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Texte : Katja Remane Photos : Pia Zanetti Vingt ans après le génocide des Tutsis, où près d’un million de personnes ont été massacrées à la machette en 100 jours, le Rwanda se présente comme un pays paci- fié, moderne et bien organisé. La capitale Kigali apparaît très propre et sécurisée par de nombreux militaires et policiers. Ce petit pays, le plus densément peuplé d’Afrique, dispose d’un réseau routier bien entretenu reliant les villes. La reconstruction réalisée en vingt ans est impressionnante. Toutefois, lorsqu’on quitte les routes goudronnées, on arrive dans des villages sans eau courante ni électricité, à l’instar du secteur de Mutete, où Caritas soutient la réconciliation des vil- lageois. Aujourd’hui, la commune compte 23 931 habitants, dont plusieurs veuves du génocide et des mères dont les maris sont en prison. Les ossements des 1039 victimes du génocide sont rassemblés dans les cercueils, au mémorial de Mutete. Les blessures sont encore vives. Les res- capés et les coupables vivent côte à côte. Le gouvernement du Rwanda a aboli les dif- férenciations ethniques. Aujourd’hui, on parle de « rescapés » pour les Tutsis survi- vants et de « ceux qui n’étaient pas mena- cés » pour désigner les Hutus, bien que les Hutus qui ont caché des Tutsis risquaient eux aussi d’être assassinés. Pour juger les in- nombrables auteurs du génocide, le gouver- nement a instauré de 2001 à 2012 quelque 12 000 gacacas, inspirées de la justice vil- lageoise traditionnelle. Ces juridictions po- pulaires servaient à juger les simples exé- cutants. Les planificateurs du génocide et les auteurs de viols sont déférés à la justice conventionnelle ou au Tribunal pénal inter- national pour le Rwanda (TPIR), mais cer- tains d’entre eux courent toujours. Demander pardon aux victimes « Les gacacas, c’était pour la réconciliation, mais elles ont aussi créé beaucoup de frus- trations », constate Viateur Rucyahana, se- crétaire du comité exécutif du ’Noyau de paix Isoko ry’Amahoro (NPIA)’, le parte- naire local de Caritas Suisse. Viateur était juge gacaca. « Il est difficile d’estimer la juste valeur des biens pillés et certaines victimes ont gonflé le remboursement. À un moment, les rescapés ont conditionné le pardon à la UN CHEMIN DE PAIX TORTUEUX – LA RÉCONCILIATION AU RWANDA 20 ANS APRÈS LE GÉNOCIDE Au Rwanda, les rescapés et coupables du génocide de 1994 vivent côte à côte. Tous se souviennent du drame dans toute son horreur. Caritas et ses partenaires locaux aident les villageois à se pardonner. Dans le reportage, Joséphine et Innocent, le meurtrier de sa famille, nous racontent comment ils ont réussi à surmonter le fossé de la haine. « Planète solidaire » 1/14 Caritas 7

Rwanda : 20 ans après le génocide

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Au Rwanda, les rescapés et coupables du génocide de 1994 vivent côte à côte. Tous se souviennent du drame dans toute son horreur. Caritas et ses partenaires locaux aident les villageois à se pardonner. Dans le reportage, Joséphine et Innocent, le meurtrier de sa famille, nous racontent comment ils ont réussi à surmonter le fossé de la haine.

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Page 1: Rwanda : 20 ans après le génocide

Texte : Katja RemanePhotos : Pia Zanetti

Vingt ans après le génocide des Tutsis, où près d’un million de personnes ont été massacrées à la machette en 100 jours, le Rwanda se présente comme un pays paci-fié, moderne et bien organisé. La capitale Kigali apparaît très propre et sécurisée par de nombreux militaires et policiers. Ce petit pays, le plus densément peuplé d’Afrique, dispose d’un réseau routier bien entretenu reliant les villes. La reconstruction réalisée en vingt ans est impressionnante. Toutefois, lorsqu’on quitte les routes goudronnées, on arrive dans des villages sans eau courante ni électricité, à l’instar du secteur de Mutete, où Caritas soutient la réconciliation des vil-lageois. Aujourd’hui, la commune compte 23 931 habitants, dont plusieurs veuves du génocide et des mères dont les maris sont en prison. Les ossements des 1039 victimes du génocide sont rassemblés dans les cercueils, au mémorial de Mutete.

