392

Click here to load reader

Tierno Moninembo

  • Upload
    argyou

  • View
    80

  • Download
    19

Embed Size (px)

Citation preview

  • UUnniivveerrssiitt ddee CCeerrggyy--PPoonnttooiissee

    UUFFRR ddee LLeettttrreess eett SScciieenncceess HHuummaaiinneess

    Tierno Monnembo : criture de lexil et architecture du moi

    TThhssee ppoouurr llee DDooccttoorraatt

    (Nouveau rgime)

    OOppttiioonn LLiittttrraattuurreess ffrraannccoopphhoonneess

    PPrrsseennttee eett ssoouutteennuuee ppaarr :: EEddeemm KKookkuu AAwwuummeeyy

    DDcceemmbbrree 22000055

    Jury

    -- BBeerrnnaarrdd MMOOUURRAALLIISS,, PPrrooffeesssseeuurr mmrriittee,, UUnniivveerrssiitt ddee CCeerrggyy--

    PPoonnttooiissee,, ddiirreecctteeuurr ddee tthhssee..

    -- UUrrssuullaa BBAAUUMMGGAARRDDTT,, PPrrooffeesssseeuurr,, IINNAALLCCOO,, IInnssttiittuutt NNaattiioonnaall

    ddeess LLaanngguueess eett CCiivviilliissaattiioonnss OOrriieennttaalleess..

    -- JJeeaann BBEESSSSIIEERREE,, PPrrooffeesssseeuurr,, UUnniivveerrssiitt ddee PPaarriiss IIIIII--LLaa SSoorrbboonnnnee

    NNoouuvveellllee..

    -- RRoommuuaalldd FFOONNKKOOUUAA,, PPrrooffeesssseeuurr,, UUnniivveerrssiitt ddee SSttrraassbboouurrgg..

  • 2

    Sommaire

    Introduction __________________________________________________ 5

    Premire partie______________________________________________ 25 Situations et formes dexil : de la traverse spatiale lexploration du moi ______________________________________________________ 25 Chapitre I : Exils sacrs et profanes ____________________________ 26 Chapitre II : Lexil : une constante de limaginaire _______________ 48

    Deuxime partie____________________________________________ 107 La Guine de loppression et de lexil________________________ 107 Chapitre 1 : La Guine et le mouvement migratoire ______________ 108 Chapitre 2 : Skou Tour, lEspoir, lOppression et lExil ________ 139 Chapitre 3 : Guines de limaginaire ___________________________ 180

    Troisime partie ____________________________________________ 212 Tierno Monnembo : le Moi en exil _________________________ 212 Chapitre 1 : Lcrivain et lerrance ____________________________ 213 Chapitre 2 : Lcrivain et la mmoire __________________________ 277 Chapitre 3 : Le priple du Moi ________________________________ 319 Chapitre 4 : Les mots et lexil _________________________________ 347

    Conclusion_________________________________________________ 371 Bibliographie ______________________________________________ 376 Index ______________________________________________________ 395

  • 3

    A Lui,

    Pour Nado, le pays et lexil,

    A mon pre et ma mre

    Et tous ceux qui ont une part dans la ralit de ce travail,

    A Bernard Mouralis, Romuald Fonkoua, Slom Gbanou

    Et tous les autres,

    Tous, mmoires et chemins qui mont appris

  • 4

    En un sens, toute criture est criture du moi. Mais, le plus souvent, ce

    moi qui fait uvre dcriture parle dautre chose ; la littrature du moi

    commence par lusage priv et rflchi dune criture qui, au lieu de

    saccrocher nimporte quoi, la manire des paroles qui senvolent

    dans le courant des jours, senracine dans la prsence de soi soi

    quelle sefforce de rendre intelligible elle-mme.

    George Gusdorf, Les critures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991

  • 5

    Introduction

    Cest dire quen soi, ltranger na pas de soi. Tout juste une

    assurance vide, sans valeur, qui axe ses possibilits dtre

    constamment autre, au gr des autres et des circonstances. Je

    fais ce quon veut, mais ce nest pas moi - moi est

    ailleurs, moi nappartient personne, moi nappartient

    pas moi , moi existe-t-il ?

    Julia Kristeva, Etrangers nous-mmes, Fayard, 1988

    Il a souvent t fait mention et quelquefois tort - du rapport

    particulier des littratures africaines la communaut, un cercle social

    marqu par un certain nombre de rgles. Lide est pertinente pour des

    uvres sinspirant dune culture du partage, de la communication et de

    linterfrence entre les intelligences. On oserait, ici, voquer douard

    Glissant1 et sa Potique de la relation, mme sil y a des nuances entre la

    problmatique des critures africaines et celles de linsularit. La

    remarque situe toutefois les uvres ngro-africaines dans la permanence

    dun rapport un fonds culturel commun. Il se lit chez Senghor, Bernard

    Dadi, Hampat B, Soyinka, une criture qui pose ltre, son moi

    comme partie dun tout ; les traces du moi dans les uvres des auteurs

    noirs ne se conoivent pas sans cette hantise de la relation.

    Le phras, la parole dHampat B, sinspirant de lenseignement de

    Tierno Bocar recentre limage, le portrait du personnage dans le tableau 1 Edouard Glissant, Potique de la relation, Paris, Seuil, 1990.

  • 6

    socitaire. Ce schma, cette dmarche commune nempche pas

    cependant la lecture de traces isoles, un personnage, un discours qui

    subvertissent la norme. Paralllement aux techniques et exigences de la

    palabre africaine (les mots et lespace en partage), il sest affirm dans

    les littratures africaines des voix solitaires, marginales. Cest en somme

    annoncer le paradoxe de lexil du moi du personnage au sein du nud

    communautaire. Les critures africaines potisent un triple exil : lexil du

    personnage au sein de sa propre culture marque par lintrusion violente

    dune manire de pense autre conscutive la colonisation, lexil dans

    la nouvelle Afrique des indpendances qui ne brouille pas moins les

    rves et les repres idologiques, lexil sur les routes du Nord dune

    gnration dcrivains chasss de leur pays par le pouvoir oppressif.

    En 1961, au moment o nombre duvres poursuivaient la reconqute

    identitaire, Cheikh Hamidou Kane avouait lambigut de la situation de

    lcrivain et de son personnage. Il interrogeait les possibles dun ancrage

    identitaire et trouvait sa lgitimit dans la qute permanente des racines

    et repres. Son personnage cherche ses pas et une entre moins trouble

    dans le discours et lHistoire. Lauteur de LAventure ambigu observe

    une dmarche : Il apprend marcher. Il ne sait pas o il va. Il sent

    seulement quil faut quil lve un pied et le mette devant2 Tout en

    avouant son errance et le caractre hypothtique de sa qute, le

    personnage dHamidou Kane substitue au nous communautaire

    identificateur, le pronom, le Il de la solitude et de lcart. Cest un

    personnage, un moi crateur et porteur de la distance de lexil.

    Lvocation du tourment intrieur, singulier du personnage sest peu

    2 Cheikh Hamidou Kane, LAventure ambigu, Paris, Julliard, 1961, p. 56.

  • 7

    peu impose ct de la relation communautaire. Le roman ngro-

    africain des annes 1950 a exprim le choc des cultures et le tourment

    identitaire travers des voix isoles, ambigus, se posant dans et hors

    des normes et exigences de la tradition. David Ananou (Le Fils du

    ftiche, 1955), Mongo Bti (Le Pauvre christ de Bomba, 1956),

    Ferdinand Oyono (Une vie de Boy, 1956 ; Le Vieux ngre et la mdaille,

    1956), entre autres auteurs ont eu cette particularit dintroduire dans

    limaginaire, deux voix : loralit, la parole, un rythme hrit de la

    tradition, et une voix solitaire qui interroge et fait le procs de lhritage

    culturel et de la socit coloniale.

    Cest en somme la voix de la recherche, de la qute continue dun sens

    lHistoire. A la question de lincertitude et du flottement identitaire, se

    superpose la permanence dun questionnement de lAfrique entre

    lhritage, (loralit, les traditions) et une modernit conflictuelle.

    Limaginaire ngro-africain confronte une pluralit de rives : lAfrique,

    les traces de lAutre et du moi. Entre ses rives, le pote ou le romancier

    tente de reconstruire son identit. Henri Lops, (Le Chercheur

    dAfriques, 1990, Sur lautre rive, 1992) poursuit la mme qute :

    Je recherche mes Afriques aussi bien dans le temps que dans lespace,

    quelquefois en profondeur. LAfricain est semblable au lamantin du

    clbre pome de Senghor. Chaque nuit, il remonte le fleuve pour se

    dsaltrer la source. Que lon soit pur-sang (si ce terme a un sens) ou

    un sang ml, notre identit ne nous est pas donne au berceau, nous

    devons la construire. 3

    3 Henri Lops, Mes trois identits in Discours sur le mtissage, identits mtisses. En qute dAriel. Ouvrage publi sous la direction de Sylvie Kand, Paris, lHarmattan, 1999, pp. 137.

