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Résumé:
DDeeuuxx hheeuurreess dduu mmaattiinn…… KKaarreenn eesstt rréévveeiillllééee ppaarr uunnee ddoouulleeuurr
aaffffrreeuussee,, iinnttoolléérraabbllee.. KKiirrssttyy,, ssaa jjuummeellllee,, eesstt eenn ttrraaiinn ddee mmoouurriirr..
EEllllee llee ssaaiitt,, eellllee llee sseenntt…… LLoorrssqquuee ll’’hhoorrrriibbllee nnoouuvveellllee lluuii eesstt
ccoonnffiirrmmééee llee lleennddeemmaaiinn,, KKaarreenn ccoonnnnaaîîtt dd’’aauuttrreess ttoouurrmmeennttss..
HHaall,, llee ccoommppaaggnnoonn ddee KKiirrssttyy,, vveeuutt llaa vvooiirr :: iill ssaaiitt ttoouutt aauu ssuujjeett
ddee ll’’eennffaanntt ddee KKaarreenn.. VVeennaanntt ddee cceett hhoommmmee qquu’’eellllee ddéétteessttee,, eellllee
rreeddoouuttee llee ppiirree.. VVaa--tt--iill lluuii vvoolleerr ssoonn uunniiqquuee rraaiissoonn ddee vviivvrree ??
EMMA DARCY
LLeess ééccllaattss dduu mmiirrooiirr
COLLECTION AZUR
1.
Kirsty était en train de mourir.
Cette certitude s'imposa à Karen au milieu de son sommeil agité. Le choc la fit se
redresser sur son lit. Non, ce n'était pas un cauchemar, elle en était sûre ! Pourquoi
? Elle n'aurait pu le dire. Mais il s'agissait d'une vérité implacable, inéluctable.
Soudain, une hallucination encore pire que la précédente vint frapper la jeune
femme. Une certitude violente, bouleversante. Kirsty mourait dans la souffrance.
Dans une terrible détresse. Et elle se trouvait quelque part à l'autre bout du monde.
Au Moyen-Orient... En Syrie, au Liban, peut-être en Israël?
Karen sauta hors du lit. Il fallait agir, faire absolument quelque chose, n'importe
quoi pour s'arracher à cette funeste angoisse. Mais à quoi s'accrocher?
Tiens bon, Kirsty ! Tiens bon ! J'arriverai à te tirer de là. Oh, Dieu ! Faites qu'elle
tienne bon ! Je dois absolument la voir, me rendre auprès d'elle, Kirsty ne peut pas
mourir si jeune. Non, pas elle! c'est trop injuste!
Son regard affolé chercha le réveil. 2 h 17. Que faire en plein milieu de la nuit?
Appeler l'aéroport pour réserver une place? Mais sur quel vol? Il aurait d'abord
fallu connaître l'endroit où se trouvait Kirsty.
L'impérieuse nécessité de se précipiter au secours de sa sœur estompa un moment
la panique grandissante de Karen. Une idée lui traversa l'esprit. Kirsty était avec
Hal — Hal Chissolm — et le père de Hal devait savoir où ils séjournaient. Elle
courut dans le salon, se rua sur l'interrupteur. Vite, prendre l'annuaire sur l'étagère
au-dessous du bar. Dans une hâte désespérée, ses mains feuilletaient
maladroitement le Bottin. Chissolm... Chissolm...
Son index parcourait fiévreusement la liste des noms quand la conviction d'une
perte irrémédiable l'empoigna. Toute sensation de douleur disparut étrangement.
Un vide effroyable lui glaça le regard, pétrifia son doigt sur la page. Non... Non ! Un
hurlement intérieur lui déchirait l'âme. Tu ne peux mourir ainsi! C'est impossible!
Pas sans moi, Kirsty. Oh, Dieu, je vous en supplie... ne faites pas ça à Kirsty. Non,
pas à ma sœur !
Karen secouait la tête en un balancement obstiné. Elle refusait d'y croire. L'atroce
événement ne s'était pas produit. Il ne le pouvait pas. Un cauchemar. Seulement un
cauchemar... Mais rien ne parvenait à chasser l'insupportable certitude. Kirsty était
morte.
Inutile de s'interroger davantage, inutile même d'en douter. La preuve se
manifestait de façon hurlante dans le vide infini de son cœur. Ce sentiment
d'harmonie parfaite, d'unité si intime, de solidarité si particulière que Kirsty et elle
avaient toujours partagé comme seules peuvent le faire de véritables jumelles
s'était éteint brusquement.
Pourquoi ? Quelles circonstances avaient pu engendrer cet événement funeste?
Kirsty si jeune, si débordante de vitalité ! Le besoin de savoir tira Karen de sa
stupeur. L'index reprit sa quête effrénée sur l'annuaire. Owen Chissolm
découvrirait plus vite que quiconque ce qui s'était passé. Il possédait la puissance,
les relations. Ça y était, cette fois, elle avait le numéro. Elle le composa. Quelle
attente angoissante avant qu'on daigne répondre à son appel ! Et puis cette
difficulté à s'exprimer au moment où elle entendit une voix à l'autre bout du fil !
— Je m'appelle Karen Aylward, balbutia-t-elle enfin. Je suis la sœur de Kirsty
Balfour. J'aimerais parler à M. Owen Chissolm, s'il vous plaît.
— Je suis désolé, madame, M. Chissolm est indisponible. Si vous téléphoniez au
studio de télévision après 9 heures, sa secrétaire...
Indisponible. Ce mot sonnait creux dans l'esprit de Karen.
— Je dois absolument lui parler! protesta-t-elle.
— Je regrette, madame, c'est impossible. Si toutefois vous désirez laisser un
message...
Que pouvait-elle dire? Si elle révélait la mort de Kirsty, on croirait à l'appel d'une
folle. Comment justifier rationnellement la certitude de son intuition? Personne
n'irait réveiller Owen Chissolm au milieu de la nuit pour qu'il s'entretienne avec
une détraquée. Il était même inutile d'essayer. D'ailleurs, tout semblait vain.
Maintenant, on ne pouvait plus rien pour sauver Kirsty.
Un cri rauque, presque sauvage, s'échappa de sa gorge dès que Karen reposa le
récepteur. Cette longue plainte douloureuse parut venir du fond des âges.
Instinctivement, Karen se recroquevilla sur elle-même, croisa les bras sur sa
poitrine, agrippa ses épaules. Elle tentait farouchement de retenir ce qui était
perdu. Reviens... reviens... reviens... Cette psalmodie se poursuivit longtemps,
comme pour bercer sa douleur inconsolable.
Les larmes ruisselaient sur ses joues. Rien ne pouvait la délivrer de son angoisse.
Cette perte soudaine, ce vide, cette solitude douloureuse devenaient
insupportables. Rien dans sa vie, pas même la mort de ses parents, ne lui avait
paru aussi cruel. Kirsty et elle étaient alors ensemble pour surmonter ces pénibles
événements. Et quand Barry avait rompu leur mariage, la présence de Kirsty l'avait
moralement soutenue. Mais sa sœur n'était plus avec elle, et elle ne le serait plus
jamais. Cette perte emplissait son cœur d'un chagrin infini.
A demi inconsciente, Karen traversa la maison jusqu'à la chambre de David. Un
irrésistible besoin de le retrouver guidait ses pas. Elle souleva doucement la couette
du lit et saisit l'enfant, puis l'étreignit délicatement contre son épaule. Elle
l'enveloppa d'une couverture.
— Maman..., se plaignit-il, tout somnolant.
— Chéri, ne t'inquiète pas. Dors. Maman est là.
Elle alla s'asseoir dans le rocking-chair, l'enfant sur les genoux. Il s'agita un peu, le
temps de trouver une position confortable, puis se blottit contre sa mère. La
douceur et la chaleur de ce magnifique petit corps, le rythme paisible de sa
respiration aidèrent Karen à supporter sa douleur. Mais les larmes retenues
ruisselaient maintenant en abondance.
Puis la rage enfla son chagrin. Les mêmes questions resurgissaient, obsédantes :
pourquoi Kirsty était-elle morte ? Où se trouvait Hal lorsque sa sœur avait eu
besoin d'aide? Pourquoi ne lui avait-il pas porté secours? Des vagues de haine
s'apprêtaient à déferler. Six années que Kirsty avait consacrées corps et âme à Hal
Chissolm, six années durant lesquelles elle avait amoureusement partagé sa vie. Et
pendant ces six années, jamais il ne lui avait offert la protection et la sécurité
qu'elle méritait. Un homme qui aime une femme veille sur elle. La seule paix que
Kirsty lui devait aujourd'hui était celle de la mort ! Un furieux ressentiment à
rencontre de Hal étreignait Karen. Le diable pouvait bien l'emporter, celui-là!
Automatiquement son pied imprima un mouvement au rocking-chair. Elle berçait
déjà David de cette manière lorsqu'il était nouveau-né. Depuis trois ans
maintenant, elle avait recours au balancement lancinant du fauteuil pour consoler
son fils de ses petits chagrins, de ses peurs enfantines et de la maladie. Cette nuit,
elle le dorlotait au fil des longues heures sombres de son chagrin personnel. Elle
puisait aujourd'hui en lui le réconfort qu'elle lui avait toujours donné.
Kirsty demeurait vivante à l'esprit de Karen, rien ne saurait l'effacer dans son
souvenir. Les images de sa sœur s'y projetaient à une allure vertigineuse.
Audacieux garçon manqué aux allures brouillonnes... écolière espiègle qui
fomentait bien souvent la révolte au sein de la classe, par simple goût de la
plaisanterie... étudiante généreuse se jetant corps et âme sur le campus
universitaire dans la lutte pour soutenir les causes les plus nobles... intrépide
reporter, globe-trotter infatigable, toujours là où surgissait l'événement...
Passionnante et aventureuse jeune femme, sœur adorée !
Les larmes de Karen se tarissaient peu à peu. A force de garder la même position,
son corps s'était engourdi. Mais ses bras endoloris serraient toujours l'enfant. Le
doux balancement du fauteuil se poursuivit jusqu'à l'apparition des premières
lueurs du jour au travers des rideaux. Alors elle alla calmement recoucher David et
sortit de la chambre avec d'infinies précautions.
Elle se demandait si elle obtiendrait des nouvelles précises en joignant une radio ou
bien l'agence de presse, mais le bon sens voulait que Owen Chissolm recueille en
priorité les informations concernant cette tragédie. Hal ne manquerait pas d'en
faire part à son père, songea-t-elle amèrement. Un flot de haine l'étreignit de
nouveau. Hal Chissolm, le grand reporter qui faisait la une de tous les journaux et
dont les articles, toujours très prisés, arrivaient en Australie de tous les points
chauds de la planète. Pour lui, la mort de Kirsty ne constituerait sans doute qu'un
titre comme un autre! Juste de quoi alimenter un peu plus sa notoriété !
Karen attendrait 9 heures. Elle insisterait pour parler personnellement à Owen
Chissolm. Après tout il était l'employeur de sa sœur. Tout du moins il l'avait été,
rectifia la jeune femme en serrant les dents pour refouler la nouvelle poussée de
son chagrin.
Elle s'efforça d'atteindre la cuisine pour se préparer une tasse de café et alluma la
radio. La musique entraînante et les badinages habituels de l'animateur ne parve-
naient pas à retenir son attention. L'immense vide de son âme engourdie ne restait
en alerte que pour d'éventuelles informations en provenance du Moyen-Orient.
Mais pas un mot à ce sujet. Rien au journal de 6 heures. Toujours rien à 7.
Maintenant il fallait s'activer, informer au plus vite le jardin d'enfants qu'elle ne s'y
rendrait pas aujourd'hui. Comment arriver à travailler en de si cruelles cir-
constances ?
— Bouh!...
Karen sursauta nerveusement et leva la tête en direction de la porte.
Tout joyeux, David courait vers sa mère pour l'embrasser comme chaque matin.
Elle prit l'enfant dans ses bras et le fit tournoyer à son grand ravissement. Elle
l'enlaçait si fort contre son cœur qu'il se plaignit d'être trop serré.
— C'est tout ce que tu as trouvé pour me faire peur, coquin ! gronda-t-elle avant de
relâcher son étreinte.
Un sourire malicieux s'épanouissait sur les lèvres de David.
— Je t'ai bien eue cette fois, hein, maman?
— Oui, tu as réussi ! convint-elle avec toute la fierté de son amour maternel.
Il était si adorable ce petit garçon plein de vie, toujours à trotter partout,
questionnant sans cesse, curieux de tout voir et de tout écouter. Il emplissait sa vie,
lui apportant une satisfaction, une plénitude qu'aucune carrière n'aurait pu lui
procurer. Karen se demanda de nouveau si sa sœur n'avait pas parfois regretté de
renoncer à la maternité. Cette énigme, elle ne l'éluciderait sans doute jamais.
— J'ai soif, protesta David en gigotant pour se libérer.
Karen le déposa à terre.
— Lait ou jus d'orange?
— Jus.
— « S'il te plaît », David.
— S'il te plaît, maman, répéta l'enfant avec un plissement de nez espiègle.
Karen hocha la tête en guise d'avertissement. Quelquefois elle soupçonnait David
d'oublier délibérément les règles de politesse qu'elle lui enseignait. On aurait dit
qu'il prenait un malin plaisir à la taquiner rien que pour voir jusqu'où il pouvait
aller. Elle lui sourit et le contempla d'un air songeur tandis qu'il buvait son jus
d'orange. Elle regrettait presque farouchement qu'il ait hérité les yeux de son père,
si pénétrants, si clairs. D'épais cils bruns ombraient délicatement ses prunelles gris
argenté. Un regard singulier qui ne dévoilait pas facilement ses mystères. Un
regard fascinant. Certaines mères prétendaient qu'il était presque trop beau pour
un garçon. A part ses yeux, David ressemblait en tout point à sa mère, jusqu'aux
reflets chauds de sa chevelure brune.
— On va faire de la peinture, maman?
Une tristesse soudaine traversa les pensées maternelles de Karen. Aujourd'hui
n'était pas un jour comme les autres. C'était le premier jour de sa vie sans Kirsty.
— Nous n'irons pas au jardin d'enfants, David. Nous resterons jouer à la maison.
Tu pourras peindre si tu veux. Maintenant, allons nous habiller, c'est l'heure du
petit déjeuner.
Le babillage incessant du bambin aidait Karen à ne pas se laisser engloutir par ses
tourments. Elle lui mit des vêtements pratiques afin qu'il soit plus à l'aise pour
s'amuser et enfila quant à elle une jupe de gabardine marron, un corsage de soie
grège et des chaussures sobres à talons plats. Tout en brossant sa longue chevelure
qui lui tombait en vagues ondoyantes sur les épaules, elle évaluait les différentes
tentatives de démarches. Se rendre au studio de télévision? Avant tout, rencontrer
quelqu'un. Faire enfin quelque chose de concret.
— Est-ce qu'on va sortir, maman?
Plein d'espoir, David observait la tenue de sa mère. La question était judicieuse.
Pour rester à la maison elle mettait habituellement un jean. Elle posa la brosse et
prit la main de l'enfant.
— Peut-être. Es-tu prêt pour le petit déjeuner, maintenant? Tu veux une banane
avec tes corn flakes?
— Oui, s'il te plaît.
Le petit garçon avait malicieusement pris soin de bien mettre en relief le « s'il te
plaît ».
Un sourire effleura les lèvres de Karen. Elle regarda le gamin s'échapper en courant
pour la devancer. Ce petit bonhomme était si coquin, si vivant ! Il deviendrait très
facilement un gamin effronté si elle n'y prenait garde.
Avant que Karen ait eu le temps de parvenir dans la cuisine, il grimpait déjà sur le
tabouret pour prendre une banane dans la coupe à fruits. Il la tendit à sa mère puis
alla s'asseoir à sa petite table dans la pièce attenante. A l'époque où elle était
mariée avec Barry, Karen réservait ce lieu au petit déjeuner mais elle l'avait
transformé ensuite pour en faire la salle de jeux de David. C'était l'espace le plus gai
et le plus ensoleillé de la maison. Les placards abritaient la plupart des jouets du
petit garçon et ses chefs-d'œuvre picturaux ornaient très largement les murs. Cette
pièce présentait l'avantage de communiquer avec la cuisine, ce qui permettait à
Karen de garder un œil sur son fils tout en préparant les repas.
Elle déposa les corn flakes devant lui. Elle s'apprêtait à aller téléphoner au jardin
d'enfants quand la sonnerie de la porte d'entrée la fit tressaillir. Son cœur se serra.
La jeune femme lança un rapide regard à la pendule murale. 7 h 52. Cinq heures et
demie écoulées depuis la mort de Kirsty. Quelqu'un venait-il à ce sujet?
— David, on a sonné. Je vais ouvrir. Mange ton petit déjeuner puis amuse-toi avec
ton jeu de construction, d'accord?
Elle avait réussi à garder une voix ferme et naturelle au prix d'un gros effort.
L'enfant acquiesça, la bouche pleine de corn flakes.
Karen ferma prudemment la porte derrière elle. Elle souhaitait ôter à David toute
éventuelle envie de la suivre. Mieux valait qu'il n'entende rien à propos de la mort
de Kirsty. L'épreuve lui paraîtrait à elle moins pénible. Elle se réserverait la faculté
de lui en parler plus tard, à un moment plus opportun.
Il fallait rester calme et digne, se dit-elle gravement. Les raisons et les
circonstances de la disparition de sa sœur ne devraient pas modifier cette attitude.
Se résigner à cette affreuse nouvelle puis décider ensuite de la conduite à suivre.
Karen inspira profondément pour se donner du courage et ouvrit résolument la
porte.
Le père de Hal. Owen Chissolm en personne. Le visage du magnat de la presse était
beaucoup trop célèbre pour qu'il y eût la moindre erreur, même si ce matin cet
homme blême et tendu paraissait plus âgé. Le temps de se ressaisir, elle avait
déchiffré un éclair de stupeur dans son regard.
Une lueur d'incrédulité, une sorte d'étrange espoir animaient les yeux de M.
Chissolm. Karen mit du temps à comprendre ce qui le troublait... Kirsty, bel et bien
en vie, debout devant lui ! Il se trouvait en présence de son reflet parfait! Cette
épaisse chevelure brune, ces larges yeux noisette, ces sourcils harmonieusement
arqués, cette peau veloutée, ce teint de pêche et ce menton creusé d'une légère
fossette... Oui, la réplique exacte de Kirsty Balfour.
— Je suis Karen Aylward, monsieur Chissolm, la sœur de Kirsty.
Il porta une main tremblante à son visage. Ce geste trahissait une vulnérabilité
déconcertante de la part d'un homme aussi puissant.
— Pardonnez-moi. J'ignore pourquoi, je vous imaginais plus âgée. Je ne pensais
pas que vous étiez jumelles.
Karen ressentit un élan de compassion pour lui. Il assumait un devoir bien ingrat.
La main retomba et l'impressionnante carrure se redressa pour recouvrer sa
dignité. Les yeux bleu pâle noyés de chagrin soutenaient stoïquement le regard de
la jeune femme.
— Je viens vous voir à propos de votre sœur. S'il vous plaît, puis-je entrer?
— Bien sûr.
Il sourcilla en pénétrant dans l'appartement. Il ne parvenait pas à masquer sa
préoccupation.
— Votre mari est-il actuellement à la maison ?
Karen refermait la porte. En se retournant elle constata l'embarras de son visiteur.
— Je n'ai plus de mari. Je suis divorcée depuis deux ans.
Tout en introduisant M. Chissolm dans le salon, Karen éprouva l'étrange
impression qu'il était presque soulagé d'apprendre cette nouvelle. Quelle idée
absurde ! Karen préféra oublier ce sentiment saugrenu.
— Je vous en prie, asseyez-vous.
Elle l'invita d'un geste à prendre place dans un fauteuil tandis qu'elle s'asseyait
elle-même sur le sofa. Elle avait beau connaître la raison de cette visite, ses nerfs
demeuraient tendus par la nécessité de se composer une attitude.
Owen Chissolm préféra rester debout. Cette silhouette corpulente devait mesurer
plus de un mètre quatre-vingt-dix. Il portait un costume sombre à fines rayures,
une chemise blanche et une cravate gris-bleu. Ses vêtements foncés et son teint
livide lui ôtaient l'éclatante prestance dont il témoignait habituellement. A coup
sûr, il avait été bel homme, peut-être même davantage que son fils. Avec ses traits
virils, adoucis par la noblesse de ses cheveux de neige, il demeurait toujours aussi
remarquable. Mais ce matin, l'âge, la douleur et la fatigue gravaient impi-
toyablement leurs empreintes sur le nabab qui avait coutume de faire trembler
toute la presse. Un petit geste guindé trahit soudain sa gêne.
— Je n'apporte pas de bonnes nouvelles, madame Aylward.
Karen soutenait fermement le regard de son interlocuteur.
— Inutile de me l'annoncer avec ménagement. Je sais que Kirsty n'est plus,
monsieur. Je n'espère pas que vous puissiez me comprendre, mais sachez que...
que j'ai ressenti sa mort très tôt ce matin. J'ai alors tenté de vous contacter, mais on
m'a répondu que vous étiez indisponible. Je vous serais reconnaissante de me
donner des détails sur les circonstances de son décès.
Tout en parlant, Karen luttait contre le chagrin. Elle ne parvenait à se contrôler
qu'au prix d'un terrible effort.
Owen Chissolm la scruta un long moment avant d'aller s'asseoir. Il s'affaissa dans
le fauteuil et se passa la main sur le front comme pour se clarifier l'esprit.
— Une bombe terroriste. Oh, elle ne lui était pas particulièrement destinée.
L'engin avait été placé dans une voiture garée en face de l'hôtel où votre sœur...
II s'interrompit pour s'éclaircir la gorge. Les faits avaient été énoncés avec calme
mais la voix se mit à trembler un peu, quand il poursuivit :
— ... où votre sœur... et mon fils... résidaient à Tel-Aviv. Kirsty et Hal sortaient
dîner. Ils venaient juste de franchir la porte du Majestic. Kirsty le devançait légère-
ment. Elle...
— Il est en vie ! Il est en vie et Kirsty est morte ! Elle se trouvait devant lui et elle a
pris le plus gros de la déflagration, n'est-ce pas?
Un accès d'amertume l'avait instinctivement poussée à se redresser.
— Pour autant que je le sache, mon fils est encore en vie, madame. Une équipe de
chirurgiens l'opère depuis trois heures maintenant. Il lui reste une légère chance de
s'en sortir.
Karen se détourna. Elle regrettait son emportement. Sa haine pour Hal Chissolm
s'était soudain dissipée tandis qu'elle prenait conscience du chagrin et de la folle
angoisse de son père. La honte enflamma ses joues.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
La jeune femme se laissa glisser sur le sofa. Pendant quelques instants très tendus,
elle fixa ses mains jusqu'à ce que les mots appropriés lui viennent à l'esprit :
— C'est généreux de votre part de m'avoir rendu visite personnellement alors que
vous devez être... si inquiet. J'espère que l'opération réussira.
Elle respira profondément avant de poursuivre :
— Pouvez-vous me dire ce que je dois faire pour... pour Kirsty?
Aucune réponse. Déconcertée par ce silence inattendu, Karen leva la tête. Elle
découvrit sur le visage de M. Chissolm une étrange expression de compassion
mêlée de détermination.
— Votre sœur a survécu quelques minutes à l'explosion.
Le souvenir de la douleur et de ces quelques minutes dérisoires assombrit les yeux
de Karen.
— Je sais.
Il éprouva le besoin de tousser de nouveau. Cette clairvoyance qu'il ne comprenait
visiblement pas le déconcertait.
— Madame Aylward, Kirsty est morte dans les bras de Hal. Elle a pu lui parler
avant de s'éteindre.
Il s'interrompit, hésitant sur la meilleure manière de mener son récit.
— Même si Hal parvient à se réveiller de cette opération, les risques de
complications seront considérables. Les médecins m'ont averti de toutes les suites
à redouter. Son état demeurera critique assez longtemps. Je suis venu vous
demander d'accéder à la requête la plus urgente, la plus insistante de mon fils.
Peut-être la dernière...
Le cœur de Karen se serra. Ce regard qu'il lui lançait... cette phrase en suspens...
Elle redouta le pire.
— Hal désire voir son fils.
Non ! Non, non et non ! Ce cri de protestation ébranlait la jeune femme au plus
profond d'elle-même. Une foule de questions l'assaillait. « Pourquoi as-tu fait cela,
Kirsty? Pourquoi lui as-tu dit? Tu as violé notre pacte sacré ! Tu avais fait serment
de garder le secret à tout jamais. »
Owen Chissolm l'observait scrupuleusement. Il la sondait de son regard perçant. Il
attendait.
— Avant de mourir, Kirsty lui a avoué qu'ils avaient un fils et que l'enfant se
trouvait avec vous.
— David est maintenant mon fils, monsieur, proclama Karen avec toute la fierté
possessive d'une mère. Pas celui de Kirsty ni de Hal. Le mien !
Une fermeté inébranlable la poussait à soutenir le regard inquisiteur d’ Owen
Chissolm.
— Quel âge a ce garçon ?
— C'est sans importance !
La réplique avait été véhémente. Ses mains tremblaient. Elle serra les poings.
Owen Chissolm étudia un long moment son interlocutrice avant de déterminer
comment poursuivre l'entretien. Lorsqu'il reprit la parole, il témoigna d'une
surprenante douceur :
— Madame Aylward, je n'ai aucune intention de vous soustraire votre enfant. Je
désire simplement que vous vous rendiez tous deux avec moi à Tel-Aviv. Nous
prendrons le premier avion disponible. Aujourd'hui de préférence et quel qu'en soit
le prix ! Hal est mon fils unique, et je...
L'émotion commençait à altérer inexorablement sa voix. Il la raffermit
courageusement :
— Je suis prêt à faire l'impossible pour lui. Une fois là-bas, il vous appartiendra de
décider ce que vous souhaitez faire pour votre sœur. J'assumerai l'entière charge
des diverses dispositions que vous prendrez à ce sujet. Si Hal est toujours vivant, je
vous prierai de bien vouloir lui rendre visite avec moi à l'hôpital et lui présenter...
l'enfant. C'est tout ce que je vous demande. Je suis persuadé que vous comprendrez
l'envie de donner à mon fils tout ce qui est susceptible de l'aider dans un moment
comme celui-ci.
Un soupir douloureux échappa au célèbre magnat de la presse. La lassitude emplit
de nouveau ses yeux.
— Je suis sincèrement désolé de m'immiscer ainsi dans votre vie privée et dans
votre chagrin. Je sais fort bien que je n'ai aucun droit d'exiger autant de vous. Sim-
plement, je vous demande instamment... je vous supplie de m'accompagner.
— Non!
La détermination de Karen ne laissait aucune place à la compassion. Elle ne
pouvait faire ce voyage. C'eût été admettre que David était le fils de Hal. Non,
jamais elle n'en conviendrait.
— Kirsty a désiré que Hal connaisse l'existence de son fils, madame. Ce fut sa
dernière volonté. Vous ne pouvez pas l'ignorer?
En effet, comment passer outre? Les larmes lui voilèrent les yeux.
Comprendrait-elle un jour ce qui avait pu pousser Kirsty à la trahir? Peut-être
avait-elle pensé que Hal succombait en même temps qu'elle? Au moment où tous
deux s'apprêtaient à quitter la vie, avait-elle cru nécessaire, pour atténuer ce
désespoir, qu'il sache qu'un petit être issu de leur couple leur survivait ? Un fils
confié à Karen, quelques jours seulement après l'accouchement de Kirsty.
Au nom de la haine qu'elle portait à Hal, la jeune femme s'insurgeait contre la
proposition d’ Owen Chissolm. Mais elle était trop redevable envers sa sœur
jumelle pour contrer sa dernière volonté. Impossible d'oublier que, grâce à elle,
David était devenu son fils !
— Alors, juste une fois. Soit, j'irai à Tel-Aviv et j'emmènerai David. Mais il verra
Hal une seule fois. N'en attendez pas davantage.
Le désespoir gagnait Karen. Tout en refusant de l'admettre, elle se doutait que cette
réponse prenait une allure d'aveu tacite.
— Cette décision vous appartient, madame. Je n'insisterai pas davantage.
— C'est mon fils, balbutia-t-elle, les yeux inondés de larmes.
Les papiers d'adoption s'avéreraient-ils suffisants pour lutter contre l'immense
pouvoir de la famille Chissolm? Allait-on maintenant lui arracher David ? Non, elle
aurait nécessairement la loi de son côté.
Owen Chissolm quitta son siège et fit quelques pas en direction du sofa. Il prit les
mains de Karen entre les siennes et, doucement, l'aida à se lever. Puis, la regardant
droit dans les yeux, il lui parla avec une franchise chaleureuse qui la tranquillisa un
peu :
— Je vous promets que vous ne perdrez rien à venir avec moi. Mais nous devons
agir vite, sinon il risque d’être trop tard. Préparez-vous dès maintenant. Je me
charge de l'organisation du voyage. Faites vos valises et tenez-vous disponible pour
partir cet après-midi. Je vous informerai de la suite des événements.
Elle désirait lui demander... ce qu'il adviendrait si Hal mourait avant qu'ils ne
décollent. Mais cela n'avait plus d'importance. Owen Chissolm savait à présent que
David existait. Hal n'avait jamais souhaité d'enfant. Pourquoi cette paternité
l'aurait-elle soucié davantage aujourd'hui? En revanche, son père constituait le plus
grave danger.
— Avant de prendre congé, puis-je...
Il s'interrompit, surprenant sur le visage de Karen une expression d'effroi.
— ... Puis-je voir votre fils, madame Aylward?
— Il est... il est en train de jouer. Je ne tiens pas à le déranger.
— Faites-moi confiance.
Le pouvait-elle? Elle n'avait guère le choix. Il ne lui restait plus qu'à se soumettre.
Résignée, elle conduisit Owen Chissolm jusqu'à la salle de jeux. Assis sur la
moquette, David y construisait dans une joyeuse effervescence une structure qui
ressemblait à une base de lancement d'engins spatiaux. On lisait sur son visage tout
l'effort de concentration nécessaire à la réalisation d'un si vaste projet. Il
assemblait les blocs avec une ardente attention. Il allait enfin parvenir au sommet
de son impressionnant édifice. A peine eut-il levé un regard radieux vers sa mère
que sa vigilance se porta en direction de l'homme debout derrière elle.
— Un visiteur, maman?
— Oui. Dis bonjour à M. Chissolm, David.
Le petit bonhomme se leva en trébuchant légèrement. Sa moue espiègle s'éclaira en
signe de bienvenue.
— Bonjour, monsieur Chiss...
— Monsieur Chissolm, lui souffla sa mère.
— Monsieur Chissolm, répéta l'enfant d'un air triomphant.
Le vieil homme s'accroupit à côté du petit garçon. Alors tout le poids des années et
la pâleur triste de son visage disparurent par enchantement. Il regardait David
dans les yeux... des yeux qui étaient l'exacte réplique de ceux de Hal.
— Bonjour, David. Qu'es-tu en train de construire?
— Une station spatiale.
— Elle est fantastique. As-tu déjà voyagé dans un avion, David?
— Non.
— Et que penserais-tu si nous en prenions un ce soir ? Toi, ta maman et moi. Ça te
plairait?
Les yeux de l'enfant brillaient d'excitation.
— C'est vrai qu'on peut, maman? Oh, dis-moi, c'est vrai ?
Karen acquiesça doucement, luttant pour refouler ses larmes. Quelle chance
avait-elle face à la richesse et à la puissance extraordinaires de Owen Chissolm ?
— Et puisque nous irons en avion ensemble, j'aimerais que tu m'appelles Pop au
lieu de monsieur Chissolm.
— Pop!
David, la mine épanouie, observait avec ravissement cet étrange visiteur qui se
révélait décidément bien sympathique.
— C'est facile, Pop. C'est votre prénom?
— Pour toi, ça le sera. Maintenant pourquoi ne construirais-tu pas un gros jet? Tu
me le montreras lorsque je reviendrai tout à l'heure.
— D'accord.
Tout heureux de cette perspective, David s'agenouilla immédiatement pour se
mettre à l'ouvrage.
Owen Chissolm caressa la petite tête brune en signe d'approbation avant de se
relever. S'il y avait eu le moindre doute dans son esprit, maintenant il n'en restait
plus aucun. Il avait bien reconnu son petit-fils.
Karen se détourna, au bord du malaise, la peur chevillée au ventre. Elle marcha
comme un automate jusqu'à la porte d'entrée en songeant à la toute-puissance de
l'homme qui la suivait. Il avait donné sa parole qu'il ne ferait rien pour lui ravir
David et elle devait le croire. Pourtant, dans sa hâte de le voir partir, elle tenait la
porte grande ouverte pour le laisser passer. Mais elle maudissait cette irruption
dans sa vie. Comment David et elle pourraient-ils désormais lui échapper? Même
s'il ne lui arrachait pas vraiment l'enfant, une menace permanente empêcherait à
tout jamais son amour maternel de s'épanouir avec sérénité. Les hommes de la
trempe de Owen Chissolm ne laissent pas impunément échapper leurs héritiers. Ils
les gardent jalousement.
Au moment de franchir le seuil, il se tourna vers Karen.
— C'est un bel enfant.
Elle leva vers lui un visage empreint d'une fierté naïve.
— C'est mon fils.
— C'est aussi celui de Hal. Et de Kirsty.
La déclaration tombait, catégorique, sans équivoque.
Karen ne répondit pas, et le messager du désespoir s'éloigna sans un mot. Le
chauffeur ouvrit la portière de la Rolls qui stationnait le long du trottoir. Owen
Chissolm y pénétra. Même pas un regard en arrière. Il disparut derrière les vitres
teintées de l'opulente voiture qui ne tarda pas à prendre de la vitesse.
Mission accomplie ! pensa Karen avec amertume. Mais elle savait aussi que le pire
était encore devant elle.
La jeune femme ferma un instant les paupières. Elle songea à Kirsty étendue entre
les bras de Hal, livrant d'une voix étranglée ses derniers mots. Qu'est-ce qui avait
pu l'inciter à avouer son douloureux secret? Avait-elle trahi sa sœur adorée ? Non,
sûrement pas ! Le mystère demeurait entier.
2.
— Mesdames et messieurs, le commandant Dayson et tout l'équipage d'El Al
espèrent que ce vol vous a été agréable. Nous allons atterrir à Lydda Airport dans
quinze minutes...
Lydda Airport... Tel-Aviv... L'ultime étape, la ville qui avait tué Kirsty. Les longues
heures de voyage n'avaient fait qu'accroître l'état dépressif de Karen. Son regard las
étudiait le visage tendu de Owen Chissolm. Peut-être la situation s'avérait-elle plus
cruelle encore pour lui. Une lueur de compassion traversa un instant la jeune
femme. Certes Hal avait survécu à l'opération, mais son père ignorait tout des
nouvelles qui l'attendaient à son arrivée. De longues heures d'avion les séparaient
maintenant du dernier bulletin de santé d'un malade en situation critique.