Les blessures sont encore vives. Les res-capés et les coupables vivent côte à côte. Le gouvernement du Rwanda a aboli les dif-férenciations ethniques. Aujourd’hui, on parle de « rescapés » pour les Tutsis survi-vants et de « ceux qui n’étaient pas mena-cés » pour désigner les Hutus, bien que les Hutus qui ont caché des Tutsis risquaient eux aussi d’être assassinés. Pour juger les in-nombrables auteurs du génocide, le gouver-nement a instauré de 2001 à 2012 quelque 12 000 gacacas, inspirées de la justice vil-lageoise traditionnelle. Ces juridictions po-pulaires servaient à juger les simples exé-cutants. Les planificateurs du génocide et les auteurs de viols sont déférés à la justice conventionnelle ou au Tribunal pénal inter-national pour le Rwanda (TPIR), mais cer-tains d’entre eux courent toujours.

Demander pardon aux victimes« Les gacacas, c’était pour la réconciliation, mais elles ont aussi créé beaucoup de frus-trations », constate Viateur Rucyahana, se-crétaire du comité exécutif du ’Noyau de paix Isoko ry’Amahoro (NPIA)’, le parte-naire local de Caritas Suisse. Viateur était juge gacaca. « Il est difficile d’estimer la juste valeur des biens pillés et certaines victimes ont gonflé le remboursement. À un moment, les rescapés ont conditionné le pardon à la

Un chemin de paix tortUeUx – La réconciLiation aU rwanda 20 ans après Le génocideAu Rwanda, les rescapés et coupables du génocide de 1994 vivent côte à côte. Tous se souviennent du drame dans toute son horreur. Caritas et ses partenaires locaux aident les villageois à se pardonner. Dans le reportage, Joséphine et Innocent, le meurtrier de sa famille, nous racontent comment ils ont réussi à surmonter le fossé de la haine.

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compensation. Beaucoup d’épouses dont les maris étaient en prison ont été condam-nées à rembourser, ce qui les a jetées dans une pauvreté extrême. Si on doit vivre avec le fardeau du remboursement, la réconci-liation n’a plus aucune chance. » C’est ce constat qui est à la base de l’approche de ré-conciliation du Noyau de paix et de ses par-tenaires : « Nous avons expliqué aux gens que des témoignages fiables des coupables et le remboursement font partie de la ré-conciliation. Cette fenêtre du pardon, où l’on demande aux coupables de rembour-ser selon leurs moyens, pour qu’il leur reste assez pour vivre avec leur famille. Le rem-boursement peut aussi être collectif », ex-plique l’ancien juge gacaca.

Caritas Suisse soutient depuis l’an 2000 le Noyau de paix, une plateforme regrou-

le bruit des fusils. En 1991, j’étais enceinte de mon premier enfant. En 1992, ça a com-mencé avec les surnoms. Ils nous appelaient serpents, cafards ou complices. La guerre est arrivée à Byumba. Nous avons dû nous déplacer à Mutete chez ma mère, en empor-tant juste le minimum. En 1993, il y a eu une accalmie et nous sommes revenus dans notre maison. J’étais enceinte de mon deu-xième enfant.