  • 8

    LHistoire a fait des critures ngro-africaines une production dentre-

    deux. Elle isole et complexifie le parcours du personnage qui simpose

    comme reflet et subversion dune somme de cultures. Ce sentiment

    dexil, ce mal-tre au cur des limites territoriales sera accentu par le

    constat que les indpendances, partir des annes 1960 nont rien chang

    lincohrence et au malaise socitaires. Limaginaire rend compte de

    lcart entre lAfrique des indpendances rve et la ralit. La

    dsillusion, cette distance entre le rel et lAfrique pense, imagine a

    accru le sentiment disolement et de brouillage des repres.

    Lcriture devient le lieu de lerrance dans une Afrique post-coloniale

    brutale et rpressive. Henri Lops dcrit dans le Pleurer-Rire (1982) la

    violence absurde qui conduira nombre de personnages (et dcrivains) au

    choix de lexil. Le roman fait cho bien dautres montrant lcart entre

    le rve de libert du peuple et les projets rpressifs des pouvoirs en place.

    Les Soleils des indpendances dAhmadou Kourouma (1968), Le Cercle

    des tropiques dAlioum Fantour (1972) ou La Vie et demie de Sony

    Labou Tansi (1979) donnent lire les mmes voix isoles, exiles ; ces

    uvres insistent sur le gouffre entre les aspirations de ltre et le projet

    totalitaire. Limaginaire prsente une nouvelle Afrique qui censure et

    opprime tout discours ou dmarche singulire.

    Le roman ngro-africain de laprs-indpendance a affirm une

    potique et une pense autonomes en marge de la langue de bois. La

    langue de bois, dans ce rapport, exile tout discours et projet portant les

    marques de la diffrence. Au moi culturel troubl, cartel, sest

  • 9

    substitu un moi politique et idologique non moins dsorient. Lexil se

    dcline ici en termes dexclusion socitaire et dinadquation avec un

    systme de pense, une norme. Il se lit, en filigrane, travers le priple

    du personnage, le propre parcours de bien des crivains ; le roman

    simpose peu peu comme une mise en fiction de lexprience du rejet

    vcue par lauteur. Sans toutefois confondre le crateur et sa crature, on

    peut tracer le parallle entre Alioum Fantour et son personnage Bohi Di

    dans Le Cercle des tropiques. Le personnage est porteur dune part des

    angoisses et questions de lcrivain. Tortur, il vit deux mondes le

    mme et lautre insolubles dont il narrive pas raliser lquilibre et

    se confie par le truchement dune criture qui tente de combler le vide :

    Les bouleversements politiques, les paramtres conomiques, crit

    Esther Heboyan de Vries, lerrance personnelle conduisent les crivains

    exister entre deux mondes et sabandonner, tantt sur le mode

    euphorique, tantt sur le mode dysphorique, au pouvoir des mots.4

    Entre leuphorie et le trouble mmoriel, faut-il lire les variations

    psychologiques dun personnage, la pluralit de sentiments et dides

    laquelle il peut tre expos une fois les repres perdus ? Ou bien est-il

    possible de dpasser le trouble, le choc des espaces et des idologies

    pour penser au final une psychologie forte, un moi nouveau qui serait

    reconstructeur dun certain quilibre, une criture de lexil qui

    recollerait, par le recul et la distance les deux ou plusieurs bouts

    dune histoire violente ? Les personnages du roman de laprs-

    4 Esther Heboyan de Vries dans lAvant-propos de Exil la frontire des langues, Artois Press universit, 2001, actes de la journe dtude du 19 novembre 1999 Arras.

  • 10

    indpendance ont, pour la plupart, chou dans cette recherche dun lien

    entre le pass et le prsent, entre le Centre, la grande ville ou la

    mtropole, nouveaux espaces dexil et la Priphrie, le village, le bercail.

    Cest dans le repli, le retour au village que le personnage de Kourouma,

    Fama, cherche le salut. Un retour quil voudrait cathartique, mais qui

    lisolera encore davantage. Outre la dnonciation des dictatures, cest ce

    moi troubl, ambigu dont a fait cas la littrature africaine postcoloniale.

    Ce trouble, cette ambigut sera porte bien au-del des limites

    territoriales. Aprs Cheikh Hamidou Kane, Jean-Pierre Makouta

    Mboukou (Les exils de la fort vierge 1974), une nouvelle gnration

    dcrivains africains rendra compte de son exil Paris, Londres,

    Bruxelles. La question nous y reviendrons a bien t aborde par une

    gnration prcdente, celle dOusmane Soc (Karim, 1935) ou Bernard

    Dadi (Un Ngre Paris, 1959). Mais on lit moins chez ces auteurs la

    douloureuse quation dun exil qui signifierait limpossibilit dun

    retour, la perte dfinitive du pays natal. Cest sur le mode de la

    dcouverte que ces premiers crivains ont dcrit le parcours de leurs

    personnages dans la cit parisienne. Aujourdhui, pour des raisons

    politiques, conomiques ou par choix tout simplement, la nouvelle

    gnration vit, subit, crit et gre la rupture, lloignement, la distance

    par rapport au pays natal. Les traces de lAutre et de lailleurs sont ainsi

    accentues dans des uvres qui noccultent pas cependant les ralits

    africaines. Il est plutt question pour eux dinsister sur les liens entre

    cette ralit, lAfrique et les autres mondes. Des liens, des relations

    complexes bien videmment.

  • 11

    Il saffirme chez Alain Mabanckou (Bleu Blanc Rouge, 1998; Les

    Petits- fils ngres de Vercingtorix, 2002), Daniel Biyaoula (Limpasse,

    1996), Abdouraman Waberi ( Rift, Routes, Rail, 2001 ; Transit 2003),

    Kangni Alem (Cola Cola jazz, 2002) ; Kossi Efoui (La Fabrique de

    crmonies, 2001), Sami Tchak (Hermina 2003) entre autres, une

    potique du dplacement et du rapport lAutre. Ils interrogent la

    thmatique binaire de limmigration et du retour travers des projets

    dcriture particuliers. Limmigration et le retour sont deux mots et

    situations qui dfinissent le parcours du personnage ; ils fournissent le

    portrait fissur dun moi qui volue entre rejet et tentative dinsertion

    dans la nouvelle donne sociale. Cependant, comme dj mentionn, la

    problmatique de linsertion dans le Paris de limmigration laisse

    entrevoir le regard de lcrivain constamment riv sur lAfrique.

    Le roman, le thtre (Kossi Efoui, Le Petit frre du rameur, 1995 ;

    Koulsy Lamko, Exils, 1994), la posie (Abdouraman Waberi, Les

    nomades, mes frres, vont boire la Grande Ourse, 2000), disent

    lerrance, le croisement des espaces ; une criture de la traverse qui se

    rvle travers des formes innovantes et le souci de dire une Afrique

    libre des clichs rducteurs. A la suite de Tchikaya U Tamsi dont le

    discours se libre du projet commun de la Ngritude sengorienne, la

    nouvelle gnration impose une dmarche singulire, un rapport unique

    de lcrivain lobjet. Elle exprime lAfrique en multipliant les angles,

    prismes et visions. Dans le recul et un exil diversement vcu, cette

    gnration met en uvre une potique marque par le divers et la

    nuance. Papa Samba Diop crit propos du projet littraire de Waberi :

  • 12

    Divers, ses crits refltent diffrents aspects dune personnalit dont le

    discours littraire, potique souhait, exprime, parfois sur le ton de la

    revendication, dautres moments sur celui de la polmique, mais

    souvent sur celui de la nostalgie, lloignement du pays natal et toutes

    les pulsions que cet exil peut rveiller chez un crateur. Sans excs,

    mais sans scheresse, cette parole littraire dit Djibouti, rpublique

    miniature [et lAfrique], avec ses grandeurs, ses bassesses,

    quAbdourahman Waberi veut rvler au monde par une criture

    conomique. 5

    Le dpaysement et la distance quil engendre ont rendu plus vifs et plus

    actuels les liens entre lcrivain et le pays natal. Il y a un phnomne de

    retour au bercail par le texte mais galement de lcrivain sur lui-mme,

    vers son moi n de la traverse dune pluralit de mondes. Une approche

    de lexil dans les littratures africaines, au-del de la problmatique

    spatiale rvle la complexit du monde du soi, la traverse de lunivers

    intrieur et la redfinition dune identit par rapport soi. De

    Blaise Njehoya (Le Ngre Potemkine, 1988) et Kossi Efoui (La Fabrique

    de crmonies, 2001), on retient le foisonnement des lieux de la fiction

    mais galement le priple solitaire de personnages dsorients. Dans

    leurs priples entre Paris et la ville africaine, ces personnages de la qute

    natteindront pas leur but. Ils chouent grer la question spatiale, les

    problmes particuliers qui se posent eux parce quils nont pas su, au

    dpart, rsoudre leurs drames intrieurs, le malaise inhrent lexil.

