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Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 1985 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 10 déc. 2020 18:20 International Review of Community Development Revue internationale d’action communautaire Système politique intégrationniste et identité culturelle Cultural Identity and the Integrationist Political System Sistema político integracionista e identidad cultural Robert Vachon Migrants : trajets et trajectoires Numéro 14 (54), automne 1985 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1034521ar DOI : https://doi.org/10.7202/1034521ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Lien social et Politiques ISSN 0707-9699 (imprimé) 2369-6400 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Vachon, R. (1985). Système politique intégrationniste et identité culturelle. International Review of Community Development / Revue internationale d’action communautaire, (14), 177–186. https://doi.org/10.7202/1034521ar Résumé de l'article Sans chercher à condamner en bloc, ni le système mondial dans lequel nous vivons, ni toute action ou même politique d’intégration culturelle, l’auteur, dans une première partie, cherche 1) à prendre conscience, un peu plus, de la nature du système (humanisme, norme mondiale, mégamachine), 2) de son caractère intégrationniste incompatible avec les cultures, 3) à partir d’un exemple pris du domaine politique : l’État-nation moderne. Dans une seconde partie, il examine 1) ce que l’on peut faire devant un tel état de choses : comment s’émanciper d’un système politique intégrationniste, tout en étant, forcément, à l’intérieur de lui, 2) en ayant soin de l’illustrer par quelques exemples bien concrets, pris de la pratique politique du Centre Interculturel Monchanin de Montréal.

Système politique intégrationniste et identité culturelle · Revue internationale d’action communautaire ... pris de la pratique politique du Centre Interculturel Monchanin de

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Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 1985 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 10 déc. 2020 18:20

International Review of Community DevelopmentRevue internationale d’action communautaire

Système politique intégrationniste et identité culturelleCultural Identity and the Integrationist Political SystemSistema político integracionista e identidad culturalRobert Vachon

Migrants : trajets et trajectoiresNuméro 14 (54), automne 1985

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1034521arDOI : https://doi.org/10.7202/1034521ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Lien social et Politiques

ISSN0707-9699 (imprimé)2369-6400 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleVachon, R. (1985). Système politique intégrationniste et identité culturelle.International Review of Community Development / Revue internationale d’actioncommunautaire, (14), 177–186. https://doi.org/10.7202/1034521ar

Résumé de l'articleSans chercher à condamner en bloc, ni le système mondial dans lequel nousvivons, ni toute action ou même politique d’intégration culturelle, l’auteur,dans une première partie, cherche 1) à prendre conscience, un peu plus, de lanature du système (humanisme, norme mondiale, mégamachine), 2) de soncaractère intégrationniste incompatible avec les cultures, 3) à partir d’unexemple pris du domaine politique : l’État-nation moderne.Dans une seconde partie, il examine 1) ce que l’on peut faire devant un tel étatde choses : comment s’émanciper d’un système politique intégrationniste, touten étant, forcément, à l’intérieur de lui, 2) en ayant soin de l’illustrer parquelques exemples bien concrets, pris de la pratique politique du CentreInterculturel Monchanin de Montréal.

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Système politique intégrationniste et identité culturelle

R. Vachon

Notre recherche-action sociale et communautaire dans le domaine « Migrations-cultures » ne saurait se faire in abstracto. Nous vivons dans une société et un système mondial profondément intégrationnistes, qui se sont érigés en absolus pour tous les peuples. La première préoccu­pation de cette société est l'intégra­tion de toutes les cultures au système ainsi qu'à la culture qui l'a engendré. Elle cherche non seule­ment à ce que chacune soit dans le système mais qu'elles soient du système (« mainstreaming »). Elle pousse même l'insidiosité jusqu'à s'imposer, quitte ensuite à se décla­rer indispensable. Non seulement les politiques d'immigration et de relations interculturelles des États-nations modernes vont-elles dans ce sens, mais aussi une grande par­

tie des revendications culturelles, même de la part des « élites » pro­venant des différentes cultures.

Or j'aimerais ici ouvrir une brè­che dans le système, en posant la question suivante : « notre recherche-action doit-elle toujours consister à trouver des moyens pour que les cultures soien* du système ? Peut-elle parfois travailler à créer un climat et des lieux où des com­munautés culturelles puissent vivre à l'intérieur du système (comment pourraient-elles faire autrement ?) mais sans être du système ? Est-ce réalisable? Comment?

Il ne s'agit pas ici de condam­ner en bloc le système ou toute action et même toute politique d'in­tégration culturelle, mais, dans une première partie, de 1) prendre conscience, un peu plus, de la

nature du système, 2) de son carac­tère intégrationniste incompatible avec les cultures, 3) à partir d'un exemple pris du domaine politique : l'État-nation moderne. Dans une deuxième partie, voir un peu 1) ce que l'on peut faire devant un tel état de choses : comment s'émanciper d'un système politique intégration­niste tout en étant à l'intérieur de lui, 2) en ayant soin de l'illustrer par quelques exemples, pris de la pra­tique du Centre Interculturel Mon-chanin (CI.M.) à Montréal.

Nature du système mondial Il faut y distinguer trois dimen­

sions, que l'on retrouve générale­ment ensemble, mais qu'il ne faut surtout pas confondre : le nouvel humanisme de la civilisation moderne, la civilisation mondiale et

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178 universelle, le complexe technolo­gique : la mégamachine.

Le nouvel humanisme de la civilisation moderne

Comme toute culture, la culture moderne a son propre mythe1

englobant. Il se présente sous des visages généreux et ouverts : la libé­ration, la justice sociale, le progrès, le développement, la modernité, les droits de l'homme, l'égalité des chances, la démocratie, la société multiculturelle-interculturelle-transculturelle, la nouvelle civilisa­tion, la société organisée sur des causes objectives et techno­scientifiques, etc.

