Sandra Laugier (éd.)-Ralph Waldo Emerson, l'autorité du scepticisme

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INTRODUCTIONSandra Laugier Belin | Revue franaise d'tudes amricaines2002/1 - no91 pages 3 7

ISSN 0397-7870

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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Laugier Sandra , Introduction , Revue franaise d'tudes amricaines, 2002/1 no91, p. 3-7.Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h00. Belin Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h00. Belin

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IntroductionSandra LAUGIER Universit de Picardie Institut Universitaire de France

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l ne peut tre question, en quelques pages, de rendre compte de luvre de Ralph Waldo Emerson, ni des dveloppements rcents qui ont conduit la redcouverte de son uvre. Nous avons donc choisi de nous limiter certaines approches philosophiques dun penseur rput inapprochable et de chercher par l quelle place pouvait dsormais tre donne Emerson dans la philosophie amricaine, ou dans la dfinition, constamment mouvante et problmatique, dune philosophie amricaine. Lenjeu de la redcouverte dEmerson est bien celui dune pense amricaine en tant que telle, et cest ainsi que la conue Stanley Cavell, qui a guid bien des philosophes dans cette voie. Limportance dEmerson est largement reconnue, et depuis longtemps, sur le plan littraire, et cest sa difficile intgration dans le champ philosophique qui nous intressera ici. Certes, il ny a gure de sens, avec un auteur comme Emerson, comme avec bien dautres figures et voix amricaines du XIXe sicle, vouloir sparer le philosophique et le littraire. La rhabilitation dEmerson, dans et par la philosophie, soulve donc invitablement la question dun oubli ou dun refoulement (repression, pour reprendre lexpression de Cavell) de cette double dimension de son criture. Mais il faut en prendre le risque, et cest ce quont choisi de faire les auteurs littraires ou philosophes de ce dossier. Lenjeu en est, en effet, la redcouverte dEmerson, non pas en tant qucrivain amricain (cest fait, ici et Outre-Atlantique) ou figure centrale, novatrice et mythique de la culture amricaine, mais en tant que philosophe amricain, ce qui est un problme plusieurs titres: dabord cause de la dualit indissoluble quon vient de mentionner, et qui rend en effet lessai dEmerson inclassable dans les catgories de la philosophie acadmique, ensuite cause de lhistoire de la philosophie amricaine, qui a longtemps rcus Emerson aprs lavoir encens, enfin cause de lide mme dune philosophie amricaine. Le pragmatisme (James, Peirce, Dewey) puis la philosophie analytique ont chacun

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Why has America never expressed itself philosophically? Or has itin the metaphysical riot of its greatest literature? (33)

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leur manire contribu loubli de la pense dEmerson, qui na t redcouverte qu la faveur dun retour de certains philosophes amricains, depuis quelques annes, ce quils conoivent comme la pense premire de lAmrique. Ce retour, et le dbat qui laccompagne sur la nature de la philosophie amricaine, peut aussi, comme en tmoigne, parmi dautres exemples, le rcent Cambridge Companion to Ralph Waldo Emerson, avoir un cho qui dborde le champ philosophique. Cest ce que nous esprons ici. On a tendance aujourdhui identifier la philosophie amricaine la philosophie analytique aujourdhui dominante, ce qui est simplificateur plusieurs titres : la philosophie analytique a son origine en Europe, avec, au tournant du XIXe et du XXe sicle, les uvres fondatrices de Frege, Russell et Wittgenstein, et nest devenue proprement amricaine quavec lmigration aux tats-Unis, dans les annes 1930 et 40, de philosophes du cercle de Vienne (Carnap notamment) et en quelque sorte la greffe dun courant austro-allemand sur ce qui restait du pragmatisme amricain. Quant la philosophie amricaine, comme la montr un des pionniers du domaine en France, Grard Deledalle, elle est traverse par plusieurs hritages, du transcendantalisme au pragmatisme, au positivisme logique, et enfin au naturalisme instaur par W. V Quine partir des annes 1960. La question de savoir qui et comment hriter est donc cruciale pour la philosophie amricaine, et son identit en est difficile dterminer. Le philosophe C.S. Peirce avait cru bon de rejeter Emerson pour fonder la vritable philosophie de lAmrique qui serait le pragmatisme, courant lui-mme longtemps nglig avant sa rhabilitation rcente par Richard Rorty et Hilary Putnam. La philosophie de lesprit actuelle, devenue dominante aux tatsUnis, veut dpasser les thses des pres fondateurs de la philosophie analytique, Frege et Wittgenstein, coupables dantipsychologisme et trop proccups du langage. Des philosophes comme Putnam et Cavell veulent revenir sur la version scientiste et conformiste de la philosophie analytique qui sest instaure dans la philosophie acadmique partir des annes 1940, afin de redcouvrir les origines oublies de la pense amricaine. Quand Emerson lui-mme, il na hrit la philosophie transcendantale europenne (voir ici ltude de Bruce Bgout) que pour proclamer lindpendance intellectuelle de lAmrique. Cette difficult dhriter est peut-tre la seule caractristique unifiante de la philosophie amricaine, depuis ses origines, et jusque dans ses recompositions actuelles. Une telle difficult est au centre de la rflexion de Cavell, qui la ramne, justement, Emerson. Emerson est le premier philosophe amricain, et poser la question: Emerson est-il un philosophe? est, exactement, poser la question: Y a-t-il quelque chose comme une philosophie amricaine? Cavell, ds son livre sur Thoreau1, demandait:

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INTRODUCTION

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Avec Emerson, plus encore que Thoreau, se pose la question de la possibilit pour une uvre amricaine de crer une tradition de pense. Cest pourquoi, il est dcidment plus important pour Cavell de faire reconnatre Emerson comme philosophe que de rhabiliter Peirce, Santayana ou Dewey. Il nest pas surprenant que le dsaccord entre Rorty et Cavell porte, entre autres, sur les figures de la philosophie amricaine quils voudraient respectivement promouvoir. Il ne sagit pas dun dsaccord ponctuel sur la recanonisation de tel ou tel auteur, mais de ce quon entend maintenant par redcouvrir : de savoir comment dcouvrir et approcher un texte, dit Cavell. Car se donner la possibilit dapprocher Emerson veut dire changer profondment le mode de lapproche et de largumentation philosophique. Ce qui importe Cavell est ce que luvre (texte ou film), elle-mme, montre quelle est . Il faut la laisser montrer ce quelle a montrer, entendre ce quelle dit (sa voix, pour reprendre un concept cavellien), se laisser duquer par cette exprience. Cette ducation mne une nouvelle conception de ce quest la philosophie. Ce type dapproche, indispensable qui veut dpasser les prjugs (positifs ou ngatifs, cest la mme chose) qui environnent la prose dEmerson, ne signifie pas quelle soit inanalysable, au contraire. Cavell sen prend de faon qui paratra invitablement injuste une certaine tradition (de critique) littraire, qui, bien quelle ait t longtemps seule reconnatre limportance historique dEmerson, la enferm dans une certaine catgorie, celle dun brouillard qui contestait la pense rationnelle au lieu de lexemplifier. Cette difficult est celle quaffronte tout scholar quelle que soit la discipline qui veut sintresser Emerson : faut-il reconnatre la singularit de sa voix, et linstaller la frontire mythologique de la littrature et de la philosophie, au risque dencourager ceux qui voudraient exclure cette voix du domaine de largumentation philosophique ? Ou faut-il rationaliser Emerson tout prix, au risque de perdre ou dattnuer sa force de provocation ? Tel est le dilemme que nous avons d affronter, bien plus important que les prtendus clivages disciplinaires qui feraient dEmerson la proprit de tel ou tel domaine dtudes. Le seul moyen de sen sortir tait une lecture rsolue (pour reprendre le qualificatif de certaines lectures actuelles de Wittgenstein) : voir Emerson comme un philosophe, cest accepter une transformation radicale de la parole et de larrogance (arrogation, dit Cavell) philosophiques. Cavell na jamais eu dautre but dans sa rhabilitation dEmerson, qui est un prolongement logique de sa lecture htrodoxe de Wittgenstein : transformer, convertir notre rapport ce quest la philosophie et son criture, sans pour autant faire de la philosophie littrature. La dernire phrase de louvrage central de Cavell, The Claim of Reason2, consacr Wittgenstein,