    Paris comme dans les ruelles de sa cit africaine, le personnage du roman

    ngro-africain est en perte de repres ; celui dEfoui ne reconnat plus 5 Papa Samba Diop, Littrature francophone subsaharienne : une nouvelle gnration ? in Notre Libraire, Nouvelle Gnration ; n146, Octobre Dcembre 2001, p.16.

  • 13

    Tapiokaville et les quartiers de lenfance, celui de Njehoya court sans but

    les antipodes de la cit parisienne.

    La mtaphore du Ngre Potemkine est intressante. Elle insiste, soit,

    sur une identit en partage, le portrait du ngre faisant cho celui de

    lAutre. Mais, Potemkine, cest galement le clbre bateau russe de

    lerrance de la mutinerie et de la subversion. Cette dmarche subversive

    isole le parcours du personnage ; il traduit, dans limaginaire, la sortie du

    lieu et du discours communs pour penser et rintgrer son univers

    intrieur et celui de lAutre. Le roman ngro-africain de ces dernires

    annes affiche des figures solitaires, marginales, isoles : les tribulations

    du Petit prince de Belleville de Beyala (1992), les fuites permanentes

    dHerberto Prada, le personnage de Sami Tchak dans Hermina (2003)

    qui nachvera jamais ce roman qui pourrait le dfinir, le situer dans la

    complexit des mondes. Ce personnage erre de son le natale Cuba,

    Miami, Paris. On retient moins les expriences vcues dans ces lieux que

    le moi, la personnalit insoluble qui les traverse. On oserait avancer que

    lexil, chez les auteurs africains, tente un recentrage du discours et du

    portrait du personnage ; libr des liens communautaires, il est confront

    lui-mme.

    Lexil, crit, Justin K. Bisanswa, nest plus un problme de soi la terre

    ou la culture trangre, mais de soi soi. Nous voil donc loin des

    concepts derrance, de rhizome, de nomadisme, alors que nous

    interpelle dsormais lide de traverse. 6

    6 Justin K. Bisanswa, Dire et lire lexil dans la littrature africaine in Tangence, Figures de lexil dans les littratures francophones, n71, hiver 2003, Universit du Qubec Rimouski, Universit du Qubec Trois-Rivires, p. 27.

  • 14

    Le moi culturel ambigu, le moi politique et idologique troubl et le

    moi de lentre-mondes exil, affichent, dans les critures africaines, la

    permanence du dchirement intrieur et du flottement spatial, cette

    balance du dedans et du dehors 7 vcu par le personnage, mais

    galement ce rapport unique de soi soi. Ces trois figures du moi ne sont

    cependant pas isoles. Elles senchevtrent dans un mme imaginaire,

    comme par exemple chez Mudimb (Entre les eaux, 1973 ; Lcart,

    1979) et traduisent la fois lhorreur de lacculturation, le viol

    idologique et lexil. Des uvres miroirs dune Afrique qui se pense

    dans ses limites prcaires et investit peu peu lailleurs.

    Tierno Monnembo fait partie de ces crivains cheval entre plusieurs

    gnrations et mondes et dont les uvres relvent la double

    problmatique des dictatures africaines et de lexil. Son uvre, produite

    presque entirement ltranger, manifeste cependant un trs fort rapport

    au bercail. Dans une sorte de distance, il interroge ce rapport et peu

    peu, il sest impos dans limaginaire un moi, une parole quasi

    subversive en raction la totalit touffante que pouvait reprsenter

    lAfrique des dictatures. Sur les chemins de lexil, saffirme une criture

    qui rend permanents la crise personnelle et le malaise identitaire. On peut

    poser au dpart lcriture du moi comme un effet de ce malaise accentu

    par lexil. George Gusdorf sexprime ce propos :

    7 Katel Colin-Thbaudeau, Dany Laferrire exil au Pays sans chapeau , in Tangence, Figures de lexil dans les littratures francophones, op. cit. p.66.

  • 15

    Le commencement des critures du moi correspond toujours une crise

    de la personnalit ; lidentit personnelle est mise en question, elle fait

    question ; le sujet dcouvre quil vivait dans le malentendu. Le repli

    dans le domaine de lintimit rpond la rupture dun contrat social

    fixant le signalement de lindividu selon lordre dapparences usuelles

    dont lintress saperoit brusquement quelles sont abusives et

    fondes.8

    Sous le signe de la rupture, de la crise personnelle et de la reconstruction

    identitaire se lit le parcours de Tierno Monnembo. En faisant le choix

    de cet crivain, cette analyse voudrait rendre compte de son exil, de la

    varit et de la pertinence des portraits et figures du moi qui se dgagent

    de son oeuvre. Le choix de Monnembo se justifie tout dabord par le

    fait quil est guinen dorigine et lon sait que la Guine fait partie de ces

    Etats africains qui ont le plus pouss les intellectuels lexil ; exil dans

    le grand Nord mais galement exil carcral intrieur ? dans des

    camps comme Boiro. Lhistoire de la Guine, comme dailleurs celle de

    la plupart des pays africains est celle de la rpression et de lexil.

    Fantour, Sassine et Monnembo en font le moteur essentiel de leurs

    uvres ; la Guine investit la moindre parcelle de lumire et dombre de

    la fiction et cest juste titre que Monnembo ddie lun de ces premiers

    textes la Guine qui ma donn le jour et la nuit. 9 Le cercle des

    tropiques (1972), Le Voile tnbreux (1985) ou LArc-en-ciel sur

    lAfrique (2001), dAlioum Fantour manifestent cette hantise des traces

    de la Guine. Il en est de mme des Ecailles du ciel (1986), dUn Attik 8 George Gusdorf, Les Ecritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 23. Le propos de Gusdorf sur les critures du moi, prend essentiellement pour exemple lautobiographie, les mmoires ou le journal intime. Il vite toutefois de rduire la lecture du moi ces trois genres et le pose comme moteur de lacte dcriture. 9 Tierno Monnembo, ddicace du roman Les Crapauds-brousse, Paris Seuil, 1979, p. 7.

  • 16

    pour Elgass (1993) de Monnembo et du Zhro nest pas nimporte qui

    (1985) de Williams Sassine. Ce sont autant duvres qui traduisent la

    conscience et lactualit des traces de la Guine.

    La deuxime raison qui justifie le choix de Monnembo tient au fait

    quil est un auteur majeur de la diaspora guinenne. Dans son ouvrage :

    Mon combat pour la Guine10, le docteur Thierno Bah revient sur cette

    gnration rfugie en Cte divoire, en France ou ailleurs. Il prsente

    cette Guine parpille aux quatre coins du monde et dont fera mention

    Monnembo. Le romancier potise cette Guine de lailleurs, celle des

    bidonvilles abidjanais et des banlieues lyonnaises. En pointill, le pays se

    retrouve dans les rves et les vocations de la diaspora. Mais sa situation

    dexpatri permet surtout lcrivain la confrontation de ses expriences

    celle dautres mondes et llargissement des limites de sa qute. Cest

    en substance des uvres nourries dune somme dexpriences, dimages

    et didologies quil sagit dinterroger, le roman guinen de la traverse

    et de la permanente tentative dancrage. Faire partie dune diaspora isole

    a priori le sujet et lobjet voluant dans le monde de ltranger. On

    pourrait citer lexemple de la diaspora, la colonie guinenne dAbidjan,

    Lyon ou dailleurs.

    Lisolement, la dispersion spcifie cependant le projet dcriture qui

    devient en soi remise en question et constante reconstruction des

    frontires dides, langues et cultures. Il est exprim la spcificit dun

    parcours dexil qui ne saurait plus se satisfaire des limites trop troites.

    Ecrire lexil, chez Monnembo, suggre le refus de cette troitesse, cet 10 Thierno Bah, Mon combat pour la Guine, Paris, Kartala, 1996.

  • 17

    enfermement dans une quelconque culture rductrice. Lanalyse

    sintresse ainsi au moi crit, apatride et marqu par la pluralit des

    mondes et la permabilit des repres comme on a pu le voir chez

    Mahmoud Darwich, le pote palestinien de La terre nous est troite

    (Gallimard, 2000).