En dépit des craintes que lui inspiraient la solide position sociale et la puissance
notoire de Owen Chissolm, Karen reconnaissait combien il lui était difficile de trou-
ver cet homme antipathique. La gentillesse et la considération dont il l'entourait,
l'infaillible patience dont il avait fait preuve à l'égard de David au cours de ce
voyage témoignaient de ses qualités humaines. Son instinct la mettait néanmoins
en garde. Il lui fallait autant que possible tenir ses distances. Elle en avait
parfaitement conscience, Owen Chissolm essayait peu à peu de s'attirer ses bonnes
grâces et celles de David. Mais comment s'y opposer? Le petit garçon,
complètement subjugué par « Pop », jouissait déjà de l'entière attention de son
grand-père. Le magnat de la presse était célèbre pour son caractère possessif et
dominateur. Karen soupira de découragement.
— Karen...
Elle risqua un regard prudent. Les pâles yeux bleus du vieil homme cherchaient les
siens avec angoisse.
— Je suis désolé, il faut que je vous parle maintenant. Il nous reste si peu de
temps. Je comprends le chagrin que vous inspire la mort de votre sœur et j'y
compatis très sincèrement, mais je dois aussi me préoccuper de Hal. Vous ne
l'aimez guère, n'est-ce pas?
Il eût été inconvenant et mesquin de l'admettre face à la douleur d'un père.
— Je ne l'ai jamais rencontré, monsieur, dit-elle d'un ton évasif. Je ne connais votre
fils qu'au travers de ma sœur.
— Je vous en prie, soyez franche. L'honnêteté me pousse à vous avouer que
moi-même je n'ai pas toujours apprécié son comportement. Mais la haine que vous
avez manifestée, Karen, ne semble pas dater de la mort de votre sœur.
Elle ne lâcha la vérité qu'après un long moment d'hésitation.
— Il a volé à Kirsty le bonheur auquel elle avait droit. Par son égoïsme, il l'a privée
de leur enfant. Je ne peux lui pardonner cela.
— Ainsi vous le détestez.
— Oui.
La contrariété tendit davantage encore le visage parcheminé.
— Les êtres humains ne sont ni anges ni démons, Karen. Vous portez sur mon fils
un jugement très sévère sans le connaître personnellement. Hal et moi n'avons pas
toujours eu le même regard sur la vie, mais il est mon fils et je l'aime. Son état reste
très critique, il peut mourir d'un instant à l'autre. Je vous demande d'agir avec
patience et tolérance lorsque vous le verrez. J'espère de tout mon cœur que vous et
moi saurons nous comporter en gens raisonnables dans une situation, il est vrai...
déconcertante.
Rien qu'à la pensée de découvrir Hal, de demeurer seule en sa compagnie pour lui
présenter David, tout son être se rebellait. Mais Karen se devait d'exécuter les
dernières volontés de sa sœur.
— J'essaierai de me montrer compréhensive, répondit-elle brièvement.
David s'agita soudain dans son sommeil.
— Maman... maman, j'ai mal !
— Où, mon chéri?
— Mes oreilles, maman !
L'avion avait amorcé sa descente. Karen donna un chewing-gum à son fils pour
combattre la pression qui meurtrissait ses tympans. Puis elle eut l'idée de le
distraire de son inconfort en attirant son attention vers le hublot qui découvrait
maintenant la côte israélienne.
La descente semblait ne jamais en finir, et ce fut avec soulagement que les
passagers ressentirent la légère secousse des roues sur la piste d'atterrissage.
David oublia bien vite ses petits tourments, trop occupé qu'il était à vouloir suivre
le fonctionnement complexe d'un aéroport international. Lasse, Karen marchait en
silence à côté de Owen Chissolm. On n'était qu'en milieu de matinée en Israël.
Ajouté à la fatigue physique du long voyage et aux émotions épuisantes de la veille,
le décalage horaire achevait de désorienter la jeune femme. Mais elle n'en
appréciait pas moins l'amabilité de M. Chissolm, son guide sur ce territoire
étranger.
Harper, le valet de chambre du magnat de la presse, était demeuré en classe
touriste. Il les rejoignit dans le hall. Il lui avait été présenté brièvement avant
l'embarquement, mais Karen n'avait guère eu le loisir de s'entretenir avec lui.
Deux israéliens se dirigèrent vers eux pour les accueillir. Ils s'exprimaient aussi
bien en anglais qu'en hébreu. Les voyageurs furent informés des dernières
nouvelles concernant Hal. Son état demeurait toujours si grave que les médecins
réservaient leur diagnostic. Il avait cependant repris connaissance pendant deux
heures, deux heures au long desquelles il avait réclamé sans relâche de voir son fils.
On lui avait assuré que M. Chissolm et David prenaient l'avion pour le rejoindre.
Karen remarqua non sans quelque ressentiment que sa propre présence ne
semblait pas avoir été mentionnée. Dans l'esprit de Hal, la sœur de Kirsty devait
être hors de propos. Eh bien, il ne tarderait pas à découvrir qu'il en allait
autrement, résolut-elle. Il devrait désormais compter avec la mère adoptive de son
enfant. Les dernières informations parurent tonifier le magnat de la presse que le
chagrin rendait jusqu'ici méconnaissable. Il s'anima soudain et son pas devint plus
alerte. Karen était heureuse pour lui que Hal soit toujours en vie, même si cela ne
faisait qu'accroître ses soucis et sa peine à elle. Pourquoi Kirsty n'avait-elle pas été
seulement blessée? Pourquoi cette mort injuste? Autant de questions qui ne
trouveraient jamais de réponse !
— Karen...
Elle leva vers Owen Chissolm un regard terni par l'affliction. Il hésita, déchiré entre
l'urgence de sa demande et la conscience de ce que cette ville signifiait pour elle.
Mais la hâte d'en venir au fait l'emporta finalement.
— Harper se chargera de faire transporter nos bagages jusqu'à l'hôtel. Je compte
me rendre directement à l'hôpital. Je sais que c'est beaucoup vous demander, mais
nous sommes venus de si loin et...
— Je viens avec vous.
Plus vite elle en aurait fini mieux ce serait, songea Karen avec une sombre
résignation. Ensuite elle pourrait consacrer toute son attention aux dispositions à
prendre pour les obsèques de Kirsty.
Owen Chissolm lui témoigna gratitude et remerciements par une douce pression
sur le bras.
— Il peut y avoir une longue attente à l'hôpital, avertit-il courtoisement.
Karen jeta un regard à l'enfant. Elle ne serait pas en paix tant qu'il n'aurait pas été
présenté à Hal.
— Nous nous débrouillerons. Ça ira.
Une limousine les attendait. L'un des Israéliens prit place à côté du chauffeur
tandis que Owen Chissolm s'asseyait à l'arrière en compagnie de Karen et de David.
Tout dans cet homme remarquable était empreint d'efficacité. Chaque fois qu'il
agissait, c'était avec classe. Le moindre de ses comportements semblait prévu avec
une précision d'horloge pour concourir à la réussite de ses projets. Sa compétence,
sa puissance, sa richesse en faisaient un homme des plus redoutables.
Les larmes noyèrent les yeux de Karen. Larmes de fatigue et de désespoir. Larmes
aussi de rage contre une situation cruelle et injuste qui la mettait en état d'infério-
rité. Elle avait perdu Kirsty. Les Chissolm lui raviraient-ils maintenant David? La
loi serait sûrement de son côté puisque l'adoption avait été légalisée, mais le fait de
son actuel célibat et sa contrainte à travailler pour subsister jouaient à n'en pas
douter contre elle. Si Barry était resté, sa position eût été plus forte.
— Pourquoi ne pas avoir eu d'enfant vous-même, Karen ? Il doit bien y avoir une
raison.
La question la surprit au milieu de ses pensées concernant son ex-époux. Elle lança
un morne regard à Owen Chissolm.
— Mon mari ne pouvait pas avoir d'enfant.
Les yeux bleus se firent plus pénétrants, plus attentifs.
— Et aucun médecin n'a su y remédier?
Cette évocation réveillait en Karen une foule de souvenirs douloureux. Ce fatal
rapport médical avait sonné le glas de leur mariage. Barry s'était alors mis à
papillonner de-ci, de-là, sans doute pour se prouver sa virilité. Karen s'était sentie
doublement trompée.
— Aucun de nous n'a vraiment bien assumé la situation. Nous avions essayé d'avoir
un bébé pendant quatre ans, admit-elle tristement.
— Vivait-il encore avec vous lorsque David est arrivé?
Karen jeta un bref regard à son fils mais le petit garçon était trop occupé à observer
le spectacle coloré de la rue pour prêter la moindre attention à la conversation.
Karen sourcilla légèrement en direction de Owen Chissolm, demandant sa
discrétion, puis elle répondit à voix basse :
— Nous étions encore mariés. Après une année particulièrement accablante, je
l'avais persuadé d'adopter un bébé. C'est alors que Kirsty devint enceinte. Elle me
dit à l'époque que Hal lui avait suggéré d'avorter mais qu'elle rejetait cette idée.
Elle voulait que Barry et moi élevions l'enfant. Quand David devint notre fils, mon
mari ne put supporter l'amour que je portais à un bébé qu'il n'avait pas conçu. Je
me suis alors refusée à abandonner le petit et nous nous sommes séparés.
— David est donc indirectement responsable de votre rupture, répliqua Owen
Chissolm d'un air songeur. Et maintenant il est devenu toute votre vie.
Les mâchoires serrées, Karen exprimait une inébranlable détermination.
— David est mon fils, monsieur, légalement, moralement, affectivement. Enfin,
dans tous les sens du terme. Personne ne parviendra à me le prendre. Pas plus que
je ne l'abandonnerai.
Son regard de défi fut accueilli avec une sympathie à laquelle elle ne s'attendait pas.
Owen Chissolm lui répondit d'une voix étonnamment calme et douce :
— Qui vous le demande, Karen? Je vous promets d'expliquer la situation à mon fils.
Il n'a pas eu le choix, il ignorait tout de David jusqu'à ce que Kirsty lui en avoue
l'existence à l'instant de sa mort. Ne le condamnez pas sans l'avoir entendu.
Karen serra les dents pour résister à une violente envie de répliquer. Elle refusait
catégoriquement l'argument fallacieux de Owen Chissolm. Les faits en disent
toujours plus long que les beaux discours et Kirsty n'aurait jamais abandonné son
bébé si Hal avait été heureux de sa grossesse. S'il voulait aujourd'hui rencontrer
David, ce ne pouvait être que face à l'angoisse de sa propre mort. Après tout, ça ne
l'engageait pas à grand-chose de voir le petit garçon. Son mode de vie égoïste ne
s'en trouverait pas pour autant modifié. Songeuse, la jeune femme garda un silence
morose pendant le reste du trajet jusqu'à l'hôpital.
Le vaste complexe médical devint très vite un nouvel objet de curiosité pour David.
Owen Chissolm et l'hôte israélien partirent immédiatement quêter les dernières
nouvelles auprès des internes, laissant David et sa mère dans la salle d'attente.
Fatigue et appréhension avaient épuisé Karen, et l'obsédante pensée de sa sœur
contribuait à la rendre plus vulnérable encore. Par la force des choses, l'hôpital lui
renvoyait trop l'image de la mort. Rien qu'y rendre une visite devenait une torture.
La curiosité de David, sans cesse plus pressante, s'avérait extrêmement difficile à
satisfaire. L'attente anxieuse du bulletin de santé se prolongeait. Une éternité
sembla s'écouler avant le retour de Owen Chissolm.
Le vieil homme s'effondra sur un siège près de Karen. Son visage était empreint de
gravité, ses traits tirés. L'angoisse cernait ses yeux.
— Karen, Hal est actuellement conscient. Je lui ai parlé... je l'ai préparé... mais je ne
suis pas certain qu'il comprenne que...
Il hésita et hocha la tête.
— Il peut vous prendre pour Kirsty... Dieu sait que je me suis mépris moi-même
lors de notre première rencontre l'autre matin. Pourriez-vous assumer cette éven-
tualité?
La jeune femme blêmit.
— Vous voulez dire que je dois faire semblant de...
— Non, bien sûr que non, coupa-t-il en toute hâte. Simplement j'aimerais que... que
vous vous teniez prête. Je comprends combien tout cela est pénible pour vous et je
regretterais que ce genre de complication vous bouleverse davantage. Ne serait-il
pas plus facile pour tout le inonde que vous me laissiez accompagner David... ?
— Non!
Karen s'était levée, catégorique, le regard menaçant.
— Nous irons ensemble ou pas du tout !
Le ton péremptoire soulignait l'inutilité de s'étendre le sujet. Elle se dirigea
résolument vers David qui feuilletait des magazines sur un coin de table à
proximité et lui saisit la main.
Owen Chissolm quitta aussitôt son fauteuil.
— Je ne pense pas que ce soit raisonnable, Karen. Ni pour lui, ni pour vous.
— David est mon unique préoccupation. Devoir se séparer de moi dans un lieu
étranger l'effraierait. Les hôpitaux angoissent déjà suffisamment les adultes pour
qu'on n'y laisse pas les enfants seuls, affirma-t-elle sans se soucier de savoir si son
comportement était bien sage.
Personne ne lui ôterait son fils ! Non, personne !
Owen Chissolm tenta un geste pour intercéder mais sa main retomba aussitôt face
à l'obstination de Karen.
— Je vous accompagne à sa chambre.
Un haussement d'épaules défaitiste avait accompagné cette réponse soumise.
— Où on va maintenant? demanda David alors qu'ils arpentaient les longs couloirs
de l'hôpital.
— Rendre visite à quelqu'un qui désire te voir, répondit Karen avec prudence. Mais
il est très malade. Tu dois te montrer particulièrement sage et gentil.
— Qui c'est?
— Le fils de M. Chissolm. Comme toi tu es le mien.
— Il est comme moi, Pop? demanda David avec toute l'innocence de l'enfance.
Le cœur de Karen se serra. Owen Chissolm trouva seul la force de répliquer :
— Oui, il est comme toi, David. Sauf qu'il a grandi.
— Comment il s'appelle?
Les questions et les réponses se succédèrent tout au long du couloir qui menait à la
chambre, mais Karen les entendait à peine. Elle s'armait de courage pour affronter
l'homme qui avait été le compagnon de sa sœur... et qui était le père de son fils. Le
père biologique. Elle se répéta plusieurs fois ces deux mots pour se rassurer. Après
tout. Hal n'était rien d'autre qu'un géniteur et peu importait qu'il fût au seuil de la
mort, elle n'éprouverait aucune pitié pour lui. Kirsty n'était plus de ce monde, seul
ce fait comptait.
Lorsque Owen Chissolm ouvrit la porte, un instinct maternel primitif incita Karen
à se baisser pour prendre David dans ses bras. Elle l'agrippa possessivement et
brava le vieil homme du regard. Elle était prête à défier le monde entier en cas de
besoin. Les dernières volontés de Kirsty les avaient conduits ici mais il ne s'agissait
pas pour autant que Hal ou son père lui dictent sa conduite. Owen Chissolm n'émit
aucun commentaire. Il pénétra dans la chambre et invita Karen à le suivre. Son fils
toujours serré très fort contre son cœur, elle fit quelques pas dans la pièce.
Hal reposait les yeux clos, le visage immobile, blême, les traits tirés. L'émotion
étreignit Karen. Soudain une étrange pensée lui envahit l'esprit : elle ne voulait pas
que cet homme meure. Quelle utilité aurait cette mort ? Quelle satisfaction
mesquine en tirerait-elle? Mais sa réflexion fut balayée par une nouvelle
appréhension. Que se passerait-il si le choc de la découvrir... de voir le reflet vivant
de Kirsty...
— Il dort? chuchota David.
Les yeux du blessé s'ouvrirent. Des yeux gris argenté, les yeux de David. Mais on y
lisait un chagrin intense et une conscience douloureuse que jamais aucun regard
d'enfant n'aurait pu exprimer. Trop tard maintenant pour que Karen se retire. Elle
ne pouvait plus quitter ces yeux qui la fixaient et la subjuguaient. Ils demeurèrent
rivés sur elle un long moment. Un moment à donner froid dans le dos. Puis le
regard de Hal glissa légèrement pour dévorer avec avidité le petit garçon encore
blotti dans les bras qui l'avaient soulevé de terre. Pourtant aucune joie ne paraissait
naître de ce lent et minutieux examen. Rien qu'une torture, une torture
apparemment aussi forte que celle qu'éprouvait Karen.
— Bonjour!
Hal tressaillit sous le salut impulsif de David comme sous l'effet d'une blessure.
Puis son regard fiévreux sembla se concentrer davantage encore.
— Qu'est-ce que c'est que ces trucs dans ton bras? demanda le gamin dont la
curiosité l'emportait sur les recommandations de prudence de sa mère.
— Ça s'appelle un goutte-à-goutte, David, expliqua Owen Chissolm très calmement.
Hal est trop malade pour manger et ces tubes l'alimentent par perfusion en lui
introduisant une nourriture liquide dans le corps. Ainsi il deviendra plus fort.
— Je peux regarder?
David s'agita, manifestant l'envie de quitter les bras de sa mère. Karen le laissa
aller. L'homme qui reposait dans le lit ne constituait pas une menace immédiate.
Owen Chissolm prit David par la main et l'accompagna de l'autre côté du lit puis le
souleva pour lui montrer le système de perfusion. Hal le suivit des yeux.
— Ça fait mal? demanda le petit bonhomme au patient.
— Non...
C'était à peine audible. Un murmure. Un spasme de douleur traversa le visage
livide.
— ... David.
Le prénom avait été proféré dans un souffle de désespoir.
— Qu'est-ce qu'il y a dedans? On dirait pas du lait ou du jus d'orange !
La curiosité de David était décidément intarissable. Dans une longue réponse
minutieuse, Owen Chissolm manifesta une patience inébranlable.
La tête de Hal roula lentement sur l'oreiller en direction de Karen. Il la fixait
intensément. Le gris de ses prunelles faisait curieusement songer aux sombres
reflets des flots que scrutent en vain les marins perdus en mer les jours de tempête.
Quelle tourmente incroyable !
— Karen...
Ce n'était pas une question mais bel et bien une affirmation. Non, il n'avait pas
demandé Kirsty... mais Karen... Ses oreilles ne l'avaient pas trompée.
— Karen... vous l'avez... tout le temps?
— Oui, répondit-elle d'une petite voix étranglée par l'émotion.
Cette réaction de la part de Hal la surprenait au plus haut point. Il ne se comportait
pas du tout comme elle se l'était imaginé. Sa douleur, son désespoir s'exprimaient
de manière trop authentique pour être ignorés... trop pressante pour qu'on ose les
mépriser. A l'homme égoïste qui avait réclamé la présence de son fils comme un
ultime caprice se substituait un être profondément torturé par ce qu'il avait
manqué.
— Pourquoi ne m'a-t-elle rien dit?
La voix sourde trahissait une accusation sévère. Elle provoqua un pincement au
cœur de Karen. La jeune femme se reprit à lui en vouloir. Cette fois, c'en était trop !
Sa loyauté envers sa sœur se révoltait.
— Kirsty vous a parlé... sinon nous ne serions pas ici. Votre question, c'est à
vous-même que vous devriez la poser, énonça-t-elle froidement.
Un cri étouffé de douleur lui répondit.
— Croyez-vous que je ne me sois jamais interrogé?...
Sa respiration devenait difficile.
— ... Elle me connaissait. Elle savait que je voulais...
— Ce que vous vouliez, vous l'avez obtenu ! Qu'espérez-vous de plus?
La colère de Karen éclatait férocement. Avec une amère hostilité, elle contourna le
lit et saisit son fils dans ses bras. Elle demeurait aveugle au chagrin de l'homme
blessé, elle ne songeait qu'à sa sœur.
— Kirsty a vécu et est morte pour vous. Elle vous a fait don de sa personne. Elle ne
vous devait rien. Et elle vous doit encore moins aujourd'hui.
David commença à pleurnicher, déconcerté et contrarié par l'attitude emportée de
sa mère. Karen pressa doucement la tête de l'enfant contre son épaule pour le
rassurer puis posa la joue sur ses boucles châtaines. Mais son regard ne quittait pas
celui de Hal. Elle baissa ensuite le ton. Cependant l'émoi donna à ses paroles la
gravité d'un jugement définitif :
— Vous avez rencontré mon fils. Si Kirsty pensait avoir cette dette envers vous,
considérez maintenant que je m'en suis acquittée. Vous avez la vie sauve... réjouis-
sez-vous-en. Ma sœur n'a pas eu cette chance. Admettons que vous souhaitiez
réellement devenir père, Hal Chissolm, alors commencez par épouser une femme,
ans ce cas elle comprendra peut-être que vous désirez des enfants.
Karen tourna brusquement le dos et sortit de la pièce. Quelle lutte pour contenir le
torrent d'émotion qui la bouleversait ! Ce n'était plus possible ! Dès qu'elle ferma la
porte derrière elle, le chagrin et la tension accumulés au cours de ces deux derniers
jours éclatèrent. Des sanglots secouaient tout son corps. Au bout de quelques pas
dans le couloir, elle chancela.
— Maman..., chuchota anxieusement David.
L'enfant agrippait ses petits bras au cou de sa mère.
Karen se trouvait dans l'incapacité de lui répondre, de formuler la moindre phrase.
Elle hocha la tête dans un aveu d'impuissance et étreignit son fils contre sa poitrine
plus fort que jamais. Ses genoux fléchirent. Elle se serait écroulée si un bras
vigoureux ne l'avait secourue en lui enlaçant la taille. Owen Chissolm l'appuya
contre lui.
Il ne profita pas de cet instant de faiblesse pour lui prendre David. Il les tint tous
deux embrassés, murmurant au petit garçon des mots affectueux et rassurants. Et
il en fut ainsi jusqu'à ce que les larmes de Karen fussent taries.
— Je suis désolée, dit-elle enfin dans un ultime étranglement.
La culpabilité et la honte pesaient gros sur son cœur. Elle n'avait pas voulu agresser
Hal aussi sévèrement. Non, pas alors qu'il se trouvait sans défense dans un tel état
de faiblesse. S'il venait à mourir...
— Ma chère Karen, une seule personne a des excuses à présenter, c'est moi. Cette
visite était beaucoup trop vous demander. Maintenant je vais vous accompagner à
l'hôtel et veiller à ce que David et vous soyez confortablement installés.
Elle ne pouvait accepter. Comment se soustraire lâchement aux conséquences
d'une situation qu'elle avait engendrée par impulsivité excessive?
— Mais Hal? Qu'est-ce... si jamais il...
— Hal est un lutteur, comme moi. Je pense que vous lui avez donné la volonté de
combattre pour sauver sa vie.
Cette assurance fit naître un sentiment doux-amer dans l'esprit de Karen mais elle
se sentait trop épuisée pour s'interroger davantage. Pour l'heure, la calme
satisfaction qu'affichait Owen Chissolm la tranquillisait. Elle le suivit volontiers,
reconnaissante de pouvoir s'appuyer dans ces circonstances sur un être aussi fort.
Il avait raison : on l'avait mise à rude épreuve. Comment pouvait-on s'attendre
qu'elle supporte la cruauté des événements !
3.
Marcher le long d'une plage a toujours quelque chose d'apaisant pour les esprits
déprimés. L'éternelle constance des vagues mourant sur le sable éclipse les pensées
les plus obsédantes. Karen en oubliait presque la présence de cette ville étrangère
qui lui avait ravi sa sœur. Oh, certes, ce n'était pas les plages immenses de Manly.
Sur la Méditerranée, on ne voyait jamais ces énormes rouleaux si prisés des
amateurs de surf du bord du Pacifique ! Mais ici, la tiédeur de l'eau possédait en
revanche une vertu lénifiante.
Au Hilton, Owen Chissolm avait réservé pour David et elle un appartement
particulièrement luxueux. Cependant Karen ne s'y sentait guère à l'aise. La brise
caressant son visage et le chaud rayonnement du soleil sur son dos lui convenaient
mieux. La plage se situant à une courte marche de l'hôtel, David avait insisté pour
aller y jouer dès qu'il l'avait aperçue par la fenêtre de sa chambre. Cette sortie le
récompensait de son attitude patiente au cours de leur éprouvante matinée de
démarches en vue des obsèques de Kirsty.
Les dispositions à prendre pour le service funéraire étaient si nombreuses que
Owen Chissolm, fidèle à sa parole, avait assisté efficacement Karen. Il avait
répondu lui-même aux questions lorsque la douleur lui nouait trop la gorge pour
qu'elle poursuive l'entretien. Puis il avait fallu se rendre sur les lieux où s'était
déroulée la tragédie.
La voiture avait redescendu la rue fatale pour passer devant l'hôtel où Hal et Kirsty
avaient séjourné. Mais rien, plus aucune trace ne rappelait l'existence de ce drame.
On avait déjà remplacé les vitres pulvérisées par la déflagration et réparé les dégâts
causés à la rue. Les stigmates de mort et de destruction avaient été effacés aussi
vite que des pas sur le sable !...
— Karen !
C'était la voix de Owen Chissolm. La jeune femme se retourna et attendit d'être
rejointe. David lâcha immédiatement la main de sa mère pour se précipiter
au-devant du vieil homme dans une excitation joyeuse. Celui-ci sourit à l'enfant et
se pencha pour l'accueillir tendrement. Plein d'indulgence affectueuse, il consacra
une minute ou deux à bavarder avec son petit-fils avant de poursuivre son chemin.
Son costume strict du matin avait fait place à une tenue plus décontractée. Habillé
d'un pantalon de toile et d'une chemise légère, Owen Chissolm paraissait plus
bienveillant que redoutable.
Le magnat de la presse n'effrayait plus Karen. Il s'était montré d'une telle
gentillesse qu'elle se demandait comment elle aurait pu surmonter sans lui toutes
les terribles épreuves de la matinée. Aussi étrange que cela pût paraître, elle
n'éprouvait même pas de ressentiment face à l'affinité grandissante qui unissait
grand-père et petit-fils. Sans doute l'humanité généreuse de Owen Chissolm
s'imposait-elle avec évidence.
— Tu vas mouiller ton pantalon, Pop !
Cette gentille attention de David toucha le vieil homme.
— Alors je ferais mieux de marcher de l'autre côté de ta maman pour te laisser
barboter dans l'eau.
Il accorda son pas à celui de Karen tandis que David rejoignait joyeusement le bord
de mer et s'amusait à patauger dans les flaques. Owen s'était de nouveau rendu à
l'hôpital, Karen le savait. Quel soulagement ce matin lorsqu'il lui avait appris que la
nuit s'était déroulée paisiblement et que son fils semblait même reprendre un peu
de forces. Elle ne pouvait néanmoins songer à leur rencontre de la veille sans
éprouver une certaine honte.
Elle regrettait sa perte de sang-froid et son manque de dignité! La gravité de l'état
de Hal méritait plus de compréhension. Pourtant elle n'avait dit que la vérité. S'il
avait véritablement voulu un enfant, il aurait épousé Kirsty. Dans l'esprit de Karen,
cette évidence excluait tout tort de sa sœur envers son compagnon.
— Est-ce que... est-ce que tout va bien? demanda-t-elle un peu tendue.
— Hal tient bon, si c'est ce que vous voulez dire.
— Oui.
D'un coup d'œil pénétrant le vieil homme scruta son visage. Gênée par l'acuité de
cet examen, elle évita soigneusement son regard. Peu importait la bonté que Owen
Chissolm lui témoignait, elle demeurait incapable de ressentir la moindre
indulgence envers son fils.
— Autre chose, Karen. Hal désire vous revoir, confia-t-il avec douceur.
Elle serra les dents. Mieux valait refouler son envie amère de répliquer. Elle jeta un
regard ironique à l'homme qui marchait à son côté.
— Vous voulez dire qu'il souhaite la présence de David.
Owen Chissolm démentit d'un hochement de tête. Il paraissait anxieux,
embarrassé.
— Non, il a vu David. Un regard lui a suffi pour se reconnaître en lui. J'avais
moi-même été frappé par l'évidence du lien de paternité. Et puis la visite d'un
malade n'est pas recommandée pour un enfant.
Il s'interrompit un instant. Sa voix se fit alors plus douce encore, presque
implorante :
— Il veut... enfin... il a besoin de vous parler, Karen.
— A quel propos?
Elle dissimulait à peine sa répulsion à affronter de nouveau l'amant de Kirsty.
— Je l'ignore... il ne m'en a pas fait part. Je présume qu'il s'agit de David. Peut-être
également de Kirsty... je ne saurais dire.
Kirsty ! Non, elle n'était pas disposée à entendre Hal discourir sur sa sœur. Elle ne
le supporterait pas. Mais le souvenir du chagrin et du désespoir qu'exprimait le
visage du blessé traversa son esprit. Elle en écarta violemment l'image. Cet homme
ne pouvait avoir réellement aimé Kirsty. Rien de tout cela ne serait advenu s'il
s'était comporté de manière loyale. Son égoïsme dictait sans cesse son
comportement.
— Non, je n'irai pas, déclara Karen.
Elle estimait avoir largement apporté sa contribution au marché conclu avec Owen
Chissolm. Malgré son pressentiment que cet engagement l'entraînerait fatalement
plus loin qu'elle ne l'eût souhaité, elle ne pouvait y consentir. Pas si tôt. Son regard
implora la compréhension du vieil homme.
— Je regrette. Cela ne ferait pas de bien à Hal, vous savez. Enfin, je veux dire... cet
entretien serait si pénible pour moi. Je ne peux... je ne peux me comporter avec
neutralité à son égard.
— Vous ne lui avez pas accordé beaucoup de chance, Karen, souligna-t-il avec
courtoisie.
Il soupira tristement.
— Ce jour a été bien sinistre pour vous. Puissent les prochaines heures vous
apporter un peu de sérénité. Alors peut-être envisagerez-vous différemment la
situation.
Karen ne voulait surtout rien remettre en cause, néanmoins elle acquiesça par pure
civilité. Si Hal survivait, il serait toujours temps de le voir. Sa réaction de la veille
indiquait qu'il ne renoncerait pas facilement à ses droits paternels.
— Aimeriez-vous que je commande des fleurs particulières pour le service funèbre,
cet après-midi ?
Les larmes brûlèrent les yeux de Karen. Des fleurs. Une couronne mortuaire pour
Kirsty. Le chagrin la submergea de nouveau. Elle refusa l'offre d'un hochement de
tête silencieux. Dès son retour à l'hôtel, elle se chargerait elle-même de cette tâche.
— J'ai fait déposer la valise de votre sœur dans votre chambre, Karen, ajouta avec
prévenance Owen Chissolm.
Puis il lui tendit une enveloppe scellée.
— On me l'a remise ce matin. J'ai préféré attendre pour vous la donner. Vous
paraissiez si affligée.
Karen connaissait le contenu de l'enveloppe avant même de la déchirer. Une fine
chaîne d'or où pendait un oiseau de jade glissa dans le creux de sa main. Kirsty
l'avait rapportée d'un de ses voyages à Hong-Kong avec celle qu'elle lui avait offerte
ornée d'un koala de jade et que Karen portait toujours à son cou. Cadeaux
d'anniversaire de leurs vingt et un ans !
« Ça, c'est moi : libre comme un oiseau ! avait gaiement déclaré Kirsty. Et toi, tu es
aussi digne d'être aimée qu'un koala! »
Jamais les jumelles ne s'étaient séparées de ces bijoux. Un autre lien entre elles.
Soudain Karen sut quelles fleurs choisir. Des strelitzias... ces fameux oiseaux de
paradis... Parés du bleu du ciel ils symbolisaient l'oiseau de liberté qu'était Kirsty et
leurs flammes orgueilleuses son esprit sauvage. Les larmes ruisselaient sur les
joues de Karen et rien n'aurait pu les arrêter.
Owen Chissolm lui pressa affectueusement le bras.
— Je vais emmener David jusqu'au bout de la digue. Je crois qu'il sera ravi
d'observer un moment les pêcheurs. D'accord, Karen?
Il se retirait discrètement pour lui donner le temps de se ressaisir. Peut-être
devrait-elle voir Hal, ne serait-ce que pour se montrer reconnaissante de tant de
gentillesse? Cette pensée revenait, obsédante, comme un remords que même son
chagrin ne parvenait pas à dissiper.
Lorsque le vieil homme et l'enfant la rejoignirent quelques instants plus tard,
Karen avait réussi à recouvrer son sang-froid. David se montra intarissable sur les
différentes espèces de poissons qu'il avait vu capturer, les décrivant avec soin,
énonçant fièrement les noms qu'il venait tout juste d'apprendre et faisant force
commentaires sur les mille et une ruses employées par les pêcheurs. Owen
Chissolm les raccompagna jusqu'à l'hôtel et dîna avec eux avant de se rendre de
nouveau à l'hôpital. Il ne tenta pas de faire revenir Karen sur son refus à la
demande de Hal. Mais, à n'en pas douter, il appréhendait de transmettre cette
réponse à son fils. Elle en était si consciente qu'elle n'en tirait aucune fierté. Un
sentiment de gêne, presque de culpabilité, s'insinuait traîtreusement dans son
esprit.
Elle dormit très mal. Le lendemain matin, Owen Chissolm se présenta à sa porte les
bras chargés de paquets.
— Des jouets pour David. J'espère que vous n'y verrez pas d'inconvénient, mais j'ai
pensé qu'ils pourraient le divertir pendant notre présence aux obsèques.
Karen n'avait rien à objecter. Une fois encore cet homme providentiel pensait à
tout. Harper, le valet de chambre, avait été requis comme baby-sitter. Lorsqu'il
arriva, David était encore en train d'ouvrir ses nombreux paquets avec excitation.
Le domestique s'était montré d'emblée serviable et efficace en aidant Karen et son
fils à s'installer dans leur appartement du Hilton. Aimable, d'une politesse
exemplaire, il témoignait d'une chaleur courtoise qui le rendait attachant.
Petit et replet, il portait toujours une tenue impeccable comme il sied à un valet
digne de ce nom. Sa chevelure rare et grisonnante était soigneusement ramenée sur
le sommet de son crâne chauve. Les lunettes cerclées d'or qui dominaient son
visage affable lui donnaient un air trop cérémonieux pour qu'on l'imagine accroupi
au sol en compagnie de David. Néanmoins, il était si disposé à partager les jeux de
l'enfant qu'il ne rechigna aucunement à s'y mettre.
Karen lui donna quelques instructions pratiques qu'il ne manquerait pas de suivre
scrupuleusement, assura-t-il. David ne protesta pas au départ de sa mère, trop ravi
qu'on le laisse à la découverte de ses nouveaux jouets. Karen se demanda avec
ironie si un gamin pouvait se faire acheter si facilement, mais elle se reprocha
aussitôt cette pensée. Owen Chissolm n'essayait pas d'acheter David. Et Hal ? Dieu
seul savait ce qu'il ferait à l'avenir à son sujet. Peut-être après tout devait-elle le
voir, ne serait-ce que pour tenter de percer ce mystère.
Depuis son réveil, Karen faisait de notables efforts pour ne pas penser à
l'enterrement de Kirsty. Lorsqu'elle quitta l'hôtel au côté de Owen Chissolm, cette
préoccupation devint de plus en plus douloureuse et pressante. Elle portait une
tenue vert foncé. Pas noire, Kirsty détestait le noir. Le vert était sa couleur favorite,
tout comme celle de Karen. Autant de goûts et d'aversions partagés.
