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CHARLES TALON HISTOIRE DE LA VIE RURALE EN BAS-DAUPHINÉ EUe BELLIER Editeur

Talon Chapelles Croix et chapelles des terres froides

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Histoire de la vie rurale en Bas-DauphinéCharles TALONAlie BELLIER Editeur, 1983380 pages - ISBN 2-904547-01-0

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Page 1: Talon Chapelles Croix et chapelles des terres froides

C H A R L E S TALON

H I S T O I R E D E LA VIE RURALE EN BAS-DAUPHINÉ

EUe B E L L I E R Editeur

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L E V ILLAGE 33

Les C R O I X - - - ^ i ' - ^^ * *

Le baron Raverat fu t frappé, en 1867, par le grand nombre de croix rencontrées en Bugey. I l aura i t p u faire la même remarque en traversant le Bas-Dauphiné q u ' i l connaissait b ien.

« I l n'est personne, écrivait-il, qu i n 'a i t remarqué les cro ix que l 'on trouve à la campagne dans les carrefours formés par l ' intersection des chemins, dans les endroits déserts, sur la lisière d 'un ta i l l is ; cro ix de bois, de pierre, quelquefois de fer, les unes rustiques, les autres plus ou moins art istement travaillées.

Pourquoi ces cro ix ? Le baron Raverat répond : « ...pour éloigner Satan et les mauvais esprits q u i on t l 'habi tude de se réunir dans ces l ieux écartés ; mais l 'observateur constate qu'elles furent , le plus souvent érigées sur l 'emplacement d'une pierre dru id ique , d 'un autel païen, d 'un terme r o m a i n ; ou bien en vue de perpétuer u n souvenir d'intérêt local, u n combat, u n assassinat ; parfois aussi, pour délimiter les paroisses ; pour accomplir u n vœu, soit publ ic , soit par t i cu l i e r ; pour appeler sur les f ru i t s de la terre les bénédictions d u ciel. »

I l f audra i t ajouter à cette énumération les cro ix des som­mets, élevées à la gloire d u christ ianisme et le baron Raverat aurait p u citer celles d ' I nn imon t , d u Grand Colombier, de Chamrousse, d u NivoUet, d u Mon t Pilât..., q u i s'offrent au regard des Dauphinois. Si le Bas-Dauphiné est pauvre de ces croix, c'est à cause du pet i t nombre de hauteurs dénudées visibles à grande distance. I l f audra i t ajouter encore les cro ix de missions ; les croix des Rogations où la foule des croyants se rendai t en procession pour obten i r la fertilité de la glèbe, la pro tec t ion des récoltes ; les cro ix des Rameaux où l ' on bénissait le buis , le dimanche précédant Pâques ; les cro ix dressées près des sources et qu i devaient assurer le f lux perpétuel de l 'eau vive. Que de fontaines ou de pui ts coulent à l ' ombre de la cro ix !

Au début d u siècle, et récemment encore dans quelques villages, de vieilles femmes se signaient en passant près de ces croix dont le nombre d iminue en même temps que la ferveur populaire et le nombre des ruraux . Le temps a ra ison des cro ix

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de chêne pour tant taillées dans u n cœur imputresc ib le ; i l a raison des croix de fer ; celles de pierre résistent plus long­temps, encore que le gel et les jeux des enfants gr ignotent les angles et les inscr ipt ions.

Celles qu i por tent une date nous apprennent que la Restau­ra t i on et le Second Emp i r e furent des époques favorables à l'érection de ces monuments .

Rares celles q u i remontent à l 'Ancien Régime : citons la Croix rousse de Saint-Priest, de 1631 ; la cro ix de pierre de Pusignan, près d u château, por tant une insc r ip t i on dégradée et la date 1761 ; la cro ix de fer forgé des Trois Termans, à Faverges-de-la-Tour, descendue d u clocher de la viei l le église et dont les f leurs de l is s'effeuillent avec le temps.