    Une troisime raison justifie le choix du romancier guinen. Au-del

    du partage dun hritage historique commun, cest cependant travers

    des prismes, des esthtiques particulires quil interroge lexil et ses

    corollaires. Il ne saurait en tre autrement puisque chaque crateur

    postule un rapport unique limaginaire. Mais on aurait pu attendre, de

    la part de Monnembo, un portrait de la Guine marqu de mmes traits

    et figures, lieux rels communs. La Guine, la relle, est galement une

    mtaphore, un pur objet potique que lauteur gre sa manire : une

    posture tragique, une relation pathtique et ironique, des portraits

    emprunts de gravit et de sensualit. Ces diffrentes postures, on sen

    doute, complexifient le portrait, larchitecture du moi imaginaire. Une

    possible lecture de lexil comme sortie de soi (lieu gographique et

    psychologique) et retour sur soi rend cette complexit. Pour reprendre

    lexemple de Laventure ambigu de Cheikh Hamidou Kane,

    lambigut, bien videmment renvoie au cadre, larchitecture physique

    et culturelle mais aussi au moi exil.

    Le dessin suggr par la situation dexil est celui dune immense

    solitude paradoxalement ouverte lAutre et la multiplicit des

    territoires. On a pu le voir chez lAfricano, le personnage de Tierno

    Monnembo (Pelourinho) la fois mergeant et immerg dans la foule

  • 18

    de Salvador de Bahia. Poser lexil, dans le cadre de cette analyse comme

    reconstructeur dune possible architecture du moi, dune identit, revient

    lever le paradoxe et la complexit dun projet dcriture qui se nourrit

    la fois de lcart et dune permanente tentative dancrage au sein dune

    communaut. Mais ce qui motive et lgitime un tant soit peu cette

    analyse, cest cette possible fin reconstructrice de lidentit trouble. Le

    terme dentre-deux a souvent t utilis par les critiques pour rendre

    compte de la complexit de la dmarche. Pour Nolle Burgi-Golub, lexil

    confronte le personnage un entre-deux qui loblige se rinventer

    une place parmi ceux quil a quitts, sen inventer une autre et se la

    construire dans lunivers de son prsent, se redfinir dans son rapport

    autrui et au monde. 11

    Lentre-deux rend une facette de la situation du moi exil qui est plus

    insoluble. Sa gographie va au-del de ce premier prisme. A priori, le

    moi, il faut bien le prciser, renvoie la personnalit du sujet, un

    discours et une position particulire qui le spcifient dans limaginaire.

    Le terme de soi aurait pu tre prfr au moi mais il faut dire que

    le premier rend plus un rapport autobiographique que les critiques ont

    pouss plus tard vers lautofiction. Il y aurait, pour reprendre Philippe

    Lejeune (Le Pacte autobiographique, 197412) le souci ou la question

    dune relation sincre soi, dans le discours sur soi, lautobiographie.

    Dans lcriture autobiographique, tel quon la vu chez Rousseau (Les

    11 Nolle Burgi-Golub, Dexils en motions, lidentit humaine in Les Territoires de lidentit, sous la direction de Tariq Ragi et Sylvia Gerritsen, Paris, lHarmattan, 1999, p. 34. 12 Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune a constitu un tournant dans la rflexion sur lautobiographie, un discours de lcrivain sur sa vie soit, mais un discours qui nest pas compltement rductible cette vie. Y a t-il une cration dans le jeu autobiographique ?

  • 19

    Confessions, 1782 ) Stendhal (Vie de Henry Brulard, 1890 ) ou Leiris

    (Fibrilles, 1966 ; Frle bruit, 1976), il y a, travers un rcit, un retour

    rtrospectif sur sa propre vie, la narration compile les dtails du propre

    vcu de lcrivain mme si la fantaisie de lcriture autorise quelques

    carts, carts lgrement renforcs dans lautofiction. Lautobiographie

    cependant ne saurait se rsumer un simple discours sur soi, lentreprise,

    en effet, se rvle plus complexe, le soi crit, chappe quelque part

    lcrivain ; il y aurait, de lavis de Jean-Philippe Miraux, dans lcriture

    de soi, une sorte dinscription de lcrivain dans une nouvelle vie ; la vie

    raconte ne serait plus celle relle :

    La vie personnelle peut rencontrer dans lactivit scripturaire la

    possibilit dune nouvelle vie : lauto inscrit dans le bio la dcision

    dcrire ; lautobiographie est renaissance, initiative qui pose les

    conditions dune ventuelle reconqute de soi, dune reconstruction,

    dune reconstitution. Mais cette recomposition du moi ouvre cette fois

    la question de lexpression : il semblerait aussi ardu crire le moi qu

    le construire positivement dans lexistence mme. Retracer le chemin

    dune existence, partir dun point donn quil soit naissance ou

    dixime anne, temps prnatal ou adolescence est aussi complexe que

    de construire le moi rel selon la ligne que lon sest trace.13

    En somme, il serait aussi difficile de construire sa propre vie que de la

    rendre, den tmoigner par crit. Le moi serait-il fuyant, insaisissable ?

    Lanalyse, comme susdit, sintressera la complexit de ce moi ; le

    terme dailleurs, qui permet daller plus loin que le discours sur soi, le

    13 Jean-Philippe Miraux, LAutobiographie : criture de soi et sincrit, Paris, Nathan, 1996, p. 11.

  • 20

    mrite de ne pas rduire le propos ce rapport autobiographique. Le moi

    serait crit (personnage) ou crivant (auteur) et lon verra dailleurs que

    limaginaire peut apparatre comme un prolongement de la propre

    exprience de lcrivain, exprience rendue par la distance de la fiction

    qui permet de ne pas faire lamalgame avec une quelconque ralit. Ce

    travail sintresse au moi exil, ses multiples portraits tels quils

    apparaissent dans les romans de Monnembo. Le moi est imaginaire et

    traduit aussi un univers psychologique, une posture singulire de lactant.

    La question, ici, peut tre de se demander si lexil refaonne, dune

    manire ou dune autre, lidentit du moi narrateur et du moi narr ne

    ft-ce, dans lespace africain particulier, quen librant le moi de la

    pesanteur de certaines traditions et de celle de lordre dictatorial. Si,

    ct du moi social, communautaire, saffirme un moi singulier, celui de

    lexil.

    travers son personnage, Monnembo sinterroge sur son propre

    parcours dexil ; le personnage prolonge dune certaine manire le rve

    de lcrivain, on est galement dans linterrogation lucide dune

    existence. Quelle soit relle ou fictive, limportant cest de se demander

    si cette interrogation fait sens par rapport lhistoire et la mmoire ;

    sil faut ncessairement que le parcours du moi en exil fasse sens par

    rapport la mmoire, lhistoire, lAutre. Lenjeu, au contraire, nest-il

    pas une meilleure connaissance de soi, dans le microcosme discursif qui

    confronte le moi au moi, lcriture de lexil, lieu de confrontation,

    dintrospection et de prise dune parole libre ? Il est donc vident,

    souligne Jean-Philippe Miraux, que le moi crivant, dot dun parcours

    intellectuel riche et longuement amend par la rflexion, dispose doutils

  • 21

    et dexpriences lui permettant dapprofondir la connaissance de

    soi 14 La confrontation du moi et de lAutre dans lespace de la fiction

    nous parat aider cette connaissance de soi. Lexil pourrait ainsi se

    dfinir autrement quau travers du lien tribal ou de caste, se dfinir au

    monde.

    Cette lecture du moi en exil se fera travers trois tapes principales.

    Une premire partie : Situations et formes dexil : de la traverse

    spatiale lexploration du moi , nous permet de revenir aux critures de

    lexil, telles quelles apparaissaient dans les textes sacrs (la Bible, le

    Coran), profanes ou mythologiques (laventure dOrphe, son exil aux

    Enfers la recherche dEurydice, le priple dUlysse sur les mers, la

    posie mystique et pastorale peule) ; galement sur des uvres plus ou

    moins contemporaines, le Robinson Crusoe et le Vendredi de

    Daniel Defoe et Michel Tournier, les exils contemporains dun Milan

    Kundera, Nabile Fars, Gombrowicz, Cortzar, Mongo Bti. Avec Bti,

    cest en soit lexprience africaine de lexil qui merge, cette exprience

    relve un parcours historique o la traite ngrire, la colonisation et

    limmigration apparaissent comme autant de facteurs et de lieux dexil.

    Cette premire partie propose un tableau gnral de lexil, il le situe

    comme fait contingent de lhistoire o la solitude de ltre (prophte

    gar dans le dsert, paria chass de la tribu) conoit un rel paralllisme

    avec la marche, le vcu commun des peuples. Dans les textes anciens

    comme dans les contemporains, apparat chez le moi, cette prise de

    distance par rapport la masse.

    14 op. cit. p. 36.