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sentend ainsi comme un appel Emerson (que le livre ne mentionne qu peine, sauf, de faon trs mersonienne, en exergue) : But can philosophy become literature and still know itself ? (496) Cest ce rapport paradoxal entre philosophie, littrature et connaissance de soi qui dfinit notre problmatique: lcriture dEmerson est comme le sera celle de ses hritiers Nietzsche et Wittgenstein une approche nouvelle du soi, et invente une subjectivit traverse par le scepticisme. Cest cette spcificit de la voix dEmerson, et par l de son thique de lcriture, que plusieurs des tudes runies ici veulent mettre en vidence: Grard Deledalle par une confrontation au pragmatisme, Layla Rad par une analyse de largumentation paradoxale de Self-Reliance, Elise Domenach par lapprofondissement de cette structure, qui produit, au-del dune position thique, une nouvelle formulation sceptique du cogito. Le self de la self-reliance nest pas un point de dpart pour une morale refonde dans lAmrique nouvelle, ni mme le fondement dune nouvelle connaissance, de soi et du monde: il est comme le montre par exemple lessai Experience dans sa dimension tragique3 lespace creux dun moi rendu inapprochable lui-mme et autrui. La perte conjugue du monde et de la parole (la quiet desperation dont parle Thoreau, le chagrin dEmerson devant les mots de ses contemporains dans Self-Reliance), thme de plusieurs essais dEmerson, dfinit le scepticisme mersonien dont Cavell a fait entendre les chos contemporains: lhritage inattendu dEmerson chez Wittgenstein et en gnral dans la pense de lordinaire lordinaire, le quotidien, le commun ntant pas des voies de contournement ou de rfutation du scepticisme, mais ses compagnons insparables. Ce sont les textes que Cavell a consacrs au cinma amricain qui donnent la meilleure ide de ce que pourrait tre une rponse ordinaire la question tragique du scepticisme: comme si le cinma pouvait, en quelque sorte et tous les sens du terme, domestiquer le scepticisme, le convertir en rptition dsire du quotidien (willingness for the everyday4). Le retour lordinaire et au banal nest donc pas (contrairement ce quimpliquent certaines conceptions superficielles dEmerson, et en gnral de lAmrique) une ngation du tragique, mais laffirmation de la prsence du tragique dans le quotidien: un ordinaire travers par le scepticisme et la perte, une Amrique encore inapprochable parce que toujours dj perdue. Ni Emerson ni Cavell ne revendiquent en effet une puret originelle (philosophique ou autre) de lAmrique. Hriter Emerson, cest prcisment renoncer ce mythe: cette Amrique lAmrique na jamais exist. La pense de lordinaire est par nature nostalgique une nostalgie radicale, celle dun lieu o nous navons jamais t. Le gnie dEmerson est davoir plac sa rflexion et son criture sous le signe, non de linstallation et de la fondation, mais de labandon et du dpart (le Whim revendiqu dans un

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INTRODUCTION

NOTES1. The Senses of Walden, San Francisco : North Point Press, 1981. 2. The Claim of Reason. New York : Oxford UP, 1979. 3. Voir aussi, sur le tragique mersonien, en contrepoint de loptimisme qui lui est souvent attribu, le dossier La Tragdie : variations amricaines constitu par J. Urbas, RFEA 82, 1999. 4. In Quest of the Ordinary, Chicago : U. of Chicago P, 1988, 178. 5. Un certain nombre des contributions de ce dossier (et, je lespre, son esprit gnral) ont pour origine une journe sur Emerson organise en 2000 par Philippe Jaworski dans le cadre de lAtelier XIXe lUniversit Paris VII : cest enfin loccasion de lui dire ma reconnaissance, ainsi qu Franois Brunet pour son aide, son soutien et ses conseils prcieux.

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passage de Self-Reliance constamment cit par Cavell). Cest cette dfinition de lAmrique par labsence de racines, de fondement elle nexiste que dans sa dcouverte, comme le dit le jeu de mot finding/founding qui donne son sens lentreprise dEmerson, et le diffrencie de Heidegger. Cavell approfondit ici mme ce point de vue propos de Thoreau. Cest cet abandon, cette a-topie, comme on le disait de Socrate, qui dfinit la subjectivit mersonienne : la singularit du sujet nest plus fonde dans une assise rationnelle, ou dans une autonomie de la pense (do labsurdit quil y aurait traduire la self-reliance dans les termes kantiens de lautonomie : une loi que je me donne moi-mme est la pire des servitudes), mais dans la fragilit mme de la voix humaine, toujours en quelque sorte extrieure soi (ide que lon retrouvera chez Nietzsche et Wittgenstein). Cest dans cette tranget soi quEmerson dfinit un autre mode (sceptique) de subjectivation, dans lcriture elle-mme notamment par la citation, par laquelle Emerson intgre la pense dautrui, lhrite et la reconnat comme sienne, lacceptant dans ce quil appelle son alienated majesty. Christian Fournier prsente ici la complexit et les enjeux de cet usage mersonien de la citation, par lequel se redfinit la place du sujet et de lauteur, qui nest jamais o on lattend et vrai dire nulle part, comme, plus tard, lauteur du Tractatus logico-philosophicus. Comme le montrerait aussi lanalyse de la figure de linventeur et du gnie opre ici par Franois Brunet, cest lide mme dautorit et de singularit de lauteur/inventeur/gnie qui subit, dans lcriture dEmerson, un renversement et une transformation. Les critiques contemporaines du sujet mtaphysique sont, dune certaine faon, bien en de de cette aversion mersonienne du sujet par lordinaire. Et cest certainement dans cette fragilisation conjointe et sceptique du sujet (mtaphysique) et de lauteur (littraire) de lautorit tous les sens du terme quest encore dcouvrir loriginalit dEmerson, et un peu du rapport littrature/philosophie. Luvre dEmerson est bien en cela, pour reprendre lheureuse expression de Cavell, something out of the ordinary 5.

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LA CITATION CHEZ EMERSON : MODALITS, USAGES ET SIGNIFICATIONSChristian Fournier Belin | Revue franaise d'tudes amricaines2002/1 - no91 pages 8 26

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La citation chez Emerson : modalits, usages et significationsChristian FOURNIER Universit Paris VII - Denis Diderot

mots-cls/key-wordsEmerson ; Citation ; Bible ; Rhtorique ; Originalit * Emerson; Quoting; Bible; Rhetoric; Originality

D D

e tous les signes qui autorisent classer le texte dEmerson comme texte romantique, le recours au procd de la citation est peut-tre le plus immdiat, en tout cas un des plus convaincants. En effet, labondance des occurrences, le corpus invoqu, la complexit des dispositifs mis en place, tout ceci semble bien dsigner le nouveau type de conscience de soi comme littrature qui caractrise le texte romantique. Toutefois, la nature ou la provenance philosophique du texte mersonien, en particulier sous les formes qui sont successivement les siennes dans les premires annes (1836 1841) : la thorie systmatique (Nature), le discours et lessai ; et, dans cette dmarche philosophique, la place centrale qui est rserve la confiance en soi, la valeur de vrit dune certitude intrieure quil sagit de faire entendre et ainsi de propager chez lauditeur-lecteur ; tout cela donne la citation un rle plus problmatique et donc, nous semble-t-il, encore plus central chez Emerson. Cest--dire que bien avant la publication en 1875 de Quotation and Originality , ds le premier paragraphe de lEssai II de

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This paper seeks to describe and interpret the pervasive practice of quoting in Emersons essays. The focus is on the early texts, and although the aim is not to identify the often hidden sources, various corpuses are addressed (the Bible, German and English poets, and Emersons own journals, the origin of much self-quotation). Emersons relentless quoting is shown to be not only in accordance with the Romantic selfconsciousness of literature, or with traditional rhetorical requirements of authority and variety, but also, more fundamentally and quite paradoxically, with the philosophy of self-reliance. For the Emersonian, nonconformist scholar, quoting does not amount to obedience, but expresses unison with truths uttered in the past: echoing the voices of other ages is a way of finding ones own.

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LA

CITATION CHEZ

EMERSON :

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1841, la dialectique du lecteur et de lcrivain (du spectateur et de lartiste) est explicite :In every work of genius we recognize our own rejected thoughts: they come back to us with a certain alienated majesty. Great works of art have no more affecting lesson for us than this. They teach us to abide by our spontaneous impression with good-humored inflexibility. (Essays and Lectures 259)

Comme on sait, cet enseignement des grands chefs-duvre de lart du pass constitue un des contenus essentiels des Journaux quEmerson commence tenir ds ses annes dtudiant Harvard College. Ils prsentent un aspect de scrap-book , de livre de raison assembl par un lecteur avide. Ldition critique qui nous en est procure a effectu lessentiel du travail de recherche et didentification des sources. Reste quune lecture parallle des journaux et des textes publics nous permet aussi dapprhender que la mthode de composition dEmerson relve massivement dune pratique de lauto-citation. Il ne prlve pas seulement dans ses journaux les citations releves dans divers auteurs, mais aussi des pans entiers de sa propre pense dj crite, fidle en cela lobservation programmatique du paragraphe 2 de lessai II de la Seconde Srie :So much of our time is preparation, so much is routine, and so much retrospect, that the pith of each mans genius contracts itself to a very few hours. (E & L 472)Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h05. Belin

La citation est donc un mode central pour le questionnement philosophique du Moi, de ce qui est Moi, de ce qui en est connaissable par Moi et ce qui est Moi dans le Non-Moi. Nous essaierons ici de suggrer des sens possibles de ses modalits diverses dans luvre dEmerson, avec lide davancer ainsi quelques hypothses sur le statut de son criture. Pour la tradition, la citation est un procd rhtorique entre beaucoup dautres qui vise rendre le discours au service duquel il est mis la fois agrable et convaincant. La citation apporte autorit et varit1. Il sensuit de ces deux fonctions que lon ne peut pas (ou doit pas) citer nimporte quoi ou nimporte qui, et quon ne saurait le faire nimporte o, nimporte quelle tape du discours. Une des formes les plus canoniques de la citation est cet gard celle de lexemple, renforc grce son origine extrieure dune sorte de valeur objective particulirement convaincante, surtout sil sagit dun lieu commun. Pour la fonction dautorit, la rfrence est essentielle : il est en effet capital de savoir prcisment en quel lieu se trouve llment cit, o aller le rechercher dans son uvre dorigine. Or, Emerson ignore pratiquement la note en bas de page : une seule dans la premire dition des Essays, pour situer un passage de Saint Augustin ; et une note dans le premier chapitre ( Fate ) de The Conduct of Life (1860), pour rajouter une citation supplmentaire (comme

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CHRISTIAN FOURNIER

Our age is retrospective. It builds the sepulchres of the fathers. It writes biographies, histories, and criticism. The foregoing generations beheld God and nature face to face; we, through their eyes.

