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Sous la direction de Jean Omasombo République démocratique du Congo TANGANYIKA Espace fécondé par le lac et le rail Désiré Kisonga Kasyulwe Guillaume Léonard Mathieu Zana Edwine Simons Joris Krawczyk Mohamed Laghmouch

Tanganyika. Espace fécondé par le lac et le rail

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  • Sous la direction deJean Omasombo

    Rpublique dmocratique du Congo

    TANGANYIKAEspace fcond par le lac et le rail

    Dsir Kisonga KasyulweGuillaume Lonard

    Mathieu ZanaEdwine SimonsJoris Krawczyk

    Mohamed Laghmouch

  • TANGANYIKA

  • La srie de publications dont cet ouvrage est le septime est ddie la mmoire de Benot Verhaegen. Arriv au Congo au moment de la dcolonisation, il anima pendant prs de 30 ans de carrire diverses structures de recherche et denseignement. Promo-teur de la dmarche de lHistoire immdiate , il a, par ses crits, par sa parole, par ses enseignements, jou un rle majeur dans les tudes sociales congolaises.

    Nous nous souvenons avec motion et respect de lhomme et du matre.

  • La prsente tude, issue du projet Provinces , soutenu financirement par la DGD et coordonn par le service Histoire et Politique du Muse royal de lAfrique cen-trale, est le fruit dune collaboration entre chercheurs des diverses sections du MRAC, chercheurs des instituts partenaires congolais (CEP, CERDAC et CRGM), qui se sont rparti le territoire de la RD Congo, et chercheurs identifis lintrieur de chaque entit administrative (quil sagisse des actuels districts ou, pour quelques-unes de ces entits, dj de provinces , qui attendent daccder au statut de province, comme le prvoit la Constitution de la RD Congo promulgue le 18 fvrier 2006).

    LE CEPLe Centre dtudes politiques (CEP), (re)cr en 1999 lUniversit de Kinshasa, ras-semble des chercheurs/enseignants relevant de diverses disciplines des sciences so-ciales ayant le politique pour champ dtudes. Ses activits couvrent quatre domaines, la recherche, la formation, la documentation et la publication, ayant tous pour princi-pal sujet la Rpublique dmocratique du Congo.

    LE CERDACLe Centre dtudes et de recherches documentaires sur lAfrique centrale (CERDAC) de lUniversit de Lubumbashi poursuit les buts suivants : promouvoir des recherches coordonnes sur lhritage du pass des peuples dAfrique centrale et collationner la documentation ncessaire et utile cette fin.

    LE CRGMLe Centre de recherches gologiques et minires de la RD Congo (CRGM) est un service public fonctionnant sous la tutelle du ministre de la Recherche scientifique. Il a t cr par ordonnance-loi n82/040 du 05 novembre 1982 en remplacement du Service gologique du ministre des Mines. Sa mission principale est de promouvoir, excuter et coordonner des travaux de recherche scientifique et des tudes diverses dans le domaine des gosciences. La cartographie gologique, linventaire et ltude mtallognique des ressources minrales, ltude des risques naturels dorigine go-logique, lexpertise des substances minrales et la constitution des bases de donnes gologiques figurent parmi ses tches essentielles.

    LE MRACLe Muse royal de lAfrique centrale (MRAC), lun des dix tablissements scientifiques fdraux que compte la Belgique, abrite des collections tout fait remarquables (ob-jets ethnographiques en provenance dAfrique centrale, archives compltes de Stanley, photothque et filmothque, cartes et donnes gologiques, collection de zoologie de millions de spcimens, xylothque tropicale). En tant quinstitut de recherche scienti-fique consacr lAfrique, il occupe une place importante sur la scne internationale dans les domaines de lanthropologie culturelle, de la zoologie, de la gologie, de lhis-toire et de lconomie agricole et forestire.Le service Histoire et Politique, qui a intgr lancienne section dHistoire du Temps prsent, coordinatrice du projet Provinces , est lun de ceux du Muse royal de lAfrique centrale. Cette section tait ne de lintgration au muse de lInstitut afri-cain, cr en 1992, qui avait alors absorb le Centre dtude et de documentation afri-caines (1971). Elle poursuit une triple mission de documentation, de publication (la collection des Cahiers africains ) et de recherche. Ses activits sont axes sur lan-cienne Afrique belge et particulirement le Congo/Kinshasa.

    www.africamuseum.be

    www.africamuseum.be

  • Sous la direction de Jean Omasombo

    Rpublique dmocratique du Congo

    Espace fcond par le lac et le railTANGANYIKA

  • Toutes les photographies sont droits rservs ou sous copyright mentionn. Toute question ou demande dautorisation doit se faire par crit auprs du MRAC, Service des Publications 13, Leuvensesteenweg, 3080 Tervuren (Belgique).

    Muse royal de lAfrique centrale, 2014Levensesteenweg, 13B-3080 Tervurenwww.africamuseum.be

    ISBN 978-9-4916-1587-0D/2014/0254/71

    Imprim par Snel (Lige, Belgique)

    Couverture : Vue sur le lac Tanganyika et le port de Kalemie . Photo Louis de Winter, mars 2010.

    Toutes les photographies sont sous copyright mentionn, sauf certaines photos indiques Droits rservs . Pour ces dernires, malgr nos recherches, les auteurs nont malheureusement pas pu tre retrouvs/identifis. Lauteur ou ses ayants droit qui peuvent prouver leur qualit sont invits se faire connatre auprs du MRAC, par voie postale ou par message lectronique envoy ladresse [email protected]

    Tous droits de reproduction, par quelque procd que ce soit, dadaptation ou de traduction, rservs pour tous pays. Toute reproduction dun extrait ou dune illustration de cet ouvrage, autre qu usage pdagogique et ducatif sans fin commerciale, de cet ouvrage est strictement interdite sans lautorisation crite pralable du service des Publications, Muse royal de lAfrique centrale, 13, Leuvensesteenweg, 3080 Tervuren (Belgique). Toute demande de reproduction dune illustration ou dun texte cit dont le copyright indiqu est celui dun tiers autre que le MRAC doit tre adress cet ayant droit.

    Une version en ligne de cet ouvrage, complt dune annexe de Listes faunistiques, est gratuitement consultable sur le site du muse : http://www.africamuseum.be/research/publications/rmca/online/

    Coordinateur du projet Provinces Jean Omasombo Tshonda, chercheur au service Histoire et Politique, MRAC, professeur lUniversit de Kinshasa (RD Congo).

    AuteursCet ouvrage est le fruit de la collaboration entre les chercheurs de terrain, en RD Congo, et les chercheurs du service Histoire et Poli-tique (ex-section dHistoire du Temps prsent) et de diffrentes autres services du MRAC Tervuren.Dsir Kisonga en RD Congo a contribu, avec son quipe, la rdaction dune premire mouture de la monographie du Tanganyika.Les chercheurs du service Histoire et Politique du MRAC lont ensuite complte et enrichie, dans les disciplines relevant de leurs comptences. M. Zana Etambala a retrac lhistoire du Tanganyika (explorations, voyages vers le lac, implantation missionnaire et occupation europenne ; J.Omasombo sest charg des chapitres concernant son organisation politique et administrative ; G. Lonard a assum la responsabilit de la partie socio-conomique (comprenant les chapitres sur la dmographie, lenseignement et lactivit co-nomique). Edwine Simons a assur la coordination de ce volume. Mohamed Laghmouch est lauteur des cartes qui illustrent le volume. Joris Krawczyk sest charg de liconographie. Tous ces chercheurs sont considrs comme les auteurs principaux de la monographie.Les disciplines non couvertes par les chercheurs congolais ou ceux de la section dHstoire du Temps prsent, telles la gologie, la flore ont bnfici de contributions de chercheurs extrieurs ou dautres services du MRAC. Leur nom est reproduit en regard du titre de leur contribution dans le sommaire et la table des matires.

    Dsir Kisonga Kasyulwe, coordonnateur, historien, professeur lUniversit de Lubumbashi.

    Guillaume Lonard, historien et ingnieur en gestion de formation, chercheur au service Histoire et Politique, MRAC (Belgique) dans les domaines socio-conomiques.

    Mathieu Zana Etambala, historien, chercheur au service Histoire et Politique, MRAC (Belgique)

    Edwine Simons, secrtaire de rdaction des Cahiers africains et documentaliste au service Histoire et Politique, MRAC (Belgique).

    Jean Omasombo Tshonda, politologue, chercheur au service Histoire et Politique, MRAC (Belgique) et professeur lUniversit de Kinshasa (RD Congo).

    Joris Krawczyk, attach au projet Provinces , au service Histoire et Politique, MRAC (Belgique).

    Mohamed Laghmouch, cartographe, service de Cartographie et Photo-interprtation, MRAC (Belgique).

    www.africamuseum.bemailto:[email protected]://www.africamuseum.be/research/publications/rmca/online

  • SOMMAIRE

    AVANT-PROPOS ................................................................................................................................................................... 9

    PREMIRE PARTIE : LES EXPLORATIONS ET LES VOYAGES VERS LE LAC TANGANYIKA .................. 13

    INTRODUCTION .............................................................................................................................................................. 15CHAPITRE 1 Lnigme du lac Tanganyika ...................................................................................................................... 19CHAPITRE 2 LEIC et les expditions vers le Tanganyika ............................................................................................ 33CHAPITRE 3 Les voyages vers le lac Tanganyika : 1908-1945 ..................................................................................... 41CONCLUSION Le Tanganyika en images ...................................................................................................................... 50

    DEUXIME PARTIE : LE TANGANYIKA PHYSIQUE .................................................................................................. 53

    CHAPITRE 1 La situation gographique ........................................................................................................................ 55CHAPITRE 2 La gologie .................................................................................................................................................. 61CHAPITRE 3 La vgtation .............................................................................................................................................. 69

    par Jolle De Weert, Benjamin Toirambe, Claire Delvaux, Astrid Verheggen, Pierre Defourny et Hans Beeckman

    CHAPITRE 4 La faune ....................................................................................................................................................... 77 par Mark Hanssens

    TROISIME PARTIE : LES HOMMES ................................................................................................................................ 87

    INTRODUCTION .............................................................................................................................................................. 89CHAPITRE 1 Les peuples et les langues ......................................................................................................................... 91CHAPITRE 2 La naissance dun art de cour sur les rives du Tanganyika : les trnes des chefs tabwa .................... 121

    par Viviane BaeckeCHAPITRE 3 Quelques instruments de musique .......................................................................................................... 127

    par Rmy Jadinon

    QUATRIME PARTIE : LOCCUPATION EUROPENNE ET LORGANISATION TERRITORIALE ............... 137

    CHAPITRE 1 Lintgration du Tanganyika dans ltat indpendant du Congo ................................................... 139CHAPITRE 2 Le Tanganyika et la Premire Guerre mondiale (1914-1918) .............................................................. 151CHAPITRE 3 Lvolution politico-administrative et la composition administrative du district ............................. 163CHAPITRE 4 Limplantation des missionnaires ............................................................................................................ 183