  • 22

    La deuxime partie : La Guine de loppression et de lexil ,

    recentre le questionnement sur le drame historique guinen, une histoire

    faite doppression et dexil. On y verra que le rgime de Skou Tour,

    qui sest au dpart voulu porte-voix des pauvres et panafricaniste, finira

    par se transformer en une machine de mort que fuiront le peuple et la

    plupart des intellectuels, tudiants dont Tierno Monnembo. La Guine

    prsente limage dun Goulag, reprsent par les geles de Skou Tour.

    Il sagit ce niveau de lire le parcours de Monnembo laune de

    lexprience historique, on verra dailleurs que la Guine, avant mme le

    temps critique de lexil, a toujours t une terre de migration : migration,

    errance des Peuls et des commerants arabes, dplacement voulu des

    Portugais, Anglais, Franais et Hollandais pour le commerce de lor ou

    du bois dbne (les esclaves noirs). La migration est lisible dans la

    gense et dans le prsent de la construction de la Guine, un pays

    charnire, entre lAfrique du Nord nomade et lAfrique des ctes et des

    contres du centre plus ou moins sdentaires. Lexil, le mouvement

    permanent dfinit si tant est que cette dfinition est possible le moi

    du Peul, peuple dont fait partie Monnembo. Situer en somme le

    romancier par rapport lAfrique, aux Afriques, et ne pas ly enfermer

    pour autant.

    La dernire partie : Tierno Monnembo : le moi en exil , conduit

    linterrogation du parcours particulier de Monnembo. Nous essayerons

    dy lire la singularit dun discours sur le bercail et la multiplicit des

    territoires dexil, territoires traverss par le romancier ; territoires

    traverss et crits, espaces transitoires porteurs dun moi non moins

    insoluble, fuyant, complexe. Ce que nous osons nommer le priple du

  • 23

    moi le confronte un ordre, systme de pouvoir quil refuse, une

    communaut dont-il se libre. Le priple du moi le confronte galement

    lAutre, cet tranger quil lui faut bien accepter. En cette acceptation

    rside peut-tre le sens du priple : lapprentissage de la diffrence et la

    possible subversion de cette dernire pour une certaine osmose entre le

    moi, lAutre et le monde. Ecrire le moi en exil reviendrait se poser la

    lisire du monde de soi et de lAutre, la lisire du connu et de linconnu

    (ltranger), du dit et de lindicible, cette difficult de dire la douleur

    de lexil.

    Cette lecture du moi exil, dans le cas prcis dun crivain dorigine

    africaine, pourrait, et nous lesprons, complter des travaux antrieurs,

    notamment ceux de Aedin Ni Loingsigh, matre assistant lUniversit

    de Maynooth en Irlande dont la thse soutenue en 2000 au Trinity

    Colloge de Dublin porte sur le thme des Ecritures africaines de lexil

    parisien. Notre angle danalyse pourrait galement complter une

    rflexion plus large sur le matriau discursif monnembien, rflexion

    mene par Adama Coulibaly, enseignant-chercheur lUniversit de

    Cocody, dans le cadre de sa thse de doctorat soutenue en 2002 dans la

    mme Universit Abidjan. Il y a entrepris l tude des techniques

    narratives dans luvre romanesque de Tierno Monnembo. Outre

    lanalyse du projet dcriture de Monnembo dans sa spcificit, notre

    approche confronte limaginaire au social et lhistorique.

  • 24

    hPremire partie

    Situations et formes dexil : de la traverse spatiale

    lexploration du moi

    Rpter les gestes des voyageurs prcdents. En prenant terre

    dans le Nouveau Monde, ils avaient chang de langue et perdu

    le pass, lune et lautre respirant dans leur poitrine comme

    une pierre daimant. Ils avaient lgu cette pierre leurs

    enfants et petits-enfants, lesquels, un jour, taient repartis vers

    lAncien Monde, o ils avaient entendu dire que la langue est

    connaissance et dlivrance. Pour les premiers comme pour les

    seconds, la traverse avait boulevers leur vie, en faisant

    renatre, avant et aprs elle, un pass particulier. Ils avaient

    cru partir. Puis, ils comprirent quils taient arrivs un lieu

    aussi trange queux-mmes.

    Silvia Baron Supervielle, Le Pays de lcriture, Seuil, 2002

  • 25

    Chapitre I : Exils sacrs et profanes

    Les troubles historiques et sociaux contemporains actualisent la

    question de lexil et relvent dans le mme temps sa permanence dans

    lcriture et le vcu des peuples. Il est possible, en effet, dinscrire les

    conflits actuels dans la logique des luttes bibliques ou mythologiques qui

    ont conduit bien des peuples lclatement et la dispersion. La Bible,

    le Coran et une somme de textes dinspiration sacre ou profane

    voquent largement le sujet. Le rejet, lexil premier se pose la gense et

    la fin de ces uvres du pass, produites par des auteurs plus ou moins

    connus. Le priple dOrphe et dautres acteurs de la mythologie grco-

    romaine traduit des destins, des parcours solitaires, le hros Tantale ou

    Promthe seul face son destin, exil du corps social et du regard de

    lAutre. Les textes sacrs ou issus de la mythologie fournissent les

    premiers portraits du moi exil dans des dserts gographiques ou noys

    dans lenchevtrement des territoires.

    Ce premier chapitre de lanalyse des diffrentes situations et formes

    dexil reprend en compte ces figures bibliques, profanes ou

    mythologiques au moi isol et confront, pour reprendre les termes de

    Pierre Ouelet, la question du migratoire et du transitoire .15

    Lanalyse se base sur deux textes sacrs majeurs, la Bible et le Coran qui

    fournissent des exemples intressants de rejet, derrance et de tentatives

    de retour au lieu originel. La rflexion sintresse galement Orphe,

    icne mythologique de la qute et Ulysse, le personnage dHomre.

    15 Pierre Ouelet, Le lieu et le non-lieu : la structuration spatiale des images de soi et de lautre dans les contextes interculturels in Les entre-lieux de la culture, Paris, lHarmattan, 1998, p. 359.

  • 26

    LOdysse se prsente en effet comme le chant grec du voyage et de la

    recherche du bercail. Il inscrit dans le texte sacr ou dinspiration sacre

    la permanence de traces. Au lieu traditionnel quest la maison ou la

    patrie, ces textes (sacrs, profanes), substituent des traces de mondes, des

    espaces fuyants, migrants. Le dsert, par exemple, y est rarement un lieu

    habit ; il se prsente au contraire comme un passage. Par sacr, il faut

    entendre une relation trs troite du texte au dogme religieux, aux lois

    mentionnes dans les livres saints. On suppose ici une reprise fidle de la

    parole des prophtes et des faits marquants de leurs vies. Le profane,

    quant lui, scarte largement du sacr et peut cependant tre inspir par

    la divinit. La libert de linspiration humaine y est a priori plus

    marque. Mais il faut dire que le mme exil physique et psychologique

    traverse ces textes. Une premire lecture de lexil dans les deux cas

    suggre :

    Un mouvement centripte vers un foyer , un lieu originel dont on se

    sent chass, priv, exil, vers lequel le priple nous ramne, par une

    force dattraction ou de liaison dirige vers un point fixe que lon

    nomme bien le locus latin sorte de punctum, ou d espace restreint

    qui dsigne aussi la maison , la demeure , le logis 16

    Le personnage de la Bible, du Coran ou de lOdysse manifeste la mme

    hantise dun lieu originel tel quon le verra plus tard chez le Zhro de

    Williams Sassine.

    16 Ibid. p. 363

  • 27

    1-1 Exils bibliques et coraniques

    Jean-Pierre Makouta-Mboukou, dans son ouvrage : Littratures de

    lexil : des textes sacrs aux uvres profanes17 traite de la question de

    lexil dans les textes sacrs les plus anciens. Lactualit du sujet, sa prise

    en compte dans des formes nouvelles telles le roman, la posie dun

    Mahmoud Darwich ou dun Nazim Hikmet fonctionne comme un cho

    des images de fuite ou dexpulsion annonce dans la Bible ou le Coran.

    Ds la Gense, la Bible propose une premire figure dexil, Adam,

    chass avec sa compagne Eve par lEternel du jardin dEden pour avoir

    dsobi. Il sagit de deux tres expulss du corps neuf de ce qui se

    prsentait comme le jardin, le bercail, espace identitaire. Il est intressant

    de voir que lacte pos par Adam et Eve fonctionne comme une

    subversion de la loi, ils inaugurent un parcours contre-courant de

    chemin trac par Dieu. Adam et Eve ont pos un acte libre, ils ont fait

    montre dune pense, une manire de concevoir spcifique qui sera la

    cause de leur expulsion.

