slavoj_zizek_l_interprete_d_un_monde_virtualise-39.pdf

Embed Size (px)

Citation preview

  • Slavoj Zizek, linterprte dun monde virtualis

    Thibault Isabel

    Slavoj Zizek est un philosophe inclassable. N en 1949, dorigine slovne, lauteur a

    crit des livres en Franais, en Allemand et en Anglais. Docteur en psychanalyse, il a

    enseign un temps paris VIII, avant de consacrer lessentiel de son temps aux Etats-Unis.

    Zizek est donc un polyglotte et un nomade : cest bien videmment ce qui rend son uvre

    aussi difficile apprhender et aussi htroclite, puisque ses influences multiples et

    internationales rendent sa pense rsolument trangre aux modes de chaque pays. Le

    personnage dconcerte galement par la diversit de ses centres dintrt : la psychologie,

    lhistoire de la philosophie, la politique, la culture, le cinma, etc. Il nest pas rare chez lui de

    trouver au dtour dun chapitre sur Hegel une allusion toujours rudite la dernire publicit

    qui fait fureur en Allemagne Enfin, Zizek puise ses ides des sources thoriques trs

    diffrentes : disciple fervent de Lacan, il doit par ailleurs beaucoup la grande tradition

    idaliste allemande (Hegel, Schelling), lcole de Francfort (Benjamin, Adorno) et aux

    cultural studies anglo-saxonnes, avec lesquelles il entretient un rapport amour/haine trs

    particulier. Ses parents furent dus par le titisme yougoslave ; lauteur en tira le dsir de

    rvler un ailleurs idologique, fortement ancr gauche, mais clairement distinct du

    communisme. La pense de Zizek nest pas de celles quon apprhende facilement, mais

    certains de ses livres, traduits rcemment en Franais, se rvlent dune lecture plus abordable

    pour le lecteur qui ne serait pas familier de ses ides. Ils constituent un point daccroche

    stimulant pour tenter dintroduire son uvre, notamment autour du problme de la

    virtualisation de nos socits.

    Bienvenue dans le dsert du rel

    Lun des axes de la rflexion de lauteur fut en effet depuis ses dbuts larticulation du

    Rel et du Virtuel. Dans une perspective lacanienne, Zizek distingue dabord le Rel du

    Symbolique : le Rel est toujours cet inaccessible qui nous chappe (pas si loign, dans le

  • fond, de lEtre heideggrien), tandis que le Symbolique dsigne pour simplifier lordre

    idologique et inconscient qui nous structure notre insu (il est lexpression de notre

    inscription dans lAutre, incarn exemplairement par le langage : la structure mme de notre

    esprit est en effet toujours dtermine pour une large part par la structure de la langue

    travers laquelle nous advenons la pense, de mme que par les codes en gnral qui

    structurent notre socit). Enfin, au Rel et au Symbolique vient sajouter la sphre de

    lImaginaire, o prennent forme tous nos fantasmes individuels et collectifs : lImaginaire ne

    vient pas structurer le monde des phnomnes, comme le Symbolique, mais lui substitue

    plutt un monde parallle dstructur (il nest pas le monde sensible de Platon, mais plutt

    limage du sensible cest--dire limage dune image , une sorte de simulacre dress

    devant le monde des phnomnes pour nous viter dtre confront lui, davoir

    linterprter rigoureusement : lImaginaire entre en scne lorsque nous laissons des images

    inconscientes non-perlabores guider notre raison, comme dans les thories du complot,

    affirme Zizek, o on dlivre une interprtation idologique fantasmatique dun problme au

    lieu de porter sur lui un jugement rationnel).