Elle a bien soin de se distinguer de ses égarements : v.g., la bureau­cratie, la technocratie, l'injustice sociale entre riches et pauvres, le productivisme inhumain et anti­écologique, la société de consom­mation, le rationalisme, la matéria­lisme, etc.

Cette culture se présente comme un système perfectible et humanisable, mais toujours à l'in­térieur de ses propres paramètres et de sa propre anthropologie.

On a beau en faire la critique et même ne pas la vouloir pour soi-même, mais on ne saurait lui refu­ser le droit relatif d'exister et de se faire connaître.

La civilisation normativement mondiale et universelle

Mais le système va plus loin. Il

se présente, consciemment, comme la nouvelle civilisation mondiale, uni­verselle. Non pas seulement au sens où l'on trouve cette culture dans la plupart des pays du monde, mais au sens où l'humanité aurait évolué et serait entrée dans une nouvelle ère de civilisation et de développement : la civilisation moderne, technologique.

Non seulement toutes les cul­tures doivent-elles composer avec elle et s'y ajuster, mais elles doivent toutes l'embrasser, la manger, la digérer, l'assimiler, en faire au moins une dimension constitutive sinon la base même de leur vie ; en un mot, l'intégrer2.

Il s'agirait d'une évolution iné­luctable, au sens qu'il faut non seu­lement être dans le système, mais du système. De même que l'homme serait passé du stade « primitif » de cueilleur-chasseur à celui plus évo­lué d'agriculteur et de là au stade de la civilisation urbaine (progres­sant de la monarchie à la démocra­tie, de l'empire à l'État-nation), de même il serait en train maintenant de passer au stade de la civilisa­tion démocratique et technologique moderne, de la civilisation intercul­turelle, transculturelle, globale, mondiale.

Cette civilisation serait considé­rée non seulement comme le con­texte nouveau et universel, mais comme la norme universelle de la bonne vie pour tous les peuples. Une norme fondée sur* la nature humaine universelle.

Cette civilisation est certes née en Occident, mais ce serait un acci­dent historique, car il s'agirait, au fond, d'une évolution normale de l'être humain. À ceux qui objectent qu'il s'agit là d'occidentalisation sous le couvert de la modernisation, on répond qu'il s'agit là de valeurs humaines objectives, scientifiques, universelles, basées sur la nature humaine universelle et que l'Occi­dent n'en est qu'une matrice et qu'une forme parmi tant d'autres

en train d'émerger. Il s'agirait du fait scientifique de la techno-évolution de l'humanité3.

Mais lorsqu'on s'enquiert, par contre, sur la nature et les valeurs universelles de cette nouvelle civi­lisation mondiale, on a vite fait de s'apercevoir de ses liens très inti­mes avec la culture occidentale. Liens qui sont plus profonds, en tout cas, avec cette dernière qu'avec les autres civilisations.

Le complexe technologique : la mégamachine

Ce qui complique la situation, c'est que ce système n'est pas seu­lement une idéologie, mais un fait massif qui a ses lois propres, qui échappe au contrôle de l'homme. Ce n'est plus un outil neutre dont on pourrait faire un bon ou mau­vais usage ou qu'on pourrait con­vertir au service de l'humanité. Il s'agit d'une mégamachine, non humanisable, qu'on ne peut sau­ver. Un fait historique encore diffi­cile à décrire, dont on commence à peine à prendre conscience, et qui constitue une véritable muta­tion dans l'histoire humaine4. Il ne s'agit pas ici des égarements idéo­logiques et éthiques de l'huma­nisme moderne, autant de choses qu'on peut changer, mais d'un fait historique, inéluctable pour plu­sieurs, dans le sens qu'ils sont obli­gés de composer avec lui. Il ne s'agit plus du totalitarisme d'un homme, d'une communauté ou d'une cul­ture, mais d'un système où tout n'est pensé, défini et organisé qu'en fonc­tion de lui-même. Tout devient méca­nisé, objet de « social engineering » au point où la vie est vidée de sa substance. Il y a des individus, des objets, des unités-standards, mais il n'y a plus de personnes, ni de cul­tures, sauf théoriquement, nomina­lement. C'est un système non seu­lement anti-culturel, mais anti­humanité, anti-cosmos. Et on ne peut le transformer au service des cultures, de l'humanité, du cosmos.

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Il s'impose à nous et on doit vivre avec.

Son caractère intégrationniste

Est-il compatible avec l'identité culturelle ?

Ce système mondial est-il com­patible avec l'identité culturelle des peuples ? Si l'on fait abstraction de ses dimensions de mégamachine, de norme universelle et de ses éga­rements éthiques, il n'y a pas d'in­compatibilité existentielle entre ses traits positifs et les traits positifs des cultures traditionnelles, même s'il y a parfois des incompatibilités logiques.

Il y a, alors, possibilité de dia­logue entre cultures traditionnelles (occidentale incluse) et culture moderne. Cette dernière n'est donc pas une menace à l'identité cultu­relle des peuples, même si, parfois, elle peut être pour les premières une interpellation, par le simple fait de son existence.

Sous cet aspect, le système n'exige pas que les cultures soient, ou dans le système, ou du système. Le pluralisme culturel est alors pos­sible. En effet, ce dernier ne consiste-t-il pas à accepter des systèmes de vie, de pensée et d'ac­tion qui sont radicalement différents et même parfois logiquement incompatibles?

Toutefois, si l'on considère ce système mondial en tant que civi­lisation normativement mondiale ou

encore en tant que mégamachine non humanisable, l'incompatibilité entre celui-ci et tes cultures tradi­tionnelles n'est pas seulement logi­que, mais existentielle. Il est alors essentiellement, de par sa nature, destructeur des identités culturel­les, même lorsqu'il se présente sous des dehors de respect des cultu­res et de leurs matrices culturelles, de lutte contre la discrimination, de droits de l'homme et d'égalité des chances, de multiculturalisme et d'interculturalisme, comme c'est souvent le cas.