A u nombre de celles visant à christ ianiser d'anciens sanc­tuaires païens, d'anciens tombeaux, de simples ruines ou à rappeler le souvenir de temples chrétiens disparus, i l semble bon de compter celle de Saint-Pierre de Lépieu, en bordure de l 'ancienne route de Lyon à Grenoble, à la l im i t e de Diémoz et de Bonnefamil le . « I l y avait là, disait le Docteur Joseph Saunier, u n vil lage carol ingien avec une église dédiée à saint Pierre. » Cette cro ix de fer surmonte u n bloc errat ique en forme de table près duquel on a relevé des restes de construct ion gallo-romaine. Non l o in de là, u n autre bloc porte de nombreuses cupules f o r t bien conservées. Naguère, le troisième j o u r des Rogations, on venait en procession de Diémoz jusqu'à Lépieu. La coutume est abandonnée, mais en 1955, une année de sécheresse, on y v in t demander la p luie . Des vis i teurs, venus parfois de l o in , l u i demandaient la guérison d 'un enfant at te int de convulsions ; i ls abandonnaient sur la pierre quelques menues pièces d'argent en signe de grat i tude ce q u i combla i t d'aise les enfants d u voisinage et les chemineaux. Perdue dans u n hal l i er de prunel l iers, la croix de Lépieu semble oubliée des hommes, encore que quelque fidèle ait récemment déposé sur le socle rust ique u n bouquet de f leurs des champs.

D'après le Docteur Joseph Saunier, la cro ix de Césarges, hameau d 'Heyrieux aux confins de Valencin et de Saint-Georges d'Espéranche, s'élèverait sur l 'emplacement d'une ancienne cha­pelle. Le saint de l ' endro i t , saint Jacques, passait pour guérir les enfants de l'eczéma, appelé dans la région « m a l des saints ».

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LE V ILLAGE Si

Les mamans venues demander cette guérison ne manquaient pas de laisser quelque vêtement de l 'enfant. E n 1964 encore, on est venu imp lo re r saint Jacques, alias saint V i r e ou saint Vequem, si l 'on en juge par la brassière q u i f l o t t a i t alors sur la croix.

D'ai l leurs, saint Jacques n'était pas seul à guérir l'eczéma. Un groupe de saints guérisseurs des maladies de peau s 'of frait aux fidèles, au po in t de les embarrasser dans leur choix : saint Jacques à Heyrieux, saint Halé (pour saint Hi la i re ) à Septème et sainte Marguer i te à Saint-Georges-d'Espéranche.

Pour éviter toute erreur dans le choix d u saint à sol l ic i ter, on prenait , nous d i t encore le Docteur Joseph Saunier, t ro is feuilles de l ierre assez dissemblables, chacune représentant par convention u n des saints guérisseurs ; on déposait ces t ro is feuilles sur l 'eau d 'un récipient et on attendai t qu'elles jaunis­sent ; la première à changer de couleur appor ta i t la réponse et t i ra i t le fidèle de son embarras en l u i ind iquant le saint à consulter, ou plutôt le l i eu à v is i ter car i l semble b ien que le l i eu du culte ait i c i plus d ' importance que la personnalité d u saint.

A Dolomieu, on explique a insi le l ieu-dit « la Croix Dro-guet » : h isto ire ou légende, u n épicier nommé Droguet se t r ou ­vait de n u i t en cet endro i t désert l o r squ ' i l fu t attaqué par u n malandr in ; i l f i t le vœu d'élever là une cro ix s ' i l gardait la vie sauve, ce q u i fu t fa i t .

Ce genre de monument f u t parfo is érigé en act ion de grâces après la f i n d'une épidémie grave ou pour obten i r l'arrêt d'une calamité. C'est ainsi que la cro ix de Maubec por te l ' i nsc r ip t i on • « La piété de Maubec a érigé ce monument en l 'honneur de saint Biaise dans l ' in ten t i on de détourner le fléau de l'épizootie des bêtes à cornes en l'année 1816. »

Si l ' on do i t inscr ire ces monuments au crédit de la ferveur populaire, l'humilité chrétienne ne semble pour tan t pas tou jours présente au moment de leur érection ; telle insc r ip t i on relevée ic i ou là pour ra i t le suggérer : « Don fa i t par Claude Miguet, 1867 » ; « Don de Madame Gi raud ; 1876... ».

Parmi les vieilles cro ix de bois, i l en reste q u i f ont honneur à l 'art isan qu i les sculpta, telles celles de Châbons et de Montrevel. , ,

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Curieuse cro ix que celle de Châbons !

El le porte , gravée sur le tronc, la date de son érection : 1938, mais des voisins assurent y reconnaître la réplique fidèle d'une cro ix plus ancienne, v ic t ime d u temps qu i passe et des intem­péries. El le marqua i t jadis le b u t de la procession d'une des tro is Rogations.

:.(ïî.On aperçoit de l o in le coq-girouette dont le métal scint i l le au soleil ; coq de Saint-Pierre, ou symbole de la résurrection ?

