrait pour tout citoyen, le plus impérieux des devoirs.

XII

Le devoir fiscal n'admet ni fraude ni restriction. La désertion devant l'impôt encore moins d'excuses que la désertion devant l'ennemi.

XIII

Le citoyen, se rappelant que nos pères ont durement lutté pour conquérir les droits civiques et qu'il doit à nos successeurs de ne pas les laisser prescrire, a le devoir de les exercer en conscience, sans autre considération que l'intérêt général et de contrôler les législateurs comme ceux-ci doivent contrôler le pouvoir exécutif.

XIV

Citoyen et patriote sont synonymes. En cas de guerre, le citoyen doit à sa patrie tous les sacrifices y compris celui de sa vie.

XV

Le patriotisme n'exclut pas, mais au contraire appelle le respect des autres nations. Prêt à faire tout son devoir en cas de guerre, le citoyen doit travailler de toutes ses forces à l'empêcher et à hâter, par le rapprochement des peuples, l'avènement de la paix universelle.

DEBATS T... P... S... GRAND COMMANDEUR. — Je crois être votre interprète à tous en

félicitant notre F... Luquet de son admirable rapport qui constitue un complément remarquable du vœu que nous avons émis aujourd'hui. Je suis certain que la communication du travail du F... Luquet contribuera à justifier le Vœu que nous avons émis et à montrer à nos adversaires comment les Francs-Maçons comprennent la morale et les devoirs des citoyens.

Je vous remercie, mon T... C... F... Luquet, au nom des Ateliers Supérieurs, de votre remarquable rapport.

Je me permettrai simplement de vous présenter quelques légères observations, qui

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s'expliquent du fait que vous n'avez pas lu tous les rapports, faute d'en avoir eu le temps matériel. Je vous demanderai donc de vouloir bien prendre connaissance des derniers rapports qui vous ont été remis, afin de mettre au point votre rapport définitif et de donner satisfaction aux retardataires, bien qu'ils ne le méritent pas, puisqu'ils qui ont négligé de fournir leurs travaux dans les délais fixés.

D'autre part. j'aimerais que dans le préambule de votre déclaration vous ajoutiez, au sujet des devoirs du citoyen, qu'ils «varient et croissent». Plus un homme a de facultés, plus il est doué par la nature, et plus aussi ses devoirs sont étendus.

À propos de la propriété, je voudrais aussi que vous ajoutiez ceci : La propriété est considérée par lui (le citoyen) est utilisée comme un moyen d'accroître et d'aider chacun de ceux qui l'entourent.

F... LUQUET. — Nous sommes tout à fait d'accord, et je tiendrai compte de ces observations.

T... P... S... GRAND COMMANDEUR. — Voici pourquoi. La propriété doit être considérée comme un moyen d'accroissement et d'aide permettant à chaque citoyen d'augmenter le rôle social de ceux qui l'entourent.

En ce qui concerne les fondements de la morale, j'aimerais voir dans votre rapport une phrase ainsi conçue : « La morale, pour le Maçon, doit être plus sévère que les lois et que la morale profane. »

C'est ce point que j'ai d'ailleurs fait ressortir dans l'Avertissement aux Ateliers Supérieurs, en disant que la conscience maçonnique doit être plus rigide que la conscience profane, parce qu'elle doit porter le Maçon non pas simplement à ne pas faire à autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'il lui fut fait, mais à faire à autrui ce qu'il voudrait qu'il lui fut fait.

F... LUQUET. — Je ne l'avais pas mis à dessein, pour donner à cette Déclaration des Devoirs une portée plus générale.

T... P... S... GRAND COMMANDEUR. —.le propose cette adjonction pour montrer comment, nous, Maçons, nous la concevons, en vue de donner des fondements à une morale laïque. J'en voyais les bases dans le but de perfectibilité vers lequel tend la Nature, dans son évolution, dans les principes de solidarité, d'harmonie dont elle nous donne le spectacle.

Répondant à un F... qui demande que cette déclaration des devoirs du citoyen soit un peu plus condensée et rédigée de façon concise afin qu'on puisse la faire admettre à l'enseignement primaire, le Gr... Command... indique qu'il y a dans cet ordre d'idées, le vieux Code Maçonnique qui, modernisé et mis en harmonie avec la liberté absolue de penser, conviendrait, semble-t-il, parfaitement.

F... LUQUET. — Je m'excuse de n'avoir pas pu arriver à cette condensation. Je n'ai eu que quinze jours, et en dehors de mes occupations profanes, pour faire ce rapport.

T... P... S... GRAND COMMANDEUR. — Nous voulons simplement collaborer avec vous : il n'est nullement dans notre pensée de formule la moindre critique.

F... DE ROBERT. — Je voudrais attirer l'attention de l'Assemblée sur trois principes différents qui ont présidé et qui président à l'heure actuelle à l'élaboration du devoir social, suivant qu'il s'agit d'un état actuel ou d'un état futur à la mode fasciste. Il y a un esprit philosophique qu'il est important de signaler. Le Code français, le Code civil; renferme implicitement une déclaration des devoirs en ce sens que dans de nombreux articles et d'une façon générale, il parle du devoir du père de famille. On doit jouir de ses biens en bon père de famille et par conséquent, il y a un idéal de bon père de famille et de famille qui domine ce Code.

Cet idéal a d'abord été accepté par un ensemble de peuples civilisés, puis il est arrivé un moment où un peuple a dit : « Cet idéal n'est pas tout à fait exact et ne correspond pas à la philosophie générale de notre époque et il serait peut-être commerçant, en loyal associé de l'ordre social ».

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Il y a déjà dans cette déclaration quelque chose de différent, qui, aujourd'hui tend à être remplacé, dans les Etats fascistes, par une déclaration basée sur une philosophie sans laquelle il est dit : « Il ne peut plus être question de l'idéal du bon père de famille, l'idéal loyal du commerçant n'est pas suffisamment et n'est pas juste, pour la société de l'avenir, il faut l'idéal de l'honneur militaire, il faut élever chaque citoyen non seulement du pont de vue militaire, mais du point, de vue général ».

F... CERF (Chap... Etoile Polaire). — Je voudrais simplement faire de très courtes observations.

Il a été dit dans le rapport présenté par notre F... Luquet, que certains Chapitres ou Conseils trouvent inutile une déclaration des devoirs de l'homme et du citoyen. Ces Ateliers se basaient sur le fait que cette déclaration, qui avait été proposée au moment des assemblées révolutionnaires avait, été éliminée par elles. Je crois que nous ne devons pas nous baser aujourd'hui sur ce qui a été fait à l'époque de la Révolution. La situation à cette époque était tout autre. Nous ne pouvons pas comparer la situation actuelle à celle qui existait il y a 150 ans. II y a eu à ce moment, une révolution qui avait à répondre à certains besoins, à certaines aspirations de l'époque ; il fallait en particulier faire une déclaration des droits. Or, comme on n'avait pas reconnu beaucoup de droits jusqu'alors à la masse populaire, on ne pouvait pas songer à lui imposer, en contrepartie, des devoirs.

Après l'empirisme du 19ème siècle, après le matérialisme, il était naturel qu'on en vint à rechercher les devoirs qui sont à corrélation des droits de l'homme et du citoyen.