    Le monde postpolitique, postmoderne et nihiliste des dmocraties librales

    contemporaines serait en fait la proie dune chute spectaculaire dans lImaginaire, travers

    une virtualisation gnralise de nos modes de vie. On trouve aujourdhui sur le march de

    nombreux produits dont ont t limines les proprits malignes : caf sans cafine, crme

    sans matire grasse, bire sans alcool Et la liste continue : pourquoi pas une partie de

    jambes en lair virtuelle, une guerre sans guerre, comme Colin Powell la propos dans sa

    doctrine de la guerre sans victimes (de notre ct, bien sr) ? La politique sans politique,

    comme on la redfinit actuellement en la rduisant un art de lexpertise administrative ? Et

    pourquoi pas, comme le conoit aujourdhui le multiculturalisme libral et tolrant,

    lexprience de lAutre, mais priv de son Altrit (cet Autre idalis qui danse de faon

    fascinante, nourrit une approche cologique, saine et holiste de la ralit, dans lequel un

    phnomne comme celui des femmes battues na plus cours) ? 1 Mais, du coup, cest bien

    des non-personnes, des non-cultures et des non-vnements que nous sommes tous

    perptuellement confronts, puisque nous navons jamais face nous que des fantasmes, des

    constructions imaginaires ou, du moins, des tres et des choses dont nous ne concevons plus

    quils puissent entretenir la moindre interaction concrte avec notre existence (ce qui

    1 Bienvenue dans le dsert du rel, trad. de F. Thron, Flammarion, Paris 2005, pp. 30-31.

  • constitue encore une manire de relguer ces tres et ces choses dans le domaines de

    lImaginaire, en les dconnectant l encore de toute interprtation rationnelle et symbolique).

    Il nous manque en effet aujourdhui linscription dans un rapport responsable aux

    phnomnes, apte structurer notre vision de la vie : accder au Symbolique ncessiterait de

    dfinir un Autre de nous-mmes, un monde extrieur avec lequel entrer rellement en contact

    pour donner un sens notre action. Mais lAltrit vritable fait dfaut, dans nos

    reprsentations collectives (celle du caf ou du tabac, par exemple, qui nous contrarieraient en

    malmenant notre sant, et que nous chassons de nos vies coups de lois hyginistes, ou

    encore celle des peuples trangers, qui nous contrarieraient en ne partageant pas notre culture

    et nos valeurs, et que le multiculturalisme libral idalise pour oblitrer leur Diffrence). Or,

    dans un monde imaginaire o tout semble se fondre pacifiquement en moi, je ne trouve tout

    simplement plus rien faire ou penser : do le nihilisme du monde virtualis. La ralit

    virtuelle ne fait que gnraliser ce principe qui consiste offrir un produit vid de sa

    substance, priv de son noyau de rel, de rsistance matrielle : tel le caf dcafin qui a le

    got et lodeur du caf sans en tre vraiment, la ralit virtuelle est une ralit qui ne lest pas

    vraiment. Arrivs la fin de ce processus de virtualisation, nous commenons alors

    percevoir la "vraie ralit" elle-mme comme une entit virtuelle. Pour le grande majorit des

    gens, les explosions du World Trade Center sont des vnements qui ont eu lieu la

    tlvision : un dfil, mille fois rpt, de gens terroriss courant devant la camra dans le

    nuage de poussire gant des tours qui seffondrent, une manire de cadrer limage qui ne

    peut pas ne pas voquer les scnes des films catastrophes. 2

    Pourtant, les attentats du 11 septembre nont-ils pas prcisment marqu en mme

    temps pour les Amricains (et les Occidentaux) un arrachement brutal leur monde

    imaginaire tranquille et consumriste ? Tout en sinscrivant dans la sphre de lImaginaire, les

    attaques terroristes ne lont-elles pas surcharge , comme une machine lectronique se

    trouve elle-mme court-circuite suite un afflux massif et inattendu dnergie ? La

    prtendue terreur intgriste nest peut-tre de ce point de vue quune expression dtourne de

    la passion du rel. Zizek tablit ici un parallle avec la situation idologique de laprs-68 :

    Leffondrement du mouvement contestataire tudiant de la nouvelle gauche, au dbut des

    annes 1970, fut notamment relay par le terrorisme de la Fraction arme rouge (le gang

    Baader-Meinhof et consorts). Lchec du mouvement tudiant avait dmontr que les masses

    taient immerges dans le consumrisme et lapolitisme, tel point que ni lducation ni la