    CINQUIME PARTIE : LES VOLUTIONS SOCIO-POLITIQUES DE LINDPENDANCE LA TROISIME RPUBLIQUE........................................................................................................................................ 203

    INTRODUCTION .............................................................................................................................................................. 205CHAPITRE 1 Le Tanganyika la fin de la colonisation et sous la premire Rpublique (1959-1965) ................... 207CHAPITRE 2 Les Kabila, pre et fils, et le district du Tanganyika (1967-2011) ........................................................ 239CONCLUSION La postrit de laction Balubakat et la solidarit ethnique lpreuve du pouvoir ....................... 251

    SIXIME PARTIE : LES ASPECTS SOCIO-CONOMIQUES ...................................................................................... 255

    CHAPITRE 1 Caractres de lconomie du Tanganyika, du Congo belge la fin de la Deuxime Rpublique .... 257CHAPITRE 2 tat des lieux de lconomie sous la Troisime Rpublique.................................................................. 303CHAPITRE 3 lments de dmographie ........................................................................................................................ 397CHAPITRE 4 Les structures ducatives .......................................................................................................................... 415

    TABLE DES MATIRES ......................................................................................................................................................... 431

    http://www.africamuseum.be/docs/research/publications/rmca/online/carte_tanganyika.pdf

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    spapenTypewritten TextCARTE DE LA PROVINCE DU TANGANYIKA :

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  • 11

    AVANT-PROPOS

    La rgion que recouvre lactuel district du Tanganyika a suscit trs tt la curiosit des savants occidentaux et arabes, dsi-reux didentifier les sources du Nil. Au xixe sicle, cette question et la volont de combler lun des derniers trous dans la connaissance du monde prennent une nouvelle dimension avec le dveloppement de la presse et la popularisation des rcits de voyage. Les socits de gographie, les socits missionnaires et le lectorat des pays indus-trialiss suivent les prgrinations des hros des temps modernes que sont les visiteurs du continent noir : Burton, Speke, Livingstone, Stanley et dautres sintresseront la question des lacs de lAfrique centrale et fouleront la rgion qui figure alors sur les cartes sous le nom de pays de lUrua .

    Lidentit du lieu sest cristallise autour du lac Tan-ganyika, dont il tire son nom et auquel font rfrence plusieurs rcits tiologiques rcolts par les premiers voyageurs europens auprs des populations rencon-tres. Cette association symbolique sera officielle-ment avalise par ltat indpendant du Congo (EIC) lorsque sera cre, par dcision royale du 25 mars 1892 (BO 1892 : 158), une premire zone administra-tive du Tanganyika constitue dun territoire dtach temporairement des districts des Stanley-Falls et du Lualaba et place sous ladministration dun repr-sentant spcial de ltat. Plusieurs fois remanie par aprs au gr des rorganisations politico-administra-tives successives, cette zone subira, jusquaprs 1960, diverses modifications dans ses dlimitations.

    Dans sa composition actuelle, la partition du dis-trict du Tanganyika davec les autres entits du mme statut en RDC fait sens au plan gographique. Gros-sirement encastr entre la ligne de crte Lomami-Lualaba louest, son bourrelet rocheux lest, et, au sud, la dpression de Kamalondo et la barrire des lacs Moro (pointe nord), Mweru Wantipa (Rpublique

    de Zambie) et Tanganyika, seule la dmarcation sep-tentrionale qui se confond avec le 5e parallle sud semble faire totalement abstraction des contingences naturelles. Cette unit gographique et son dcalque administratif se sont affermis au cours des annes de prsence coloniale belge, loccasion de la mise en valeur de la rgion. conomiquement, lespace du Tanganyika fut ainsi structur autour dune ossature combinant rseau ferr, voies fluviales et routes, en un systme multimodal particulirement intgr. Lentit eut ses ples de dveloppement conomique spcifiques : une zone cotonnire contenue dans les limites administratives, lexploitation minire incar-ne par lexemple de Manono, un secteur de llevage localis et prolifique ; plus tardivement, on note le dveloppement dune industrie de la pche sur le lac, et dateliers de filature Albertville/Kalemie. Elle eut galement ses symboles auxquels elle reste parfois identifie : le CFL1, la Cotanga/Estagrico, la Filti-saf, la Gomines, Albertville/Kalemie (la Perle du lac ) et son port, Manono (oasis moderniste des annes 1930 au plein cur de la fort), etc. louest et au centre, cette spcificit fut encore renforce par le caractre agricole donn la rgion, dont on a voulu faire un bassin de production stratgique pour lalimentation en mas des districts et provinces limi-trophes. Trs symptomatique de ce dveloppement conomique autonome, la grille lectrique, certes limite, sest historiquement constitue autour des centrales de Bendera/Kyimbi et Piana-Mwanga, sans tablir de connexions avec les rseaux voisins. Com-mercialement enfin, la concentration des changes autour de Kalemie fut davantage favorable au dve-loppement de liens avec lest (Kigoma en Tanzanie, Bujumbura et, par le corridor central, Dar es Salaam)

    1 CFL : Compagnie des Chemins de fer du Congo suprieur aux Grands Lacs africains.

  • TANGANYIKA

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    et le nord (arrire-pays de Kindu), lexception du binme Kabalo-Manono connect au sud minier par le rail et la jonction fluviale vers Bukama.

    Il serait tentant de glisser de lconomique au poli-tique et de voir a posteriori dans la courte exprience de la premire dcentralisation (1962-1967) le pro-longement dun particularisme rgional. La carte des 22 provinces intgre dans la Constitution du 1eraot 1964 (dite de Luluabourg) reconnat lexistence dune province du Nord-Katanga qui stend au Tanganyika et au Haut-Lomami pour regrouper les populations dites lubases . Cette squence de lhistoire poli-tique congolaise reste en partie associe la Balubakat, parti politique dominant au nord de la province du Katanga, anim par Jason Sendwe, Prosper Mwamba Ilunga dont Manono, puis Albertville/Kalemie deviendront les picentres de laction politique.

    En premire analyse, cette situation pourrait sinterprter comme la manifestation dun sentiment didentit politique au nord, fdr autour de la Balu-bakat, avec, pour foyers, les deux principaux centres du Tanganyika. Mais sur ce point, le projet du MRAC rappelle combien les vnements de la premire dcentralisation et son sort sous la priode Mobutu restent peu ou mal connus aujourdhui, alors que la connaissance du pass est essentielle la ma-trise du processus engag avec la Constitution de la Troisime Rpublique. Car au moment o prennent place ces dveloppements, ceux-ci sont loin dtre une vidence et se prsentent comme les fruits de circonstances conjoncturelles, plutt que comme le rsultat dune dynamique autonomiste. Le fief histo-rique de la Balubakat se situe plus au sud, Kamina, dans le Haut-Lomami, district peupl alors plus de 80 % de Luba, tandis que Kalemie se situe en pays tumbwe-tabwa. La seconde concurrencera la premire en raison dune meilleure situation gographique quelle doit son ouverture sur le lac et lexistence de liaisons par le rail avec lintrieur du pays ; linverse, Kamina souffre de son enclavement au centre de la province du Katanga, dans une rgion par ailleurs dis-pute par lautorit coutumire de Kasongo Niembo, partisan de la scession du Katanga, et expose la prsence dune base militaire belge, galement pro-Conakat. En outre, le concept-mme de lubas , terme gnrique volontairement vague sous lequel on entend rassembler des peuples aussi distincts que les Songye, les Tabwa, les Hemba, les Holoholo, etc. est une hypothse qui ne rpondrait pas totalement la ralit du terrain. Enfin, le jeu de dupes des ngo-ciations Lopoldville-lisabethville sur la question de

    la confdration exige par la Conakat pour mettre fin la scession dictent, pour le premier, le choix de cette division du Katanga. La cration de la province du Nord-Katanga et ses prcdents avatars (pro-vince du Lualaba/tat du Nord-Katanga) ainsi que le dplacement du centre de gravit du sud-ouest vers le nord-est (Kamina-Manono-Kalemie) renvoient donc surtout des calculs politiques et stratgiques, autant externes quinternes. Au moment o senlisent les ngociations Lopoldville-lisabethville encoura-ges par lONU et Bruxelles, le gouvernement Adoula choisit la date symbolique du 11 juillet 1962 pour instituer cette province du Nord-Katanga, enten-dant ainsi couper lherbe sous le pied de Tshombe, de plus en plus isol, et qui espre cet instant encore retarder la fin de la scession katangaise. Symptoma-tique galement de cette stratgie daffaiblissement est lincorporation dans cet espace des territoires de Lubudi (dont Godefroid Munongo tait originaire) et de Mitwaba, jadis parties intgrantes des districts du Lualaba et du Haut-Katanga. Au niveau local, ct Balubakat, la cration dune province au nord fut alors perue davantage comme une solution tempo-raire laquelle on ne stait rsolu quavec regret (Young 1965 : 327), car Mose Tshombe et son tat du Katanga restaient encore neutraliser. Il faudra cependant attendre la fin de lanne 1962 pour que lONUC soit autorise mettre fin militairement la scession du Katanga, et mai-juin 1963 pour voir cres les autres provinces dans le reste de lespace du Katanga (Lualaba, Katanga-Oriental). Observateur attentif de la politique congolaise, Benot Verhaegen constatait ds 1963 :

    Lanalyse historique du processus de cration de la province du Nord-Katanga dnote [] que celle-ci fut la rsultante de proccupations dordre stratgique [] et non de lexistence dune conscience nationale prexistante ou forge dans la lutte pour lautonomie. Il nen demeure pas moins, ajoutait-il toutefois, que les vnements politico-militaires et les tentatives de formation dinstitutions nouvelles autonomes qui ont marqu les deux dernires annes de lhistoire du Nord-Katanga constituent un facteur positif en faveur de la viabilit politique de la nouvelle province, sans quon puisse pour autant en conclure quil sera [suffi-sant] (cit par Young 1965 : 327).

    En 1962, lidentit politique du nord de la pro-vince apparat donc comme une construction de toute pice dicte par linstant et en contradiction,

  • AVANT-PROPOS

    13

    dune part avec les liens unissant le nord et le sud du Katanga, et dautre part avec le tropisme unitariste des dirigeants Balubakat. Larrive au pouvoir de Laurent-Dsir Kabila en 1997, Lubakat originaire du Tanga-nyika et ancien membre de la Balubakat, fut loccasion de constater que le rflexe centralisateur navait pas disparu parmi les cadres du mouvement, sans doute galement mus par un certain opportunisme. Depuis lors, toutefois, lheure o saffrontent nouveau, comme en 1960, unitaristes et fdralistes, lide dune dcentralisation a fait son chemin et il semble que le principe du Tanganyika comme entit sociopo-litique dans ltat congolais gagne jusque ladhsion de lopinion. Murie par les expriences rcentes du pouvoir tous les chelons auxquels ont accd plu-sieurs de ses ressortissants et labsence des retombes attendues sur le dveloppement local, mme dans le Tanganyika, la tendance penche dsormais vers une vision de la dcentralisation comme un moyen dtre davantage impliqu dans sa propre prise en main et de sapproprier les outils qui lui chappent encore.