Vous avez remarqué que dans son rapport, notre F... Luquet se base, en principe, sur la théorie du contrat social avec la supposition d'une nature excellente et d'un homme foncièrement bon. Ce qui était vrai au 18ème siècle ne saurait plus l'être de nos jours, notamment en ce qui concerne, la théorie du contrat passé entre l'individu et la collectivité, et la nécessité pour l'individu de s'effacer lorsque c'est nécessaire, devant la collectivité. C'est sur ce principe qu'on s'est appuyé pour dire que le fonctionnaire qui a fait un contrat avec la collectivité dont il dépend, ne peut se délier du contrat qu'il a signé. Voilà ce que veut dire l'article qui se réfère à cette obligation.

Lorsqu'on a fait la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen, on ne l'a pas faite avec l'intention de l'afficher immédiatement dans les écoles, ni d'en faire une sorte de bréviaire pour les écoliers : elle est devenue cela dans la suite, et à très juste titre. Avant le moment où elle a pu être enseignée dans les écoles, il a fallu que les instituteurs comprissent son contenu, fussent mis à même de le discuter.

En effet, le fonctionnaire est un citoyen, il a des devoirs à remplir à ce titre. Pourquoi distinguer plus spécialement le fonctionnaire, plutôt que l'ouvrier ou le commerçant ? Pourquoi entrer dans ces détails qui choqueront une catégorie de citoyens.

T... P... S... GRAND COMMANDEUR. — Permettez-moi de vous dire que le citoyen fonctionnaire se trouve dans des conditions réellement particulières. Un ouvrier, un employé peuvent du jour au lendemain, être mis à la porte de l'établissement où ils sont occupés; ils ne sont en quelques sortes, pas sûrs du lendemain. Le citoyen fonctionnaire est, au contraire, assuré d'un travail régulier jusqu'à la fin de ses jours : il jouit, au bout d'un certain nombre d'années de travail, d'une retraite. Ce sont des avantages très appréciables et il est juste que ses devoirs soient mieux précisés que ceux d'un citoyen quelconque. Ayant un service public à assurer, il contribue à faire marcher la vie sociale dans le cadre où elle a été organisée ; il a évidement une responsabilité à cet égard. Le fonctionnaire entre dans cette catégorie d'individus dont le développement intellectuel et social est plus élevé, ce qui implique des devoirs plus étendus. C'est pourquoi je suis d'avis qu'il est bon d'indiquer une manière spéciale les devoirs du fonctionnaire.

F... MUS (Chap... d'Avignon). — J'attendais un peu cette discussion, qui ne m'a pas surpris et qui mériterait de se développer si nous avions le temps. Elle était inévitable. A

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mon sens, F... Rapporteur a fait une déclaration qui n'est plus une déclaration, mais le résumé assez détaillé de toute une conférence. J'aimerais pour une déclaration des Devoirs du Citoyen quelque chose de bref, de lapidaire. Vous l'avez dit vous-même, d'ailleurs, mon T... C...F... Rapporteur, il serait souhaitable que cette Déclaration fut brève. À la Déclaration des Droits, i! y a 17 articles, il ne faut pas que la Déclaration des Devoirs comporte 17 pages.

T... P... S... GRAND COMMANDEUR. — Le F... Luquet nous a fait un exposé des motifs. Par la faute de vos Rapporteurs qui n'ont pas fait parvenir en temps voulu au Grand Collège, les travaux de vos Ateliers, le F... Luquet n'a disposé que d'un temps extrêmement limité pour l'établissement de son rapport général, il n'a pu nous faire pour aujourd'hui qu'une esquisse.

F... LUQUET. — Je n'ai pu disposer que de très peu de temps. F... MUS. — Est-ce que ce travail sera continué, sera-t-il réduit, condensé ?

T... P... S... GRAND COMMANDEUR. — Il sera publié in extenso au Bulletin des Ateliers Supérieurs. Les conclusions seront très condensées. Nous avons fait allusion au vieux Code Maçonnique dont il conviendrait de s'inspirer pour arriver à faire une Déclaration des Devoirs très condensée. Nous sommes du même avis sur ce point.

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RAPPORT DE G._H. LUQUET

RECHERCHER, ETUDIER ET DISCUTER LES GRANDS PRINCIPES QUI PEUVENT INSPIRER L'ENSEIGNEMENT D'UNE MORALE ALTRUISTE OU SOLIDARISTE, ET ESQUISSER UN PLAN POUR

L'APPLICATION DE CES PRINCIPES A L'INDIVIDU ET AUX DIVERSES COLLECTIVITES AUXQUELLES IL APPARTIENT (FAMILLE, CITE, NATION, MILIEU PROFESSIONNEL ET HUMANITÉ) Cette question a été étudiée dans 27 rapports provenant de 18 Cons... et 2 Chap... ,

savoir.dans l'ordre de réception au Secrétariat du Grand Coll... des Rites : Les Amis Persévérants C... de Périgueux — Les Démophiles C... de Tours (2 rapports) — La Candeur C... de Bordeaux — Costa C... de Constantine — France démocratique C... de Nice (2 rapports) — L'Etoile de l'Espérance V... de Beauvais (2 rapports) — L'Union Africaine C... d'Oran — Les Amis de la Vérité C... de Metz — L'Avenir C... de Paris (2 rapports) — Les Vrais Fidèles V... de Montpellier — La Fraternité Tonkinoise C... d'Hanoï — Paix et Union C... de Nantes — La Réunion des Amis choisis C... de Marseille — Le- Enfants de Gergovie C... de Clermont-Ferrand — L'Encyclopédique C... de Toulouse — Le Phare de la Chaouïa et du Maroc C... de Casablanca — La Lumière du Nord C... de Lille — Thémis C... de Caen (2 rapports) — Nouvelle Carthage C... de Tunis — Bélisaire C... d'Alger — Etoile Polaire C... de Paris.

Noud devons frat... exprimer le regret que plus de la moitié des Cons... (25 sur 45)

semblent s'être désintéressés de cette question. Il est vrai qu'elle portait sur un sujet voisin de la question soumise au Grand Chap... de mars dernier : mais cela n'a pas empêché 11 At... Sup... de traiter à la fois l'une et l'autre. Nous espérons que leur exemple de travail, et aussi d'exactitude dans l'envoi des rapports, trouvera à l'avenir de plus nombreux émules.

La question proposée, comme l'ont justement signalé la plupart des rapports, était

tellement vaste que chacun ne pouvait guère en traiter qu'une partie, ce qui a amené plusieurs At... à fournir deux rapports. Mais c'est justement le rôle du rapport général d'effectuer la synthèse des divers rapports particuliers en les complétant les uns par les autres et inversement en laissant de côté ses développements qui, intéressants en eux- mêmes, n'ont avec le sujet précis qu'un rapport indirect ou même extrêmement lointain. Je me suis tout spécialement inspiré des rapports des At... L'Etoile de l'Espérance V... de Beauvais, La Fraternité Tonkinoise C... d'Hanoi, La Lumière du Nord C... de Lille, France Démocratique C... de Nice. L'Avenir C... de Paris, Les Amis persévérante C... de Périgueux, Les Démophiles C... de Tours. Mais pour rendre à chacun son dû, je dois ajouter que des rapports qui ne sont pas mentionnés nommément ici, il n'en est aucun qui ne m'ait été utile à quelque degré et qui n'ait contribué à orienter et à préciser mes idées dans l'ensemble ou sur tel ou tel point de détail.