    Lexil du personnage sest, ds la Gense, impos comme la

    consquence logique dun mpris de lordre ; un ordre qui carte et isole

    toute dmarche subversive. Avec ces deux personnages, il sinscrit dans

    le texte saint un discours autre, parallle, dtach de la norme. La Gense

    prcise que, du jardin dEden, Adam et sa compagne furent renvoys sur

    la terre : Et lEternel Dieu le chassa du jardin dEden, pour quil

    cultivt la terre, do il avait t pris 18 Lexpression : pour quil

    17 Jean-Pierre Makouta-Mboukou, Littratures de lexil : des textes sacrs aux uvres profanes, Paris, lHarmattan, 1993 18 Gense 3, 23

  • 28

    cultivt la terre , suggre toute la douleur qui peut avoir accompagn ce

    premier exil. Au repos ternel du jardin dEden sest substitue la

    permanence de la qute du pain et dun espace qui satisfasse les attentes

    de lHomme. Limage du jardin, le bercail apaisant glisse peu peu vers

    celle de lerrance sur des territoires hostiles. La terre, ainsi, nest plus

    donne a priori ; elle nest plus un prsent, un don de la divinit. Avec

    cet exil inaugural, elle est reprendre, retrouver au travers dun

    parcours au demeurant douloureux o lHomme doit gagner son pain

    la sueur de son front , souffrir la maladie et luvre du temps qui use le

    corps. Mais il faut prciser que la mme phrase de la gense montre

    quAdam est renvoy do il avait t pris ; il retourne au lieu

    originel et sa condition dhumain, reprenant lenvers le chemin quil

    avait fait vers le royaume divin. Ds le dpart, lexil se prsente donc

    comme porteur dun projet de retour qui le dfinit et lui confre tout son

    sens.

    la suite dAdam, la Bible fournit lexemple dAbraham et dune

    ligne de prophtes qui ont eux aussi investi les routes derrance. Il faut

    prciser au passage que la gnration adamique, pour reprendre le terme

    de Makouta-Mboukou a eu affronter linconnu. Cest une trs belle

    histoire, une pope fabuleuse que celle dAbraham partit avec toute sa

    famille vers le pays promis sous la seule injonction de lEternel sans

    autres repres. Ce personnage biblique symbolise lexil confront bien

    souvent une histoire pourquoi ce dpart forc, y aura-t-il moyen de

    revenir ? et une gographie quil ne matrise pas. crire, dire lexil,

    comme on le voit dans la Bible cest en soi grer, faire avec cette

    gographie de linconnu. Abraham fut le pre du peuple dIsral que le

  • 29

    lecteur suivra dans son exil en gypte. Le possible aspect positif de lexil

    merge ce niveau. Aprs avoir perdu le bercail, Abraham retrouve un

    pays plus vaste, une descendance impressionnante et un nom glorieux,

    bni. Son exil, en somme, lui a permis de se reconstruire et de construire.

    Mais, plus tard, Isral sera rduit en esclavage et subira plus que le

    mpris de lAutre en terre trangre. La Bible donne lire toutes les

    humiliations et perscutions subies en Egypte. Ce fut la priode o

    lAutre, le matre, lEgyptien, nie lesclave isralite sa part dhumain.

    Un autre personnage biblique, Moise, oprera une sortie de cet exil et la

    route que Moise et les siens prendront pour fuir lgypte sera jalonne

    dobstacles : dserts, mers, montagnes Ces obstacles physiques, outre

    la faim et la soif, sont doubls de bien dautres cueils : le

    dcouragement, la perte de la foi, la rvolte.

    Lcriture biblique de lexil est porteuse de tous les drames humains,

    quils soient physiques ou psychologiques, les corps dprissent au cours

    de la retraverse du dsert, les mmoires seffritent et vacillent, guettes

    par la folie. On peut, ici, comprendre la colre dIsral contre son

    prophte, Moise, qui le conduit dans des contres hostiles sans autre

    garantie de salut quune promesse faite par la divinit. Une promesse de

    terre. La colre dIsral contre ses prophtes est celle de lexil ballott,

    tran par le destin, avec pour seule parure le nu ; lexil qui vit le nu

    du prsent et de la mmoire. La Bible potise la colre de lexil perdu

    dans la totalit de son dsert avec pour seul bagage le rien. Batrice

    Kasbarian-Bricourt cite bien ce propos le pote Khadim Jihad :

    Ils viennent de tous les angles de lexil

  • 30

    Avec pour seul bagage le rien

    Ils sont le rien absolu19

    Cette colre renvoie celle du prophte lie. En route pour Sarepta,

    lie ne manquera pas de pester contre le sort cruel, inhumain, la vie qui

    lui est inflige par Dieu, cette vie quil subit. Soit dit en passant, lexil

    biblique pose la question du choix. Et lon remarque que, dans la plupart

    des cas, lerrance, le cheminement sans but apparent nest aucunement

    un choix. lie na pas choisi son exil, il na aucune prise sur son destin.

    Sil y a un choix dans lexil, cest bien celui de lincertitude, le choix du

    non-choix. Cependant, en ce qui concerne lie, il faut remarquer que

    son exil Sarepta sera porteur de fruits. Parti se rfugier Sarepta il

    tombe amoureux dune veuve dont il partage pour un court moment la

    vie. Il vivra et luttera aux cts de ceux de Sarepta trouvant ainsi

    loccasion dun contact humain dont il a t priv dans le dsert ; il

    annule limpression de nudit quvoque le pote Khadim Jihad en

    shabillant du regard, de la prsence et des mots de lAutre. Il ramnera

    aussi la vie lenfant de la veuve. Ce court moment de la vie dlie

    fonctionne, dans la Bible, comme le contre-poids dun exil qui ne peut

    pas tre que ngatif ; lexil, travers le texte sacr, suggre de possibles

    rencontres reconstructrices de lharmonie et de la cohsion perdues.

    Lexil biblique se dcline sous plusieurs angles. Il propose un schma

    o se mlent la douleur, le dcouragement, lespoir, la joie. Il sagit bien

    de joie, le terme rend la ralit biblique puisque la fin, la qute ultime,

    19 Khadim Jihad cit par Batrice Kasbarian-Bricourt, in Exil : la vie en suspens, ouvrage publi compte dauteur, 1998.

  • 31

    absolue des personnages du livre saint est un autre exil, le repos final du

    personnage au paradis, loin de toutes les apocalypses terrestres. Un

    ouvrage, Le voyage du plerin20 du pasteur baptiste anglais John Bunyan

    rend bien ces deux ples de lexil biblique, la terre maudite que fuit

    Chrtien le hros et lespace bni du paradis. Le ple humain est fait de

    perversions et dun rapport orgiaque au corps. Chrtien se doit dannuler

    ce premier ple travers la reconqute du ple divin, saint. Avant

    dentrer dans ce second lieu bni, le Royaume cleste promis, le plerin

    de Bunyan simmerge dans un cours deau qui le purifie. Il rompt ainsi

    avec le monde trouble des hommes. Cependant, il faut dire quentre ces

    deux ples dun mme exil la terre et le Royaume cleste -, le voyage

    ne sera pas de tout repos. Le hros eut traverser la colline de la

    Difficult, la valle de LOmbre de la Mort, le fleuve de la Mort mais

    aussi quelques Montagnes dlectables. Cest l autant de mtaphores qui

    rendent la multiplicit des territoires et preuves traverss par lexil.

    Le Coran donne galement voix des figures exiles mais il suffira de

    revenir sur la plus marquante de toutes, le prophte Mahomet. Son

    histoire propose a priori le portrait dun nomade (il est jeune berger) et

    dun solitaire. Comme lcrit Makouta-Mboukou : la tradition

    musulmane veut quil ait trs tt pass de longues retraites dans les

    cavernes du Mont Hira, appel aujourdhui Mont de la lumire , prs

    de la Mekke. 21 Ce retrait voulu et le sentiment dexil qui en rsulte

    seront renforcs par le mpris et les perscutions que Mahomet et ses

    20 John Bunyan, Le voyage du plerin, traduction franaise et publication par La Croisade du Livre Chrtien, 1982. La vie de John Bunyan, n en 1628 Elstow (Angleterre) se prsente sous le signe de lexil et lenfermement. Bunyan connut en effet la prison et des annes de fuite et derrance cause de sa foi baptiste dans une Angleterre voue au culte anglican. 21 Makouta-Mboukou, op. cit. p. 65

  • 32

    disciples subiront de la part des Mkois. Le dpart, la fuite simposera

    alors comme la seule manire dviter lhostilit de lAutre. Cette fuite

    parat mme relever dune stratgie divine et Makouta-Mboukou

    poursuit son interrogation dans ce sens :

    Le stratagme dont Dieu use pour le sauver, est-ce la fuite ? La sourate

    IX, 40 prcise bien quil prend la fuite, se rfugie dans une grotte, avec

    un compagnon, sans doute Abou Bakr, un de ses premiers disciples []

