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GACACA, UN RENDEZ-VOUS RISQUÉ RWANDA Médecins du Monde Ibuka

Rapport IBUKA Mars 2012

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Au sein des sociétés qui ont expérimenté l’horreur d’un génocide et sa création de l’image de fin du monde, le survivant est figé dans une terrible solitude autour de lui et dans son monde interne. La solitude renvoie à l’absence, l’absence d’une relation, d’une relation à partir de laquelle se construit la parole, le discours - discours premier, celui qui vous conduit au confort de l’appartenance.

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GACACA, un rendez-vous risqué

rWAndA

Médecins du Monde

Ibuka

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Gacaca, Un rendez-vous risqué

Rwanda

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Sommaire

Contexte .......................................................................................................................... 4

1. Des acteurs engagés 7

2. La douleur morale au creuset d’une justice sans juges 8

Au cœur de l’action .......................................................................................................14

1. Les jeunes professionnels portent et interrogent 14

2. Quand l’horreur contamine, comment mettre à distance et générer du sens ? 18

3. L’émergence des questions au sein de ce remue-ménage 21

Une expérience transmissible ..................................................................................... 23

A. Particularité du montage du projet 24

B. Le Groupe comme instrument puissant 24

C. Maturité et initiatives du groupe et de l’intervenant 24

D. Complémentarité autour de l’action de terrain 24

Conclusion et leçons apprises .................................................................................... 26

Bibliographie 28

Fiche technique 29

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contexte

MOG.

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 Au sein des sociétés qui ont expéri-menté l’horreur d’un génocide et sa création de l’image de fin du monde, le survivant est figé dans une terrible

solitude autour de lui et dans son monde interne. La solitude renvoie à l’absence, l’absence d’une relation, d’une relation à partir de laquelle se construit la parole, le discours - discours pre-mier, celui qui vous conduit au confort de l’ap-partenance. Michel Minard décrit ainsi cette situation  : «  Lorsque l’ordre suprême, ou l’extrême désordre, érige l’assassinat de l’hôte, du parent, de l’être sans défense, du vieillard, de la femme et de l’enfant, au rang de vertu cardinale, la folie meurtrière des hommes est alors à son apogée, avec laquelle aucun animal, même le plus car-nassier, ne saurait rivaliser… D’un ordre ignoble à l’autre, la folie meurtrière des hommes tisse ses fils de sang. » Ce portrait est devenu la réalité face à laquelle le Rwanda et particulièrement ceux qui ont sur-vécu à l’horreur absolue sont confrontés. C’est donc au sein de ce monde, dans la proximité invivable des responsables de cet impensable, que le survivant est invité à se frayer un chemin. Mais un chemin vers quel horizon ?

La métaphore de la bataille convient mieux dans cette situation, une bataille qui consisterait, comme le dirait Janine Altounian, à tenter d’exis-ter dans l’histoire du monde qui vous ignore !

Le Rwanda, pour recréer une nation saignée à mort, a dû avoir recours à des solutions osées, pas toujours classiques, pour répondre aux questions itératives : comment rebondir de si loin, là où tout semble désespérant ? Faut-il oublier à tout prix ? Serait-il mieux de se rappeler ce qui nous agresse et nous déstructure au nom d’un idéal qu’on n’est pas sûr de connaître ?Pour répondre à l’impératif de la justice pro-

blématique dans le contexte d’un génocide de proximité, qui a impliqué une proportion impres-sionnante de la population, le Rwanda est allé puiser dans ses traditions pour proposer une justice populaire conduite par les membres de la société à travers tout le pays. La difficulté majeure consiste à ne pas perdre de vue que le génocide, en tant que projet d’extermination, est par définition extra culturel. Il est donc dif-ficile de s’attendre à ce que la société secrète une solution culturelle qu’elle n’a pas intégrée dans sa manière de vivre depuis les temps immémoriaux. Le dispositif des juridictions Gacaca a été mis en place et une loi révisée à plusieurs reprises a été mise sur pied pour gérer ce cadre de justice. Cependant, les juridictions Gacaca dans leur conception et leur mise en exécution ont lancé à la communauté rwandaise et surtout aux Tutsi rescapés du génocide des défis difficiles à rele-ver. L’un de ces défis est la cohabitation des victimes et des bourreaux libérés par ces dits tribunaux. La cohabitation requiert un minimum de règles communes, un accord tacite du res-pect de la vie de l’autre et un engagement de solidarité pour gérer la cité ou le village.

L’autre défi est la libération de la parole et le dépôt de la vérité sur l’espace social, mais quelle vérité ! Dans notre société, on le sait, la parole a hélas tué. Et si la parole est libérée, qui sera le garant de cette parole ? Qui en a la crédibilité et la compétence ? On le sait, le silence imposé par le génocide ne sera porteur qu’à la condition qu’il laisse émerger la parole qui guérit. Le préalable étant que le montage de ce cadre de justice ne soit pas une occasion de faire place à l’émergence de la violence avec le risque fort probable de retraumatisation.Médecins du Monde (MdM), Ibuka France et Ibuka Rwanda ont monté un projet pour contri-

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buer à répondre à certains de ces défis le plus professionnellement possible. L’idée consiste à soutenir, dans les limites de leurs moyens, les rescapés invités à témoigner de ce qu’on aimerait tellement oublier et que l’on doit écouter sans réagir : le récit de la violence gratuite qui les a définitivement désarticulés de leurs familles et de leurs groupes d’appartenance.

Ce projet s’est déroulé en trois phases depuis le mois d’août 2006 jusqu’en décembre 2010. Il s’est articulé autour d’objectifs clés, à savoir, accompagner les rescapés à faire face à la dés-tabilisation liée à ce cadre de justice et pouvoir dans le meilleur des cas en tirer profit. Le présent document rend compte de ce projet avec la mise en avant de l’expérience acquise au cours de son déroulement.

IRDP

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Ce projet a été conçu dans une logique tripartite entre MdM, Ibuka France et Ibuka Rwanda avec le financement de MdM. Au cours de la dernière phase, l’Union Européenne (UE) est venue à bord pour renforcer et per-mettre la continuité d’une action déjà amorcée, celle qui a le mérite d’avoir appuyé un secteur généralement oublié.Il faut noter que l’UE, en tant que bailleur de fonds, a pris l’opportunité de s’occuper de ceux qui souffrent dans le silence et qui ont vu le désert se constituer brutalement et inexora-blement autour d’eux sans qu’aucune nation du monde ne bouge le petit doigt. Sur le plan symbolique, cet engagement en faveur des survivants de ce crime des crimes est haute-ment significatif.Médecins du Monde, à travers le nom qu’ils ont choisi de porter, traduit à travers cette action la valeur de la solidarité pour briser le silence pesant, surtout quand il émane de si loin. Ibuka d’ici et de France ont fait le choix de servir de passerelle entre les porteurs de la parole qui s’éteint et ceux qui ont la responsabilité de ramener l’humanité là où elle a fait défaut et de contribuer à ce que justice règne. Comment peut-on procéder pour minimiser la douleur morale face à l’impératif de la jus-tice ? La justice est conçue par essence pour devenir une réponse sociétale face à la violence inacceptable et devenir ainsi un instrument de guérison. Cependant, tout bon traitement peut

générer des effets secondaires qui, si on n’y prend garde, risquent de compromettre les bénéfices escomptés.Une façon de procéder, qui a rencontré le consensus tout au long du déroulement de ce projet, fut de mettre en place un dispositif qui soit à même d’accueillir la parole et de la trans-former en une force vivifiante et utilisable pour affronter la vie et les méfaits issus de la confron-tation d’avec les assassins à travers le regard et les mots. La dynamique de groupe, qui préfigure la solidarité, constitue une approche de choix sans mettre de côté l’approche individuelle en fonction des attentes singulières.Pour arriver à maintenir la cohérence de l’action et sauvegarder sa dimension professionnelle, deux experts ont été choisis en France et deux au Rwanda afin d’accompagner le projet et arti-culer toute la dynamique en présence dans la logique d’une intervention globale.En définitive, les acteurs-clés furent et sont les psychologues et les conseillers en traumatisme qui font un extraordinaire travail au sein de la réalité de ce cadre de justice particulière. Ils ont appris avec les experts et surtout avec les bénéficiaires à offrir une présence au milieu de ce bousculement des récits qui accusent, qui dénient et qui appellent la réponse. Ces jeunes professionnels ont su symboliser la force de la solidarité à travers les post groupes pour mettre de l’ordre dans le monde interne et dans la dynamique groupale et solidaire. 