Ici, pas de dialogue possible. Parler de pluralisme culturel au sein de ce système mondial n'a guère de sens.

Peut-on s'y intégrer sans se désintégrer ?

Par intégration, j'entends ici évi­demment plus qu'un simple ajus­tement (voir plus haut p. 2 et la note 2).

L'intégration au système sans désintégration de sa propre iden­tité culturelle est possible lorsqu'il s'agit d'intégration au nouvel huma­nisme (encore qu'il faille être sur ses gardes comme nous l'explique­rons plus loin). Cependant, c'est impossible lorsqu'il s'agit d'intégra­tion à la civilisation normative et à la mégamachine.

De plus, étant donné que l'hu­manisme moderne est générale­ment utilisé, en fait, comme attrait par l'idéologie mondiale et la méga­machine pour tout transformer à son image, il serait naïf de ne pas être sur ses gardes face à toute politi­que et action d'intégration au système, et d'apprendre à en dépis­ter l'intégrationnisme destructeur de l'identité culturelle.

La culture n'est pas un vêtement

Les personnes qui proviennent d'une culture d'origine radicalement différente de la culture moderne ont beau être fascinées par cette société

et ne pas toutes avoir la même détermination quant au maintien de leur culture d'origine, elles courent le risque très grave, ce faisant, de se retrouver aliénées avec une iden­tité d'emprunt. La culture n'est pas un vêtement qu'on peut échanger contre un autre. Et même lorsqu'on veut se faire une identité intercul­turelle qui prenne le meilleur de deux cultures, on ne saurait don­ner priorité à l'autre culture (dans ce cas, la culture moderne) sans s'aliéner profondément, même lorsqu'il s'agit d'éléments positifs, fort compatibles avec sa propre cul­ture d'origine (compatibilité qui est loin d'être toujours le cas, surtout pour les cultures radicalement dif­férentes de la culture occidentale-moderne). Je dis cela sans rejeter la possibilité d'identités intercultu­relles organiques et naturelles, dans certains cas.

S'il en est ainsi d'une intégra­tion par rapport à l'humanisme occidental-moderne, combien plus avertis ne devrions-nous pas être par rapport à l'idéologie mondiale-universelle et à la mégamachine qui empruntent le visage innocent de l'humanisme moderne.

La politique d'ethnicité C'est ici qu'il y a lieu de noter

les dangers de la politique d'eth­nicité. Cette politique de la part de plusieurs communautés et, surtout, d'associations ethnoculturelles, qui sont plus attirées par la culture occidentale-moderne que par leur propre identité, est utilisée pour se faire du capital dans la société occidentale-moderne, sans toute­fois se soucier des effets possible­ment destructeurs de leurs actions sur leur propre identité culturelle et sur celle de leurs communautés.

Et quand cette politique d'eth­nicité est consciemment ou incons­ciemment ordonnée au système comme norme universelle et comme mégamachine, on n'a alors qu'un autre instrument du totalitarisme.

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Système politique intégrationniste et identité culturelle

180 Mais plus insidieux et plus dange­reux, car il se déguise sous l'attrait du respect des cultures.

Je ne parle pas ici du fait que l'appareil d'État est usurpé par une ethnie dominante au détriment des autres5, comme on le voit au Canada, au Québec et dans la plu­part des États-nations modernes. Mais de quelque chose de plus grave : les ethnies et cultures s'as­servissent volontairement à l'idéo­logie moderne et à la mégamachine. Elles détruisent ainsi leurs propres identités culturelles au nom du déve­loppement et du respect des cultures.

Le seuil de tolérance Il est évident que toute société

culturelle, occidentale-moderne incluse, a un seuil de tolérance qu'elle ne saurait dépasser par rap­port à l'acceptation de systèmes de pensée, d'action et de vie radica­lement différents. Et le seuil appa­raît d'autant plus bas que cette société se sent elle-même fragile quant à son avenir culturel.

Or ce ne sont pas les cultures radicalement différentes qui mena­cent présentement la culture occidentale-moderne dans son humanisme positif, mais l'idéolo­gie normative moderne et la méga­machine qu'elle a engendrées, ainsi que tous ses esclaves volontaires, de quelque groupe ethnoculturel qu'ils soient6.

La culture occidentale moderne

a donc tout avantage à s'allier ces cultures racicalement différentes (et vice-versa) pour s'émanciper du système et raffermir ses propres assises culturelles.

Néanmoins, l'idéologie et la mégamachine, se sentant mena­cées, ont vite fait, elles, de faire pas­ser la menace à son engin destruc­teur pour une menace à la culture occidentale moderne. Elle divise ainsi pour régner, au nom du seuil de tolérance. Pourtant, elle est pro­fondément intolérante de toute dif­férence, sauf nominale.

Système politique moderne et identité culturelle

Quel peut bien être le sens du pluralisme culturel à l'intérieur d'un système politique qui est basé exclu­sivement sur une culture occidentale-moderne (et son an­thropologie politique), sur la notion de souveraineté (pouvoirs pléniers), sur la conviction qu'il est la norme universelle de l'ordre social, et qui est en plus esclave et rouage plus ou moins volontaire d'une méga­machine inhumanisable qui stan­dardise toutes les différences culturelles ?

Il ne s'agit pas ici de s'opposer, dans un élan anti-moderniste et pro­traditionaliste, au système politique occidental-moderne dans ce qu'il a de positif. On ne saurait, en effet, lui en vouloir d'être fier de son pro­pre mythe englobant, de chercher à en découvrir la dimension univer­selle ou même de le rendre acces­

sible au monde entier. Mais de là à s'absolutiser, à se faire la norme obligatoire, à se confondre avec la mégamachine qu'il est devenu et à réduire la réalité sociale et poli­tique à lui-même, il y a un abîme.

