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LASZL6 FERENCZI ROMAN ET HISTOIRE La premiere grande oeuvre en prose de la litt6rature euro- p6enne raconte l'histoire de la guerre gr6co-persane et la pr6- histoire de ce conflit. Selon la tradition grecque, H6rodote est le p~re de l'histoire. Cependant, selon la tradition grecque et romaine, il est aussi le p~re du mensonge. Thucydide, l'historien de la guerre du P61oponn6se rompra avec lui, et dbs lors l'his- toire sera ordre chronologique des 6v6nements politiques et militaires au lieu de description d'une civilisation. A partir de la Renaissance, c'est-h-dire depuis la d6couverte des coutumes et des m~eurs des peuples non-europ6ens, et de l'avis de Momi- gliani, 6minent historien de l'historiographie, on commence h r~habiliter H6rodote. N6anmoins Voltaire r6p6te le jugement de Cic6ron et dira H6rodote pbre du mensonge. Voltaire cependant fait de grands efforts pour d6passer les limites de l'ordre chro- nologique des 6v6nements politiques et militaires. Dans l'Essai sur les meeurs qui est un retour h la legon d'H~rodote, il suggbre que l'ordre chronologique est impossible quand on 6crit his- toire universelle. L'antiquit6 d'ailleurs a distingu6 l'histoire de l'6rudition, et Voltaire, historien ambitieux, partage le m6pris traditionnel des ~rudits. L'unit6 de l'6rudition et de l'histoire n'arrivera qu'apr~s la Rdvolution fran~aise. Et c'est le XX e si~cle seulement qui r6habilitera d6finitivement H6rodote. Le romancier hongrois L~iszl6 N~meth et l'historien amdricain Barnes, sans d'ailleurs se connMtre, jugent de faqon analogue H6rodote, homme d'un esprit universel et repr6sentant de la tol6rance. Un autre grand texte en prose de la litt6rature universelle, le livre de la Gen~se est un livre sacr6 pour certains, une histoire Neohelieon 12fl Akad~miai Kiad6, Bndapest John Beniamins B. V.~ Amsterdam

Roman et histoire

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LASZL6 FERENCZI

ROMAN ET HISTOIRE

La premiere grande oeuvre en prose de la litt6rature euro- p6enne raconte l'histoire de la guerre gr6co-persane et la pr6- histoire de ce conflit. Selon la tradition grecque, H6rodote est le p~re de l'histoire. Cependant, selon la tradition grecque et romaine, il est aussi le p~re du mensonge. Thucydide, l'historien de la guerre du P61oponn6se rompra avec lui, et dbs lors l'his- toire sera ordre chronologique des 6v6nements politiques et militaires au lieu de description d'une civilisation. A partir de la Renaissance, c'est-h-dire depuis la d6couverte des coutumes et des m~eurs des peuples non-europ6ens, et de l'avis de Momi- gliani, 6minent historien de l'historiographie, on commence h r~habiliter H6rodote. N6anmoins Voltaire r6p6te le jugement de Cic6ron et dira H6rodote pbre du mensonge. Voltaire cependant fait de grands efforts pour d6passer les limites de l'ordre chro- nologique des 6v6nements politiques et militaires. Dans l'Essai

sur les meeurs qui est un retour h la legon d'H~rodote, il suggbre que l'ordre chronologique est impossible quand on 6crit his- toire universelle. L'antiquit6 d'ailleurs a distingu6 l'histoire de l'6rudition, et Voltaire, historien ambitieux, partage le m6pris traditionnel des ~rudits. L'unit6 de l'6rudition et de l'histoire n'arrivera qu'apr~s la Rdvolution fran~aise. Et c'est le XX e si~cle seulement qui r6habilitera d6finitivement H6rodote. Le romancier hongrois L~iszl6 N~meth et l'historien amdricain Barnes, sans d'ailleurs se connMtre, jugent de faqon analogue H6rodote, homme d'un esprit universel et repr6sentant de la tol6rance.

Un autre grand texte en prose de la litt6rature universelle, le livre de la Gen~se est un livre sacr6 pour certains, une histoire

Neohelieon 12fl Akad~miai Kiad6, Bndapest John Beniamins B. V.~ Amsterdam

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pour d'autres, une fable pour d'autres encore. La critique bi- blique moderne et postmoderne parle de deux versions de la cr6a- tion du monde, et ~ partir de ces deux versions, on argumente pour prouver, entre autres, que la Gen6se est une compilation de diverses mines et de diverses sources.