Quand la guerre a éclaté, le FPR (voir encadré, page 14 : Historique du Rwanda) a instauré une zone tampon près d’ici. Ils (les Hutus) nous appelaient les complices. Avec la mort du président (le 6 avril 1994), c’est devenu très compliqué. Ils ont bom-bardé le marché et ils ont commencé avec les pillages. Je portais mon enfant de neuf mois sur le dos. Je suis allée chez mes pa-rents, mais ils n’étaient pas là. Puis, j’ai vu mon père qui gardait les vaches. Il m’a dit que les gens sont venus nous chercher pour nous tuer. Nous avons partagé les réserves de sorgho. Ensuite, j’ai croisé mes beaux-frères et belles-sœurs qui m’ont demandé : ’Tu es toujours là ? S’il te plaît, va infor-mer les gens chez vous qu’ils vont manger les vaches. Demain, ils vont tuer les gens de Mutete.’ De retour, je n’ai trouvé per-sonne, mon mari était allé informer les gens. Ensuite, nous nous sommes rencontrés à la maison. Un ami de mon père est venu nous dire qu’il fallait fuir tout de suite. J’ai vu que les gens prenaient les biens après avoir tué les familles. Mon petit frère est allé in-former les militaires (le FPR). Il n’est jamais revenu. Il est mort à 18 ans.

Nous nous sommes dispersés pour fuir. En route, j’ai rencontré ma mère qui por-tait un fardeau sur la tête. J’ai croisé un de mes frères et deux de mes sœurs, l’une por-tait des poules, l’autre tirait les chèvres der-rière elle. Des groupes de milices (hutues) sont montés tout près. J’ai eu peur. Heureu-

sement, le brouillard est devenu très dense et j’en ai profité pour m’échapper avec mon enfant et deux de mes petits frères. On a entendu beaucoup de cris vers le marché. Nous avons fui avec les enfants et un mi-nimum de nourriture. Nous avons campé dans le voisinage. On voyait les gens avec

pant plusieurs organisations de la société civile œuvrant pour la promotion de la paix et la réconciliation. À Mutete, le partenaire local est la Commission de justice et paix du Diocèse catholique de Byumba. La com-mission organise des journées de convivia-lité, où les villageois(es) chantent, dansent, prient ensemble. Dans des dialogues com-munautaires, les coupables et les rescapé(e)s du génocide échangent avec franchise sur leurs différends. Grâce aux échanges, les vil-lageois(es) ont eu le courage de demander pardon et de l’accorder. Cinq clubs de la ré-conciliation se sont constitués à Mutete. Ils regroupent 372 membres actifs, dont 234 coupables ou leurs épouses et 138 resca- pé(e)s. Dans ces clubs, des coupables et res-capé(e)s se rencontrent régulièrement pour des travaux communautaires et des tontines

les machettes à distance. Mon papa est parti avec les enfants. Mon mari m’a dit de res-ter. Je me suis cachée chez ma belle-famille qui n’était pas poursuivie. J’ai passé deux jours enfermée dans la maison. Je pouvais entendre les voix. Les milices ont dit à mon mari : ’Si tu ne nous montres pas où les gens sont cachés, on va te tuer’.

Mon mari et un voisin m’ont cachée dans la forêt. Il a plu abondamment. Ensuite, mon mari et mon beau-frère sont venus me prendre pour m’amener vers la zone tam-pon. Nous sommes entrés dans une mai-son. La femme avait peur de me garder, alors ils m’ont cachée sous la table avec les

où chacun cotise. Cet argent aide aussi les coupables à payer les restitutions.

Un de ces clubs est présidé par Joséphine Mukanyindo. Elle nous raconte son histoire et comment elle a pardonné à Innocent Nyirigira qui a tué ses parents.

Joséphine, rescapée du génocideJoséphine Mukanyindo, 45 ans, a été sau-vée du génocide grâce à son mari et sa belle- famille hutus. Elle vit dans son village natal à Mutete avec son deuxième mari. Elle est mère de cinq enfants.

« Je me suis mariée en 1990, lorsque la guerre de libération a commencé. J’entendais

ordures et m’ont donné de la bouillie. Le soir, ils m’ont envoyée à un autre endroit. Ils m’ont donné une tasse et de la farine. Je suis partie toute seule, la nuit, avec un bâton et un pagne, pieds nus. À 5 heures du matin, je suis montée dans la zone tam-pon. Là, j’ai retrouvé mon petit frère gra-vement tabassé, mais en sécurité, ainsi que mon père et mon premier enfant. Ma mère, deux de mes frères, mes oncles, mes tantes et ma grand-mère ont été tués.