Il s'agit plutôt de prendre cons­cience de son caractère de facto totalitaire, anti-culturel et non-humanisable, mais aussi de la rela­tivité du mythe positif qui l'a engen­dré, sans tomber toutefois dans le relativisme culturel. Il importe, par le fait même, de cesser de se lais­ser naïvement et servilement désin­tégrer culturellement, au nom du développement, de la démocratie, de la maîtrise de sa destinée, de l'égalité des chances, du multicul­turalisme et du pluralisme culturel. En effet, il s'agit bien d'un système politique à la fois homogénéisant et déculturant, pour toutes les cul­tures (occidentale et moderne incluses).

État-nation : priorité du fonctionnel sur l'organique

L'institution de l'État-nation, comme elle a été créée par l'his­toire européenne et répandue dans le monde entier, est toujours vue comme le modèle de l'ordre politi­que et même de l'ordre social.

On peut critiquer l'État-nation et dire qu'à très peu d'exceptions près, il s'agit d'une abstraction qui ne correspond pas aux sociétés naturelles, historiques, réelles, dont il est devenu la superstructure. En effet, la plupart des communautés ethno-culturelles vivent aujourd'hui dans des États-nations dont les fron­tières sont non historiques et non naturelles. Ce sont des créations arbitraires de l'homme. Ces États formellement « souverains », proté­gés par la Charte des Nations Unies de toute « interférence dans leurs affaires domestiques », font tous les efforts pour se présenter comme des nations au moyen d'un endoc­trinement scolaire et public (pen-

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sons seulement aux Jeux olympi­ques!), avec l'intention d'amalga­mer des sociétés qui incluent des tribus et des cultures radicalement différentes, en vue de former une société étatique homogène. C'est une société abstraite, qui fait vio­lence à l'ordre social pluraliste qu'est le nôtre, ordre qui se caractérise par les différences substantielles qui existent entre personnes, commu­nautés culturelles, visions et systè­mes de vie. On essaie de forcer ces différences dans un même moule standard, objectif, universel. Le résultat n'est pas un ordre vivant, mais une structure artificielle, dévi­talisée et paralysante des identités culturelles qui existent et qui émer­gent, et qui est maintenue par la force. Ces ordres apparents sont aussi asociaux que le chaos social où la seule chose qui compte c'est de n'en faire qu'à sa tête7.

On doit critiquer aussi le fait que cet État-nation s'arroge des pouvoirs pléniers de souveraineté sur la base d'un ordre légal qu'il a lui-même arti­ficiellement créé pour légitimer sa volonté arbitraire de pouvoir et de contrôle. Au nom de cette souve­raineté qu'il croit légitimer par ses théories d'évolution et de rapports de force, il refuse, par exemple, aux cultures autochtones leur identité culturelle propre, celle d'être des nations sans État, sans prétention de pouvoirs pléniers, fondées sur un ordre sociopolitique dont elles ne prétendent pas être les maîtres8. Mais, on doit surtout prendre conscience qu'aucun gou­vernement, aucune société, aucun peuple, ni l'humanité, ni Dieu, ne sauraient avoir de pouvoirs pléniers. Seule la réalité toute entière est souveraine.

Il reste cependant qu'une des grandes découvertes de la culture politique moderne a été de déve­lopper l'idée d'un ordre politique de type fonctionnel. Ce qui est posi­tif. Mais son plus grand malheur a été de lui donner priorité sur l'or­

dre politique organique, de subor­donner ce dernier au premier, de le manipuler à ses propres fins9, de s'en séparer et finalement, soit de s'y substituer, soit de les con­fondre. Avec cette conséquence qu'il ne pouvait prévoir que ce système politique fonctionnel s'est complè­tement détaché et est devenu une mégamachine dont le système poli­tique moderne lui-même, dans son ensemble, n'a plus le contrôle. Il est devenu non-humanisable, non-viable. Et nous sommes pris dans son engrenage.

Les conséquences pour l'iden­tité culturelle sont désastreuses. On peut en décrire ici quelques aspects.

Priorité de l'identité étatique sur les identités culturelles

Donnant toujours priorité à l'identité nationale de l'État (iden­tité fonctionnelle) sur les identités culturelles naturelles, le système politique finit par banaliser ces der­nières et par y substituer la citoyen­neté ; par exemple, on est d'abord canadien, français, belge, etc. Non seulement en vient-il à confondre société politique avec État-nation, mais à réduire la société civile et l'ordre social lui-même à l'État-nation et à son ordre fonctionnel. Ce der­nier prend une telle importance qu'il ne reconnaît comme réalité sociale et politique que celle qu'il a défi­nie comme telle : la terre ne peut plus exister que comme territoire et propriété, l'homme ne peut plus exister que comme payeur de taxes et citoyen ; l'Indien n'est que celui qui est défini comme tel par l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. On n'existe vraiment que lorsqu'on a un certificat de naissance, etc.

Les cultures politiques passent inaperçues

Les cultures politiques organi­ques qui souvent dépassent même les frontières de l'État-nation, pas­sent inaperçues. On ne parle plus que de relations entre États-nations

et non plus entre communautés poli­tiques organiques. Les nations autochtones deviennent des « mino­rités ethniques » de l'État-nation. Ce dernier n'accepte pas de sociétés organisées partielles en son sein. Il doit y avoir une société uniforme, tous égaux devant la loi, dans la sujétion commune. On ne parle plus de grandes ethnies africaines et de leurs organisations politiques tra­ditionnelles toujours vivantes : Dogons, Senoufo, Wolof, mais du Sénégal et du Mali. On ne parle plus des cultures et systèmes politiques organiques traditionnels du sous-continent indien : des panchayats, jatis, etc., mais de cette structure fonctionnelle : l'État-nation de l'Inde.

Pas intéressé à l'identité culturelle !