    Le schma dun Katanga comme tat ou du fdralisme comme stratgie de conqute du pou-voir par des acteurs politiques originaires srode et donne lieu une confusion sur le contenu prt cette notion d identit katangaise qui puise dans lancien particularisme katangais . Lhritage de ce particularisme attribu lespace configur du Katanga sous lEIC et le Congo belge de 1888 1915 fut revendiqu ultrieurement par les colons, qui entendaient gagner la reconnaissance dun droit foncier, puis dtourn au moment de lindpen-dance par une partie de llite confronte la double difficult de simposer lchelle politique locale et nationale. Derrire lunion entre Blancs du Katanga et leaders de la Conakat autour de la scession, la notion didentit katangaise subissait alors dj une premire rupture de sens, puisquelle servait justi-fier dornavant les ambitions/prtentions politiques dun groupe au dtriment dun autre. Les squences historiques postrieures indiquent que les recours cette notion serviraient davantage les ambitions per-sonnelles et, ds lors, affaiblissent encore la consis-tance dune identit porteuse de dveloppement. Ce qui renforce la thse de la dcentralisation provin-ciale de la Constitution de la Troisime Rpublique, parce quelle ncessite de rendre viable lespace du Tanganyika, en la dotant des infrastructures, des ressources humaines et conomiques ncessaires lexercice des prrogatives qui lui sont constitution-nellement attribues.

    Cette monographie du Tanganyika a lambition de fournir des donnes de fond (politiques, cono-miques, gographiques, linguistiques, sociales, etc.) et des pistes danalyse qui faciliteront davantage une politique damnagement du territoire et de planifi-cation rgionale. Aprs le Maniema, le Haut-Uele, le Kwango, le Kasa-Oriental2, le Sud-Ubangi et le Bas-Uele, cet ouvrage est le septime dune srie qui entend couvrir, terme, toutes les provinces de la RDC, dfinies dans la Constitution de la Troi-sime Rpublique. Il sera suivi du Haut-Katanga, du Haut-Lomami et du Lualaba. Ensemble, ces tudes permettront notamment de mieux cerner les res-sorts des clivages nord-sud du Katanga, lesquels ne manquent pas dambiguts.

    Cet ouvrage est la fois multiforme et homo-gne. Multiforme, non seulement par la diversit des domaines abords, mais galement en ce quil ras-semble les travaux personnels dauteurs de diffrents horizons auxquels il a t demand de sapproprier leur sujet dintervention et qui lont trait avec une grande libert danalyse et de style, nanmoins sub-sume dans limpratif commun de comprendre et rendre compte au mieux des particularits du Tanga-nyika, chacun dans leur domaine de spcialisation. Certains auteurs ont pos des choix dans les infor-mations traiter et ont adopt des angles dapproche trs personnels, offrant ds lors des cls de lecture parfois originales. Cest un parti-pris qui appartient aux auteurs, mais dont la coordination assume plei-nement la responsabilit.

    Je tiens remercier de manire particulire la Coopration belge au Dveloppement, le Ministre belge des Affaires trangres et la Politique scienti-fique qui appuient de nombreux projets de recherche et activits mens au MRAC. Cette tude monogra-phique du Tanganyika a t ralise dans le cadre du projet Provinces-Dcentralisation du MRAC. Elle a bnfici de lappui de lquipe de lantenne du CERDAC Kalemie : Michel Lwamba Bilonda, Emmanuel Kisimba Kimba, la rvrende sur Christine Bushiri Yohari, labb Edmond Kalinde Mumba et Flix Kitungwa Kilauri. noter aussi les prcieux changes de la Coordination avec madame Muriel Devey Malu Malu sur certaines questions actuelles relatives lconomie du Tanganyika.

    tous, le MRAC prsente ses remerciements.

    Guido Gryseels, Directeur gnral

    2 District de Tshilenge et ville de Mbujimayi.

  • PREMIRE PARTIE

    LES EXPLORATIONS ET LES VOYAGES

    VERS LE LAC TANGANYIKA

  • Carte administrative du Tanganyika.

  • 17

    INTRODUCTION

    Tanganyika , souvent orthographi Tan-ganika , est, lorigine, un hydronyme. Il est, non seulement, le terme ponyme de limmense lac Tanganyika, mais aussi celui du district du mme nom (Tanganyika) en RD Congo.

    Il y a lieu de noter que lappellation Tanganyi-ka se rfrant la rgion qui fait lobjet de cette monographie na t reconnue que tardivement par rapport quelques autres. Au temps des grandes ex-plorations du dernier quart du xixe sicle, la rgion tait identifie comme l Urua , et connue gale-ment dans la littrature comme le Pays des Baluba orientaux ou le Pays de ltain , par opposition au Pays du cuivre , cest--dire le Katanga. LUrua tait cette immense rgion stendant au nord de la chane des Mitumba-Kundelungu et au sud du Ma-nyema , le lac Tanganyika constituant sa limite est et le bassin du Sankuru sa limite occidentale (Le Mou-vement gographique 1910 : 617-618). Dautres docu-ments prcisent que lUrua se limitait entre la rivire Lukuga au nord, la chane des monts Mitumba au sud, le lac Tanganyika lest et le cours du Lomami louest, le cours navigable du Congo-Kamolondo le divisant en deux parties peu prs gales (Wauters 1910 : 619-627). Il faut ajouter cela que les cartes gographiques de lpoque mentionnent toujours le plateau du Marungu, situ le long du lac et occup essentiellement par les Watabwa .

    Le district du Tanganyika et la province du Sud-Kivu se partagent la rive occidentale du lac Tanga-nyika. Le Burundi et la Tanzanie en occupent la rive orientale, la Zambie borde sa rive la plus mridio-nale. Pour rappel, la Tanzanie est ne de la fusion des Tanganyika-territories et de lle de Zanzibar. Comme le Ruanda-Urundi, ces territoires faisaient partie de la Deutsch Ost-Afrika avant leur reprise par

    les Britanniques au lendemain de la Premire Guerre mondiale.

    Plusieurs auteurs, dont de nombreux explora-teurs majoritairement anglo-saxons, dtermins dcouvrir les sources du Nil, se sont appliqus trouver lorigine du mot Tanganyika .

    Le premier chapitre articule les recherches go-graphiques visant la dcouverte du lac Tanganyika et linvestigation sur lorigine du terme Tanganyika . Depuis lAntiquit, des savants se posaient dj des questions sur les sources du Nil et depuis des sicles, les populations locales ont aussi leurs lgendes ou, plutt, leurs rcits tiologiques sur ce lac.

    Le deuxime chapitre prsente les missions et les expditions au Nord-Katanga et vers le lac Tan-ganyika lpoque de ltat indpendant du Congo. Le troisime chapitre rapporte les rcits de quelques voyages effectus dans cette rgion jusquau lende-main de la Deuxime Guerre mondiale. Toutes ces relations permettent de vivre les expriences de ces voyageurs, de mieux saisir lvolution de la vie quoti-dienne et le dveloppement socio-conomique de la rgion et de se familiariser progressivement avec les ralits du Tanganyika.

    Dans son ouvrage Voyage aux grands lacs de lAfrique orientale, Burton avance la signification suivante :

    Le nom africain dont les tribus riveraines se servent pour dsigner le lac central est Tanganyika, cest--dire jonction, runion des eaux, du verbe ku-tanganyika, se rejoindre, se rencontrer. Cest au changement du t initial en ch (tch), opr dans la lingua franca de Zanzibar, que lon doit sans doute le Zanganyika de Cooley (Verbeken 1954 : 35).

    Dans son livre travers lAfrique, lexplorateur Verney Lovett Cameron (1844-1894) confirmera la

  • TANGANYIKA

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  • PREMIRE PARTIE : LES EXPLORATIONS ET LES VOYAGES VERS LE LAC TANGANYIKA

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    version de Burton. Pour lui, le nom Tanganyika signifie lieu de mlange . Il drive du verbe kou-tanganya (changanya dans quelques dialectes) et veut donc dire mlanger , confondre .

    Edward C. Hore, un missionnaire de la London Missionary Society, qui avait navigu pendant deux ans sur le lac, fit la Geographical Section of the Bri-tish Association une communication o il dclarait :

    Le nom indigne Tanganyika, signifiant mlange ou runion des eaux, est la traduction la plus apte, car leau du lac est amene de tous les cts de la dpression recevant le tribut des eaux qui, autrement, couleraient vers lAtlantique, la Mditerrane ou le Pacifique. Mais les indignes vivant actuellement sur les rives du lac nont certainement aucune connaissance de cela et, par consquent, le nom semble voquer une de ces convul-sions naturelles comme il y est fait souvent allusion dans plusieurs lgendes indignes, suggrant le m-lange des eaux dans la cavit ainsi forme (Verbeken 1954 : 35-36).

    Henri Morton Stanley (1840-1904) chercha ga-lement la signification du mot Tanganyika . Il or-ganisa une expdition dans le but de retrouver David Livingstone qui ne donnait plus signe de vie depuis longtemps. Il quitta Zanzibar en janvier 1871 et fit son entre Ujiji, sur la rive orientale du lac Tan-ganyika, le 10 novembre de la mme anne. Cest l quil rencontra Livingstone.

    Dans son livre intitul Through the Dark Conti-nent ( travers le continent mystrieux), publi en 1879, il crit propos du mot Tanganyika :

    Jai tent plusieurs fois de dcouvrir si les Wajiji savaient pourquoi le lac tait appel Tanganika. Tous rpondaient quils ne savaient pas, sinon que ctait cause quil tait grand et que les pirogues pouvaient y faire de longs voyages. Ils nappellent pas de petits lacs : Tanganika, mais ils les nomment : Kitanga [] Nika est un mot dont ils ne peuvent expliquer la drivation, mais ils suggrent quil pourrait peut-tre venir de nika, un poisson lectrique qui est pris parfois dans le lac. Je nai pu obtenir une dfini-tion rationnelle de nika jusqu ce quun jour, traduisant dans leur langue des mots anglais, jarrivai au mot plaine, pour lequel jeus nika comme tant le terme en kijiji. Comme les Africains sont habitus dcrire de grandes nappes deau comme tant semblables des plaines cela stend comme une plaine je pense quune signification satisfaisante du terme est enfin donne dans lac comme une plaine [] Pour la prononciation du nom Tanga-nika, je maintiens que cest la plus correcte et quelle est plus purement africaine que Tanga-ny-ika (Verbeken 1954 : 39-40).