Nous envisagerons successivement les deux parties de la question, à savoir les

principes et les applications. 1. Les principes.

Sur le premier point, nous avens rencontré dans plusieurs rapports, sous des formes variées et qui, d'ailleurs, se contredisent mutuellement, une objection assez spécieuse tendant à opposer à la recherche des principes en morale la question préalable.

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Selon les Démophiles C... de Tours, la F... M... n'a pas besoin de chercher des principes pour la morale, car ses principes sont ceux mêmes de notre Ordre.

Il me semble au contraire que si d'autres morales se fondent sur des principes différents des nôtres, nous ne devons pas les négliger, mais en prendre connaissance et les confronter avec les nôtres par une discussion réfléchie. Cette confrontation aura le double avantage, d'une part de nous éclairer sur la valeur de nos propres principes, de nous amener peut-être à les perfectionner et de fortifier notre confiance en eux pour notre compte personnel, d'autre part de leur conférer plus d'autorité lorsque la F... M..., fidèle à son rôle de puissance spirituelle, s'efforce de les propager dans le monde profane. Considérer certains principes comme indiscutables pour l'unique raison que ce sont les nôtres serait nous rendre coupables du dogmatisme que nous condamnons à juste titre et oublier que la F... M... est, aux termes de notre Constitution, une institution progressive.

A l'inverse de l'opinion que nous venons d'examiner, L'Etoile de l'Espérance V... de Beauvais considère comme un illusion de chercher à fonder la morale sur des principes spécifiquement maçonniques, différents de ceux des morales profanes. Cela nous serait même interdit par notre Constitution d'après laquelle, les conceptions métaphysiques étant du domaine exclusif de l'appréciation individuelle, la F... M... se refuse à toute affirmation dogmatique.

Nous sommes pleinement d'accord avec ce rapport sur le point que la F... M... , en tant que corps doit s'interdire et, à ce qu'il nous semble, s'interdit en fait, les affirmations métaphysiques. Et en particulier, elle n'a pas à chercher à fonder la morale sur le matérialisme, pas plus que sur le spiritualisme. J'ajouterais même que, indépendamment de toute considération maçonnique, les conceptions métaphysiques n'ayant de valeurs que pour ceux qui les admettent et n'ayant jamais cessé de se combattre sans résultat décisif, toute morale qui recourt comme fondement à des conceptions métaphysiques quelconques se prive nécessairement de l'adhésion universelle à laquelle elle aspire. C'est précisément la supériorité de la morale laïque sur toutes les morales religieuses de valoir aussi bien pour les incroyants que pour les fidèles de telle ou telle religion.

Mais c'est à tort, croyons-nous, que le rapport précité identifie principes moraux avec les conceptions métaphysiques, car la morale peut fort bien avoir des principes sans les emprunter à la métaphysique. Étymologiquement « principe » signifie ce qui est premier, ce qu'on prend comme point de départ, au-delà de quoi on ne remonte pas. Quand le rapport que nous examinons déclare que la généralité des morales profanes aussi bien que maçonniques sont d'accord sur les principes de justice et de bonté, et qu il n'y a pas lieu de chercher à fonder ces préceptes sur autre chose, par là même elle fait de ces préceptes, des principes, sans pour cela les lier à aucune conception métaphysique. Si maintenant, au lieu de se borner à accepter d'emblée les préceptes de justice et de bonté, on cherche à les justifier, ce sont les justifications qu'on présente qui deviennent les principes de la morale, et rien n'oblige à les emprunter à la métaphysique. Sans aller plus loin, le rapport dont nous parlons, en jugeant inutile de chercher un fondement aux préceptes de justice et de bonté parce qu'ils sont admis par la généralités des morales, fait du consentement général, la justification ou principe de ces préceptes moraux, et ce principe, qu'on l'accepte ou non, n'est pas tiré de la métaphysique.

Mais la morale a-t-elle besoin de principes, même étrangers à la métaphysique ? La Fraternité Tonkinoise C... d'Hanoï semble les juger plus nuisibles qu'utiles. Sur un point de son exposé son affirmation est très nette et nous ne pouvons que lui donner raison. En matière d'enseignement moral, et particulièrement à l'égard des enfants, il serait vain et peut-être dangereux de faire appel à des raisonnements compliqués inaccessibles au développement mental actuel de ceux à qui l'on s'adresse ; il faut aller au plus pressé, leur donner des règles, créer en eux des habitudes d'action dont on ne leur fournira la justification que plus tard, lorsqu'ils seront devenus capables de la comprendre.

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Mais ces considérations très judicieuses concernent plutôt la pédagogie que la morale proprement dite. A l'égard d'adultes, à l'égard de nous-mêmes, pouvons-nous laisser sans justifications ou sans principes les préceptes de conduite que nous proclamons ? Ici, l'opinion du rapport que nous examinons ne se dégage pas avec une parfaite clarté. Il déclare bien, et cette fois encore avec raison, que la morale doit se défier des raisonnements subtils et des spéculations élevées, rester en contact: étroit avec les problèmes réels de la vie courante et éviter de se perdre dans les nuages. Mais ce n'est pas, ce me semble, perdre de vue les préceptes pratiques que de chercher à les justifier, et si on ne les justifie pas, quelle raison aura-t-on de leur accorder confiance, de se laisser guider par eux ? La morale, déclare expressément le rapport, est beaucoup plus affaire de cœur et de bon sens que d'intelligence. Mais que signifie au juste l'opposition établie entre l'intelligence et le bon sens ? On ne veut pas dire, je suppose, que le bon sens étant synonyme de raison, l'intelligence en soit par définition le contraire, que l'intelligence éloigne de la vérité aussi naturellement que le bon sens y conduit, mais sans doute que l'intelligence y tend par une voie détournée et incertaine, tandis que le bon sens l'atteint spontanément, immédiatement. Nous ne saurions partager cet optimisme à l'égard de la portée de l'esprit humain ; une expérience sans cesse renouvelée nous semble prouver au contraire, que ce n'est qu'à travers une série d'erreurs graduellement rectifiées que l'individu et l'humanité s'acheminent lentement et péniblement vers la vérité. C'est sur le même optimisme que repose en matière morale l'appel au cœur ou, comme on dit encore, au sentiment. En parlant du cœur, on sous-entend qu'il s'agit des bons sentiments par opposition aux mauvais ; mais, pour conserver la métaphore, le cœur produit aussi bien de mauvais sentiments que de bons, et ce n'est pas lui qui est capable de distinguer les uns des autres. Cette tâche est l'affaire du jugement. Le bon sens est un jugement rapide et superficiel, l'intelligence un jugement approfondi et réfléchi, et l'on ne comprend guère pourquoi ce serait précisément le travail intellectuel le plus hâtif qui donnerait les résultats les plus solides. La vérité, aussi bien morale que scientifique ne se révèle pas d'elle-même, elle se conquiert. Au surplus, si nous la trouvions d'instinct toute recherche morale serait superflue. Le rapport invoque à plusieurs reprises les enseignements moraux « des sages, des philosophes, des prophètes » de tous les temps et tous les pays ; l'autorité spéciale qu'il attribue à juste titre à ces hommes d'élite n'est-elle pas due à ce que chez eux le bon sens brut a été affiné par l'intelligence ? Qu'un homme dépourvu d'intelligence se laisse guider par son cœur, il ne faut pas lui en faire grief, car il fait ce qu'il peut, mais au contraire le plaindre de ne pouvoir faire davantage ; mais l'homme qui, doué d'intelligence, néglige de se servir de cet instrument précieux pour s'abandonner aux élans de son coeur ou aux inspirations de son bon sens, se rend coupable de paresse d'esprit.