1. DES actEURS EngagéS

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à travers tous les contextes de crimes de génocide, la planification de l’éradication d’un groupe humain se tisse en même temps que le plan de rendre impossible la possibilité d’une justice face à ce crime des crimes. Le phénomène de négation est donc en place en même temps que le crime se commet. Une pureté dangereuse qui procède par le déni de la différence et de la diversité est érigée en loi. Le crime est toujours précédé par la déshumanisa-tion de celui qu’on veut éliminer, on certifie aussi à ceux qui s’engagent dans la purification de la société qu’aucun cadre ne les jugera. Le génocide devient donc ainsi un crime sans fin car ses conséquences traversent des géné-rations et contaminent les valeurs fondamen-tales de l’humanité. Face à un tel crime, la reconstruction psychique et sociale devient un vrai défi. On le sait, comme dirait Marie-Odile godard : « ce n’est pas la fin d’un génocide qui achève un génocide. Le génocide défie la reconstruction psychique. Le vœu de mort proclamé, exécuté, et supporté définitivement par toute la communauté, appelle individuel-lement et collectivement une détermination à déconstruire l’acte génocidaire pour ne pas reconstruire, mais construire à côté quelque chose de douloureusement neuf ».

L’équipe Ibuka-MdM, à travers son travail avec les bénéficiaires, procède avec l’ambition de parvenir à créer quelque chose de nouveau, si douloureux soit-il : accepter d’écouter l’inaudible et l’impen-sable et trouver des points d’entrée pour mépriser le mal et donner des leçons à la communauté sur les stratégies d’adaptation. La justice rendue par la communauté, dédiée ici à ce crime absolu, sera-t-elle une voie pour reconstruire ce quelque chose de douloureusement neuf ? Il a été question d’une justice sans juges, une jus-tice conduite par ceux qui pourraient s’approcher de l’intégrité au sein de laquelle dans tous les cas, la question éternelle sera soulevée : que nous est il arrivé, comment en sommes-nous arrivés là ? Différents récits se sont déroulés dans ce cadre et ces récits ont soulevé ces mêmes questions sans qu’aucune réponse suffisamment convaincante n’émerge de ce débat public.

Le fait même que ce débat ait lieu est important et révolutionnaire. Il est impératif cependant que l’après-débat ne soit pas négligé et surtout que la souffrance générée par ce cadre soit portée par la société pour être supportée par celui qui la vit. La violence induite au Rwanda n’est pas le fruit du hasard. Elle s’est façonnée à travers les dernières décennies en procédant par l’ex-

2. LA DOULEUR MORALE aU cREUSEt D’UnE jUStIcE SanS jUgES

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clusion qui n’était rien d’autre que le déni de la différence et le mépris du droit à la vie. Cette pratique inhumaine d’exclusion a été l’œuvre de l’homme politique, elle a été adoptée par les citoyens dans leur intimité propre, elle a détruit les valeurs fondamentales du citoyen et a per-verti les relations interpersonnelles.Les gens qui ont tué au Rwanda ont cru qu’ils ne répondraient jamais devant aucune justice. Les leaders de la société qui ont invité la popula-tion à commettre le crime, ont promis qu’aucune justice ne serait rendue. Convoquer une justice populaire face au crime contre l’humanité ouvre un espoir nouveau - la vie a de la valeur -, mais cette justice ouvre aussi par la même occasion des blessures invisibles incom-plètement fermées. Le crime contre l’humanité n’est pas une affaire entre le criminel et la victime, il interroge le monde et l’homme en général. La mise en place des juridictions Gacaca est un appel à la responsabilité de la communauté, quand bien même elle a failli vis-à-vis du crime commis en son sein. En ce qui concerne le Rwanda, la justice se confronte à la nécessité/l’impératif de la cohabita-tion parce que celui qui juge punit et/ou redonne de la liberté. Or l’acte de témoigner est aussi un acte d’accusation et de remise en cause de la parole de l’autre. La cohabitation peut s’en trou-ver piégée. Ceci est vrai en particulier au Rwanda où les victimes et les bourreaux sont invités à partager la vie, la même destinée, et à construire les projets de société en commun.Les juridictions rwandaises Gacaca ont invité les gens à dénoncer le mal. Elles ont initié un dialogue terrifiant par l’entremise du citoyen qui peine lui-même à se positionner du côté de la neutralité. Il s’agit bel et bien, souvent, d’une confrontation malsaine qui convoque le déni et la retraumatisation. C’est de cette confrontation, de l’analyse critique et de l’écoute impartiale que la justice naît.Le vivre-ensemble ne va pas de soi dans un tel contexte. nous le savons, quand tout devient confus, quand les réponses ne sont pas claires, quand l’individu se trouve dans l’impasse et qu’il n’a plus de récit ou de discours possible, il y a production de symptômes.Dans certaines circonstances, la vérité qu’on

appelle souvent ici au Rwanda « la vraie vérité » a été dissimulée. Cependant dans certains cas, l’abord de la vérité sur l’espace social a permis aux survivants de pouvoir donner une sépulture digne à leurs disparus, apportant ainsi un soula-gement aux familles qui peuvent procéder au ré-enterrement. Mais la plupart du temps, assister aux Gacaca ravive le vécu traumatique.à l’heure où la compétition fait rage, le rescapé reste en marge. Etant submergé par tant de soucis au quotidien, ayant souvent perdu cet élan de vie, le rescapé a du mal à s’inscrire d’une manière compétitive dans des actions génératrices de revenu. D’abord parce qu’il a tellement d’autres préoccupations : santé, deuil, pauvreté… mais aussi parce qu’il lui manque ce ressort qui permet de s’inscrire dans la vie et de se projeter dans l’avenir. Même quand il est aidé, la plupart du temps, le résultat est minime au vu des efforts déployés. Ce manque d’élan est à mettre en lien avec la perte d’identité. Le rescapé vit dans un état psychologique de « à quoi bon dire ou faire ». au sein de différentes organisations et divers cadres de soin, on nous a parlé de personnes qui préfèrent se taire ou fuir la colline plutôt que de dénoncer ou de récla-mer. Défendre ses droits demande une énergie qu’ils n’ont pas. Il semble important de mettre en place un système d’étayage du rescapé sur sa colline. Là où il vit, là où il affronte les consé-quences de ce processus Gacaca. Le présent projet s’inscrit dans ce registre. Au cours du génocide au Rwanda, le viol a été utilisé comme une arme de guerre pour humilier non seulement la femme tutsi, mais aussi sa communauté entière. nous le savons, le viol met en scène le déni de l’humanité de l’autre, la chosification de la femme violée la marque pour longtemps, laisse des traces.Au cours du déroulement de ce projet, nous avons été confrontés à cette souffrance singu-lière qui émerge des blessures invisibles. Dans une conférence à Genève, nous relevions ce qui suit pour témoigner de cette confrontation avec la douleur morale : « Les femmes qui vivent avec les traces du viol sont confrontées à ce défi de taille : celui du vivre après « ça ».Ces femmes, qui pour certaines ont conçu et porté les enfants de leurs violeurs, de ces géno-

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cidaires, sont aujourd’hui confrontées aux ques-tions troublantes de leurs enfants âgés d’environ 16 ans. Un groupe de certaines de ces femmes au sud du pays s’est organisé pour tenter d’en-trer ne serait-ce que pour la survie dans ce face à face avec leur enfant, en essayant de rendre leur vie vivable en la racontant à quelqu’un d’autre. Ce groupe est animé par une collègue sous notre supervision.Cette séance, où nous avons participé à la dynamique groupale au sein de ce groupe de femmes violées, comme celles qui ont précédé, s’est structurée autour de la question déstabili-sante : « Dites-nous, vous qui avez accepté de nous écouter, comment procède-t-on pour créer le pont depuis le vide qui a élu domicile en nous, vers la structuration d’un discours acceptable pour nous et pour nos enfants issus du viol vis-à-vis de leur question : qui sommes-nous et à qui appartenons-nous ?

« création » Ici le mot est bien choisi, il s’agit bel et bien de créer. Car, le génocide étant par essence, comme nous l’avons souligné, un phénomène extra culturel, aucune grille de lecture n’est dis-ponible pour trouver une clé de compréhension culturellement acceptable. A moins que le trauma, induit par une telle violence, par cet impossible à être, resserre un potentiel créateur ! Quand on a rencontré les traces du trauma, sur le chemin du travail clinique, dans des situations de violence extrême, nous pouvons témoigner que les indices de créativité issue de cette réalité troublante ne sont pas toujours au rendez-vous. Serait-il donc

indécent d’évoquer cette question de créativité dans le voisinage du trauma psychique consécutif à la violence de l’homme sur l’homme ?