    William Stairs (1863-1892), qui conduisit une caravane vers le lac Tanganyika en 1891, propose la mme signification dans son journal. Selon lui, le nom du lac se compose de deux mots : 1) tanga, qui signifie lac en kifipa ; 2) nyika, qui veut dire dsert , solitude . Il ajoute que la plaine ctire situe entre Mombasa et Tanga est peuple par les Wanyika ou les gens de la plaine .

    Sharpe confirme lapplication de ce nom tous les lacs connus des indignes :

    Les gens habitant les contres Ulungu et Itawa, em-ploient le mot Tanganyika pour dsigner une grande pice deau, tout comme Nyanja, ou Nyasa, ou Nyanza, est employ dans dautres parties de lAfrique. Le mot Mweru galement est employ par les Lunda comme impliquant la mme ide, et ne sapplique pas un lac spcial. En Itawa, le lac que nous appelons Mweru, mtait frquemment cit par Tanganyika (Verbeken 1954 : 43).

    Les significations fantaisistes propos du terme Tanganyika sont nombreuses. Elles nentrent pas en considration ici. Mais le fait que son tymologie ft associe au nom de lle de Zanzibar ne peut passer sous silence. Certains auteurs pensent que le nom Tanganyika serait lquivalent de Zanganyika et signifierait dsert deau des Noirs , le lac tant la seule immense surface deau rencontre par les Arabiss de la cte orientale de lAfrique qui se diri-geaient vers lintrieur du continent pour y trafiquer (Verbeken 1954 : 49).

    En effet, certains auteurs se rfrent mme aux Grecs, qui appelaient la zone littorale de lAfrique orientale comprise entre le cap Delgado au sud et le fleuve Jiuba au nord Zingis, Zingisa ou Zingium. Les Asiatiques la nommaient Zinj ou Zenj, daprs le mot persan zanj, devenu zang en arabe, et qui signi-fie ngre . Le mot bar, qui y a t ajout, est bahr dorigine arabe et signifie mer , littoral . Prci-sons quen swahili le terme mer est bahar [baha-ri], bara ayant alors le sens dune contre dnude. Les significations que Burton donne au mot Zanzi-bar vont dans le mme sens : zanj = un ngre et bar = rgion ; Zanzibar = pays noir (Verbeken 1954 : 47).

    Selon ltude de Verbeken, les Arabes disaient aussi Zendji-bar ou pays des Zendji , cest--dire pays des Noirs ou des esclaves. Ce terme serait lorigine du mot swahili mzendji ou mshenzi pass dans les langues bantoues pour dsigner un non-civilis , un barbare ou un sauvage : musenzi/basenzi (Verbeken 1954 : 47).

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    Dans un premier temps, Zanganyika aurait galement pu dsigner lendroit o les trafiquants ara-biss avaient tabli un march ou un dpt divoire et desclaves. Dans un article publi en 1867, Tanga-nyika tait carrment le nom de ces contres et non celui du lac, qui naurait t connu des Africains que sous le nom gnral de Nyanza.

    RFRENCES

    Le Mouvement gographique. 1910 (11 dcembre) : 617-618.

    Verbeken, Auguste. 1954. Contribution la gographie his-torique du Katanga et des rgions voisines. Bruxelles : Institut royal colonial belge (col. Mmoires , t. 36, fasc. 1).

    Wauters, Arthur J. 1910 (18 dcembre). Le Mouvement gographique : 619-636.

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    CHAPITRE 1

    LNIGME DU LAC TANGANYIKA

    Le lac Tanganyika est le plus grand des lacs situs au cur de lAfrique. Avec ses 650km de long, 80km de large et 32 000 km de su-perficie, il est juch 773m daltitude. Il est gnralement admis depuis des sicles que ses eaux, draines vers les grands lacs situs plus au nord, se dversaient dans le Nil (Verleyen 1950 : 365-366). Trs longtemps, ce lac sera associ au Nil. Il est d-sormais notoire que la dcouverte du lac Tanganyika au milieu du xixe sicle sinscrivait dans le contexte de la recherche des sources du Nil.

    1. LES PREMIRES MENTIONS DU NOM TANGANYIKA

    Brand, le vice-consul britannique Luanda (An-gola), est la premire personnalit avoir mentionn un nom qui ressemble Tanganyika . Il pronona ce nom dans une communication intitule Journey from the East to the West Coast of Africa, prsente le 24janvier 1853, lors dune runion de la Royal Geo-graphical Society Londres, dont voici un extrait :

    En avril 1852, fut annonce dans le Bulletin Officiel de Loanda, larrive Benguela dune caravane de Zan-zibar ; trois arabes ou swahilis en faisaient partie ; ils partirent de Bagamoyo et suivirent la route par Oha en Monomuezi, en suivant les rivires Ruvu et Lufiji. Ils arrivrent Nugigi (Ujiji) o ils construisirent une embarcation pour traverser le lac Tangana (Verbeken 1954 : 32).

    Le mot tangana na pas manqu de susciter des commentaires. Selon Cooley, le verbe cutangana tait la forme habituelle du rciprocatif et du frquentatif de cutanga qui signifiait reconnatre Dans son

    ouvrage sur la gographie historique du Katanga et des rgions voisines, Auguste Verbeken rcuse cette explication. Il admet quen swahili, le rciprocatif dun verbe est marqu par le suffixe - ana , mais celui-ci ne donne pas la forme du frquentatif qui, en revanche, sobtient par la reduplication du thme verbal. En outre, reconnatre dans le sens de se rpandre ou tre divulgu se dit ku-tangaa, que les autochtones ou les arabiss parlant un idiome qui nadmet pas lhiatus peuvent prononcer comme ku-tangala ou ku-tangana. Selon lui, la signification que Cooley attribue ce mot ne sapplique pas au lac que les voyageurs appelaient Tangana.

    David Livingstone (1813-1873) est le premier donner au lac une orthographe la plus proche de lactuelle. Son troisime voyage en Afrique avait un double objectif : la lutte contre la traite des esclaves et les recherches topographiques sur la rgion situe entre le lac Nyassa et le lac Tanganyika. Il atteignit ce dernier lac le 31 mars 1867 (Burssens 1948 : 607-611).

    Concernant le nom du lac Tanganyika, il a not dans ses Missionary Travels que

    Dinformations provenant dArabes de Zanzibar que jai rencontrs Naliele au milieu de la contre, la rgion lEst des parties du Londa dans lesquelles nous avons voyag, leur ressemble dans sa conformation [] Un grand lac peu profond est indiqu aussi dans cette direc-tion, nomm Tanganynka, qui exige trois jours pour le traverser en pirogue. Il est reli un autre appel Kala-gwe plus au Nord et ce peut tre le Nyanja des Maravim. De ce lac sort, par de nombreux petits canaux, la rivire Luapula, la branche orientale du Zambze qui, venant du Nord-Est coule au-del de la ville de Cazembe Le bout mridional de ce lac est dix jours au Nord-Est de la ville de Cazembe (Verbeken 1954 : 33).

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    Ce passage permet de dire que David Livingstone, comme tant dautres avant lui, amalgamait en un seul les lacs de lAfrique centrale.

    Quelques annes plus tard, pendant une runion de la Royal Geographical Society Londres, David Livingstone fait le commentaire suivant, aprs la lec-ture dune lettre date de Zanzibar, le 11juillet 1857, du capitaine Burton ; celui-ci tait alors en pleines prparations pour une expdition vers la rgion des grands lacs :

    Si le capitaine Burton russit pntrer [] chez les tribus ctires, il nest pas douteux quil trouvera la route du lac [] Jai t au 24 sud, et plus au nord aux 20 et 21, et jai eu des renseignements sur la rgion lest de celle o je voyageais, mais aucun concernant cette mer immense. Je peux pourtant dire que les habitants de cette rgion ont tous entendu parler de cette mer. Ils lappellent metse a hula, qui signifie leau qui broute. Ils croient, quand la mare monte, que la mer vient terre pour brouter (Verbeken 1954 : 34).

    La recherche des sources du Nil proccupait les gographes depuis la plus haute antiquit. Dj vers lan 138, le gographe grec Claude Ptolme (ca 87-ca 150) situait au cur du continent africain deux Paludes Nili entre 6 et 7 degrs au sud de lquateur. la fonte des neiges, prcisait-il, ces lacs taient cen-ss recevoir les eaux des Lunae Montes (montagnes de la Lune), connues aujourdhui sous le nom de monts Ruwenzori .

    Une question simpose. Comment ce gographe avait-il pu entendre parler des deux lacs quil a consi-drs comme les sources du Nil ? La rponse est par-tiellement donne par deux voyageurs britanniques, Charles-Francis Burton (1821-1890) et John-Han-ning Speke (1827-1864) :

    Il est vident que cela ne pouvait venir par la voie du Nil, car lanthropophagie barrait toute communication dans cette direction. Mais la route de Zanzibar au lac Tanganyika et au Victoria Nyanza, trs probablement, tait maintenue ouverte par les trafiquants, Hommes du pays de la Lune, et, par consquent, les deux lacs pouvaient tre situs lest et louest lun de lautre, pour correspondre aux deux branches du Nil de Ptolme (Verbeken 1954 : 22-23).

    Le philologue et historien Thophile Simar (1883-1930) prtend galement que les grands lacs de lAfrique centrale devaient tre connus avant Ptolme grce au commerce intense qui rgnait sur la cte orientale jusquau-del de Zanzibar,

    lorigine des relations entre les marchands grecs et les trafiquants arabes. Ces rapports commerciaux enrichirent considrablement les connaissances sur lAfrique.

    Les deux Anglais eux-mmes, partis de Zanzi-bar le 16 juin 1857, vont pntrer dans lUgogo et lUnayamwezi ou la Terre de la Lune , selon Burton, qui se basait sur des considrations tymologiques. Aprs la traverse de cette rgion, ils rapportent tre entrs dans une dpression o un nouveau rseau hy-drographique, celui de la Malagarasi, se dirigeait vers louest. Le 13 fvrier 1858, ils aperoivent une mon-tagne escarpe quils escaladent non sans peine et au sommet, vers louest, ils dcouvrent une ligne tin-celante : ctait le lac Tanganyika, que des yeux euro-pens contemplaient pour la premire fois (Cambier 1948 : 186-194 ; Coosemans 1948 : 860-864).

    partir du viiie sicle, les gographes arabes in-troduisent dans lhydrographie du Nil un grand lac, quils placent sous lquateur. Les Europens se ser-viront mme de ces cartes arabes dans lorganisation de leurs expditions vers le cur de lAfrique. Ainsi le colonel James Grant (1827-1892), explorateur cossais, dclare-t-il, lors de la runion de la Socit royale de gographie de Londres du 29 novembre 1875, que les lacs de lAfrique centrale figuraient dj sur la Tabula Almamuniania de 833 (dessine par lArabe Almamoun ou El MaMun) et sur celle de Abul Hassan, datant de 1008. Sur cette dernire carte, le Nil sort dun lac dsign Lacus Kura Kavar, avec le mont Komr ou Djebel Kumri 7 de la-titude sud. Il ajoute que la Gographie du Moyen ge de Joachim Lelewel mentionnait aussi beaucoup de cartes anciennes montrant des lacs et leurs affluents.