Mon mari est arrivé avec notre petit en-fant, puis il a fui par crainte du FPR. En route, les voisins ont dit que c’était lui qui avait caché les Tutsis et qu’ils allaient le tuer

« Ils ont eu peur de m’aider. Alors, ils m’ont cachée sous la table avec les ordures et m’ont donné de la bouillie. »

Kigali

MuteteByumba

Burundi

Congo (RDC)

Ouganda

Tanzanie

Le Rwanda en chiffres

– Capitale : Kigali– Superficie : 26 338 km2

– Population : 11,2 millions, croissance annuelle de 2,9 %

– Population rurale : 80 %– Fécondité : 5,3 enfants par femme– Espérance de vie : 55,7 ans– Âge médian : 18,7 ans– Population vivant dans une extrême

pauvreté : 34,7 %– Représentation parlementaire :

femmes : 52 %, hommes : 48 %– Langues : kinyarwanda, français, anglais– Confiance entre personnes : 30 %Source : Rapport sur le développement humain 2013

Joséphine a survécu grâce à son mari et sa belle-famille hutus qui l’ont protégée.

Mutete se situe dans les collines rwandaises, à l’écart des routes goudronnées.

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Reportage : Réconciliation au Rwanda

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pour eux. Alors, il est venu nous rejoindre dans la zone tampon. Il est décédé de mort naturelle, plus tard. Tous ces gens, les amis de ma belle-famille qui n’étaient pas pour-suivis, m’ont aidée.

J’ai été juge de gacaca au niveau de la cellule (arrondissement communal). Beau-coup de gens sont venus demander pardon. Malgré la formation gacaca, ce n’était pas facile de pardonner. Les blessures étaient en-

core vives, mais au fil du temps, après avoir enterré les nôtres… Ils nous ont montré la fosse commune avec les ossements, mais c’était très difficile de les identifier.

Nous étions neuf juges gacaca dans la cellule, dont quatre femmes. Nous avons jugé 162 cas. La majorité des gens jugés ici étaient des pilleurs. Les coupables ne faisaient pas de problèmes, car on leur avait promis des allègements de peine s’ils avouaient. Le coupable (Innocent Nyirigira) a tué ma mère et mon oncle. Il était chef de milice. Il était ouvert à demander pardon. Ce n’était pas facile de l’accueillir, mais grâce à ma formation gacaca, je pouvais juger les in-formations. Les prières m’ont aussi aidée. Maintenant je suis très forte et peux endu-rer le passé. »

Innocent, coupable de génocideInnocent Nyirigira, 48 ans, a participé aux massacres et pillages de 1994. Après avoir purgé sa peine, il a demandé pardon aux familles des victimes. Il vit aujourd’hui à Mutete avec sa femme et ses quatre enfants.

« J’ai fait sept ans et huit mois de prison. Je suis sûr d’avoir achevé moi-même une femme et un homme. J’ai honte. Personne ne m’a entraîné à tuer. J’ai entendu les cris, et j’ai rejoint le groupe. J’ai vu les gens tuer et piller et j’ai pillé et tué avec le bâton et la machette, ensemble avec le groupe.

En 1994, je me suis exilé au Congo avec ma femme et notre bébé. Le FPR nous a chassés du camp de réfugiés à coups de fusil.

Photos à gauche : Durant les journées de convivialité, coupables et rescapé(e)s du génocide commémorent et prient ensemble.