En résumé, nous sommes d'avis, avec le Cons... Etoile Polaire C... de Paris, qu'une morale ne peut se passer, pour des hommes d'un développement mental suffisant qui veulent y suspendre leur propre conduite et la recommander aux autres, de s'appuyer sur des principes, sous la réserve que ces principes soient indépendants de conceptions métaphysiques, et d'une façon plus générale puissent être acceptés sans difficulté par l'ensemble des hommes.

D'après l'énoncé qui nous est proposé, la morale dont nous avons à rechercher les

principes est une morale altruiste ou solidariste. Bien qu'en français le mot « ou » soit ambigu, pouvant signifier soit une synonymie soit au contraire une opposition, l'esprit de notre Ordre nous semble ne permettre ici aucune équivoque : c'est la même morale que désignent les épithètes altruiste et solidariste, avec cette seule différence que la morale solidariste considère comme le fondement principal ou unique de l'altruisme l'idée de solidarité. Par suite nous bornant pour le moment à caractériser cette morale, nous pouvons n'en retenir que le trait d'altruisme, quitte à nous demander plus loin, quand nous en rechercherons les principes, quelle place il faut faire parmi eux à la solidarité.

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Une morale altruiste, comme toute autre, se reconnaît objectivement à ses préceptes, et c'est parce que les préceptes altruistes sont également proclamés par les morales les plus diverses que, comme nous l'avons vu, on a pu juger inutile de les appuyer sur des principes. Mais ces préceptes eux-mêmes il convient de les énoncer en termes exempts d'ambiguïté. On en emprunte couramment la formule à la double maxime de Jésus : Ayez envers autrui la conduite que vous désireriez qu'il ait envers vous ; évitez envers autrui la conduite que vous désireriez qu'il évite envers vous. En un mot : Traitez autrui comme vous désireriez être traité par lui. Cette maxime, que nombre des rapports ont reprise pour leur compte, est assurément très louable dans son intention. Mais si elle est prise à la lettre, ce qui n'est pas une crainte en l'air, mais justifiée par des faits, elle risque d'entraîner les plus fâcheuses conséquences. En effet, elle revient à dire : Imposez à autrui par bonté ce qu'il devrait trouver avantageux pour lui parce que vous le trouvez avantageux pour vous, privez-le par bonté de ce qu'il devrait trouver fâcheux pour lui puisque vous le trouvez fâcheux pour vous. Une telle conduite est aussi peu sensée que celle d'un enfant qui par bonté retirerait des poissons rouges de leur aquarium pour les empêcher de se noyer, et ce précepte moral aboutit, en faisant l'individu juge de l'intérêt d'autrui, en dépit de toutes les protestations et résistances de celui- ci, à ériger l'intolérance en vertu. On évitera, croyons-nous, ce danger, en spécifiant que la bonté consiste à traiter autrui comme il désire être traité, même si l'on estime qu'il a tort d'avoir ce désir, bien entendu après avoir essayé de l'éclairer sur son intérêt véritable. Par suite, comme le désir fondamental de tout être sentant est d'éprouver de la joie et de ne pas éprouver de la peine, la morale altruiste pourra se résumer dans cette formule pratique : Agissez à l'égard de tous les êtres avec qui vous vous trouvez en rapport, de façon à leur procurer de la joie et de leur éviter, ou tout au moins à ne pas leur causer de la peine.

II importe de remarquer que cette maxime de conduite, et d'une manière générale n'importe quelle règle de morale, même si l'on se contente de la poser sans chercher à l'appuyer sur des principes serait inutile s'il était impossible à l'individu ou, comme on dit encore, à l'agent moral de la suivre, et tout autant s'il ne pouvait faire autrement que de s'y conformer. Autrement dit, la morale a pour condition indispensable la liberté. Fort heureusement, il ne s'agit pas ici de la notion obscure, sinon obscurcie artificiellement de la liberté sur laquelle discutent indéfiniment les métaphysiciens. La liberté requise par la morale est à la fois beaucoup plus simple et plus précise : elle consiste pour l'individu à n'être soumis à aucune contrainte qui l'empêche d'une part de choisir lui-même la règle de conduite qu'il veut suivre, même si elle lui a été proposée par autrui, d'autre part de suivre cette règle une fois qu'il l'a acceptée.

Or la liberté entendue en ce double sens paraît être non une simple hypothèse, mais un fait d'expérience. Dans le premier sens, la conduite d'un individu ne peut être qu'essentiellement personnelle : il est aussi impossible à n'importe quel autre de se conduire pour lui que de manger pour lui. De même, nul autre ne peut choisir pour lui sa morale ou règle de conduite. Certes, il se trouve en contact avec d'autres individus ou des collectivités qui enseignent, qui prêchent et à l'occasion s'efforcent d'imposer telle ou telle morale, de sorte que son rôle se réduit souvent à choisir entre les diverses morales qui lui sont ainsi présentées. Mais ce choix ne peut être que son œuvre propre ; quelque pression qui puisse être exercée sur lui pour lui faire suivre telle conduite, s'agit-il même de martyre, il ne la suit que s'il consent à la suivre.

Mais si aucune contrainte extérieure n'est capable de supprimer, même en l'opprimant, la liberté de l'agent moral, ne serait-il pas soumis à une contrainte interne, à savoir celle de forces qui le poussent à agir dans tel ou tel sens, tendances, impulsions, instincts, sentiments ou de quelque autre nom qu'on les appelle ? Leur ensemble constitue son individualité psychique, son caractère, avec lequel il vient au monde sans se l'être donné et qui, même s'il se modifie au cours de son exigence, ne se modifiera qu'en vertu de prédispositions qu'il

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contenait en germe dès la naissance. L'individu n'est-il pas soumis à un déterminisme qui à aucun moment ne lui laissait la possibilité d'agir autrement qu'il ne l'a fait?

Assurément il est impossible à l'individu d'agir autrement que conformément à sa nature, tout aussi impossible qu'à un bouchon abandonné à lui-même sur l'eau de ne pas flotter. Si c'est là ce qu'on entend par déterminisme, l'homme est déterminé. Mais ce déterminisme n'exclut pas forcement la liberté, et peut fort bien au contraire l'engendrer. Il suffit pour cela que parmi les éléments dont l'ensemble constitue la nature de l'individu il y en ait un qui puisse l'amener à modifier l'intensité relative des diverses tendances qui coexistent en lui, et par suite leur résultante. Cet élément, dont il paraît difficile de contester l'existence, c'est la réflexion par laquelle l'individu porte sur ses tendances un jugement de valeur, indépendant de leur intensité spontanée, et qui l'amène à renforcer les unes au détriment des autres. Être libre, c'est être capable en une certaine mesure, sans doute variable selon les individus et les moments d'un même individu, de résister aux impulsions immédiates de ses sentiments en leur opposant des raisons ou motifs. La liberté morale qui n'est pas donnée toute faite, qu'il faut conquérir avec peine et jamais peut-être complètement, n'est rien d'autre que la subordination du déterminisme des instincts au déterminisme de la réflexion, qui n'a pas moins que lui sa source dans la nature de l'individu.