C'est un système qui n'est vrai­ment pas intéressé à l'identité cul­turelle. Il n'en parle que pour la transformer à son image (intégra­tion, « mainstreaming ») ; en effet, elle est pour lui un obstacle et un frein à son développement. Il ne s'y intéresse que dans la mesure où elle peut et veut changer et ainsi devenir une pièce standard « nor­male » de la mégamachine. Le système louange les cultures pour leur contribution à la société. Mais il s'agit toujours d'argent, d'emploi, et des valeurs propres à la société occidentale-moderne, à son idéo­logie et à la mégamachine.

Le système politique qui s'ou­vre aux immigrants et consulte ses « minorités » est le même qui ne va chercher et ne récompense que ceux qui veulent être du système et « citoyens à part entière ». Il n'est pas intéressé à l'identité culturelle de ceux et celles qui ne veulent pas être du système. Il les présente, alors, comme « anti », alors que ces derniers ne demandent souvent que de pouvoir vivre selon leurs propres valeurs.

Il ne s'intéresse qu'aux traits psychosociaux des cultures. C'est

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Système politique intégrationniste et identité culturelle

une bonne pédagogie pour mieux les intégrer. Mais il n'est vraiment pas intéressé à connaître les iden­tités culturelles dans leur intégralité11 et à les accepter dans leurs différences. Cela compliquerait trop le fonctionnement du système. D'ailleurs, à quoi bon ? Les cultu­res ne doivent-elles pas « se déve­lopper », « évoluer », « se moderni­ser », « éviter les ghettos », etc. ?

Ethnies et cultures Le système politique n'est plus

capable ou intéressé à faire des dis­tinctions fondamentales dans sa praxis, entre ethnies et cultures. Il réduit, ainsi, les grandes cultures amérindiennes, asiatiques, arabes, africaines, occidentales, à n'être que des ethnies de la culture universelle, se dispensant ainsi de remettre en question et le système et ses assi­ses fondamentales.

Le culturel, distinct de l'économique et du politique

Le système politique moderne réduit le culturel à n'être qu'un autre compartiment de la vie, distinct de l'économique et du juridico-politique. Le culturel relève d'un département, d'un ministère. On évacue ainsi des cultures tout ce qui pourrait relati­viser la culture économique et juridico-politique du système. C'est ainsi que l'on ne s'intéresse pas à ces dimensions des cultures qui consistent en ce qu'elles sont des cultures éducatives, économiques,

politiques originales qui ne sont pas et ne peuvent être du système. Ce dernier n'est même plus capable de concevoir qu'il puisse et doive exis­ter des cultures éducatives autres que scolaires, des cultures écono­miques autres que celles de l'ar­gent, de la productivité, d'emplois, de salaires et de marchés, des cul­tures politiques autres que celles de l'État-nation, de gouvernement représentatif, de souveraineté, de démocratie, de majorité-minorité et de séparation des pouvoirs.

Identité confondue avec identification

L'identité personnelle et cultu­relle est réduite et confondue avec l'identification. Elle est évacuée et remplacée par la certification : une identité fonctionnelle, celle de classe, de niche validée, confirmée, légitimée, dîplomée, numérotée dans le système et par celui-ci. L'identité culturelle n'est plus qu'une différence nominale.

Pluriformisme Ses programmes de pluralisme

culturel, sous quelque forme qu'ils se présentent, ne sont, en fait, à leur meilleur, que du pluriformisme culturel quand ce ne sont pas des stratégies d'intégration à la mono­culture homogène et à sa méga­machine. On est loin du pluralisme culturel.

Colonialisme de la pensée Il y a là un certain colonialisme

de la pensée. Cela seul existe qui est connaissable, mesurable, pla-nifiable, systématisable. Le reste n'existe pas. On réduit alors ces réa­lités existentielles, personnelles, que sont les cultures, à n'être que des objets scientifiquement saisissables alors que ce sont des mythes englo­bants qui dépassent l'intelligibilité humaine en dernière analyse, et qui ne peuvent être rejoints et respec­tés véritablement que dans une écoute humble, attentive, prolongée

et une relation de communion mythi­que interpersonnelle.

D'où est donc venu un tel état de fait ?

Ceci renvoie à une longue tra­dition de culture politique occiden­tale dont on ne saurait condamner le mythe positif et le fondement anthropologique. Ces derniers cons­tituent un acquis de l'humanité.

On peut certes critiquer la cul­ture politique occidentale ; faire son bilan historique négatif : empires, colonialismes, guerres, etc., et lui préférer, pour soi ou pour les autres, un ordre social de type plus cos-mocentrique, comme celui des peu­ples primordiaux. Mais il reste qu'une des grandes découvertes de la culture politique occidentale, a été de développer l'idée d'un ordre social de type anthropocentrique (ou si l'on veut, de type politique), où l'homme devient conscient de sa nature connaissante, d'une certaine intelligibilité de la réalité et de la pos­sibilité d'en être le gardien, et, jusqu'à un certain point, l'ordonna­teur, le gouverneur, le commandant, le maître.

Mais, en même temps, son grand malheur a été de donner prio­rité à l'homme et à sa connaissance sur la réalité, de subordonner cette dernière à la première, de la mani­puler à ses fins, de s'en séparer et finalement, soit de s'y substituer, soit de les confondre. C'est ainsi que l'homme en est venu à confondre l'ordre de la réalité avec l'ordre humain, l'ordre social avec l'ordre civil, politique et étatique, ou encore l'ordre civil-politique-étatique avec l'État-nation moderne, et finalement tous ces derniers avec le techno-cosme et la mégamachine. C'est ainsi qu'il réduit aussi la réalité à l'histoire, à sa propre histoire, à sa propre interprétation de l'histoire, par exemple, comme en étant une de rapports de forces. Ce qui n'est pas le cas.