    Au moment o les navigateurs portugais com-mencent reconnatre les ctes africaines, nat la thorie qui fait de ce lac non seulement la source du Nil, mais aussi celle du fleuve Zare que Diego Co venait de dcouvrir. En 1500, Juan de la Cosa place le lac central la hauteur de Zanzibar, conformment aux donnes arabes. Dans sa Suma de Geographia publie en 1518, lEspagnol Fernandez de Ensico dit que les gens du royaume de Kongo prtendent que leur rivire Zare prend sa source dans un grand lac des Montagnes de la Lune . Le clbre historien portugais Jean de Barros attribue, en 1552, ce lac central la base de lhydrographie africaine, cest--dire, pour lui, non seulement le Nil, le fleuve Congo mais aussi [] la grande rivire qui entoure Benomotapa ainsi que dautres (cours deau) sans nom. Cest une mer dune telle tendue quelle peut

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    tre navigue par plusieurs vaisseaux [] Selon les indications reues de Congo et de Sofalah, le lac doit avoir une centaine de lieues de longueur (Verbeken 1954 : 26-27).

    Jusquau milieu du xixe sicle, toutefois, les no-tions relatives limportante question de lhydrogra-phie de lAfrique centrale restrent trs imprcises.

    2. DE LA DCOUVERTE DU LAC TANGANYIKA JUSQU LA CONQUTE COLONIALE : 1858-1885

    Avant la fin du xixe sicle, le lac Tanganyika et ses environs sont localiss avec exactitude sur la carte du monde. Non seulement le lac sera dcouvert , en 1858, par deux Anglais, Burton et Speke, mais de nombreux explorateurs parcourront la rgion et parviendront faire connatre avec prcision sa situation gographique et hydrographique. Certains parmi eux, et non des moindres, ont mme sillonn lactuel district du Tanganyika.

    2.1. CHARLES BURTON ET JOHN SPEKE : 1858

    Cest le 3 mars 1858 que Charles Francis Burton et John-Hanning Speke se retrouvent face ce grand lac qui, selon eux, donne naissance au Nil. Le capi-taine Burton, qui na pas travers le lac, avait rcolt des renseignements sur la cte occidentale du lac. Ses sources taient arabes, car les Arabes y faisaient le commerce divoire et desclaves. Ces informations se rapportaient au Marungu et ses habitants. Force est de reconnatre que le portrait quil brosse deux nest pas des plus flatteurs :

    [...] Au sud de lOugouhha nous trouvons les Vouat hembou, peuplade sans importance, dont on voit les possessions des ctes de lOujiji. La tribu limitrophe est celle des Vouakatt ou Voukadt, dont les Arabes dsignent le territoire sous le nom dAuvoual Maroun-gou, cest--dire frontire septentrionale du Maroungou, lune des divisions les plus importantes des bords du lac. Aimar ben Sid el Shaksi, vieil Arabe de lOman, la fois nergique et robuste qui, en 1846 ou 1847, fit naufrage sur cette partie de la cte, et y demeura cinq mois, vivant dherbe et de racines, divise le Maroungou en trois sec-tions : au nord le Maroungou proprement dit, le Karou-gnou au centre, et lOuroungu au sud.Quelques individus font mention dun Maroungou occi-dental et nomment le prcdent Maroungou Tafouna, du nom de son chef, pour le distinguer de celui-ci. Le Maroungou occidental, spar de celui de lest par le Rounangoua, stendrait, suivant les Arabes, du clan des

    Vouathembou la tribu des Vouabisa, propritaires dun vaste territoire situ au couchant du Nyassa.[...] le Maroungu est un pays montueux (sic) comme lOujiji et lOuvira ; toutefois le mur denceinte y est dun jet moins hardi que sur la rive oppose. Prs de la cte se trouvent quatre ou cinq les, parmi lesquelles il y en aurait deux dune assez grande tendue. Le seul nom qui nous ait t donn leur gard est Oukoungou ; encore semble-t-il tre plutt celui du dernier point quon aper-oit de Kaseng.Au nord-ouest du Maroungou, sur la frontire mme, trois jours de marche environ des bords du lac, est un district appel Outoumbara, du nom de son chef. Ce ter-ritoire, quil ne faut pas confondre avec lOutoumbara de la Terre de la Lune, est, dit-on, quinze ou vingt jours de marche dOusenda.Bien quil soit regard comme un pays dangereux, le Maroungou a t frquemment visit par les Arabes. De Kaseng, ils ctoient lOugouhha pendant quatre jours, nosant pas y prendre terre depuis 1841 ou 1842 [...] Les habitants du Maroungou, appels Vouambozoua par les Arabes, nont pas de chef ; ils obissent des autorits locales, et sont en tat de guerre perptuel avec leurs voisins. Cest du reste un peuple farouche, la peau fuli-gineuse, et trs laid. Non contents de cette laideur native, ils se percent la lvre suprieure, dont ils agrandissent louverture de manire ce quelle dpasse le nez ; cette coutume, qui leur donne quelque ressemblance avec le canard, les rapproche des rares esclaves des environs de Quiloa. Les Arabes, qui ce dvergondage de la mode fait horreur, avivent les bords de cette ouverture labiale, et cherchent les runir en y appliquant du sel. Les habi-tants du Maroungou ont peu de prix comme esclaves ; ils sont ttus, mausades, affreusement dpravs et enclins la dsertion [...](Burton 1862 : 482-485).

    Selon la carte reproduite par Burton dans son journal de voyage, les pays situs sur la cte occi-dentale sont, de lextrme nord lextrme sud : Uvira, Usinze, Ubembe, Ugoma, Ucuhha, Uthembwe, Uka-tete. Il place le Marungu lextrme sud du lac Tanganyika.

    Pour en revenir la question du lac et de la source du Nil, voici ce qucrit Speke en 1864 :

    Je dois appeler lattention (sic) sur le fait que les Mis-sionnaires rsidant depuis plusieurs annes Zanzibar sont les principaux et les premiers promoteurs de cette dcouverte [...]. Durant leur sjour parmi les Noirs, ils ont entendu, dArabes et dautres, mais seulement dune manire confuse, [] [parler] dun grand lac ou mer intrieure, que les caravanes taient habitues de visiter [...]. Les directions quindiquaient les trafiquants ambu-lants pointaient vers le Nord-Ouest, lOuest et le Sud-Ouest, et leurs rcits semblaient indiquer quil sagissait

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    Carte du voyage de Burton et Speke aux Grands Lacs de lAfrique orientale.Source : Burton (1862 : annexe).

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    dune seule tendue deau [...]. En fait, cest daprs cette combinaison de tmoignages que cette eau stendait sur une ligne continue, quils dessinrent cette monstrueuse limace de mer intrieure qui attira tant lattention du monde des gographes en 1855-56 et provoqua notre envoi en Afrique (Verbeken 1954 : 34).

    Dans lhistoriographie europenne, Burton est gnralement prsent comme le dcouvreur du lac Tanganyika. Certains gographes, cependant, ne partagent pas cet avis. Dj en 1890, le gographe dorigine allemande Ernst Georg Ravenstein (1834-1913) attribue, dans sa communication The lake region of Central Africa, le mrite de la dcouverte aux trafiquants arabes et swahili qui pntraient loin lintrieur du continent africain, la recherche desclaves et divoire. Mais ces commerants entre-prenants navaient pas mis leurs expriences sur pa-pier (Verbeken 1954 : 34-35).

    La thse de Ravenstein prtendait que des tra-fiquants arabes et swahili connaissaient dj le lac Tanganyika avant Burton. En effet, comme lcrit Cooley, un vieux marchand de Zanzibar, Moham-med Ben Nassur, avait su situer, sur une carte simple mais claire, une localit nomme Zanganyika sur la rive occidentale du lac dont la traverse deman-dait trois jours. Cette localit tait le point de dpart du cuivre et de livoire vers Moenemoezi .

    Dans leurs recherches de la source du Nil, plu-sieurs explorateurs ont frquent la rgion du lac, dans la seconde moiti du xixe sicle, dont Ver-ney Lovett Cameron et Henri Morton Stanley, qui ont foul le sol du Tanganyika. Contrairement celles organises par Lopold II, leurs explorations avaient des vises scientifiques plutt que politiques, parce quelles tentaient de rpondre des questions dordre gographique et hydrographique. Ce faisant, elles sintressaient, bien entendu, aux richesses des rgions visites.

    2.2. DAVID LIVINGSTONE : 1867-1869

    Le missionnaire David Livingstone (1813-1873) fut un des premiers explorateurs avoir parcouru la rive occidentale du lac Tanganyika, et ce lors de la troisime grande expdition quil organisa tra-vers le continent africain. Bien quil ait beaucoup contribu une meilleure connaissance de la rgion des grands lacs, certaines de ses informations sont inexactes. titre dexemple, sur les cartes gogra-phiques quil esquissa, il faisait sortir le Lualaba du

    lac Moro, qui allait par la suite former le lac Ka-malondo. En juin 1867, il traversa un pays appel Ouloungou par les Arabes et les indignes. Il annona son voyage pour le lac Moro, quil attei-gnit au mois de dcembre. Le 17 mars 1868, il nota dans ses carnets de route quil avait gravi les mon-tagnes du Roua (Urua) et gagn le village de Mpouto (Mpweto) dans une valle situe entre deux chanes . La bourgade se trouvait peu prs un mille de la rive droite du Louapoula au point o la valle reoit la rivire. Mpweto tait le nom du chef du village. Livingstone le rencontra quelques reprises (Waller 1876-I : 305-306).

    Du lac Moro, Livingstone se rendit vers le lac Bangwelo, quil dcouvrit le 18 juillet 1868. De l, sa caravane sachemina en direction du lac Tanganyika. Les 8 et 9 janvier 1869, il tait sr de se trouver dans le Marungu. Et le 14 fvrier 1869, il atteignit le Tan-ganyika et prcisa que le territoire lembouchure de la Lofoukou (Lufuku) portait le nom de MParra (Mpala). cet endroit, Sad-ben-Habib avait deux ou trois pirogues (Waller 1876-II : 2-3).

    Livingstone longea ensuite la rive occidentale du lac Tanganyika. Le 26 fvrier, il passa la nuit Katonnga aprs sept heures de pagayage ; le 27 fvrier, il alla acheter des vivres Bondo ou Themmbou . Le 6 mars, parti cinq heures du soir, il gagna la baie de Toloka et arriva plus tard Ougouha ; le 11mars, il tait dans llot de Ki-bize , quil quitta le lendemain pour atteindre la ri-vire de Kabogo sur la rive orientale ; il arriva Ujiji le 14 mars 1869 (Waller 1876-II : 4-6).