La recherche des principes de la morale altruiste revient alors à celle des raisons qui peuvent déterminer l'individu à faire prédominer ses tendances altruistes sur les tendances qui s'opposent à elles au sein de sa propre nature. Si l'on veut éviter d'être dupe des mots, il faut soigneusement remarquer que l'altruisme a le même rapport à l'égoïsme que la liberté au déterminisme ; il n'en est pas le contraire, mais seulement l'une des formes. En un sens, il est aussi impossible à l'homme de s'évader entièrement de l'égoïsme que de détacher son âme de son corps, et, selon la formule de La Rochefoucauld comme les fleuves dans la mer. L'individu qui choisit certaines de ses de ses tendances pour les suivre ne les choisit que parce qu'il lui plait davantage de suivre celles-là que d'autres, et par conséquent, pour quelque raison qu'il les choisisse, c'est toujours pour une raison égoïste. Prenons par exemple la charité. Il est bien connu que dans nombre de cas elle est, comme on dit, intéressée. On peut la faire par ostentation, pour se manifester comme charitable aux yeux du public. Dans d'autres cas, l'individu sera charitable pour obéir aux ordres de sa religion, s'acquérir des mérites à l'égard de son Dieu et travailler en vue de son propre salut. Et même dans les cas les plus désintéressés en apparence, dans la charité faite en pensant uniquement au bien qu'elle procure, celui qui la fait est toujours guidé, consciemment ou non par le plaisir qu'il éprouvera lui-même à la vue ou à la pensée du bien qui lui aura ainsi procuré même en faisant abstraction du fait que c'est lui qui le lui aura procuré. On pourrait multiplier les exemples : tous aboutiraient à la conclusion qu'il ne peut pas y avoir d'altruisme absolu. Même l'individu qui sacrifiera son intérêt propre et à l'occasion sa vie à l'intérêt d'autrui ne fera ce sacrifice que parce qu'il y trouvera un certain plaisir, qui ne peut pas n'être pas égoïste.

L'altruisme n'est donc pas comme on le croit généralement, le contraire de l'égoïsme, mais en réalité une sorte particulière d'égoïsme, l'égoïsme qui se satisfait par des actions relatives à autrui. Et ce n'est pas la seule raison pour laquelle le mot altruisme est ambigu et devrait être proscrit du vocabulaire de la morale. Dans l'usage courant, il est employé comme un simple synonyme de dévouement ou bienfaisance. Mais étymologiquement il a une signification plus étendue et susceptible de deux interprétations non seulement différentes, mais opposées. Il consiste à tenir compte, dans le choix des actions que l'individu décide d'accomplir, des effets qu'elles auront non pour lui-même, mais pour d'autres êtres et en particulier pour d'autres hommes ; mais dans son acception intrinsèque, il ne spécifie pas si ces effets devront être bienfaisants ou malfaisants. Or la réalité incontestable de l'altruisme bienfaisant, auquel on restreint d'ordinaire le sens du mot altruisme ne doit pas nous empêcher de reconnaître l'existence de l'altruisme malfaisant ou tendance qui pousse l'agent à choisir

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une conduite parce qu'elle aura pour autrui des effets non avantageux ou agréables, mais au contraire pénibles. On peut, et nous ne nous en ferons pas faute, déplorer et condamner cette tendance, qui consiste pour l'individu à se réjouir du malheur d'autrui et par suite à lui en causer dans la mesure où cela dépend de lui. N'empêche que depuis sa forme la plus bénigne ou malignité jusqu'à la plus accentuée ou cruauté, elle est tout aussi réelle que la bienfaisance et n'est pas moins qu'elle une forme de l'altruisme.

En résumé, étant donné que l'agent moral vit au milieu d'autres êtres sur lesquels sa conduite aura inévitablement des répercussions, il y a pour cette conduite trois attitudes possibles et également réelles. La première consiste pour l'individu à ne pas se soucier des effets que sa conduite aura sur les autres, à agir comme s'ils n'existaient pas ; on pourrait, pour éviter le nom ambigu d'égoïsme, lui donner celui d'indifférence. Les deux autres consistent pour l'agent à régler sa conduite d'après les effets qu'elle aura sur d'autres êtres, mais l'une à adopter la conduite qui leur sera avantageuse ou agréable, la dernière à adopter la conduite qui leur causera du tort ou de là peine ; on peut les appeler respectivement bienfaisance et malfaisance.

Cela étant, la morale altruiste au sens courant est la règle de conduite qui consiste à

préférer à l'égard d'autrui une conduite bienfaisante à une conduite indifférente ou malfaisante, et les principes de cette morale seront les raisons qui justifient pour l'individu le choix de cette règle de conduite.

Une première de ces raisons est l'honnêteté ou la loyauté au sens strict du mot, la fidélité à des engagements formels. Dans une foule de cas l'individu a fait avec d'autres un véritable marché, leur a promis telle conduite à leur égard en échange de telle conduite d'eux envers lui, est devenu à la lettre leur débiteur. Il va de soi que de tels engagements doivent être scrupuleusement tenus, ne fût-ce que pour cette simple raison de prudence que le manquement à une promesse prive pour l'avenir son auteur de la confiance de tous ceux qui en ont connaissance. Il en va de même pour des engagements implicites, c'est-à-dire des engagements que le créancier n'a pas songé à faire souscrire expressément parce que cela allait sans dire et que le débiteur de bonne foi ne peut faire autrement que de considérer comme sous-entendus.

Une seconde raison en faveur de l'attitude bienfaisante est la reconnaissance. On n'est pas seulement débiteur d'une dette qu'on a contractée expressément d'un bienfait pour lequel on a promis une rémunération, mais aussi d'un bienfait qu'on a reçu sans l'avoir sollicité et qui dans l'esprit de son auteur vous était dispensé gratuitement. Nombre d'âmes à la fois simples et généreuses éprouvent fortement ce sentiment d'une dette contractée envers un bienfaiteur qui ne leur demandait et même n'attendait rien en retour ; elles saisissent la première occasion, quand elles ne la font pas naître, pour s'acquitter et, comme elles disent, « ne pas être en reste ». Il en est même, d'une fierté plus ombrageuse, que ce sentiment de dette contractée envers le bienfaiteur pousse à supporter impatiemment les bienfaits parfois même à les refuser. Les coutumes de diverses populations primitives témoignent de la croyance que l'obligé est sous la dépendance de son bienfaiteur et doit rétablir l'équilibre par un bienfait réciproque égal ou même renverser la situation par un bienfait supérieur.

C'est sur ce sentiment reconnu légitime que s'appuie la morale solidariste, quand elle attire l'attention de l'individu sur les innombrables bienfaits dont il est redevable à autrui, puisque, surtout dans la complication de notre vie actuelle, chacun est à peu près incapable de se suffire à lui-même et est ainsi débiteur d'une foule d'individus, de collectivité-, de la société, même de l'humanité tout entière.