Sous chacun des bras se balance u n minuscule « clocheton » de bois au symbol isme mystérieux pour le profane.

Sur le tronc, u n cœur, une cro ix gravée en relief au-dessous d'une niche en réduction occupée par une statuette.

Si lhouette p i t t o r esque ! .J Ï ; ,

A Montreve l , hameau de Vaux, haute cro ix de bois, plaquée contre le m u r de pisé d'une demeure t rad i t ionne l le des Terres Froides. Rare cro ix de bois à por te r encore les instruments de la Passion : lance et éponge, tenailles métalliques sur le bras gauche ; le marteau a d isparu.

Le t ronc s'ornemente de dessins en relief : de bas en haut , une cro ix ; une niche vide ; u n calice ; la date d'érection, 1869 ; douze t rous circulaires évoquant selon toute vraisemblance les douze apôtres ; u n dessin dont le symbolisme reste indéterminé.

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LE V ILLAGE

C H A P E L L E S RURALES

Elles étaient f o r t nombreuses en Bas-Dauphiné. Beaucoup parsèment encore la campagne, mais la dévotion s 'af faibl i t et l 'abandon les menace.

Pourquoi ces chapelles isolées dans la nature ?

On l ' ignore souvent. Des historiens locaux daignent parfois se pencher sur leur or ig ine ; la légende, les croyances q u i enve­loppent ces édicules voi lent ou déforment quelquefois leur histoire. Des écrivains, des voyageurs s'y sont arrêtés et nous ont fa i t par t de leurs réflexions.

Ainsi , si l ' on en c ro i t le baron Raverat, celle de Bon-Secours, à Siccieu, mieux connue sous le vocable de chapelle des Quatre-Vents, aura i t été élevée en signe d 'expiat ion par u n habi­tant de Crémieu :

« A l'extrémité d u va l lon de Mont louv iers , je m o n t r a i à mes compagnons la pet ite chapelle des « Quatre-Vents », isolée sur une éminence, au m i l i e u d'une lande déserte. El le date d u siècle dernier, et do i t son existence à u n bourgeois de Crémieu.

« Ce bourgeois q u i avait entretenu u n commerce i l l i c i t e avec une religieuse de la v i l le , f u t condamné par l 'Eglise à faire élever cette chapelle et à doter de revenus nécessaires pour y entre­tenir une lampe constamment allumée. — Voilà une singulière manière de racheter ses péchés : au l ieu de je ter le voile de l 'ou­b l i sur de telles faiblesses, pourquo i en perpétuer le souvenir ? » ( « A travers le Dauphiné », 1861.)

Légende ?... Probablement. :

André Chagny, h is tor ien chevronné, écrit... « elle f u t cédée en 1878 par u n curé de Siccieu à une fami l l e en villégiature dans le pays. C'était b ien m a l répondre aux pieuses intent ions d u maréchal-ferrant de La Perrière, le Comtois Claude Janie, q u i f i t bâtir la chapelle des Quatre-Vents. Les prêtres de Carisieu et de Diz imieu y avaient installé, le 19 septembre 1757, cette

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madone des voyageurs. ». ( « Sites et Monuments de la région de Crémieu », 1929).

B ien oubliée la ra ison de cette édification ! Les promeneurs s ' interrogent : pourquo i cette chapelle en des l ieux si déserts ? Pour obtenir la pluie , répond u n cul t ivateur au t rava i l dans le voisinage. E n période de sécheresse, u n pèlerinage concentrait autour de l 'humble édifice une masse de fidèles venus de Siccieu, de Diz imieu, de Trept et même de Crémieu. On y célébrait une messe et les par t ic ipants regardaient tantôt le ciel, tantôt leur parapluie, car « on par ta i t avec le soleil , on revenait avec la pluie. »

Naguère, on laissait en passant quelques pièces de monnaie ; au jourd 'hu i , une fente pratiquée dans le m u r permet de les glis­ser dans le t ronc intérieur... Les pauvres se contentaient de piquer à la gr i l le de fermeture quelque f r u i t de la terre : des épis de blé, u n œillet, d u sedum en f leur ( ju i l l e t 1965) ; u n b r i n d'églantier chargé de f ru i t s , une branche de troène sauvage avec ses cenelles (décembre 1965). I l semble que l 'auteur de ces offrandes attendait en re tour l 'abondance des produi ts de ses champs.

E n août 1965, la gr i l le de la chapelle de Mo i r i eu , sur la route de Crémieu à Moras, s 'ornait aussi de quelques épis de blé. I c i encore, l ' in tent ion transparaît.