« Nous nous regardions comme des léopards »

« Je suis le seul survivant de ma famille. J’avais 20 ans lors du génocide. À mon retour, j’ai trouvé notre maison détruite. Nous nous re-gardions comme des léopards prêts à l’at-taque. Par la suite, grâce aux sensibilisations, j’ai compris le processus du pardon. »Jean Bosco Nteziryayo (à gauche)

« J’ai participé aux attaques. J’ai pillé et tué des familles. En prison, j’ai repensé au passé. J’ai honte de tout ça. J’ai demandé pardon à mon voisin. Nous avons bu la bière de sorgho en-semble pour célébrer la réconciliation. »Claudien Nteziyaremye (à droite)

« J’ai demandé à Dieu de leur pardonner »

« Je suis veuve du génocide. Mon fils aîné a été tué avec sa femme et leurs quatre enfants. Ils ont détruit notre maison et mangé nos vaches. Après, je suis allée vivre chez ma fille, veuve aussi, et ses deux enfants. Au procès gacaca, le coupable a témoigné comment ils ont frappé à mort mon mari. Celui qui a asséné le coup fatal s’est enfui au Congo. Il a été maudit par sa propre mère. L’autre est venu me voir à sa sortie de prison. J’ai demandé à Dieu de leur pardonner. »Agnès Nyirabwandiro, née vers 1930

« Ce n’était pas du tout facile »

« J’ai perdu mes parents, frères et sœurs, tantes et oncles. Je suis restée avec une grande sœur et une petite sœur. Nous n’avons pas retrouvé tous les corps. Certains, ceux qui sont dans les clubs de la réconciliation, ont demandé pardon. Ce n’était pas du tout facile. Notre club a des champs communautaires que nous cultivons ensemble avec les coupables et leurs épouses. »Chantal Mukaniyonsaba, née en 1972

« Le pardon n’était pas facile. Les blessures étaient encore vives. »

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Reportage : Réconciliation au Rwanda

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Innocent a honte des crimes qu’il a commis. Le pardon des victimes était un soulagement.

l’ex-chef des services secrets rwandais Patrick Karegeya en Afrique du Sud. Une réaction à ce désarroi général peut être le silence, que l’on rencontre sous diverses formes au Rwanda : le silence sur l’ordre du gouvernement ; le si-lence pour être conforme ; le silence par dé-sespoir ; le silence pour masquer la vérité ou le silence à cause d’une mauvaise conscience, comme souvent reproché à la communauté internationale.

Qu’en est-il de l’égalité des chances au Rwanda ?L’accès au pouvoir politique, économique et militaire, à l’éducation ou aux ressources natu-relles est souvent décrit comme inégal. Ainsi, les enfants des victimes du génocide ont un accès gratuit aux écoles et à l’université grâce à un soutien étatique, alors que la plupart des autres ne peuvent pas, ou difficilement, se le permettre. Il y a des écarts de richesse évi-dents entre la ville et la campagne ou l’arrière- pays, qui concernent aussi bien les minorités que les majorités ethniques.

Qu’apporte le projet à la population locale rwandaise ?Le projet soutient la population à instaurer une sorte de tampon entre l’expérience passée d’une violence extrême et le présent. Il donne aux gens des instruments qui les aident à vivre côte à côte, se regarder dans les yeux, se par-ler, manger et parfois danser ensemble en vue de construire conjointement une paix durable.

constrUire Une paix dUraBLeKathrin Wyss, responsable de programme pour le Rwanda de Caritas Suisse, nous explique les immenses défis que le pays doit affronter.

Quelle est la contribution de Caritas Suisse pour la réconciliation au Rwanda ?Au Rwanda, il est très difficile de travailler dans la promotion de la paix à l’échelle sociopoli-tique. Pour cette raison, Caritas s’est décidée à commencer à la base de la société, dans les villages, où les victimes et les auteurs du gé-nocide sont obligés de vivre directement en-semble. Si nous arrivons à construire une base solide pour une cohabitation pacifique à ce niveau, on augmente les chances pour une paix durable. Concrètement, Caritas Suisse soutient depuis l’an 2000 un réseau d’organi-sations régionales de veuves et de jeunes, ainsi que des organisations religieuses et non reli-gieuses vouées à la promotion de la paix dans leurs efforts pour inciter la population à une co-habitation pacifique.