Sinon, comment tordre le cou à la fascination du traumatisme et surtout sa régurgitation sans mémoire à travers la répétition insensée des scènes traumatiques ? René Kaës dit ceci : « Le trauma fait effraction dans l’intime avec comme conséquence l’arrêt du temps et de la pensée. Le trauma mutile l’identité, il écrase toute possi-bilité narrative chez le sujet ou dans un groupe ».Penser l’éventualité d’une potentialité créatrice que pourrait receler le trauma, même extrême, serait peut-être une voie pour jeter un sort à cette tragédie individuelle et collective. nous savons que la violence s’impose au cœur même de notre vie psychique et menace de la détruire. nous savons aussi que la violence induite et surtout induite par l’homme, constitue un événement traumatique. Dans la situation des violences extrêmes, le trauma impose le phénomène de fracture dans la vie de la victime. Mais cette fracture pourrait-elle devenir généra-trice de force et de créativité ?Le potier sait mieux que quiconque à quel point les formes magnifiques des vases, des cruches, des pots, proviennent de l’action de déstructurer, de mise en miettes de la matière, l’argile en l’oc-currence, avant de procéder au remodelage et à la création.S’agissant de la personne, et surtout de la vie psychique, cette créativité qui pourrait être le potentiel que revêtirait le traumatisme, serait-elle une fonction de réplique réactionnelle,

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ou alors une certaine renaissance des cendres ?Mais ici toute la différence réside dans l’inten-tionnalité. Celui qui induit de la violence qui conduit au trauma, n’a la seule finalité que de briser et d’anéantir. Il s’agit du traumatisme du non-sens comme dirait G. Bateson. Le potier, lui, vise toute une autre finalité, qui est la création.

La fracture traumatique, métaphore empruntée de la chirurgie, intervient comme nous le disions quand l’événement traumatique fait irruption dans l’intime, quand le traumatisme impose un phéno-mène de rupture brutale dans le continuum de la vie, mais aussi quand la distance d’avec la mort a été anéantie et que toute possibilité de discrimina-tion des espaces logiques devient problématique : le passé et le présent, les vivants et les morts, le bon et le mauvais et parfois le jour et la nuit.Il va falloir établir ici une visible distinction entre l’inéluctabilité de la perte avec la douleur psy-chique qui l’accompagne et l’inutilité du trau-matisme avec son vécu inouï. Car, si la souf-france pourrait devenir créatrice et que le travail de deuil l’est tout autant, il en va peut-être tout autrement de la nuisance mortifère du trauma surtout quand nous sommes face aux trauma-tismes chroniques qui tendent à congeler ou geler le sens en procédant par l’ouverture de brèches dans les contours du sens.

Toute cette réalité sans nuance, les psycholo-gues et les conseillers en trauma, engagés dans ce projet, tentent de la gérer et de limiter les dégâts dans ce contexte de justice sans juges,

du moins professionnellement parlant.

Au sein de ce groupe de femmes victimes de viol et appelées à créer des réponses aux questions lancinantes soulevées par ces enfants du viol qui ne savent à quel saint se vouer, nous nous sen-tions ballottés d’un mur à l’autre. Des murs qui ne peuvent que difficilement devenir des murs de représentations.Tour à tour ces femmes soulèvent, au cours de cette séance, questions sur questions, se les lançant mutuellement, tel un jeu de ping-pong, bien contenues dans l’espace du jeu thérapeu-tique par la thérapeute bienveillante, enrichies par l’émergence de la voix de l’autre rive que nous représentions en ce moment :

«  Qu’est-ce que vous voulez que je réponde à mon enfant à la question de l’impossible à savoir :

Qui est donc mon père ? Est-il un assassin, un violeur ? Je ne connais pas le père de mon fils, dit-elle lourdement, ils étaient nombreux à me violer, ces visages cruels que je me suis efforcée d’expulser loin de mon champ de conscience ! »

Et une autre évoque :

« Ma fille a fugué pour aller à la recherche de son père, en prison aujourd’hui pour génocide, elle a passé une nuit chez ses oncles qui me haïssent comme la peste.Je me suis sentie trahie et détruite par ce geste

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de ma fille en pensant à tout ce que j’ai investi pour qu’elle vive, parce que voyez-vous elle est de mon monde et pas du monde de ces horribles assassins. Je lui ai balancé sur le visage ces paroles : « Vas-y chez ces criminels, tu portes leur sang, vas-y chez ces assas-sins et violeurs parce que tu veux être de leur monde ». Portée par le groupe, elle éclate en sanglots quand elle évoque la scène où vers 4h du matin, sa fille de 14 ans, agenouillée derrière la fenêtre de la chambre à coucher de sa mère, l’implore : « Pardonne-moi maman, je t’ai fait souffrir, je n’y retournerai point. »

Mais à quoi est-elle poussée à renoncer dans le registre de l’appartenance, cette fille, et qu’est- ce qu’elle perd de vital si elle ne renonce pas ! Sa mère disait dans le groupe : « je l’aime et je la hais ma fille et je me sentirais perdue sans elle ». nous allons lui dire : « Vous comme les autres, ce combat vers l’appartenance pour mettre en échec le vide pesant, vous ne pourrez le conduire qu’avec votre enfant avec qui vous

avez à définir en commun, l’identité nouvelle, celle qui vous unirait et qui s’éloignerait de cette quête vers l’identité meurtrière qui ne vous laisse le choix que d’être victime ou bourreau. »

Au cours de cette séance, toutes relèvent cette incontournable bataille bien complexe, celle qui leur permettrait, comme disait plus haut Janine Altounian, de tenter d’exister dans l’histoire du monde qui les ignore ! Une tenta-tive qui consisterait à sortir de cette léthargie où elles vivent, non pas comme des étran-gères, « mais plutôt comme d’étranges incon-nus, porteurs d’un secret intransmissible.  » comme dirait jean Kéhayan dans son livre L’Arménie sans retour possible. Cette souffrance de l’impossible à transmettre s’inscrit à divers carrefours et on l’a senti aussi en écho au sein du groupe de ces enfants issus du viol que ma collègue, en commun accord, a mis en place. Ce carrefour, comme l’écrit Raca-mier, qui se situe à « la croisée de l’individuel et

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2. Racamier. Le génie des origines, Payot, 1992

du familial, entre le singulier et l’universel (cette alliance propre au génie de la psyché), entre la vie et la non-vie, à ce carrefour, la circulation est parfois fluide, ou alors on n’y prend pas garde : elle coule, parfois au contraire, elle est encom-brée tout en agir et en secrets. Alors apparaît la souffrance, c’est une souffrance individuelle et c’est une souffrance familiale. Ou bien c’est une peine intérieure et donc « soufferte », ou bien au contraire une souffrance refusée, transmise, expulsée. nous suivons les itinéraires de ces transports qui ont si longtemps échappé à la fois au regard et au concept. » 1

Peut-être que la première création va consis-ter à faire du groupe un relais fonctionnel. Ce relais métabolisera l’histoire traumatique et cet héritage impossible à transmettre à travers une rencontre transformatrice qui forcément, tel un événement, surviendra au sein de ces groupes qui génèrent de la solidarité.Il faut aussi qu’émerge, au sein de ces groupes de mères et d’enfants, une création qui génére-rait du langage, de la parole qui leur a été confis-quée, afin de parvenir, enfants comme mères, à franchir le mur des identités meurtrières comme dirait Malouf à travers le titre de son livre.

L’identité narrative que chacun va conquérir émergera de ce travail de vaincre le vide trauma-tique par la création des identités fonctionnelles, travail qui passe par l’appropriation de la parole qui permet des liaisons signifiantes. Mais nous savons aussi « que l’acte de parole n’est pas innocent, et que convoquer l’effroi dans l’es-pace de la parole n’est pas exempt de danger […] Il faut s’opposer à l’oubli et à la vengeance par l’inscription de la mémoire et sanctionner le crime par la construction d’une histoire. » 2. C’est substituer la remémoration à la réminiscence.c’est sans doute la finalité première de la fonc-tion de ces groupes de femmes victimes de viol et d’enfants issus du viol, de devenir la passe-relle vers la création du langage propre, qui, par essence est porteur de la parole pleine. Ceci a

quelque chose à voir, dans un contexte différent, avec ce que Lacan articulait en 1953, au congrès de Rome, quand il ouvrait son célèbre rapport sur l’écart entre la « parole vide et la parole pleine » dans la réalisation psychanalytique du sujet.