La premire chose remarquer est bien sr, quavant dvoquer lvangile, Emerson pose solidement son discours sur un plan historique : les mots d ge , de pres et de gnrations ont certes des rsonances

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in extremis dans une composition dj acheve) emprunte au statisticien belge Adolphe Qutelet, mentionn quelques pages plus haut dans le mme texte. Et ce nest certainement pas lorigine orale des textes publis qui explique le moins du monde une telle attitude. En effet, la tradition du sermon imprim inclut les rfrences marginales prcises (dont Grard Genette nous rappelle quelles portaient le nom de manchettes ) au texte biblique. Une des stratgies fondamentales dEmerson cet gard semble tre au contraire denfouir sous forme dallusion ou dcho verbal toute citation des critures. Il rserve plutt les indications, souvent fort vagues, de provenance aux autres textes sacrs ou premiers. Cette stratgie allusive par rapport au texte biblique comporte une opportunit dialectique o plusieurs appels de rfrence possibles vont se superposer et crer un conflit dinterprtations. Ou bien, au contraire (pour parler vite), un lment du texte va tlescoper deux passages bibliques, interdisant l aussi toute interprtation simple. Avant dexaminer quelques exemples de ces citations, il faudrait videmment dcrire un des paramtres de ce problme, la prtendue inconscience dEmerson par rapport ces complexits ou contradictions, qui rduit la srnit du sage de Concord un filet deau tide. Cette lgende, sans doute ne du pieux souci victorien des enfants et diteurs posthumes de gommer toutes les asprits dune biographie do le tragique est loin dtre absent, a contribu d-philosophiser et dshistoriciser le texte dEmerson. Le courant sest nettement invers ces vingt dernires annes. Nous voudrions simplement souligner ici quel point il est important dimpliquer Emerson personnellement dans le discours de son texte. Cest cette condition que lactivit philosophique de celui-ci pourra tre entendue. Pour justifis et clairants que soient les parallles avec William Blake auxquels se livre entre autres Barbara Packer, la lucidit et une entire conscience des rfrents semblent caractriser Emerson, mme dans ses moments les plus oraculaires. Quil ait t (quil reste) incomprhensible (inaudible) la plupart de ses auditeurs constitue un argument insuffisant pour lui refuser une matrise qui ne serait pas seulement rhtorique. La premire page de l Introduction de Nature prsente un exemple remarquable dallusion biblique complexe, comme la fort bien dcrit Joel Porte, dans son Representative Man. En effet, soit les premires phrases du livre :

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LA

CITATION CHEZ

EMERSON :

MODALITS, USAGES ET SIGNIFICATIONS

bibliques, ou plus gnralement mythologiques, si lon veut ; mais il nempche quil est question de notre poque, de pres qui sont forcment, au moins au sens collectif, les ntres2, et des gnrations prcdentes. Bref, il est question des tats-Unis en 1836, ce qui signifie que la gnration prcdente est celle, justement, des pres fondateurs , ceux qui, dans les annes de jeunesse dEmerson, on na pas cess driger des monuments3. Nous aurons loccasion de revenir sur cette coexistence des deux rfrents, historique et religieux, mais il semblait important de signaler quelle est premire. Car ds la seconde phrase intervient le premier cho biblique, les spulcres des pres voquant videmment lapostrophe de Jsus aux Pharisiens et aux lgistes dans Saint Luc :Woe unto you! for ye build the sepulchres of the prophets, and your fathers killed them. Truly ye bear witness that ye allow the deeds of your fathers: for they indeed killed them, and ye build their sepulchres. Therefore also said the wisdom of God, I will send them prophets and apostles, and some of them they shall slay and persecute: That the blood of all the prophets, which was shed from the foundation of the world, may be required of this generation. (XI, 47-50)

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Ajoutons tout de suite que le passage correspondant dans Saint Matthieu, au chapitre XXIII, contient, juste avant les versets dj cits, une autre occurrence de spulcres mais avec une valeur lgrement diffrente: Woe unto you, scribes and Pharisees, hypocrites! for ye are like unto whited sepulchres, which indeed appear beautiful outward, but are within full of dead mens bones, and of all uncleanness. (27) Il est bon de rappeler que les vangiles synoptiques offrent eux-mmes un jeu dchos particulirement subtil. Le clich biblique que dtourne Emerson voque la violence, le crime et la dcomposition. Quels que soient les honneurs dont elle est entoure, une tombe nest que le rceptacle de la mortalit, stinking to Heaven comme dit Hamlet. Or la gnration prsente, et cest ce quEmerson garde dans la citation, est celle qui btit les spulcres, qui perptue la prsence de la mort en son sein en tentant de la rendre esthtique et vnrable. Et cest justement ainsi, en blanchissant les spulcres, que limmonde se manifeste. Que penser alors de la substitution prophtes-pres entre le texte vanglique et le dtournement opr par Emerson ? Clairement, en posant la formule de spulcres des pres , Emerson redonne vie au texte en faisant apparatre les pres dans leur rle meurtrier : sils ont pris la place des prophtes dans les spulcres, cest que llimination quils en ont faite a t totale. Du coup, lerreur de la gnration prsente est pire encore, puisquelle honore justement ceux qui sont coupables. Lintrt dune dnonciation du culte du pass utilisant le canal dune rfrence un texte du pass lui-mme iconoclaste, cest une sorte de redoublement de la violence potentielle du texte, qui mobilise lnergie

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apocalyptique de lvangile (quand le Christ dit : cette gnration , il parle de la dernire, celle qui verra le Jugement) tout en jetant le doute sur le caractre sacr de la pit filiale. Car cest labsence des prophtes qui condamne ce monde, prophtes auxquels les pres se sont substitus et que la mmoire du texte cit appelle pourtant. Or, comme le fait remarquer aussi Joel Porte, lexpression voir Dieu face face dans la quatrime phrase est utilise dans la Bible au sujet de Mose, comme marquant sa vocation de prophte et le sparant du reste des hommes. Ainsi, quand il sagit de dplorer la mort du prophte : And there arose not a prophet since in Israel like unto Moses, whom the Lord knew face to face (Deuteronomy, XXXIV, 10). Mais le face face de Mose avec Dieu est plac sous le signe de la parole ou, comme ici, de la connaissance. Celui qui voit Dieu face face, cest Jacob luttant avec lange ( For I have seen God face to face, and my life is preserved. [Genesis, XXXII, 30]) Et cest de l que vient, chez Saint Paul, lautre occurrence fameuse de la formule dans lcriture : For now we see through a glass darkly; but then face to face4 (First Letter of Paul to the Corinthians, XIII, 12). Ici encore, la complexit est remarquable, la fois au niveau du parcours entre les occurrences bibliques et dans les enjeux pour le texte mersonien. Cest le patriarche qui a vu Dieu face face, et quel patriarche, celui qui tient tte Dieu. Comme tout lheure, il y a un effet de tlescopage de gnrations, qui nous ramne une sorte de scne primitive, fondatrice de lhistoire. Le texte de Saint Paul semble prsenter une chronologie inverse puisque pour lui, cest maintenant que nous voyons through a glass darkly , et la fin des temps que nous verrons face face. Mais outre que le verset prcdent, au moins aussi fameux que celui que nous avons cit, est celui du Lorsque jtais enfant , o la logique gnrationnelle au moins est rtablie, il y a concidence entre la rvolte espre de la gnration prsente et celle du patriarche qui se bat toute la nuit. Grce au retour lorigine ou la source quappelle un texte aussi charg dallusions, cest la scne originelle de rbellion, ou de meurtre du pre, scne aussi de nomination, qui revient pour affirmer la ncessit dune exprience authentique et directe. Lcart majeur de ce passage par rapport la tradition biblique quil convoque est bien sr la prsence de la nature ct de Dieu comme objet du spectacle que nous devrions voir avec nos propres yeux. Le quatrime paragraphe du texte nous explique en faisant rfrence tacitement Fichte, et explicitement la philosophie, que tout ce qui nest pas lme, le moi, est le NON MOI, dont fait partie la nature. Mais, si lon doit rester sur une scne primitive, ne peut-on saisir ici une allusion la cration du monde, o Dieu cre la Nature puis lHomme ? Avec le renversement optique qui constitue la ligne de force du passage, cest lhomme qui voit maintenant Dieu et la nature. En tout cas, le travail hermneutique quimpose la dissmination de citations et dallusions, dcelables au moins vaguement par tout un chacun cause