Cette argumentation me parMt trop cart6sienne. J'aime bien la partie autobiographique du Diseours de la mdthode, mais je pense que l'esprit cart6sien simplifie le monde. Au nom de l'unit6 et au nom de la raison, les rationalistes rejettent les variations, les contradictions, les aventures de la pens~e et les sursauts d'id6es. Cependant, l'esprit de la narration aime les variations. Pour moi, qui ne suis pas un ex6g~te de la Bible, mais seulement un lecteur passionn6, les variations prouvent pr6cisement l'unit6 du texte. On aime raconter la marne cha~ne d'6v6nements par diverses versions, dans le cadre de la m~me narration. D'ailleurs, il y a deux leitmotive qui suggbrent tant l'unit~ du texte que l'antenticit~ du r~cit. L'une est la peur et l'autre la famine. Abraham est avant la lettre le premier Marrano de la litt~rature universelle, mais non pas dans un sens religieux. Et la famine est toujours pr~sente dans la vie d'Abraham, dans la vie d'Isaac et dans la vie de Jacob. D'ailleurs, l'esprit de la r~volte, et aussi l'exigence de la pr6cision se cache dans le texte. Le narrateur remarque que la cause d'une des famines rut la destruction de Sodome et de Gomorre. La Genbse qui commence par la cr6ation du monde, r~tr~cit le champs de la narration, et raconte l'histoire de la famille d'Abraham.

La prose la plus monumentale de la littdrature moderne, je crois, est Guerre et Paix. Tolstoj n'6tait pas un esprit cart6sien, ni un esthete classique h la manibre d'Aristote. Simonov re- marque que l'6pilogue de Guerre et Paix pourrait ~tre v6ritable- ment le prologue d'un autre roman. On comprend bien que Flau- bert, artiste parfait, m6prisait le troisi6me volume de cette 6pop6e. Ce prologue est l'expression de la fid61it6 absolue de Tolstoj h la r6alit6. Quelle magnifique possibilit6 pour la jubilation, digne de la fin de la trilogie d'Oreste o~ Athbnes fait son propre ~loge. L'~crivain russe la rejette par cette ouverture, paree que, pour

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Tolstoi', il n'y a pas fin dans l'histoire, chaque 6v~nement, m~me le plus important est suivi par un autre, par un troisibme.

C'est une faute de perspective de croire que Tolstoi en rant qu'antiindividualiste m6prisait Napol6on. Le comte Tolstoi, d6mocrate et individualiste cons6quent, admet pour chaque homme le droit de penser et de sentir h sa mani~re. Tolstoy lutte contre Napoleon au nora de la personna!it6. L'acceptation de la divinit6 de Napol6on - c'est l'acceptation du monde des esclaves uniformis6s. Pour qu'un homme puisse se distinguer d'un autre, il faut nier la divinit6 de Napol6on. Le monde, en g6n6ral, v6n6re, dans la personnalit~ de l'empereur, la grandeur militaire. Tolstoi pressentait quelques traits de Napol6on, ceux que l'his- torien n6erlandais, Pieter Geyl va r6v61er dans un camp de concentration de Hitler.

D6jh Aristote avait essay6 de distinguer l'histoire des belles- lettres. Mais cette distinction entre le v6cu et la probabilit6 est assez incertaine. L'historien, dit Aristote ~ raconte les 6v6ne- ments qui sont arriv6s ~, le po6te ~ des 6v6nements qui pour- raient arriver ~). I1 est suffisant, j'espbre, de citer Thucydide ~t propos de l'effet de la guerre du P61oponn~se, ~ ce qui aupara- vant se racontait dans des r6cits, mais se v6rifiait rarement dans les faits, perdit tout caract~re d ' invraisemblance. . . ~r Ensuite, aprbs tant de romans de m0eurs, produits des temps modernes, h peine peut on dire que la po6sie raconte plutbt le g6n6ral et l'histoire le particulier.

L'histoire, c'est-~-dire, l'ordre chronologique des 6v6nements militaires et politiques, resta durant de longs si~cles un d6parte- ment de la litt6rature. Voltaire dit que l'histoire exige le m~me art que la tragfdie. Si on consulte le Tableau historique de J.-M, Ch6nier, paru en 181 5, on comprend que pour l'auteur l'histoire fait partie de la litt6rature et le roman compte peu. Mais de l'autre c6t6 de la Manche, Gibbon d6j~ pr6conise l'immortalit6 de Fielding et Coleridge d~clare que Fielding, dans sa propre mani~re, est 6gal h Hom6re et h Shakespeare. Gibbon, d'ailleurs, appartient ~t la tradition classique, et 6tudie longuement l 'art d'6crire.