à cette occasion, « il enjoignait à l’analyste de repérer et d’intervenir au plan symbolique ou plein de la parole, seul plan où elle fasse acte, c’est-à-dire trace ou effet de rencontre transfor-matrice, ce qui suppose que le sujet advienne au désir en actes ou en mots. »nous l’avons souligné, vivre c’est construire un savoir, mais vivre c’est aussi et surtout créer. Il existe un savoir qui est dangereux quand on en arrive à souhaiter, telle la situation des victimes de viol pour qui on a dénié l’humanité, que ceci n’ait jamais eu lieu et sur quoi on aimerait telle-ment mettre un rideau de fer.

Comment créer, dans un tel contexte, la place pour que survienne la parole qui lie, celle qui ferait place à l’amour sans conditions entre celui qui est venu dans un monde qui n’était pas pré-paré à sa venue et celle dont l’appartenance à l’humaine condition a été déniée et pour qui la lecture, depuis la cave d’un amour blessé, est devenue impossible ! La création d’un langage commun aux enfants issus du viol et à leurs mères victimes de viol, constitue un gage pour passer du vide à l’ab-sence et des traces du trauma à l’émergence de la parole qui lie, seule capable de rendre le passé inactuel. 

1. Vignar M., « Violence sociale et réalité dans l’analyse » in Violence d’état et psychanalyse. Dunod 1989. p.52

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Conduire un groupe thérapeutique, mais aussi s’exposer au récit de celui qui porte les blessures invisibles, exige du thérapeute de pouvoir porter en soi, contenir et transformer les angoisses du groupe et de la personne en quelque chose d’audible par tous. Les angoisses persécutrices y sont accentuées par les effets conscients et inconscients du génocide sur cha-cun des membres du groupe. On peut donc aisément comprendre l’intensité particulière que prend la gestion d’un groupe thérapeutique post-génocide et post-gacaca. La gestion de cette intensité représente un défi pour tout thérapeute et plus particulièrement pour ces jeunes théra-peutes qui y sont confrontés en permanence.

Dans l’un des groupes du nord du pays une trentaine de participants discutent et alimentent la réflexion, ils ne sont plus dans l’attente de

la parole de l’animateur comme étant la seule capable d’aider. La question du témoignage et du dévoilement de soi a été abordée. « Pourquoi faut-il témoi-gner devant des inconnus, des étrangers ? ne faudrait-il pas commémorer avec ceux en qui on a confiance ? Il s’agit de se mettre à nu et ça, on ne peut le faire que si l’on est dans un lieu d’intimité. »La question de la mémoire et de l’oubli a été pointée par l’un des co-thérapeutes. La mobili-sation du groupe a montré combien il est difficile « d’oublier » quand on n’a pas enterré les siens, quand on est vieux, qu’on doit soi-même aller puiser l’eau, qu’il n y a personne pour partager son repas, quand tout, dans l’environnement, vous rappelle ce qui s’est passé. Même ren-contrer des personnes qui ont des machettes devient source d’angoisse.

1. LES jEUnES PROFESSIOnnELS PORtEnt Et IntERROgEnt

au cœur de l’action�� Les psychologues engagés dans le projet ainsi que les conseillers en trau-matisme sont invités quotidiennement à se confronter aux récits complexes, à l’absence de la parole mais aussi à la parole de violence, celle qui tue et qui saccage les liens. Ils ont la difficile responsabilité, au cœur de leur action, de créer les conditions favorables à l’émergence de la parole organisatrice. Le travail s’est surtout centré sur : l’accompagnement psychosocial des victimes dans les juridictions gacaca ; l’organisation des séances thérapeutiques avant, pendant et après les juridictions gacaca. Il s’agit aussi de l’accompagnement psychologique des victimes du traumatisme sur les lieux de commémoration et l’accompagnement individuel aussi pour ceux qui en ont besoin.

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Cette question est née du refus catégorique d’un génocidaire, notable du secteur, d’indiquer durant les Gacaca où se trouvent les dépouilles d’un grand nombre de victimes appartenant à plusieurs familles des membres du groupe. Ce moment a confronté le groupe au sentiment d’impuissance face au refus d’une personne qui possède l’information et qui la refuse aux survi-vants. nous avons amorcé la discussion sur la connaissance des anciens sur les rites tradition-nels, en l’absence du corps, qui éventuellement aiderait les rescapés à avancer.

à partir du récit d’un participant, une métaphore a été reprise : le groupe représente l’avocatier, l’arbre sur lequel cet homme s’appuie et se cache pour pleurer quand la souffrance devient trop difficile à porter. Le groupe, comme souvent a insisté sur l’importance de continuer à se réu-nir : « c’est notre famille, c’est vital pour nous ». Ils témoignent ainsi de la peur d’être abandonnés.Que ce soit pendant l’animation ou pendant le débriefing, nous pouvons nous rendre compte de l’expérience acquise par les praticiens. La dynamique groupale qui s’est construite nous a permis au cours de ce débriefing de repréciser les fondamentaux d’une animation de groupe théra-peutique. Différentes réponses ont été construites ensemble et ont débouché sur des sujets qui peuvent faire l’objet des thèmes de formation.L’importance de ne pas étiqueter les personnes au risque de les enfermer dans un statut qu’elles risquent d’intérioriser. Exemple : ils sont fra-giles, ils vont tomber en crise, ils ne peuvent se reconstruire s’ils n’enterrent pas les leurs…Prendre conscience que le thérapeute, s’il n’y prend garde, peut renforcer des représentations morbides et maintenir les personnes dans l’idée que les choses ne peuvent pas changer.Apprendre à gérer ses propres angoisses, partir de ce qui se joue dans le groupe, pour le recen-trer et peu importe si le sujet change ; apprendre à utiliser le travail de l’un pour l’intérêt du collec-tif ; utiliser la reformulation.Le groupe thérapeutique est un espace de soli-darité, de dépôt du fardeau, de verbalisation de la souffrance et de partage, il tranquillise et redonne de la force aux rescapés vers la « gué-rison » ou le mieux-être.

Souvent, ce qui domine c’est la violence de l’ambivalence. Rarement avons-nous ressenti un tel paroxysme dans l’affrontement de deux désirs contradictoires. Les désirs de vie et de mort, désirs de liens et de solitude, d’amour et de haine, des désirs de toute façon destructeurs.On a l’habitude de considérer l’ambivalence comme quelque chose de banal qu’il faut pou-voir accepter certes, reconnaître, mais ici les deux termes de l’ambivalence s’affrontent dans une grande fureur. On a l’impression que seul le sujet de l’ambivalence peut en dire quelque chose et qu’il élabore un équilibre précaire entre les deux versants d’une nécessité plutôt que d’un désir. nul ne peut même reprendre l’un ou l’autre des termes ou son expression sous peine de les dévoyer, de compromettre cet état de suspension précaire dans lequel le sujet se trouve. En voici des illustrations :

« J’aimerais que le violeur soit mort pour ne plus avoir à le croiser, à l’affronter. C’est insupportable de penser se trouver à nouveau devant lui, je ne peux même pas l’imaginer. » Cette proposition est opposée, confrontée, propulsée contre cette autre : « J’aurais voulu que mon violeur soit vivant pour lui dire ma colère et qu’il me voie et qu’il souffre de ce qu’il a fait, qu’il souffre de ma souffrance. » « Le processus de juridictions Gacaca, je vou-drais que ça aille vite, que ce soit fini une fois pour toute, qu’on n’en parle plus. Tout cela me fatigue ». Cette réflexion est opposée à « On a des problèmes graves, il faut se rencontrer souvent et il nous faut du temps, peut-être dans 5, 6 ans on pourra témoigner, si on nous donnait du temps. »« Je dois affronter sa haine. Il va raconter ce qu’il a fait, c’est son droit et il va rentrer chez lui et moi je resterai avec le sida et l’enfant. Je ne supporte pas, je pourrai le tuer ». « Et mon enfant que va-t-il devenir avec une mère qui a accusé et un père qui a tué ? »« Cet enfant j’ai essayé de le tuer pour ne plus me rappeler le viol mais je n’y suis pas arrivée, c’est cet enfant que j’aime le plus, parce que c’est tellement difficile pour lui, pour moi. »

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«  Il nous faut resserrer les liens, quand on se voit on se met de la crème sur le corps, on s’apprête, sinon nos cœurs sont assombris. Il nous faut parler beaucoup. Nous devons nous rencontrer souvent mais c’est difficile il nous faut cotiser et nous n’avons pas les moyens ».Y a-t-il d’autres possibilités ? Quand on ne peut pas ne pas voir son bourreau, quand on ne peut pas le supporter ? Il y aurait l’écriture. Ecrire pour dire à son bourreau ou écrire pour se déverser ?Une femme est déjà passée devant les Gacaca. Comment cela s’est-il passé ?« Les gens qui m’ont violé ont dit « Je t’ai sauvé la vie, je t’ai fait du bien et tu m’accuses mainte-nant.. ». Le conjoint s’énerve sur elle. « Vas-y si tu veux rentrer chez moi, sinon je pars avec mes

affaires. » Cette jeune femme constate : « Après 12 ans de prison pour lui, moi j’ai tout dit, je me suis exposée et cela s’est soldé par le retour de l’enfant prodigue à la maison. Il est toujours mon ennemi et nous on n’a plus de place. »

nous tentons d’éviter que le cadre ne devienne quelque peu pervers : ce serait réunir ces femmes pour parler et dès que l’une exprime son désar-roi, sa colère, son mal-être et qu’elle pleure, une conseillère ou une assistante psycho-sociale (aPSS) se précipiterait armée d’un mouchoir et la serrerait dans ses bras, jusqu’à ce qu’une autre craque. Ce serait dévier le propos en relançant la discussion sur un autre point, en sollicitant la parole d’une autre personne ou en faisant réfé-rence à une parole des séances précédentes.