Le service funèbre fut bref. Trop bref au regard de la vie riche d'aventures de sa
sœur, songea tristement la jeune femme. L'inhumation fut un supplice. Karen
s'accrochait au bras de Owen Chissolm, se sentant plus dépossédée encore que la
nuit où Kirsty était morte. C'était la fin, et son immense amour pour sa jumelle
devenait un fardeau qui l'oppressait, le désespoir l'engloutissait dans un abîme
sans fond.
Puis Karen songea à Hal. Sa sœur l'avait aimé. Peu importait aujourd'hui son
propre jugement sur lui, cet amour avait existé, c'était tout. Et Hal désirait la voir.
Kirsty peut-être aurait voulu qu'elle y aille. Elle pouvait faire cet effort en souvenir
de sa sœur bien-aimée.
— Hal souhaite-t-il toujours ma visite? demanda-t-elle à Owen Chissolm dans la
voiture qui les ramenait à l'hôtel.
— Oui.
Une certaine pudeur émanait de la brièveté de la réponse.
— J'irai ce soir, une fois David couché. Harper aurait-il l'obligeance de veiller de
nouveau sur lui?
— Bien entendu. Ne vous inquiétez pas à ce sujet.
Il se rapprocha d'elle, lui serra la main.
— Vous êtes une chic fille, Karen. Merci.
Un instant elle fut tentée de lui répondre qu'elle n'agissait que par amour pour sa
sœur, mais l'émotion lui noua la gorge.
La décision d'affronter Hal une nouvelle fois la préoccupa tout au long de
l'après-midi. Même la présence de David ne lui procurait pas un dérivatif suffisant.
Tous les jouets fabuleux que l'enfant venait de recevoir absorbaient son attention.
La boîte de Lego surtout. La multiplicité de ses éléments fournissait au petit garçon
d'inépuisables combinaisons architecturales et les fantasmes de son imagination
débordante s'y concrétisaient avec un plaisir sans cesse renouvelé.
Constamment la même question minait Karen. Qu'est-ce qui avait pu pousser sa
sœur à dévoiler à Hal l'existence de David? Tous les espoirs fondés sur lui, tous les
projets minutieusement élaborés pour leur avenir se trouvaient profondément
ébranlés. Trop d'incertitudes pesaient maintenant sur cette vie de bonheur si
patiemment construite pour qu'elle n'en conçût pas une profonde frayeur.
Owen Chissolm les rejoignit dans l'appartement pour dîner. Au cours de leur
conversation à bâtons rompus, il ne glissa que quelques mots sur la santé de Hal.
Son fils lui avait paru un peu moins faible. Mais le désir de ne pas importuner
Karen l'incita à ne pas s'étendre sur le sujet. A moins qu'il ne se fût agi tout
simplement d'un sens aigu de la stratégie ! David focalisa sur lui le dialogue.
L'enfant s'exprimait de manière intarissable sur ses découvertes de l'après-midi.
Dans un luxe incroyable de détails il racontait fièrement tous les petits exploits
qu'il avait réalisés grâce à ses nouveaux jouets. Sa volubilité extravagante eut beau
alléger un peu l'atmosphère du repas, Karen ne parvenait pas à se sentir d'humeur
loquace. Chaque minute qui la rapprochait de sa rencontre avec Hal accroissait son
angoisse.
Vint le moment de mettre David au lit. Pour une fois le petit bonhomme n'opposa
aucune résistance. Ses jeux et ses babillages l'avaient épuisé. A peine la tête posée
sur l'oreiller, il dormait déjà.
Harper arriva alors pour le garder. En homme avisé, il s'était muni d'un livre.
Toujours aussi aimable, il salua la jeune femme avec un sourire rassurant. Elle se
sentait hélas trop tendue pour le lui rendre. Elle prit la décision de partir avant que
le courage ne la quitte tout à fait. Owen Chissolm l'accompagnerait. Le père de Hal
lui était devenu un appui fondamental. Sa force tranquille parvenait à estomper par
moments l'inquiétude qui la tenaillait. Pour lui autant que pour Kirsty, elle
s'efforcerait de taire ce soir son animosité envers le blessé.
Ils étaient presque arrivés à l'hôpital lorsque Owen Chissolm jugea bon de préciser
quelques détails :
— Karen, j'espère que vous n'y verrez pas d'inconvénient mais Hal désire vous voir
seule.
Seule ! De quoi voulait-il l'entretenir que son père ne doive entendre? La tension de
Karen monta encore d'un cran.
— Où serez-vous ? demanda-t-elle.
— Je vous conduirai jusqu'à sa chambre puis je vous attendrai dans le hall du
premier étage, là où David et vous aviez patienté la dernière fois. A moins que vous
ne souhaitiez...
— Non. Ça ira, coupa-t-elle brièvement.
Quoi que Hal eût à lui dire, elle l'écouterait autant que possible avec impartialité. Il
lui resterait toujours le recours de quitter la pièce si besoin était. L'état du malade
ne lui permettrait pas de la retenir. Mais, avant d'en venir à cette attitude extrême,
elle essaierait très sincèrement de lui prêter une oreille bienveillante.
Soutenue par cette résolution, Karen se laissa guider jusqu'à la chambre. Dès que
Owen Chissolm l'eut introduite, elle ressentit un choc. Quelle métamorphose ! Dis-
parues la barbe de plusieurs jours et l'ombre grise de la mort ! Hal, rasé et frais,
avait encore les traits tirés, mais le regard qu'il adressa à Karen n'exprimait aucune
faiblesse. On y lisait froideur, détermination et défi. Tout à fait l'image, cette fois,
qu'elle s'en était faite. Même cloué sur un lit d'hôpital, cet homme dégageait une
force impitoyable.
Son épaisse chevelure brune élégamment coupée encadrait un visage anguleux et
austère. Ses sourcils harmonieusement arqués et ses pommettes saillantes
mettaient en valeur de grands yeux gris aux profondeurs abyssales. Le profil
énergique de la mâchoire, le menton au dessin volontaire, tout en lui dénonçait une
âpre virilité. Seules peut-être les rondeurs sensuelles de la bouche apportaient une
douceur presque incongrue à des traits qu'on eût cru taillés dans le roc avec la
violence d'un sculpteur barbare.
Karen ne le considérait pas à proprement parler comme véritablement beau, mais
il appartenait à cette catégorie d'hommes que les femmes remarquaient
automatiquement.
Elle comprit soudain à son expression qu'il la jaugeait de la même manière.
L'apparence physique de Karen ne paraissait pas procurer plus de plaisir à Hal qu'il
ne lui en donnait lui-même. Cependant, la regarder, n'était-ce pas trop regarder
Kirsty? Et pour l'homme qui l'avait tenue dans ses bras, qui avait recueilli son
dernier soupir, cette apparition ne pouvait être que troublante.
— Votre père m'a informée que vous désiriez me voir.
Karen brisait un silence devenu insupportable.
— Oui. Merci d'être venue. Je vous en prie, asseyez-vous. Je souhaite... débattre
d'un certain nombre de choses avec vous.
Etonnant comme ces quelques mots avaient suffi à épuiser Hal ! L'impression de
force ressentie d'emblée s'était pourtant imposée avec une telle évidence...
La jeune femme se dirigea vers le siège situé près du lit : Hal éprouvait de réelles
difficultés à reprendre la parole. Pendant un certain temps sa gorge se contracta en
vain. Le besoin impérieux de s'exprimer tendait tous les muscles de son visage.
Finalement plusieurs phrases se succédèrent d'un jet :
— Je ne comprends pas. Kirsty prétendait ne pas souhaiter d'enfant. Un
avortement eût été plus conforme à son désir de rester libre. Mais puisqu'elle a agi
autrement, pourquoi ne m'a-t-elle pas mis dans la confidence?
Karen pouvait à peine se contenir. Le mépris lui brûlait la langue. Un effort colossal
lui permit de répliquer froidement :
— Sans aucun doute parce que vous auriez vous-même préconisé un avortement.
Cette fois, frustration et colère se reflétaient sur le visage de Hal. Il lui lança un
regard assassin.
— Je souhaitais un enfant, et elle le savait. Pourquoi ne m'avoir rien dit?
Karen le fixa de nouveau, rejetant instinctivement ses affirmations.
— Il vous est facile de dire cela aujourd'hui alors que Kirsty ne peut plus vous
contredire. Il est aisé de prétendre que vous vouliez un enfant maintenant qu'il est
là et que vous l'avez vu de vos propres yeux.
Une consternation douloureuse ombra les traits du blessé avant de disparaître,
chassée par la colère fulgurante d'un orgueil ulcéré.
— Elle m'a menti... et elle vous a menti aussi. Que signifie cette histoire, Karen?
La jeune femme se rebiffa sous l'accusation.
— Ma sœur ne m'a jamais menti !
Hal la dévisageait avec une implacable sévérité.
— Kirsty était enceinte lorsque nous sommes rentrés de Jakarta, n'est-ce pas? Elle
y avait soi-disant attrapé un virus... un virus dont elle ne pouvait se débarrasser. Ce
virus qui l'empêcha de m'accompagner en Amérique du Sud, c'était... c'était mon
enfant!
Sa voix avait perdu toute dureté. Elle tremblait sous l'émotion. Les mots sortaient
avec difficulté de sa gorge nouée.
— Je ne voulais pas y aller sans elle. Kirsty m'a alors promis qu'elle m'y rejoindrait
dès que les médecins l'y autoriseraient. Et puis... et puis elle m'a écrit que vous
attendiez un bébé. Oui, vous !
Le ton dénonçait férocement le mensonge. Le regard devint accusateur.
— Kirsty prétexta devoir rester auprès de vous jusqu'à la naissance de l'enfant. Des
complications survenues au cours de votre grossesse impliquaient une surveillance
particulière.
Une amère dérision déforma ses lèvres.
— Quelles complications inattendues, en effet ! Pourquoi vous a-t-elle donné mon
enfant, Karen ? Et pourquoi l'avez-vous accepté?
— Parce que...
Karen hochait la tête, complètement abasourdie par cette soudaine agression. Une
agression qui venait ébranler toutes ses opinions sur les relations entre sa sœur et
Hal. Rien dans les confidences de Kirsty ne lui avait permis de songer que son
compagnon se préoccupait véritablement d'elle. Elle n'avait pas raconté à Karen
comment elle avait justifié son absence et l'abandon provisoire d'un travail qui la
passionnait. Les quelques détails qu'elle avait bien voulu lui livrer avaient suffi à la
convaincre du détachement de Hal. Lui aurait-elle menti ? Mais alors, dans quel
dessein? Cela n'avait aucun sens.
— Parce que ? insista durement Hal.
Karen était trop bouleversée pour contrôler sa réponse. Elle murmura, hébétée :
— Parce que je voulais un enfant.
De nouveau, une consternation douloureuse frappa le visage du blessé.
— Pourquoi ne pas en avoir un vous-même ? Pourquoi prendre le mien?
Des larmes de confusion noyaient les yeux de Karen.
— C'était le bébé de Kirsty ! Celui de Kirsty ! insista-t-elle, sur la défensive. Si je
n'en avais pas, c'est que mon mari ne pouvait en avoir.
— Mon Dieu !
Ce murmure désespéré était juste assez audible pour que toute l'attention de la
jeune femme se porte de nouveau sur Hal. Le chagrin crispait son visage. Les
sombres yeux gris portaient en eux tout l'accablement d'un cruel désenchantement.
Karen en eut la mort dans l'âme.
— Comme elle devait vous aimer... et moi si peu...
— Non, ce n'était pas ça !
Karen éclatait soudain avec véhémence, incapable de supporter plus longtemps
cette version des faits.
— Kirsty pensait que vous ne désiriez pas vous créer d'obligations. Elle-même ne
voulait dépendre de personne. Elle souhaitait partager votre vie, c'est tout. Sa
grossesse n'était pas prévue. Quand elle est arrivée, elle a pensé immédiatement à
Barry et à moi. Elle savait que nous avions formulé une demande d'adoption et elle
préférait que son enfant nous revienne plutôt que d'aller à quelqu'un d'autre.
— Plutôt qu'à moi... son père naturel !
Son regard inflexible la défiait.
— Vous et votre sœur avez conspiré pour me dérober ce qui m'appartenait
légitimement... mon fils.
Déjà Karen s'était levée pour contre-attaquer avec toute la rancœur accumulée
depuis la mort de Kirsty.
— Qui vous appartenait légitimement! Mais de quel droit? Parce qu'une nuit vous
avez couché avec ma sœur sans vous préoccuper de contraception ? Est-ce que
votre corps a porté l'enfant pendant neuf mois et subi toutes les douleurs de
l'enfantement? De quel droit serait-il le vôtre? Aucun doute que votre désir charnel
n'ait été satisfait cette nuit-là, mais c'est tout ce dont vous pouvez vous vanter et
sûrement tout ce que vous désiriez.
— Elle savait que je voulais un enfant. Elle le savait ! Et elle me l'a pris. Vous me
l'avez pris !
— Et qu'auriez-vous fait, Hal, si Kirsty avait gardé l'enfant? Vous seriez resté à la
maison pour veiller sur lui ou bien vous l'auriez mis dans votre sac à dos pour
parcourir le monde ? Oh, Kirsty vous connaissait. C'est pourquoi elle m'a donné
David.
La transpiration perlait sur le front de Hal tandis qu'il rassemblait une fois de plus
toutes ses forces pour monter à l'assaut.
— Vous avez tort! Et s'il y a une seule chose qui me reste à faire, c'est de reprendre
mon fils !
La peur glaça le cœur de Karen. Avait-elle commis une erreur? Mais pour quelle
obscure raison sa sœur l'aurait-elle abusée? Elle aurait voulu empoigner Hal pour
lui hurler cet argument. Le bon sens dont elle avait toujours fait preuve dans la vie
lui permit de revenir à un comportement plus raisonnable. La tension de Hal était
extrême. De toute évidence l'ardeur de leur affrontement lui faisait monter la fièvre
; ses yeux brillants en témoignaient. Elle devait se soucier prioritairement de la
gravité de son état. De toute façon, lutter contre Hal était la pire des choses à faire.
Il n'en résulterait rien de bon pour lui ni pour elle... pas davantage pour David.
Elle prit une profonde inspiration pour parvenir à maîtriser sa voix.
— Rappelez-vous que la loi punit sévèrement le rapt d'enfant, Hal, or la loi est de
mon côté. Quand vous cesserez de ne penser qu'à vous, peut-être songerez-vous à
l'intérêt de David.
— Vous aussi, Karen. N'oubliez pas non plus qu'on l'a frustré de la présence de son
père.
L'amertume le faisait suffoquer. De nouveau, des contractions nouaient sa gorge,
l'empêchant de poursuivre. Son regard montrait combien il s'en voulait de laisser
paraître sa propre faiblesse.
— Comment une femme qui éprouve de l'amour pour un homme — de l'amour et
non un simple attrait physique — peut-elle lui cacher l'existence de l'enfant qu'elle
porte de lui? Oui, comment peut-elle en arriver là?
Maintenant, le chagrin le terrassait plus encore que la haine. Mais il luttait pour le
refouler. Karen se détourna, triste et désolée pour lui, malgré son désaccord sur les
événements.
— Je ne sais pas, répondit-elle doucement. Je n'aurais pas agi ainsi mais je ne me
suis jamais comportée vraiment comme elle. Seule notre apparence était
semblable. Je ne comprenais pas le genre de relation qu'elle entretenait avec vous,
cela m'a toujours paru étrange. Elle affirmait ne pas vouloir vous perdre... c'est tout
ce que je sais.
— Elle désirait surtout que rien ne change, rectifia sévèrement Hal.
— Mais n'était-ce pas plutôt vous que cette situation arrangeait ?
Karen se souciait tant de prendre la défense de sa sœur qu'elle ne nuançait pas la
vivacité de ses répliques.
— Vous auriez pu demander Kirsty en mariage. Dieu sait que vous aviez eu
suffisamment de temps pour éprouver... le plaisir de sa compagnie.
Une ironie sauvage brilla dans le regard d'acier.
— Connaissiez-vous votre sœur pour de bon? Kirsty n'aurait épousé personne.
Non, personne ! Quant à moi, il se révèle aujourd'hui qu'elle ne me considérait que
comme... comme une utilité!
Karen blêmit. Ce n'était pas vrai ! Kirsty l'avait aimé, elle en restait persuadée.
Sinon, pourquoi lui aurait-elle livré son secret dans ses derniers moments?
Le trouble croissant de la jeune femme la mettait au bord du malaise. Soit, Kirsty
avait toujours prôné sa liberté. Mais abandonner son bébé alors que rien ne l'y
contraignait... cette attitude demeurait tout à fait incompréhensible. Et si Hal avait
été abusé, qu'y pouvait-elle?
Karen dévisagea l'homme alité avec une anxiété coupable. Ses yeux clos, ses poings
violemment fermés semblaient vouloir puiser en son corps toute la force dont il
allait avoir besoin. Sa respiration pénible et irrégulière impressionnait.
— Je suis désolée, murmura Karen, ne sachant pas exactement de quoi elle
s'excusait. Tout cela ne peut vous faire du bien. Il vaudrait mieux que je m'en aille.
Les paupières se soulevèrent alors, révélant dans les grands yeux gris une
inébranlable détermination.
— Vous ne m'avez pas vu pour la dernière fois, Karen. Où que vous alliez, je vous
poursuivrai.
A quoi aurait-il servi de dire adieu ? Karen sortit de la chambre avec la redoutable
intuition qu'elle ne tarderait pas à revoir Hal. Dès lors, l'avenir lui apparut encore
plus effrayant qu'elle n'avait osé l'imaginer.
42
4.
Hal était de retour.
Depuis le soir où elle lui avait rendu visite à l'hôpital, Karen avait connu toutes les
affres de l'angoisse. En cas de jugement pour la garde de l'enfant, sa situation de
mère célibataire risquait fort de jouer en sa défaveur dans l'esprit du tribunal. Mais
comment résoudre ce problème?
Et maintenant, Hal la poursuivait. Ce matin, il avait atterri à Sydney. Les journaux
de l'après-midi mentionnaient déjà son arrivée. Karen n'était pas surprise car
Owen lui avait annoncé depuis une semaine sa sortie imminente de l'hôpital.
Depuis deux mois d'ailleurs, elle ne songeait qu'à ce retour. Mais elle avait eu beau
s'armer patiemment durant tout ce temps en vue de l'affrontement, le choc de la
photographie parue dans le quotidien avait sérieusement ébranlé ses belles
résolutions. Le visage dur et austère du célèbre reporter semblait la fixer
personnellement.
Quelques heures après, ces yeux accusateurs la hantaient toujours. Malgré la
présence menaçante de Hal à Sydney, elle avait résolu de remplir ses obligations
journalières comme si de rien n'était. Maintenant David dormait paisiblement. Elle
pouvait enfin donner libre cours aux émotions refoulées tout au long de la journée.
Pleurer pour soulager un peu son anxiété ! Mais restait le problème essentiel.
L'article du journal annonçait une prochaine interview de Hal au cours des
actualités télévisées du soir. L'heure approchait. Il fallait regarder cette émission.
Peut-être certains mots, quelque expression fugace, son comportement général
laisseraient-ils filtrer un indice sur ses intentions.
Au salon, Karen régla son poste sur la chaîne de télévision appartenant à Owen
Chissolm. Tout en buvant une tasse de café, elle attendit l'apparition de Hal.
Le programme commença par la récapitulation de sa carrière de journaliste puis de
producteur-réalisateur du grand magazine d'actualités télévisées : L'Evénement
du jour. L'explosion de la bombe terroriste qui avait coûté la vie à Kirsty Balfour,
sa plus proche collaboratrice, tenait inévitablement la vedette. Malgré ce
douloureux rappel, Karen fit taire son chagrin. Maintenant, seul Hal importait.
Sa tension devint extrême quand elle découvrit sur l'écran la haute silhouette virile.
Karen savait combien était fausse l'impression de parfaite santé qui s'en dégageait.
Owen lui avait confié que la convalescence de son fils nécessiterait encore au moins
un mois. Mais le visage hâlé de cet homme et l'apparente aisance de ses
mouvements contribuaient habilement à accréditer sa bonne forme. Le gris perle
de son élégant costume ne faisait que rehausser le mordant de son regard sombre.
L'animateur de l'émission l'accueillit chaleureusement, lui donnant à peine le
temps de s'asseoir avant d'attaquer l'entretien.
— Vous devez vous réjouir d'être de retour après une expérience aussi
traumatisante, Hal.
— En effet. Je suis revenu dès que les médecins m'ont donné le feu vert pour
voyager. Je crains de ne pas avoir été un patient très patient, précisa-t-il avec
humour.
— Vous paraissez en forme malgré la gravité de votre opération. L'un des éclats que
les médecins ont extraits était logé près du cœur, n'est-ce pas?
— C'est exact. Les chirurgiens ont dû inciser une partie d'un poumon pour
l'extraire. Heureusement, je possède une constitution robuste. Je crois qu'on ne me
donnait guère de chance de survivre, mais je n'avais aucune intention de mourir.
Un sourire éclaira un instant son visage.
— ... Vivre m'est soudain apparu comme une absolue nécessité, plus que jamais.
Le cœur de Karen se serra. De toute évidence, David était devenu sa raison de lutter
et l'unique cause de ce retour précipité.
— A en croire la rumeur, vous comptez abandonner vos reportages aux quatre coins
du globe pour vous consacrer à la gestion de l'empire de presse Chissolm? Est-ce le
fait d'avoir frôlé la mort qui motive votre décision ?
— Non. Mais cela m'a donné conscience de mes responsabilités familiales. Je
resterai désormais à Sydney...
Rien ne pouvait malheureusement être plus précis ! songea anxieusement Karen.
— ... Mon père se garde bien de me dire qu'il n'est plus tout à fait aussi jeune
qu'autrefois, pourtant...
— Voudriez-vous nous laisser entendre que Owen Chissolm songe à la retraite ?
Hal eut un petit rire moqueur.
— Non, pas question ! Cependant il s'est toujours montré très désireux de me voir
prendre une plus grande part de responsabilité dans ses affaires, et je me trouve
maintenant plus enclin à le lui accorder.
La conversation dériva ensuite sur le fonctionnement de l'empire Chissolm. Karen
avait entendu tout ce qui l'intéressait. Hal rentrait à Sydney dans l'intention d'y
demeurer et, sans aucun doute, ses « responsabilités familiales » concernaient
David. Il ne se contenterait certainement pas d'être un père du dimanche. Devant
cette perspective effrayante, Karen se jura de ne jamais lui abandonner David. Il
était aussi son fils. Les années qu'elle lui avait consacrées avec amour comptaient
assurément autant que les droits d'un père naturel !
Certes, Hal pouvait se targuer de certaines prérogatives, l'honnêteté la contraignait
à l'admettre. Ses revendications formulées à l'hôpital s'étaient trouvées confirmées
samedi dernier par des confidences de Owen. Ce dernier s'était toujours comporté
loyalement envers la jeune femme et avait acquis sa confiance. Lorsque leur
conversation avait abordé la nature des relations entre Kirsty et Hal, elle avait eu la
certitude que Owen ne lui cachait rien. Chaque mot prononcé restait aujourd'hui
gravé dans sa mémoire :
« Il y a quatre ans environ, mon fils vint me trouver pour discuter des différentes
responsabilités qu'il pourrait prendre en main au cas où il déciderait d'abandonner
sa vie itinérante. J'étais ravi. Je présume qu'à cette époque il avait l'intention
d'épouser Kirsty. Cependant aucune des hypothèses que nous avions avancées
n'aboutit. Au contraire, ce fut alors que mon fils changea d'attitude. C'est difficile à
expliquer, rien de véritablement précis. De plus en plus il se portait volontaire pour
se rendre dans les endroits réputés dangereux. Cette témérité ne me semblait guère
naturelle. Elle eût été plus conforme à l'ardeur inconsciente d'un jeune homme, or
Hal avait passé l'âge de telles folies. Il ne se confiait plus à moi. Une fois où je me
permettais de lui faire une remarque sur ses relations avec Kirsty, il m'a envoyé au
diable et prié de m'occuper de mes propres affaires. Il devenait de plus en plus
distant vis-à-vis de moi. J'en ai voulu à Kirsty, je l'avoue. »
Karen avait donc blâmé Hal à tort, aveuglément. Ainsi sa sœur, dans ses dernières
volontés, souhaitait-elle restituer à Hal ce qu'elle lui avait pris. Karen devait
s'acquitter de cette dette. Mais quel prix lui en coûterait-il ? Et David ? Un enfant
n'est pas un objet que l'on se passe de main en main. Sa sensibilité requiert une
sécurité affective. Pourtant, au vu de la froide détermination affichée ce soir par
Hal, Karen ne se faisait plus guère d'illusions.
La sonnerie du téléphone l'arracha à ses pensées. Elle fixa l'appareil. Lui ? Les
actualités venaient de se terminer. Karen saisit le récepteur avec précaution.
L'anxiété desséchait ses lèvres.
— Karen Aylward, balbutia-t-elle.
— C'est Barry, Karen.
La surprise la laissa pantoise. Barry ! Elle n'en avait pas eu la moindre nouvelle
depuis leur divorce.
— Je viens d'apprendre aux actualités la mort de Kirsty. J’étais à l'étranger à cette
époque et je n'ai rien su de ce terrible accident. Vous étiez si proches l'une de
l'autre... Ça a du être...
Il hésitait à poursuivre.
— ... Tu dois te sentir affreusement seule. Si je peux aider...
Les larmes voilaient les yeux de Karen. Avec la menace que faisait planer Hal, elle
se sentait en effet plus seule et vulnérable que jamais.
— C'est... c'est très gentil, Barry. Merci mais il n'y a rien que tu puisses faire.
Plus rien concernant Kirsty. Rien non plus pour David. Il n'avait jamais admis de le
prendre pour fils.
Karen perçut un long soupir au bout de la ligne.
— Je suppose que l'enfant de Kirsty est un réconfort pour toi.
Un réconfort sans doute, mais aussi quel souci atroce ! La pudeur incita la jeune
femme à taire sa peine et son angoisse.
— En effet. C'est un merveilleux petit garçon.
Autre soupir.
— Je me suis montré moche à son égard. Je le regrette. J'étais dans un triste état à
l'époque. Oui, quelle confusion, quel gâchis ! Je n'aurais pas dû te laisser tomber.
— C'est le passé, Barry, se hâta de répondre Karen, nullement d'humeur à ressasser
de vieux souvenirs.
— C'est le passé, en effet. Malgré ces deux années écoulées, je te suis toujours
attaché, Karen. Oui, beaucoup. J'aimerais te revoir. Je dois te dire quelque chose de
très important. Pouvons-nous nous rencontrer?
Karen réfléchissait. Voulait-elle revoir Barry et risquer de relancer des sentiments
auxquels elle avait renoncé ? David constituait maintenant toute sa vie et Barry
l'avait rejeté.
— Y a-t-il quelqu'un d'autre, Karen?
— Non, ce n'est pas ça, laissa-t-elle échapper.
Pourtant il y avait quelqu'un. Hal. Hal qui viendrait lui prendre David. Tout au
moins essayer. Comment parviendrait-elle à penser à autre chose en tête à tête avec
Barry ?
— Karen, je t'en prie... je dois te voir. Nous avons raté beaucoup de bons moments
ensemble. J'en suis le principal responsable mais nous avons aussi vécu beaucoup
de choses agréables et maintenant nous pouvons en connaître encore davantage. Je
t'assure que c'est très important.
Des années partagées, tantôt pour le meilleur et tantôt pour le pire... Cette
évocation touchait Karen. C'eût été trop mesquin, trop impitoyable de renier aussi
légèrement son passé.
— D'accord, Barry. Quand veux-tu?
— Demain soir, suggéra-t-il avec empressement.
Et si Hal venait ou appelait? Il ne manquerait pas de la contacter pendant le
week-end. Non, la situation serait trop embarrassante. Hal savait que Barry avait
rejeté David et il serait gênant qu'il la trouve en compagnie de son ex-mari.
— Ça m'est difficile, Barry. Serais-tu libre lundi soir? Tu pourrais venir dîner.
— Magnifique, Karen ! A quelle heure ?
La joie qu'elle percevait dans sa voix la soulagea un peu. On eût cru le Barry
d'autrefois, l'homme qu'elle avait épousé.
— A 7 heures et demie, ce sera parfait.
— Merci, Karen... merci mille fois! Enfin je vais te revoir !
Il avait raccroché en pleine allégresse. Karen reposa lentement le récepteur. Ce
soir, son cœur était particulièrement lourd. Ses devoirs envers Kirsty... puis Hal...
et maintenant Barry... tout cela finissait par l'accabler. Pouvait-on donner ainsi de
soi perpétuellement? Revoir Barry serait probablement une erreur mais comment
le lui refuser? Il restait à espérer que les choses s'arrangeraient avec Hal avant
lundi soir.
Pendant les deux jours qui suivirent, Karen eut beaucoup de mal à cacher son
inquiétude à David et à se comporter avec naturel. Plus le temps s'écoulait, moins
elle pouvait réprimer son envie de le serrer contre son cœur sous n'importe quel
prétexte.
Hal n'appela pas, il vint. Ce fut le troisième soir après son arrivée à Sydney. La
sonnette de la porte retentit exactement à 8 heures, et Karen pressentit l'identité de
son visiteur. Que cette redoutable confrontation arrivât enfin la soulagea malgré
tout. Elle ouvrit la porte.
Les yeux gris qui la jugeaient ne témoignaient d'aucune douceur, d'aucune
sympathie. Une mer hostile, morne et glacée. Le véritable impact physique de cet
homme éclatait avec plus d'évidence encore qu'elle ne l'avait imaginé. L'impression
de force dégagée sur son lit d'hôpital il y a deux mois n'était qu'un pâle reflet de ce
qui émanait de lui ce soir. Face à face à présent, ils se jaugeaient. La peur de perdre
ce qu'ils avaient de plus cher au monde leur faisait sortir les griffes. Le combat livré
serait sans merci.
— Voudriez-vous entrer?
— Merci.
Pendant que Hal pénétrait dans l'appartement, Karen l'informa non sans une
certaine satisfaction que David dormait.
— A cette heure-ci, je m'y attendais. Néanmoins j'aimerais le voir avant que nous
discutions. C'est plus une exigence qu'une requête.
Karen ne gagnerait rien à lui opposer la moindre réticence.
— Suivez-moi.
Sur cette froide invitation il accompagna Karen jusqu'à la chambre. Elle alluma la
petite lampe de chevet. Une faible lumière se répandit sur l'enfant endormi.
Hal regarda longuement son fils. Aucun de ses sentiments ne transparaissait sur
son visage. Peut-être cette légère caresse sur la joue de David trahissait-elle un élan
de tendresse? Puis son attention se porta sur l'environnement, la chambre où vivait
l'enfant. Les murs où figuraient en bonne place ses créations picturales
foisonnantes d'imagination. Les étagères où l'on rangeait les livres de contes et les
petits objets d'ornement. Le mobile constitué d'animaux en plastique suspendu
au-dessus du lit. Les décalcomanies des célèbres personnages de Walt Disney sur
les portes de l'armoire. Puis Hal fixa Karen un long moment avant de jeter un
dernier regard sur l'enfant. Ce fut lui qui éteignit la lampe. Il sortit vivement de la
pièce et attendit dans le couloir que la jeune femme ait refermé la porte derrière
eux.
Elle était anxieuse de savoir si la chambre de David l'avait impressionné. Quelles
pensées énigmatiques nourrissait-il derrière son attitude résolument dure et
distante? Karen le conduisit dans le salon sans un mot, mais l'esprit en alerte.
— Asseyez-vous, je vous en prie. Voulez-vous boire quelque chose? Un café?
— Non, merci.
Son regard glissa vers la main de Karen qui froissait nerveusement sa jupe.
— Mais si vous en désirez un...
— Non, je pensais...
Elle fit un geste vague pour éluder ce qu'elle considérait comme un sujet sans
intérêt Elle prit le fauteuil le plus proche et concentra toute son énergie pour
affronter son rival.
Avec une souplesse élégante, Hal s'assit sur le siège opposé. Sa tenue de ce soir,
costume de tweed sport et chemise de soie, lui donnait une allure à la fois
distinguée et décontractée. Karen avait gardé les mêmes vêtements toute la
journée, ceux-là mêmes qu'elle utilisait pour travailler au jardin d'enfants. Le
pull-over portait une tache de peinture et sa jupe havane était sérieusement
froissée. Son rouge à lèvres avait sûrement disparu au fil de la journée. Elle se
sentait particulièrement à son désavantage mais il était trop tard pour y remédier.
— Vous n'êtes pas surprise de me voir, énonça-t-il de manière abrupte.
— Vous aviez dit que vous viendriez.
La réponse possédait le même tranchant :
— Je veux David, Karen.
Le calme et l'intransigeance de la déclaration nouèrent l'estomac de la jeune
femme. A mesure que Hal poursuivait, chaque mot la faisait autant souffrir qu'un
clou qu'on aurait enfoncé dans son cœur.
— Je suis son père. J'ai consulté mes avocats durant ces deux derniers jours.
J'obtiendrai mon fils d'une façon ou d'une autre.
La pâleur de Karen s'accroissait de seconde en seconde. Inutile de combattre cet
homme. Cela n'engendrerait rien de bon, particulièrement pour David. Il fallait
plutôt le convaincre de la nécessité d'une attitude plus raisonnable.
— Ne faites pas ça, Hal. Vous y perdriez. Je suis la seule parente que David
connaisse. Je regrette que vous ayez été abusé mais vous ne pouvez honnêtement
vous prévaloir de cette erreur pour obtenir un droit. Chaque conflit qui se
développera entre nous nuira à David.
— A trois ans on est encore suffisamment jeune pour s'adapter... les psychologues
me l'ont confirmé.
— Ont-ils prétendu également qu'il était bon de le priver de sa mère?
Tant d'insensibilité provoquait la colère de Karen. Hal lui renvoya la balle avec
autant de véhémence :
— Vous n'avez eu aucun scrupule à le priver de son père!
Pendant un moment toute la pièce fut plongée dans un silence de plomb. Karen
hocha la tête désespérément.
— Ila toujours été mon enfant. Je l'adore, il m'aime. Vous ne pouvez l'ignorer?
Hal ne cilla pas.
— Karen, si vous désirez avoir un enfant, rien ne vous en empêche. Vous êtes
divorcée. Prenez un homme pour lequel vous avez un penchant. Tout comme Kirsty
m'a pris, ajouta-t-il amèrement.
La cruauté de la moquerie fit venir les larmes aux yeux de Karen.
— Il n'y a personne dans ma vie. Je suis seule depuis mon divorce. David est tout
ce que j'ai.
Une étincelle étrangement perfide brilla dans le regard de Hal.
— Alors, c'est ça?
La douceur de la voix était trompeuse. Mais Karen était persuadée qu'il ne
s'agissait nullement de sollicitude véritable. Néanmoins, elle sentit un changement
dans le comportement de son interlocuteur.
En quoi le fait qu'elle vive avec un homme ou pas pouvait-il l'intéresser? A moins
qu'il n'ait eu l'intention de saisir ce prétexte contre elle pour réclamer la garde de
l'enfant !
— Toute ma vie a été consacrée à David depuis que Kirsty me l'a confié.
Hal ne fit aucun commentaire. Il se contenta de fixer Karen. Un examen sévère et
minutieux, étrangement embarrassant. Elle s'efforça d'émousser un peu son
hostilité. Combattre Hal de front n'aboutirait qu'à le rendre plus virulent encore. Il
fallait absolument sortir de cette impasse.
