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Educateur 3 | 2016 | 25 coulisses/ J e ne sais pas si vous avez également cette habitu- de: lorsque le temps s’y prête, je lis la presse avec frénésie; j’emmagasine les informations; j’y re- viens parfois après coup, comme si les éléments d’un puzzle se mettaient en place et créaient un sens inédit jusque-là. Les deux nouvelles qui suivent sont le résul- tat de ces rencontres aussi hasardeuses que fécondes. Peu avant Noël 2015, un quotidien romand nous appre- nait que 90% des chiens et des chats de notre pays au- raient un cadeau à leur nom sous le sapin 1 . Calendrier de l’Avent rempli de gourmandises, joujoux, biscuits, manteaux, nœuds papillon, parfums, lits: les idées ne manquent pas et ne sont plus seulement l’apanage des commerces spécialisés. Tous les grands magasins s’y mettent. Ils ne se sont pas trompés: il est apparemment devenu banal de considérer un animal domestique comme un membre à part entière de sa famille et l’on est même prêt à se priver, afin de couvrir de présents l’être «vrai et fiable», l’être-refuge par ces temps d’in- certitude et de violence. A peu près à la même période, un autre fait a retenu mon attention. Depuis 35 ans environ, la famille Jen- ni taille des chemises dans un tissu orné d’edelweiss. Vêtement folklorique, qui symbolisait la fierté agricole, il a été récupéré par l’Union Suisse des Paysans (USP), qui en a fait un atout de ses campagnes de commu- nication. Portée tantôt par Patty Schnyder, Michael Schumacher, Stephan Eicher, Mario Botta ou encore Stanislas Wawrinka, la chemise edelweiss «habille des anonymes, voire – c’est la variante 2015 – des animaux de la ferme» 2 . Transition de l’USP à l’école. Un vendredi du mois de décembre, une dizaine d’élèves de Gossau, un village de l’Oberland zurichois, arrivent en classe vêtus de la- dite chemise. L’enseignante interprète ce choix ves- timentaire comme un geste d’exclusion, teinté de ra- cisme à l’égard des élèves étrangers, et interdit le port de ce vêtement dans ses cours. Désavouée par son di- recteur, elle admettra avoir réagi de manière excessive. «On peut bien porter le voile islamique, pourquoi pas la chemise edelweiss», demande un élève. En effet, pour- quoi pas? Peut-être pour cette raison-ci. «Nous voulions seu- lement montrer que nous aimons notre pays», dit un autre élève. À l’image d’une série de conseillers natio- naux UDC qui auraient arboré la chemise edelweiss durant une session parlementaire, afin de soutenir des jeunes patriotes pris dans un tourbillon médiatique si- milaire quelques mois auparavant 3 . Voilà comment un objet devient un symbole. Lors- qu’on le charge d’une force politique. Nationaliste. Identitaire. Car on dit que la chemise edelweiss aurait été utilisée comme un étendard suisse brandi contre l’aigle à deux têtes albanais, qui s’affiche régulièrement dans les écoles suisses. La presse évoque même que des élèves originaires de pays de l’ex-Yougoslavie se seraient moqués de la musique folklorique que leurs camarades suisses écoutaient durant la pause de midi. La comparaison, la rivalité, font partie de l’apprentis- sage et du genre même de la vie sociale. On peut le déplorer – ou pas – mais on a aussi besoin de se définir «en contre», pour devenir un être qui (éventuellement) se connaît (un peu) et vit (bien) avec lui-même et les autres. Dans le fond, pourquoi cet «en contre» prend-il à notre époque une teinte identitaire si intense? Peut- être parce qu’au-delà de notre grégarisme naturel et de l’uniformisation imposée par notre époque, on cherche à exister, uniques, mais qu’on peine à incarner cette unicité. Parce que les frontières de l’humain sont de moins en moins claires. Parce que l’on fait dormir ses chiens dans des lits. Parce que l’on confond qui l’on est avec le hasard de son origine. Moi, mon identité, c’est mon humanité. Et vous? 1 Pascale Bieri, «À quatre pattes sous le sapin», Le Matin, 19.12.2015 2 Yelmarc Roulet, «La chemise edelweiss est devenue la tenue qui dérange», Le Temps, 15.12.2015 3 «La chemise au motif d’edelweiss, symbole si pur, et si ambigu», Le Temps, 17.12.2015. Sapin, edelweiss et autres symboles Sonya Florey, sonya.fl[email protected]

Sapin, edelweiss et autres symboles - le-ser.ch · Peu avant Noël 2015, un quotidien romand nous appre-nait que 90% des chiens et des chats de notre pays au-raient un cadeau à leur