Les deux premières raisons que nous venons de faire valoir en faveur d'une morale altruiste, ou comme nous disons, d'une conduite bienfaisante peuvent être réunies sous le nom de justice. Mais cette justice ne fournit à la bienfaisance qu'un fondement partiel et doit être

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complétée par un autre principe, traditionnellement appelé charité et pour lequel nous préférons le nom plus simple de bonté. En effet, toutes les actions bienfaisantes n'ont été jusqu'ici légitimées que dans la mesure où elles correspondent chez l'agent à la rémunération de bienfaits déjà reçus par lui. Mais il faut bien que quelqu'un ait commencé et, pour qu'il y ait des bienfaits à rémunérer, qu'il y ait eu antérieurement des bienfaits gratuits et par suite non fondés sur la justice. C'est la même idée qu'exprimait la distinction établie ci-dessus au sein de la justice entre l'honnêteté et la reconnaissance. Il y a assurément des bienfaits pour ainsi dire commerciaux et tarifés, dont le bienfaiteur attendait et au besoin exigeait un bénéfice. Mais il y en a d'autres qui dans l'esprit du bienfaiteur étaient pleinement désintéressés, qu'il ne considérait ni comme un prêté pour un rendu, ni comme un rendu pour un prêté, mais comme un don pur et simple, et qui par conséquent ne relevaient en aucune façon de la justice.

Nous serons amenés à la même conclusion en envisageant certains des arguments invoqués par les défenseurs de la morale solidariste et que tout en rendant hommage à la pureté des intentions de ceux qui les présentent, nous ne trouvions pas très solides. Lorsqu'ils signalent que nous sommes en réalité redevables à une foule de gens auxquels nous ne songeons pas, nous leur donnons pleinement raison. Mais ils ajoutent deux choses : l'une que nous sommes redevables envers nos successeurs des bienfaits que nous n'avons reçus de nos devanciers, l'autre que nous sommes redevables envers ceux de nos contemporains qui ne nous ont fait aucun bien ou même nous ont fait du mal du bien qui nous a été fait par d'autres. Il y a manifestement abus à faire entrer dans la justice cette réversibilité des mérites. Nous accepterons seulement que, puisque nous approuvons ceux qui nous ont accordé des bienfaits gratuits, nous sommes fondés à suivre leur exemple en accordant des bienfaits gratuits à d'autres individus ; mais le fait que la bienfaisance dont nous sommes les auteurs n'est que l'imitation d'une bienfaisance que nous avons reçue ne transforme pas notre bienfaisance en justice.

Au surplus, la réduction qu'on essaie d'effectuer ainsi de la bonté à la justice sera tout au plus valable pour la bienfaisance envers les autres hommes. Mais la bonté telle qu'on peut la constater en fait chez nombre d'individus, et telle que nous l'estimons moralement louable, ne se limite pas aux êtres humains. Il faut, selon nous, être bon pour tous les êtres et, sinon pour les pierres ou les plantes faute de savoir quelle bonté leur témoigner, du moins, pour les animaux. Or, sauf dans des cas exceptionnels, les seuls bienfaits que nous puissions attendre des animaux sont ceux qu'ils nous rendent à leur insu, sinon malgré eux, et qui entraînent pour eux des fatigues, des souffrances, même la mort. Il faut dire les choses comme elles sont : on doit, pensons-nous, être bon comme on doit être juste, mais la bonté n'est pas la justice. Elle en est même le contraire, puisqu'elle consiste à faire du bien à des êtres auxquels on ne doit rien et sans en attendre d'autre récompense que le plaisir de le leur avoir fait.

La morale solidariste ayant des liens étroits avec la F... M... , il nous semble utile, après

les allusions que nous venons de faire à cette doctrine, de lui consacrer un examen d'ensemble, pour lequel nous sommes puissamment aidés par le remarquable rapport du Cons... du C... de Lille.

La morale solidariste, telle qu'elle est exposée notamment dans les ouvrages de notre illustre et regretté F∴ Léon Bourgeois et de C. Bouglé, ne se distingue pas de la morale simplement altruiste par la règle de conduite qu'elle propose : si elle la résume sous le nom de solidarité, celui-ci est également employé par la morale altruiste comme synonyme d'altruisme, de bienfaisance mutuelle, d'entraide. Ce qui caractérise la solidariste, c'est le principe auquel elle fait appel pour justifier cette régie. Si a conduite humaine doit prendre pour règle la solidarité, c'est, selon elle, parce que c'est une loi universelle, sinon même la loi fondamentale de la nature. Nous croyons apercevoir là des obscurités qu'il convient d'éclaircir et des confusions qu'il importe de dissiper.

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Tout d'abord, la morale solidariste, en justifiant la solidarité comme règle de conduite par le fait que c'est une loi naturelle, n'est qu'une expression particulière de la morale naturaliste, qui a pour formule générale : « II faut suivre la nature »1. Elle ne diffère des autres morales naturalistes que par la loi naturelle à laquelle elle s'attache; spécialement pour l'ériger en règle de conduite. La morale hédoniste, la morale du sentiment, la morale de la sympathie, la morale de la conscience, la morale évolutionniste d'H. Spencer, la morale sociologique soutiennent toutes, au même titre que la morale solidariste : l'homme doit suivre telle règle de conduite parce que c'est une loi naturelle.

Mais une loi naturelle, quelle qu'elle soit, diffère d'une règle de conduite en ce qu'elle est subie, tandis qu'une règle de conduite est choisie ou tout au moins accepté. Par conséquent, transformer une loi naturelle en règle de conduite, c'est implicitement la juger bonne. Or, en ce qui concerne la loi naturelle de solidarité, cet optimisme nous semble loin de s'imposer. Plus précisément, la moralité ne retient pour l'ériger en règle de conduite qu'une partie de la solidarité telle qu'elle existe comme fait naturel et en néglige arbitrairement un autre aspect tout aussi réel. La solidarité, d'après l'étymologie du mot et telle qu'elle se présente en fait dans la nature, n'est rien de plus que l'interdépendance, l'action réciproque de tous les êtres et phénomènes de l'univers les uns sur les autres. À côté des effets bienfaisants de cette interdépendance, auxquels la morale solidariste restreint le sens du mot solidarité, on ne saurait nier qu'il en existe d'autres nuisibles et non moins naturels. Les relations mutuelles des êtres vivants dans la nature ne se concurrence et la lutte pour la vie2 ; et quand certaines morales n'hésitent pas à justifier au nom de cette loi naturelle, la domination, l'exploitation, même la destruction de l'homme par l'homme, elles s'appuient sur le même principe que la morale solidariste et en font simplement une application différente. Dans le domaine plus restreint de l'interdépendance des hommes entre eux, une foule d'exemples viennent attester qu'elle est, comme la langue dans l'apologue d'Esope, la pire en même temps que la meilleure des choses. Bornons-nous à rappeler la contagion des maladies et des mauvais exemples aussi bien que des bons, l'hérédité pathologique dont le péché originel n'est qu'une transcription religieuse. Et quand la morale solidariste énumérant longuement les avantages qui résultent pour l'individu du régime social dans lequel l'a introduit le hasard de sa naissance, déduit les devoirs envers la société, au moyen des idées de dette sociale et de quasi-contrat, de la justice pure et simple, nous lui concéderons que dans la majorité des cas, les avantages du liens social l'emportent sur ses inconvénients inévitables, sans quoi la société se serait dissoute d'elle-même. Mais la balance des avantages et des inconvénients de la société n'est évidemment pas la même pour tous les individus : tous ne lui doivent pas une égale reconnaissance ; et je ne suis pas sûr qu'il n'y en n'ait pas qui aient lieu de la considérer non comme une mère, mais comme une marâtre. Au surplus, à côté des devoirs de l'individu envers la société dans son ensemble, il y a ses devoirs envers les autres membres de la société considérés isolément. On peut rattacher à la justice, au nom de la dette sociale, ceux de ces devoirs qui sont prescrits par la loi. Mais les actes de bienfaisance qui ne sont pas imposés par elle, et qui sont portant considérés comme au moins aussi moraux, échappent à cette réduction, et relèvent uniquement de la bonté.