    2 Ibid., p. 31.

  • prise de conscience classiquement politiques ne pouvaient les rveiller : il fallait une

    intervention plus violente pour leur ouvrir les yeux, les gurir de leur insensibilit

    idologique, les sortir de leur consumrisme hypnotique. Seules des interventions violentes et

    directes ( savoir des attentats dans les supermarchs) pouvaient changer la donne. La terreur

    intgriste actuelle, un niveau diffrent, ne relve-t-elle pas du mme phnomne ? Son but

    nest-il pas aussi de nous sortir, nous, citoyens dOccident, de notre engourdissement, de notre

    conditionnement idologique quotidien ? 3

    A cet gard, leffondrement des tours du World Trade Center a peut-tre t le vecteur

    de notre irruption collective dans le dsert du rel . Cette expression est tire du film

    Matrix : elle est utilise lorsque Morpheus explique No quil vient de sortir du monde

    illusoire cr par les machines. Pour maintenir les humains en esclavage, un ordinateur gant

    a t cr par les robots qui nous asservissent, de manire nous faire vivre dans une ralit

    virtuelle paisible que nous prenons pour la vraie ralit. Mais le hros trouvera le moyen de se

    dconnecter de la Matrice, de voir le monde tel quil est vraiment (un amas de dcombres), et

    cest alors quon lui dira : Bienvenue dans le dsert du rel . Les attentats du 11 septembre

    nont donc peut-tre pas tant t une simple rptition en vrai des films hollywoodiens

    grand spectacle que le choc traumatique par lequel notre environnement imaginaire lui-mme

    sest effondr avec les tours, et o, lespace dun instant, les Occidentaux ont vu leur monde

    tel quil est vraiment : en ruine. Car cest au moment o nous avons vu sur les crans de

    tlvision leffondrement des deux tours quil est devenu possible de saisir le caractre faux

    des missions de tl-ralit : mme si ces missions sont "pour de vrai", il nen reste pas

    moins que les participants "jouent", quand bien mme ils ne jouent qu tre eux-mmes. 4

    Par leur ampleur, en fait, les vnements du 11 septembre ont dcrdibilis dune certaine

    manire tout le reste de notre univers mdiatique, fond sur le rgne du simulacre A ce

    moment, en effet, le simulacre gigantesque que constituaient les attentats (sorte de magistrale

    machination apocalyptique tout droit tire dun James Bond) prenait une telle couleur de

    ralit que tous nos autres simulacres ordinaires (la soi-disant tl-ralit , par exemple),

    devenaient ostensiblement caduques et drisoires, et que nous pouvions prendre conscience

    du fait que cest lessentiel de notre rapport au monde qui seffectue sur le mode de la

    virtualit, du spectacle. Qui, au demeurant, na pas consciemment pens devant son tlviseur,

    ce jour-l : Cest comme dans un film ! ?

    3 Ibid., pp. 28-29.

    4 Ibid., p. 32.

  • Mais il nempche indniablement que les attentats ont t trs vite rcuprs par le

    pur spectacularisme virtualisant des mdia, et que llectrochoc cens nous ramener au rel

    naura t que de courte dure. Toute lentreprise de George W. Bush a dailleurs trs vite

    consist replonger les Etats-Unis dans les fantasmes de lImaginaire, en tablissant ce

    fameux axe du Mal qui permettait de rintgrer les vnements dans le cadre rassurant,

    finalement, de la ralit telle quelle nous apparat au cinma (celle des gentils qui luttent

    contre les mchants).

    Une tendance au scepticisme et au doute commence nanmoins germer, dans les

    populations, mme si elle prend une forme paranoaque qui lempche de renouer

    authentiquement avec le rel, mais substitue plutt un rve cauchemardesque un rve

    idyllique (le processus est un peu le mme que lorsquon rve quon se rveille : un moment

    o lesprit est troubl et sent quil devrait se rveiller, un rve de rveil se met en place pour

    nous faire dormir encore un peu). Le cas de Matrix nest dailleurs pas isol : on voit poindre

    rgulirement Hollywood, ces derniers temps, des films dans lesquels notre environnement

    nous apparat progressivement comme un univers spectral, dralis : Le dernier fantasme

    amricain paranoaque est celui dun individu habitant une petite ville idyllique de Californie

    un paradis consumriste , et qui commence avoir des soupons sur la ralit du monde

    dans lequel il vit ; il le suspecte de plus en plus de se rduire un spectacle mis en scne dans

    lunique but de le convaincre quil vit dans le monde rel, alors que tous les gens autour de lui

    ne sont en fait que les acteurs ou les figurants dun gigantesque spectacle. The Truman Show