De la violence à la justice : un rendez-vous piégé, de l'isolement au groupe

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Une des femmes, sans doute pour en apaiser une autre, lui conseille de ne pas attaquer son violeur dans les gacaca puisqu’ « ils ont quand même fait un enfant ensemble ». La réaction est violente : « je vais partir, à quoi cela sert-il de venir ici pour entendre des choses pareilles ? Qu’est-ce que tu as vécu pour dire cela, tu ne peux te mettre à ma place. »La conductrice du groupe, très calme, portée par l’écoute bienveillante des formateurs-superviseurs considérés comme visiteurs, tente de l’apaiser en lui rappelant posément les règles du groupe : on laisse les autres parler, on n’agresse pas les autres. L’un d’entre nous intervient en suggérant que le groupe puisse accueillir les réactions même fortes entre ses membres. Dénoncer les choses qui mettent en colère devrait être autorisé.

Quand on regarde de près le déroulement et la dynamique des groupes, on ne peut s’empêcher de constater ce qui suit : dans les groupes, les rescapés ont appris à gérer des émotions dues aux procès des accusés qui sont jugés par les juridictions Gacaca. Pendant les séances, les membres du groupe manifestent leurs doutes, leurs peurs d’affronter cette terrible réalité des juridictions Gacaca.Puisque les bourreaux n’ont pas grand-chose à sauver, et surtout puisque la majorité d’entre eux se campent dans leur carapace de tueurs ; pen-dant les procès, bon nombre d’entre eux veulent replonger le couteau dans les plaies des rescapés par des discours blessants qui provoqueraient des crises traumatiques et de la colère pour cer-tains. Les séances pré-Gacaca avaient pour but d’anticiper sur toutes ces émotions et réactions dans les procès proprement dits. Le partage de la souffrance entre les rescapés a diminué consi-dérablement l’isolement et le sentiment d’être délaissés à eux-même. ce dispositif a réduit le silence imposé au départ par les génocidaires.

L’un d’entre nous relevait le fait que le trauma dévastateur force à marcher à l’envers parce que les rescapés sont aspirés par le passé dévastateur qui piège la fonction mémorielle où survit de l’auto-construction, donc de la création de soi. Le groupe thérapeutique permet cette

création de soi à travers le « nous » du groupe.Parlant de l’impact des groupes thérapeutiques sur les participants, nous reprenons les propos d’un membre du groupe rapportés par une psy-chologue du projet. « Maintenant, je sais que j’ai hérité d’une deuxième famille et que je ne me sentirai plus seul. »

Partant de ces propos, nous dirons que le groupe a permis d’instiller de l’espoir en l’avenir du rescapé parce qu’il met la parole là où le traumatisme l’avait empêché, il donne du sens là où le trauma avait installé la sidération.Le rôle du groupe thérapeutique a été de briser l’isolement et le silence imposés par les bour-reaux. Une des victimes de viol massif, au sein du groupe témoignait : « arrivée dans un milieu où je n’étais pas connue, le groupe se décide à se relayer pour qu’au moins il y ait quelqu’un qui reste avec moi. Le groupe n’a ménagé aucun effort pour me soutenir. Et, au bout du compte je me sentirai désormais mieux comprise par mes paires, en effet je retrouve réconfort et soutien des membres du groupe. » Une autre partici-pante, enrichie d’une autorisation de s’exprimer, témoigne en ces termes : « je peux maintenant me permettre d’exprimer librement et ouverte-ment ma souffrance, mes émotions, puisque je suis écoutée et comprise. »

Dans un groupe thérapeutique, comme groupe d’appartenance, le récit est adressé aux per-sonnes qui écoutent avec le cœur. Le groupe devient le lieu d’accueil et d’élaboration du récit de chacun, et chaque histoire singulière trouve un destinataire.Le professionnel invité à s’exposer soi-même pour que le soulagement advienne, garde les traces de l’horreur qui dans certains cas se mêlent et s’entremêlent avec les questions propres : tel est l’itinéraire dangereux emprunté par le professionnel. « Le traumatisme des patients se propage comme une onde » 3. Il faut donc un exercice de mise à distance pour devenir plus forts et pertinents dans nos interventions. 

3. Françoise Sironi Bourreaux et victimes, 1999, Odile jacob

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La mise à distance, somme toute vitale, est passée par plusieurs stratégies dont la prin-cipale est la supervision clinique de groupe.Au cours des supervisions de petits4 et grands groupes, ils reçoivent différentes suggestions créatives de la part de toute l’équipe qui vont renforcer ou réorienter la relation thérapeutique et lever le blocage.

Dans son déroulement, une situation clinique est présentée, les facilitateurs animent les discus-sions pour la compréhension et l’éclairage de la situation clinique. Chaque participant qui voudrait prendre la parole pose des questions, éclaire sur le cas et finalement c’est au thérapeute principal de prendre la parole pour récapituler tout ce qui s’est dit. Il retient quelques conclusions suscep-tibles d’aider le thérapeute à ouvrir d’autres pistes et aussi à continuer sur sa lancée.

Il faut souligner qu’il a été proposé un canevas à respecter pour harmoniser la façon de présen-ter ces cas. Dans la présentation, le thérapeute doit parler de l’histoire individuelle et familiale du patient, de ses attentes, des symptômes présen-tés, du chemin parcouru ensemble (projet théra-peutique construit ensemble) et enfin des ques-tions que se pose le thérapeute dans ce contexte.

La supervision clinique offre aux psychologues et aux conseillers en traumatisme un cadre de sécurité pour travailler avec plus d’efficacité. Dans des moments de détresse ou d’hésita-tion, elles redonnent assurance et confiance aux victimes et aux thérapeutes engagés dans le processus Gacaca.

L’histoire macabre des membres du groupe ren-voie souvent à celles des thérapeutes ; la super-vision clinique attire l’attention sur cette rela-tion particulière qui peut, si on n’y prend garde, prendre une autre tournure : celle de confondre l’histoire du patient et sa propre histoire.Les supervisions cliniques se passent en petits groupes et en grands groupes et parfois en fonction de l’indispensabilité de la demande, la supervision peut être individuelle. Plusieurs questions sont soulevées à cette occasion, en voici quelques illustrations : Une situation présentée par une psychologue, en rapport avec la question de l’identité et de l’appartenance des enfants issus du viol, a alimenté beaucoup de discussions. Dans le groupe thérapeutique qu’une psychologue anime depuis longtemps avec tact et efficacité, elle reçoit une demande de la part des mères violées. Elles lui disent : « Puisque tu nous a apporté beaucoup jusqu’aujourd’hui, peux-tu nous aider à retrouver aussi nos enfants ? Que peux-tu faire pour nos enfants issus des viols » ?

Dans un premier temps, le groupe de supervision en petit groupe s’est dit qu’en aidant les mères, on pouvait débloquer des échanges et peut être que les mères oseraient s’asseoir et discuter avec les enfants sur leur naissance. Quelques semaines plus tard, la psychologue « revient à la charge » : les mères insistent pour qu’elle ren-contre ces jeunes adolescents dans le même dispositif. Leurs enfants sont prêts à s’engager à leur tour dans la relation thérapeutique avec elle. Au cours de la supervision, la réalité vécue jaillit et oriente la discussion. Ces mères mènent un

2. QUanD L’hORREUR cOntaMInE, cOMMEnt MEttRE à DIStancE Et généRER DU SEnS ?

4. Par petit groupe, il faut entendre la supervision des 6 (puis 8) psychologues engagés dans le projet et par grand groupe, il faut entendre la supervision de toute l’équipe du projet : psychologues, counsellors et parajuristes se rencontrent une fois par mois pour présenter des cas et des situations à discuter sous la supervision des consultants.