Des chapelles s'élevèrent en act ion de grâces et dédiées à saint Roch, protecteur de la peste et d u choléra : i l en existait une à Pont-de-Chéruy, une autre à Courtenay dont les ruines viennent d'être dégagées d'une végétation arbustive. A Monta l ieu, la Vierge f i t cesser la peste au X V I P siècle ; pour l u i rendre grâces, on édifia l ' orato i re encore intact au b o r d de la route nationale.

Certaines chapelles servirent de bu t aux processions des Rogations, telle celle de « Sous-Vigne », à Chaponnay, aujour­d 'hu i détruite.

D'autres ont connu l 'H is to i re , a insi la chapelle Sa int-Mart in , détruite elle aussi, et q u i s'élevait sur la route de Faverges-de-la-Tour à Saint-Clair. « E n 1553, écrit M . Saint-Olive, le lendemain

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de la saint Miche l , les représentants d u Dauph in et d u comte de Savoie se réunirent en ce l i eu pour ten i r une diète « i n capella sen jux ta capellam, dans la chapelle ou à côté... A la date ind i ­quée, l'échange des possessions q u i do i t f ixer au Guiers la f ron­tière définitive d u Dauphiné et de la Savoie se discute mais l'ac­cord n'est pas encore conclu » ( « Evocations », n " 8).

D'autres encore furent édifiées en des Heux où souffla l 'esprit païen, près des sources ou sur des temples anciens. La chapelle de Verna, à l'entrée de la grotte d'où sort une eau l i m ­pide pour ra i t bien relever de cette catégorie. E n 1964 et en 1965, on avait piqué des br ins de buis sur l 'aute l de saint Joseph et on en avait tapissé les murs de l'édifice.

A Montceau', on se soucie peu de connaître l 'or ig ine de la chapelle d u X V I P siècle. Le l u n d i de Pâques, les jeunes f i l les de la région venaient en pèlerinage pour demander u n m a r i à N.-D. de Bonne Conduite. Les femmes de tous âges accouraient sol l i­citer l ' obtent ion de couvées prospères. Après la messe dite à leur in tent ion , les unes et les autres devaient sauter, à reculons, une racine d u gros t i l l eu l à l ' ombre duquel se rassemblaient les fidèles. On venait de l o in : de Dolomieu, Vasselin, Rocheto i r in , Vignieu, Montcarra , Saint-Savin, Ruy, Bourgoin. . . Finis ces dépla­cements de gens qu i s'en al laient à date fixe honorer les saints, mais aussi se d iver t i r .

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LES COUTUMES ET LES TRADITIONS

i 1 LES C R O I X D E MAI

Naguère — très rarement au j ou rd 'hu i — on faisait bénir de petites croix, appelées « c ro ix de m a i », qu 'on p lanta i t ensuite dans les principales cultures. Tou jours dans le blé et le seigle, plus rarement dans les autres céréales, le j a r d i n , la vigne. On en p lanta i t dans le chanvre avant l 'abandon de cette cu l ture . Dans certaines localités, on en j e ta i t une sur le t o i t de la maison. Ces croisettes devaient assurer de bonnes récoltes et sur tout les protéger des intempéries ; elles devaient protéger la maison contre la foudre et l ' incendie.

* •

La coutume est en voie de pe rd i t i on , semble-t-il. Alors que Van Gennep, en 1932, n'avait relevé qu'une dizaine de négations pour le département de l'Isère, la s i tuat ion paraît renversée trente ans après. Rares les villages où la t r a d i t i o n s'est conservée, et dans ces villages, rares les paysans q u i la pra t iquent encore. I l conviendrait mieux de par ler i c i de paysannes : elles restent des gardiennes de la coutume plus fidèles et plus discrètes que les hommes.

La bénédiction avait l i eu le j o u r de l ' Invent i on de la Sainte-Croix ou le plus souvent le dimanche suivant si cette fête t omba i t un j o u r ouvrable. A Jons, les enfants enrubannaient leur paquet de croisettes pour les por te r à l'église. Ce paquet de croix, p lus ou moins vo lumineux suivant le nombre de champs était remar­qué comme u n signe extérieur de la richesse. On s'extasiait devant les plus gros avec une pointe d'envie.

L 'emploi des machines a précipité le déclin de la coutume ; ces croix plantées, à l 'or ig ine, au m i l i eu d u champ r isquaient de provoquer des accidents : lames ébréchées ou cassées, toiles déchirées. Pour obvier à cet inconvénient, on a pr is l 'habi tude de les p lanter en bordure d u champ, de manière qu'elles soient visibles au moment de la moisson (Corbas, Four ) , ou de les poser sur le sol (Grenay, Jonage).