    (1998), de Peter Weir, avec Jim Carrey dans le rle dun modeste employ municipal

    dcouvrant peu peu la vrit, en est le plus rcent exemple : sa ville natale se rvle ntre

    quun plateau de tl gant, o des camras enregistrent ses faits et gestes partout. 5

    Dans les annes 1960, Roland Barthes soutenait que le cinma produit un effet de

    rel : il nous prsente une fiction, qui, au moment o nous la voyons (pendant la dure de la

    projection, tant que nous sommes absorbs par lhistoire), nous donne immanquablement

    limpression dtre relle. Avec les attentats du 11 septembre, on a affaire au processus

    inverse : ici, cest le rel lui-mme qui, afin dtre soutenu, doit tre peru sur le mode de la

    fiction, comme un spectre cauchemardesque et irrel. Cette irruption du rel dans notre

    univers mental nous a oblig ramnager le scnario qui nous permettait de rendre

    compte en fantasme du cours du monde, mais na pas suffi nous faire comprendre

    vritablement et existentiellement que tout ceci ntait pas un film et que ce nest donc pas

    5 Ibid., p. 33.

  • non plus en ragissant comme dans un film catastrophe quon pourra rellement rgler les

    problmes

    Plaidoyer en faveur de lintolrance

    Lessor de la virtualisation du monde postmoderne a aussi bien entendu des

    consquences importantes sur notre rapport la politique. Dans la post-politique, le conflit

    entre des visions idologiques globales incarnes par diffrentes parties en lutte pour le

    pouvoir se voit remplac par la collaboration entre technocrates clairs (conomistes, experts

    s opinion publique) et tenants du multiculturalisme libral ; travers le processus de

    ngociation des intrts, un compromis est atteint sous la forme dun consensus plus ou moins

    universel. 6 Cest dans cet esprit que les partisans du New Labour de Tony Blair (ou encore

    de bien des partis franais) soutiennent par exemple quil ne faut pas avoir da priori

    idologique, mais quil sagit plutt de prendre toutes les bonnes ides, do quelles

    viennent, et de les appliquer pragmatiquement. Comment dterminer alors ce que sont les

    bonnes ides ? La rponse revient comme une litanie : ce sont celles qui marchent. Or, le

    rle de la politique ntait pas seulement traditionnellement de faire fonctionner les choses au

    sein de la trame sociale existante, mais dtablir ou de modifier la trame mme qui dtermine

    la manire dont fonctionnent les choses ; tandis que si lon se contente dappliquer les ides

    qui marchent , on ne change rien la structuration globale du systme (au cadre libral

    mondialis, en loccurrence). Prtendre quune ide ne marche pas revient alors seulement

    dire que telle ide nest pas compatible avec le systme institu, et rejeter par consquent

    toutes les perspectives qui pourraient revtir un caractre rellement politique (ou

    contestataire). Un dfenseur typique du libralisme aujourdhui met dans le mme panier les

    protestations des ouvriers contre les atteintes portes leurs droits et linsistance des

    idologues de droite sur la fidlit lhritage culturel occidental : il les envisage ensemble

    comme de dsolants remugles de l"ge de lidologie" ayant perdu toute pertinence dans le

    paysage post-idologique contemporain. 7 L encore, toute notion de cadre symbolique

    disparat au profit dune virtualit imaginaire o le sens et la possibilit de laction font

    dfaut.

    Cest en effet le drame de la vie politique actuelle que le rapport au rel quon voit

    notamment se manifester dans les rpercussions proprement humaines et sociales des

    6 Plaidoyer en faveur de lintolrance, trad. de F. Joly, Climats, Castelnau-le-Lez 2004, p. 39.

    7 Ibid., p. 42.

  • mcanismes conomiques soit confin dans les marges du discours ambiant, dans une sorte

    de no mans land mdiatique. Face des phnomnes pourtant vidents, seuls les partis

    considrs comme marginaux peuvent encore reconnatre la trace du rel, tandis que les partis

    en place restent prisonniers dun canevas qui les empche dmettre toute ide en

    contradiction trop flagrante avec la doxa dominante : aux Etats-Unis, lorsque Wall Street

    ragit ngativement la baisse du taux de chmage, le seul tablir le constat vident que ce

    qui est bon pour le Capital nest manifestement pas bon pour la majorit de la population fut