    Cest avec lui quil fuit secrtement de la Mekke et quil se cache dans

    une grotte, en route pour Mdine en 622. Cette fuite, cet vnement qui

    portera le nom dHgire, et que lon peut traduire par expatriement,

    migration, marquera le dbut de lre musulmane.22

    Lhistoire de la religion musulmane serait pour ainsi dire celle dune

    expatriation et il faut remarquer quau-del du choix humain, lexil

    semble voulu, programm par Dieu. Le verbe croire voit ainsi sa

    signification dplace. Il signifie a priori sexiler du corps et de lespace

    premiers du pch et de lidoltrie. Lexil biblique et coranique participe

    par consquent dune rcriture de larchitecture physique et mmorielle

    premire, un schma social o le parcours de lHomme est fait des

    mmes perversions, absence de foi et orgie. Cest--dire que lexil

    restructure lHomme, son environnement, sa pense ; il se prsente au

    final un corps, une mmoire et une terre neufs ns au terme dune

    traverse purificatrice. Mais ce qui fait la spcificit de ce parcours, cest

    la solitude de ceux qui lentreprennent. Les prophtes sont bien souvent

    prsents isols dans un dsert, sur une montagne ou rfugis dans une

    caverne. Avant dtre lhomme des foules, Mahomet, le berger, fut un 22 op. cit. p.66

  • 33

    personnage du retrait, une posture qui la mis face lui-mme avant le

    temps prdit du contact avec le peuple. Ce quon retient de la sortie

    dgypte dIsral, cest moins la traverse en masse que ltonnante

    solitude dun peuple au destin singulier.

    Le texte sacr met en face deux solitudes, le moi du prophte et le moi

    du peuple qui subissent une mme histoire. Et tout au long des rcits, que

    ce soit la Gense ou les Sourates on assiste une sorte de rapprochement

    constant du moi du peuple et de celui de son prophte. On est dans une

    permanente tentative dunion des solitudes qui, paradoxalement,

    cherchent dans le mme temps se conserver, se prserver. Le texte

    sacr se prsente comme un espace ambigu de rencontres et dexils, il se

    conoit sous le mode dualiste de linclusion et de lexclusion ; cette

    double dmarche du prophte, llu qui se situe dans et hors du peuple,

    qui habite lunivers binaire du mme et de lAutre ; une logique de qute

    de soi et de lAutre o :

    le parcours collectif se double dun itinraire individuel remmor,

    constitu dexclusions familiales, religieuses, idologiques, revcues

    intrieurement grce au travail de la mmoire[] Issu de sa

    communaut, lactant [] la premire personne atteint la dimension

    dun passeur mythique.23

    23 Arlette Chemain : Evolution-transfiguration de lexclu Ecrire dans diffrents contextes goculturels : M.-C. Blais, R.. Boudjedra, Tchicaya UTamsi , in Figures de lexclu, Actes du Colloque International de Littrature Compare (2-3-4 mai 1997), texte runis par Jacqueline Sessa, Publications de luniversit de Saint-Etienne, 1999, p. 99.

  • 34

    Passeur , le terne pourrait devenir une mtaphore classique de lexil,

    celui-l qui ne se fixe pas, ternel voyageur, comme le suggre le

    parcours dOrphe et dUlysse.

    1-2 Des passeurs mythiques : Orphe et Ulysse

    On pourrait rappeler ici la phrase de Maurice Blanchot cit par Pierre

    Brunel : Ecrire commence avec le regard dOrphe 24 A quoi renvoie

    a priori ce regard ? Il pourrait tre celui du dplacement, de la mouvance,

    un Orphe bohmien comme on a pu le lire chez Apollinaire dans son

    texte Le Bestiaire ou le cortge dOrphe.25 Orphe aurait ainsi travers

    un chapelet de mondes tous plus mythiques les uns que les autres. Le

    chemin des Enfers a t rinvesti par des auteurs qui lont carrment

    clat, multipli pour annoncer la fin un priple ininterrompu, une

    figure de passeur, Orphe errant. La mythologie prcise que descendu

    aux Enfers, Orphe joue de sa lyre et meut Pluton et Proserpine, toute la

    caste de cratures extraordinaires. En retour, Eurydice, ltre aim enlev

    par la mort lui sera rendu la condition quil ne se retourne pas pour la

    voir avant darriver la lumire. Mais il perdra Eurydice pour stre

    justement retourn. Orphe se devait-il au dpart dassumer la marche,

    lexil, pour mriter Eurydice comme le prsent ultime des dieux ;

    Eurydice, cette part de soi quon ne saurait recouvrir quau terme dun

    exil que Orphe na pas voulu assumer entirement ? Le dnouement

    sera bien triste mais peut cependant se comprendre la mesure de la

    folie dOrphe passionn, hant par limage de lAutre quil veut tout

    24 Maurice Blanchot, LEspace littraire, Paris, Gallimard, 1955, rdition collection Folio Essai 1999 p.225, cit par Pierre Brunel, Les vocations dOrphe, in Le Regard dOrphe, les mythes littraires de lOccident, Paris, Seuil, 2001, pp 35-54. 25 Texte mentionn par Brunel, op. cit. p. 36. Il daterait de 1906.

  • 35

    prix retrouver. Il pourrait sagir de la hantise dune terre ou dune

    mmoire, si on tend le champ et le sens du rle jou par Eurydice. En

    signifiant le champ identitaire auquel se rfre lexil les Enfers ne

    constituent pas le monde habituel dOrphe -, le personnage dEurydice

    symbolise le moi trouble de lexil, cette part de soi qui chappe au

    personnage. Et le priple dOrphe exil traduit la recherche dun accord

    avec ce moi fuyant. Ce qui est intressant, cest que ce voyage rvle en

    mme temps un double regard, celui de lexpatri qui, la fois fuit et

    tente de retrouver le bercail ne ft-ce que par la pense. Le regard

    dOrphe manifeste une potique de la perte et de la possession, une

    position ambigu qui rend difficile un possible ancrage. Cest l

    lessentiel du propos de Blanchot qui voit dans cette incertitude, ce

    balancement, le sens mme de lacte de cration. Bernadette Kasbarian-

    Bricourt crit :

    Maurice Blanchot voyait dans ce regard dOrphe, qui consacre et

    dtruit en mme temps luvre du chant, lessence mme de

    linspiration et en Eurydice le point profondment obscur vers lequel

    lart, le dsir, la mort, la nuit semblent tendre. Si lcriture nat de la

    perte et de larrachement, la qute dOrphe voque ce prilleux voyage

    que lartiste entreprend au risque de se perdre vers lorigine opaque et

    toujours incertaine de la cration. 26

    Le projet dOrphe, ternel passeur on peut supposer que frustr il

    retourne encore sur les traces dEurydice, ce moi tratre , situe

    lcriture dans la permanence dun questionnement, par rapport soi, 26 Bernadette Kasbarian-Bricourt, in Le Regard dOrphe, les mythes littraires de loccident, op. Cit. , Prface, p. 11.

  • 36

    lAutre et au monde. Qui suis-je ? LAutre est-il diffrent de moi, le

    monde maccepte-t-il ? Et, dans ce cheminement, cette interrogation, le

    sentiment dexil saccentue parce que ces trois entits se rvlent floues,

    insaisissables. Le moi, lAutre et le monde, dans le regard et sous la

    plume du passeur apatride arborent une architecture dcousue, en

    pointills. Lire lexil, dans les uvres sacres, profanes ou issues de la

    mythologie confronte la complexit et la richesse de cette

    architecture. La perte dEurydice pourrait laisser supposer une reprise de

    la qute, la recherche dune unit et dune cohrence jamais atteintes,

    qui restent de lordre de lidal.

    Autre acteur de la mythologie grecque, Ulysse subit le mme destin de

    passeur, un voyageur au long cours et au retour improbable. Homre,

    dans LOdysse, raconte les aventures dUlysse perdu sur une le loin de

    sa partie, Ithaque. Ds le dbut du premier chant, Homre rend la douleur

    de lloignement : Mais mon cur, scrie Athne, se dchire au

    souvenir du prudent Ulysse, le malheureux, qui depuis si longtemps

    souffre, loin de ses amis, en une le ceinte de flots, au nombril de la

    mer. 27

    Au nombril de la mer, le retour dUlysse semble plus quimprobable et

    lon verra plus loin quil sagit ni plus ni moins que dun sort, un exil

    impos par Posidon, dieu de la mer :

    27 Homre, LOdysse, traduction, introduction, notes et index par Mdric Dufour et Jeanne Raison, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, Chant I, p. 18.