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combat de leur côté, celui de survivre après avoir été violées et avoir eu des enfants qui rap-pellent en permanence ces scènes d’une dou-leur indescriptible. Ces enfants mènent le leur lorsque par exemple, ils traversent une rue vers l’école et qu’ils rencontrent des personnes, pas forcément humaines, qui ont leurs façons de les rappeler au secret qui plane sur leur naissance.

Chacun de son côté mène un ou des combats farouches contre sa propre histoire. Pourquoi ne pas les aider à unir leurs forces pour affronter le mal ensemble ? c’est l’intention de la théra-peute en essayant de créer un autre groupe de ces jeunes issus du viol.

Le viol emprunte plusieurs figures, la situation présentée par une de nos collègues, et qui a d’ailleurs fait l’objet d’une récente publication (2009) par le Dr Munyandamutsa, est terrifiante mais riche d’enseignements. Elle soulève des questions douloureuses : « au centre du pays, alors que la mort était décrétée pour tout Tutsi et pour quiconque s’opposerait à cette logique d’extermination, l’humiliation est au rendez-vous et les fonctions signifiantes intra-sociétales sont littéralement piétinées. La mère du patient qu’a traité notre collègue est battue, violée et les disciples du diable obligent le fils à violer sa mère. La mère amorce un exil loin d’elle-même à travers un état syncopal pour échapper à cette abominable scène ! Inconsciente, on la mutile au niveau des organes génitaux après l’inceste forcé. Après le génocide, le fils s’exile à plusieurs kilomètres de chez lui, la mère s’exile à son tour en elle-même et plonge dans un silence qu’elle espère éternel.Le processus des juridictions Gacaca appelle la population à briser le silence et dans ce contexte le fils vient rencontrer la thérapeute pour une demande claire : je voudrais revoir le visage de ma mère, mais je voudrais d’abord témoigner de ce qui m’a empêché d’être.La phrase de la mère est terrifiante : je ne peux pas regarder le visage de mon fils, je ne serais jamais capable de supporter le regard du monde si le silence est brisé. S’il parle, je vais disparaître.nous sommes au cœur de ces positions contra-dictoires face auxquelles le thérapeute va créer

les voies de négociations problématiques : le fils dit : « ton choix m’empêche de vivre » et la mère dit : « ta demande me détruit ».Dans ce genre de situation, le thérapeute a la responsabilité d’être le traducteur des langues : du discours dévastateur, il tente de faire place à la parole qui lie et cette liaison doit se faire à travers le retour vers les origines de l’hégémo-nie du trauma. Mais aussi, les origines qui ont créé celui qu’on ne sait plus être ! ainsi donc, la création de soi serait en partie la création d’un mouvement vers les origines en reconquérant la possibilité de s’adresser à soi-même. »

Les rescapés parlent, les conseillers reprennent en écho et les superviseurs reçoivent ce qui traverse tout le dispositif du rescapé au super-viseur. Un travail se fait, les matériaux se trans-forment, s’élaborent : chacun prend ce qu’il peut prendre, se renforce et renvoie un matériel nouveau au participant.Les rescapés sont des « égarés », ils sont à la base, étrangers à ce qui se passe. Ils ne savaient pas ce qu’ils allaient trouver dans les groupes thérapeutiques mais ils reviennent vers ces groupes qui construisent une parole parta-gée qui les renforce individuellement.Le sentiment d’impuissance est constant dans les supervisions, l’impuissance contamine mais lorsqu’on arrive à la partager, son intensité diminue.La grande difficulté est la question de la mise

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à distance, les praticiens sont collés au récit, le symptôme même du thérapeute émerge comme pour mettre de la distance.

Parfois ils font des actes qu’ils devraient évi-ter, c’est plus fort qu’eux, ils s’engagent auprès des patients. Une psychologue qui lors d’une assemblée Gacaca attrape un génocidaire par le bas de sa veste, le force à s’assoir en lui intimant l’ordre de se taire par exemple.La mise à distance a été favorisée par l’écriture, l’intellectualisation en quelque sorte, que les deux étudiants, choisis et intégrés dans le pro-cessus, ont dû déployer pour leur mémoire de fin de cycle. La restitution qu’ils ont faite à l’en-semble des praticiens a été un de ces moments de réalisation du travail accompli, mais aussi de prise de distance.Si le conseiller en trauma ou le psychologue fonctionne à partir de ses connaissances, d’une méthodologie et d’un certain savoir-faire, son outil de travail c’est aussi et avant tout sa propre personne. Pour contenir et porter en soi la souf-france d’un autre, pour qu’elle puisse faire sens, aider à la mise en mots, soutenir par une pré-sence de qualité, le psychologue a besoin à son tour de s’appuyer sur un cadre de supervision clinique de qualité, respectueux de l’expérience acquise par l’intervenant. Pour conserver « l’in-destructibilité, l’extrême sensibilité, l’indéfinie transformation, l’inconditionnelle disponibilité et l’animation propre »5, le thérapeute a besoin de trouver les ressources en soi ; pour ce faire il doit

bénéficier des conditions lui permettant d’être lui-même « nourri » psychiquement.La thérapie individuelle, la supervision, la co-vision, l’analyse de la pratique, les rencontres en groupes et autres colloques sont autant de possibilités dont le thérapeute a besoin pour sortir de l’isolement, penser sa pratique et mieux se connaître afin d’affiner sa clinique et de dif-férencier sa souffrance de celle de ses patients.

Voilà donc le type de présentation et de dis-cussion lors de nos rencontres avec les profes-sionnels du terrain. nous tentons de construire ensemble les logiques de significations autour de ces situations cliniques.Ce qui semble évident, voire criant, c’est qu’à chaque fois que les équipes sont confrontées d’une part à la précarité, d’autre part à l’absence de supervision, les pratiques semblent régresser à un niveau que l’on croyait dépassé : celui du conseil, celui du colmatage, celui où les équipes ne fonctionnent plus comme une entité souple capable de produire du neuf, mais comme une chambre de résonance de ce qui se passe ou va se passer dans les Gacaca. Une sorte de répétition pré-gacaca qui peut difficilement pré-parer à la réception de ces situations perverses inhérentes à cette structure. 

5. René Roussillon, agonie, clivage et symbolisation, 1999 P.U.F

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Tout le long du déroulement de la pra-tique, mais aussi à travers les questions émer-gentes de divers moment de supervision, certains thèmes itératifs se sont dressés, imposés et ont appelé une réflexion approfondie. ces sujets ont fait l’objet de diverses séances de formation. Le moment de formation est devenu un moment clef du projet. C’est souvent le seul moment où tous les acteurs sont présents, où tous les problèmes soulevés par la recherche action sont posés et discutés.

nous nous sommes efforcés de ne laisser en sus-pens aucune parole, aucun questionnement ; non pas dans un jeu de questions-réponses, mais plutôt dans une recherche d’élargissement du problème posé, décryptage en commun du sens et surtout de la remise en marche de la réflexion commune. Chaque parole a été re-questionnée. Si l’illusion était présente en début de formation qu’il existait des experts sachant répondre à toute question avec des méthodes ou des techniques capables de combler ou de guérir, en fin de semaine tout le monde a convenu que le sens se construit en commun. « Les experts » étaient là comme facilitateurs de l’élaboration, créant ainsi un groupe de thérapeutes échangeant et prenant de la distance, observant ce qui se passait au sein de leur propre groupe, créant des réponses nouvelles et parfois uniques en fonction de la situation décrite par les conseillers et psycholo-gues. Cette formation expérientielle permet, en partant de ce qui est présent, d’apprendre à tenir compte de ce qui est singulier tout en s’appuyant sur ce qui se manifeste dans le groupe. Tout est orienté vers le mouvement fort utile de partir de la pratique vers la théorisation et de nourrir la pratique par la théorisation afin de leur faire « vivre » l’expérience qui consiste à s’appuyer sur le groupe dans sa totalité (thérapeutes et partici-

pants) pour penser ensemble ce qui leur semble impensé ou impensable.

Ainsi le thérapeute n’est pas le pourvoyeur de solutions, mais celui qui donne le cadre et l’écoute suffisamment bonne pour que chacun puisse reconnaître et se servir de ce qui est pré-sent pour soi : la parole, les émotions, le silence… Ce travail a alterné des réflexions en petits groupes et des reprises en assemblée plénière par le croisement des situations.