    Buchanan. Loin du vieux dicton selon lequel lextrme droite dit ouvertement ce que pense la

    droite modre, sans oser le formuler en public (le fait daffirmer ouvertement son racisme, la

    ncessit dune autorit forte et de lhgmonie culturelle des "valeurs occidentales", etc.),

    nous nous dirigeons donc vers une situation o lextrme droite dit ouvertement ce que la

    gauche modre pense secrtement, sans oser le formuler en public (la ncessit de mettre un

    terme la libert du Capital). 8 Il a souvent t relev que, en dpit de leur haine dgote

    de Buchanan aux USA, de Le Pen en France ou de Haider en Autriche, mme les gens de

    gauche ressentent une forme de soulagement leur apparition finalement, au beau milieu du

    rgne aseptis de ladministration post-politique des affaires publiques, il en reste pour

    ressusciter une vritable passion politique de la division et de la confrontation, une croyance

    engage dans les enjeux politiques, bien que dans une forme rpulsive dplorable 9

    Il nous manque bien par consquent en Occident un rapport authentique lAltrit

    idologique. Et cest pourquoi Zizek sen prend aussi frocement lidologie

    multiculturaliste librale de la tolrance : non pas parce quil mprise les cultures trangres

    (lauteur, rptons-le, est trs fortement marqu gauche), mais parce que cette idologie de

    la tolrance, pousse lextrme, finit par niveler toutes les ides quelles portent ou non

    sur les questions ethniques, dailleurs , et produit un monde totalement dsidologis. Le

    multiculturalisme, naturellement, est la forme idale de lidologie de ce capitalisme

    plantaire, lattitude qui, dune sorte de position globale vide, traite chaque culture locale la

    manire du colon traitant une population colonise comme des "indignes" dont les murs

    doivent tre prcautionneusement tudis et "respects". 10

    Quant lide selon laquelle la

    tolrance serait au contraire un frein au dveloppement du capitalisme, Zizek la rfute en

    bloc : Les dfenseurs de la libert sexuelle pensrent longtemps quune rpression sexuelle

    monogamique tait ncessaire la survie du capitalisme nous savons maintenant que le

    8 Ibid., p. 14.

    9 Ibid., p. 65.

    10 Ibid., p. 74.

  • capitalisme peut non seulement tolrer, mais aussi inciter activement et exploiter des formes

    de sexualit "perverse", sans mentionner la permissivit et la complaisance pour toute forme

    de promiscuit. 11

    Lidologie de la tolrance convient trs bien en fait un systme

    dpolitis et virtualis o chacun, nous dit-on, a le droit et mme le devoir de penser ce

    quil veut ; de la sorte, plus personne na larrive la jouissance effective de penser

    publiquement, puisque, sitt quil formule une ide, on laccuse dtre intolrant et de

    vouloir imposer ses opinions . Il ny a plus alors effectivement qu se soumettre lordre

    en place (hgmonique, mais transparent), grer et administrer lEtat en adhrant, sans a

    priori idologique , ce qui marche .

    Dans un tel contexte, on se doute que ceux qui voudraient sopposer au conformisme

    gnralis des mdia et rintroduire des valeurs ne sont pas les bienvenus. Toute entorse au

    dogme bien pensant de lhyper-tolrance nihiliste se doit dtre svrement rprime. Zizek

    rappelle au passage que la condamnation du totalitarisme a souvent servi relguer dans le

    champ du hors politique toutes les ides qui se rvlaient impossibles intgrer au systme

    institu12

    . Il concde aussi que laccusation de fascisme a t frquemment employe

    dune manire trs largement abusive, servant disqualifier des ides qui, parce quelles

    taient exploites par des rgimes objectivement monstrueux, devenaient comme

    contamines par le Mal13

    .