    Livingstone voulait alors explorer le lac, mais lexploration fut impossible cause des exigences des bateliers. Il regagna la rive occidentale du lac Tan-ganyika au dbut du mois daot, mais sa caravane ny resta pas longtemps. En route pour le Maniema, Livingstone laissa au sujet de son passage dans la rgion les souvenirs suivants :

    2aot. quitt llot, gagn la cte, et bivouaqu dans un taillis pines crochues, o il y a une espce de poivre noir que nous avons trouv au sommet du mont Zommba, en 1859 ; cette plante tmoigne de lhumidit du climat.3 aot. March vers le sud, pendant trois heures et quart en longeant le Tanganyika, et dans un pays fort accident ; ce qui pour moi est trs fatigant, vu mon tat de faiblesse. Rencontr beaucoup de pandanus, et cou-ch au village de Lobammba. [...]7 aot. Le guide est arriv hier. Ce matin, nous avons march louest pendant deux heures et quart, et tra-vers le Logammba : environ quarante yards de large, de

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    leau montant jusquau genou, et une course rapide entre des berges leves. Cette rivire prend naissance dans la chane du Kabogo occidental et va, au sud-ouest, se jeter dans le Tanganyika. Beaucoup de sorgho est cultiv sur ses rives, dont le sol est une alluvion dune grande richesse.8 aot. Route au couchant, travers une fort ouverte. Pays trs mouvement, et le chemin couvert de frag-ments de quartz anguleux. Montagnes lhorizon.9 et 10 aot. louest du village de Mekheto. Fait la rencontre dun parti dindignes qui, en venant nous, sest mis battre du tambour : signal de paix ; en cas de guerre, lattaque se fait en silence et la drobe. [...]11 aot. Gagn un village de Baroua ; village entour de collines slevant deux cents pieds au-dessus de la plaine. Peu darbres.12 et 13 aot. Villages de Mkhto ; les habitants sont des Vouagouha. Sjour pour acheter des vivres, pour faire de la farine, et parce quil y a beaucoup de malades.16 aot. Route au nord-ouest, la plupart du temps en fort ; et pass la nuit Kalalibebe. On a tu un buffle.17 aot. Gagn une haute montagne, appele Golou ou Goulou, et camp sa base.18 aot. Travers deux ruisseaux, affluents du Mgolou-ye. Le Kagoya et le Moche se jettent dans le Lobammba.19 aot. Atteint le Lobammba : largeur de quarante-cinq yards ; de leau jusqu la cuisse ; courant rapide. Le Logammba et le Lobammba viennent tous les deux des monts Kabogo ; le premier se rend dans le Tanganyika, lautre dans le Louamo, dont il est la principale branche ; celui-ci renferme des crevettes. Au levant du Lobammba, la contre sappelle Lobannda ; louest, cest le Kitoua.21 aot. Camp au bord du Loungoua, qui sest taill dans le nouveau grs rouge une auge de vingt pieds de profondeur et seulement de quatre pieds de large lou-verture. [...] (Waller 1876 II : 19-20).

    2.3. VERNEY LOVETT CAMERON : 1872-1874

    En 1872, le lieutenant de vaisseau Cameron fut charg par la Socit de gographie de Londres de porter secours David Livingstone, qui navait plus donn de nouvelles depuis sa sparation avec Stanley, le 19mars de la mme anne, aprs que ce dernier leut retrouv Ujiji. Sa caravane quitta Ba-gamoyo, le 18mars 1873, et croisa Tabora les auxi-liaires de Livingstone ramenant vers le lac Bangwelo (Cambier 1948 : 206-211) le corps de leur matre, dcd le 1er mai 1872. Cameron dcida de pour-suivre son chemin jusqu Ujiji, afin dy recueillir des informations et le reste des bagages et des papiers de Livingstone. Il arriva Kahuele, trs prs dUjiji, le 18fvrier 1874. Il quitta Ujiji, le 13mars 1874, pour explorer la partie sud du lac.

    Dans son ouvrage, Cameron insra une carte sur laquelle il traa son itinraire. Selon lui, les rgions de la rive occidentale, actuellement parties int-grantes du district du Tanganyika, taient, du sud au nord : Maroungou et Outemmboue. Derrire le Maroungou se trouvaient Itahoua et Lopre. Il men-tionnait galement quatre affluents du lac. Du sud au nord : Lofou, Rounanngoua, Kavagoue et Loukouga ou Louvoubou. Quelques noms de collines figuraient aussi sur cette carte. Du sud au nord : Kaloup, Mou-kiga, Kapoppo, Miroummbi, Lovouma, Temmboue et Moulanno.

    Le 3mai 1874, Cameron commena la reconnais-sance de la rivire Lukuga, laquelle il renoncera quelques jours plus tard. Il dcrit son exploration en ces termes :

    Ce fut le 3mai 1874 que, par une brise frachissante venant de lest, je mis la voile avec lespoir de me trou-ver quelques heures aprs dans le Loukouga. Il allait tre midi lorsque nous y arrivmes. Je vis une entre de plus dun mille de large, mais ferme aux trois quarts par un banc de sable herbu. Un seuil traverse mme ce passage ; parfois la houle vient sy briser violemment, bien que dans sa partie la plus haute il soit couvert de plus de six pieds deau.Le chef, dont je reus la visite, me dit que la rivire tait bien connue de ses sujets ; ils en avaient frquemment suivi les bords pendant plus dun mois, ce qui les avait fait arriver au Loualaba, et leur avait fait voir que le Lou-kouga recevait le Louloumbidji et une grande quantit de petits cours deau.Nul Arabe, ajouta le chef, na descendu la rivire ; les marchands ne viennent pas chez moi : pour avoir de ltoffe et des perles, il faut que jenvoie dans lOudjidji.Le lendemain matin, il plut verse ; malgr cela, accom-pagn du chef, je descendis le Loukouga jusquau point o lamas de vgtation flottante nous empcha daller plus loin ; toutefois des canots auraient pu souvrir un passage.Nous tions alors quatre ou cinq milles de lentre. La rivire avait l trois brasses de profondeur, six cents yards de large, une vitesse dun nud et demi, et un courant dune force suffisante pour nous faire entamer le bord du radeau vgtal.Ce premier amas, dune tendue de quatre cinq milles, tait suivi, disait-on, dune eau libre de mme longueur ; et cette alternance de parties encombres et de canaux dpourvus dherbe se continuait jusqu un endroit fort loign.Les embouchures des petits cours deau que, pendant notre descente, nous vmes se jeter dans le Loukouga, taient incontestablement loppos du lac, et les herbes flottantes suivaient toutes cette direction contraire.

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    La route suivie par Cameron lors de son expdition.Source : Cameron (1878).

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    En aval, le dattier sauvage formait sur les rives dpais fourrs Nous descendions la rivire ; aprs un tra-jet dune heure et demie, la brise ayant frachi et nous soufflant en face, nous nous arrtmes dans un lot qui appartenait un affluent. Ce ntait quun marais lint-rieur dun banc prolong qui, et l, avait de petites ou-vertures. La bouche dans laquelle nous nous trouvions ntait elle-mme quune simple brche de la rive, o leau passait en sinfiltrant dans lherbe.Le Loukouga nous offrait par endroits une eau profonde, puis des hauts-fonds, des bancs de sable, de grandes herbes, etc., obstacles forms par les dbris qui flottent sur le Tanganyika et drivent vers la seule issue quils rencontrent. Lentre du Loukouga est situe dans la seule brche que prsente lpaisse ceinture du lac, les montagnes de lOugoma se terminant tout coup dix ou douze milles au nord de Kassenng ; tandis que celles qui viennent du sud, aprs avoir entour la partie mri-dionale du Tanganyika, se dirigent vers louest partir du cap Mirmmb, laissant entre elles et les monts de lOugoma une large valle ondulante.Je partis, esprant toujours quon pourrait trancher le radeau herbeux ; je dsirais tant descendre le Loukouga, explorer cette rivire qui ne pouvait pas finir dans un marais : elle tait trop considrable. Le chef, dailleurs, mavait assur de nouveau que ses gens lavaient suivie pendant plus de trente jours et lavaient vue sunir au Loualaba. Mais je ne pus jamais trouver de guide ni din-terprte, et, sans lun et lautre, pas un de mes hommes ne voulait maccompagnerQuittant le Loukouga, le 5 mai, nous allmes camper au cap Moulanngo. Le lendemain, nous touchmes Kassenng, situ sur la cte ; puis nous nous rendmes une entre profonde qui dcoupait la rive orientale de lle de Kivira, et nous nous prparmes traverser le lac. Cette traverse de retour commena le jour suivant Matchatchsi (Cameron 1878 : 217-221)

    Jusque l, il ntait pas encore question du village appel Mtoa ! Cest Stanley qui, quelques annes plus tard, fit la reconnaissance de la Lukuga. Dans son ouvrage, il faisait mme rfrence lexploration de Cameron.

    2.4. HENRI MORTON STANLEY : 1874 - 1877

    Parti de Zanzibar le 17 novembre 1874, Stan-ley explora les rives du lac Tanganyika, du 11 juin au 31 juillet 1876. Au cours de son voyage ant-rieur, alors quil tait la recherche du docteur Li-vingstone, il stait arrt Ujiji et navait explor que la partie nord du lac. Cette fois-ci, son objectif tait de reconnatre toute ltendue du lac Tanganyika. Il allait sintresser surtout au point o la Lukuga

    schappe du lac et au fonctionnement de cet mis-saire dont dpend le niveau du Tanganyika (Lacroix 1948 : 864-894).

    15 juillet. lembouchure de la Loukouga, les opi-nions sont trs partages au sujet de cette rivire, de cette crique, de ce bras du lac, de ce que cela peut tre. Les renseignements que jai recueillis, compars au rap-port de Cameron, sont absolument incomprhensibles. Les vieillards et les chefs disent quautrefois le Louhou-ghri a rencontr la Loukouga, et que la runion de ces deux rivires a form le lac. De ce mariage de la Loukou-ga, venant de lOuest, avec le Louhoughri, venant de lEst, est n le Tanganika. La bonne intelligence a rgn entre les deux cours deau jusqu une poque rcente. Mais depuis lors, la Loukouga, parat-il, a des caprices, des bouderies ; quelquefois, elle coule vers lOuest, quel-quefois lEst. En dautres termes, pendant la saison pluvieuse, la Loukouga se jette dans le lac, lui apportant une norme quantit deau, charge dherbes, de bois, de matires diverses ; mais dans la saison sche, quand la mousson du Sud-Est prdomine, la Loukouga se porte au Couchant, franchit le terrain dessch et les bancs de

    Gravure du mont Mrumbi.Source : Stanley (1879).