(*) Les villages cités dans le texte appart iennent aux arrondissements de La Tour-du-Pin et de Vienne (Isère).

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Presque par tout , on les fabr iqua i t en noisetier, bois de t rad i ­t i on . Pourquoi le noisetier ?... Parce que les jeunes pousses sont droites et faciles à t rava i l l er ? La ra ison ne paraît pas suffisante : d'autres essences remplissent ces condit ions et ne sont pas utilisées. Dans le fo lk lore ancien, le noisetier t ient une place impor tante : en coudr ier la baguette d u sorcier, celle d u sourcier, en noisetier la balayette destinée à pro jeter dans les ruches vides le l a i t et le mie l qu i a t t i r e ron t les abeilles... A défaut de noisetier, on se servait de l'osier, à Chaponnay et à Corbas. A Artas, Comberousse-de-Saint-Georges, le châtaignier était réservé aux cro ix destinées à la vigne, en raison d 'un sym­bolisme par t i cu l i e r : la croix, assure u n vieux vigneron devait être d u même bois que les tonneaux et sur tout que les cercles de ceux-ci.

Où plaçait-on ces croix ?

Dans le blé : la coutume paraît avoir été générale autre­fois.

Dans les autres céréales : seigle, avoine, orge, l 'habitude s'avérait moins impérative. Dans certaines localités, Mions, par exemple, l 'avoine et l 'orge n'en bénéficiaient pas tou jours .

Dans le chanvre. On se souvient, i c i et là, d 'avoir planté des cro ix dans les chènevières. A Saint-Georges, Artas, Diémoz, elles atteignaient t ro is mètres env i ron de hauteur. On évitait de les po l i r et sur tout de les écimer. A Jons, la cro ix d u chanvre était enrubannée de rouge et de blanc au moment de la bénédiction.

Dans le j a r d i n . Coutume plus limitée. On la signale à Anthon, Artas, Diémoz, Dolomieu, Grenay, Mions, Oytier, Saint-Georges d'Espéranche, Saint-Quentin-Fallavier...

Sur la maison. E n ren t ran t de l'église, on en je ta i t une sur la to i ture : Chassieu, Artas, Creys-Pusignieu, Diémoz, Grenay, Jonage, Jons, Chavagnieu, Oytier, Saint-Georges, Serpaize...

A Longechenal, la cro ix destinée à protéger la maison était gardée à l'intérieur de celle-ci ou piquée dans le j a r d i n s ' i l tou­chai t l 'hab i ta t ion . z

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LES COUTUMES ET LES TRADITIONS 367

I I semble qu 'on a i t oublié le rucher, en Bas-Dauphiné, ou que cette protec t ion des ruches n 'ai t été qu'exceptionnellement sollicitée, contra i rement à ce q u i se passait dans d'autres régions. Aucune a f f i rmat i on absolue, seulement quelques « i l me semble », « je crois avoir entendu d ire »...

Reste la vigne. Van Gennep écrit : « ... mais jamais on n'en met dans les pommes de terre, n i dans les vignes, n i dans les champs de maïs » (1). E n ce q u i concerne les pommes de terre et le maïs, cette enquête conf i rme les conclusions de Van Gennep : pas de renseignements posit i fs , à une exception près, pour les pom­mes de terre, encore cette exception est-elle peut-être récente. Lucien Gui l lemaut (2) r emarqua i t déjà en 1907, pour la Bresse louhannaise : « on n'en met ta i t pas dans les pièces réservées au maïs et aux pommes de terre ». Quant à la vigne, la Plaine lyon­naise et les Balmes viennoises o f f rent des cas assez nombreux de p lanta t ion de cro ix dans cette cu l ture . Les exemples relevés se situent sur tout dans une région d u Bas-Dauphiné où l'en­quête de Van Gennep n'avait touché que peu de localités. Signa­lons : Anthon, Artas, Les Avenières (3), Charavines (4), Chava­gnieu, Creys-Pusignieu (5), Coublevie (4), Grenay, Diémoz, Meyr ieu (6). Mions, Oytier, Saint-Georges d'Espéranche, Saint-Quentin-Fallavier, Toussieu... Dans la p lupa r t de ces villages, la cro ix était écorcée de manière à présenter des anneaux pol is alter­nant avec des anneaux bru ts . Par une sorte de symbol isme magique, les anneaux écorcés représentaient des tonneaux. On en dessinait autant qu 'on espérait de tonneaux de v i n . A Saint-Quentin-Fallavier, on découpait ainsi de bas en haut , des anneaux de plus en plus pet i ts ; ceux d u bas représentaient des demi-muids, ceux d u haut des l i t res , avec comme intermédiaires des pièces de deux cents l i t res, des « sampotes » de cent l i t res , des « barr icots » de c inquante l i t res . , ;, . f ^ » , ,pj>,