— Je vous en prie... ne pouvons-nous essayer de résoudre ce problème? Je ne
cherche qu'à me montrer loyale envers vous. Ne pouvez-vous l'être envers moi ?
Son appel reçut un accueil glacé.
— Qu'appelez-vous « loyale »? J'ai cru comprendre que David et vous aviez passé
un dimanche en compagnie de mon père lors de ces dernières semaines.
Pensez-vous que je puisse me contenter, moi aussi, d'un dimanche occasionnel?
— Non. Je pensais que, pour commencer... David pourrait vous voir chaque
dimanche jusqu'à ce qu'il s'habitue à vous. Puis...
Karen respira profondément avant de se lancer, accrochée à l'espoir qu'il accepte
ses propositions :
— ... Puis peu à peu chaque samedi aussi. Votre travail de toute façon vous occupe
le reste de la semaine, et je... j'aimerais toutefois garder par la suite un samedi ou
un dimanche sur deux avec David. Cela vous paraît-il déraisonnable?
Hal sembla surpris. Non seulement son expression s'était modifiée mais surtout
cette moquerie féroce qui animait son regard avait disparu.
— C'est une offre... plus généreuse que je ne m'y attendais.
— Ce sera comme si on m'ôtait la moitié de ma vie! Vous en doutez-vous
seulement?
Les larmes brûlaient de nouveau ses yeux. Elle baissa brusquement les paupières
avant qu'il ne risque de s'en apercevoir. Aucune faiblesse n'était permise en la cir-
constance. Il fallait être forte, faire le poids face à lui. Mais, Dieu ! Un jour par
quinzaine ! Qu'allait-elle devenir sans David durant le reste du temps?
— Puisque vous n'avez pas d'autre attachement dans votre vie, peut-être
prendrez-vous en considération ma proposition...
Karen jeta un regard prudent vers ce visage toujours aussi déterminé, toujours
aussi inflexible.
— Je ne souhaite pas plus que vous passer par un jugement pour obtenir la garde
de l'enfant, reprit-il. Mes intentions ne sont pas d'étaler en public cette affaire
privée. Mais je veux David, et je ne saurai me contenter de l'avoir à temps partiel.
Je le veux comme vous l'avez eu pendant ces trois dernières années.
Il s'interrompit un instant avant de décocher son offre avec une franchise
foudroyante :
— Karen, vous pouvez ou bien me combattre... ou bien m'épouser. Et, dans
l'intérêt de David, je pense que vous devriez m'épouser.
5.
— Vous êtes fou !
La perspective insensée d'épouser le compagnon de sa sœur jumelle épouvantait
Karen.
— Pas du tout ! Vous m'avez très justement fait remarquer que le meilleur moyen
d'être père était d'épouser la mère de mon enfant. Rassurez-vous, Karen, je n'ai pas
perdu la tête, les blessures que j'ai subies ne sont que d'ordre affectif.
La jeune femme se rappelait la manière curieuse dont Hal l'avait observée un peu
plus tôt... son appréciation froide, minutieuse. Envisageait-il sérieusement qu'elle
tienne le rôle de sa sœur? Celui de mère et d'épouse que Kirsty avait refusé? Ou
n'était-ce qu'une sordide vengeance? La simple idée de cette substitution
machiavélique la faisait frissonner.
— Je ne suis pas Kirsty. En aucune manière je ne peux prendre sa place. Je vous
en prie, changeons de...
Hal eut un rire désabusé.
— Remplacer Kirsty? En effet, vous ne le pourriez pas. Et je ne le veux pas.
Remplir pleinement mes devoirs de père envers David est mon seul souhait.
Une lueur moqueuse traversa son regard gris.
— Vous devriez m'être reconnaissante de vous offrir ce choix.
Reconnaissante? Décidément ce type était fou à lier! Quel incroyable aplomb le
poussait à agir comme s'il maîtrisait la situation? Mais c'était elle qui avait le droit
de son côté ! Une furieuse envie de vider son sac étouffait Karen. Mieux valait
pourtant éviter d'ouvrir les hostilités. S'ils campaient tous deux sur leurs positions,
David serait victime de leurs feux croisés. Karen respira un grand coup pour
recouvrer calme et assurance.
— Je me suis mise en quatre pour me comporter honnêtement, Hal. Je vous ai
offert plus de possibilités de rendre visite à David qu'un jugement ne vous en aurait
accordé. Aucun droit ne vous autorise à me prendre mon fils. J'ai demandé conseil
à mon avocat. Pas un tribunal n'annulerait cette adoption, même si vous pouviez
prouver que vous avez été abusé. Si vous ne vous montrez pas raisonnable...
Le sourire de Hal exprimait cette fois une plénitude bien inquiétante.
— Alors vous avez reçu de très mauvais conseils, Karen. Le fait que Kirsty m'ait ou
non abusé est presque secondaire. Le litige concerne les papiers d'adoption
eux-mêmes. Ils ont été rédigés de manière frauduleuse, et la cour ne manquerait
pas d'annuler des documents dont la falsification serait mise à jour.
Cette perspective bouleversait Karen. Mais peut-être était-ce précisément le but
recherché...
— Ces papiers ont été établis en bonne et due forme, je m'en suis assurée.
Hal haussa les sourcils, ironique.
— Votre avocat devrait y rejeter un coup d'œil, Karen, et porter une attention
particulière à l'inscription : Père de l'enfant. Il y est mentionné : « inconnu ». C'est
bien cela, n'est-ce pas ? Il est vrai que dans ce cas la seule signature de Kirsty aurait
suffi. Mais en réalité on connaissait le père. Même si aujourd'hui vous vous
parjuriez en faisant le serment de ne pas avoir été informée de cette identité, vous
n'obtiendriez toujours pas gain de cause. Inutile de recourir à des rapports
médicaux pour prouver ma paternité, j'ai à ma disposition un témoin irrécusable :
votre ex-mari.
Barry ? Barry témoignerait contre elle ? Son empressement à la rencontrer
découlait-il de cette affaire? Que s'apprêtait-il à révéler? Barry avait téléphoné
quelques heures seulement après le retour de Hal Chissolm en Australie. Comment
ce court laps de temps aurait-il permis un contact entre les deux hommes ? Karen
était ébranlée. Si Hal disait la vérité, si les papiers d'adoption étaient entachés de
fraude... et il ne se serait pas comporté avec une telle arrogance s'il n'en possédait
l'assurance... alors ses chances de garder David s'évanouissaient tout à coup. Mais
enfin, pour quelle raison Barry livrerait-il un témoignage aussi accablant? Non, Hal
devait bluffer.
— Ainsi vous vous êtes entretenu avec Barry ? dit-elle en tentant de cacher ses
terribles incertitudes.
— Pas personnellement, non. Mais mes avocats ont obtenu de lui une déclaration
signée. Ils font preuve de beaucoup de compétence.
Hal exultait. Plus il triomphait et plus Karen le détestait. Jamais elle se serait crue
capable d'une telle haine. Tout son remords de s'être montrée loyale lui montait
amèrement aux lèvres.
— Vous n'avez cessé de me faire marcher depuis que vous êtes ici, n'est-ce pas?
— Il m'intéressait de voir jusqu'où vous iriez.
Elle hocha la tête... Quelle idiote de s'être comportée si naïvement !
Karen lui lança un regard méprisant.
— Vous n'êtes qu'un ignoble salaud!
— Eh bien, dans ce cas, mon image est conforme à l'opinion que vous portiez sur
moi depuis des années.
Le ton tout d'abord amer se radoucit un peu :
— Allons, voyons, Karen, ma proposition est très raisonnable. J'apprécie votre
amour pour David et le fait que vous ne vouliez pas le perdre vous honore. La situa-
tion est simple : en m'épousant vous le garderez.
— Je ne peux pas vous épouser !
— Alors nous n'avons plus rien à nous dire.
Hal se leva, le visage glacé.
— Dès demain, mes avocats commenceront la procédure. Je regrette que vous ne
sachiez assumer les conséquences de vos convictions, mais puisque vous trouvez
l'idée de ce mariage plus insupportable que la vie sans David, nous nous reverrons
au tribunal, Karen.
Cet au revoir prenait l'allure d'un défi. Hal se détourna pour partir. Le cœur
battant, Karen était au bord de la panique. Elle hésitait. Il se paierait les meilleurs
avocats, et elle n'avait pas suffisamment d'argent pour lutter à armes égales. S'il
obtenait la garde... si elle perdait David...
— Attendez !
Son cri interrompit la sortie de Hal. Il se retourna lentement. En dépit de sa
minceur, il paraissait plus redoutable encore que son père, le triste matin de leur
première rencontre. Karen s'était levée, prête à lui tenir tête. Elle mesurait
néanmoins combien était vaine sa volonté de rivaliser avec un être aux pouvoirs si
immenses.
— Eh bien ?
— J'ai besoin de temps... de temps pour réfléchir.
— Certainement. Je consens à faire des efforts pour vous prouver ma loyauté.
Consultez de meilleurs conseillers juridiques, cela éclairera, je l'espère, votre choix.
Je vous donne jusqu'à la semaine prochaine pour prendre votre décision. Mais à
une condition...
Il s'interrompit un instant et la lueur féroce que Karen surprit dans son regard
accrut ses craintes.
— Quelle est-elle ?
Hal s'appuya nonchalamment contre le chambranle de la porte, les bras croisés. Il
prenait tout son temps !
— Que David et vous passiez le week-end avec moi chez mon père. Ainsi
pourrons-nous faire plus ample connaissance.
Deux jours en sa compagnie ? Inconcevable !
— Pourquoi? demanda-t-elle.
— Parce que j'ai bien l'intention que la mère de mon enfant soit ma femme à part
entière.
Un malaise s'empara de Karen. Cette seule idée la révoltait.
— Pourquoi? répéta-t-elle. Je ne vous intéresse pas. Seulement, je vous rappelle
ma sœur, c'est ça? Eh bien. Hal, je ne suis pas Kirsty !
La véhémence du démenti le laissait totalement indifférent.
— J'en suis parfaitement conscient. Kirsty est morte dans mes bras, je m'en
souviens très bien. C'est vous que je veux, Karen.
— Vous êtes un monstre !
— Oui, un monstre incapable d'éprouver des sentiments humains, vous me l'avez
déjà laissé entendre.
Il se vengeait maintenant de leur dernier entretien à l'hôpital. Le chagrin et
l'angoisse avaient effectivement inspiré cette opinion à la jeune femme.
Aujourd'hui, elle récoltait l'amertume semée par erreur. Il était cruel de l'en tenir
encore responsable. Karen haussa les épaules dans un geste d'impuissance.
— C'est une situation impossible.
— Certainement pas. Elle résout tout.
Elle observait son adversaire, cherchant désespérément le défaut d'une cuirasse
apparemment invulnérable.
— Je vous ai toujours détesté, lança-t-elle en une ultime supplication.
— Votre mariage était probablement fondé sur l'amour, pourtant il n'a pas marché.
Peut-être la haine sera-t-elle un meilleur point de départ... Nos relations étant au
pire, elles ne peuvent que s'améliorer.
— Mais quelle sorte de mariage prétendez-vous me proposer ?
— Le plus normal.
Il se dirigea lentement dans sa direction. Chacune de ses enjambées constituait une
menace pour Karen. La tentation de fuir la gagnait. Un seul pas le séparait main-
tenant d'elle. Cette proximité était paralysante.
— Vous désiriez des enfants, n'est-ce pas? Si désespérément que vous avez ravi le
mien. Ne pensez-vous pas que David apprécierait de partager sa vie avec des frères
et des sœurs? Je ne fais jamais les choses à moitié, Karen. Mon principe est celui du
tout ou rien. J'ai pu être berné par Kirsty mais je ne me laisserai pas abuser de
nouveau.
Hal répéta alors sa formule avec douceur. Le poids de ces trois mots révélait
l'implacabilité de son but :
— Tout ou rien !
Jamais elle ne pourrait dormir avec lui. Pas même pour l'amour de David !
Comment oublier la place que Kirsty avait occupée ? Les yeux gris et impitoyables
qui fixaient Karen achevaient de l'affliger.
— Ça ne peut pas marcher. Nous n'avons rien d'autre en commun que notre haine
mutuelle.
Le rire de Hal retentit, sinistre.
— Ma chère Karen, ce n'est pas la haine mais l'amour qui nous unira. Nous aimons
tous deux David; nous aimions tous deux Kirsty ; et tous deux également
affrontons une vie de solitude où nous nous raccrochons à l'affection d'un enfant.
Cela nous fait finalement beaucoup de sentiments en commun.
Il jeta un regard à sa montre d'un air délibéré.
— Je vous donne cinq minutes pour prendre une décision à propos du week-end.
Malgré sa répugnance, Karen crut sage de ne pas provoquer de cassure définitive.
Et puis Owen serait là. Sa présence garantirait au moins un déroulement courtois à
ces quarante-huit heures. Surtout, cela permettrait de gagner un peu de temps.
Ensuite elle verrait Barry, lundi soir, avant de prendre une décision irrévocable.
— Une chose encore, Karen. Si les conseils que vous aviez reçus étaient bons, vous
sauriez que David a le droit de connaître ses parents naturels. J'insiste pour que
vous lui appreniez que je suis son père avant que je vienne vous chercher demain
soir.
— Demain soir?
—Demain nous serons vendredi, rappela-t-il sèchement. On considère
habituellement que le week-end commence le vendredi après le travail. Je passerai
vous prendre, vous et David, à 6 heures. Nous dînerons avec mon père après avoir
mis David au lit.
Si peu de temps pour ordonner ses pensées, ses sentiments ! Et pour préparer
David !
— Dites à mon fils que j'ai dû partir à l'étranger où les guerres m'ont retenu mais
que maintenant je suis de retour, et pour de bon.
Il ajouta avec un regard accusateur :
— Inutile de lui raconter que son existence m'a été cachée jusqu'ici.
La culpabilité embrasa les joues de Karen. Cette terrible faute ne lui était tout de
même pas imputable ! Mais s'en rendait-il seulement compte?
— Je regrette vivement, Hal, mais je n'avais aucune raison de ne pas croire Kirsty.
— Vous vous trouviez par contre d'excellentes raisons pour accréditer ses dires !
insinua-t-il ironiquement.
Karen baissa les yeux, vaincue par sa sarcastique autorité. La main de son
adversaire se tendit alors vers son visage. Elle recula d'un geste vif avant qu'il ne
parvienne à lui saisir le menton. Il ne reçut qu'un regard glacé de peur.
Hal s'apprêtait à reprendre la parole lorsque son expression se figea. Ses yeux
s'immobilisèrent étrangement sur le cou de la jeune femme. Il poursuivit le mou-
vement amorcé et saisit la fine chaîne en or qu'elle portait toujours. La réplique
exacte de celle de Kirsty. Tout le corps de Karen protestait contre ce contact
profanateur. Il contempla le petit koala de jade avec concentration. Une lueur
redoutable brillait dans son regard.
— Un koala s'attrape plus facilement qu'un oiseau, n'est-ce pas ?
Hal se rapprochait. Non ! Karen aurait voulu hurler de toutes ses forces mais il
l'avait enlacée avant qu'elle ne puisse protester. Le cri s'étrangla dans sa gorge
nouée par l'envoûtante caresse sur sa nuque.
Non... un souffle inaudible qui fit à peine frémir ses lèvres. Le visage de Hal, de
plus en plus près, encore et encore... Ne pouvait-il lire dans les yeux de sa victime
la profondeur du tourment qui l'agitait? Non, elle n'était pas Kirsty, et n'accepterait
jamais d'être simplement considérée comme sa doublure !
Mais Hal s'était emparé de ses lèvres avec une fermeté et une sensualité si
surprenantes qu'elle en fut hors d'haleine. La puissance de ce corps viril collé au
sien, la possessivité de ces mains qui la caressaient avec une tendre autorité
éveillaient de délicieuses sensations qui la ramenaient subitement plusieurs années
en arrière. Il y avait si longtemps que des bras affectueux ne l'avaient étreinte ainsi
! Si longtemps qu'un baiser ne l'avait embrasée à ce point ! Ce soir Hal déclenchait
en elle un terrible émoi. Mais céder un instant à sa sensualité insidieuse ne lui
faisait pas oublier qui il était.
Horrifiée de sa vulnérabilité, Karen repoussa Hal de toutes ses forces. Elle jeta la
tête en arrière pour fuir cette proximité si dangereuse. Le regard accusateur, elle
balbutia :
— Je ne suis pas Kirsty !
Elle haletait d'émotion, le cœur battant à tout rompre. Mais Hal se contentait de
sourire, effleurant avec tendresse sa joue enfiévrée.
— Non. Vous êtes étonnamment différente, Karen. Je commence tout juste à faire
votre connaissance.
Toute la frustration, l'angoisse, la rage accumulées explosaient maintenant.
— Vous êtes l'être le plus méprisable, le plus révoltant que j'aie jamais eu le
malheur de rencontrer, Hal Chissolm !
— Splendide ! Je suis content que vous vous comportiez ainsi. Vous apprivoiser me
donnera encore plus de satisfaction... si vous décidez de m'épouser.
— Jamais !
Hal exultait devant l'impact de sa provocation. Il savourait sa science au jeu du
chat et de la souris. Karen aurait préféré être damnée que de lui offrir la moindre
satisfaction. Qu'il la tourmente autant qu'il lui plairait, elle ne lui procurerait pas le
plaisir d'une réaction quelconque. C'était le meilleur moyen de gagner du temps.
Elle se drapa dans une dignité glacée.
— Maintenant, partez.
— Bien entendu. Vous devez préparer quelques bagages pour le week-end.
Dans sa hâte de le voir quitter les lieux, Karen se précipita vers la porte d'entrée.
Hal la suivit sans un mot et ne reprit la parole qu'une fois sur le seuil :
— N'allez pas faire l'idiote, Karen. Rappelez-vous que j'ai tous les atouts en main.
Alors demain, 6 heures. Soyez très prudente avec David. Il sera d'autant moins
traumatisé qu'il pourra aimer un père qui l'aime. Nous sommes bien d'accord pour
œuvrer au mieux de ses intérêts?
— Oui.
Hal conclut par une petite tape approbatrice sur la joue de la jeune femme avant de
s'éloigner à grands pas.
Karen demeurait sur le seuil, consternée, impuissante. La Rolls Royce de Owen
Chissolm attendait au bord du trottoir. Le chauffeur ouvrit la portière à Hal. Karen
se demanda quelle opinion Owen avait sur les projets de son fils. Il n'interviendrait
certainement pas, trop heureux de le savoir enfin rentré au bercail.
La voiture disparut à l'angle de la rue. Karen se sentit plus solitaire encore dans
l'obscurité. Ses yeux embués de larmes se portèrent vers le ciel criblé d'étoiles.
Toutes ces myriades de petites lumières étaient si lointaines, si inaccessibles...
Le message désespéré de Karen parviendrait-il jusqu'à elles?
« Kirsty, pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi à lui ? Pourquoi à moi ? »
6.
David ne contenait plus sa joie. Dès son arrivée au jardin d'enfants, il se vanta
auprès de chacun du retour de son père cette nuit même ! Il passerait ce week-end
avec lui en compagnie de sa maman.
Karen dut affronter quelques questions maladroites et embarrassées. Ses collègues
la savaient divorcée, et cette soudaine irruption de l'ex-mari aiguisait leur curiosité.
Invoquer une réconciliation, se dit-elle, simplifierait sa tâche et couperait court à
des interrogations éventuellement plus indiscrètes. Cela lui rappela l'importance de
sa rencontre avec Barry. Elle avait hâte d'être à lundi soir, non pas pour le plaisir de
revoir son ancien époux mais pour connaître sa position vis-à-vis de David et
évaluer au plus tôt ses chances de le garder.
Tout le monde ignorait l'adoption de l'enfant. Ce qui concernait les relations de
Karen avec Kirsty et Hal relevait trop de sa vie intime pour être clamé parmi le
personnel du jardin d'enfants. Karen mit un terme aux différentes questions dont
on l'assaillait en prétextant que le père de David, resté plusieurs années à
l'étranger, comptait passer le week-end avec eux en vue de prendre des décisions
sur l'avenir de leur enfant. Sa demande de congé pour le lundi fut accueillie avec
compréhension par la direction.
Karen souriait encore avec ironie du quiproquo entretenu lorsqu'elle pénétra dans
la cabine téléphonique située en face du jardin d'enfants. Joindre son avocat se
révélait des plus urgents. Il lui fallait collecter le maximum d'informations pour
s'assurer de son bon droit et mesurer ses chances de l'emporter sur Hal Chissolm.
Le plus calmement possible, la jeune femme informa son homme de loi des
revendications du père naturel et le pria de bien vouloir contrôler scrupuleusement
la légitimité des papiers d'adoption. Rendez-vous fut pris pour le lundi. Ils y
débattraient du résultat de ses investigations. Néanmoins, l'inquiétude d'emblée
exprimée par son interlocuteur ne paraissait guère de bon augure.
La peur qui tenaillait Karen depuis la veille ne fit que croître. Si les avocats de Hal
réussissaient à faire annuler l'adoption, seules deux perspectives s'offriraient : ou
bien se bagarrer âprement pour obtenir la garde de l'enfant, ou bien épouser Hal
Chissolm. Non, impossible de se résoudre à une solution qui lui inspirait pareille
répugnance! Toutefois l'idée de perdre David n'était-elle pas plus insupportable
encore?
Tout le reste de la journée, Karen fulmina à propos du chantage que Hal exerçait
sur elle. Puis vint le moment d'habiller David afin qu'il soit prêt à accueillir son
père. L'enfant manifestait une telle excitation joyeuse que Karen en prit presque
ombrage. Ses nerfs étaient soumis à trop rude épreuve. Hal se montrerait-il à la
hauteur des espérances de son fils ? Au moins elle s'était conformée à ses vœux en
avertissant David qu'il était son père. La vigilance enthousiaste avec laquelle le
petit garçon le guettait à présent par la fenêtre de sa chambre prouvait l'efficacité et
la loyauté avec lesquelles elle s'était acquittée de sa tâche.
Si seulement Hal la traitait avec la même honnêteté ! songeait-elle rageusement en
s'empressant de s'habiller. Son apparence ne serait pas prise en défaut, son orgueil
l'exigeait. La jeune femme se raccrochait au moindre réconfort pour garder
confiance dans une situation qui lui échappait. Elle choisit sa plus belle robe. Mais,
dans sa hâte de bien faire, elle avait oublié que le vert était la couleur favorite de sa
sœur. Pour rien au monde, elle ne souhaitait évoquer Kirsty aux yeux de Hal
malgré l'impossibilité d'effacer leur ressemblance objective.
Dès qu'elle eut changé de tenue, Karen jeta un dernier coup d'œil au miroir. Son
image la rassura. Ses cheveux aux reflets châtains retombaient en vagues souples
sur ses épaules. Leur brillance soyeuse projetait un éclat particulier sur son teint de
pêche. Ses larges yeux noisette paraissaient plus grands encore sous une légère
touche d'ombre à paupières. Le rouge à lèvres, parfaitement appliqué, soulignait la
sensualité de sa bouche. La finesse du lainage de sa robe contribuait à épouser
harmonieusement sa silhouette élancée et suggérait délicatement ses rondeurs.
— Il est là !
Le cri d'enthousiasme ébranla cette assurance fraîchement acquise. Le gamin entra
dans la chambre comme une fusée, le visage rayonnant.
— Il est venu dans la voiture de Pop. Je peux aller à sa rencontre, maman ? Dis, je
peux ?
— Puis-je, rectifïa-t-elle automatiquement. Oui, oui, je t'y autorise.
Il partit aussi vite qu'il était entré. Karen ferma avec précipitation sa valise et
l'apporta dans le hall à côté du bagage de David déjà prêt. La porte d'entrée était
béante. David s'était rué la tête la première dans l'allée qui traversait le jardinet. Il
s'arrêta brusquement à la vue de l'homme impressionnant qui ouvrait le portail.
— Papa?
La petite voix haletante de l'enfant tremblait d'incertitude.
Hal claqua le portail, s'accroupit pour se mettre au niveau de son fils puis lui tendit
les bras.
— Oui, David, je suis ton papa. Je suis très, très heureux d'être enfin avec toi.
Le petit garçon commença par quelques pas timides avant de s'élancer au cou de
son père. En un mouvement souple Hal le souleva de terre et le serra contre son
torse. Cette étreinte portait en elle tout l'amour d'un père pour son fils.
Karen luttait pour retenir ses larmes. Elle avait essayé d'être tout pour David, lui
témoignant une adoration jamais mise en défaut, lui consacrant toute sa vie per-
sonnelle. Aujourd'hui il montrait clairement combien quelqu'un d'autre lui
manquait. Le père et le fils enfin réunis rayonnaient d'un même bonheur. Malgré la
dureté de son comportement vis-à-vis de Karen, cet homme éprouvait pour David
une affection évidente.
Méritait-il le nom de monstre qu'elle lui avait attribué l'autre soir? Non. Tout du
moins pas à l'égard de David. Mais le reconnaître et songer en même temps que
son enfant pouvait lui échapper la faisait souffrir atrocement. Il suffisait
amplement à sa peine de constater l'attachement qu'il manifestait spontanément
pour Hal.
Lorsque Hal ramena le bambin, il riait de bon cœur tout en répondant aux
questions insatiables de l'enfant. Il fit signe au chauffeur d'aller chercher les
bagages dans le hall. Karen remercia l'employé puis ferma la porte derrière lui. Ce
fut seulement à cet instant qu'elle rencontra le regard gris qui l'avait glacée la nuit
dernière. Un sourire inattendu illuminait le visage de l'heureux père, un sourire qui
révélait autre chose que du bonheur : un sentiment de triomphe !
— Papa dit que nous devons venir te chercher, maman.
La joie de son père se reflétait sur la petite frimousse. Hal prit David d'un bras et de
l'autre enlaça les épaules de Karen avant même qu'elle puisse se dérober.
— Ne restez pas en arrière, Karen. David et moi tenons à ce que vous demeuriez
avec nous, n'est-ce pas, fiston ?
Le gamin acquiesça dans un gazouillis joyeux. Karen s'était crispée : Hal en faisait
trop ! Déjà son cœur battait la chamade au contact chaleureux de son bras sur ses
épaules.
— Détendez-vous. Nous sommes tous ensemble maintenant, suggéra Hal tout en se
dirigeant vers la voiture.
Mais comment se sentir à l'aise? La sensualité de ce corps viril effleurant le sien lui
rappelait qu'elle était femme, une femme qui n'avait pas connu la tendresse depuis
longtemps.
Quel soulagement lorsque Hal la libéra de son étreinte pour l'inviter à monter à
l'arrière de la Rolls. Le répit se confirma lorsque David prit place au milieu de la
banquette. Mais si, durant le trajet qui menait à la propriété de Turramurra, Karen
se trouvait physiquement séparée de Hal, la présence de ce dernier se faisait
toujours aussi oppressante au niveau affectif. Constamment son regard rappelait à
Karen qu'il était dans l'attente de sa réponse.
La mort dans l'âme, la jeune femme comprit sa terrible erreur d'avoir consenti à ce
week-end. Le temps qu'elle espérait gagner, Hal l'utilisait à créer des liens émotion-
nels irréversibles entre David et lui. Non seulement elle ne doutait plus de l'amour
sincère qu'il portait à son fils, mais en outre il devenait évident que le petit garçon
jouissait pleinement de cette nouvelle affection. Si on en venait à un jugement
concernant sa garde, David souffrirait, quelle qu'en soit l'issue.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans la vaste propriété de la famille Chissolm, Karen fut plus
déprimée encore. L'imposante demeure de brique se situait dans un splendide parc
avec court de tennis et piscine. La magnificence des massifs fleuris, l'impeccable
tenue de la pelouse, la robustesse des arbres séculaires témoignaient de l'entretien
coûteux qu'ils nécessitaient en permanence. De toute évidence Hal pouvait offrir à
David un confort financier infiniment supérieur au train de vie de sa mère
adoptive. Un juge ne manquerait pas de considérer ce fait.
Le maître d'hôtel ouvrit la porte d'entrée avant même que les nouveaux arrivants
ne soient descendus de voiture. Au cours de ses précédentes visites chez Owen,
Karen avait remarqué la discrète efficacité des domestiques. Elle saisit la main de
David dans l'espoir que la présence de l'enfant la protégerait d'une nouvelle
étreinte de Hal.
— Si tu courais dire bonjour à Pop, David? Dis-lui que ta maman et moi arrivons
tout de suite.
Le petit garçon disparut en un éclair, tout fier de sa mission. Loin de lui l'idée qu'il
laissait ainsi sa mère à la merci d'un homme qui détenait tous les atouts pour mani-
puler leur avenir avec un diabolique talent. Karen hasarda vers son hôte un regard
plein d'appréhension. Quelle intention avait-il en provoquant ce tête-à-tête ?
L'expression chaleureuse et reconnaissante de Hal la surprit.
— Je voulais vous remercier pour la tâche dont vous vous êtes merveilleusement
acquittée auprès de David. Je ne saurais vous dire l'importance que cela revêt pour
moi.
Une lueur d'espoir teinta la voix de la jeune femme :
— J'essaie d'être équitable. Ne pourriez-vous envisager un compromis ?
Les traits de Hal se durcirent immédiatement.
— Pas question. Je veux David, ou bien vous deux. Je ne concéderai rien là-dessus.
— Mais pourquoi ? Vous ne pouvez réellement désirer que je devienne votre
femme, et David ne sera pas heureux si vous...
Le regard féroce qu'il lança alors imposait le silence. Karen se résolut à écouter son
argument, la mort dans l'âme.
— Je me suis sacrifié pour votre sœur, et en remerciement... elle vous a donné
mon enfant. Si vous souhaitez garder David, ce sera cette fois à vous de vous
sacrifier. Voilà ce que j'appelle l'équité.
Il lui prit le bras afin de la guider vers l'escalier du perron. Karen était trop sidérée
pour protester. Que voulait-il insinuer en affirmant qu'il s'était sacrifié pour Kirsty?
Insensé ! Mais Hal ne lui laissa pas le temps de poser la moindre question. Il
l'introduisit dans un élégant salon où Owen prêtait une oreille bienveillante aux
récits de son petit-fils.
— Tiens, voici ton papa, déclara-t-il en renvoyant l'enfant à son père.
Puis l'honorable vieillard s'avança pour accueillir Karen. Tout son comportement
exprimait son profond plaisir de prendre ses mains entre les siennes.
— Vous êtes plus adorable que jamais, ce soir ! Je suis ravi que vous ayez accepté
l'invitation de Hal. Je veux que vous passiez un heureux week-end avec nous, et si
je peux faire quelque chose pour rendre votre séjour plus...
— Je pense que ce rôle m'appartient, papa, coupa Hal avec ironie.
Owen lui lança un regard incisif. Malgré un léger sourire, Hal Chissolm témoignait
d'une froide réserve à l'égard de son père. Apparemment, son retour n'avait pas
suffi à aplanir les obstacles qui s'opposaient à leur compréhension mutuelle. Owen
avait confié à Karen que son fils était devenu très distant vis-à-vis de lui, elle s'en
souvenait. De toute évidence, le fossé ne s'était pas comblé.
Le sourire un peu triste que Owen adressa à la jeune femme traduisait un élégant
désistement en faveur de celui qui venait de marquer délibérément son territoire.
— Sachez que vous serez toujours la bienvenue ici, finit-il par dire avec beaucoup
de chaleur.
— Merci, Owen.
Les mots tremblaient sur les lèvres de Karen. Elle était trop bouleversée pour
formuler une réponse plus longue. Puisque la situation échappait à Owen, pas
question même de discuter avec lui. Hal agissait en maître. Quoi que son père
pense personnellement de ses projets, si toutefois il les connaissait, il ne ferait rien
pour les entraver. Avant tout il aimait son fils. Et Karen se retrouvait absolument
seule.
— Si tu veux bien nous excuser, papa, je vais accompagner Karen et David à l'étage
pour leur montrer leurs chambres.
— Bien sûr.
Avec une fermeté courtoise, Hal prit le bras de la jeune femme. Elle crut saisir le
regard soucieux du vieil homme. Elle ne pouvait attendre de lui que de la compas-
sion.
Le mobilier de la chambre de David était tout neuf, laqué d'un jaune ensoleillé que
soulignait un liseré blanc. Armoire, commode, étagères et bureau composaient un
ensemble ravissant. Les rideaux et le couvre-lit imprimés reproduisaient toute
l'exubérance de la faune et de la flore australiennes. L'ours Humphrey, personnage
de télévision favori de David, assis nonchalamment sur la moquette près du lit,
semblait là pour accueillir l'enfant et partager sa joie de vivre. Tous les jouets
susceptibles de ravir un bambin de trois ans se trouvaient réunis. Même des
albums à colorier et des feutres l'attendaient sur le bureau.
Hal avait accompli ce prodige en une seule journée ! Probablement n'avait-il eu
qu'à claquer des doigts pour que ses désirs deviennent réalité. La fortune des
Chissolm était un sésame susceptible d'ouvrir toutes les cavernes d'Ali Baba. Avec
une ironie amère, Karen se rappela l'attention minutieuse que Hal portait la nuit
précédente sur la chambre de son fils. Dire qu'elle avait économisé pendant des
années pour acheter ce qu'on lui offrait là en un jour ! Comment rivaliser avec un
pareil adversaire ?
Emerveillé, David, au premier abord, ouvrait des grands yeux ronds. Puis une
soudaine explosion de joie le projeta d'un objet à l'autre. Il tourbillonnait,
touchant, essayant les jouets, babillant sans cesse avec Hal qui prenait un plaisir
infini à lui répondre scrupuleusement. Avant même qu'il n'ait eu le temps de
s'énerver sur un robot qu'il ne parvenait pas à faire fonctionner, son père se baissa
pour lui en montrer le maniement avec une patience angélique. Le gamin exultait.
Hal se releva et sourit à Karen. Un sourire totalement spontané qui l'invitait à
partager cet heureux moment. Mais elle en était incapable.
— Quelque chose ne va pas?
— Il y a une chose que vous ne pouvez acheter, Hal, c'est l'amour.
— Je n'essaie pas.
L'amertume teintait sa voix.
— Vous avez eu la joie de combler David durant trois Noël et trois anniversaires.
Alors permettez-moi de rattraper les occasions manquées. Maintenant, je vous en
prie, souriez et restez avec nous, ou bien partez et laissez-moi avec mon fils.
Non, jamais elle ne le lui laisserait ! A cet instant David se rua vers sa mère pour lui
saisir la main.
— Viens voir, maman ! Il y a plein, plein de petites voitures !
Karen jeta un regard triomphant à Hal avant d'accompagner l'enfant. Elle resterait
! Mais un sentiment de gêne l'oppressait. Elle s'assit sur le pouf au moment où Hal
se laissait tomber sur la moquette à proximité. Côte à côte ils donnaient ainsi à
David l'image de parents en accord parfait, heureux de satisfaire les caprices de
leur fils avant l'heure du coucher. Hal avait beau se comporter de manière
irréprochable envers Karen, une seule chose la contraignait à assumer son rôle : la
joie de David de voir sa maman et son papa enfin réunis autour de lui.