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Page 1: Sapin, edelweiss et autres symboles - le-ser.ch · Peu avant Noël 2015, un quotidien romand nous appre-nait que 90% des chiens et des chats de notre pays au-raient un cadeau à leur

Educateur 3 | 2016 | 25

coulisses/

Je ne sais pas si vous avez également cette habitu-de: lorsque le temps s’y prête, je lis la presse avec frénésie; j’emmagasine les informations; j’y re-

viens parfois après coup, comme si les éléments d’un puzzle se mettaient en place et créaient un sens inédit jusque-là. Les deux nouvelles qui suivent sont le résul-tat de ces rencontres aussi hasardeuses que fécondes. Peu avant Noël 2015, un quotidien romand nous appre-nait que 90% des chiens et des chats de notre pays au-raient un cadeau à leur nom sous le sapin1. Calendrier de l’Avent rempli de gourmandises, joujoux, biscuits, manteaux, nœuds papillon, parfums, lits: les idées ne manquent pas et ne sont plus seulement l’apanage des commerces spécialisés. Tous les grands magasins s’y mettent. Ils ne se sont pas trompés: il est apparemment devenu banal de considérer un animal domestique comme un membre à part entière de sa famille et l’on est même prêt à se priver, afin de couvrir de présents l’être «vrai et fiable», l’être-refuge par ces temps d’in-certitude et de violence.A peu près à la même période, un autre fait a retenu mon attention. Depuis 35 ans environ, la famille Jen-ni taille des chemises dans un tissu orné d’edelweiss. Vêtement folklorique, qui symbolisait la fierté agricole, il a été récupéré par l’Union Suisse des Paysans (USP), qui en a fait un atout de ses campagnes de commu-nication. Portée tantôt par Patty Schnyder, Michael Schumacher, Stephan Eicher, Mario Botta ou encore Stanislas Wawrinka, la chemise edelweiss «habille des anonymes, voire – c’est la variante 2015 – des animaux de la ferme»2. Transition de l’USP à l’école. Un vendredi du mois de décembre, une dizaine d’élèves de Gossau, un village de l’Oberland zurichois, arrivent en classe vêtus de la-dite chemise. L’enseignante interprète ce choix ves-timentaire comme un geste d’exclusion, teinté de ra-cisme à l’égard des élèves étrangers, et interdit le port de ce vêtement dans ses cours. Désavouée par son di-recteur, elle admettra avoir réagi de manière excessive. «On peut bien porter le voile islamique, pourquoi pas la chemise edelweiss», demande un élève. En effet, pour-quoi pas? Peut-être pour cette raison-ci. «Nous voulions seu-lement montrer que nous aimons notre pays», dit un autre élève. À l’image d’une série de conseillers natio-naux UDC qui auraient arboré la chemise edelweiss durant une session parlementaire, afin de soutenir des jeunes patriotes pris dans un tourbillon médiatique si-milaire quelques mois auparavant3.

Voilà comment un objet devient un symbole. Lors-qu’on le charge d’une force politique. Nationaliste. Identitaire. Car on dit que la chemise edelweiss aurait été utilisée comme un étendard suisse brandi contre l’aigle à deux têtes albanais, qui s’affiche régulièrement dans les écoles suisses. La presse évoque même que des élèves originaires de pays de l’ex-Yougoslavie se seraient moqués de la musique folklorique que leurs camarades suisses écoutaient durant la pause de midi.La comparaison, la rivalité, font partie de l’apprentis-sage et du genre même de la vie sociale. On peut le déplorer – ou pas – mais on a aussi besoin de se définir «en contre», pour devenir un être qui (éventuellement) se connaît (un peu) et vit (bien) avec lui-même et les autres. Dans le fond, pourquoi cet «en contre» prend-il à notre époque une teinte identitaire si intense? Peut-être parce qu’au-delà de notre grégarisme naturel et de l’uniformisation imposée par notre époque, on cherche à exister, uniques, mais qu’on peine à incarner cette unicité. Parce que les frontières de l’humain sont de moins en moins claires. Parce que l’on fait dormir ses chiens dans des lits. Parce que l’on confond qui l’on est avec le hasard de son origine. Moi, mon identité, c’est mon humanité. Et vous? •

1 Pascale Bieri, «À quatre pattes sous le sapin», Le Matin, 19.12.20152 Yelmarc Roulet, «La chemise edelweiss est devenue la tenue qui dérange», Le Temps, 15.12.20153 «La chemise au motif d’edelweiss, symbole si pur, et si ambigu», Le Temps, 17.12.2015.

Sapin, edelweiss et autres symbolesSonya Florey, [email protected]