En un mot, l'homme a réduit la

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nature humaine et la réalite à la con­naissance qu'il en a et peut en avoir. Plus tard, à ses outils perfection­nés de connaissance (sa techno­science et technologie) et finalement à la mégamachine qu'il a créée et dont il est maintenant l'esclave. Il a tari ainsi graduellement la source vive qui nourrit et vivifie la connais­sance et qui la rend possible. La vie a été vidée de sa substance.

D'abord, se départir de notre mentalité unitariste qui croit qu'il y a UNE solution (pour tous)12. Il y en a plusieurs. Je présente, ici, quel­ques éléments de la mienne, pro­visoire, imparfaite et susceptible de plusieurs interprétations.

Peut-on changer le système, l'améliorer et le mettre à notre ser­vice ? En tant qu'humanisme, oui. En le démystifiant et en le relativi­sant. En tant que norme universelle, aussi. On peut, en effet, cesser de le considérer comme normatif et obligatoire pour tous. Mais en tant que mégamachine, impossible. On ne peut alors que s'en émanciper.

Il ne s'agit pas, dans ce dernier cas, de le confronter directement (il ne tolère pas d'adversaires !), mais de chercher à le démanteler dans notre pensée, notre action et notre vie quotidienne. Découvrir sa non-viabilité et comment il contient les semences de sa propre destruction. Cesser de confondre le système en tant qu'humanisme et le système en tant que mégamachine. Cher­cher à nous couler dans ses inters­

tices ; en effet, il nous oblige à jouer son jeu, mais on peut le faire sans en suivre les règles. Il est une réa­lité historique, avec laquelle nous avons à composer, mais il n'est pas toute la réalité. On peut vivre à l'in­térieur du système sans être du système d'une certaine façon.

Il ne s'agit pas de s'opposer au mythe occidental-moderne englo­bant, à la fois anthropocentrique et fonctionnel, mais de le démystifier, de renouer avec sa source vive, de le dégager de ses formes histori­ques avec lesquelles on le confond13, de relativiser radicale­ment ses notions-clefs au contact de celles des autres cultures, de relativiser l'anthropologie et la vision qui sous-tendent ses notions d'État-nation, d'État, d'ordre politique, etc., de le distinguer du « mythe » de la mégamachine. Et finalement, cher­cher à ce que cette recherche soit une recherche-action (voir plus loin).

Par exemple, il ne s'agit pas de s'opposer à la démocratie, mais à la prétention universelle et totalitaire qui ne présente d'autre choix qu'entre elle et le totalitarisme : à la démocratie de masse, car l'ac­ceptation de systèmes de pensée, de vie et d'action radicalement dif­férents y est impossible, même lors­que cette dernière est décentrali­sée, régionalisée ; aux notions de majorité-minorité comme étant les bases fondamentales et exclusives de la démocratie, subordonnant ainsi la qualité des relations humai­nes et personnelles à leur relation quantitative et oubliant qu'il n'y a de démocratie véritable que là où chacun est connu par son nom.

Il ne s'agit pas de s'opposer aux gouvernements par représentation, mais à leur prétention d'être la seule et la meilleure forme de gouverne­ment. À la séparation des pouvoirs, mais à sa prétention d'être la seule et meilleure forme de démocratie occidentale possible. Ni au vote mais à la déresponsabilisation poli­tique que trop souvent il cache et

justifie. Ni a toute forme d'Etat, mais à celle basée sur le rapport de for­ces, sur le principe des pouvoirs plé-niers, sur l'opposition à toute société sans État, à l'intérieur comme à l'ex­térieur de ses frontières.

Il ne s'agit pas de s'opposer à toute forme de souveraineté, par exemple à celle qui consiste à être libre d'être, de penser et d'agir sans imposition de l'extérieur mais à celle qui fait de la volonté, soit de l'indi­vidu, soit de l'État, soit de l'homme, soit du divin, un absolu auquel tout doit se plier, et qui n'est limité, for­cément, que par la souveraineté de l'autre.

Il ne s'agit pas de s'opposer à toute citoyenneté, mais à celle qui subordonne les identités culturel­les, les réduisant ainsi à des diffé­rences secondaires et nominales. À toute langue nationale, mais de refuser toute langue officielle d'un État-nation qui voudrait se substi­tuer aux langues vivantes ou les reléguer à un rôle secondaire dans les relations humaines.

Il ne s'agit pas de s'opposer à l'ordre anthropocentrique (politique) et fonctionnel occidental-moderne, mais à sa prétention de devoir sup­planter tout ordre social de type cos-mocentrique ; en effet, ce n'est pas toute culture qui conçoit la réalité comme, d'abord, connaissable et intelligible, ou encore d'ordre social comme étant une construction déli­bérée de l'homme, comme un projet social, ou comme étant sous la gou­verne d'un chef qui commande. Dans certaines cultures, il est incon­cevable qu'un homme commande à un autre homme; le rôle du « chef » (le mot lui-même est étran­ger) n'est pas alors de décider et de commander mais de rendre grâce (chez les nations iroquoises, par exemple).

Il ne s'agit pas de s'opposer à toute législation écrite, mais de lui refuser d'avoir toujours priorité sur le droit coutumier ou d'avoir le devoir de le supplanter partout et toujours.

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Système politique intégrationniste et identité culturelle

Et l'on pourrait prolonger la liste14. Mais il est temps d'en venir à

la pratique interculturelle concrète de recherche-action du Centre Inter­culturel Monchanin (CI.M.) dont je ne présente, ici, que quelques élé­ments dans ce domaine politique.

Pratique politique du C I .M . Quelques exemples.

Le CI.M. est un centre incorporé légalement dans la Province de Québec, et donc selon les lois de l'État-nation du Canada. Mais étant donné qu'il se trouve sur la terre nationale de nations « politiques » amérindiennes aussi valables que celle du Canada (dans ce cas, la nation mohawk et la nation algon-quine), le CI.M. a fait des démar­ches en vue d'être reconnu aussi par ces dernières, selon les critè­res propres à leurs cultures politi­ques respectives.