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du lexique et accessibles quiconque prend la peine de feuilleter une Bible5, complexifie la lecture, au contraire de ce que devrait produire lusage rhtorique de lieux communs reconnaissables ou culs. Voyons maintenant ce que nous avons appel tout lheure le cas inverse, o Emerson tlescope deux ou plusieurs citations ou rfrences bibliques, en prenant comme exemple un passage de Self-Reliance , remarquablement lu par Stanley Cavell. Je veux parler du moment o le texte prtend prcher la doctrine de la haine, en raction la doctrine de lamour quand celle-l pleurniche et gmit . Suivent les phrases littralement extraordinaires :I shun father and mother, when my genius calls me. I would write on the lintels of the door-post, Whim. I hope it is somewhat better than whim at last, but we cannot spend the day in explanation. (E & L 262)

La premire phrase rfre sans trop dambigut au mot dordre vanglique caractrisant la vocation. Ainsi dans Saint Matthieu :Think not that I am come to send peace on earth: I came not to send peace, but a sword. For I am come to set a man at variance against his father, and the daughter against her mother, and the daughter in law against her mother in law. And a mans foes shall be they of his own household. He that loveth father or mother more than me is not worthy of me: and he that loveth son or daughter more than me is not worthy of me. (X, 34-37)6Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h05. Belin Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h05. Belin

Saint Marc ne reprend pas cette formulation alors que dans Saint Luc on peut lire : If any man come to me, and hate not his father, and mother, and wife, and children, and brethren, and sisters, yea, and his own life also, he cannot be my disciple. (XIV, 26). On comprend bien lintrt pour Emerson, dans un passage o il vient daffirmer quil est prt vivre du Diable sil est lenfant du Diable, de citer les phrases les plus dures du message de Jsus par rapport une morale bien-pensante. Deux remarques simposent ici. Premirement, au moyen dune slection dans le texte de dpart qui fait disparatre toute mention des enfants, Emerson ne se place que dans la position du fils (rebelle ou prodigue). Surtout, la citation, bien loin dinvoquer lautorit du Christ, aggrave le scandale puisque cest la vocation de son propre gnie que doit suivre lhomme. On est ici exactement dans le rapport de dfrencesubversion quentretient le Nouveau Testament avec lAncien Testament. La citation est aussi effacement ou substitution, cest--dire blasphme ou sacrilge pour les tenants de lancienne Loi. Pour complter cette dmarche mimtique, voyons comment Emerson opre lui-mme un travail de dtournement sur le texte du Pentateuque. Cest la deuxime phrase du passage de Self-Reliance . Stanley Cavell a soulign que le geste dcrire sur les montants de la porte renvoie au signe que Dieu commande (Deuteronomy, VI, 8-9 ou XI, 18 et 20) aux Enfants dIsral de porter attach la main, plac entre leurs yeux

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To him who said it before. I see my thought standing, growing, walking, working, out there in nature. Look where I will, I see it. Yet when I seek to say it, all men say No: It is not. These are whimsies & dreams! Then I think they look at one truth, & I at others. My thoughts, though not false, are far, as yet, from simple truth, & I am rebuked by their disapprobation nor think of questioning it. Society is yet too great for me. But I go back to my library & open my books & lo I read this word spoken out of immemorial time, God is the unity of men. Behold, I say, my very thought! This is what I am rebuked for saying; & here it is & has been for centuries in this book which circulates among men without reproof, nay, with honor. But

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( And thou shalt bind them for a sign upon thine hand, and they shall be as frontlets between thine eyes ), cest--dire les phylactres, et dcrire upon the (door) posts of thy house , pratique encore honore aujourdhui par les Juifs orthodoxes avec la mezuzah . Il sagit dune marque qui matrialise la soumission Dieu et la protection que celui-ci accorde en retour son peuple : il faut craindre Dieu pour tre heureux tous les jours et rester vivant. Ce signe renvoie (explicitement dans le Deutronome) la sortie dgypte et la dernire plaie : Dieu frappe tous les premiers-ns dgypte et le Destructeur npargne que les maisons arborant le signe de sang quil a prescrit, the blood upon the lintel and the two side posts (Exodus, XII, 23). Que se passe-t-il donc ici ? Emerson fait resurgir par le jeu des citations inexactes (qui aboutissent une formule impossible physiquement ou visuellement, puisque les linteaux du montant de la porte constitue un non-sens littral7) des scnes de violence extrme, empruntes lAncien et au Nouveau Testaments. Dans les deux cas, llection ou la vocation divine bafoue les lois morales de lhumanit. Lintention est suppose attnuer ou corriger le scandale, mais la violence de la sparation initiale est et doit rester, en tant que telle, injustifiable. Cest donc en effet le mot caprice quil faut inscrire, avec bien sr lide (note dailleurs le 3 juillet 1839 dans le Journal D par Emerson) que ce qui semble capricieux est en ralit fatal ( not whimsical but fatal [Journals, VII, 223] ; la formule apparat un peu plus loin dans le texte de lessai). Clairement, lessai II de 1841 (mais le mme argument vaudrait aussi pour lallocution du 31 aot 1837) se doit daborder de faon frontale la question de la citation. Quil sagisse daffirmer la validit essentielle et unique de notre voix intrieure ou de proclamer lindpendance intellectuelle de lAmrique, il faut questionner non seulement la pratique rhtorique de la citation, mais surtout la perception obsdante que la culture nous impose, dune ritration infinie et donc du reproche insistant que les pres nous adressent, soit que nous rptions la mme chose quils ont dj dite, soit que nous ne la rptions pas. Cest dans un petit apologue not dans le Journal D (26 mars, 1839 ; Journals, VII, 1818) mais qui nest pas pass (tel quel) dans le texte de lessai, quEmerson pose le mieux le problme :

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behold again here in another book Man is good, but men are bad. Why, I have said no more. And here again, read these words, Ne te qusiveris extra. What, then! I have not been talking nonsense.

Lesprit invoqu ici est bien celui de la confiance en soi , puisque la conformit imbcile qui voudrait faire taire Emerson et traite ses penses de fantaisies et de rves est bien celle de la socit de son temps ; et cest contre elle que sa bibliothque lui fournit les armes du pass, des sicles anciens (ou dailleurs rcents puisque cest Rousseau qui est cit, sans tre nomm, avec la formule Lhomme est bon, etc. ). Il trouve donc dans les livres lautorit ncessaire pour braver ses ennemis, mais en termes de vrit, il sagit seulement dune confirmation, dune rptition de ce que lui ont dj dit, tous les jours , le ciel, la mer, la plante, le buf, lhomme, le tableau . La citation apporte lvidence (et il faut souligner quel point, dans tout le paragraphe cit, Emerson voit ou montre les choses qui sont dites, la seule occurrence du verbe entendre tant rserve la socit qui devrait lentendre et dire la mme chose ), non seulement de la vracit du moi, mais de la justesse de son langage, travers toutes les diffrences dpoques et les rvolutions de la politique. Comme le dit justement Barbara Packer, citant un passage de lessai IV de 1841 ( Spiritual Laws ) :[] he argues that a man is a selecting principle, gathering his like to him wherever he goes. From the multitude of images offered to him by life or by books a man selects only what belongs to his genius. Those facts, words, persons which dwell in his memory without his being able to say why, remain, because they have a relation to him not less real for being unapprehended. They are symbols of value to him, as they can interpret parts of his consciousness which he would vainly seek words for in the conventional images of books and other minds. (76)Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h05. Belin

Si bien que lantriorit chronologique de celui qui la dit avant nest pas source danxit mais de joie, car le partage de la vrit ne diminue aucunement la part respective de chacun dans ce fruit commun. Contrairement ce qui se produirait dans le contexte conomique qui affleure de nombreux points du paragraphe, la proprit de la vrit nest pas exclusive ou privative ; il sagit dune proprit de perception, o voir suffit pour avoir et tenir, sans doute parce que lme a toujours dit ces choses . Et le langage est ici indissociable de la vrit : ce sont ces mots et pas dautres qui se sont inscrits dans ma mmoire, que jai reconnus comme vrais. On se doute bien quun tel optimisme nest pas permanent9. La polarit est justement une de ces lois naturelles que dgage Emerson dans son uvre. Et ce nest pas dtre naturelle et universelle que cette cyclothymie est moins angoissante. Deux vers de Wordsworth expriment la perfection pour Emerson ce constat :

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CHRISTIAN FOURNIERTis the most difficult of tasks to keep Heights which the soul is competent to gain10.