Cependant, des questions diverses ont été soulevées et devraient continuer à faire l’objet de réflexions plus approfondies, c’est notam-ment : la question de « la crise », de la sensibi-lisation, de la guérison : ce sont des termes qui reviennent régulièrement et qui semblent recou-vrir des notions beaucoup plus complexes et multiples sur lesquels il serait intéressant de s’ar-rêter. D’autres notions telles que la puissance et l’impuissance, la répétition, l’agressivité des patients et du groupe méritent peut-être encore d’être travaillées dans les formations.La différenciation entre un groupe de parole et un groupe thérapeutique peut sans doute ame-ner des modifications dans les postures adop-tées par les intervenants suivant les moments.L’objectif nécessaire de chacun des théra-peutes : se décoller de la situation, doit demeu-rer au cœur des formations et supervisions.

nous avons donc mis à profit au cours de ces moments de formation, les temps nécessaires à tout travail psychique : « Le temps du silence, le temps de l’élaboration, le temps de l’émotion, le temps de rêver, le temps de prise de parole et même celui de la construction du récit. tout ceci nous l’avons co-construit. La parole redonne de l’ordre, de la direction ». 

3. L’éMERgEncE DES QUEStIOnS aU SEIn DE cE REMUE-MénagE

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une expérience tranSmiSSible

�� Plusieurs leçons ont été apprises au cours de cette expérience unique dans un contexte de justice inédite. Ce processus s’est passé au sein d’une société qui cherche à se recréer après un cataclysme intra-sociétal. Le dispositif culturel mis à l’épreuve après le déchaînement de la violence a malgré tout secrété une issue, si fragile soit-elle, vis-à-vis de l’impératif de justice. Cette justice populaire a appelé la prise de parole qui constitue une arme à double tranchant. La victime de la violence avait l’opportunité de sortir de l’obscurité et de repositionner sa confiance en la capacité sociétale de résoudre les conflits en son sein et de recréer le système des limites. Mais dans le même temps, le survivant courait le risque de déstabilisation face à son équilibre difficilement acquis.ce projet tripartite qui s’est déroulé depuis 2006 a su éclairer la singularité de la souffrance du survivant dans un contexte de justice particulière et pro-poser modestement des voies de sortie.Le 27 octobre 2010, a été organisé un forum d’intervenants en santé men-tale pour partager cette expérience contenue dans le présent document. Il s’agissait à cette occasion de présenter aux participants les leçons apprises au cours de cette expérience, de créer un espace de dialogue pour exa-miner avec eux la pertinence d’une telle intervention et le cas échéant de s’inspirer de cette expérience inédite dans leurs diverses actions. Les éléments suivants ont particulièrement retenu l’attention des praticiens :

EK

.

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 A PArtiCUlArité dU montAGe du projet 

Le projet de mise en place des juridictions Gacaca est une décision politique qui véhicule une sensibilité particulière au sein d’une société post-génocide. Il n’est pas facile d’accéder à l’impartialité et à la neutralité requise dans une action visant la santé mentale. Tout le monde est concerné d’une manière ou d’une autre et la dis-tance adéquate devient difficile à gérer. Un projet piloté par Médecins du Monde, Ibuka de France, Ibuka du Rwanda et la collaboration de divers experts donne des chances incontestables à la réussite d’une telle initiative. L’intervention dans le domaine psychosocial pourrait s’inspirer de cette expérience.

B le GroUPe Comme instrUment PUissAnt

nous l’avons souligné, les tribunaux gacaca ont créé l’espace pour la prise de parole, pour un dialogue particulier, mais surtout pour inculper, disculper et punir. Ici l’accusé dénie, témoigne de sa culpabilité, livre les détails de ses actes, brise l’intimité précaire et même retraumatise sciem-ment. En même temps, le rescapé témoigne, accuse, entend la « vraie vérité » et parfois se laisse submerger. Il y a nécessité de prise de dis-tance, de construire un point de vue, de se laisser contenir et porter. Le groupe constitue un espace unique pour construire les solidarités, porter les émotions, ouvrir les alternatives, bref donner l’occasion de pleurer ensemble, de se consoler mutuellement et mettre en échec le traumatisme.La gestion du groupe, l’utilisation des forces émergentes et la protection du « moi groupal », tout ceci est éclairé tout le long de ce docu-ment et demande à être travaillé à nouveau. Le modèle de groupe tel qu’utilisé ici peut être emprunté par les intervenants de terrain d’ici et d’ailleurs. Ibuka peut devenir le socle d’une telle démarche. Il est bien entendu plus stratégique et opérant de le faire en partenariat avec le pro-gramme de santé mentale du ministère de la santé pour s’inscrire dans la politique nationale de santé mentale.

C mAtUrité et initiAtives dU GroUPe et de l’intervenAnt

nous l’avons observé sur le terrain : le groupe se constitue progressivement et finit par pen-ser comme un groupe. Aidé par l’intervenant, il acquiert sa maturité au bénéfice des membres du groupe pour - soit se muer autour d’une fina-lité nouvelle, soit se dissoudre pour créer de nouvelles initiatives.L’intervenant devient davantage créateur, il prend des risques et s’appuie sur l’expérience acquise pour initier de nouveaux angles d’in-tervention. nous avons vu des collègues se lancer dans l’initiation de groupes homogènes (des femmes victimes de viol par exemple, les enfants issus du viol…). Divers partenaires pour-raient bénéficier de l’expérience des personnes qui ont été engagées dans ce projet.

d ComPlémentArité AUtoUr de l’ACtion de terrAin

Le montage de l’action de terrain tel que repré-senté sur la figure suivante s’est montré adé-quat en raison de la complémentarité de chaque action vis-à-vis de l’ensemble de l’intervention.Toute l’action s’est structurée autour du béné-ficiaire qu’est le groupe et de façon plus large autour de la santé de la communauté. « Il n’y a pas de santé sans santé mentale » soulignait le Président de Médecins du Monde.Ainsi l’action nouvelle devra laisser le bénéfi-ciaire-citoyen au centre de l’action et s’orienter prioritairement vers les autres intervenants dans un travail de réseau. L’action de MdM, d’Ibuka et surtout de l’état rwandais ne devrait pas s’arrê-ter là. Il faut une nouvelle phase du dispositif pour accompagner l’après-gacaca.  

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GroUPe

Action de l’intervenant

Supervision clinique

Formation axée sur la pratique

Superviseur sur terrain

Gestion adéquate

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 Le groupe a été conçu comme sys-tème logique de significations, imaginé comme un instrument ou un outil de travail thérapeutique. Les groupes

thérapeutiques restent l’espace privilégié de l’expression des émotions entre rescapés et un cadre contenant où le sujet est écouté, entouré et accompagné.

comme le dit Roger Mallet : « Raconter son mal, c’est le rendre présent mais déjà au passé. » Dans le cas présent, le groupe est reconnu comme lieu où les membres se sentent en sécu-rité pour parler. C’est l’espace où ses membres se permettent de pleurer, de rire, de se mettre en colère et de penser. Une certitude est que la fin des juridictions gacaca n’est pas la fin des conséquences du génocide. Même si ces groupes avaient pour objectif d’accompagner les rescapés dans leur démarche pour découvrir la vérité et par consé-quent d’affronter la réalité, on découvre que les groupes thérapeutiques ont eu un autre impact positif qui doit être renforcé.

Pour conjurer le passé, il faut rester soudé et surtout il faut parler pour ne pas rester dans le silence qui tue. Ces groupes peuvent évo-luer vers d’autres types de soutien. On peut les orienter vers les groupes de soutien, groupes d’entraide ou d’autres groupes de solidarité communautaire. Umutwe umwe wifasha gusara, ntiwifasha gute-kereza, « On ne survit pas tout seul, seul on court le risque de folie ».

La rencontre des experts avec les participants, les psychologues et les conseillers sur le terrain, sur le lieu d’action, a impulsé une nouvelle dyna-mique, celle qui ouvrait la voie à la voix de l’autre rive. c’est l’écho, certes insuffisant à ce qu’ils expriment en ces termes : nous nous sentons souvent seuls et de telles occasions nous font savoir qu’il y a d’autres personnes qui appré-cient le combat engagé pour rester debout. Les paroles de ceux qui viennent du dehors et qui commentent les efforts fournis par ces « visiteurs du monde infernal »6 nous redonnent la force d’aller vers l’avant.

concluSion & leçonS appriSeS

6. Zajde n. 1995, p.157

�� Dans ce projet d’accompagnement des rescapés dans leur che-minement pour glisser de la place de victime vers celle de témoin, le dispositif privilégié a été d’initier les groupes thérapeutiques pour briser la solitude des survivants et ainsi créer un espace de partage des émotions, des ressentis provoqués par les procès Gacaca.