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    vase et se dirige, sous le nom de Rouindi ou Louindi, vers le Kamolonndo, prs du pays de Kaloumbi. Jusqu la dernire saison pluvieuse, cest--dire jusquen mars 1876, il existait un banc de terre ou de vase, de plusieurs centaines de pas de longueur, entre le Louindi et la Lou-kouga ; mais les pluies de cette anne ont uni les deux rivires, la Loukouga ayant franchi la digue et stant dirige vers le Roua, par le pays de Mikto.Le Kamolonndo est une rivire et non pas un lac ; cest un autre nom du Loualaba.Lors de la visite de Cameron en 1874, il y avait, lentre de la Loukouga, un banc de sable sec, garni dherbe ou de cannes, se projetant de la rive mridionale, et un autre banc semblable, partant de la rive du nord. Un troit canal sparait les deux langues sableuses. Aujourdhui, toutes les deux sont couvertes dune ligne de brisants dune grande violence. La place o Cameron a camp nest plus habitable, balaye quelle est par les vagues du lac qui, dans cette saison, est chass vers la cte par la mousson du Sud-Est.

    Quon prenne le fait comme on voudra, ce conflit dopi-nions chez des gens qui doivent savoir ce quon entend par missaire ou dversoir dun lac, beaucoup dentre eux ayant vu le Louapoula sortir du lac Bemmba, et dautres, le Loualaba sortir du Mourou, ce conflit dmontre vi-demment ou quune crise de la nature est imminente, ou quelle a eu lieu rcemment, ou quelle est en train de se produire. De ces trois hypothses, quelle est la vraie ? On ne peut le savoir quen explorant la Loukouga, explora-tion que je commencerai demain matinLe 16 [juillet], nous remontmes la crique. La carte de cette intressante localit donne les chiffres des sondages et de ltendue dun bord lautre. son embouchure, la Loukouga avait une largeur denviron deux mille cinq cents yards ; elle se rtrcit huit cents yards au bout dun mille ; et, un autre mille en amont, ne prsenta plus quune largeur de quatre cinq cents yards. En dou-blant la pointe de terre sur laquelle est assis le village de Mkampemmba, et o il y a une tendue considrable de terrain en culture, jobservai que leau, changeant de

    Carte de la crique de la Loukouga.Source : Stanley (1879 : 51).

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    couleur, devenait dun brun rougetre, ce quelle devait au conglomrat ferrugineux dont ses berges sont com-poses. Ctait, pour moi, la preuve quil ny avait pas l de dversoir : une rivire forme des eaux limpides du Tanganika naurait jamais pu tre dune couleur aussi fonce deux milles seulement du lac.Comme nous causions, le chef me pria de stopper et, jetant une baguette dans la rivire, me dit de remarquer que, malgr le vent qui soufflait du large, la baguette et les bulles deau persistaient se diriger vers le lac.Sa figure rayonnait ; car il pensait mavoir prouv com-pltement une partie de ses assertions de la veille, savoir que la rivire tombait dans le lac. Il lui restait me prouver quelle en sortait pour se diriger vers lOuest. Tous les retraits des berges, toutes les indentations de leurs escarpements, ou de la couche de dbris revtus dherbes, accumuls leur base, taient remplis de ro-seaux et de papyrus couvrant une eau dormante ; mais, au milieu du canal, leau tait libre et claire sur une lar-geur de quatre-vingt-dix quatre cent cinquante yards.En moins dune heure, nous atteignmes lextrmit de leau ouverte, qui stait graduellement rtrcie par labondance croissante des papyrus et navait plus que quarante yards de large [] (Stanley 1879 : 49-52).

    La question que Stanley se posait tait dune importance gographique capitale. Car si la Lukuga coulait du lac pour se dverser dans le Lualaba cens tre tributaire du lac Albert, do il terminerait son parcours dans Nil, le lac Tanganyika serait, comme le pensait David Livingstone, son rservoir le plus mridional et non le lac Victoria (Jeal 2007 : 186).

    Stanley poursuivit son expdition en sengageant sur la route du Maniema, o il rencontra Tippo-Tip Nyangwe. Vers le 20 janvier 1877, il atteignit les rapides qui allaient par la suite tre baptiss Stan-ley Falls . Jusque l, le fleuve avait toujours suivi la direction du nord, mais partir de ce point, il sinfl-chissait rsolument vers louest. Ainsi, lhypothse de David Livingstone, qui en faisait un affluent du Nil, devenait-elle caduque. Cette thorie avait dj t branle par Cameron, qui avait pu constater, par des mesures suffisamment prcises, que la cote du fleuve Nyangwe tait bien infrieure celle du Nil Gondokoro (au Soudan) (Lacroix 1948 : 874-875).

    2.5. JOSEPH THOMSON : 1882-1883

    la fin des annes 1870 et au dbut des annes 1880, quelques explorateurs atteignirent encore le lac Tanganyika. Ils taient de nationalits diffrentes. LAnglais Joseph Thomson (1858-1895) offrit ses ser-vices de gologue et de naturaliste lexpdition de

    la Socit de gographie de Londres vers lAfrique centrale et orientale, dirige par lexplorateur Keith Johnston (Coosemans 1952 : col 910).

    Ce dernier mourut subitement, en 1878, et le commandement de la caravane fut confi Joseph Thomson. Celui-ci explora la Lukuga, en tudia le rgime et son influence sur le niveau des eaux du Tanganyika. Par la suite, il voulut marcher vers le Lualaba, mais ses porteurs, puiss et affams, refusrent de marcher. Dvalis par des habitants de la cte occidentale du lac Tanganyika en 1880, et nayant pu trouver de ravitaillement ni Mtoa ni Ujiji, il se dirigea vers Karema, o il trouva le ncessaire pour continuer son voyage (Coosemans 1952 : 911).

    Dans son rcit de voyage, Thomson prcise que cest le 19 janvier 1880 quil se mit en marche vers Iendwe, dcid prendre une nouvelle route. Celle de la Lukuga vers le Congo, puis vers le Lualaba ou le Lugarawa , comme la population locale appelait le fleuve, et ensuite vers le lac Moro (Thomson 1968 : 103).

    noter que Joseph Thomson dsigne les peuples de ces rgions par les mots Warua , Waguha et Wagoma . En ce qui concerne les chefs locaux, il parle de Manda et de Kalumbi comme chefs rua.

    2.6. VICTOR GIRAUD : 1883-1884

    Le Franais Victor Giraud (1858-1898) obtint une mission de la Socit de gographie de Paris et embarqua pour Zanzibar Marseille, le 9 juillet 1882. Il quitta Dar es Salaam, le 20dcembre de la mme anne. Son expdition se dirigea dabord vers le lac Nyassa, puis vers le lac Bangwelo, ensuite vers le lac Moro quil atteignit, plutt par hasard, le 29octobre 1883. Faute de pouvoir compter sur laide de la population locale, affame et dcime par des guerres intestines, Giroud progressa vers le lac Tan-ganyika. Il arriva, le 18novembre 1883, un endroit nomm Iendue o rsidaient deux missionnaires britanniques (Cambier 1951 : 411-413).

    Trouvant une contre ravage par la disette, Vic-tor Giraud dcida demprunter une embarcation aux missionnaires et de se lancer, en compagnie de huit hommes, sur le lac. Aprs 225 kilomtres de naviga-tion, il arriva, le 4dcembre, Karema, alors poste belge de la rive orientale du lac. Les vivres y taient abondants. Dans un premier temps, Giraud voulut retourner par la cte ouest de lAfrique. Mais, mal compose et mal encadre, sa caravane se rebella

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    Gravure dun hangar dans lequel on construit une pirogue Mpala.Source : Giraud (1890 : 521).

    Gravure dune rue et dune tembe (fortin) de Mpala.Source : Giraud (1890 : 505).

    Karema. Une seconde rbellion se produisit Mpala, premire tape de son voyage vers louest. Des por-teurs labandonnant en masse, Giraud dcida de regagner la cte de lest non par Tabora, mais par la route du lac Nyassa. Il prit alors place sur le dhow des

    missionnaires protestants qui le reconduisit Iendue au sud du lac, son point de dpart huit mois plus tt (Cambier 1951 : 413-414).

    Victor Giraud consacra quelques pages de son rcit dexploration son passage Mpala, prsent comme un des lieux de production des plus beaux bois pour la construction de pirogues. Pour preuve, ctait l que les grandes embarcations dUjiji taient en majeure partie tailles. La pirogue, longue de 13 mtres sur un de largeur, tait la plus belle peut-tre queussent jamais vue les riverains, explique Giraud. Il y brossa aussi un portrait du chef Mpala lui-mme :

    Mpala est un petit vieux barbiche blanche, qui ne craint pas la plaisanterie ; il est plus ou moins vtu dune toffe de Zanzibar, dont la couleur disparat sous une couche paisse de ce rouge vgtal qui plat tant aux indignes. Comme armes, il porte une lance et un vieux pistolet sans pierre sous lpaule ; au cou il a un collier de dents de requin, ftiche contre la pluie ; la main, un chasse-mouches en queue de buffle, orn de filigranes de cuivre, insigne de sa puissance et ftiche en mme temps contre la petite vrole.

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    Il a des ides assez prcises sur les six ou huit derniers rois qui lont prcd Mpala ; tous sont morts massa-crs par Russinga, et la seule ide du dpart de Storms le fait trembler, car le mme sort lattendrait invitable-ment. En matire de commerce, cest le plus rou com-pre que jaie jamais rencontr. Me voyant marchander divers objets, il dfendit ses sujets de me vendre autre-ment que par son entremise, et alors la moindre flche, le plus petit fer de lance, le vtement le plus crasseux ne demanda pas moins de dix minutes de pourparlers.Je vends perte, ne manquait-il pas de dire chaque fois : je ne veux plus continuer (Giraud 1890 : 522)

    Dans son journal de voyage, Giraud reproduisit trois belles gravures reprsentant diffrents aspects de Mpala : une rue et une tembe ( fortin ) ; un han-gar avec une pirogue.