    Au sein dune socit aussi aseptise, do tout enjeu politique finit par tre exclu, le

    risque est pour les populations de se laisser aller de plus en plus l interpassivit . Lorsque

    le monde est virtualis et que plus rien na de sens, en effet, les hommes renoncent

    progressivement toute forme dinteractivit avec le rel. Zizek illustre ses propos en faisant

    rfrence au canned laughter amricain (ce quon appelle chez nous le rire en bote , cest-

    -dire le rire pr-enregistr intgr dans la bande sonore des sries tls comiques). Quand on

    regarde une telle srie, le paradoxe est quon ne rie jamais vraiment. On rentre chez soi

    fatigu, le soir, aprs une dure journe de travail, et lon sallonge dans le canap pour ne plus

    penser rien. Il nous faut alors un divertissement, drle, mais pas trop (car notre attention

    serait alors excessivement sollicite). Pour notre plus grand soulagement, la srie livre donc

    un rire pr-enregistr, qui nous pargne mme la peine de nous esclaffer. Lenvers de mon

    interaction apparente avec la tlvision est cette situation o lobjet lui-mme sapproprie

    ma propre raction passive de satisfaction (ou dennui, ou de rire), men prive, de sorte que

    11

    Ibid., p. 93. 12

    Sur la question des (ms)usages du vocabulaire politique, cf. Vous avez dit totalitarisme ?, Editions

    Amsterdam, Paris 2004. 13

    Plaidoyer en faveur de lintolrance, op. cit., pp. 26-27.

  • cest lobjet lui-mme qui prend plaisir au spectacle ma place []. 14 A en croire de

    rcentes enqutes amricaines, mme la pornographie fonctionnerait de plus en plus de

    manire interpassive, dsormais. Les films classs X ne servent plus en premier lieu exciter

    lutilisateur dans son activit solitaire de masturbation : il suffit gnralement aux spectateurs

    de regarder lcran sur lequel a lieu laction, cest--dire dobserver comment les autres

    prennent du plaisir leur place, pour en tirer de la satisfaction.

    Si nous voulons viter de voir cet tat dinterpassivit se substituer ltat

    dinteractivit avec les choses dont nous avons besoin pour tre vraiment heureux, nous

    devons donc avoir la force de rhabiliter lintolrance, strictement dfinie comme la capacit

    poser des ides, affirmer des convictions, dans un monde qui ne veut plus en avoir. Zizek

    se rfre pour cela Nietzsche, pour qui la vie ne vaut dtre vcue que dans son excs mme,

    lorsque lexistence se projette vers un ailleurs pour lequel elle serait prte sacrifier sa survie

    biologique (et que cette finalit se nomme libert, honneur, dignit, autonomie, etc.). Cest

    encore le sens du paradoxe du courage formul par Chesterton : Un soldat encercl par

    lennemi, sil veut sen sortir, se doit dallier un fort dsir de vie et une trange indiffrence

    la mort. Il ne doit pas trop sagripper la vie et succomber ainsi la lchet : il ne russira pas

    schapper. Il ne doit pas tre trop press de mourir non plus : il nen rchappera pas. Il doit

    rechercher la vie avec un esprit dindiffrence furieuse son gard ; il doit tre assoiff de

    leau de la vie et tre prt pourtant ce que ce soit le vin de la mort qui tanche sa soif. 15

    Ceux qui se vautrent dans la virtualit, dit Zizek, qui sabment dans linterpassivit et tolrent

    toutes les ides pour ne plus avoir penser, ceux-l finissent dans un monde supervis o

    certes nous vivons en toute scurit, sans souffrance, mais aussi dans un monde assommant

    dans lequel, pour lamour de son but mme une longue vie hdoniste , tous les plaisirs

    rels sont interdits ou svrement assujettis au contrle (cigarettes, stupfiants,

    nourriture). 16

    Le monde post-politique hyperrel et virtualis nest somme toute que le monde du

    dernier homme

    Bibliographie slective :

    14

    La subjectivit venir, trad. de F. Thron, Climats, Castelnau-le-Lez 2004, pp. 28-29. 15

    Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxy, Ignatus Press, San Francisco1995, p. 9. 16

    Bienvenue dans le dsert du rel, op. cit., pp. 136-137.

  • Bienvenue dans le dsert du rel, trad. de F. Thron, Flammarion, Paris 2005

    Plaidoyer en faveur de lintolrance, trad. de F. Joly, Climats, Castelnau-le-Lez 2004

    Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (ms)usages dune notion, Editions

    Amsterdam, Paris 2004

    La subjectivit venir, trad. de F. Thron, Climats, Castelnau-le-Lez 2004