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Dans la désaffiliation causée par le génocide, le groupe permet la ré-affiliation ; dans le brouillage de filiation, le groupe permet d’élaborer une autre réalité par rapport à l’histoire familiale de chacun.

Les divers moments de partage et d’intervention au cours de ce projet extraordinaire, nous ont emmenés à réfléchir sur le cadre à exiger sans lequel nous ne pouvons prétendre rester debout à côté des victimes. nous devons être « les voix des sans voix ».

Si les gacaca ont été dans un premier temps des lieux de transformation, un espace de parole, avec le passage à la première catégo-rie7 devant ces juridictions, cela est devenu une nouvelle épreuve. Désormais, les victimes sont étiquetées. Les femmes violées sont connues, leurs enfants issus du viol posent des ques-tions sans réponse. La vérité a été dite par les victimes même si celle-ci n’a pas été toujours reconnue. cette vérité est une « bombe dor-

8. Vinar M. p. 56

mante ». L’image d’une autopsie a été émise : « On a ouvert un corps, on a vu ce qu’il y avait à l’intérieur, mais il reste béant. nous devons encore le recoudre avant de l’enterrer. » Une chose est certaine au travers de cette expé-rience acquise : la solidarité permet de survivre à l’invivable. nous avons eu l’occasion de penser et celui qui pense vit. Marcelo Vinar le dit mieux en ces termes : « Il n’est donc pas inutile de penser, de conjecturer, d’émettre des hypothèses, d’écrire des poèmes, de chanter ou de crier, pour délimiter cet " impos-sible à savoir " qui s’érige comme un monument ou comme un point de partage entre ceux qui sont passés par cette expérience extrême et ceux qui sont restés en dehors de celle-ci. »8

nous sommes donc des explorateurs et il nous reste beaucoup à faire. 

7. Vers la fin du processus, les juridictions gacaca ont reçu le mandat de juger aussi les crimes des planificateurs et des violeurs

IRDP

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1.BIBLIOgRaPhIE

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2.FIchE tEchnIQUE

Une ConnAissAnCe dU terrAin est nécessaire Il est plus stratégique de s’appuyer sur les aPSS (Animateurs psychosociaux) qui sont des per-sonnes bénévoles appartenant à la commu-nauté (pour le Rwanda).

Une Prise de ContACt AveC les AUtorités loCAles La démarche doit être expliquée : réduire l’iso-lement des rescapés pour leur permettre de rejoindre la vie collective.

un choix réfléchi de l’endroit Il est préférable qu’il soit éloigné des centres de consultations et de soins psychologiques ordinaires. Un lieu accueillant, sûr et offrant des conditions d’intimité.

Une éqUiPe de 3 thérAPeUtes Au moins dont un psychologue, un conseiller en trauma et un aPSS habitant le lieu du groupe : un psychologue clinicien, conducteur du groupe ou facilitateur ; c’est lui qui ouvre le champ de la parole pour tous et qui donne la parole à celui qui la demande. Il rassemble et reformule en fin de séance les propos et le cheminement du groupe.Un conseiller en traumatisme au minimum, co-thérapeute : il prend garde aux mouvements du groupe, relance la parole par une reformulation, soutient, y compris physiquement, les membres du groupe en difficulté. Accompagne une sor-tie de groupe si nécessaire. Un aPSS au moins,

Pour la réplication ou un travail réutilisable : un groupe de thérapeutes pour un groupe de patients

membre de la communauté : elle apporte dans le groupe les sujets délicats du moment, en soute-nant la parole de ses congénères, elles assurent la continuité du groupe entre deux séances.

un groupe thérapeutique Il ne s’agit pas d’une aide matérielle mais d’une aide psychologique ayant pour but de réduire l’isolement des rescapés dans et après la tenue des assemblées gacaca. Les aider à « tenir debout » dans les derniers gacaca puis dans la vie d’après les Gacaca, face à leurs bourreaux. Ceci peut fonctionner dans d’autres situations susceptibles de générer le retour à la conscience des souvenirs douloureux.

Un CAdre défini entre les participants après 3 ou 4 séances le groupe sera fixe et les règles établies : arriver à l’heure, s’engager à la régularité et à la confidentialité, s’écouter, ne pas se couper la parole et ne pas la monopoliser.

un responsable de projet Il aura pour fonction de rassembler les retours des intervenants des groupes, d’organiser les temps de supervision et de formation, de faciliter les rapports entre les formateurs, superviseurs et d’organiser les séances de co-animation avec les superviseurs et formateurs pour les groupes en difficultés. Cette personne assure le pont entre les acteurs de terrain, les gestionnaires, les superviseurs et formateurs.

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qUAtre formAteUrsTout praticien alliant différents champs de la psy-chologie dynamique (par exemple approche sys-témique, interculturelle, gestaltiste et psychanaly-tique) et qui assure la formation périodiquement.

deUx sUPerviseUrs Parmi les formateurs qui assurent la supervision clinique au bénéfice des intervenants de terrain

Une formAtion exPérientielleLes modules de formation sont initiés par les thérapeutes eux-mêmes. au cours de leurs pratiques dans les groupes, dans les entretiens individuels et dans les supervisions, émergent les sujets qui posent problèmes et sur lesquels l’ensemble du groupe décide de travailler : une méthodologie alliant le travail de groupe, à partir des expériences, la théorisation, en lien avec la réalité du lieu d’intervention et le vécu d’une dynamique de groupe en situation de formation. Ce mouvement est facilité par les formateurs.

à titre d’exemple voici les thèmes travaillés au cours de ces quatre années (La dynamique de groupe ; L’abus sexuel et ses conséquences ; La question du suicide comme réponse, ou absence de réponse à la douleur morale ; Le difficile travail des groupes thérapeutiques ; L’impuissance des praticiens ; Le devenir du trauma et les stratégies de prise en charge ; Les crises traumatiques ou crises émotionnelles ; La mémoire ; Se prendre en charge comme intervenants ; Quelques techniques de relaxa-

tions ; Le cadre des groupes thérapeutiques face au nouveau cadre des Gacaca ; Quelle place pour le psychologue ? ; Quelle place pour le conseiller ? ; Quelle place pour l’APSS ? ; L’importance des supervisions ; L’enfant ; L’ado-lescent ; Nosographie et compréhension des maladies mentales ; Post-traumatic stress disor-der (PTSD) ; La relation d’aide ; Le processus thérapeutique ; De la névrose traumatique au PTSD avec la perte d’objet et la co-morbidité.)Les formateurs s’accordent entre eux pour répondre à cette demande. Ils élaborent leurs différentes interventions en laissant une place importante aux questionnements et aux éla-borations des situations cliniques et des cas rencontrés dans la pratique.

Les formateurs s’appuient indifféremment sur des présentations power-point, des films, des exposés ou font parfois appel à des intervenants sur un domaine spécifique.Ce moment de formation (une journée de prépa-ration entre intervenants, 3 journées de forma-tion, une journée de restitution de la formation pour constituer un document pour l’ensemble des participants) alterne entre un travail collectif, un travail en atelier puis la restitution et la refor-mulation collective de l’élaboration commune.Cette formation expérientielle permet de ne jamais être dans de la théorie pure ou, à l’op-posé, dans le témoignage d’expérience de ter-rain pur mais elle permet un va-et-vient entre théorie et pratique. Elle met la théorie au service de la pratique et non l’inverse. 

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ce document a été réalisé par : Dr naasson MunyandamutsaMarie-Odile GodardDr Rutembesa Eugèneamélie Mutarabayire Schafer

couverture : © Bruce clarke 2010, www.bruce-clarke.com

éditions Médecins du Monde, mars 2012 - Mise en page aurore Voet

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Projet tripartite MdM, ibuka France et ibuka rwanda Financé par union européenne

De l'isolement au groupe

« Dans ce projet d’accompagnement des rescapés dans leur cheminement pour glisser de la place de victime vers celle de témoin, le dispositif a été d’initier les groupes thérapeutiques pour briser la solitude des rescapés et ainsi créer un espace de partage des émotions, des ressentis provoqués par les procès Gacaca ».

Ibuka Rwanda – P.O. Box 625 – Kigali – RWanDatél : 0255-10-34-80www.ibuka.rw

Ibuka France – Maison des Associations du 2e arrondissement 23, rue greneta – 75002 PaRIS / tél : 06-59-18-51-65

Médecins du Monde – 62 rue marcadet 75018 PaRIStél : +33(0) 1 44 92 15 15 / fax : +33(0) 1 44 92 99 99www.medecinsdumonde.org

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