    3. QUELQUES LGENDES

    Les populations de la rgion se sont transmis des lgendes associes au lac Tanganyika de gnration en gnration. Ces histoires relatives lorigine du lac, mais probablement sans valeur hydrographique, tmoignent, cependant, du regard africain sur la question. Quelques-unes furent enregistres par des explorateurs ou des Europens ayant rsid dans la rgion. La premire lgende reproduite ici est celle quHenry-Morton Stanley a rcolte :

    La partie du continent africain occupe aujourdhui par le grand lac tait une plaine, il y a de cela un nombre infini dannes ; sur cette plaine tait btie une grande ville dont on ne connat point lemplacement. Dans cette ville vivaient un homme et sa femme, avec un enclos autour de leur maison, enclos cachant un puits ou une fontaine dune profondeur extraordinaire, do ils reti-raient en abondance du poisson frais pour leur nour-riture. Tous leurs voisins ignoraient lexistence de cette fontaine et du trsor quelle renfermait, car les propri-taires savaient en garder le secret, par suite de la dfense que, dans cette famille, depuis plusieurs gnrations, les pres faisaient leurs enfants de le rvler, de peur quil narrivt quelque grand malheur quils prvoyaient confusment. Fidles cet ordre de leurs anctres, les possesseurs de la fontaine vivaient heureux depuis long-temps, ayant chaque jour du poisson frais pour leur principale nourriture.Cependant la femme ntait pas trs vertueuse, car elle faisait en secret partager un autre homme lamour quelle aurait d ne donner qu son mari et, entre autres faveurs, elle faisait souvent manger du poisson frais son amant, qui trouvait dlicieux ce mets, dont il navait

    jamais got auparavant. Ce dernier sentait sexciter sa curiosit et son dsir de dcouvrir o cette femme se le procurait. Pendant longtemps, il ne cessa de lassaillir de questions, mais elle refusait constamment dy rpondre.Un jour, le mari se vit forc de faire un voyage en Ou-vinza ; mais avant de partir, il recommanda instamment sa femme de veiller avec soin la maison, de ne point laisser entrer de commres et surtout de ne pas montrer la fontaine. Cette ve africaine promit formellement de se conformer ses instructions, bien quen secret, elle se rjout de la perspective de son absence. Quelques heures aprs le dpart de son mari, elle quitta sa maison pour aller chercher son amant ; et quand elle let trouv, elle lui dit : Tu me demandes depuis longtemps que je tapprenne do je me procure le mets dlicieux que tu as si souvent vant. Viens avec moi et je te le montrerai.Alors, elle lemmne chez elle, contrairement aux ordres de son mari. Dans le but de renchrir sur les mrites de la fontaine, et sur le plaisir de regarder les poissons dployer, en foltrant, leurs nageoires dargent dans leau, elle commena par servir son amant une vari-t de plats, sans ngliger dassouvir sa soif avec du vin quelle avait fait elle-mme. Ensuite, lorsque le Lothario noir manifesta son impatience du retard quelle mettait remplir sa promesse, bout de raisons pour diffrer davantage, elle le pria de la suivre.Une barrire de joncs aquatiques recouverts de terre entourait la fontaine merveilleuse, dans leau transpa-rente de laquelle on voyait les poissons. Il resta quelques temps admirer ces brillantes cratures, saisi du dsir den prendre une pour la regarder de plus prs, il plon-gea sa main dans leau pour en attraper, mais tout coup le puits dborda, la terre sentrouvrit et bientt un lac norme remplaa la plaine. Quelques jours aprs, le mari, revenant dOuvinza, approchait dOujiji, quand il vit, son grand tonnement, un grand lac l o il y avait une plaine et plusieurs villes. Il comprit alors que sa femme avait rvl le secret de la mystrieuse fontaine, et que le chtiment lavait frappe, ainsi que ses voisins, cause de sa faute (Verbeken 1954 : 36-37).

    Cette lgende inspira, sans conteste, quelques gographes. Dans une communication faite la So-cit de gographie de Paris, le 6mars 1978, M.de Quatrefages se rfra M.F.D. Deloncle de Lyon, qui aurait eu des documents compltement nou-veaux tablissant : 1) que le lac Tanganyika nexistait pas lpoque des voyages des missionnaires portu-gais dans le centre de lAfrique, cest--dire dans le courant des xive, xve et xvie sicles [] 6) quune grande ville slevait dans le ravin, dont un dchi-rement gologique constitua un rservoir pour la Loukouga, le Malagarazi, etc. devenu le lit du Tanganyika. signaler ici que le prsident de la Socit de gographie de Paris se permit de dire

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    quavant dmettre une opinion sur cette curieuse et importante lettre, il convenait dattendre que M. Deloncle leur ft connatre les documents sur les-quels il appuyait cette thse.

    En tout cas, cette lgende faisait allusion au mme phnomne que celui auquel les gologues attribuaient lorigine du lac. Ainsi P. Fourmarier conclut-il dans ses Observations de gographie dans la rgion du Tanganika quon pouvait consi-drer le Tanganyika comme reprsentant le fond dune dpression due leffondrement dune zone de lcorce terrestre en trois directions, dont lune est, de beaucoup prpondrante sur les deux autres.

    Une autre lgende fut propose par le comman-dant mile Storms, fondateur des postes de Karema et de Mpala, respectivement sur les rives orientale et occidentale du lac Tanganyika. Storms nappartenait pas ce contingent dexplorateurs qui avaient sil-lonn la rgion des grands lacs. En tant que rsident dans la rgion, il abordait la question du lac Tanga-nyika pour une autre raison.

    Dans le document dont il termina la rdaction le 15novembre 1883, il voquait la problmatique des rapports entre deux lacs : lac Tanganyika et lac Likua (lac Lopold) qui, il faut le signaler, se situent des altitudes diffrentes. Voici son rcit :

    [] Le Msimou Mousamvira (esprit du Tanganika) habitait autrefois Sombois une heure et demie au nord de Karema. Un jour fatigu de sa rsidence, il vint se fixer lembouchure du Mfoum (beaucoup dindignes donnent depuis lors le nom du mzimou la rivire).Katawi, le mzimou de lancien lac, actuellement de la plaine qui porte son nom, vit le changement de rsi-dence de son collgue dun mauvais il et lui fit la guerre. (Katawi est le fils de Msrouwi, Mzimou du lac Rikwa actuel.)Katawi, loin dtre victorieux, fut battu par Mousamvira et celui-ci, pour punir son adversaire, fit crevasser les montagnes qui sparent le Tanganika du Rikwa et fit dverser les eaux de ce dernier lac dans le Tanganika. Katawi, craignant une vengeance encore plus grande, fit sa soumission Mousamvira et, comme preuve de sa sincrit, lui donna sa fille Chivoumbou.Mousamvira, de son ct, donna sa fille Mawerou en mariage Katawi. Le mme individu y ajoute : quavant que les eaux de Katawi se soient dverses dans le Tan-ganika, tous les riverains de ce lac faisaient usage de ces eaux, tandis quactuellement, ils ne sen servent que lorsque toutes les sources sont taries, parce quelles sont devenues sales (ce qui est vrai).Jai appris par les hommes qui ont accompagn M. Keyser au lac Rikwa : que les eaux de ce lac ntaient pas potables,

    mais quelles moussaient lorsquils y lavaient leur linge. Ce phnomne doit provenir de la prsence dune quan-tit assez considrable de soude (Storms 1883).

    Cette histoire montre que les Africains essayaient leur manire de trouver des rponses des ques-tions hydrographiques auxquelles ils taient confron-ts. Et les solutions quils proposaient trouvaient une explication dans la mythologie.

    Lors dune confrence donne la Socit royale belge de gographie, le 16mars 1886, mile Storms revint brivement sur Mouzamvira en abordant les particularits des murs des populations habitant la rgion du lac Tanganyika. Toutes croyaient en lexis-tence de lesprit du mal et lui attribuaient tous les accidents. Tous les endroits dangereux avaient, selon elles, leurs mauvais gnies, dont le plus redoutable tait le gnie du lac, Mouzamvira . Les accidents sur le Tanganyika tant nombreux, les offrandes ne leur taient pas refuses, pour conjurer les dangers (Storms 1886 : 26).

    Lors de son retour en Belgique, en 1900, le ca-pitaine Edgard Verdick (1868-1927) transita par le Tanganyika. Le 23septembre, il arriva devant la mis-sion des Pres Blancs, Mpala et, le 30septembre, il passa par lemplacement de la future Albertville, quallait construire le commandant Jacques. Il campa au bord de la Lukuga, rivire par laquelle scoule le trop-plein du lac Tanganyika. Elle navait que cin-quante cent mtres de large et trente centimtres de profondeur. Edgard Verdick nota dans son carnet que, selon les autochtones, la Lukuga tait le pro-longement de la Lugerewe, tributaire du lac mme hauteur sur la rive est. Cette rivire traverserait le lac et aboutirait lendroit o celui-ci se dverse dans la Lukuga (Verdick 1952 : 151-153).

    Au vu dun ourlet de matire noire semblable de la mine de plomb rejete par le lac le long de la grve et prs de la limite o dferlent les vagues, Edgard Verdick demanda aux riverains ce quils pensaient de ce phnomne. Ceux-ci lui expliqurent que :

    [] ctaient les rejets du monstre qui dort au fond du lac. Celui-ci se retourne parfois et fait monter le niveau de leau de deux mtres. Pour me prouver la vracit de leurs dires, ils mindiqurent les indices danciens niveaux sur les parois de la rive surleve, au-del de la grve [] (Verdick 1952 : 153).

    Edgard Verdick dit navoir pas eu le temps dap-profondir la question. Dautres expliquaient que la Lukuga tait effectivement le dversoir du lac, mais

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    il arrivait que les papyrus qui y croissaient en grand nombre et que les arbres charris par la rivire for-ment un barrage tel que leau narrivait plus scou-ler. Ctait ce phnomne qui expliquait llvation du niveau de leau du lac. Aprs un certain temps, sous la pousse des eaux, le barrage de la Lukuga cdait et celle-ci reprenait son rle de dversoir du lac, dont le niveau baissait nouveau (Verdick 1952 : 153).

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    Waller, Horace. 1876. Dernier journal du docteur David Livingstone relatant ses explorations et dcouvertes de 1866 1873, suivi du rcit de ses derniers moments rdig daprs le rapport de ses fidles serviteurs Chouma et Souzi. Deux volumes. Paris : Librairie Hachette & Cie.

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    CHAPITRE 2

    LEIC ET LES EXPDITIONS VERS LE TANGANYIKA

    Plusieurs expditions pour le Katanga et le lac Tanganyika furent organises lpoque de ltat indpendant du Congo (EIC : 1885-1908). Ctait lre des aventuriers et des pionniers . Les expditions envoyes vers le lac Tanganyika par la Socit antiesclavagiste de Bel-gique seront prsentes et analyses ultrieurement.

    Ce paragraphe sintresse, dune part, aux initia-tives lopoldiennes, dont le but tait double : loccu-pation effective des territoires et la dcouverte de leurs richesses minires et autres. Les missions les plus connues furent celles diriges, sparment, par Alexandre Delcommune, en 1893, et par Charles Lemaire, en 1898-1900.

    Dautre part, durant cette priode, lune ou lautre expdition prive osa saventurer vers la rgion du lac Tanganyika. Ctait le cas de celle de Chaudoir, en 1901. Il fit une excursion expditionnaire au cur du continent africain et traversa galement une par-tie du Tanganyika. Ce fut au moment o lest de lEIC tait secou par la mutinerie des soldats tetela. Loc-cupation tait devenue un problme srieux. Mais quelques annes plus tard, en 1906, mile Wanger-me, nomm vice-gouverneur gnral en 1910, par-courut toutes ces rgions et put en admirer la beaut de la nature. Cest que le calme tait revenu.

    1. LEXPDITION ALEXANDRE DELCOMMUNE : 1891-1893

    La Compagnie du Congo pour le commerce et lindustrie (CCCI) fut cre en 1886, avec comme objectifs principaux la ralisation