Lme ne se rsigne pas descendre aprs tre monte, perdre la plnitude exacte et parfaite de lpiphanie. En fait, cest la dimension temporelle de ltre qui est ici (et en bien dautres passages) dsigne comme la maldiction originelle. Remarquablement, le problme apparat et est trait dans le Journal D propos de la pratique de la Composition (cest Emerson qui souligne), cest--dire en fait de la mthode dcriture dEmerson dans ses textes publics, par collage et auto-citations dextraits de journal. Cette entre la date du 21 juin 1839 ne se retrouve que trs partiellement dans lessai II, avec les considrations sur la cohrence de lindividu qui est affaire de point de vue. Voici comment elle est introduite dans le carnet D :It may be said in defence of this practice of Composition which seems to young persons so mechanical & so uninspired that to man working in Time all literary effort must be more or less of this kind, to Byron, to Goethe, to De Stael, not less than to Scott & Southey. Succession, moments, parts are their destiny & not wholes & worlds & eternity.

Et il conclut aprs le fragment repris dans lessai :Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h05. Belin

All these verses & thoughts were as spontaneous at some time to that man as anyone was. Being so, they were not his own but above him the voice of simple, necessary, aboriginal Nature & coming from so narrow an experience as one mortal, they must be strictly related, even the farthest ends of his life, and seen at the perspective of a few ages will appear harmonious & univocal.

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Deux choses semblent ici importantes. Dabord que la maldiction temporelle est aussi une bndiction : cest la brivet de la vie humaine qui impose aussi sa cohrence, et cest lacceptation de la ralit de la catgorie temporelle qui assure la valeur de luvre. Car, et cest le deuxime point, il sagit ici avant tout de littrature et dcriture : lhonntet et la fidlit, chaque moment, concernent tous ces vers et ces penses . Tout crivain, et la liste insre dans ce passage dsigne sans aucune ambigut lcrivain romantique11, rend compte de cette discontinuit et fragmentarit de la condition humaine en restant le plus possible fidle la vision du moment. Car ainsi cest la voix de la Nature qui se fait entendre. Ainsi, la fonction dautorit de la citation ne joue que dans les moments de polmique avec la socit conformiste. Cest une vrit intrieure qui se communique par lillumination de la lecture cite. Cest le tmoignage dun double moment de grce historique , celui o lauteur cit a spontanment dcouvert et formul sa vrit et celui o lauteur citant a reconnu dans la phrase lue une vrit qui lui tait personnelle. Leffacement des rfrences prcises est donc inscrit dans cette valeur particulire de la citation. Le

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modle de Montaigne vient ici tout naturellement lesprit. Mais la farcissure chez Emerson vite le plus souvent, nous allons le voir, de faire entendre des langues trangres, antiques ou modernes. Reste que lenjeu dune diversification aussi large que possible des sources et des rfrences est maintenant clair. Plus la mme vrit se fera reconnatre sous des habits emprunts12, plus lvidence en sera renforce. Cest lune des penses principales exposes et dveloppes dans lessai I, que le contact par la lecture avec les cultures les plus loignes de nous dans le temps, essentiellement la Grce antique, abolit le temps :When a thought of Plato becomes a thought to me,when a truth that fired the soul of Pindar fires mine, time is no more. When I feel that we two meet in a perception, that our two souls are tinged with the same hue, and do, as it were, run into one, why should I measure degrees of latitude, why should I count Egyptian years? (E & L 249)

I am owner of the sphere, Of the seven stars and the solar year, Of Caesars hand, and Platos brain, Of Lord Christs heart, and Shakespeares strain.

Nous retrouvons donc la deuxime fonction classique de la citation dun point de vue rhtorique : la varit. La dominante est sans doute anglo-saxonne

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Il est rvlateur que dans la fin de ce paragraphe la gographie sunisse lhistoire dans la remise en cause. Cest que la situation dans lespace de celui qui parle est, si lon veut, comparable celle quil occupe dans le temps. Dans les deux cas, il est plac un extrme, le plus loin quil se puisse imaginer. Mais cest justement cette position au bout du monde, la fin de lhistoire, cette situation de provincialisme et daccomplissement dmocratique, qui permettent de parcourir en tous sens la culture universelle. Certes, lintrt dEmerson pour la Grce est aussi une des marques les plus caractristiques de la culture de son temps, que la source en soit lhellnisme germanique dun Winckelmann ou dun Goethe ou bien les synthses historiques telles que celle de Grando, Histoire compare des systmes de philosophie (1804). Mais linsistance pour dire que la Grce est la jeunesse du monde, que la littrature des origines nous sduit par sa simplicit, veut signifier que nous sommes de plain-pied avec elle, que rien ne nous en spare : comme il le dit propos des old worships of Moses, of Zoroaster, of Menu, of Socrates , I cannot find any antiquity in them. They are mine as much as theirs (E & L 250). Cette appropriation est donc la fois personnelle et nationale (pour ne pas dire impriale). Le lettr amricain proclame son indpendance en dclarant son intention dannexer toute la culture et tout le monde des choses. Cest le sens littral de la deuxime pigraphe de lessai I de 1841 :

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avec une mise contribution du panthon des potes anglais tel que le XVIIIe sicle a fini par le formuler, voire mme des incursions du ct des potes mtaphysiques dont le moins quon puisse dire est que leur rputation critique ntait pas au znith. Ce qui renforce cette relative homognit, cest la quasiabsence de citations en langue trangre13 : un mot grec dans Nature, chapitre III; une formule de Sophocle cite dans le texte et immdiatement traduite dans lessai III; deux formules latines dans le mme essai (sans oublier la maxime de Perse en exergue de Self-Reliance); et cest tout. Clairement, cest une forme de discontinuit quEmerson refuse, alors que tous les critiques, et ce ds lorigine, mettent laccent sur les ruptures, labsence de transitions, comme une des sources premires de non-intelligibilit du texte mersonien. Les citations de Shakespeare, de Donne ou de Milton ne sont pas assignes comme telles ( lexception des quelques vers de The First Part of King Henry the Sixth dans lessai I) car elles sont produites en tant quexemples dune certaine forme de sublimit de lexpression, et lintervention dun appareil autre que de simples guillemets troublerait lcoute et gnerait la conviction. Cest peut-tre lessai V ( Love ) qui signifie le plus clairement cette utilisation des citations, puisquEmerson y parle de lamour en exaltant lexpression de lamour14. Pour parler damour, le philosophe a besoin de laide des Muses car cest ici le moyen de parvenir la vrit. La posie, et essentiellement la posie baroque, fait exister lextravagance de la passion amoureuse et fixe donc dans le souvenir ce qui serait autrement incroyable. L encore, il y a une double transaction : lamour a fait que the most trivial circumstance associated with one form is put in the amber of memory , que the figures, the motions, the words of the beloved object are not like other images written in water, but, as Plutarch said, enamelled in fire (E & L 330) ; et les vers cristallisent dans des mtaphores hardies ces moments prcieux. Il faut remarquer que la bardoltrie, instaure de faon dfinitive et canonique au XVIIIe sicle, est plutt relativise, au moins dans les premires publications dEmerson, par lintrt passionn quil manifeste pour les uvres de Francis Beaumont et John Fletcher. Propritaire dun exemplaire de la premire dition (1647) des Comedies and Tragedies des deux dramaturges, Emerson cite, dans les douze Essais de 1841, des passages de pas moins de cinq pices diffrentes, le plus souvent de mmoire ; mais la citation la plus longue (48 vers), au dbut de lessai VIII ( Heroism ), donne lieu une rflexion densemble sur le concept de noblesse chez les anciens dramaturges anglais . Ici encore, le carnet D, en avril 1839, rvle quEmerson a lu soigneusement non seulement les pices de thtre mais aussi les pomes liminaires qui figurent en hommage Fletcher. Certaines de leurs formules sont recopies par lui sous le titre Realism. En effet, le mrite attribu principalement

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I suppose the materials may now exist for a Portraiture of Man which should be at once history & prophecy. Does it not seem as if a perfect parallelism existed between every great & fully developed man & every other? Take a man of strong nature upon whom events have powerfully actedLuther or Socrates or Sam Johnson& I suppose you shall find no trait in him, no fear, no love, no talent, no dream in one that did not translate a similar love, fear, talent, dream, in the other. Luthers Pope, & Turk, & Devil, & Grace, & Justification, & Catherine de Bore, shall reappear under far other names in George Fox, in John Milton, in George Washington, in Goethe, or, long before, in Zeno & Socrates. Their circles, to use the language of geometry, would coincide. Here & there, to be sure, are anomalous, unpaired creatures, who are but partially developed, wizzeled apples, as if you should seek to match monsters, one of whom has a leg, another an arm, another two heads.