Pour ces diverses raisons la justification de l'altruisme que présente la morale

solidariste ne nous satisfait pas entièrement ; en particulier, son effort pour réduire la bienfaisance à la justice laisse, croyons-nous, subsister un résidu correspondant à ce que nous

1 Luquet renvoie ici au célèbre adage stoïcien attribué à Zénon de Cittium: « Vivre en raison de la nature ». 2 Sic. Manifestement manque ici un membre de phrase. Il nous semble que, compte tenu du contexte, nous pourrions reconstituer la phrase suivante : les relations mutuelles des êtres vivants dans la nature ne se soustraient pas à la concurrence et la lutte pour la vie.

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avons appelé la bonté, qui doit par suite être conservée à côté de la justice et indépendamment d'elle comme principe de la morale altruiste. Il nous reste donc, pour fonder complètement celle-ci, à légitimer la bonté, et si la morale consiste, comme nous l'avons exposé, dans un choix réfléchi entre nos diverses tendances spontanées, autrement dit entre diverses sortes d'égoïsme, il nous faut montrer que la bienfaisance apparaît à la réflexion comme un égoïsme supérieur à l'indifférence et à la malfaisance

L'indifférence tout d'abord, même à la supposer possible autrement qu'en théorie, serait un égoïsme inférieur en ce qu'elle limiterait au domaine borné de l'individu son cercle d'action et d'influence. Se désintéresser des répercussions possibles de sa conduite sur autrui, c'est se refuser à jouer un rôle au-delà de soi-même, s'enfermer dans un isolement qui n'a rien de splendide. Comme le fait remarquer le Cons... La Candeur C... de Bordeaux, la vie de l'individu dont la conduite, si c'était possible, n'aurait d'effet que sur lui, serait moins ample et moins riche que celle de l'individu dont la conduite exerce une influence sur autrui ; l'indifférence est une limitation que l'individu impose lui-même à sa personnalité et à sa valeur.

Et, non seulement cette attitude ne serait qu'une forme inférieure et pour ainsi dire étriquée de l'égoïsme, mais en outre elle n'est pas raisonnablement acceptable, parce qu'elle ne tient pas compte de réalités qu'il ne suffit pas de négliger pour les supprimer. Que l'individu le veuille ou non, dans une foule de cas, sa conduite aura sur autrui des répercussions, comme la doctrine solidariste y insiste à juste titre : il aura beau ne pas s'en soucier, elles n'en existeront pas moins. Par conséquent, la tendance à ne pas tenir compte de ces répercussions est condamnée par la réflexion. Les conduites entre lesquelles l'individu a à choisir pour sa satisfaction personnelle ne sont pas une conduite qui influera et une conduite qui n'influera pas sur autrui, mais une conduite qui fera du bien à autrui et une qui lui fera du mal. Il est donc impossible d'éluder le problème de choisir entre la bienfaisance et la malfaisance.

Bienfaisance et malfaisance sont l'une et l'autre des manifestations de la tendance de l'individu à jouer un rôle en dehors de lui, à exercer sur d'autres êtres une action et par suite une domination, ce que Nietzsche a appelé la volonté de puissance3. A ce titre, toutes deux sont des formes d'égoïsme supérieures à l'indifférence. Mais l'une d'elles n'est-elle pas supérieure à l'autre ?

Notons en passant que le sentiment de malveillance, la peine ressentie du plaisir d'autrui ou le plaisir pris à sa peine, n'est pas seulement condamné par la conscience morale commune, mais qu'en outre c'est en fait, psychologiquement, un sentiment relativement exceptionnel. Non qu'on ne puisse l'observer assez souvent chez d'autres et à l'occasion chez soi-même. Mais il n'est généralement que la conséquence d'un sentiment différent, auquel il doit, sinon son existence, du moins son intensité. Dans le cas d'un bonheur ou d'une peine d'autrui dont on n'est pas soi-même l'auteur, on ne se borne pas à la constatation qu'il le possède, on constate en même temps, par un retour instinctif sur soi-même, qu'on ne le possède pas. A proprement parler, on ne souffre pas du bonheur d'autrui, mais on l'envie, on souffre d'être privé d'un plaisir qu'il possède. On ne se réjouit pas de la peine d'autrui, mais d'être exempt d'une peine dont il est affligé. C'est sous cette forme que se présente ce sentiment dans la formule bien connue de Lucrèce : Suave mari magno4, et de même la malignité qui est une source du rire traduit le plaisir qu'on éprouve à constater une infériorité réelle ou supposée d'autrui sur soi-même. L'exactitude de cette analyse nous semble confirmée en envisageant le sentiment provoqué par le malheur d'autrui lorsqu'on se trouve soi-même dans une situation semblable ou qu'on songe qu'on pourrait s'y trouver.

3 Luquet renvoie au livre apocryphe de Nietzsche, La volonté de puissance, compilation arbitraire et posthume de 1901, traduite en français par Henri Albert en 1903, qui, à l’époque, faisait référence. 4 Extrait du premier vers du livre II du De rerum natura de Lucrèce : Suave mari magno turbanditus aequora ventis (« Il est doux quand sur la grande mer les vents troublent les flots »).

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Généralement on éprouve de la compassion : nous souffrons de la souffrance d'autrui parce que nous pensons qu'elle est ou pourrait être la nôtre.