Quel soulagement lorsque la jeune femme put décréter qu'il était l'heure de dormir!
Face aux protestations de l'enfant, Hal soutint Karen. Il emmena David dans la
salle de bains puis y resta avec lui le temps que sa mère lui mette son pyjama.
Ensuite il le raccompagna dans sa chambre pour assister à son coucher. Karen
borda tendrement son fils, l'embrassa, lui souhaita bonne nuit. David leva alors
vers son père des yeux bouleversants. Mais ceux de Hal se penchant vers lui pour
l'embrasser l'étaient tout autant. Un regard paternel plongé dans un regard filial !
Karen eut envie de hurler à l'usurpation. Que devenaient les années d'affection
qu'elle lui avait vouées? Ne lui donnaient-elles pas plus de droits qu'à un père surgi
inopinément?
— Merci pour tous les jouets, papa.
— Dors bien, mon fils. Fais de beaux rêves. Et à demain matin.
— A demain, papa.
Hal éteignit la lumière et saisit la main de Karen au moment où elle passait devant
lui. Il la tenait encore serrée dans la sienne une fois la porte refermée.
— Laissez-moi ! David ne nous observe plus maintenant !
Elle lui en voulait terriblement pour les libertés qu'il avait prises sous les yeux ravis
de son fils. Elle lui reprochait l'incontestable avantage acquis trop aisément sur
elle.
— Félicitations ! Vous passez de la mère parfaite à la pire des chipies avec une
habileté diabolique ! Je ne vous ai pas encore montré votre chambre, Karen. Elle se
situe ici, juste à côté de celle de David.
Découragée et vaincue, Karen se laissa conduire. Le mobilier de style donnait à la
pièce une élégance féminine que l'on retrouvait jusque dans les tons pêche très
raffinés des somptueuses draperies. Mais tout ce luxe lui était égal. Son esprit
demeurait concentré sur l'objet de ses soucis. Elle décida de revenir sur l'argument
déroutant qu'avait invoqué Hal avant de pénétrer dans la maison.
— Pourquoi prétendez-vous vous être sacrifié pour Kirsty ? Elle vous a suivi
partout. Elle a partagé votre vie, votre travail et votre lit !
— Vraiment?
Hal lâcha la poignée de la porte avec une violence inattendue. Il saisit Karen aux
épaules pour la contraindre à lui faire face. Ses doigts s'enfonçaient dans la chair
douce de la jeune femme. Une émotion farouche animait ses yeux.
— Je vais vous dire la vérité à propos de Kirsty. Elle ne partageait pas, elle prenait !
Je ne l'ai jamais aimée. Je vous ai menti à l'hôpital parce que je voulais mon fils, et
je continuerai de lutter dans ce but et de toutes les manières possibles. Non, je n'ai
jamais aimé Kirsty. Elle avait besoin d'amour. Je lui en ai offert. Elle l'a pris.
La douleur contractait son visage. Il lâcha Karen, s'éloigna de quelques pas.
— Je l'ai connue d'abord en tant que collaboratrice, et elle était excellente, la
meilleure... la plus courageuse, la plus téméraire. Mais déjà sa compassion envers
les autres la rendait très vulnérable. Elle m'a ému comme aucune autre femme ne
l'avait fait. Dans mon esprit elle symbolisait presque la femme idéale. Quand j'ai
voulu l'épouser elle a refusé. Pourtant je savais qu'elle avait besoin de moi. Je
croyais qu'elle m'aimait...
— Kirsty vous aimait, Hal. Peut-être refusait-elle ce mariage parce qu'elle savait
que vous ne l'aimiez pas.
Il hocha la tête, bouillonnant de rage.
— Comment osez-vous dire ça après ce qu'elle a fait? Je suis resté avec Kirsty ! Je
sentais que, livrée à elle-même, elle risquait de faire les pires imprudences. Je ne
comprenais pas les démons qui la poussaient, mais je peux vous dire que... après
qu'elle vous a donné mon enfant, elle m'a pressé d'accomplir des missions de plus
en plus dangereuses. Elle devenait chaque jour plus irréfléchie, plus aventureuse,
courant au-devant de risques inutiles. Quelquefois elle m'affolait complètement.
— Vous n'auriez pas dû rester, fit remarquer Karen calmement.
Le regard de Hal trahissait une lassitude incommensurable.
— Je n'aurais pas dû, Karen? Quand quelqu'un s'accroche à vous, dépend
affectivement de vous, comme c'était le cas de Kirsty, quand vous savez que cette
personne se détruira si vous n'êtes plus là, alors il faut avoir une nature plus
insensible que la mienne pour partir. Impossible vraiment de la quitter même si je
souhaitais que cela finisse... comment aurais-je pu l'abandonner? Elle signifiait
beaucoup trop pour moi.
Karen trouvait ulcérant le portrait qu'il venait de tracer de sa sœur. Mais
maintenant que Kirsty était morte, c'était pour sa propre vie qu'il lui fallait lutter.
— Vous qui vouliez sauver ma sœur, vous voilà prêt à me détruire !
Hal releva fièrement la tête. Il rejetait les douloureuses épreuves du passé avec une
impitoyable facilité. Sa voix se fit chaleureuse :
— Vous détruire, Karen? Ce n'est nullement mon intention. Je vous offre une vie
facile, une vie de luxe pour vous et votre fils.
Il revint lentement vers elle et la serra contre lui avec la force d'un étau. Il caressa
sa joue, effleura ses longs cheveux soyeux. La fièvre de son regard hypnotisait la
jeune femme.
— Nos prochains enfants auront cette fois un père et une mère légitimes.
— Mais je n'ai pas... Elle avait la gorge sèche.
— Je n'ai pas dit que je vous épouserais, reprit-elle enfin.
— Pourtant vous le ferez, Karen, vous le ferez. Vous savez, lorsque Kirsty agonisait
dans mes bras, elle m'a parlé de vous. Notre passé en commun, elle n'y a fait
aucune allusion. Elle ne pensait qu'à vous. Elle vous donnait tout l'amour qu'elle
me prenait. A ce titre j'estime que maintenant c'est à mon tour de recevoir.
Hal s'empara alors des lèvres de Karen avec une sensualité sauvage qui la laissa
complètement pantoise. Elle était en état de choc, impuissante à réprimer son
envie de répondre à cette brutale ardeur. Cela provenait-il de la virilité foudroyante
qui émanait de cet homme, ou tout simplement de ce qu'elle était trop épuisée pour
résister? Karen ne pouvait le dire, mais un étrange frisson la parcourut lorsque
cessa le baiser.
— Nous dînerons dans dix minutes, dit Hal calmement. Ne soyez pas en retard.
Puis il la laissa comme ça, avec l'arrogance insouciante de celui qui règle une affaire
qu'il maîtrise parfaitement.
D'instinct, Karen se replia sur elle-même. Il lui fallait tout tenter pour ne pas céder.
La fatalité semblait vouloir la lier à un homme qu'elle n'aimait pas et qui, très cer-
tainement, la détestait.
7.
L'épreuve touchait à sa fin. Le week-end dans la propriété de Owen Chissolm avait
ébranlé les nerfs de Karen. Revenue chez elle, elle ne parvenait toujours pas à se
détendre. Sans doute recouvrerait-elle son calme après le départ de Hal. David
avait en effet demandé que « papa » reste pour le mettre au lit, et sa mère avait
cédé comme elle l'avait fait pendant ces deux jours. Mais maintenant que l'enfant
dormait, elle attendait avec hâte le départ de Hal. Tandis qu'elle le précédait en
direction de la porte d'entrée pour le raccompagner, elle se sentait toujours aussi
troublée par sa présence.
Depuis le baiser échangé le vendredi soir, Karen évitait systématiquement de se
trouver seule avec lui. Face à Owen et à David, Hal l'avait traitée avec la plus char-
mante courtoisie, mais dans les brefs instants où personne ne les observait, ce
masque de civilité était tombé et toute la froideur de l'impitoyable machination
avait reparu. A présent qu'ils étaient seuls, Karen se blottissait derrière la porte
ouverte en grand dans l'espoir de s'en faire un écran protecteur.
Hal s'arrêta à côté d'elle. Son petit sourire ironique montrait que la manœuvre ne
lui échappait pas. Sur le qui-vive, Karen s'apprêtait à repousser toute tentative
d'approche. Malgré l'indéniable attrait physique que cet homme lui inspirait, son
contact la perturbait trop pour qu'elle en tire quelque plaisir. Une intense
conviction guidait son comportement : Hal avait beau ne pas l'aimer, il ferait tout
pour l'obtenir de gré ou de force, et il ne fallait surtout pas céder le moindre pouce
de terrain.
— Vous avez jusqu'à jeudi soir, Karen. Ou bien vous consentez à ce mariage ou bien
vous perdrez David.
— Il a besoin de moi au moins autant que de vous, je suppose que vous vous en êtes
rendu compte?
Les grands yeux gris gardaient la froideur d'un iceberg. La réplique de Hal tomba,
indiscutable :
— Tout à fait. C'est pourquoi ma proposition est la meilleure solution.
Il partit. Mais la porte refermée ne suffit pas pour que Karen chasse de ses pensées
la perspective de ce mariage. Elle avait beau lutter, se répandre en injures contre
elle-même, rien ne semblait capable de s'opposer à cette issue.
Le caractère inéluctable de la situation se confirma le lundi matin, lorsque la jeune
femme rendit visite à son avocat. Me Grimball était un homme corpulent avec un
double menton, un crâne chauve et de petits yeux vifs. Lors de leur dernière
entrevue, il s'était montré très direct, cordial et rassurant. Son regard avait exprimé
une bienveillance aimable. Aujourd'hui ses yeux la fuyaient et son comportement
demeurait incontestablement évasif.
— En fait, deux choses se révèlent pires que la déposition de Barry Aylward. Un
ex-mari, poursuivit-il, peut avoir des raisons de témoigner contre son ex-femme,
n'est-ce pas?
— Alors, de quoi s'agit-il? coupa Karen énervée par les faux-fuyants de Me
Grimball.
— Premièrement... on peut vous demander de comparaître à la barre des témoins
et vous poser la question suivante : votre sœur vous a-t-elle dit que Hal Chissolm
était le père de David? Pouvez-vous le nier?
— Non.
L'avocat baissa les paupières. Sa lèvre inférieure s'avança en une moue
significative.
— Et le nierez-vous?
— Non.
Son haussement d'épaules était parfaitement éloquent.
— Deuxièmement, votre sœur ne peut, hélas, plus venir témoigner. J'ignore si les
gens disent nécessairement la vérité à l'heure de leur agonie, mais je sais qu'aucun
tribunal n'ira croire le contraire. Le bon sens commun accréditera l'idée que la
révélation d'une mourante n'est pas un mensonge. Nous aurions du mal à mettre
cette appréciation en doute. La déposition de Hal Chissolm sera écoutée
favorablement, n'en doutez pas.
En guise de conclusion, l'avocat leva les bras avec défaitisme.
— Ainsi, il n'y a aucun espoir? soupira Karen.
— Il y a toujours de l'espoir, madame, mais vous auriez tout intérêt à traiter cette
affaire en dehors du tribunal. Et le plus tôt sera le mieux. Certes, il m'est déjà arrivé
de gagner des causes pires que celle-ci ; néanmoins, comme on dit : « Un mauvais
arrangement vaut mieux qu'un bon procès! »
Si encore Karen avait eu la moindre chance de régler la situation à l'amiable !
Quatre jours seulement pour décider soit d'épouser Hal soit d'ouvrir des hostilités
qui coinceraient David entre deux feux et déboucheraient sur un échec certain.
Même si, en définitive, il n'y avait pas de vrai gagnant... Karen soupira puis
s'apprêta à prendre congé.
— Merci, maître. Je vous ferai part de ma décision incessamment.
L'avocat se leva lourdement de son siège. Aux petits soins pour sa cliente, il la
raccompagna jusqu'à la porte en lui prodiguant maintes recommandations de
prudence et autres lieux communs. Elle acquiesça par politesse mais son esprit
était déjà ailleurs. Un juge lui accorderait une autorisation de visite à David, cela ne
faisait aucun doute. Mais Hal se bagarrerait pour restreindre ce droit le plus
possible. Et, comme disait Me Grimball, rien n'était certain avec la justice. Pour être
sûre de garder David, il ne restait qu'à épouser Hal.
Tandis qu'elle se dirigeait vers le centre commercial le plus proche, ses pensées
dérivèrent sur l'expérience de son mariage avec Barry. Elle s'était fiancée à dix-neuf
ans, avant même la fin de ses études d'institutrice. Barry, de six ans son aîné, était
bel homme, séduisant et très sûr de lui. Se croyant sincèrement amoureuse, elle
avait accédé à sa demande en mariage alors qu'elle était encore éblouie par son
image.
Barry avait toujours agi en macho, comportement que Karen ne sut analyser que
trop tard. Obsédé par l'idée de compétitivité masculine, il possédait la plus belle
voiture de sport et la femme la plus charmante, la plus élégante, deux atouts
essentiels pour frimer devant ses copains. Son orgueil de mâle s'était brisé lorsqu'il
avait appris son incapacité d'être père. Il avait alors commencé à sortir avec
d'autres femmes pour se rassurer sur ses pouvoirs de séduction. Prête à lui
pardonner ces écarts, Karen aurait passé l'éponge sur bien des choses et consenti à
poursuivre la vie commune s'il avait accepté David. Mais ce manquement-là l'avait
trop profondément déçue.
Elle s'en voulait de s'être laissé convaincre de le rencontrer ce soir. Peu importait ce
qu'il devait lui dire, de toute façon elle ne désirait pas reprendre ses relations avec
lui. S'il lui était resté attaché, pourquoi ne pas l'avoir contactée avant de
communiquer sa déposition aux avocats de Hal ? Il savait combien elle tenait à
David et avait dû mesurer les conséquences de son acte. Cette attitude confirmait
son peu de considération pour elle.
Karen fixait le paquet de pâtes pris sur l'étagère du supermarché. Elle ferait un
repas italien à Barry puisqu'il appréciait cette cuisine. Mais après tout, pourquoi
chercher automatiquement à lui plaire? Parce qu'elle l'avait toujours fait ? La jeune
femme hocha la tête et glissa le paquet dans le Caddie. Les vieilles habitudes ont la
peau dure ! Enfin, les lasagnes offraient l'avantage de se préparer facilement.
Lorsqu'elle alla chercher David chez la voisine qui l'avait gentiment gardé toute la
matinée, Karen dut affronter la curiosité de la brave dame. David avait bien
entendu raconté son week-end avec « papa » ! David adorait « papa » ! Karen se
déroba poliment à l'avalanche d'interrogations grâce à quelques réponses évasives,
puis emmena David au plus vite. Mais son comportement n'avait pas échappé à
l'enfant. Il ne cessa, durant le reste de la journée, de parler avec enthousiasme de «
papa », n'accordant pas à sa mère le moindre répit pour fuir ses obsessions. Elle ne
fut soulagée qu'après l'avoir couché, ce qui lui laissait à peine une demi-heure
avant l'arrivée de Barry.
Toujours le même dilemme lui trottait en tête. Son humeur n'était pas propice à
une visite de son ex-mari. Barry avait refusé précisément ce que Hal voulait :
David. Mais Karen ne souhaitait plus partager sa vie avec un homme. Rester seule
avec le petit garçon pour le materner comme elle l'avait fait depuis sa naissance la
comblait suffisamment.
Barry apporta du Champagne, comme si sa visite méritait d'être célébrée. Le cœur
de Karen se serra. Elle ne voyait dans sa présence aucun motif de réjouissance. Elle
le conduisit jusqu'au salon, sortit les verres et le regarda d'un air chagrin
déboucher la bouteille. Peut-être étaient-ce ses préoccupations actuelles qui
l'empêchaient de ressentir quoi que ce soit face à cet homme qui avait si longtemps
partagé sa vie. Toutes ces années de vie commune n'auraient-elles rien signifié?
Aucun élément en lui ne l'attirait. Son élégante prestance ne la séduisait même pas.
Pourtant, Barry n'avait rien négligé pour impressionner favorablement son ex-
femme. Il portait un complet de lainage brun d'une coupe parfaite et une chemise
de soie crème. Depuis deux ans ses tempes s'étaient légèrement argentées, lui
conférant le charme d'un être enfin mature. Aussi grand que Hal mais d'un
physique plus robuste, il ne donnait pas néanmoins l'impression de la même force
innée. Son visage joufflu dénonçait plutôt un mode de vie où il ne devait jamais
rien se refuser. Ses yeux bleus brillèrent au moins d'un éclat chaleureux lorsqu'il
tendit à Karen une coupe de Champagne.
— Tu es magnifique, Karen, dit-il avec ferveur.
La jeune femme se sentait presque coupable de son propre manque
d'enthousiasme. Elle se contraignit à sourire.
— Tu sembles toi-même dans une forme parfaite, Barry. Raconte-moi comment se
sont passées ces deux dernières années.
Ce qu'il fit pendant tout le dîner. Il était si imbu de ses faits et gestes qu'il ne
songea même pas à questionner Karen sur sa propre vie. La jeune femme le
remerciait pour les compliments qu'il lui prodiguait et renouvelait de temps à autre
ses questions pour nourrir la conversation. Mais en réalité, un seul point la
préoccupait. Elle attendit la fin du repas pour se résoudre à l'aborder. Barry n'avait
pas mentionné David une seule fois. Aucune allusion à ce qui était l'unique souci de
Karen !
— Pourquoi as-tu signé cette attestation pour les avocats de Hal Chissolm, Barry ?
demanda-t-elle sans ménagement.
Il ne put cacher son embarras.
— Parce qu'elle ne dit que la vérité, Karen. Nous le savons aussi bien l'un que
l'autre.
Evidemment! Mais cela n'empêchait pas ce manque d'égards pour elle de la
hérisser une fois de plus.
— Sans mentir, tu pouvais garder le silence. Ne comprends-tu pas qu'ils essayent
de m'arracher David?
Barry lui saisit la main avec un sourire persuasif.
— Karen... oublie David un instant. Je veux que nous parlions un peu de nous. J'ai
de bonnes nouvelles à t'annoncer.
L'anxiété de Karen était beaucoup trop grande pour qu'elle parvienne à la masquer.
Elle avait laissé discourir son ex-mari plus d'une heure, elle avait maintenant
besoin d'être écoutée.
— Comment pourrais-je oublier David? N'as-tu pas entendu ce que je t'ai dit? Ils
sont en train de me le prendre !
— Bon sang, Karen, il est normal que le gamin soit avec son père naturel ! Il a brisé
notre mariage en se glissant entre nous. Mieux vaut qu'il s'en aille. Cela nous
permettra de repartir de zéro.
Karen fixait Barry, trop consternée pour articuler le moindre mot. Comment
avait-elle cru aimer cet homme? Il ne témoignait aucune sensibilité, aucune
délicatesse. Il l'avait abandonnée avec un enfant qu'il avait accepté d'adopter. Elle
avait élevé et aimé cet enfant sans le moindre soutien de son mari, et aujourd'hui il
comptait qu'elle renonce à lui comme s'il ne représentait rien pour elle?
— Ecoute, Karen, je t'en prie. Je peux avoir des enfants maintenant. De nouvelles
techniques médicales m'ont sauvé de ma stérilité. En vérité, il n'y a jamais eu
personne d'autre que toi, personne que je désire en tant qu'épouse.
Remarions-nous, Karen, et vivons la vie dont nous avions rêvé jadis.
— Tu veux que j'abandonne David? murmura-t-elle sans oser en croire ses oreilles.
— Nous aurons des enfants, Karen. Des enfants véritablement de nous. C'est ce que
nous avions toujours projeté. Je sais que je n'aurais pas dû te laisser, mais ton
amour pour David me rendait trop jaloux. J'ai vécu un terrible déchirement, j'ai dû
partir. Il faut me pardonner, Karen.
Son incapacité à accepter le fils d'un autre homme dénonçait parfaitement son
caractère exclusif.
— Il n'y a rien à pardonner, Barry. Je suppose que tu n'étais pas entièrement
responsable. Peut-être que je ne t'aimais pas suffisamment pour comprendre ce qui
t'arrivait. J'ai été aussi égoïste que toi.
Il serra les mains de Karen en laissant libre cours à son soulagement.
— Tu n'étais pas égoïste, Karen, tu ne l’as jamais été. Laisse-moi te courtiser de
nouveau. Nous nous aimerons, nous reconstruirons notre vie et les choses iront
mieux que jamais. Le jour où tu te sentiras prête, nous nous remarierons.
Selon ses conditions à lui ! Il n'en serait jamais autrement, bien entendu. Barry
était aveugle à tout sentiment étranger aux siens. Karen retira sa main et s'efforça
de lui répondre gentiment :
— Je suis très heureuse d'apprendre ces bonnes nouvelles. Oui, vraiment, Barry.
Mais je ne peux pas t’épouser de nouveau.
L'attitude de Karen le rendait perplexe.
— N'as-tu pas dit que tu me pardonnais?
Elle poussa un profond soupir et le regarda, désolée.
— Cela n'a rien à voir avec le passé, Barry. Simplement, je ne peux pas partager ton
avenir.
— Pourquoi ? demanda-t-il, presque agressif.
Il ne comprenait pas. Il était trop imbu de lui-même pour comprendre. La réponse
que lâcha Karen n'appelait aucune réplique :
— Parce que je vais épouser Hal Chissolm.
— Hal Chissolm !
Toutes les gammes d'émotions, de l'étonnement au ressentiment, s'affichèrent
successivement sur le visage de Barry.
— Tu te maries avec l'amant de ta sœur?
Karen tressaillit. Il venait de trouver le point sensible.
— Kirsty est morte, Barry.
Il rougit. Il avait d'autant plus évité ce sujet ce soir qu'il ne s'était jamais bien
entendu avec elle.
— Tu ne peux pas l'aimer! tempêta Barry. Il vient juste de rentrer en Australie.
Qu'attends-tu de ce mariage ?
— C'est mon affaire, Barry.
Il lui lança un regard furieux.
— Je suppose que c'est pour son argent !
Karen repoussa sa chaise et se leva avec dignité.
— Maintenant, j'aimerais que tu partes, Barry. Nous n'avons vraiment plus rien à
nous dire. Je te souhaite sincèrement d'être heureux et de réussir dans tes
nouvelles entreprises, mais je crois désormais inutile de nous revoir.
Barry se leva enfin. La colère déformait son visage jusqu'à la laideur.
— C'est à cause de son sacré gamin, n'est-ce pas? Tu l'épouses pour garder ton
précieux David ! Tu as sacrifié notre couple au bâtard de Hal Chissolm et
maintenant c'est toi que tu vas sacrifier. C'est complètement fou, voyons ! Laisse
donc ce gosse, bon sang !
— Je ne peux pas, Barry. Je suis sa mère. Maintenant, je t'en prie...
— Kirsty était sa mère ! hurla-t-il dans sa fureur. Puis il fit un effort pour se
ressaisir.
— Tout cela est absurde, Karen. L'expérience que tu as connue depuis deux ans ne
t'a pas assez montré combien cette situation était invivable? J'étais persuadé que tu
serais trop contente de te débarrasser de David tout en lui offrant une famille
richissime. J'ai signé cette déclaration parce que c'était la meilleure chose pour
nous tous. Hal Chissolm veut cet enfant, il est naturel qu'il aime son fils. Il est
temps que tu...
— N'en dis pas davantage, Barry. Je te demande de partir, c'est tout, ordonna-t-elle
froidement. Puisque je ne t'aime pas et que je ne veux pas t'épouser, rien ne sert de
rester ici plus longtemps.
La colère qu'il s'était efforcé de contenir éclatait sans réserve.
— Quelle sacrée idiote tu fais, Karen !
... Un véritable hurlement avait précédé sa sortie. Il quitta la maison comme un
ouragan et claqua la porte derrière lui.
Karen s'effondra sur sa chaise, la tête dans les mains. Bien sûr, elle était folle de
songer à épouser Hal Chissolm et elle souffrirait durement d'un tel mariage.
Mais que faire d'autre? Une vie sans David lui serait insupportable. Comment
même endurer, dans le meilleur des cas, de le voir seulement de temps à autre ?
Elle désirait rester auprès de lui jour après jour pour en prendre soin jusqu'à ce
qu'il devienne adulte. David était son fils. Celui de Kirsty. Mais le fils de Hal aussi.
Kirsty avait aimé Hal. Même si Karen ne comprenait pas le comportement de sa
sœur, elle était certaine qu'elle l'avait aimé. Et sous la dure carapace que Hal s'était
forgée pour prendre une revanche impitoyable, on devinait un homme bon,
généreux. Il était resté avec Kirsty jusqu'à sa mort, et il serait un père affectueux
pour David, Karen ne pouvait plus en douter depuis le week-end. D'ailleurs,
peut-être se montrerait-il un jour moins cruel envers elle?
Dans l'esprit las de Karen, la perspective de ce mariage paraissait de plus en plus
inévitable. La situation était vraiment trop inextricable. Il n'y avait plus aucune
raison d'attendre jusqu'à jeudi pour informer Hal de sa décision. Rien ne pouvait la
modifier. Aussi étrange que cela paraisse, cette pensée apaisa la jeune femme.
Elle se dirigea vers le téléphone et composa son numéro. D'une voix ferme elle
demanda à parler à Hal. Elle éprouva une singulière satisfaction en l'entendant au
bout du fil.
— Karen? Que puis-je pour vous?
Barry ne lui avait pas posé cette question ce soir, pas plus qu'il ne lui avait dit une
seule fois qu'il l'aimait. Elle prit une profonde inspiration.
— J'ai décidé de vous épouser, Hal.
Un court silence précéda la réponse.
— C'est le seul choix judicieux. Je fais le nécessaire pour que la cérémonie ait lieu
vendredi après-midi.
Cette imminence effraya Karen.
— Ce vendredi-ci? Mais...
— J'ai déjà déposé une demande de licence spéciale pour que l'acte soit conclu au
plus vite. Mon avocat passera vous voir demain pour vous faire signer les docu-
ments.
Il était donc si sûr de sa décision ?
— Je ne serai pas à la maison demain, Hal. Je travaille.
— Eh bien, n'y allez pas. Demandez un congé ou donnez votre démission. Il ne vous
est plus nécessaire de travailler, Karen.
Elle se crispa instinctivement. L'épouser ne lui donnait pas le droit de régenter
toute sa vie !
— Je préfère travailler, merci. Et David m'accompagne.
— Comme vous voudrez, concéda-t-il négligemment. Souhaitez-vous vendre votre
maison ou la louer?
— Je n'y ai pas réfléchi.
Hal la déconcertait tellement que Karen ne voyait plus très clair dans ses propres
pensées.
— J'envoie mon avocat au jardin d'enfants pour vous rencontrer. Il est très
compétent. Communiquez-lui votre décision au sujet de la maison. Je vous ferai
connaître l'heure pour vendredi.
— Oui, merci.
— Bonne nuit, Karen.
— Bonne nuit.
La ligne était coupée, Karen reposa lentement le récepteur. Le sort en était jeté.
Vendredi, elle épouserait Hal Chissolm. Autant que les choses aient lieu le plus vite
possible. Elle releva fièrement le menton. Tant qu'à aller au sacrifice, mieux valait
s'y rendre la tête haute. Hal n'obtiendrait d'elle aucune soumission.
8.
Karen avait tant à faire qu'il ne lui restait plus une minute pour songer à ce que ce
mariage avec Hal signifiait pour elle.
La constante activité qu'elle déployait à longueur de journée oblitérait tout
simplement le problème. Le soir elle tombait dans son lit si épuisée que le sommeil
la gagnait presque immédiatement.
Le vendredi matin la maison fut enfin entièrement nettoyée et toutes les affaires
empaquetées. Karen, presque surprise, constata qu'elle avait même une heure ou
deux devant elle pour se demander ce qui lui arrivait vraiment.
« Un mariage normal », avait dit Hal. Cela signifiait donc partager son lit. Barry
était le seul homme qu'elle ait connu. Comment réagirait-elle en présence de Hal?
Comment affronter cette intimité physique sans la moindre trace de sentiment
amoureux? Userait-il d'autant de cruauté que pour la contraindre à ce mariage ?
Penserait-il alors à Kirsty?
En vérité, cette dernière question était celle qui bouleversait le plus Karen. Elle se
savait la réplique physique exacte de sa sœur, sa sœur avec laquelle Hal avait dormi
pendant six ans ! Pour la première fois de sa vie elle regretta d'être la jumelle de
Kirsty.
Elle ne se sentit pas en état d'affronter Owen lorsqu'il vint prendre David. Hal avait
décidé que l'enfant passerait la journée avec son grand-père. Karen n'avait pas eu
l'occasion de revoir Owen depuis le week-end précédent. Elle ignorait le point de
vue de son futur beau-père sur ce mariage précipité, mais ce n'était pas le moment
de s'en entretenir avec lui. Après tout, peu importait ce que Owen pensait, il fallait
en passer par là, c'était tout.
Lorsqu'il la salua sur le pas de la porte, elle évita soigneusement le regard
perspicace du vieil homme. Elle se pencha précipitamment pour embrasser David.
— Sois gentil avec Pop, n'est-ce pas? murmura-t-elle d'une voix enrouée par
l'émotion.
Les pleurs commençaient à lui brouiller la vue. Karen les ravala.
— Va vite à la voiture, David. Tu y trouveras Harper, il a quelque chose pour toi. Je
veux juste dire un mot à ta maman, déclara fermement Owen.
L'enfant avait joyeusement bondi vers la somptueuse Rolls avant même que Karen
ne se fût redressée. Elle le regarda partir au travers d'un voile de larmes. Il était si
heureux ! Comment aurait-elle eu le cœur de gâcher cet innocent bonheur? Elle
leva sans enthousiasme le visage vers Owen.
Son expression était sombre, sévère. Ses paroles n'apaisèrent nullement les
tourments qu'elle endurait.
— Je vous ai bien aimée depuis le premier instant où nous nous sommes
rencontrés, Karen. Je ne pouvais croire Hal lorsqu'il m'a annoncé la nouvelle. Je
sais ce que vous ressentez à son égard, et je ne pense pas que vos sentiments aient
évolué en quelques jours. Quelle que soit la raison qui vous pousse à ce mariage,
elle est insuffisante. Je crains que vous ne le regrettiez tous les deux.
Ignorant la vérité, il se méprenait sur elle ! Piquée par l'injustice de la situation,
Karen s'était redressée pour répliquer, mais David l'interpella. Il brandissait dans
un grand geste plein d'allégresse le bel avion qu'on venait de lui offrir. Ces quelques
moments de distraction permirent à sa mère de se ressaisir. Owen aimait Hal aussi
profondément qu'elle aimait David. Si Kirsty avait par inadvertance brouillé le père
et le fils, Karen ne voulait pas élargir la brèche. Owen s'était montré trop généreux
envers elle pour qu'elle commette une telle indélicatesse. Elle avait maintenant
donné sa parole à Hal, il ne s'agissait plus de revenir en arrière. Puisqu'il n'avait
pas cru bon d'informer son père, ce n'était pas à elle de le faire à sa place.
Une amère tristesse assombrissait son regard lorsqu'elle se retourna vers lui.
Décidément ce mariage ne semblait rendre personne joyeux, excepté David.
— Je fais ce que je pense être nécessaire, répliqua-t-elle calmement.
Owen soumit alors la jeune femme à un examen si minutieux que ses nerfs s'en
trouvèrent encore plus ébranlés. Finalement, il hocha la tête avec incrédulité et
redescendit l'allée. Son allure rigide exprimait toute sa réprobation. Karen
s'affaissa un peu au moment où la Rolls Royce s'éloigna. Elle était profondément
blessée que la bonne opinion que Owen lui portait soit entachée. Elle l'aimait bien,
infiniment plus que Hal. Mais c'est Hal qu'elle épousait.
L'entreprise de déménagements arriva peu après. Karen indiqua aux transporteurs
les caisses d'effets personnels à prendre. Bien qu'encore meublées, les pièces lui
apparurent nues et impersonnelles lorsqu'elle les parcourut une dernière fois pour
s'assurer qu'on n'oubliait rien. Elle éprouvait la curieuse sensation de clore brus-
quement tout un chapitre de sa vie. Désormais, plus rien ne serait pareil.
Laissée seule une fois de plus, Karen préféra écarter ces pensées. Ce jour était celui
de ses noces, même si ce mariage n'était qu'une comédie. Elle recouvra un peu de
paix en s'adonnant à une lente et minutieuse toilette. Ses cheveux brossés
acquirent de nouveau une éclatante vigueur, ses ongles vernis d'un doux corail et
son maquillage discret lui redonnèrent l'élégance raffinée dont elle ne se
départissait jamais autrefois. Son tailleur beige était le vêtement le plus cher qu'elle
se soit acheté depuis des années, mais la fierté lui dictait d'aller vers Hal la tête
haute. Le corail de son corsage de soie, assorti à celui de son vernis à ongles,
semblait jeter un défi à la morosité de son âme.
Une voiture de location vint chercher Karen à l'heure fixée. Le chauffeur prit son
nécessaire de voyage, ultime bagage qu'il lui restait. Elle ne possédait aucune
indication sur les intentions de Hal après la cérémonie, sinon qu'ils retrouveraient
David une fois les formalités accomplies. Depuis le lundi soir, elle n'avait eu aucun
contact personnel avec son futur époux : son avocat avait tout organisé. Elle ferma
la porte d'entrée pour la dernière fois puis suivit le chauffeur jusqu'à la voiture.
Chaque pas exigeait d'elle plus de courage que le précédent.
Hal l'attendait à l'extérieur de la mairie. Son costume sombre finement rayé
semblait témoigner du formalisme de l'événement. Aucun sourire amical pour
accueillir Karen. Il l'aida à sortir de voiture d'un air sinistre et résolu, puis la pressa
sans plus attendre d'entrer dans le bâtiment.
Karen ne savait plus très bien si elle vivait un rêve ou un cauchemar. Elle avançait
comme dans un nuage avec l'impression que des milliers de papillons volaient
autour d'elle. Elle écouta à peine le discours de l'officier municipal, accablée qu'elle
était par la présence de l'homme debout à son côté. Elle n'aimait pas, elle ne
pouvait pas aimer Hal Chissolm, mais elle comprenait pourquoi Kirsty l'avait
trouvé irrésistible. Son incroyable conviction et l'inexorabilité de ses desseins
fascinaient autant qu'ils répugnaient. Cependant cette atmosphère irréelle parvint
à la calmer au point qu'elle signa d'une main presque sereine l'acte qui liait sa vie à
celle de son énigmatique époux.
Alors seulement, Hal se tourna vers elle et l'embrassa. A l'instant même où leurs
lèvres s'effleurèrent, Karen sentit redoubler les battements de son cœur.
— Unis jusqu'à la mort, murmura Hal.
Ses yeux moqueurs semblaient s'amuser de l'incertitude qu'ils lisaient dans ceux de
la jeune femme.
Quelle cruauté le poussait à évoquer la mort ici ? Hal était resté avec Kirsty jusqu'à
son dernier souffle, et les volontés de la mourante se trouvaient à l'origine de leur
étrange mariage. En quittant la mairie, Karen se demanda de nouveau si Hal
pensait à sa sœur, la femme qui avait refusé de l'épouser, la jumelle de celle qu'il
venait de prendre pour épouse. Rien ne transparaissait sur son visage : toujours un
masque aussi dur et aussi implacable que le jour de sa demande en mariage.