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Fletcher est quil fait de la chose sa muse ( makes the thing his muse15 ), que ses pices, loin dtre the lotteries of wit , taient semblables au crayon de Drer, like to Durers pencil, which first knew the laws of faces, & then faces drew16 . Si le langage de Fletcher parvenait ainsi supprimer la diffrence essentielle lcriture, cest que what he would write, he was before he writ17 Curieusement, Emerson ajoute ici une citation de lElectre de Sophocle, quil attribue par mgarde Euripide. Cest vers la fin de laffrontement entre Electre et sa mre, lorsque Clytemnestre reproche sa fille de beaucoup parler de ses actes ( elle, Clytemnestre) ; Electre rpond : Tis you that say it, not I : you do the deeds, And your ungodly deeds find me the words. De faon paradoxale, videmment, le langage juste prsente la chose, la bonne comme la mauvaise ; de mme que le soleil claire toutes les choses. Comme le soleil, le langage qui claire tout est aveugle. Et Emerson relve un autre extrait dun pome dloge Fletcher o le pote (Cartwright) affirme que cest lme mme de Fletcher qui sexprimait par son esprit, Only diffused ; thus we the same Sun call Moving i the sphere & shining on a wall. Nul doute que le principe didentit ainsi affirm dans le langage ne reprsente pour Emerson laction rhtorique sur la ralit. Je voudrais aussi souligner limportance de Mme de Stal pour Emerson, au moins dans ces annes prcoces. Certes, elle ne figure pas dans le volume des Representative Men (1850)18, et cest Goethe qui est choisi pour reprsenter lcrivain. Mais il faut relever, dans Nature en particulier, son influence dterminante ct de celle de Swedenborg pour la formulation de lide analogique, ainsi que la conscience de la littrature emprunte De lAllemagne. Elle est abondamment prsente dans ce carnet tenu par Emerson sous le titre d Encyclopaedia , vritable livre de raison, qui juxtapose, jy reviendrai, adages et citations dauteurs et aphorismes personnels. Un fragment particulirement intressant, thorisant le processus de la citation comme retour invitable du mme et acte rvlateur du caractre, est suscit par une formule cite au chapitre 5 de Nature ( architecture is called frozen music by De Stael and Goethe [E & L 30 Discipline ]) :

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CHRISTIAN FOURNIERIf one should seek to trace the genealogy of thoughts he would find Goethes Open Secret fathered in Aristotles answer to Alexander that these books were published & not published. And Mme De Staels Architecture is frozen music borrowed from Goethes Arch [itectur]e is dumb music borrowed from Vitruvius, who said, the Architect must not only understand drawing but also music. And Wordsworths plan that pleased his childish thought got from Schillers Reverence the dreams of his youth got from Bacons Prim cogitationes et consilia juventutis plus Divinitatis habent. (Journals, IV, 336-337)

La problmatique gnalogique ou gnrationnelle est caractristique du travail qui amne la rdaction de Nature. Mais linsistance sur les noms propres, sur les lments individualisants dune biographie (ici, celle de Luther, sans doute grce ltonnant volume de Michelet, Mmoires de Luther, publi en 1834) annonce ces listes de noms, dj prsentes en 1836, mais qui ne deviennent un quasi-tic dcriture qu partir de 1841, listes o la tradition biblique des gnalogies sefface bientt pour cder la place un mode de raisonnement fond sur la reconnaissance. Bien loin dtre un monstre terrifiant, tel le Sphinx ou Mduse, le grand homme constitue un miroir dans lequel nous pourrons voir face--face , grce ces faits que constituent les paroles inoubliables quil a prononces. Et leur possible rsonance avec des paroles antrieures vient confirmer la concidence des cercles, lunit de lhumanit. Il reste un aspect important dans ce statut de la citation qui ne saurait tre nglig. Cest le traitement rserv par Emerson aux exergues de ses textes, qui constitue un lment dautant plus intressant que sy dploie une stratgie du passage de loral lcrit. En effet, aprs Nature, les textes publis par Emerson auront tous t prononcs devant un auditoire : la publication, dabord immdiate et peu prs inchange pour les allocutions de 1837 et 1838, se fait plus distante pour les Essays. Lusage des pigraphes, pratique romantique par excellence, tenait encore de la signature avec la citation de Plotin sur la page de titre de la premire dition de Nature19. On entre dans un systme beaucoup plus complexe ds la premire dition des Essays (1841). Dans Seuils (1987), ltude systmatique quil a consacre linterrogation du paratexte, Genette observe propos de la pratique des pigraphes que [c]est apparemment par le roman gothique, genre la fois populaire (par sa thmatique) et savant (par son dcor) quelle sintroduit massivement dans la prose narrative (136). Et il continue en dcrivant cette mode anglaise dans la production du romantisme franais. cet gard, nous semblons bien loin du compte avec Emerson, puisque la seule pigraphe jamais utilise par lui, et dploye en tant que telle en tte dun de ses ouvrages, la citation de Plotin qui figure sur la page de titre de la premire dition de Nature (1836)20, disparat quand il rdite louvrage en 1849, augment deDocument tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h05. Belin

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ses Addresses and Lectures. Cest maintenant un texte potique non attribu qui est plac sur une page de faux titre, aprs la table des matires. Ds la premire srie des Essays (1841), Emerson semble se rallier cette formule de lpigraphe autographe , cest--dire que les textes placs par lui en tte de chaque essai, des pomes plus ou moins brefs, doivent lui tre attribus ; ils seront dailleurs pour la plupart publis par Edward W. Emerson dans le volume des Poems de la Centenary Edition (19031904, il sagit du volume IX). Dj utilis par Ann Radcliffe, et destin devenir la norme dans les romans de George Eliot, cet usage nest toutefois pas adopt avec autant de nettet par Emerson que les ditions courantes de ses textes le laisseraient croire. En effet, comme pour Nature, un des points majeurs de rvision entre ldition de 1841 et la rdition de 1847 (o la formule First Series apparat) est justement cette question des pigraphes. Le nombre, lordre et le titre des essais ne bougent pas, mais des diffrences significatives sont relever pour les textes liminaires. En 1841 comme en 1847, lessai I comportait deux auto-pigraphes ; mais elles taient les seules du recueil originel, alors que, pour la version de 1847, Emerson a recouru de faon systmatique ce quil appelle dans sa correspondance mottoing , ne laissant plus aucun essai sans pigraphe. On peut remarquer quune telle gnralisation (banalisation ?) des pigraphes, autographes ou allographes, a dabord comme effet dindividualiser davantage les essais, qui cessent nettement dtre des chapitres solidaires, comme dans Nature. De mme, la singularit des essais II et IX tend quelque peu sattnuer dans la prsentation de 1847 (ce qui na nullement contrari leur fortune dans les anthologies mersoniennes, en anglais ou en traduction), et en particulier la valeur quil faut attribuer au fait que lessai consacr lide de Self-Reliance est justement celui qui faisait appel avec le plus dinsistance des aides extrieures pour proclamer la ncessit de sappuyer sur ses propres forces. Nous touchons l bien sr la question centrale concernant la citation chez Emerson, une question qui court tout au long de luvre, comme latteste le texte tardif Quotation and Originality (paru en 1875 dans le recueil Letters and Social Aims). Que le texte essentiel de rfrence pour Emerson soit la Bible comme semble le penser Barbara Packer ou la Constitution comme lindique Eduardo Cadava, ce qui est mis en question et problmatis cest la notion dautorit de la citation, dexemplarit des illustrations. Clairement il y a deux types de sources possibles pour Emerson, de valeurs profondment ingales : celles qui servent de rpertoires dillustrations et celles qui renferment des vrits incontestables. Les pigraphes autographes tendraient plutt tomber du ct des secondes. Mais larticulation dun tel systme ne va pas sans difficult. Nous voudrions le montrer en suivant dans quelques textes des annes 1830 le cheminement dun paradigme sur lequel un ouvrage rcent a attir lattention, celui de la galerie ou

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du muse. Cest bien sr loccasion du premier voyage en Europe que va se dployer ce thme dans lcriture dEmerson, mais il en dborde de beaucoup. Dans la dernire confrence du cycle de 1835-1836 sur la littrature anglaise, Emerson choisit logiquement de parler des aspects modernes, ( modern aspects ) des lettres anglaises, lexclusion toutefois des crivains encore vivants. Wordsworth et Carlyle ne sont donc mentionns que sous forme de prtrition, comme men of genius who obey their genius : who write what they know and feel, and who therefore know that their Record is true (381). ct des grands noms contemporains universellement connus, tels que Byron, Scott et Coleridge, il discute les mrites de deux essayistes cossais, Dugald Stewart et sir James Mackintosh, chez qui il trouve, dans ces annes qui le mnent la composition de Nature, certaines de ses rfrences philosophiques et historiques les plus utiles. Voici en particulier le dbut de ses remarques sur Stewart :His true merit is that of an excellent Scholar and a lively and elegant Essayist. His works delight us by the satisfaction of our taste and the aliment his own purity and elevation furnish to our moral sentiments, and especially by his acquaintance with all elegant literature. Every page is enriched with quotations or allusions to his reading. They form a picture gallery in which we find originals or copies of all choice works of ancient and modern art. (374)Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h05. Belin Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h05. Belin

Ce type de dpassement dune philosophie trop exclusivement littraire voire mondaine est caractristique des enthousiasmes dEmerson tels que ses journaux nous permettent den reconstituer le cours. Il vient toujours un moment o lidole va devenir repoussoir. Mais ce qui se produit tout aussi constamment, cest quune fois dchu de son pidestal, lauteur reste un dpositoire de rfrences et de citations. De mme quun peu plus haut dans la confrence que nous venons de citer, Emerson observe propos du Chant IV du Childe Harold de Byron quil surpasse ses productions antrieures ( surpasses his earlier productions ) :[] he had made some improvement in his knowledge by his travels so that he had at last another subject than himself, and that Canto is the best guidebook to the traveller who visits Venice, Florence, and Rome. (373-374)

Une pratique aussi utilitaire de la littrature a lintrt de nous rappeler limportance du voyage europen dEmerson dans la maturation de ces annes dcisives. Il me semble particulirement significatif de rapprocher la formule du fragment suivant du journal tenu pendant le sjour Rome au printemps 1833 :29. [March 28] I went to the Capitoline hill then to its Museum & saw the Dying Gladiator, the Antinous, the Venus.to the Gallery. Then to the Tarpeian Rock.