Les croix autres que celles destinées à la vigne étaient polies ou écorcées avec ar t suivant le goût de chacun et sur tout suivant les habitudes locales. A ins i , les cro ix d u blé, celles d u j a r d i n étaient complètement polies à Anthon , Artas, Diémoz, Grenay,

(1) Van Gennep : L e Fo lk lore du Dauphiné, p . 302. • ' ' • ' ' (2) Lucien Gui l l emaut : Les mois de l'année (1907. ' ' »' (3) Renseignement donné par M . David . ; i ; (4) Renseignement donné par M . Paul Flachet. s i , (5) Renseignement donné par M . Gros. (6) Renseignement donné par M . Jean Pellet. * n . , } * „ . . . J

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IIP H ISTOIRE DE LA V I E RURALE EN BAS-DAUPHINÉ

Mions, Saint-Georges. A Chavagnieu, on polissait celle d u blé et celle de la maison ; celle d u seigle se présentait avec des rayures verticales ; celle de l 'avoine restait b rute . A Serpaize, polies pour le blé et l 'avoine, elles étaient torsadées pour la vigne.

Le plus souvent, les famil les fabr iquaient elles-mêmes leurs croix. Cependant, certaines d'entre elles préféraient confier ce soin, moyennant salaire, à quelque adolescent, à quelque pauvre aussi. Autrefo is , à Artas, Oytier, le « dimanche des cro ix », les gros propriétaires inv i ta ient à déjeuner les ouvriers agricoles et petits exploitants qu i devaient assurer avec eux la prochaine moisson ; ce sont ces invités qu i confectionnaient, à t i t r e gra­cieux, les cro ix de leur hôte.

La confect ion des cro ix ne présentait pas de difficulté : u n bâton de noisetier, aiguisé à l'extrémité inférieure ; u n cro is i l lon, lame taillée dans le même bois et engagée dans une ouverture pratiquée dans le bâton à env i ron d ix à v ingt centimètres de l'ex­trémité supérieure. A Corbas, des faisceaux de br ins d'osier composaient le p ied et le c ro is i l l on réunis l ' un à l 'autre par une tige de la même essence.

La hauteur var ia i t suivant la récolte qu i devait, disait-on, at te indre celle de la croix. El le var ia i t aussi avec les localités et même avec les personnes responsables de leur fabr icat ion . Leur ta i l le semble avoir diminué avec le temps dans certains villages : Lieudieu, 40 à 50 cm., en 1963 ; Corbas, 30 cm., à la même date ; Jonage, Mions, 20 à 25 cm., en 1962. Cette réduction s'explique d'une par t par le fa i t que, récemment, on les déposait sur le sol au l i eu de les p lanter et, d 'autre par t , par une réaction psycho­logique : i l devenait ainsi plus aisé de les diss imuler au regard des indiscrets, le j o u r de la bénédiction.

De plus en plus la coutume s'efface. El le paraît abandonnée à Arandon, Chassieu, Chavagnieu, Creys-Pusignieu, Dolomieu (depuis 1960 environ) , Montcar ra , Saint-Pierre-de-Chandieu (depuis 1950 environ) , Saint-Priest, Saint-Victor-de-Morestel, Vaulx-Mil ieu.. .

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LES COUTUMES ET LES TRADIT IONS ' » ' ' ' ' ' 369

On signale encore la p lanta t i on des cro ix de ma i , en 1960, à Chaponnay, Toussieu ; en 1962, à Mions ; en 1963, à Anthon , Artas, Four, Grenay, Oytier, Serpaize, peut-être Jonage ; en 1964, à Dois sin, Longechenal... . * .

Une enquête de ce genre devient de plus en plus délicate car lorsqu'une t r a d i t i o n n'est plus suivie par l 'ensemble de la com­munauté, les derniers fidèles on t tendance à la pra t iquer avec discrétion. I l en résulte une valeur toute relat ive des conclusions statistiques s'y rappor tant .