Quoi qu'il en soit sur ce point, c'est une question différente et qui intéresse plus directement la morale de savoir quels sentiments provoquent en nous le plaisir ou la peine d'autrui lorsqu'ils sont notre œuvre. Ici, croyons-nous, ce qui est au premier plan dans notre esprit, conscience ou subconscience, c'est que la situation d'autrui résulte de nous, et par suite dans les deux cas nous éprouvons le sentiment de notre puissance, plaisir non seulement spontané, mais approuvé par la réflexion, puisque par cette puissance notre existence sert à quelque chose, a une valeur. Mais cette satisfaction égoïste sera-t-elle aussi forte quand il s'y joindra le sentiment d'être une force nuisible que d'être une force bienfaisante ? Nous illustrerons notre conviction sur ce point par un exemple extrêmement simple et banal. A l'égard d'un animal domestique, chien ou chat, je manifesterai également ma puissance par de bons ou de mauvais traitements. Mais ce sentiment de domination sera rendu plus agréable si cette domination provoque chez lui de l'affection plutôt que de la crainte, si à mon approche il accourt sans même que je l'appelle pour se faire caresser que s'il se sauve ou n'approche que timidement et à contrecœur. On pourrait trouver un exemple analogue dans l'attitude des supérieurs à l'égard de leurs subordonnés. A notre avis, la malfaisance n'est qu'une forme inférieure de l'égoïsme, et les individus qui la pratiquent ne la préfèrent pas en réalité à la bienfaisance : s'ils s'y tiennent, c'est faute d'avoir su ou voulu essayer si la bienfaisance ne leur procurerait pas des satisfactions supérieures. Il ne faut pas oublier accessoirement la contagion de l'exemple : la bonté suscite la bonté, et l'on sait jamais si l'on ne retirera pas quelque avantage personnel d'avoir suscité chez autrui des sentiments bienveillants plutôt qu'hostiles.

2. Les applications. Ces principes une fois admis, les applications en sont, en un sens, très simples, et il

serait sans intérêt d'allonger ce rapport en répétant ce qu'on peut trouver dans quantité de manuels ou de traités de morale. Il suffit de considérer successivement les différents groupes ou collectivités dont un individu fait nécessairement ou peut être amené à faire partie : famille, cité, groupements professionnels ou autres, nation, humanité, d'envisager dans chacun de ces groupes les relations mutuelles de leurs divers membres, par exemple dans la famille des époux entre eux, des enfants entre eux, des parents envers leurs enfants, des enfants envers les parents, ou encore dans la cité et la nation les devoirs du citoyen, de l'électeur, du gouvernant, etc., et de chercher quelle forme spéciale prennent dans chaque cas particulier les vertus fondamentales de Justice et de bonté.

Tout cela ne présente pas de trop grandes difficultés. Mais il en est une essentielle, signalée par le Chap... L'Etoile d'Espérance V... de Beauvais et par le Cons... L'avenir C... de Paris, et sur laquelle il nous parait utile d'insister parce que les moralistes la passent trop souvent sous silence ou n'y font qu'une allusion rapide, faute d'en avoir aperçu l'importance ou au contraire par crainte de la soulever. C'est que la morale ne peut aboutir à aucune indication réellement pratique, reste sur le terrain des discours académiques et est incapable de fournir à l'individu la direction ferme qu'il attend d'elle pour sa conduite, tant qu'elle envisage les différents problèmes moraux isolément. Ici encore, la solidarité est un fait, chaque problème moral a sa répercussion sur tous les autres, et aucun ne peut être résolu sans tenir compte de tous les autres.

D'une part, comme nous l'avons vu, la morale ne peut pas se contenter d'un principe unique, mais doit faire appel à la fois aux deux principes de la justice et de la bonté. Que dans certains cas, ils se complètent mutuellement, on ne saurait le nier ; mais dans une foule d'autres, ils s'opposent, et leur opposition est fondamentale, puisque la justice consiste dans

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une rémunération, dans le paiement d'une dette, et que la bonté est au contraire un don gratuit, une faveur. On ne pourra donc souvent faire autrement que de choisir entre ces principes, et par suite de sacrifier l'un des deux.

D'autre part, la simple énumération des collectivités dont l'individu fait simultanément partie suffit à en prouver la multiplicité. Il a des devoirs envers chacune de ces collectivités et envers chacun de leurs membres : soit par justice, soit par bonté, il doit leur faire du bien, s'assujettir à leurs intérêts. Or, il saute aux yeux que dans une foule de cas ces intérêts sont non seulement différents, mais antagonistes, de sorte que le bien fait à certains entraîne inévitablement un mal fait à d'autres. L'individu se trouve donc forcément en face de conflits de devoirs, de cas de conscience.

Cette difficulté pourrait être surmontée sans trop peine si ces conflits de devoirs se bornaient à des conflits entre la justice et la bonté. On arriverait peut-être à établir que ces deux principes n'ont pas une égale rigueur, l'un créant à l'individu des devoirs stricts, l'autre seulement des devoirs larges, de sorte que, en cas de conflit, le devoir large doit, quoi qu'il en coûte, être sacrifié au devoir strict.

Mais lorsque des devoirs antagonistes envers des individus ou des collectivités différents reposent sur le même principe reconnu comme fondement de devoirs stricts, on se heurte à la contradiction que un des deux doit nécessairement être sacrifie et que pourtant, puisqu'il est strict, il n'est pas permis de le sacrifier. Pour fixer les idées, admettons que la justice est le principe des devoirs stricts ; lequel sera le plus strict, si l'on peut dire, d'un devoir de justice envers un membre de sa famille et d'un devoir de justice envers un autre de ses concitoyens, ou encore d'un devoir de justice entre sa famille dans son ensemble et d'un devoir de justice envers sa classe sociale dans son ensemble. Soit par exemple, pour ne pas parler de la guerre, le cas d'une grève corporative. L'individu qui s'y dérobe trahit non seulement les intérêts de son groupement professionnel mais même les engagements formels qu'il a pris envers lui. Mais en y participant et en s'exposant ainsi à perdre son gagne-pain, il ne trahit pas moins l'engagement formel qu'il a pris au moins envers sa femme de subvenir à sa subsistance. Il n'est pas possible de traiter en quelques lignes des problèmes aussi épineux. Mais nous tenions à rappeler énergiquement que ce sont les seuls qui importent, que chacun d'eux doit être envisagé dans le détail et avec précision, et que, s'il est parfois difficile de faire son devoir, il est plus souvent encore malaisé de le connaître.

Conclusions. Comme résumé des développements précédents, votre rapporteur soumet à votre

approbation les conclusions suivantes : La morale altruiste propose à l'individu comme règle de conduite la bienfaisance qui

consiste à donner comme but à ses actes de créer de la joie et d'éviter de la peine, non seulement pour lui, mais aussi pour les autres êtres et en particulier les autres hommes avec qui il est en rapports.

Cette règle pour être approuvée par des esprits réfléchis doit être justifiée par des principes, qui ne pourraient recueillir une adhésion unanime s'ils dépendaient de conceptions métaphysiques.

La justice, ou rémunération de bienfaits reçus, ne suffit pas à fonder complètement la bienfaisance qui requiert comme autre principe la bonté.

Celle-ci donne satisfaction à l'instinct d'expansion de l'individu en l'orientant dans une direction bienfaisante.

La dualité des principes moraux, et plus encore la multiplicité des collectivités ou groupements dont l'individu fait simultanément partie, avec l'opposition fréquente des intérêts de ces divers groupes et de leurs différents membres individuels, obligent l'individu à sacrifier

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certains de ses devoirs à d'autres. L'étude de ces conflits de devoirs5 constitue la partie la seule vraiment pratique et en même temps la plus difficile de la morale. Il y aurait intérêt à en faire l'objet d'une question à étudier ultérieurement par les At... Sup... .

5 L’étude des conflits de devoirs, plus qu’une référence à la casuistique chrétienne ou à la morale kantienne, est un classique de la morale maçonnique. Ces conflits sont résolus par la définition de priorités constituant une relation d’ordre entre ces devoirs.