Quels sont les risques et les problèmes à résoudre ?Le Rwanda doit affronter des défis immenses et nombreux. Pour n’en nommer que quelques-uns : une histoire de violence récurrente entre les ethnies et une population traumatisée ; un traitement du passé jugé unilatéral et contro-versé particulièrement en ce qui concerne le génocide de 1994 ; un gouvernement très au-toritaire qui limite le droit à la libre expression ; une population peu instruite et traditionnelle-ment très soumise à l’autorité ; un accès inéqui-table aux ressources ; la plus grande densité de population d’Afrique combinée à un taux de natalité élevé et une diminution constante

des terres disponibles : une pauvreté très ré-pandue ; ainsi qu’un regard souvent peu critique de la communauté internationale sur le gouver-nement rwandais. Au vu de ces réalités persis-tantes, le travail de la réconciliation est un long chemin semé d’embûches.

Les Rwandais gardent-ils encore des ran-cœurs sous-jacentes ?Il ne faut pas oublier que le génocide a eu lieu il y a tout juste 20 ans et que ce n’était pas un évènement isolé. Le partage inégal du pou-voir, la violence entre les ethnies marquent l’his-toire du Rwanda. Pour cette raison, les rapports entre les ethnies sont toujours empreints de méfiance et de haine, mais principalement aussi de peur. La peur d’une minorité de la popula-tion au sein d’une majorité qui voulait l’éliminer physiquement ; la peur de s’exposer au regard des autorités ; la peur d’accusations menson-gères ; la peur de la vérité. Plusieurs Rwandais m’ont raconté qu’ils ont eu des frissons dans le dos lorsqu’ils ont appris le récent assassinat de

Ma femme et nos deux enfants sont alors retournés au Rwanda en 1997 et je me suis caché dans la forêt. Je suis rentré en 1999. J’ai passé une nuit en famille et j’ai directe-ment été convoqué et mis en prison. En pri-son, on pouvait se dénoncer en remplissant un formulaire. Les prisonniers intellectuels m’ont aidé à remplir le formulaire, car je ne sais ni lire ni écrire.

Mes enfants ont su. Ils me lisent les lettres des juges, car ils vont à l’école. J’ai dû expliquer aux enfants pourquoi j’étais en prison. Au début, ils avaient peur de moi et honte d’être nés de parents criminels. J’es-saie de partager avec eux, de leur expliquer

pourquoi je vendais le bétail pour lequel ils vont chercher le fourrage. J’ai vendu vingt poules, six chèvres, deux moutons, deux porcs et un bœuf pour payer les compensa-tions aux victimes.

Je me suis dénoncé publiquement à la gacaca en 2007. J’ai été jugé à deux ans et deux mois de travaux d’intérêt géné-

ral (TIG) à la sortie de prison et à payer 400 000 Frw (535 francs) de compensa-tions à six familles. Il me reste 80 000 Frw à payer. Certaines familles m’ont allégé le remboursement à 25 000 Frw, d’autres non. Toutes les familles m’ont pardonné, même si je n’ai pas fini de payer. Les familles des

victimes étaient soulagées si on se dénonçait complètement sans rien cacher. Toutes sont dans les clubs de la réconciliation. Le club m’a aidé. Il m’a confié une vache et j’ai pu garder son veau pour payer les compensa-tions. Il y a la réconciliation à Mutete.

Ça prend beaucoup de temps et d’énergie d’approcher les gens. Je passais par des in-

termédiaires des familles des victimes. Sou-vent les rescapés fuyaient en me voyant. J’ai contacté Joséphine par l’intermédiaire d’un ami et lui ai dit que j’avais honte. Elle m’a dit : ’Viens un jour en famille, je vais écou-ter ce que tu as à me dire’. J’avais peur d’y aller, alors un cousin de Joséphine qui est

« Après la prison, mes enfants avaient peur de moi. Ils avaient honte d’être nés de parents criminels. »

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Reportage : Réconciliation au Rwanda

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Photo de droite : La réconciliation est possible à Mutete. Joséphine a accepté de devenir la marraine d’Yvonne, bien que le père de la fillette de cinq ans est un des meurtriers de la famille de Joséphine.