Étant donné que le CI.M. est constitué de personnes provenant de cultures radicalement différen­tes, notre mode d'organisation et de fonctionnement, tout en étant à l'intérieur du système occidental-moderne, cherche à s'inspirer de valeurs et de façons de procéder qui proviennent de ces cultures.

C'est ainsi, par exemple, que nos décisions se prennent toutes par consensus plutôt que par majo­rité, que nous essayons de donner autant d'importance au droit cou-tumier qu'au droit écrit, à la tradi­tion orale qu'à la tradition écrite. Ce

qui a des conséquences au niveau de notre façon de concevoir l'im­portance et la nature du Centre de Documentation, de faire les rap­ports, etc. Nous inspirant de cer­taines cultures traditionnelles, nous avons un groupe d'aînés —- les fon­dateurs du Centre — qui gardent un rôle stable d'orientation du Cen­tre. Nous voyons les cultures sous forme de parties constitutives d'un cercle plutôt que de façon pyrami­dale où l'une d'entre elles devrait être prédominante. Ce qui ne nous empêche pas de respecter la pré­séance de nos aînés sur cette terre, les autochtones ; Amérindiens et Inuits d'abord, autres ensuite.

Nous résistons à l'effort géné­ral de subordonner les identités cul­turelles organiques à l'identité fonc­tionnelle de l'État-nation et de la citoyenneté. C'est ainsi que, plutôt que de parler du Mali et du Séné­gal, nous préférons parler des Wolofs, Dogons, Senoufo, etc. et identifier ces derniers comme mem­bres de leurs communautés et cul­tures politiques traditionnelles. De même, plutôt que de parler de l'Inde comme État-nation, nous parlons des Indes, des Bengalis, Keralins, etc. et de leurs jatis, panchayats, etc. Nous évitons de référer aux dif­férents drapeaux étatiques comme étant les symboles premiers de l'identité culturelle. Nous donnons priorité aux fêtes des communau­tés organiques plutôt qu'à leurs fêtes d'indépendance nationale (étatique). Étant moins préoccupés de faire des immigrants des « citoyens à part entière du Canada » que de leur permettre de vivre, d'abord, selon leurs identités culturelles propres, nous prenons congé lors des fêtes de la Durga Puja (notre directrice est hindoue) et de Nampu (un de nos animateurs est Africain-Mienka). Cependant, nous travaillons le jour de la fête de la Reine même si c'est une fête légale nationale. Nous n'avons pas encore commencé ou terminé une seule de nos réunions

publiques par un hymne national d'un Etat-nation quelconque.

Nos notions de temps et de tra­vail étant culturellement différentes, cela a des répercussions sur nos horaires, nos modes de rémunéra­tion, nos styles de travail, nos façons de fêter les anniversaires. Ainsi, la dichotomie est moins stricte au Cen­tre entre le travail et les relations interpersonnelles. Le travail n'est plus seulement soumis à la loi du marché et orienté vers la producti­vité, mais est aussi un travail plus communautaire, aux relations plus familiales et plus orienté vers la reproduction sociale. Ainsi, inspi­rés de plus par l'Afrique Noire et sa notion de groupes d'âge, nous avons divisé le personnel en grou­pes d'âge : les jeunes, ceux d'âge moyen, les anciens, que nous fêtons collectivement, à tour de rôle, à l'oc­casion du jour de naissance.

Les notions occidentales-modernes de directeur, conseil d'ad­ministration, comité exécutif et assemblée générale, avec leur con­ception de séparation de pouvoirs, de gouvernement par représenta­tion, etc. sont souvent fort étrangè­res aux cultures traditionnelles, soit occidentales, soit surtout non-occidentales. Ces notions « démo­cratiques » et leurs mécanismes peuvent avoir leur bon côté, de sorte qu'on peut y initier les cultures qui y sont encore étrangères, comme cela se fait couramment. Et nous le faisons. Mais nous récusons qu'elles nous soient imposées comme le modèle normatif, obliga­toire et unique, d'autant plus qu'elles ne correspondent pas à la réalité pluriculturelle de notre vécu.

Comment respecter l'identité des cultures en présence, si nous ne respectons pas leurs modes pro­pres d'organisation et de fonction­nement ? Nous essayons donc d'in­troduire et d'initier aussi aux valeurs prises des modes de fonctionne­ment africain, asiatique, amérindien. Modes de fonctionnement qu'il est

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impossible de décrire brièvement ici. Qu'il nous suffise de mention­ner ces modes d'organisation, basés sur le modèle de la famille étendue, de relations subtiles frères-soeurs, jeunes-aînés ; ces modes de transmission apparemment non-démocratiques, au sens qu'ils ne se font ni par vote, ni par l'ensei­gnement formel, mais par l'écoute observatrice et la communion à des aînés qui ont l'autorité d'une lon­gue expérience et d'une grande sagesse, reconnue par la commu­nauté ; modes d'organisation basés sur un type de relations interper­sonnelles où il devient inconvenant de parler de pouvoirs, de sépara­tion de pouvoirs ou encore incon­cevable de soumettre au contrôle d'étrangers, extérieurs à ce qui se vit au sein du groupe, cette dimen­sion de nous-mêmes qui échappe à ceux qui ne la vivent pas avec nous.

Ainsi, la directrice étant hindoue, et voyant son rôle comme celui aussi de shakti, c'est-à-dire de mère-foyer-de-cohésion, selon sa tradition ben­galie particulière, nous essayons de vivre avec cette double relation de directrice-shakti15. C'est ainsi aussi que nous essayons, par respect du membre africain de notre groupe, d'introduire des éléments de pala­bre, de primat de la communauté sur l'individu, de tradition orale, etc.16. Une administration, basée sur le concept gandhien de désen-veloppement (« le sommet de la civi­lisation, dit-il, ne consiste pas à accumuler des richesses mais à s'en départir ») est fort différente d'une administration basée sur le toujours-plus ou même sur un déve­loppement modéré. Les critères non-occidentaux d'un organisme et d'une direction de qualité sont sou­vent radicalement différents de ceux qui nous sont imposés par les ins­titutions modernes.