Hal conduisit Karen vers une Porsche verte flambant neuve.
— Votre cadeau de noces, annonça-t-il sèchement. Voulez-vous prendre le volant?
— Mon...
Karen hochait la tête avec perplexité. Elle demeurait hébétée.
— ... c'est pour moi?
— Vous en aurez besoin pour vous rendre à votre travail avec David. Venez, je vais
vous montrer comment la conduire.
Même si, de toute évidence, Hal avait acheté la voiture plus pour David que pour
elle, le cadeau ne la laissa pas insensible. La concentration nécessaire pour suivre
les instructions de Hal lui permit d'écarter une partie de ses pensées les plus
troublantes. Le parcours jusqu'à Turramurra fut marqué par des préoccupations
d'ordre plus technique qu'affectif. Seule l'arrivée à la propriété de Owen Chissolm
fit remonter la tension. Karen tripota maladroitement sa ceinture de sécurité, ce
qui donna à Hal le temps d'en refermer la boucle d'un geste vif.
— Gardez-la. Je vais chercher David.
Elle leva vers lui un regard inquiet.
— Où allons-nous?
— Dans notre nouvelle maison, répliqua-t-il avec un léger sourire. Où
voudriez-vous vous rendre?
Leur maison. Le cœur de Karen se serra. Malgré la réprobation de Owen ce matin,
elle s'était sécurisée à l'idée que sa présence parmi eux faciliterait ses relations avec
son nouvel époux. Or une nouvelle demeure signifiait se retrouver seule pour
affronter Hal. Son fils serait son unique réconfort, songea-t-elle pour tenter
d'endiguer sa panique.
Quelques minutes plus tard, Hal revenait avec David, très excité par la découverte
de la Porsche et la perspective de vivre dans une nouvelle maison autant avec papa
qu'avec maman. A part les indications d'itinéraire négligemment lancées à Karen,
Hal porta toute son attention à l'enfant qui jouait sur la banquette arrière. Elle crut
voyager en compagnie d'un homme différent. Il était si décontracté, si heureux !
Il possédait, certes, ce qu'il avait cherché à obtenir. Pour Karen il en allait tout
autrement, aucun espoir de détente n'était en vue. Elle appréhendait trop le profil
de cette vie qui l'attendait.
Une demi-heure plus tard, Hal désigna une allée conduisant à une maison aux
dimensions impressionnantes. Elle donnait sur l'étendue miroitante de Pittwater.
Le domaine à lui seul valait une fortune.
Il ne s'agissait pas d'un simple manoir comme la demeure de Owen. Lorsque Hal la
fit pénétrer par la double porte, Karen admit que jamais elle n'avait vu maison plus
somptueuse. Par une gigantesque baie vitrée on surplombait la flottille de bateaux
de pêche essaimée sur Pittwater. L'épaisseur moelleuse des moquettes de haute
laine bouclée, la superficie et la hauteur des pièces, le modernisme ultrachic du
mobilier, tout contribuait à faire de cette résidence un palais contemporain. Un
ensoleillement généreux apportait une touche particulièrement chaleureuse au
rigorisme de la décoration.
— Vous n'aurez pas à vous soucier de l'intendance, confia Hal. M. et Mme Hanley,
qui vivent à l'extrémité du bâtiment, s'en chargeront. Elle s'occupe de tenir la
maison tandis que lui est jardinier et pourvoit aussi à l'entretien. Vous les
rencontrerez lundi.
Trop confuse pour parler, Karen acquiesça d'un simple mouvement de tête. Elle
finirait par s'habituer à tout cela. David, aux anges, ne cessait de courir en tous
sens, émerveillé par l'étendue de sa nouvelle demeure. Une fois à l'étage, Hal
présenta sa chambre à David. Pratiquement la réplique de celle qu'il avait fait
installer chez Owen. Tous les jouets achetés précédemment étaient déjà sur place.
— Ta mère et moi allons mettre des vêtements plus confortables, dit-il au petit
garçon. Serais-tu heureux de rester jouer ici ?
David venait de répandre la boîte de Lego sur le sol. Il leva un regard enthousiaste.
— Je vais construire une grande sation spatiale, papa !
Hal lui sourit.
— D'accord, fiston. C'est une excellente idée! Je reviendrai la voir dans un petit
moment. Mais je te fais remarquer qu'on ne dit pas une « sation » mais une « sta-
tion » spatiale.
David était déjà trop occupé pour répondre. Hal entraîna Karen. Ils traversèrent le
vestibule en direction d'une autre pièce. De toute évidence il s'agissait de la
chambre principale. Le regard de Karen frôla à peine le lit somptueux qu'elle
devrait partager cette nuit avec son époux. On avait déposé discrètement son sac de
voyage près de la porte qui menait au dressing-room. La moquette jaune pâle
rendait plus délicate encore la présence du mobilier blanc et or.
Nerveuse de se sentir seule avec Hal, Karen traversa la pièce pour ouvrir les
rideaux des portes-fenêtres. L'éblouissante vue de Pittwater ne parvenait pas à la
réjouir. Elle songeait beaucoup trop au fait que Hal était en train de se débarrasser
de sa cravate, de sa veste et de son gilet. Elle voulait qu'il pénètre dans le
dressing-room avant d'en enlever davantage...
Ce ne fut pas vers le dressing-room qu'il se dirigea. Il vint tout doucement près de
son épouse et, sans lui laisser le temps de réagir, il enlaça sa taille pour l'attirer
contre lui. Karen frissonna d'émotion au moment où il commença à déboutonner la
veste de son tailleur.
— Qu'est-ce... qu'est-ce que vous faites?
— Je vous déshabille puisque vous ne semblez pas décidée à le faire vous-même.
En sentant s'ouvrir son corsage, Karen fut prise de panique. Elle tentait de fuir
l'étreinte de Hal lorsqu'elle découvrit avec stupeur la manière dont il la couvait du
regard.
— Vous ne voulez pas dire... non... non, pas maintenant, balbutia-t-elle, le cœur
battant la chamade.
— Pourquoi pas ? Nous sommes mariés. Pour le meilleur et pour le pire,
souvenez-vous ? Et je veux que ce soit pour le meilleur, Karen.
Ses bras l'enserraient de plus en plus fiévreusement. Ses lèvres effleuraient de doux
baisers les tempes de la jeune femme.
— Non ! Nous ne pouvons pas ! David risque de nous réclamer !
— Il est trop heureux avec ses jouets. Ils le distrairont un bon bout de temps.
Sa main plongeait avec volupté dans la chevelure aux reflets chauds. Il inclina
légèrement en arrière la tête de Karen puis s'empara de ses lèvres avec une telle
passion que toute volonté de résistance sembla la quitter. Son torse était plaqué
contre le sien avec une ardeur insoupçonnée.
— Non ! Plus tard, Hal. Cette nuit, implora-t-elle.
Karen luttait pour ne pas succomber à la force de son propre désir. L'intensité du
regard gris enflammait tout son corps.
— Cette nuit aussi, Karen. Mais je vous veux dès maintenant.
Rien ne semblait susceptible d'entraver sa détermination. Lorsque Hal ouvrit la
dernière boutonnière de son corsage de soie et fit glisser avec une habileté
diabolique chemisier et veste à la fois, Karen frémit à la pensée de l'issue inévitable.
Pendant quelques instants, elle se sentit comme une poupée de chiffon. Mais
comment demeurer insensible à des lèvres si tendres sur sa gorge, sur ses épaules,
sur la courbe douce de ses seins?
Ses jambes tremblaient, sa respiration trop rapide trahissait son émotion. Elle
refusait d'admettre la soif ardente qu'elle avait de lui. Quand Hal la porta sur le lit
pour lui ôter délicatement le reste de ses vêtements, elle ne put réprimer un frisson
de plaisir. Elle se lova instinctivement dans les bras protecteurs qui s'ouvraient à
elle. La voluptueuse agressivité de Hal, sa violence possessive étaient terriblement
communicatives. Il s'était lui-même déshabillé sans qu'elle s'en rendît compte et
maintenant son regard de loup guettait jalousement le corps dénudé qui allait être
la proie d'un insatiable appétit. Karen se sentit d'une vulnérabilité totale. Elle
détourna les yeux, espérant secrètement que cette union à laquelle Hal la
contraignait porterait néanmoins en elle, à défaut d'amour, une trace de tendresse.
Ils roulèrent sur le lit, étroitement enlacés. Elle allait crier pour protester contre
l'audace de son contact, mais déjà il s'emparait sauvagement de sa bouche et la
réduisait au silence. Le corps de Hal s'immobilisa un instant au-dessus de Karen.
Que faire pour échapper à la mortelle fascination qu'il exerçait sur elle ? Toute
lutte, toute résistance devenait dérisoire. Ce souffle chaud sur son cou, ces ardentes
caresses sur ses seins et sur sa taille affolaient la jeune femme. Et pourtant une
redoutable appréhension revenait en même temps rôder dans son esprit. Des lèvres
si exigeantes s'emparèrent alors des siennes qu'il ne resta plus qu'à s'abandonner.
Conscient de cette soumission, Hal colla son corps plus intimement au sien.
Karen le regarda, sentant irrémédiablement perdu l'espoir auquel elle s'était
accrochée. Loin de toute notion d'amour, seul un irrésistible désir mutuel les
enchaînait l'un à l'autre. Le besoin d'assouvir cet instinct charnel tendait le visage
de Hal. Karen elle-même avait le souffle de plus en plus court. L'urgence de la
demande exigeait l'imminence de leur union. Un instant encore et Hal, le visage
presque douloureux, se fondit en elle, dans un cri âpre. Une allégresse sauvage
éclata en Karen, incompréhensible réponse à la passion brutale de son époux. Le
feu du plaisir explosait dans ses veines. De folles émotions assaillaient tout son
être. Un tourbillon d'une incroyable sensualité l'emportait. Son corps exultait.
Jamais elle n'avait connu auparavant un état si intense, un accord si parfait. Hal
serra plus étroitement ses hanches contre les siennes jusqu'au moment où un
double cri d'extase déchira le silence. Karen flottait dans un océan de bonheur. Une
paix divine baignait son corps. Le ravissement lui avait clos les yeux, mais
maintenant elle voulait les rouvrir en grand pour voir l'homme qui avait accompli
ce prodige.
Hal était là, veillant au-dessus d'elle, la respiration encore haletante. La sérénité
éclairait son visage. Pourquoi leur union perdit-elle soudain sa nature magique ?
La conscience d'avoir participé à un acte indigne du nom d'amour remplit Karen de
honte.
Comment avait-elle pu s'abandonner si totalement? Quelle impudeur de se livrer
ainsi à qui ne désirait que la contraindre ! La rancœur gâchait tout le plaisir reçu.
Son âme hurlait vengeance de cette terrible blessure.
— Si vous vous estimez satisfait, puis-je me lever et aller voir David? dit-elle
froidement.
Après quelques secondes d'incrédulité, Hal changea brusquement de visage. La
colère balaya tout le bonheur serein que Karen avait lu sur ses traits. Il se retira si
brusquement qu'elle se sentit étrangement frustrée. Il se redressait à présent de
toute sa hauteur, imposant, menaçant. La rage enflammait son regard. Karen
remarqua son effort surhumain pour ne pas l'agresser. Il ne parvint à se maîtriser
qu'en serrant les poings à s'en faire blanchir les doigts. La peur saisit la jeune
femme. Elle regrettait cet affront parti comme une gifle. Ils étaient mariés, elle
devait vivre avec lui. Elle devait accepter de répondre à ses étreintes.
Hal étendit enfin la main vers elle. Doucement, patiemment, il caressa sa poitrine
jusqu'à ce qu'il sente ses seins se tendre sous ses irrésistibles effleurements. Ses
doigts erraient avec une diabolique habileté sur le plat du ventre, la courbe de la
hanche. Un frisson d'indicible plaisir traversait de nouveau Karen. Puis ce fut le
retour d'une honte atroce au réveil de si délicieuses sensations. Elle parvint à renier
le pouvoir exorbitant que cet homme détenait sur elle et se déroba à son contact.
— Continuer à me fuir, ce serait vous fuir vous-même, Karen. Ne comptez pas y
parvenir. Pas avant que vous ne soyez enceinte. Je ne serai satisfait que ce jour-là.
Puis il se détourna pour se rendre dans le dressing-room. Il en ressortit quelques
minutes plus tard, vêtu d'un pantalon en velours côtelé bleu foncé et d'un pull
rouge. Il traversa la pièce, sans jeter le moindre regard à son épouse, jusqu'à la salle
de bains, dont il referma la porte derrière lui.
Karen s'était enroulée dans les draps. Ce qu'il venait de lui dire la glaçait jusqu'aux
os, elle se sentait incapable du moindre mouvement. C'était donc là sa vengeance ?
Provoquer sa grossesse pour connaître cette fois à part entière l'expérience de la
paternité? Ne l'avait-il épousée que dans ce but?
Elle serra un peu plus le drap autour d'elle. Non, il devait y avoir autre chose. Il
l'avait embrassée avec passion. Il l'avait désirée, peut-être à cause de sa ressem-
blance avec Kirsty, mais il l'avait désirée. Et elle aussi s'était donnée de tout son
être, dût-elle en éprouver une douloureuse détresse. Un certain aspect de Hal
répondait pour elle à une nécessité profonde. Contre toute raison mais de manière
indéniable.
Karen regrettait la phrase qu'elle avait lancée. Elle aurait mieux fait de se montrer
plus constructive. Elle se souvenait maintenant de son regard, juste après leur
extase commune. Ne contenait-il pas aussi un besoin d'amour? Hal avait peut-être
éprouvé le même accomplissement dans leur union. Aurait-elle ruiné leurs chances
d'atteindre un jour un autre but que le plaisir de la chair?
L'obscurité régnait sur la chambre. Il fallait se lever. David allait se demander où
était passée sa mère. Certes, l'enfant avait son père à présent. Une vague de
profonde solitude arracha Karen du lit. Elle se dirigea comme une somnambule
vers la salle de bains et prit une douche rapide. Elle était trop honteuse de son
corps pour apprécier la caresse du jet d'eau chaude. Elle enfila un jean et un gros
pull vague, puis défit ses valises en se dépêchant de ranger ses affaires avant
d'affronter de nouveau Hal. Cette manière dérisoire de prendre possession des
lieux sembla lui rendre un peu d'assurance.
Karen trouva David et son père dans la cuisine. La pièce superbement décorée
disposait des équipements les plus modernes. L'enfant se précipita allègrement
vers elle pour lui annoncer que papa préparait une omelette.
L'heure suivante parut se dérouler très agréablement, David étant absolument
inconscient de la tension sous-jacente. Il alla au lit avec si peu de réticence que sa
mère lui envia son humeur éternellement joyeuse.
Hal se comportait avec bonté et indulgence envers son fils. Lorsque l'autorité
devenait nécessaire, il imposait la sienne sans avoir besoin d'élever la voix. Serait-il
capable de se montrer aussi bon mari qu'il était bon père ? Et aussi bon amant...?
lui souffla traîtreusement une petite voix.
Il y avait des steaks dans le réfrigérateur. Karen en fit cuire deux pendant que son
mari tournait la salade. La conversation ne porta dès lors que sur leurs préférences
alimentaires. Hal ayant ouvert une bouteille de vin, ils allèrent s'asseoir à la table
de la petite salle à manger, plus romantique que le cérémonieux salon.
Karen redoutait l'épineux silence qui risquait de s'installer entre eux. Elle
questionna Hal sur ce qu'allait être désormais son travail. Il répondit en détail, ne
s'interrompant que pour écouter les interrogations qui ne manquaient pas de se
succéder. On aurait presque pu croire à une conversation normale. Pas tout à fait
pourtant. La douce ironie du regard gris dardé sur elle rappelait à Karen tout ce qui
restait tu. Le souvenir de Kirsty partageant la vie professionnelle de Hal avec une
perfection dont elle serait incapable lui fit venir les larmes aux yeux. Le fait même
d'entretenir une collaboration quelconque avec lui paraissait inconcevable. Kirsty
resterait toujours un obstacle entre eux. Karen but à la hâte les dernières gouttes de
son verre puis se leva pour desservir la table. Elle porta les plats dans la cuisine et
les déposa dans le lave-vaisselle.
— La journée a été longue. Si vous voulez bien m'excuser, je crois que je vais aller
me coucher, lança-t-elle à Hal qui l'avait suivie.
— Allez-y, répondit-il négligemment.
Elle se précipita dans l'escalier dans l'espoir de fuir avant que son moral ne
s'effondre de nouveau, victime des tensions endurées toute la journée. A peine
fut-elle parvenue à la porte de la chambre qu'un torrent de larmes inonda son
visage. Elle demeura aveuglée par les pleurs tout le temps de se déshabiller,
d'enfiler sa chemise de nuit et de se glisser dans le lit. Elle se roula en boule comme
les hérissons cherchant à se protéger du danger et enfouit sa tête dans l'oreiller.
Mais son cœur devenait si lourd que les sanglots ne s'espaçaient toujours pas.
Elle n'entendit pas Hal arriver. La première manifestation de sa présence fut une
douce caresse sur ses cheveux emmêlés. Elle sursauta brusquement et s'écarta,
incapable de supporter son contact.
— Je ne suis pas Kirsty ! cria-t-elle, trop déchirée pour garder le silence.
— Non, vous ne l'êtes pas.
Quelle surprenante tendresse dans la réponse ! Hal s'était assis sur le lit, mais
l'obscurité ne permettait pas de distinguer son expression. Il se leva enfin et retira
ses vêtements sans hâte excessive.
— Ne pouvez-vous me laisser seule ? implora Karen.
Dès qu'il monta dans le lit, Karen lui tourna le dos, effrayée par les battements
désordonnés de son cœur. Hal ne chercha pas à l'enlacer, il lui prodigua juste
quelques caresses d'une douceur incroyablement troublante. La jeune femme
restait étendue, tranquille, encore une fois si désireuse de croire à la chaleureuse
affection qui émanait de son mari. Il poussa un profond soupir puis, lentement, se
lova autour d'elle. Alors seulement il enlaça doucement sa taille et effleura de ses
lèvres la brune chevelure.
— Je ne peux pas dire que je sois désolé, Karen, je ne le suis pas. Mais ne pensez
pas que je vous compare à Kirsty en quoi que ce soit. Il n'y a pas de comparaison
possible.
— Je ne pourrai jamais égaler ma sœur...
— Ce n'est pas du tout ce que je voulais dire.
Hal la fit rouler vers lui puis se pencha pour embrasser les tendres paupières
gonflées par de nouvelles larmes.
— Vous êtes différente, Karen. Et je suis différent avec vous. Il n'y a aucune
comparaison, répéta-t-il.
Comme pour prouver ses dires, il prit possession de ses lèvres avec une telle
sensualité affectueuse que Karen ne pensa plus à autre chose.
Dans l'intimité de la nuit, la jeune femme, accrochée aux robustes épaules,
s'abandonna au plaisir. Elle encouragea Hal à prendre tout ce qu'il désirait d'elle.
Mais il donna infiniment plus qu'il ne prit. Si ce comportement n'était pas de
l'amour, il y ressemblait étrangement. Karen s'endormit, blottie entre les bras de
son mari, un sourire tranquille sur les lèvres.
9.
Plus qu'insensé. Complètement inattendu. Les bases équivoques de leur mariage
n'auraient pas dû permettre le développement d'un lien affectif quelconque.
Pourtant c'était arrivé. Karen était tombée amoureuse de Hal Chissolm. Elle savait
que c'était de la folie pure mais elle ne pouvait s'en empêcher. Cet amour déroutant
la piégeait.
Difficile de préciser le moment où sa vie avait cessé de dépendre exclusivement de
David pour commencer à se fondre dans celle de Hal. Mais, au fil des semaines, son
attachement pour son mari grandit jusqu'à devenir le centre de toutes ses
préoccupations. Et elle continuait d'ignorer pourquoi ! Jamais Barry ne lui avait
inspiré une affection aussi profonde, même au début de leur vie commune. Pour-
tant Hal ne manifestait toujours pas de sentiment spécial à son égard. Tout
simplement parce qu'il devait n'en éprouver aucun.
Certes, il était gentil, prévenant. Cette brutalité dominatrice dont il avait fait preuve
le jour du mariage n'avait jamais reparu. Il n'ironisait plus sur les efforts de Karen
pour maintenir des relations harmonieuses. Elle ne rencontrait que sa totale
coopération. Néanmoins il gardait une implacable distance entre eux, une distance
apparemment impossible à combler.
Si parfois ce fossé ne sautait pas aux yeux, une heure plus tard un détail venait en
rappeler l'existence de façon indéniable. Un mot agréable ou un regard sévère
suffisaient à bouleverser Karen, à la faire passer du bonheur au désespoir. Le
besoin d'être aimée par Hal la dévorait un peu plus chaque jour, inexorablement.
Elle craignait de ne pas réussir à cacher sa vulnérabilité.
Elle ne souhaitait plus aucune autre présence que celle de Hal, ce mari qui
paraissait si content au milieu de sa famille. Il avait beau parler de temps à autre de
ses collègues de travail, il n'en invita aucun à la maison. Cependant la première
invitation qu'il suggéra à Karen fut particulièrement mal ressentie.
— Mon père s'est plaint de ne pas avoir vu David depuis le jour de notre mariage.
Cette remarque, lancée négligemment au cours d'un dîner, ternit la douce quiétude
de la jeune femme. Depuis le début du repas elle appréciait le ton sympathique de
leur conversation, celui de tout couple bavardant des petits événements de la
journée. Mais invoquer Owen lui rappelait douloureusement les circonstances de
leurs noces.
— Cela fait cinq semaines, ajouta-t-il avec un petit sourire. Je pense qu'il pourrait
venir déjeuner dimanche. Seriez-vous d'accord?
En vérité elle ne l'était pas vraiment. Soumettre leurs relations à l'examen critique
de Owen la contrariait. Son injuste désapprobation de leur mariage la blessait
encore.
— Y voyez-vous un inconvénient?
Le ton légèrement tranchant de la question coupa court aux pensées de Karen. Elle
se hâta de lever les yeux : le petit sourire avait disparu du visage qui l'observait
attentivement. Il faisait place à une réserve hélas trop familière.
— Non. Bien sûr que non. C'est parfait.
Mais la réponse arrivait trop tard, l'humeur cordiale était gâtée. Hal continua la
conversation par civilité, pourtant ce n'était plus pareil, il avait repris ses distances.
Les vains efforts que développa Karen pour rompre la glace n'aboutirent qu'à la
mettre au supplice. Elle lisait dans le regard de son mari une retenue qui l'excluait.
Les promenades dominicales où ils emmenaient David à la plage, au zoo ou bien
dans les parcs d'attractions des abords de Sydney constituaient les meilleurs
moments des semaines écoulées. Durant ces occasions privilégiées, l'amour de Hal
pour son fils paraissait rejaillir sur Karen et lui faisait partager spontanément ce
bonheur intime.
Ces heureux instants n'existaient pas lorsque le couple se trouvait seul ; il y avait,
dans le meilleur des cas, des dîners aimables comme celui qui avait précédé
l'incident né de l'invitation de Owen. Parfois Karen regrettait de ne pouvoir saisir le
regard de son mari lorsqu'ils venaient de faire l'amour, mais il faisait toujours trop
sombre. Jamais dans le cours de la journée Hal ne se permettait de l'effleurer,
excepté pour les marques de politesse les plus élémentaires.
Karen regrettait de plus en plus son comportement ce fameux après-midi de leurs
noces. Elle n'aurait pas dû le repousser ainsi. Hal estimait-il que leurs relations se
bornaient à un simple acte sexuel destiné à provoquer sa grossesse? Tout son
comportement semblait montrer le contraire. Jamais il n'abandonna Karen une
fois parvenu à ses fins, et il se souciait toujours du plaisir de sa femme. Elle
s'endormait alors dans ses bras en songeant à l'authenticité de leur union.
Cependant, le matin venu, les barrières se dressaient de nouveau comme si elles
n'avaient jamais cessé d'exister.
Ce soir, Karen se retira dans la cuisine pour passer ses nerfs sur la vaisselle à
ranger. Elle regrettait de ne pas avoir d'autres tâches aussi banales à accomplir,
elles auraient apaisé un peu son tourment. Mais la gouvernante tenait la maison
avec une efficacité méticuleuse.
M. et Mme Hanley avaient largement passé la cinquantaine. Tous deux charmants
et pleins d'entrain, ils se plaisaient à demeurer constamment en activité et
mettaient un point d'honneur dans la perfection de leur travail. Le jardin était
toujours impeccable et la maison d'une propreté exemplaire. Il ne restait guère à
Karen qu'à rédiger la liste des courses et à cuisiner pendant le week-end. D'ailleurs,
durant ces deux jours, Hal s'occupait souvent des repas lui-même avec une
compétence surprenante. Il expliqua à sa femme que cette habitude lui venait des
voyages à l'étranger qui l'avaient obligé à se prendre en charge personnellement.
Cette vertu venait accroître le découragement de Karen. Lui restait-il d'autre
fonction que de materner David et de partager le lit de Hal ? Comme elle serait
heureuse si seulement il parvenait à l'aimer comme elle l'aimait ! Lorsqu'ils
auraient leur bébé, sa présence prendrait-elle enfin une nouvelle valeur à ses yeux ?
Le dimanche matin, Owen arriva alors que Hal donnait une leçon de natation à son
fils dans la piscine du patio. Karen devant l'accueillir seule, elle lui ouvrit la porte
avec une certaine appréhension. Il lui sourit en fait très chaleureusement et
manifesta même une cordialité croissante tout au long de la visite de la maison. Il
interrompit son hôtesse au moment où elle s'apprêtait à le conduire au patio.
— Je ne suis pas pressé, Karen, et je vous dois des excuses.
— A quel propos ? rétorqua-t-elle, légèrement embarrassée par le regard inquiet de
son beau-père.
Le petit sourire de Owen contenait manifestement une ombre de regret.
— Vous le savez fort bien, Karen. Le jour de votre mariage j'ai porté une accusation
de toute évidence erronée.
— Cela n'a plus d'importance, Owen.
— Pour moi, si.
La profonde sincérité de la réponse ne permettait pas à Karen d'éluder la question.
— Je pensais que vous alliez blesser Hal en le contraignant à vous épouser pour
garder David. A certaines choses qu'il m'a dites depuis, j'ai compris que ce mariage
résultait de sa volonté. J'avoue très franchement ne vous comprendre ni l'un ni
l'autre, mais depuis que vous vivez ensemble, Hal est redevenu le fils que j'ai connu
autrefois, nos relations ont repris leur affectueuse intimité. Je tiens à vous en
remercier. Je le vois plus heureux qu'il ne l'a été depuis bien des années, et ce
miracle vous est dû.
Karen éprouva un pincement au cœur en songeant à cette hypothèse. Soudain un
éclat de rire enfantin, accompagné d'un énorme « plouf » et des rires de Hal fit
redescendre la jeune femme sur terre. Son sourire se teinta d'ironie.
— Je pense que c'est David qui rend Hal heureux. Il adore son fils.
Mais moi il ne m'aime pas, se dit-elle tristement à elle-même.
— Hé, Pop, regarde-moi ! cria David au moment où ils arrivaient dans le patio.
Aidé d'une bonne poussée de Hal, l'enfant surgit hors de la piscine puis y plongea
de nouveau, barbotant comme un petit chien en direction de son père qui nageait à
reculons à une brasse de lui. Il traversa très correctement le bassin jusqu'à agripper
enfin l'un des bords. Owen et Karen applaudirent lorsque le gamin fut porté en
triomphe par son père. Un large sourire illuminait le visage de Hal. Karen tint à le
lui rendre avec la plus grande spontanéité, tout en se demandant s'il saurait
interpréter cette marque de complicité.
— Changez-vous donc, Karen, et venez nous rejoindre dans l'eau ! Tu ne vois pas
d'inconvénient à t'asseoir sur le bord un moment, papa?
— Non, surtout pour admirer une jolie femme en maillot, répliqua Owen avec une
lueur malicieuse dans les yeux.
Karen objecta d'emblée qu'elle devait surveiller la cuisson du repas. Elle craignait
que le Bikini ne révèle à Hal les récentes transformations de son corps. Le léger
embonpoint de sa taille et la rondeur plus sensible de ses seins ne lui auraient pas
échappé.
Le repas dominical se déroula joyeusement. Devant son père, Hal se montra
particulièrement charmant envers son épouse, et le petit garçon ne ménagea pas
ses efforts pour monopoliser l'attention de tous. Ensuite, pendant la sieste de
David, Owen et Hal abordèrent une discussion professionnelle qui confirma
l'évidence de leur entente. Quand Owen annonça son intention de prendre congé,
Hal monta voir si David dormait encore. Ce fut alors que la question de Owen
éclata comme une bombe :
— N'auriez-vous pas quelque chose à m'annoncer, Karen? demanda-t-il avec un
petit sourire entendu.
Elle haussa les épaules en jouant l'innocente.
— J'ignore ce que vous voulez dire.
Il hocha la tête avec indulgence.
— Il existe des périodes dans la vie d'une femme où sa beauté naturelle rayonne
particulièrement. Sa peau respire la santé, la vitalité, ses yeux brillent plus que
jamais, ses cheveux luisent d'un éclat exceptionnel. Je suis âgé et ma vue est
peut-être fatiguée mais vous me donnez cette impression aujourd'hui. Avez-vous
prévenu Hal?
La perspicacité de son beau-père fit rougir Karen jusqu'à la racine des cheveux.
— Ce... ce n'est pas encore confirmé. Je n'ai pas consulté le médecin.
—Eh bien, allez-y sans tarder, ma chère. Il n'existe pas de nouvelle plus
merveilleuse en ce monde. Nous garderons notre petit secret jusqu'à ce que Hal
m'en parle.
Karen réprima son affolement pour demeurer courtoise.
— Je vous en prie, laissez-moi agir comme je l'entends.
L'expression indulgente de Owen se changea en perplexité. Il hocha la tête en
soupirant.
— Vous jouez une partie serrée, Karen, mais soyez assurée que je ne m'en mêlerai
pas. Dieu sait quels miracles vous avez déjà accomplis durant ces dernières
semaines.
Karen sourit au vieil homme dont l'attitude amicale la soulageait.
— Si j'ai besoin d'un conseil je ne manquerai pas de venir vous voir.
— J'ai dans l'idée que vous êtes plus experte que moi dans ce domaine, conclut-il
avec un petit rire malicieux.
Experte ! Karen ne prétendait guère l'être pour tout ce qui concernait Hal ! Ainsi
Owen lui conseillait de ne pas tarder... Cette recommandation embarrassa sa
conscience longtemps après le départ de son beau-père. Hal avait en effet le droit
de savoir, et elle était gênée de ne rien lui avoir dit. Mais comment oublier sa
déclaration le fameux après-midi de leurs noces?
Il lui avait affirmé alors qu'il ne la laisserait pas tranquille jusqu'à ce qu'elle soit
enceinte. Que ferait-il d'elle une fois au courant? Karen ne supporterait pas qu'il la
délaisse. Dès les premiers signes de sa grossesse elle avait su qu'elle aimait
profondément Hal, irrévocablement. Le risque que s'altèrent leurs relations
actuelles l'effrayait.
Ce problème la rongea plusieurs jours durant, jusqu'à ce qu'elle admette enfin son
erreur de vouloir cacher plus longtemps la nouvelle. C'était ce que Kirsty avait fait,
et il se sentirait de nouveau trompé si elle ne lui en parlait pas tout de suite. Armée
de courage, Karen se retrouva hélas atrocement refroidie par l'humeur massacrante
qu'afficha Hal en rentrant à la maison ce soir-là.
Deux fois déjà elle l'avait vu dans cet état. Elle reconnut immédiatement les
symptômes de sa contrariété : visage fermé, regard sombre et absent, attitude
renfrognée au point que même David ne parvenait pas à le dérider. Les brèves
réponses accordées à contrecœur à son fils dénotaient un agacement des plus
décourageants. Hal ignorait complètement la présence de son épouse, contrainte
une fois encore à se replier sur elle-même.
Quels démons le hantaient dans ces moments-là? Avaient-ils un rapport avec son
travail, avec David, avec elle-même ou bien avec son passé? Karen repensa à l'argu-
mentation de Kirsty : elle avait refusé d'épouser Hal parce qu'elle jugeait que le
mariage ne lui convenait pas. Peut-être s'estimait-il aujourd'hui brimé dans son
indépendance, peut-être regrettait-il sa liberté d'autrefois en compagnie de Kirsty?
Plus le doute s'insinuait en Karen et plus s'estompait le souvenir des moments
heureux partagés depuis un mois et demi.
Cette humeur noire persista bien après que David fut couché. Le dîner se déroula
en silence. Karen désespérait de jamais comprendre son mari. Il exerçait une
influence charismatique sur sa vie tout en demeurant une énigme à ses yeux. Le
besoin d'aller vers lui pour briser ces mystérieuses barrières s'accroissait de minute
en minute. Elle cherchait comment y parvenir et en revenait sans cesse au même
point : le bébé. La nouvelle le ravirait sûrement. Il aimait David et il avait dit qu'il
désirait des enfants.
— Hal...
Il buvait son café d'un air absent. Lorsqu'il leva le regard vers Karen, l'expression
qu'elle surprit dans ses yeux gris la glaça. Les mots s'étranglèrent dans sa gorge.
Reproche, haine, colère, amertume... il devait nourrir tout cela à la fois contre elle.
— Qu'y a-t-il ? murmura Hal, indifférent.
— Ça... ça n'a pas d'importance, répondit Karen d'une voix éteinte, trop
bouleversée pour pouvoir dire ce qu'elle avait prévu.
« Demain, ou après-demain, ou le jour suivant peut-être, mais à coup sûr pas
maintenant », pensa-t-elle tristement.
Hal ne l'incita pas à poursuivre. Il demeurait plongé dans sa sombre rêverie, sans
même s'apercevoir que Karen desservait la table. Se rendit-il davantage compte
qu'elle lui souhaitait bonne nuit quelque temps plus tard? Aucun indice ne le laissa
supposer. La jeune femme alla se coucher seule. Elle resta étendue dans l'obscurité,
angoissée par l'avenir qui l'attendait. Elle voulait rendre Hal heureux et n'avait
toujours pas la moindre idée sur la façon d'y parvenir.
Elle était encore éveillée lorsqu'il monta l'escalier. Il la rejoignit au lit sans un mot
et n'amorça aucune tentative pour se rapprocher d'elle. Incapable de supporter
cette terrible séparation, Karen fit un geste pour lui effleurer le bras.
L'instant d'après, Hal se tournait vers elle et la prenait avec une si âpre urgence
qu'elle n'eut plus d'autre attitude possible que celle d'un total abandon. Elle
répondit néanmoins avec tout l'ardent désir qu'elle avait de son époux et sa sincère
envie de l'arracher à ses sombres démons. Le silence résonna de leurs seuls
halètements. Ils firent l'amour avec une fièvre sauvage, se fondant l'un en l'autre
dans une rage passionnée. Epuisés, ils demeurèrent ensuite enlacés mais toujours
aussi muets.
Karen s'endormit peu après, entraînée par l'apaisement physique qui l'avait
gagnée.