Historique du génocide

En 1916, les Belges chassèrent les Allemands du Rwanda.En 1922, la Belgique instaura une colonie qui s’appuya sur la minorité tutsie, la classe domi-nante traditionnelle. En 1931, l’administration coloniale introduisit une carte d’identité indiquant le groupe eth-nique. En 1956, le roi tutsi revendiqua l’indépen-dance du pays auprès de l’ONU. Les coloni-sateurs s’allièrent alors aux Hutus. Des mas-sacres sporadiques de Tutsis eurent lieu et les Tutsis s’enfuirent par milliers vers les pays li-mitrophes.En 1961, le parti politique Parmehutu obtint 78 % des sièges à l’Assemblée nationale du Rwanda. Le 1er juillet 1962, la République du Rwanda acquit son indépendance.Années 1960, plusieurs tentatives peu or-ganisées de retour armé des exilés furent re-poussées et toujours ponctuées par des mas-sacres de Tutsis restés au pays. Les médias du génocide tenus par les Hutus extrémistes, dont la Radio télévision libre des mille collines, jouèrent un rôle essentiel dans la stigmatisation des Tutsis et la mise en œuvre du génocide.Le 1er octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), regroupant des Tutsis et op-posants hutus exilés en Ouganda, décida de prendre le pouvoir par les armes. En réponse, les autorités rwandaises s’attelèrent à éliminer tous les Tutsis du Rwanda. L’occupation du

Rwanda par les rebelles du FPR s’accompa-gna d’exactions qui firent de nombreuses vic-times dans les deux camps.6 avril 1994, mort du président rwandais hutu lorsque son avion fut abattu par un missile.7 avril 1994, début du génocide par des ex-trémistes hutus : en 100 jours, près d’un million de Tutsis et Hutus modérés furent massacrés.8 avril 1994, offensive de reconquête du pays lancée par le FPR.21 avril 1994, après la mort de dix Casques bleus belges, le Conseil de sécurité de l’ONU décida de réduire la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) de 2500 à 250 hommes. 30 avril 1994, le Conseil de sécurité de l’ONU adopta une résolution condamnant les mas-sacres, mais en omettant d’utiliser le terme gé-nocide. L’ONU n’intervint pas.22 juin 1994, avec l’autorisation de l’ONU, la France lança l’opération turquoise. Pour-tant, les massacres de Tutsis continuèrent, même dans la zone de sécurité contrôlée par la France.4 juillet 1994, prise de contrôle de la capitale par le FPR. Quinze jours plus tard, il forma un gouvernement d’unité nationale. Un Hutu du FPR devint chef de l’État. 17 juillet 1994, fin du génocide.Depuis juillet 1994, les Tutsis contrôlent le gouvernement.Source : Wikipédia

mon ami m’a accompagné. Lorsque je suis arrivé là-bas, Joséphine a eu peur d’abord. Son mari est allé la chercher. Je lui ai dit : ’Je viens vous demander pardon pour les crimes que j’ai commis.’ Elle m’a répondu : ’Maintenant je ne suis pas prête, viens un autre jour.’ J’ai été blessé, je m’attendais à être pardonné tout de suite. Le lendemain j’ai rencontré le mari de Joséphine qui m’a dit de revenir, qu’il allait la préparer. Je

suis retourné après trois jours. Je lui ai de-mandé pardon. Elle était d’abord très réti-cente, mais ses enfants l’ont convaincue et après un certain temps, elle m’a pardonné. Je me suis senti soulagé, le cœur libre. Nous sommes allés au marché pour partager des boissons et célébrer la réconciliation. Main-tenant nos familles se rendent visite. Je lui ai demandé de devenir la marraine de mon dernier enfant et elle a accepté sans hési-ter. » <

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« Lorsque les victimes m’ont pardonné, je me suis senti soulagé. »

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Reportage : Réconciliation au Rwanda