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LA

CITATION CHEZ

EMERSON :

MODALITS, USAGES ET SIGNIFICATIONS

Then to the vast & splendid museum of the Vatican. A wilderness of marble. After traversing many a shining chamber & gallery I came to the Apollo & soon after to the Laocoon. Tis false to say that the casts give no idea of the originals. I found I knew these fine statues already by heart & had admired the casts long since [] much more than I ever can the originals. Here too was the Torso Hercules, as familiar to the eyes as some old revolutionary cripple. (150)

Even all this unrivalled show could not satisfy us. We knew there was more. Much will have more. We knew that the first picture in the world was in the same house & we left all this pomp to go & see the Transfiguration by Raphael. (150)

Et vient alors le passage repris littralement dans lessai XII de 1841 ( Art ) sur the calm, benignant beauty that shines over all this picture, and goes directly to the heart , sur the sweet and sublime face of Jesus that is beyond praise , avec this familiar, simple, home-speaking countenance (E & L, 437)21. Ce qui disparat en revanche du texte de lessai, cest toute mention spcifique de la place du tableau et de son auteur dans lhistoire de lart ( the artist [ranks] with the noble poets & heroes of his speciesthe first born of the Earth ). La simplicit familire du tableau implique lunicit laquelle on doit sarrter, le jet de pure lumire qui produit une impression semblable celle que font les objets naturels. La galerie, o voisinent sans inconvnient originaux et copies, est une bauche de cette vrit, gymnastics of the eye (434) qui le prpare cette rvlation. Cet exemple trs particulier et limit du travail de slection et dlimination qui accompagne le passage des pages intimes du journal celles publiques de lessai ou de la confrence pourrait tre tendu trs largement.

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Certes, on peut voir l tout bonnement une expression du rejet du pittoresque qui trouvera si nettement sa formulation vers la fin de The American Scholar ou de Self-Reliance . Cette dnonciation de lillusion romantique ou romanesque constitue une des leons les plus connues dEmerson. Il faut cependant noter que la remarque rvle avant tout une pratique profonde et ancienne des grands chefs-duvre de la sculpture antique, par le moulage ou la gravure, bref par la reproduction, seul canal ouvert ce Lettr amricain dont Emerson appelle lavnement. Trs rvlatrice aussi est la comparaison du fameux Torse du Belvdre, clbr par Michel-Ange et Winckelmann, avec un vtran de la Guerre dIndpendance. la fois comme naturalisation du fragment artistique et comme rappel de la prsence insistante, impossible oublier en tout cas dans les petites communauts de la Nouvelle-Angleterre vers 1825-1830, des survivants de la priode fondatrice, colossaux jusque dans leur amoindrissement. Le parcours travers les salles de sculpture continue, dans une humeur qui semble faire alterner sans cesse le dgot et ladmiration. Et la conclusion est:

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Comme lorsquil choisit deffacer les noms de rfrences trop proches, tels son frre Charles dans Nature ou le peintre Washington Allston qui est le peintre minent ( eminent painter ) auteur de posies sur lequel souvre lessai II (ou trop obscures et excentriques, comme le swedenborgien gger, le French philosopher du chapitre 4 de Nature), le jeu entre citation, nomination et allusion qui est insparable de lcriture de lessai signale limportance du nom propre et derrire lui de la biographie reprsentative dans la pense dEmerson. Avec son admiration jamais dmentie pour Plutarque et pour Montaigne, le philosophe auteur des Vies et le philosophe autobiographique, il entreprend le projet dune criture didactique et morale o lunicit du propos et la singularit de la voix se parent des chos de lectures universelles et de la diversit dun monde toujours redcouvert.

NOTES

1. Il conviendrait dajouter la valeur scientifique de la citation dans le genre de la dissertation universitaire. Cet usage nest pas aussi tranger que lon pourrait le croire la littrature amricaine du XIXe sicle, comme le montrent les Extraits (fournis par un sous-bibliothcaire) qui ouvrent Moby-Dick (1851). 2. Cest dailleurs un rel problme de traduction, que vient aggraver le fait que la version franaise standard de la Bible ne retient pas ici le mot spulcre . 3. Et lon a souvent rapproch (cf. E. Cadava) ce dbut de Nature de la crmonie de pose de la premire pierre du monument de Bunker Hill, le 17 juin 1825, et du fameux discours de Daniel Webster commenant par : We are among the sepulchres of our fathers. 4. La rcurrence obsessionnelle de lil et de la vision dans Nature est bien connue et elle est dploye avec une tonnante conomie de moyens ici, puisque le rtrospectif de la premire phrase est repris dans la vision travers leurs yeux de la quatrime phrase : btir et crire, cest donc voir. 5. On pense ici un lecteur (franais) moderne, car il est vident que des textes aussi connus taient immdiatement identifiables pour des lecteurs amricains du dbut du sicle dernier. 6. La quasi-totalit de la deuxime phrase de cette citation est elle-mme citation de Miche, VII, 6, selon la pratique normale de lvangile qui accomplissant le texte de lancienne Loi (et en particulier les prophtes) et lui donnant son sens le ritre littralement. 7. Le passage figure tel quel dans le Journal D, qui est la source essentielle pour SelfReliance , la date du 4 juillet (!) 1839. (Journals, VII, 224). 8. Son deuxime enfant, Ellen, est n le 24 fvrier prcdent. Et lan Waldo, n un mois aprs la publication de Nature, a alors 2 ans et 3 mois. Le dbut du fragment voque irrsistiblement limage du pre surveillant les premiers pas de son enfant.

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9. Ainsi dans le Journal D, la date du 30 juin 1839, cette remarque : You dare not say I think, I am, but quote St Paul or Jesus or Bacon or Locke. Yonder roses make no references to former roses or to better ones. They exist with God today. Le lecteur franais ne peut qutre amus de constater loubli de Descartes. Significativement, ce fragment passe dans lessai II, mais la liste des noms propres est remplace par la formule some saint or sage . Lautre modification majeure est le passage du you dans le journal, celui dEmerson se parlant luimme, une troisime personne indiffrencie Man . Mais ce point nous entranerait trop loin. 10. Emerson les crit en particulier dans son carnet Q, la date du 17 septembre/1833, en mer sur le bateau qui le ramne en Amrique, et les applique alors laspiration la perfection morale. 11. Ici encore le lecteur ne peut qutre amus de loubli de Wordsworth, qui de toute vidence, et mme pour les lecteurs de 1839 ignorant le Prelude, est celui qui ralise le plus rigoureusement ce projet fatal dune criture autobiographique. Mais peut-tre, et comme dans la confrence de 1836 sur la littrature anglaise contemporaine, Emerson sastreint-il ne citer que des morts. Ce qui voudrait dire alors que Southey, le plus rengat des trois lakistes, est dj mort bien des annes avant son dcs effectif. 12. Cf. la fin du premier paragraphe de l Introduction de Nature o Emerson parle de travestir la gnration prsente put the living generation into masquerade out of its faded wardrobe . 13. La parution en 1994 du volume de Collected Poems and Translations dEmerson dans la srie de The Library of America a rappel opportunment limportance de lactivit de traducteur potique chez notre auteur. 14. De mme que le passage dHenry VI mentionn plus haut o il est question du rapport entre le vrai homme et le gant constitu par sa gloire produit dans son nonc mme lopration de transfiguration quil annonce. 15. Extrait dun pome de William Cartwright ( Upon the Report of the Printing of the Dramatical Poems of Master John Fletcher, Never Collected Before ) publi dans le Folio de 1647. 16. Extrait dun autre pome du mme auteur, galement plac en tte du Folio de 1647. 17. galement extrait du pome Upon the Report 18. Rappelons la composition de ce volume : Platon (le philosophe), Swedenborg (le mystique), Montaigne (le sceptique), Shakespeare (le pote), Napolon (lhomme du monde), Goethe (lcrivain). 19. Rappelons-le, cette dition est publie sans nom dauteur. 20. Cette position justifierait peut-tre que lon parle de devise plutt que dpigraphe. 21. Un peu plus haut dans lessai XII, Emerson rapprochait la scne du grand art europen de lhistoire amricaine : lillusion du jeune homme qui croyait tre bloui par une beaut absolument inoue et inconnue est compare la navet des coliers sduits par les espontons et les tendards de la garde nationale, un jour de 4 juillet ( I remember, when in my younger days I had heard of the wonders of Italian painting, I fancied the great pictures would be great strangers; some surprising combination of color and form; a foreign wonder, barbaric pearl and gold, like the spontoons and standards of the militia, which play such pranks in the eyes and imaginations of school-boys. [436]).