Le problème c'est que notre société monoculturelle, même dans ses programmes de multicultura­

lisme, n'accepte pas (et en tant que mégamachine, ne peut accepter) d'organismes qui seraient basés, même au niveau juridique, sur des critères autres que ceux de son système unidimensionnel moderne, à savoir sur sa conception particu­lière de la démocratie, de la sépa­ration des pouvoirs, de Président-Trésorier-Secrétaire, de projet et de développement. Ne se souciant guère des modes d'organisation propres aux différentes cultures, cela cause des tensions et des dif­ficultés dans un centre qui se veut respectueux de ces différences.

Toutefois, ce sont des tensions qu'il est possible de surmonter, nous semble-t-il, lorsque tous sont d'un commun esprit pour jouer les règles du jeu à l'intérieur du système, mais sans être du système, dans le sens où nous l'avons expliqué précédem­ment. Autrement, on se fait soit hap­per par le système, soit rejeter par lui. Il est possible de faire appel à des personnes qui, exerçant un cer­tain contrôle du point de vue exté­rieur, ont assez de sensibilité pour sentir ce qui se passe à l'intérieur, et qui comprennent que ce contrôle extérieur doit être subordonné à la réalité qui se vit à l'intérieur, et cher­chent à ce que ce contrôle extérieur, non seulement ne soit pas un obs­tacle mais se transforme en sup­port positif. Cependant, ces mêmes personnes doivent être très cons­cientes qu'une partie de ce contrôle — sa dimension mégamachine et norme obligatoire — est incompa­tible avec les cultures traditionnelles et ne peut que nuire à ces derniè­res. Elles doivent être conscientes de leur devoir de s'en émanciper si elles entendent rendre vraiment service à ces cultures.

Comme on le voit, il ne s'agit pas de rejeter l'ordre social de type anthropocentrique et fonctionnel moderne et de lui substituer un ordre social de type cosmocentri-que traditionnel. Il ne s'agit pas non plus de proposer un ordre inter­culturel qui serait un mixage des cultures pour tout le monde. Il s'agit de reconnaître le pluralisme de la réalité et de la vérité, et l'ordre onto-nomique des choses17. Le propre du pluralisme culturel c'est de ne pas être systématisable. C'est pour l'avoir oublié ou pas compris que nous sommes tombés dans toutes nos servitudes, la dernière étant celle du système mondial actuel et de sa mégamachine. Nous n'avons pas d'autres choix que de nous en émanciper, si nous voulons survi­vre et vivre.

Robert Vachon Directeur de la Recherche

Centre Interculturel Monchanin

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Système politique intégrationniste et identité culturelle

186 B H ^ ^ B B NOTES

1 J'emploie le mot mythe ici au sens positif. Quand j'en fais usage au sens négatif de non-réel, je le mets entre guillemets.

2 On peut distinguer intégration d'ajuste­ment et intégration d'assimilation. C'est de cette dernière que je parle, ici, lors­que j'emploie le mot intégration, seul.

3 Voir la publication de l'Intercultural Coo­peration International et de l'Institute of Intercultural Research, World Council on Economie and Social Order, Zurich, octobre 1983. Voir aussi, G. Hottois, Le signe et la technique, Paris, Aubier, 1984.

4 R. Panikkar, « Émancipation de la tech­nologie », Interculture, vol. XVII, n° 4, cahier 85, octobre-décembre 1984, p. 22-38.

5 A. Eghbal, « L'État contre l'ethnicité », IFDA Dossier 36, p. 17-30.

6 R. Vachon, « Une politique à réorienter », Le Devoir, 24 août 1984.

7 World Council of Economie and Social Order, op. cit., p. 18-20.

8 N'tsukw - Vachon, Nations autochtones en Amérique du Nord, Montréal, Fides, 1983, p. 282-306 ; Vine Deloria et C. Lytle, The Nations Within, New York, Pantheon, 1984..

9 Collectif, Les Espaces du Prince, Paris-Genève, PUF, IUED, 1977, p. 25-73.

10 E. LeRoy, « L'Introduction du modèle européen de l'État en Afrique franco­phone », Bulletin de liaison de l'équipe de recherche en anthropologie juridique, Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris, n° 5, mars 1983, p. 71-119.

11 R. Vachon, « D'un Québec intégration­niste à un Québec interculturel », Inter­culture, vol. XIV, n° 4, cahier 73, octobre-décembre 1981., p. 4-12.

12 R. Panikkar, « Alternative(s) à la culture moderne », Interculture, vol. XV, n° 4, cahier 77, octobre-décembre 1982, p. 2-26.

13 A. Passerin d'Entrèves, La notion de l'État, Paris, Sirey, 1969.

14 R. Vachon, « Quelle coopération interna­tionale?», Interculture vol. XVI, n° 2, cahier 79, avril-juin 1983, p. 18-34. (On y trouvera aussi une bonne bibliographie). Aussi : « Droits de l'homme, concept occi­dental ? », Interculture, vol. XVII, nos 1-2, cahier 82-83, janvier-juin 1984.

15 K. Das, « Women in the religio-social con­text of Hinduism », Canadian Women's Studies, York University, winter 1983, vol. 5, n° 2. (Traduction française à paraî­tre dans la revue Medium', n° 24).

16 Y Diallo, Profil Culturel Africain, Montréal, CI.M., 1985.

17 R. Vachon, « Pour une réorientation radi­cale des ONG », Interculture, vol. XVII, n° 4, cahier 85, oct.-déc. 1984, p. 51-59.

N.B. Interculture est la revue du CI.M. (disponible au : 4917, rue Saint-Urbain, Montréal, Québec, Canada, H2T 2W1).