Mais le lendemain matin, Hal n'était plus à son côté. Effondré dans un fauteuil face
aux portes-fenêtres, il semblait perdu dans la contemplation du paysage, le visage
tiré, hagard, comme s'il n'avait pas fermé l'œil de la nuit. La terrible solitude qui
émanait de sa silhouette lui oppressa le cœur. Elle rejeta vivement les couvertures
et se précipita pieds nus sur la moquette. Avant tout elle avait besoin de retrouver
l'intimité de leur étreinte.
Karen glissa les bras autour des épaules de son mari et appuya tendrement sa joue
sur sa tempe.
— Que se passe-t-il, Hal? demanda-t-elle doucement. Ne pouvez-vous me faire
confiance?
Il s'empressa de se dégager dans un rire triste. Son geste pour rejeter sa femme fut
aussi dur que le sien avait été affectueux. Il écarta brusquement la tête et se leva.
— Vous faire confiance ! Me prenez-vous pour un parfait imbécile?
Son ironie amère blessa profondément Karen. Elle hochait la tête, consternée.
— Pourquoi dites-vous cela? Qu'ai-je fait de mal?
Un nouvel éclat de rire aussi lugubre anima férocement ses traits.
— Oh, rien du tout, Karen. Un parcours quasiment sans faute! Vous avez même
réussi à piéger mon père, un homme habituellement très perspicace et pas facile à
berner.
— Mais j'ignore vraiment de quoi vous voulez parler.
Il se retourna brusquement, saisit Karen aux bras et la secoua en hurlant son
accusation :
— N'allez pas me faire croire ça ! Vous êtes une sacrée bonne comédienne, mais je
sais ce qu'il en est!
— Comédienne? répéta-t-elle, éberluée.
La bouche de Hal affichait un mépris accablant.
— Depuis six semaines vous méritez le premier prix d'art dramatique pour votre
impeccable composition. Toutes les apparences du bonheur, de la satisfaction, de la
sérénité. Vous allez jusqu'à donner l'impression d'une femme amoureuse au point
que quelquefois je me suis laissé piéger!
— Mais je...
Non, impossible de lui avouer la vérité. Jamais il ne croirait qu'elle l'aimait et elle
ne supporterait pas de le voir tourner son amour en ridicule.
— Je... je vous suis attachée, murmura-t-elle, abattue.
Hal enfonçait ses doigts de plus en plus profondément dans la chair douce. Un
rictus amer crispait ses lèvres.
— Ne me mentez pas ! Vous avez épousé un homme que vous n'aimiez pas, tout
simplement parce qu'il vous a contrainte à partager un fils que vous teniez à garder
pour vous seule! Vous n'avez plus en tête à présent que de gagner du temps. Je sais
parfaitement tout cela. Eh bien, quand donnerez-vous l'estocade finale, Karen? A
quel moment comptez-vous prendre votre revanche sur moi?
— Mais je ne vous veux aucun mal ! hurla-t-elle avec véhémence, plus blessée
encore par ses paroles que par ses mains qui la meurtrissaient.
Son regard désespéré cherchait à donner corps à la vérité qu'elle tenait à
proclamer.
— Je veux vous rendre heureux, je veux être heureuse avec vous. Je vous en prie,
croyez-moi !
Tendu à l'extrême, le visage de Hal exprimait la violence avec laquelle il rejetait
systématiquement tout ce qu'elle tentait de faire comprendre. Il la lâcha pour
s'écarter de quelques pas.
— Alors? Qu'est-ce qui vous met dans cet heureux état d'esprit, Karen ?
demanda-t-il ironiquement. La voiture ? La maison, les domestiques? Auriez-vous
décrété qu'après tout une vie de luxe méritait bien quelques efforts?
Ses paroles atteignaient Karen en pleine face avec la force d'une bourrasque. Elle
recula comme si elle tentait de se protéger d'une foudre apocalyptique. Elle, une
personne intéressée ? Son cœur frémissait de douleur à la pensée qu'il puisse la
considérer ainsi. Il ne lui restait qu'à constater avec désolation où pouvait conduire
l'implacable férocité de son mari. Elle perdait tout espoir de le convaincre. La bar-
rière qu'il avait élevée entre eux semblait ce matin définitivement infranchissable.
Karen avait pour seule arme la vérité mais la carapace monstrueuse de cet homme
orgueilleux le rendait irrémédiablement insensible.
— Je vivrais n'importe où avec vous, Hal, dit-elle calmement.
— Ne me prenez pas pour un imbécile ! J'ai déjà entendu ça ! Oui, Kirsty me le
répétait. Vous et votre sœur faites réellement la paire. Aucune de vous n'a d'égards
pour la vérité. Nous savons tous deux comment Kirsty m'a prouvé son profond
attachement, n'est-ce pas?
La colère succéda soudain à l'affliction. Karen ne méritait aucune insulte, et Kirsty
encore moins. Hal avait déjà amplement obtenu réparation. La jeune femme porta
la main à son ventre dans le besoin instinctif de protéger la vie qui commençait à
s'y épanouir... une vie que Hal avait fait naître dans sa rage de venger le passé.
La voix de Karen vibra d'une intense émotion :
— Kirsty vous aimait. Elle vous a aimé jusqu'à son dernier souffle.
— Comment pouvez-vous avancer pareille chose? ironisa-t-il.
— J'en sais bien plus de Kirsty qu'il ne m'en a été dit.
Hal releva immédiatement le pari avec cynisme.
— Tiens donc ! Citez-moi alors un fait que vous connaîtriez sans que personne ne
vous en ait parlé.
Karen ne s'avançait-elle pas trop loin? Elle devait absolument prouver ce qu'elle
venait d'affirmer. Elle disait la vérité, mais encore lui fallait-il être crue ! Tout
l'avenir de leur union et tout espoir de bonheur en dépendaient. Karen cherchait
fébrilement un exemple probant, susceptible de convaincre son mari. Quelques
instants d'hésitation anxieuse et elle le trouva... Elle se lança éperdument :
— Kirsty est morte dans d'atroces souffrances. Je l'ai ressenti, cela m'a réveillée.
Vous savez que c'est vrai, Hal. Vous étiez avec elle. Personne ne me l'a raconté mais
je le sais.
Hal la balaya d'un regard méprisant.
— Vous vous trompez, Karen. Votre tentative est ratée. Kirsty n'a pas souffert, elle
n'a ressenti pratiquement aucune douleur. Je vais vous raconter précisément
comment les choses se sont passées, puisque de toute évidence vous l'ignorez. Elle
avait une blessure, une seule, mais très grave : l'artère fémorale sectionnée. Une
hémorragie impossible à stopper. Tout a été très rapide. S'il y a eu douleur elle fut
minime.
Karen blêmit, saisie de terribles vertiges. Ce que prétendait Hal était
nécessairement faux... Non, cette douleur ressentie depuis l'autre côté du globe
aussi intensément que si on lui avait percé le cœur n'était pas un fantasme. Mais
bien sûr! Maintenant seulement Karen comprenait... elle comprenait de quoi sa
jumelle avait souffert durant ces quelques minutes fatales...
— Vous vous êtes trompée mais je n'ai pas l'intention que vous m'entraîniez
davantage dans ce jeu-là.
Décidément toute tentative de le convaincre demeurait vaine! Une vague de
nausées réduisit Karen au silence. Pourtant cette intolérable remise en cause
exigeait une réponse.
— Une fois, je vous ai dit que vous étiez un monstre, et j'avais raison ! cria-t-elle.
La seule chose qui vous intéresse, c'est vous-même. Vous pensez tout connaître,
Hal Chissolm, mais vous êtes si aveugle que vous ne reconnaîtriez pas l'amour
même si vous vous heurtiez à lui !
L'invective le laissa de marbre. Son regard demeurait inflexible, un regard qui
révélait un jugement haineux porté sur elle et sur sa sœur. Mais Karen n'en avait
pas terminé. Elle s'acharnerait à lui hurler sa conviction.
— Je n'ai pas dit que Kirsty était morte dans des douleurs physiques. Il s'agissait
de souffrances du cœur et de l'âme plus terribles que tout ce que vous avez jamais
connu ! Je les ai éprouvées avec elle. C'était infiniment pire que n'importe quelle
douleur physique. Presque intolérable. Kirsty vous aimait et savait sa fin proche.
Elle allait irrémédiablement vous perdre d'une minute à l'autre. Bien qu'elle m'ait
promis de vous cacher l'existence de David, elle n'a pas supporté de vous laisser
dans l'ignorance. C'était la seule façon que vous gardiez quelque chose d'elle.
Comme elle vous aimait, Hal ! Prête à tout pour vous, y compris me trahir. Libre à
vous de rester incrédule, mais voilà la vérité !
Hal se retourna lentement. Son visage avait pris une couleur de cendre.
— Oh, mon Dieu !
Un murmure consterné. Il se passa la main sur les yeux puis regarda Karen, la mort
dans l'âme.
— Non... ça ne peut pas s'être passé ainsi...
— Oh si ! hurla Karen, aussi impitoyable qu'il l'avait été lui-même.
Il secouait la tête avec désespoir. Il se dirigea en chancelant vers le mur pour s'y
appuyer.
— Vous ne comprenez pas. Elle disait...
Terriblement choqué, Hal leva vers son épouse un regard vitreux.
— Qu'ai-je fait?
Ces mots ne constituaient pas réellement une question mais plutôt une punition
qu'il s'infligeait. Cependant Karen feignit de les interpréter comme tels. L'immense
chagrin d'être rejetée malgré tout ce qu'elle avait fait par amour pour Hal la
contraignait à ne pas laisser la phrase sans réponse.
— Ce que vous avez fait? Un enfant! Je porte votre bébé, Hal. Désormais vous
n'aurez plus à endurer la sœur de Kirsty. Vous avez atteint ce que vous cherchiez.
Mission accomplie. Vous êtes satisfait, je suppose ?
— Non, Karen, pas comme ça... vous devez m'écouter. Je dois vous dire quelque
chose...
Il se précipita vers elle dans une attitude implorante.
— J'en ai entendu assez, dit-elle amèrement en le repoussant.
Les larmes trop longtemps retenues jaillissaient maintenant sans réserve.
— Laissez-moi seule ! Vous tenez votre vengeance cette fois, n'est-ce pas? Même
si... si... Oh, vous êtes un monstre! Je vous en prie, laissez-moi, à présent que vous
avez réussi ! gémit-elle dans une incontrôlable détresse.
Puis elle courut jusqu'à la salle de bains. Une fois enfermée dans la pièce, elle
donna libre cours à son chagrin.
Elle savait dorénavant ce que Hal pensait d'elle, et cela lui fendait l'âme. Toutes ses
illusions de vivre un jour heureuse avec lui s'évanouissaient à jamais. Ainsi il l'avait
considérée depuis le début comme une comédienne, une intrigante, et non comme
une femme disposée à l'aimer. Pourtant elle s'était donnée sans réserve. Puisqu'il
n'avait que faire de son amour, pas question de le lui révéler !
Karen devait se ressaisir. Il était tard, il fallait se préparer à partir au travail. Hal
avait disparu. David ne se trouvait plus dans sa chambre, et son pyjama jeté sur la
moquette indiquait qu'on l'avait habillé. Karen trouva son mari et son fils attablés
dans la salle à manger, leur petit déjeuner pratiquement terminé. Elle feignit
d'ignorer Hal en reproduisant le comportement qu'il avait manifesté envers elle la
veille au soir : elle appela son fils depuis le seuil de la pièce.
— Viens, David, c'est l'heure de partir. Dis au revoir à ton père, ordonna-t-elle.
La sévérité inhabituelle du ton fit tressaillir l'enfant qui obéit immédiatement. Une
minute plus tard, Karen et lui étaient dehors. David se dirigeait machinalement
vers le garage quand sa mère le détourna de son chemin pour l'entraîner vers la
station de car la plus proche.
Le gamin la tira par la manche en signe de protestation.
— Pourquoi on n'y va pas en voiture?
— Désormais nous prendrons le car, répliqua-t-elle sur un ton qui n'admettait
aucun commentaire.
Ils attendaient à l'arrêt depuis quelques minutes quand la BMW de Hal se rangea
au bord du trottoir. Il contourna le capot en quelques enjambées rapides puis
ouvrit la portière du passager, prêt à affronter la fierté rebelle de son épouse.
— Montez ! lança-t-il avec détermination.
Déjà David lâchait sa main et se précipitait dans la voiture. Les gens qui
attendaient à la station observaient la scène avec curiosité. Désarmée par l'attitude
de son fils, Karen décida de ne pas se donner davantage en spectacle. Ce n'était
vraiment pas le moment. Elle se glissa sur le siège avant et entendit claquer la
portière à son côté.
Jusqu'au jardin d'enfants elle garda un regard fixe et un mutisme obstiné. Hal ne
fut pas plus bavard, et pour une fois David n'eut rien à dire. L'atmosphère à couper
au couteau avait de quoi démonter même un enfant. Lorsqu'ils arrivèrent, Hal
saisit le poignet de sa femme et ordonna à David de devancer sa mère. Dès qu'il fut
hors de portée de voix, Karen se retourna brutalement.
— Libérez-moi maintenant ! Vous avez violé mon corps pour la dernière fois, Hal
Chissolm. Touchez-moi encore et je demande immédiatement le divorce! Cette fois
j'aurai de meilleures chances d'obtenir la garde des enfants !
Il la fixait d'un regard éteint, le visage blême.
— Quel problème y a-t-il avec la Porsche?
— Je ne veux pas de votre voiture de luxe ! Pas plus que de votre belle demeure et
de vos domestiques ! Je me débrouillais parfaitement dans ma modeste maison.
Gardez votre argent ! Ni David ni moi n'avons jamais manqué de rien avant que
vous surgissiez, et je suis prête à assumer nos besoins de nouveau !
Hal détourna légèrement la tête. Le chagrin crispait son visage. Il soupira
douloureusement puis parla d'une voix altérée, comme si chaque mot le blessait :
— Karen, quand je vous ai épousée, j'ai endossé la responsabilité de pourvoir à vos
besoins et à ceux de David, comme à ceux des autres enfants que nous pourrions
avoir. Travaillez si cela vous plaît, mais... mais n'abusez pas de vos forces lorsque
cela n'est pas nécessaire. Tout ce que je possède vous appartient sans restriction...
Dès cette nuit je ferai chambre à part.
Il glissa la clé de la voiture dans la main de Karen.
— Prenez la BMW pour rentrer à la maison. Je vais appeler un taxi.
Avant qu'elle ne puisse répliquer, il se dirigeait à grands pas vers la cabine
téléphonique à l'angle de la rue.
Karen demeura quelques instants complètement atterrée. C'était donc la fin de leur
vie commune ! Peu importait ce matin la farce qu'avait été ce mariage, elle se
sentait transie, vidée, terriblement dépossédée.
Jusqu'à ce qu'elle se souvienne du bébé. La jeune femme porta lentement la main à
son ventre. Quelque part, là, un petit être grandissait. Son bébé. Celui de Hal. Elle
refoula ses larmes et sortit de la voiture. La vie continuait.
10.
La vie continuait, mais Karen se sentait terriblement malheureuse. Sa grossesse,
maintenant confirmée par le médecin, ne lui procurait aucun plaisir. D'ailleurs
aucune joie ne régnait plus à la maison. Fidèle à sa parole, Hal faisait chambre à
part et Karen supportait mal sa solitude dans le grand lit conjugal. Dans l'angoisse
de la nuit, les tendres étreintes de son mari lui manquaient atrocement.
Hal changeait. Il devenait plus silencieux, plus réservé, même avec David. Son
comportement vis-à-vis de Karen restait courtois et prévenant mais il semblait ne
plus y avoir la moindre étincelle de bonheur en lui. Disparus aussi les instants
radieux qui avaient embelli les six premières semaines de leur mariage. Hal se
montrait affectueux à l'égard de son fils, mais de façon plus discrète. En outre,
lorsqu'ils se retrouvaient tous les trois, il détournait systématiquement l'attention
de David vers sa mère. Mais dans le cœur de Karen, le petit garçon ne pouvait à lui
seul remplir le vide que Hal laissait. Même si elle reconnaissait être la principale
responsable de cette situation, elle se sentait étrangement délaissée.
Les nuits se passaient en crises de larmes et les journées exigeaient une lutte
permanente pour en éviter de semblables. Les nausées du matin devinrent
quotidiennes. En dépit de son régime alimentaire, Karen prenait beaucoup trop de
poids. Persuadée que cet embonpoint lui ôtait tout pouvoir de séduction, elle
sombrait progressivement dans un état dépressif. Alors que sa grossesse n'aurait
pas dû être visible avant le cinquième ou le sixième mois, les choses s'annoncèrent
tout autrement. Le médecin expliqua à la future maman que parfois le placenta
était plus important et que ce phénomène justifiait vraisemblablement sa prise de
poids un peu rapide. Mais il n'y avait là aucun sujet de tracas. Tout allait bien.
En fait, Karen n'allait pas bien du tout. En plus de ses nausées matinales, elle se
sentait constamment fatiguée et ses larmes jaillissaient à la moindre occasion. Un
soir, elle laissa tomber une tasse qui se brisa sur le sol de la cuisine. Agenouillée
pour en ramasser les morceaux, elle ne pouvait réprimer un torrent de larmes. Hal
entra à cet instant. Il la releva en toute hâte et l'attira contre lui dans une étreinte
rassurante. Trop faible pour résister, elle inclina la tête sur l'épaule de son mari.
Ses sanglots redoublèrent.
— Karen, vous ne pouvez pas continuer ainsi, dit-il calmement, la voix empreinte
d'inquiétude. Vous devriez abandonner votre travail. Vous ne prenez pas assez de
repos. J'emmènerai David chaque jour au jardin d'enfants si vous souhaitez qu'il
continue de s'y rendre.
L'état de santé de Karen paraissait le préoccuper sérieusement. Il caressait ses
cheveux comme s'il avait éprouvé un sincère attachement pour elle. Hors de ques-
tion, pensa-t-elle tristement. S'il s'inquiétait pour quelqu'un, c'était pour son bébé.
Le sien ! La jeune femme redressa la tête et s'écarta. Hal semblait peu disposé à la
laisser aller mais il n'intervint pourtant pas.
— D'accord, je vais donner ma démission. David a besoin de la compagnie d'autres
enfants. Je m'arrangerai pour qu'on continue à le prendre là-bas deux jours par
semaine, ce qui ne perturbera pas trop votre emploi du temps.
Une ombre de reproche assombrit le regard de Hal.
— David est aussi mon fils, Karen. C'est avec plaisir que je détournerai mon
chemin pour lui. Je le ferai chaque jour si vous le jugez utile.
Elle hocha la tête.
— Il n'y resterait pas sans moi toute la semaine.
Karen comprit soudain la blessure qu'elle venait de provoquer par mégarde. Elle
ajouta plus doucement :
— Je suis désolée, Hal, je n'ai pas voulu mettre en doute vos bonnes intentions. Je
sais combien vous prenez soin de lui.
— J'en ferais autant pour vous, Karen, si seulement vous me le permettiez.
Il paraissait sincère, mais sans doute à cause du bébé. Ses préoccupations ne
devaient certainement pas la concerner personnellement.
— Ça va... ça va aller, murmura Karen sur la défensive.
Après quoi elle sortit précipitamment de la cuisine de peur que l'envie ne lui
prenne de revenir se blottir dans ces bras tentateurs.
Hal demeura dans la pièce. Karen avait beau ne pas souhaiter qu'il la suive, elle
ressentait sa propre solitude de manière plus aiguë que jamais. Elle savait qu'elle
l'aimait en dépit de l'opinion désastreuse qu'il avait d'elle. Elle ne pouvait
s'empêcher de l'aimer. Un fardeau de plus à supporter!
Un autre mois s'écoula. Karen commençait à se sentir difforme, son corps se
ballonnait chaque jour davantage. Lorsqu'elle se rendit à la consultation mensuelle
de son gynécologue, ce dernier se montra préoccupé. Il l'examina encore plus
minutieusement que d'habitude puis fronça les sourcils et l'ausculta de nouveau.
— Quelque chose ne va pas, docteur? demanda-t-elle anxieusement. Mes nausées
sont passées maintenant. Est-ce normal ou pas?
— Oui, tout à fait, la rassura le médecin. Néanmoins j'aimerais que vous passiez
d'autres examens. Je vais vous prendre un rendez-vous pour une échographie. Et
vous irez voir également un obstétricien.
— Pourquoi ? demanda Karen, affolée par toutes ces mesures.
— Rien d'alarmant, madame Chissolm. Nous envoyons la plupart de nos patientes
passer une échographie à ce stade-ci de leur grossesse. Une procédure très
normale. Vous pourrez même connaître le sexe de votre bébé si vous le désirez.
— Mais l'obstétricien?
— Votre mari souhaite certainement que vous preniez le maximum de précautions,
madame.
Le médecin eut un petit sourire entendu.
— Dans l'attente de leurs bébés, les maris manifestent encore plus d'anxiété que
leurs femmes ! Maintenant, je vais charger mon infirmière de vous prendre un
rendez-vous.
Karen se tracassa durant tout le trajet du retour. Quelque chose n'allait pas. Le
médecin le lui avait caché mais elle en était certaine. Elle était si bouleversée
lorsque Hal rentra à la maison qu'elle fondit en larmes dès son arrivée.
— Ce n'est pas ma faute, Hal, sanglota-t-elle contre son torse. Je n'ai rien fait de
mal... je le jure !
— Chut!... Calmez-vous maintenant, murmura-t-il en la serrant doucement contre
lui.
— J'ai fait tout ce que le médecin m'a dit, c'est vrai !
— Karen, je vous en prie, du calme. Dites-moi simplement ce qui vous bouleverse
tant.
Blottie dans ses bras, rassurée par son affectueuse étreinte, Karen se mit à raconter
tout ce qui s'était passé lors de l'auscultation. Hal apaisa ses frayeurs en l'aidant
avec bon sens à considérer la question de manière plus rationnelle. Il l'accompagna
ensuite dans sa chambre pour la mettre au lit et insista pour s'occuper du dîner. Il
lui apporta son repas sur un plateau et resta le temps qu'elle grignote un peu. Dès
qu'il eut fini de s'occuper de David et de son coucher, il revint auprès d'elle.
— Hal, j'avais réellement pris soin de moi ; c'est mon bébé aussi.
Toujours plus culpabilisée que de raison, la jeune femme tenait à faire preuve de
son innocence.
Hal s'assit sur le lit pour prendre ses mains tremblantes entre les siennes. Peu à
peu sa tendresse la réconforta.
— Cet enfant, Karen, est le nôtre et je sais que vous le désirez autant que moi. Ne
vous tourmentez pas, le médecin n'a fait allusion à aucun problème.
— Mais...
— Il voyait juste... je tiens à ce que vous preniez le plus grand soin de vous et que
vous ne négligiez aucun examen. Je vous accompagnerai à ces deux rendez-vous.
Les larmes ruisselèrent de nouveau sur les joues de Karen.
— Merci, murmura-t-elle en regrettant le trop éphémère contact de sa main.
Elle avait tant besoin de cette présence que sa fierté céda sous le poids de la
souffrance.
— Hal... voudriez-vous rester avec moi cette nuit? Je... je ne veux pas être seule.
Ses yeux étaient trop voilés de larmes pour voir nettement l'expression de Hal
mais, d'après ce qu'elle percevait, il semblait animé de sentiments qui rejoignaient
les siens.
— La solitude ne me plaît pas non plus.
A peine ces mots murmurés, Karen se sentit affectueusement enlacée par son
époux. Ses lèvres effleurèrent sa douce chevelure, encore et encore, lui prodiguant
mille baisers délicats qui semblaient exprimer la tendresse dont elle avait tant
besoin. Elle s'accrochait à lui sans honte, ravie de sa présence, de sa force. Elle se
délectait de son parfum en souhaitant qu'il ne la quittât jamais.
Hal resta toute la nuit. Une fois de plus, sa compagne put rêver qu'il l'aimait.
Pourtant ils ne firent pas l'amour, il la garda dans ses bras en la berçant avec une
ferveur infiniment plus émouvante que n'importe quelles voluptueuses caresses.
Peu importait que la seule compassion le fît rester avec elle, ils étaient de nouveau
ensemble.
Sans qu'aucun d'eux aborde le sujet, Hal revint dans la chambre nuptiale le
lendemain soir, puis la nuit suivante et ainsi jusqu'à la date des examens médicaux.
On avait exigé que Karen boive un litre d'eau avant de se rendre au centre médical,
sa vessie devant être pleine pour la réussite de l'examen échographique. La future
maman se força à boire tellement que la quantité inhabituelle de liquide la gêna
atrocement durant le trajet. Que serait-elle devenue sans le réconfort de Hal?
Quand la radiologue vint la chercher, cette nouvelle séparation l'affola.
— Ce sera long ? demanda Hal aussi tendu et anxieux qu'elle-même.
— Environ une demi-heure, monsieur Chissolm, répondit la spécialiste.
« Juste une routine pour elle ! » songea Karen en pénétrant dans la salle
d'examens. On la plaça sur une table surmontée d'un appareil pendu au plafond. La
radiologue lui enduisit le ventre d'une gelée translucide dont le contact n'avait
objectivement rien de désagréable mais qui surprenait par la sensation de fraîcheur
insolite qu'elle provoquait. Enfin elle déplaça sur toute la zone un petit instrument
à peine plus gros qu'une boîte d'allumettes.
— L'examen est indolore, madame, lui assura la praticienne. Je vais prendre une
photo de votre bébé, sa toute première photo. Vous pourrez commencer votre
album dès aujourd'hui.
Karen n'avait pas le cœur de répondre à ce sourire un peu trop professionnel. Les
minutes s'écoulaient. La radiologue bavardait depuis quelques minutes quand elle
s'interrompit soudain pour se concentrer particulièrement.
— Je suis désolée de vous garder encore, madame. Un ennui avec l'ordinateur
m'empêche d'obtenir une image claire. Ce ne sera pas long.
— Qu'est-ce qui ne va pas?
La panique reprenait Karen.
— Rien de grave, madame. Juste une question d'angle de prise de vue.
Il fallut près d'une heure pour que l'opératrice soit satisfaite.
— Vous m'avez dit que je pourrais avoir une photo de mon bébé.
Cette idée avait d'autant plus marqué Karen que son instinct lui intimait la
nécessité de se voir confirmer l'absence de tout problème.
— Je regrette, madame, mais je dois remettre le cliché à votre obstétricien. C'est la
procédure habituelle dans certains cas, confia-t-elle doucement.
Cette nouvelle médusa Karen. Elle se sentit soudain terrassée, au bord du malaise.
Une fois reconduite jusqu'à Hal, Karen entendit son mari questionner la
radiologue. La voix du futur père résonnait, impatiente, sans toutefois émouvoir
outre mesure son interlocutrice.
— Il n'est pas dans mes attributions de faire des commentaires, monsieur
Chissolm. Vous devez consulter l'obstétricien de votre femme.
Les jours suivants baignèrent dans l'angoisse. Hal avait beau tenter d'apaiser les
peurs de Karen, elle sentait trop qu'il les partageait. Owen vint leur rendre visite.
— Karen, je connais à l'université de Sydney un chercheur particulièrement
éminent dans ce domaine. Si le Dr Grayson ne vous donnait pas satisfaction, je
prierais le Pr Bellamy de s'occuper de vous. Il est à coup sûr l'homme de la
situation, ne vous inquiétez pas.
Mais Owen s'inquiétait en fait tout autant. Karen le remercia de son affectueux
dévouement tout en ayant le terrible pressentiment que ce qui se passait dans son
corps était irréversible. Sans le soutien rassurant de Hal, elle n'aurait pas eu le
courage de poursuivre cette attente. Une telle bonté se dégageait de lui que
quelquefois Karen se prenait à fantasmer et à s'imaginer qu'il l'aimait vraiment.
Le matin même de leur visite chez l'obstétricien, il lui servit un petit déjeuner léger
et un grand verre de lait. Il la cajola en lui assurant qu'il n'existait rien de mieux
pour le bébé, et que tout se passerait bien.
Mais elle sentit son mari particulièrement tendu tout au long du trajet. Lorsqu'ils
arrivèrent à Macquerie Street où résidaient tous les plus grands spécialistes — le
rendez-vous avait été fixé pour l'ouverture : 9 h 30 —, il n'y avait pas d'autre patient
dans la salle d'attente. Hal arrêta sa femme sur le seuil pour lui parler avec une
insistance grave qui la toucha profondément :
— Karen, quoi qu'il arrive, cet enfant est le nôtre. Et nous l'aimerons.
Comment avait-elle pu le traiter de monstre? se demanda Karen, débordante
d'amour dans ce moment d'angoisse partagée. C'était un homme formidable, géné-
reux, affectueux, elle était fière d'être son épouse.
Une employée en blouse blanche se leva de derrière un bureau pour les introduire
dans le cabinet de consultation. Le Dr Grayson était un homme grand et mince,
d'allure très distinguée, âgé d'une cinquantaine d'années. Il les accueillit avec un
visage si épanoui que son large sourire dissipa un peu l'appréhension de Karen. Il
n'aurait certainement pas souri ainsi s'il avait eu de mauvaises nouvelles à
annoncer.
— Monsieur et madame Chissolm, c'est un grand plaisir pour moi de vous
rencontrer, déclara-t-il en serrant vigoureusement la main de Hal.
Karen se sentait prête à défaillir. Elle s'empressa de s'asseoir. Le médecin se tourna
vers elle.
— Cette chaise est-elle suffisamment confortable, madame Chissolm? Nous allons
désormais prendre le plus grand soin de vous.
— Ça va, je vous remercie, murmura-t-elle.
Le Dr Grayson se frotta les mains allègrement.
— Bien. Avant d'aller plus loin, j'aimerais vous demander la permission d'inviter
un de mes collègues à se joindre à nous. Il s'agit du Pr Martin Bellamy, l'un de nos
plus éminents obstétriciens australiens. Sa science lui confère d'ailleurs une
autorité internationale.
— Pourquoi la présence d'une telle sommité? demanda brièvement Hal.
— J'aimerais qu'il vous le dise lui-même.
Les yeux vifs du Dr Grayson brillaient d'un éclat toujours aussi joyeux derrière ses
lunettes cerclées d'or.
— Comme vous voudrez, concéda Hal, après avoir échangé un regard anxieux avec
Karen.
Le médecin ouvrit l'une des portes de son cabinet pour introduire son patron. Ce
dernier n'avait pas pour lui que le bénéfice de l'âge et de la hiérarchie; un
rayonnement exceptionnel se dégageait de lui, une majesté que sa calvitie
prononcée ne faisait qu'accentuer. Lorsqu'on le présenta à Hal et à Karen, il
manifesta une émotion à peine dissimulée. Les trois hommes s'assirent à leur tour.
— Puis-je commencer, cher professeur? demanda le Dr Grayson complaisamment.
— Je vous en prie, cher collègue.
— Eh bien, monsieur et madame Chissolm, vous allez être les parents de jumeaux.
C'était tout? Simplement des jumeaux? Karen, éberluée, jeta un coup d'œil à Hal
pour voir sa réaction. Son visage était tendu.
— Et qu'est-ce qui ne va pas?
Le Dr Grayson eut un petit sourire restrictif.
— Le cordon ombilical de l'un des jumeaux est noué autour du cou de l'autre,
mais...
— Si je peux intervenir, dit le Pr Bellamy, il n'y a là rien d'alarmant, monsieur
Chissolm. Ce phénomène s'est déjà rencontré. Nous avons procédé à des
naissances comme celle-ci maintes et maintes fois sans jamais perdre un bébé. La
meilleure équipe médicale australienne s'est déjà portée bénévolement volontaire
pour vous assister dans votre accouchement, car nous soupçonnons, mais il ne
s'agit que d'un soupçon, que vous pourriez constituer un cas rarissime dans les
annales de la médecine.
— Que nous racontez-vous ? intervint Hal avec irritation. Que diable se passe-t-il?
La mention de l'équipe médicale avait également inquiété Karen. Que pouvait-elle
avoir à faire avec les annales de la médecine ? Owen lui avait dit que le Pr Bellamy
était le spécialiste le plus éminent... il ne restait plus qu'à lui faire confiance.
Le professeur émit un sourire rassurant.
— Je vais vous expliquer... juste un instant de patience. Peut-être savez-vous qu'il
existe différentes sortes de jumeaux. La plupart sont ce que nous appelons des «
faux jumeaux », ils proviennent de deux œufs différents fécondés en même temps.
Plus rarement on rencontre le cas des « vrais jumeaux ». Ils naissent du même œuf
qui se sépare en deux dès le début de son développement. Quelquefois, phénomène
rarissime, la séparation de l'œuf ne se produit qu'une fois le fœtus devenu asymé-
trique, c'est-à-dire après l'étape où se sont développés différemment les organes de
la moitié droite et ceux de la moitié gauche.
Il s'interrompit un instant, le front soucieux.
— Lorsque la séparation intervient trop tard, nous obtenons des «jumeaux siamois
». Mais si jamais l'œuf se divise à un moment encore propice nous avons un cas de
«jumeaux-miroir», appelés ainsi parce que l'un est l'image inversée de l'autre.
Il poussa un soupir de satisfaction avant de poursuivre :
— On me considère comme un expert international de cette catégorie de jumeaux,
bien qu'en quarante années de pratique médicale je n'aie suivi personnellement
que deux gestations de ce genre. La dernière remonte à vingt-cinq ans environ...
Monsieur Chissolm, les bébés que porte votre femme pourraient bien relever de ce
phénomène. Nous n'avons encore aucune certitude mais l'échographie nous en
donne quelques indices. Si cela se confirmait, monsieur Chissolm, votre femme et
vous auriez besoin d'une préparation psychologique spécifique.
Alors il ne s'agissait que de cela? Un phénomène que les médecins ne comprenaient
pas et qu'ils cherchaient à mieux maîtriser. Un phénomène familier à Karen! La
déchirante solitude dont elle souffrait depuis la mort de Kirsty s'apaisait
étrangement : un amour fraternel comparable au leur allait leur succéder...
— Auriez-vous l'obligeance de nous expliquer quelles difficultés spécifiques
engendrent ce type de jumeaux, professeur, demanda instamment Hal.
Il n'en fallait pas davantage pour que le médecin reparte de plus belle sur son sujet
de prédilection :
— La complémentarité qui les caractérise créera des différences fondamentales
entre eux. L'un sera droitier, l'autre gaucher. Leurs personnalités seront opposées.
L'une sera introvertie et l'autre extravertie. Ils se comporteront comme deux
moitiés d'une même unité. Ils se comprendront infiniment mieux que ne peuvent le
faire ordinairement deux êtres humains.
— Eh bien? interrompit Hal, ne voyant toujours pas de problème majeur.
Le professeur sourit de son impatience, bien décidé à ne rien amputer de ses
explications pour autant.
— J'en reviens au dernier cas que j'ai connu ! Dès leur naissance, les petites filles
manifestèrent des exigences et des besoins particuliers. Si vous placiez la gauchère
à droite de la droitière, elles devenaient extrêmement malheureuses. Mais une fois
remises correctement, elles manifestaient un accord exceptionnel dans le moindre
de leurs actes. Tous les médecins et infirmières de ce pays aimeraient voir ce
phénomène.
— Non ! La naissance de nos enfants ne se transformera pas en un numéro de
cirque !