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EMERSON ET LA FIGURE DE L'INVENTEURFranois Brunet Belin | Revue franaise d'tudes amricaines2002/1 - no91 pages 27 42

ISSN 0397-7870

Article disponible en ligne l'adresse:

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2002-1-page-27.htm

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Brunet Franois , Emerson et la figure de l'inventeur , Revue franaise d'tudes amricaines, 2002/1 no91, p. 27-42.Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h06. Belin Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 82.237.169.4 - 14/12/2011 22h06. Belin

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Emerson et la figure de linventeurFranois BRUNET Universit Paris 7 - Denis Diderot

mots-cls/key-wordsEmerson ; Inventeur ; Invention ; Citation ; Gnie * Emerson; Inventor; Invention; Quotation; Genius

and the true romance which the world exists to realize, will be the transformation of genius into practical power. (Emerson, Experience , EL 492)1 He knew not what to do, and so he read. (Emerson, Spiritual Laws , EL 322)

E

merson dclare dans lune des formules clbres de The American Scholar : Il faut tre inventeur pour bien lire . Comme tout llan de cette confrence, prononce en 1837 devant llite estudiantine de la Phi Beta Kappa Society, cette formule-choc rsonne comme une provocation adresse aux rats de bibliothques , rudits guinds qui mprisent le pratique, le technique, le gnie moderne au nom dun culte rassis des Lettres. LAmerican scholar vritable nest pas, ne devrait pas tre, un archologue, un exgte ; il devrait plutt imiter linventor cest--dire, en premire approximation, lhomme pratique, lauteur d inventions qui transforment prsentement et visiblement le monde, hypostase du gnie que caractrise un maximum

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This article seeks to interpret the ubiquitous presence of the inventor in Emersons writings. What power(s) is this figure endowed withhistorical and social as much as poetic and philosophicalfor Emerson to write that one must be an inventor to read well, or that only an inventor knows how to borrow? These paradoxes highlight moments of special energy in the essays, where the (practical) model of the inventor serves to typify the (moral and intellectual) virtue of the scholar. But Emersons constantly ambiguous assimilation to the figure of the inventor is also a way of staging the experience of writing as turning the private into the public, and as an exercise in democratic borrowing.

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FRANOIS BRUNET

ILa familiarit dEmerson avec lunivers de linvention et des inventeurs senracine dans un intrt personnel pour les sciences et les techniques qui imprgne la rflexion sur la nature, la modernit et lAmrique. On sait quil

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socialement vrifiable de puissance concrte, et dont un archtype pourrait tre Napolon : the liberal, the radical, the inventor of means, the opener of doors and markets (EL 355). Si le diptyque que forment Bonaparte ( the man of the world ) et Goethe ( the writer ) est prsent diverses reprises comme une polarit du XIXe sicle (et notamment dans Representative Men, EL 750), cest entre autres raisons parce que ces deux reprsentants de genres opposs participent galement du gnie. La socit, les institutions et le langage commun du XIXe sicle, cependant, se sont accommods dune coupure institutionnalise entre culture technique et culture littraire, voire entre technique et culture. Or, trente ans aprs The American Scholar , la fin de Quotation and Originality (publi dans Letters and Social Aims, 1875), cest encore linventeur qui, face lhomme cultiv ( well-read man ), vient figurer le mlange idal dassimilation du pass et de subordination au prsent qui caractrise le gnie, et surtout le gnie de lcrivain : Only an inventor knows how to borrow, and every man is or should be an inventor (QO 439). Ces inventeurs sont videmment, sous la plume dEmerson, des figures, et plus prcisment des paradoxes, clairant comme leur envers pratique des matires rputes intellectuelles ou contemplatives ; ces antithses nous parlent et nous interpellent parce que rien nest apparemment plus vident que la notion dinventeur ou dhomme pratique dans son opposition lhomme contemplatif, et rien nest plus loquent que lintrusion paradoxale de cette figure dans un discours sur la lecture ou lcriture. Cette loquence de la figure fait quon a gnralement vit de linterroger pour elle-mme, et concentr lintrt plutt sur les allgories ou les dfinitions plus ou moins attrayantes du travail littraire que comportent ces formules ; ainsi linventeur a-t-il pu tre compris sans trop de difficults comme le modle pratique dune lecture ou dune scholarship active , crative , mersonienne , faite moins de scrutation du sens que demprunt, dtournement, r-investissement par un sujet engag dans le prsent. Je propose ici, sans oublier cette interprtation, den chercher la symtrique, cest--dire dexaminer le statut de linventeur dans cette allgorie : ainsi, sil faut tre inventeur pour bien lire, nest-ce pas dire que la bonne lecture serait le propre de linventeur, ce qui impliquerait aussi quil faut (bien) lire pour tre un (bon) inventeur ? Mais quest-ce quun inventeur, et pourquoi Emerson trouve-t-il dans ce personnage une figure si efficace, si sduisante si puissante mme que lessayiste semble souvent vouloir maintenir son gard une distance de scurit2 ?

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EMERSON

ET LA FIGURE DE LINVENTEUR

There is no faith in the intellectual, none in the moral universe. There is faith in chemistry, in meat, and wine, in wealth, in machinery, in the steam-engine, galvanic battery, turbine-wheels, sewing machines, and in public opinion, but not in divine causes. (EL 1059)

On trouve ainsi dissmins dans les essais de nombreux fragments danthropologie de la technologie, qui tendent notamment constituer la technique et ses effets en objets politiques, telle enseigne que dmocratie et technique apparaissent parfois comme des notions quasi interchangeables. Jai comment ailleurs la valeur de paradigme de la dmocratie qui sattache selon Emerson au protocole du portrait photographique, dans lequel lartiste scarte et vous laisse vous peindre vous-mme , rendant ainsi le citoyen responsable de son image3. Plus gnralement, Emerson explique de nombreuses reprises que linvention, dans la mesure o elle est partage, est

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y a chez Emerson, au moins depuis la rvlation du Jardin des Plantes en 1833, plus gnralement dans le sillage de Goethe et de Coleridge, une fascination non dnue dambivalence pour la science, et un vif intrt pour les interfaces entre sciences et techniques que sont des disciplines comme la gomtrie, lastronomie et surtout loptique, des pratiques comme larpentage ou des mthodes comme la taxinomie et la musologie (Brown 59-168) ; cette fascination se renforce aprs le mariage en 1835 avec Lydia Jackson, sur de linventeur Charles T. Jackson, dont le laboratoire recevra les visites frquentes dEmerson et qui restera ses yeux le pre du tlgraphe lectrique ; elle est notamment illustre par la passion durable et contradictoire que nourrira lcrivain partir de 1840 pour le daguerrotype et les oprations photographiques. De cet intrt, constamment raviv par la frquentation de lactualit technico-scientifique, tmoignent abondamment les journaux, o reviennent listes dinventeurs et de savants et mmoranda scientificotechniques en tout genre ; mais on en retrouve la trace, quoique plus discrte, dans les essais, auxquels le vocabulaire, limagerie et la symbolique de la science et de la technologie au sens large fournissent de nombreuses illustrations et mtaphores, souvent frappantes jusqu labsurde ( no chemist has prospered in the attempt to crystallize a religion [ Religion , EL 889]). Il faut toutefois distinguer ici entre science et technique. Si la science est constamment mle la mtaphysique de la nature et de lhomme (un paradigme privilgi tant llectricit et surtout la notion de polarit, qui est la figure organisatrice de lessai Compensation et qui imprgne encore lessai Power ), la technologie vapeur et chemin de fer en premier lieu est plus frquemment associe lobservation de la socit, de lconomie et de la politique modernes. Dans lessai Worship , la disparition du sens du divin est ainsi rapproche dun credo matrialiste dont les formes sont la fois techniques et dmocratiques :

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FRANOIS BRUNET

voue amliorer le sort commun la faon dune seconde Nature ; ainsi dans Uses of Great Men :As plants convert the minerals into food or animals, so each man converts some raw material in nature to human use. The inventors of fire, electricity, magnetism, iron, lead, glass, linen, silk, cotton; the makers of tools; the inventor of decimal notation; the geometer; the engineer; the musician,severally make an easy way for all, through unknown and impossible confusions. ( Uses of Great Men , EL 618)

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De mme, les amricanistes connaissent les formules frappantes qui dcrivent la double fonction homognisante et acclratrice des routes et du chemin de fer dans les premiers paragraphes de The Young American (1844), essai qui revendique le voyage et le transport des marchandises comme objets de rflexion politique, et envisage une solution technique optimiste au dchirement annonc de lUnion : the great political promise of the invention [of road building] is to hold the Union staunch ; not only is distance annihilated, but [...] an hourly assimilation goes forward, and there is no danger