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A partir du d6but du XIX e si~cle, diverses 6coles d'historio- graphic nient carr6ment que l'histoire fasse partie de la litt6ra- ture. Bury a d6clar6: << History is a science, no more, no less~), et York Powell dit: << the new history is history written by those who believe that history is not a department of belles- l e t t r e s . . , but a branch of science. >)

N6anmoins Clio r6siste, surtout r6cemment. Selon Allen Nevins << unceasing, clangorous battle ranges between those who hold that the best approach to historical truth is that of the artist with his power of divination and those who fight for the scientific approach, with its calipers and micrometers ~.

Peter Gay donne pour le titre d 'un de ses livres <~ Style in history ~> et insiste sur le fait que le choix du sujet est en soi un 61~ment subjectif.

I1 serait int~ressant, je pense, de confronter encore deux cita- tions. Dans une situation d'autod~fense, lors de la d6cade triom- phante de Proust, de Joyce, de Virginia Woolf, Forster affirme: <~ the fundamental aspect of the novel is its story-telling aspect ~). Apr~s la Deuxibme Guerre Mondiale, A. L. Rowse, historien anglais, 6crit: << the very word 'history', the fact that it is cog- nate with story shows you that narrative is the backbone of history ~).

Permettez-moi deux derni~res citations. William Roscue Thayer, l 'auteur d 'un Art of biography voit une << constante direction in the evolution of biography from outward to the inward ,. Cette remarque me rappelle la suggestion de Thomas Mann qui dit apr~s Schopenhauer: << Ein Roman wird desto h6her und adliger Art sein, je mehr inneres und je weniger /iusseres Leben er das t e l l t . . . Die Aufgabe des Romanschrei- bers ist nicht grosse Vorffille zu erziihlen, sondern kleine interes- sant zu machen >~.

Voltaire pensait autrement. Au d~but de son Commentaire historique sur les oeuvres de l'auteur de la Henriade, il exprime de nouveau son d6gofit pour le trait6 de l'enfance et aussi des petits d6tails sans importance. Aujourd'hui nous vivons dans les grandes vagues des biographies et des autobiographies

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anciennes et modernes de toutes esp6ces. La biographie, enfin, est devenue une des branches de l'histoire rnalgr6 l'opposition de Raymond Aron qui appartient ~t la tradition de Polybe et de Plutarque distinguant l'histoire de la biographie. Et dans cette vague des biographies et des autobiographies, on n6glige totalernent de Voltaire, tant les Mdmoires pour servir g~ la vie de M. de Voltaire que le Commentaire historique.

On n6glige Voltaire parce qu'il ne traitait pas la vie priv6e et m6prisait les petits d6tails. A partir des Confessions de Rous- seau, le principe rddig6 par Schopenhauer et Thomas Mann domine, en gdn6ral et le roman et l'autobiographie.

Saint Augustin avait dit que le ~ sibge de l'esprit est dans la rn6rnoire ~) (Sedis animi est in mernoria). C'est ainsi que la plus grande partie de la litt6rature rnoderne pense depuis Rousseau. Voltaire pourrait dire autrernent: <~ le si6ge de l'esprit est dans Faction ~). Quand Malraux dans les Antimdmoires d6clare qu'il d6teste son enfance, il se d6tourne de Rousseau, entame une discussion avec Proust, rnais, aussi, rejustifie la rn6thode de Voltaire, 6crivain des Mdmoires et du Commentaire historique.

Pour tcrminer rnon expos6 je voudrais jeter un coup d'~eil sur le roman Candide qui est /~ la fois ~ a fictional Essai sur les meeurs ~ (I. O. Wade), un Bildungsrornan (Peter Gay) et une synth6se des expdriences historique et po6tique. Je fais allusions seulernent ~t quelques d6tails. Au chapitre hollandais, Voltaire peint deux crimes, eelui de la rnendicit6 et celui du fanatisrne; il les oppose ~t la vertu ce qui est pour lui le travail et la tol6rance. Tousles deux sont importants pour la s6curit6 de la propri6t6. L'Eldorado n'est pas une utopie, rnais une anti-utopie dont il avait peur. Voltaire cornme Montesquieu savait bien que le rnod61e de Platon 6tait Sparte. Enfin, la possibilit6 du jardin de Candide en Turquie est la consdquence de la s6curit6 de la propri6t6 dont il parle d6jtt dans la Vie de Charles XII. Le bon citoyen, enseigne Voltaire, n'est n i l e noble, n i l e soldat, rnais l'artiste et le cornmergant, les cr6ateurs de valeurs qui prouvent leur possibilit6 individuelle. L'id6e de Fielding 6tait sirnilaire.

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Et ~t ce moment se cr6ent le roman social et l 'histoire sociale. Cependant je pense que rant le roman que l'histoire sont irr~- ductibles ~t une formulation d6cisive, immuable qui se r6v61erait acceptable par tous ~ toutes les 6poques.