La colère de Hal explosait sous l'effet d'un réflexe protecteur. Karen se pencha vers
lui et lui pressa la main pour le rassurer.
— Ça ira, Hal. Ne vous inquiétez pas. Les enfants n'en subiront aucun inconvénient,
et je serai ravie de permettre à la recherche médicale de progresser.
— Merci infiniment, madame Chissolm, s'empressa de rétorquer le professeur. Si,
comme nous le supposons, vos bébés sont des «jumeaux-miroir», je n'insisterai
jamais trop pour vous persuader de la nécessité d'une préparation psychologique.
Ils agiront en toute chose comme une même personne, et nous avons certaines rai-
sons de croire qu'il puisse exister entre eux une communication télépathique.
— Allons bon !
Karen ne put s'empêcher de sourire devant l'atterrement disproportionné de Hal.
— Je crains que oui, monsieur Chissolm, insista le professeur. Je vais vous donner
quelques exemples. Une fois, nous avons séparé ces jumelles et offert à l'une un
biscuit au chocolat. Elle l'a mangé sans que l'autre en sache rien. Après quoi nous
lui avons offert deux nouveaux biscuits : sa sœur est arrivée en courant. Celle qui
avait les biscuits l'avait informée par télépathie qu'une friandise l'attendait.
Ce souvenir amusait tellement Karen que son mari la regarda en fronçant les
sourcils.
— Sans doute une simple coïncidence !
— Il y a beaucoup trop de coïncidences semblables, monsieur Chissolm. Peut-être
l'anecdote la plus frappante est-elle celle-ci : nos jumelles passaient un contrôle de
mathématiques. On les avait assises aux deux extrémités de la classe. Comme la
plupart du temps, elles livrèrent les mêmes bonnes réponses et commirent les
mêmes erreurs. Aucun écart. Mais on attribua volontairement à l'une une note plus
élevée qu'à l'autre. Il en résulta entre elles une bagarre d'autant plus mémorable
qu'elle fut sans doute la seule à marquer leur vie. L'une des fillettes passa un sacré
savon à l'autre. Après qu'on les eut séparées et calmées, elle accusa sa sœur de
l'avoir reniée en refusant de lui communiquer une réponse.
— Kirsty voulait être la première ! s'écria Karen qui n'avait pas oublié cette
aventure blessante.
— Quoi?
Karen sourit au professeur.
— Dire que j'ai cru jusqu'à ce jour à une traîtrise de Kirsty ! Nous faisions chacune
un problème sur deux et je suis restée persuadée qu'elle m'avait induite en erreur
sur l'une des réponses pour me battre d'un point. Nous avions sept ans à l'époque.
L'anecdote que vous venez de relater, professeur, concernait ma sœur et
moi-même.
Le Pr Bellamy en resta bouche bée.
— Sensationnel ! Vous êtes Karen Balfour? Vous rendez-vous compte que vous
représentez mon dernier cas de « jumeaux-miroir » ? Le dernier reconnu et
authentifié!
— Vous et Kirsty? souffla Hal, suffoqué.
Karen se retourna avec réticence. Elle hésitait à rappeler à Hal qu'elle avait perçu
avec précision la détresse de sa sœur au moment de sa mort. L'allusion qu'elle y
avait faite avait empoisonné leurs relations. La croirait-il désormais davantage?
— En grandissant, nous nous sommes coupées l'une de l'autre, mais face à certains
périls, nous continuions de... de communiquer, avoua-t-elle doucement. C'est ainsi
qu'au moment de sa mort...
La jeune femme soupira tristement avant de reprendre :
— Comme nous savions que les autres auraient trop de mal à comprendre cette
situation, Kirsty et moi avions gardé le secret. Mais les hypothèses du professeur
sont exactes. Malgré nos différences, nous étions si proches, si étroitement liées
que je pouvais sans me tromper finir, pour Kirsty, une phrase qu'elle avait
commencée.
Hal hochait la tête, convaincu. Chagrin et compréhension animaient son regard.
— « Le mauvais côté du miroir... », murmura-t-il, presque pour lui-même. C'était
si évident pour Kirsty et si dénué de sens pour moi !
Karen n'eut pas le temps de l'interroger sur son étrange formulation.
— Extraordinaire ! Fabuleux ! s'exclama le professeur. Un cas unique dans
l'histoire de la médecine. Une des jumelles Balfour donne à son tour naissance à
des «jumeaux-miroir»... une chance sur des millions...!
Puis il changea soudain d'attitude et baissa la voix :
— Vous me dites que votre sœur est morte, madame Chissolm ?
— Oui. Assez récemment, répondit brièvement Hal.
— Cet événement a dû vous traumatiser atrocement, déclara le professeur plein de
compassion.
— Oui. Oui, en effet. Je doute que quelqu'un d'autre puisse comprendre. Vous
m'étonnez, professeur. J'ignorais que quelqu'un avait établi un dossier sur notre
histoire.
— Il n'était pas dans nos intentions de vous le révéler. Vos parents insistaient pour
que vous meniez une vie tout à fait normale et je partageais leur avis... C'était le
plus important. Je leur donnais des conseils pour votre éducation, en retour ils me
livraient des notes sur vos comportements. Cela dura jusqu'à leur mort. Après... eh
bien, j'ai honoré ma promesse en faisant en sorte qu'on ne vous ennuie jamais plus
avec ces expériences.
Un petit sourire anima son visage.
— Je doute de pouvoir vous conseiller aujourd'hui, madame Chissolm, vous en
connaissez infiniment plus que moi sur ce phénomène. Cependant je vous serais
très reconnaissant si vous vouliez m'éclairer à propos de certains points, en
particulier...
— Une autre fois, professeur, je regrette, intervint Hal fermement. Ma femme s'est
beaucoup fatiguée ces dernières semaines, à cause des soucis concernant le bébé.
Enfin... les bébés, rectifia-t-il. Maintenant que nous savons que tout va bien,
j'aimerais la ramener à la maison.
— Certainement. De toute façon, nous la reverrons très prochainement. Tout cela
n'est-il pas terriblement captivant, docteur Grayson ?
— Certainement, professeur ! déclara ce dernier avec enthousiasme. Nous
souhaiterions vous voir effectuer des contrôles hebdomadaires, madame Chissolm.
Mon infirmière vous fixera vos prochains rendez-vous. Voulez-vous connaître le
sexe des bébés?
Karen jeta un regard anxieux à Hal.
— A vous de choisir, Karen.
— Je préfère attendre leur naissance.
Il acquiesça et se tourna vers le docteur.
— Il y a un point que j'aimerais éclaircir...
Il hésita quelques secondes, puis se jeta à l'eau :
— Puis-je avoir des rapports sexuels avec ma femme sans causer de problèmes aux
bébés ?
Karen rougit jusqu'aux oreilles. Elle n'osait regarder Hal. La désirait-il? La
désirait-il alors qu'elle était si ronde et si peu séduisante ?
— Evidemment, monsieur Chissolm. Vous devrez simplement éviter toute ardeur
excessive durant les deux derniers mois.
Après quoi le professeur se tourna vers Karen en souriant.
— Alors, madame Chissolm, voulez-vous une photographie de vos bébés ?
— Oui, mais je crois que j'attendrai qu'ils soient nés.
— D'accord, je vous la garde.
Hal le remercia et aida Karen à se lever. Au moment de quitter les futurs parents,
les deux médecins se confondirent encore en politesses et en compliments.
Une fois dans la voiture, Karen n'osa se tourner vers Hal. Elle prit une profonde
inspiration et rassembla tout son courage.
— Pourquoi avez-vous posé votre dernière question ?
— Karen... regardez-moi.
Elle risqua un coup d'œil. L'intense émotion du visage de Hal la bouleversa.
— Etes-vous heureuse de l'existence des jumeaux?
— Et vous?
— Je vous avais répondu d'avance : quelle que soit l'issue de la naissance, j'aimerai
nos enfants. Mais dites-moi ce que vous ressentez, vous !
— Je suis très heureuse.
La pensée de mettre au monde des jumeaux la rendait effectivement radieuse. Son
unique souci était ailleurs.
— Je vous avais également posé une question, Hal.
Il se pencha vers elle pour lui prendre la main.
— Ces premières semaines avec vous, Karen, n'avaient pas pour seul but de
provoquer votre grossesse. Je désirais vous faire l'amour, tout comme vous le dési-
riez vous-même. Je suis conscient d'avoir tout flanqué par terre et je le déplore. J'ai
également eu tort le matin où nous nous sommes disputés à propos de Kirsty, mais
je vous avais trop blessée pour que vous daigniez m'écouter. Je tiens à ce que notre
mariage réussisse, Karen. Je veux vivre pleinement cette grossesse avec vous, être à
vos côtés autant que possible. Mais si nous continuons de partager le même lit, je
crains de ne pouvoir me maîtriser longtemps. Je vous désire, Karen. Cela vous
contrarierait-il beaucoup?
Un espoir merveilleux enflammait son cœur. Sa gorge était sèche. Elle pouvait à
peine parler :
— Vous me désirez? Comme... comme je suis?
— Ne savez-vous pas que vous êtes plus belle chaque jour?
— Mais je suis affreuse !
— Rentrons à la maison et laissez-moi vous prouver le contraire !
Arrivés chez eux, ils montèrent directement dans leur chambre. Hal déshabilla son
épouse avec une tendre lenteur. Les rayons du soleil illuminaient la pièce. Le
regard adorateur posé sur ses rondeurs combla Karen.
Très doucement, il la déposa sur le lit avant d'ôter ses propres vêtements. Karen se
souvint de leur premier jour, celui où il l'avait dominée de toute sa virilité
agressive. Il n'en restait plus ce matin que le désir réel qu'il avait d'elle. Son ardeur
enflamma Karen avant même qu'il n'embrasse ses seins avec une particulière
tendresse. Elle fondait sous les douces caresses de son compagnon. Lorsqu'il
s'empara de ses lèvres, elle répondit à sa ferveur affectueuse par une égale passion.
Elle le désirait tellement qu'elle en oubliait la rondeur de son corps.
Karen frémissait de plaisir sous la lenteur du rythme que lui imposait Hal. Cette
prévenance se révélait d'une sensualité étourdissante. Hal ne cessait d'exciter sa
volupté en abreuvant son corps des baisers les plus intimes. Tout son être baignait
dans la plénitude. Le temps n'existait plus. La jeune femme ferma les yeux et
s'abandonna totalement. Peu lui importait en cet instant que l'amour de Hal soit
purement physique. Il lui avait avoué qu'il souhaitait la réussite de leur mariage. Il
voulait rester avec elle. S'il pouvait en être toujours ainsi, elle n'en demanderait pas
davantage.
11.
La grossesse épuisait Karen. Et elle ne pouvait s'empêcher de penser que la
sollicitude que lui manifestait Hal s'adressait avant tout aux bébés. Jamais il ne
parlait d'amour, d'amour pour elle. Sa silhouette ne cessait de s'arrondir. Pourtant
son corps semblait fasciner son mari. Il se chargeait tous les soirs de lui enduire le
ventre de crème pour apaiser les tensions de sa peau. Ce tendre soin constitua peu
à peu un rituel sensuel. Si d'aventure il sentait les bébés bouger, ses yeux brillaient
de ravissement. Plus Karen constatait que ses enfants paraissaient toute sa raison
de vivre, plus son abattement allait croissant.
A d'autres moments, elle se demandait comment Kirsty avait pu agir si mal envers
lui. Maintenant il n'y avait plus aucun doute dans son esprit, Hal aurait accueilli
chaleureusement sa grossesse. Sa sœur avait suffisamment vécu avec Hal pour
savoir qu'il désirait un bébé. Pourquoi lui avoir caché David? Jamais Kirsty ne
s'était montrée cruelle. Egoïste peut-être, mais pas cruelle. Dans son intense besoin
d'être toujours la première, avait-elle redouté que l'enfant ne lui ravisse la place
privilégiée qu'elle occupait dans le cœur de Hal ? Elle n'avait peut-être pas
supporté cette hypothèse.
Aujourd'hui, Karen imaginait plus aisément une telle attitude. Il lui arrivait d'être
follement jalouse des jumeaux qu'elle portait, tant elle souhaitait désespérément
que Hal lui témoigne le plus d'amour possible. Seuls les tendres instants qu'ils
partageaient au cœur de la nuit servaient d'exutoire à ses sentiments intimes.
Hélas, elle fut privée de cette diversion à son chagrin, durant les deux derniers
mois de sa grossesse; bien trop soucieux des bébés, Hal avait préféré s'abstenir de
toute relation sexuelle.
Cette période fut très pénible. Karen devenait énorme. La moindre petite
promenade l'exténuait autant que les exercices prescrits par le Dr Grayson. Elle se
sentait coupée de Hal, coupée de David, exclue de tout sauf de son physique
grotesque. Atrocement malheureuse, elle mourait d'envie que sa grossesse touche
enfin à son terme.
Deux semaines avant la date prévue pour l'accouchement, l'obstétricien suggéra à
Karen de rentrer à l'hôpital. Elle refusa. Aussi solitaire et dépressive qu'elle fût à la
maison, elle aimait encore mieux se trouver auprès de Hal et de David que dans le
confort impersonnel d'une chambre d'hôpital à attendre impatiemment les visites.
Lorsque son mari voulut la persuader de la sagesse de cette perspective, elle éclata
en sanglots, convaincue qu'il ne songeait qu'à se débarrasser d'elle et que seule la
santé des bébés lui importait. Hal se rétracta immédiatement en affirmant qu'elle
pouvait agir selon ses souhaits, mais de toute évidence il demeurait très soucieux.
Karen souffrait atrocement du dos mais sans en laisser rien paraître pour ne pas
inquiéter Hal davantage. Chaque fois qu'il la regardait d'un air préoccupé, une
terrible envie de pleurer la prenait.
Les premières douleurs apparurent trois jours après la proposition du Dr Grayson.
Le dîner venait juste de s'achever lorsque l'intensité d'une contraction la
contraignit à se mordre les lèvres et à réprimer un gémissement.
— Quelque chose ne va pas? s'empressa de demander anxieusement Hal.
— Juste une petite gêne...
Puis ils allèrent au lit. Karen demeura éveillée, l'œil sur sa montre. Une autre
douleur transperça son corps environ une heure après la première. La suivante la
surprit quarante minutes plus tard. Puis trente-cinq minutes... puis trente... A
mesure, les contractions intervenaient de manière plus rapprochée. Vers 2 heures
du matin il ne subsistait plus aucun doute sur l'imminence de l'accouchement.
Karen réveilla Hal.
Il se redressa presque instantanément.
— Qu'y a-t-il ?
— Je pense qu'il vaudrait mieux nous rendre à l'hôpital.
— Les contractions?
— Régulières. Toutes les demi-heures.
— Bon sang ! Vous auriez dû me réveiller plus tôt !
Il bondit hors du lit et se précipita, affolé, sur le téléphone.
— Je n'étais pas certaine au début, répondit-elle calmement. Nous avons le temps,
Hal.
— Ne prenons aucun risque, Karen...
« Non, aucun risque... pour les bébés », songea tristement Karen. Mais elle regretta
aussitôt cette pensée jalouse. Son plus vif désir était également que ses enfants
naissent sains et saufs. Après tout, Hal manifestait la plus naturelle des
préoccupations. Une fois le Dr Grayson averti, il s'habilla avec la rapidité de l'éclair
et réveilla David. Il s'efforça d'apaiser l'excitation du petit garçon tout en lui
enfilant ses vêtements, puis il aida Karen à mettre sa robe de chambre et à
descendre l'escalier.
Une autre contraction la surprit sur le trajet de l'hôpital, si aiguë, si fulgurante cette
fois qu'elle ne put contenir un hurlement. Hal freina immédiatement et rangea la
voiture sur le bord de la route.
— Continuez, murmura Karen tout en essayant de pratiquer les exercices
respiratoires qu'on lui avait enseignés.
— Karen...
— Continuez, insista-t-elle. Ça va!
Hal conduisait à une vitesse folle, jetant sans cesse sur sa femme des regards
anxieux. La tranquillité de David paraissait suspecte. Karen l'attribua à la frayeur
que devait lui inspirer la situation. Mais à peine eut-elle émis cette hypothèse
qu'elle fut de nouveau obligée de se concentrer sur sa respiration. Tout faire
correctement! Elle parvenait presque au terme de son chemin de croix, elle aurait
rempli sa mission du mieux qu'elle pouvait. Hal aurait de quoi se sentir satisfait et
heureux.
Quel soulagement il dut éprouver en confiant sa femme à l'équipe médicale dès
leur arrivée ! Aussitôt après s'être assuré qu'on avait prévenu le Dr Grayson et le Pr
Bellamy de la présence de Karen, il repartit avec David, promettant de revenir dès
qu'il aurait déposé son fils chez Owen. Une solitude incommensurable étreignit
Karen lorsqu'elle le regarda s'éloigner.
On la conduisit tout d'abord dans la salle de travail. Malgré la multitude de blouses
blanches s'affairant autour de son lit, elle se trouvait aux prises avec un étrange
sentiment d'abandon. Après tout, ces gens ne faisaient que vaquer à leurs
occupations quotidiennes, ils exécutaient leur tâche avec un automatisme parfait et
une indifférence totale. Evidemment, Karen était murée dans un monde de douleur
qu'ils ne partageaient pas. Pour eux elle ne signifiait rien d'autre qu'un cas médical.
Seul le miracle que son corps allait engendrer les intéressait.
On l'introduisit ensuite dans une autre pièce. Le tic-tac de la vieille horloge
accrochée au mur face à son lit fascinait Karen comme si sa vie en dépendait. Les
contractions se rapprochaient. Espacées précédemment d'un quart d'heure, elles se
manifestaient maintenant toutes les dix minutes. Un temps interminable parut
s'écouler avant le retour de Hal.
Une intense vague de reconnaissance la saisit alors subitement. Désormais, elle ne
serait plus jamais seule. Hal venait en effet partager sa grossesse aussi intimement
qu'il le pouvait. Une présence indispensable ! Il s'assit à côté du lit et prit la main
de Karen.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? demanda-t-il doucement.
— Simplement rester...
Une nouvelle douleur la déchira, lui arrachant une terrible plainte. Instinctivement
elle se courba en avant pour tenter de l'endiguer. Ses mains se crispèrent sur celles
de Hal.
— Restez avec moi. Je vous en prie ! murmura-t-elle en l'implorant.
Hal était livide.
— Karen ! Combien de temps cela va-t-il durer encore ?
— Je l'ignore. Je vous en prie, Hal...
— Ne craignez rien. Croyez-vous que je vous laisserais endurer ça toute seule ?
— Merci, chuchota-t-elle.
Il hocha la tête, le regard douloureux.
— Même un monstre a des faiblesses, n'est-ce pas, Karen?
— Non... non, vous n'êtes pas un monstre...
Il eut un soupir de soulagement, mais le chagrin de ses yeux devint plus profond
que jamais.
— Je voudrais... J'ai l'impression de ne vous avoir causé que du mal. Maintenant je
n'y peux plus rien. Je me sens terriblement inutile.
— Non. J'ai... j'ai besoin de vous.
« Je vous aime, je vous aime ! » criait le cœur de la jeune femme. Mais la pudeur lui
interdisait de l'avouer. Hal avait subitement des remords. Assister à la douleur d'un
accouchement ne devait pas être chose aisée. Pourtant il avait souhaité cette
grossesse, il l'avait provoquée. Il n'avait bien sûr envisagé que la finalité, peu lui
importait alors la souffrance qu'elle engendrerait. Karen se souvenait que pour son
accouchement Kirsty n'avait pas enduré de telles peines.
Hal lui indiquait quand respirer, il la calmait, il lui épongeait le front. Lorsque le Dr
Grayson et le Pr Bellamy l'examinèrent, elle n'était plus qu'à demi consciente.
— Ne pouvez-vous la soulager?
Hal craquait. La situation lui était devenue intolérable. Hors de lui, il se retournait
férocement contre les médecins.
— Elle ne peut pas continuer ainsi ! C'est trop injuste !
— Je peux faire une injection péridurale, monsieur Chissolm, répondit calmement
le Dr Grayson, mais vous devez savoir que si elle engendre un soulagement elle
ralentit également le travail.
— Si cela peut atténuer ses souffrances...
— Non... non..., intervint Karen. Je ne veux pas mettre en péril le déroulement
normal. Cela porterait préjudice aux bébés.
— Les bébés c'est autre chose! Vous n'allez tout de même pas en endurer
davantage, Karen. Vous m'importez infiniment plus qu'eux !
Ces paroles résonnèrent sourdement dans l'esprit de Karen. Elles se répercutèrent,
s'amplifiant jusqu'à atteindre une puissance telle qu'elles rendirent soudain sa
douleur secondaire. Elle lui importait plus que les bébés ? Il lui était véritablement
attaché? Elle qui l'aimait comme une folle! Elle tenait pourtant absolument à
donner naissance à leurs enfants.
— Je peux le supporter... je vous en prie...
Hal semblait mort d'angoisse.
— En êtes-vous certaine, Karen?
— Oui.
Il se tourna vers les médecins.
— Combien de temps cela va-t-il durer encore ?
— La poche des eaux vient de céder, fit remarquer le médecin, laconique.
Alors la douleur évolua. Tandis qu'auparavant elle transperçait son abdomen,
maintenant elle s'emparait de tout son corps. Karen s'accrochait à Hal, on aurait dit
qu'elle tentait de l'aider à supporter cette nouvelle torture.
— Jamais plus je ne pourrai vous faire endurer ça, Karen. Non, plus jamais, je le
jure !
Elle ne parvenait plus à parler. Seuls ses yeux lui criaient son immense besoin de
lui, de son amour, de tout ce qu'il signifiait, pour le meilleur et pour le pire, dans la
santé comme dans la souffrance. Jusqu'à la mort...?
— Je vous aime, Karen.
Ce murmure voilé d'émoi était-il né de l'imagination de Karen? Cependant les yeux
gris s'embuaient de larmes. Non, ce n'était pas un fantasme, les mêmes paroles se
formèrent de nouveau sur les lèvres de Hal :
— Je vous aime.
Doux, magnifiques, splendides mots ! Mots d'une intense émotion, déchirure venue
du plus profond du cœur, mots sublimes qui berçaient, enveloppaient, pénétraient
l'âme de Karen.
— Poussez très fort maintenant, madame.
La voix du Dr Grayson trahissait une exaltation particulière. Hal implorait du
regard. Il voulait qu'on en finisse au plus vite. Karen s'exécuta. Un apaisement
inattendu en résulta. Cependant une activité fébrile se manifestait tout à coup à
l'autre bout du lit. Un bébé cria. Hal demeurait exclusivement concentré sur sa
femme, il la chérissait. En un moment si extrême, seul l'amour de ce regard
comptait pour Karen.
Hal lui caressa la joue puis se pencha pour y déposer un tendre baiser. Karen allait
s'emparer de ses lèvres dans l'ultime désir de lui témoigner son amour quand une
autre douleur la terrassa. Vite... vite qu'on en finisse ! Un affreux déchirement la
secoua encore pendant un instant interminable. Mais l'amour de Hal la soutenait.
Puis une nouvelle sensation d'apaisement. Et un autre cri de bébé.
Enfin ils étaient nés ! Hal aimait Karen et Karen avait donné naissance aux
jumeaux tant attendus. Ces miracles mettaient la jeune mère au comble du
bonheur. La gorge sèche, elle murmura :
— Quel... quel sexe ont-ils?
— Ce sont des jumelles, madame. Deux magnifiques petites filles en parfaite santé,
assura le médecin d'un air triomphant.
Des filles !
Les larmes noyaient les yeux de Karen. Hal effleura doucement ses lèvres d'un
baiser.
— Aussi magnifiques que la mère, chuchota-t-il, la voix enrouée d'émotion.
« Et que Kirsty », songea-t-elle. Kirsty qui lui avait donné son enfant. Kirsty qui
l'avait conduite à cet homme. L'homme de sa vie ! Tous les tracas de son mariage
s'envolaient. Rien ne comptait plus au regard de l'amour merveilleux que Hal lui
portait.
Karen se sentait totalement épuisée mais cet état portait en lui un accomplissement
sublime. Désormais, elle était véritablement la mère des enfants de Hal. Les
médecins lui présentèrent les jumelles, si petites mais déjà si adorables ! Elles
avaient les cheveux bruns de leur père. L'émotion étreignait trop Karen pour qu'elle
parvienne à parler. Après une piqûre elle sombra instantanément dans un sommeil
paisible.
Ce fut le parfum des roses qui l'éveilla. Il faisait sombre, mais une petite lampe
éclairait faiblement la pièce. Elle tourna la tête à la recherche des fleurs qu'elle
devinait non loin d'elle, mais ce fut une sombre silhouette assise qui retint son
regard. Hal ! Effondré sur la chaise, la tête penchée en avant, il somnolait. Depuis
combien de temps était-il assis à côté d'elle? Cette présence lui faisait si chaud au
cœur !
— Hal? appela-t-elle doucement.
Il tressaillit, se redressa immédiatement.
— Karen, vous allez bien? Je vais sonner l'infirmière.
Elle lui sourit, rassurante.
— Non, ne la dérangez pas. Il n'y a aucun problème. Merci d'être ici.
— Nos bébés se portent également à merveille. On peut dire que ce sont déjà de
vraies stars, le grand pôle d'attraction de tout l'hôpital, ajouta-t-il avec ironie...
Karen, vous sentez-vous vraiment bien?
Son empressement la touchait plus qu'elle ne l'aurait imaginé.
— Oui, vraiment.
Hal eut un soupir d'aise.
— Je n'aurais pas supporté de vous perdre, murmura-t-il, la voix tremblante
d'émotion. Je sais que je ne peux attendre le même sentiment de votre part, mais je
vous aime tellement, Karen. S'il y a quelque chose...
— Je vous aime aussi, Hal. Depuis longtemps.
— Vous... vous m'aimez?
— Depuis que nous sommes mariés, confessa-t-elle doucement.
— Mon Dieu ! Non !... Comment me pardonner tout ce que je vous ai fait ?
Karen tendit les bras pour l'enlacer passionnément.
— Nous sommes ensemble, n'est-ce pas? Embrassez-moi, Hal, je vous en prie.
Son baiser fervent témoignait de son amour. Karen y répondit avec toute la fougue
qui brûlait son cœur.
— Je ne suis pas digne de vous, mon amour, soupira-t-il, la joue contre celle de
Karen. Je n'aurais pas dû vous épouser ainsi. J'aurais dû savoir que Kirsty disait la
vérité en mourant. Mon amertume m'empêchait alors de saisir le sens de son
message mais elle avait raison. Elle savait ce que vous représenteriez pour moi.
— Kirsty?
Karen ne comprenait rien aux phrases énigmatiques que Hal venait de prononcer.
— Qu'a-t-elle dit?
— L'ignorez-vous vraiment?
— Comment le saurais-je?
— La télépathie aurait pu vous l'apprendre.
— Il était impossible de connaître ce que nous désirions nous cacher l'une à l'autre.
Hal secoua la tête tristement.
— Ce fut une terrible nuit, Karen ; une nuit affreuse. Je ne me souviens même plus
de l'explosion. Lorsque je repris connaissance, Kirsty hurlait mon nom. J'ai ouvert
les yeux. Elle tentait d'étancher le sang de ma blessure. J'ignorais alors qu'elle
perdait elle-même tout le sien en me parlant. Elle m'a dit que je devais vivre et elle
m'a tout raconté à propos de David. Son débit devenait plus lent, plus indistinct
jusqu'à ce qu'elle s'effondre sur le sol à côté de moi. Je découvris à cet instant
l'énorme béance de sa hanche. Des gens couraient en tous sens autour de nous.
Kirsty me tira doucement par la manche...
Il porta la main à ses yeux un moment avant de poursuivre :
— ... Elle m'a demandé de la prendre dans mes bras et de la serrer très fort. Puis
elle m'a dit : « Vous avez rencontré le mauvais côté du miroir, Hal, mais je vous
aimais trop pour vous laisser partir. Je lui ai donné le bébé, cependant je n'ai pas
pu renoncer à vous. Promettez-moi maintenant... promettez-moi d'épouser Karen.
»
— Le mauvais côté du miroir, répéta Karen tristement. Pauvre Kirsty. Combien
avait-elle dû souffrir!
— Je la sentais s'éloigner de moi au fil des secondes, mais ses yeux m'imploraient.
Aussi lui ai-je promis. Alors elle m'a souri comme si son âme trouvait enfin la paix.
Puis elle est morte dans mes bras. Ce même sourire subsista sur son visage. Je ne
me souviens pas de l'avoir quittée. Seules quelques images me reviennent de mon
transport à l'hôpital.
Hal hésita, puis poursuivit de manière réfléchie :
— Je crois que depuis l'an passé elle désirait cette mort. Pas consciemment sans
doute, mais quand je regarde en arrière... elle savait que vous étiez la femme dont
j'avais besoin. Il devait y avoir des moments où elle sentait que mon sentiment
pour elle ressemblait à de l'amour. C'en était presque en effet, mais pas tout à fait.
Je pense que le secret qu'elle avait gardé la déchirait. Je ne l'ai jamais vue aussi
sereine qu'au moment de sa mort.
— C'est pour cela que vous m'avez proposé ce mariage ?
— En partie. Avant tout, je voulais David. En vous obtenant, j'obtenais mon fils. Je
ne me sentais plus contraint d'honorer ma promesse après ce que j'avais découvert
à propos de David, mais je ne pouvais la renier. L'idée de vous épouser me procura
tout d'abord une intense satisfaction. Certes, je considérais ce mariage comme le
paiement de ce qui m'était dû, mais quelque chose m'attirait déjà en vous, Karen.
Je pensais à l'époque que votre ressemblance avec Kirsty en était la cause.
Cependant, quand je vous ai fait l'amour...
— Oui... les circonstances si particulières de nos noces ont brouillé les pistes. Ce fut
pareil pour moi. Je croyais vous détester alors qu'il n'en était rien.
— Et je m'imaginais que vous ne ressentiez que de la haine à mon égard !
— J'ai tenté de vous montrer le contraire.
— Je ne pouvais pas y croire. Je suis désolé, mon amour. Très vite je suis tombé
éperdument amoureux de vous. Penser à la manière dont je vous avais traitée me
rendait fou. Après notre dispute à propos de Kirsty, j'ai perdu tout espoir. Mais à
l'instant où le Pr Bellamy nous a révélé la particularité de vos liens avec votre sœur,
je me suis souvenu de ce qu'elle m'avait confié. Sa dernière phrase prenait enfin un
sens pour moi. J'ai su aussitôt que Kirsty était persuadée que j'étais l'homme de
votre vie. Et cela m'a redonné espoir.
Karen éclata d'un rire joyeux.
— Moi qui vous supposais un goût pervers pour les femmes enceintes !
— Seulement pour ma femme...
— Hal... Que penseriez-vous d'appeler notre première-née Kirsten?
— Quel que soit votre désir, ma chérie, il sera le mien. Ainsi Kirsty gardera le
sourire aux lèvres. Nous lui devons bien cela. Sans elle, nous ne nous serions
jamais rencontrés.
Ainsi Hal pardonnait-il enfin à sa sœur ! Karen en conçut une joie immense.
— Et Owenna ferait un prénom ravissant pour notre seconde jumelle. Je crois que
Owen appréciera.
— Il sera le plus fier de tous les grands-pères !
Hal embrassa de nouveau sa femme.
— Je vous aime, mon amour. Je vous aime tant que je ne peux supporter d'être
séparé de vous le moindre instant. J'étais supposé prévenir l'infirmière dès votre
réveil.
— Ça peut attendre. Si vous saviez comme je vous aime aussi, Hal. Je voulais vous
le dire depuis longtemps, mais la peur que ce ne soit pas réciproque me rendait
muette.
Beaucoup plus tard, une infirmière passa la tête par l'entrebâillement de la porte.
Elle émit quelques toussotements théâtraux puis gronda les époux pour leur
attitude peu conforme aux usages en vigueur dans un tel lieu.
— Il n'y a qu'à changer les usages ! déclara Hal.
Après quoi le Dr Grayson fut appelé pour un nouvel examen de Karen. L'mfinnière
apporta ensuite à dîner. Hal pressa sa femme de manger plus que ne lui permettait
son appétit. On lui administra enfin une piqûre destinée à assurer la sérénité de
son sommeil. Karen fit promettre à Hal de rentrer à la maison, de prendre un repos
bien mérité et de ne plus s'inquiéter à son sujet. Sa dernière pensée au moment de
s'endormir fut pour ces roses dont le parfum l'avait si délicieusement réveillée.
Elles étaient d'un velours rouge profond, tout le symbole de leur amour.
Le lendemain, Karen se sentit en pleine forme. Déjà oubliées, les douleurs de
l'enfantement! On apporta les jumelles, blotties l'une contre l'autre dans leur petit
lit spécial. Le Pr Bellamy les accompagnait. Il profita de l'occasion pour compléter
ses recommandations.
— Vous devez les laisser dormir ensemble jusqu'à ce qu'elles choisissent d'avoir
des lits séparés. Maintenant qu'elles ont reçu chacune leur prénom, essayez de ne
jamais vous tromper d'identité. Une confusion les angoisserait.
Le professeur rit à la vue du sourire entendu de Karen.
— Vous ne vous souvenez plus de votre petite enfance, n'est-ce pas?
— Non, mais je me rappelle ce que nous faisions, Kirsty et moi, quand nos parents
se trompaient.
— Vous étiez très coquines, et votre maman vous traitait alors de petites mules
obstinées. Et à l'école vous refusiez de porter vos noms sur vos blouses, pourquoi ?
— Nous nous amusions du mal qu'éprouvaient les autres à nous distinguer.
Le professeur hocha la tête en riant.
— Chère petite madame, les rôles sont renversés. Vos filles ne manqueront pas de
plaisanter à leur tour à vos dépens !
Hal arriva enfin, Owen et David sur les talons. L'enfant sautait de joie, totalement
subjugué par ses petites sœurs. Owen rayonnait de fierté. Il embrassa Karen
chaleureusement en déclarant qu'elle était plus magnifique que jamais, qu'elle avait
choisi de très beaux noms pour ses jumelles et que Hal était l'homme le plus
chanceux du monde.
Ce que l'heureux père admit sans difficulté. Son regard exprimait une telle
adoration pour sa femme qu'elle en fut toute bouleversée. Elle reconnaissait
volontiers la chance qu'elle avait eue. La vie lui offrait ce qu'elle avait de meilleur.
Hal et David, Kirsten et Owenna... Et aussi la présence bienveillante de Owen à
leurs côtés.
Alors, Kirsty surgit dans les pensées de la jeune femme... Kirsty lui remettant
David, le bébé qu'elle avait tant désiré et que Barry ne pouvait lui offrir... Kirsty,
dans son dernier souffle, lui donnant Hal, l'homme de sa vie... Kirsty sachant tout
et souffrant en secret jusqu'à ce qu'elle puisse enfin sourire d'avoir tout donné.
Karen ferma les yeux et concentra toute son énergie pour envoyer un message...
Si tu peux m'entendre, Kirsty, merci mille fois! Je comprends maintenant.
Sache que tu seras toujours parmi nous, vivante et aimée. Nous resterons à
jamais unies comme nous l'avons toujours été, ma sœur adorée. Merci!