  • 37

    Posidon, porteur de la terre, a contre lui une rancune opinitre, cause

    du Cyclope, dont il aveugla lil unique, le divin Polyphme, le plus

    fort de tous les Cyclopes [] Et cest pourquoi Posidon, sans le tuer,

    fait errer Ulysse loin de son pays. 28

    Lerrance dUlysse se prsente comme une maldiction, uvre dune

    force qui le dpasse. Elle manifeste un exil que le hros na pas choisi.

    Ulysse na jamais pens rester si longtemps loign, coup dIthaque et

    de sa femme Pnlope. La beaut des mers gale-t-elle la douceur de la

    femme ? Nes-ce pas mieux de se sentir entour quisol, perdu ? la

    chaleur des liens familiaux, se substituent dans LOdysse le vent glacial

    et le murmure impersonnel de locan. Ds les premiers textes de la

    mythologie grecque, lexil se lit comme un pis-aller, un non-choix et il

    faudra une autre intervention, un nouvel acte divin sous limpulsion de

    Zeus pour que le hros retrouve le chemin dIthaque. Cependant,

    paralllement laction divine, les vingt-six chants de LOdysse

    traduisent galement un cheminement humain. Ulysse est montr dans

    une lutte sans merci contre tous les vents contraires et cest en pleine

    possession de sa libert dhomme quil refusera chez les Lotophages

    (Chant IX) de consommer le Lotos qui fait perdre qui en gote le dsir

    du retour. En excluant Ulysse de sa terre natale, Posidon se doutait-il

    que ce dernier, motiv par le souvenir de sa compagne Pnlope tenterait

    dy retourner par la seule force de sa volont ?

    LOdysse rvle deux voies qui se chevauchent et sentrecroisent : le

    trac divin dune histoire et un parcours solitaire, humain qui tente de

    28 LOdysse, Chant I, p. 19.

  • 38

    briser les chanes de la fatalit. Le texte dHomre, profane en ce quil

    greffe un dsir humain sur un caprice divin, cre la rencontre de deux

    mois spcifiques, le moi dUlysse exil et le moi de Posidon exilant.

    Cest la rencontre fructueuse dune double potique de lespoir (Ulysse

    esprant son retour au pays) et du dsespoir (un voyage au long cours

    lissue incertaine impos par la divinit). En cela, LOdysse, fable de

    lexil rvle sa clart et sa pertinence. Lespoir et le dsespoir sont deux

    sentiments vcus par lexil, ils constituent des parties dune mme

    architecture psychologique, la pense de lexil qui oscille en

    permanence entre dcouragement et optimisme. Loptimisme, lemporte

    finalement dans LOdysse puisque Ulysse revient Ithaque et retrouve

    les siens et son honneur. Mais il faut rappeler que cest de laction

    conjugue du hros et des dieux que cette fin fut possible, les dieux qui

    ont dcid la rintgration dUlysse dans le cercle socitaire. LOdysse

    pose-t-il dj la question de la rintgration de lexclu ? Ulysse est rentr

    Ithaque parce quil a dsir ce retour en soffrant les moyens pour ce

    faire. Les exils contemporains participent-ils du mme dsir de retour ?

    Sen donnent-ils les moyens ? Le peuvent-ils, tout simplement ? Lordre,

    le systme de rpression qui rgne au pays ne les en empche-t-il pas ?

    Il demeure dans LOdysse le fabuleux portrait dUlysse, passeur

    mythique essayant de se frayer un chemin travers les vents et entre les

    eaux. Entre les eaux, cest le titre que donne Valentin Mudimb lun de

    ses romans ; cela pourrait signifier se trouver entre deux ou plusieurs

    incertitudes, navoir grer que cette incertitude et le non-sens dun

    voyage hypothtique ; priple entre des idologies et visions qui

    saffrontent, tel quon pu le voir chez les personnages de Mudimb. On

  • 39

    pourrait se demander si Ulysse nest pas rsolument africain. Le

    personnage de Mudimb vit un trouble identitaire, il poursuit comme

    Ulysse le trac dun chemin cohrent vers soi et le monde.

    1-3 Du chant grec de lexil lerrance peule traduite par la posie

    mystique et pastorale

    La littrature orale peule foisonne de textes qui mettent en scne des

    acteurs nomades : les figures qui traversent cette posie de manire

    permanente sont celles du coursier (chameau, cheval) et du btail. Sir

    Mamadou Ndongo prsente le berger et son troupeau parcourant les

    plaines, le cavalier sur sa monture en route vers la Mecque. Cependant,

    outre lacteur nomade, la figure sur laquelle la posie pastorale revient

    est le bovid. Ndongo, dans un ouvrage sur le Fantang (pome lyrique et

    sotrique dinitiation aux divers aspects de la socit pastorale peule),

    insiste sur loccurrence de la figure du bovid, icne symbolique de

    lerrance,29 et reprise trs largement par Monnembo dans son oeuvre. Le

    bovid et son matre, le nomade, sunissent sur le mme chemin dexil,

    leurs deux destins sont insparables, on saurait difficilement concevoir

    lun sans lautre, lun dfinit lautre ; ils ont en partage une unique route

    et pturage. Cette potique de litinrance est galement lisible dans les

    Quasida peules de la boucle du Niger, de longs pomes souvent

    construits sur le thme conventionnel du voyage notamment. Christiane

    Seydou, tudiant une Quasida crite entre le XVIIIe et le XIXe sicle

    situe les grands axes de la posie pastorale : 29 Sir Mamadou Ndongo, Le Fantang, pomes mythique des bergers peuls, Paris, Khartala-Unesco-Ifan, 1986.

  • 40

    Le pome dAmadou Fodiya compte quinze vers qui suivent un ordre

    traditionnel conventionnel : vocation de thme religieux gnraux (V.

    1-5), description de la chamelle et de son cheminement vers le tombeau

    du Prophte (V. 6-14), conclusion en un vers unique annonant larrive

    imaginaire du plerin au terme de son voyage (V.15).30

    Ce pome intitul Le Chameau a pour centre dintrt principal

    litinrance, le voyage permanent, cet exil que la nature impose au berger

    peul ou quil simpose pour rester fidle la tradition du dplacement.

    On pourrait en citer quelques vers o lauteur (Fodiya) magnifie en

    rendant pique le parcours de la chamelle :

    Elle escaladera les dunes sableuses on croirait voir un jeune fauve,

    elle dvalera les berges des Cavtivers avec la vlocit dun levant,

    elle ira bon train par les buttes pierreuses telles le dernier-n du

    cynhyne, elle luira sur les hamadas telle une jouvencelle tourterelle,

    elle lvera un vol de passereaux et jaurai bon espoir darriver

    Ahmad !31

    Derrire la figure du coursier, se cache celle non moins hardie du

    cavalier la recherche dune terre moins aride pour son troupeau. En

    dcrivant dans le moindre dtail les tapes du voyage travers une

    prsentation bien souvent fantaisiste, la posie orale peule cre au final le

    mythe du voyageur conqurant une somme despaces. En outre, le but du

    30 Christiane Seydou, Le Chameau, pome mystique oupastorale ? in Itinrances en pays peul et ailleurs, mlanges la mmoire de Pierre Francis Lacroix, Paris, Socit des Africanistes, 1980, p.43. 31 Vers cits par Ch. Seydou, ibid. p. 28.

  • 41

    voyage allant au-del de la seule qute dun pturage ou dun point

    deau, la posie pastorale atteint le seuil du mystique en posant la

    recherche de la Terre Sainte comme terme ultime du cheminement. Le

    dplacement perptuel est le sujet central dun imaginaire potique o

    lespace est pluriel, constitu dun chapelet de terres sans cesse gagnes

    et perdues. Le dplacement fait partie intgrante de la culture peule. Mais

    il faut dire que face aux conditions climatiques trs rudes, la recherche de

    contres plus clmentes nest pas un choix. On pourrait cependant

    difficilement avancer que le peul est exil ; il vit la limite une errance

    qui, pour lui, nest pas forcment douloureux. Le portrait du peul exil

    nest pas classique parce quil serait difficile de lui coller un pays prcis,

    une culture dorigine et didentification. Il sidentifie la mouvance et au

    priple, il est le produit de la somme de mondes traverss comme le

    suggre Tierno Monnembo dans son dernier roman Peuls (2004) sur

    lequel nous reviendrons. Cest un exil particulier dans sa gense mais qui

    ne vise pas moins la recherche dun mieux-vivre pour lhomme et son

    troupeau. La posie pastorale en est une singulire illustration, elle est la

    symbolique du migratoire, sinspirant dune histoire pleine de tensions,

    de mouvements oscillatoires, de contrastes et de ruptures o les mmes

    expriences reviennent sans cesse, dune manire presque cyclique. 32

    Plus que lexil, il transparat de cette posie pastorale et mystique la

    permanence de la rupture avec lespace dancrage prcdent ; les mots

    voluent par accumulation, enchanement et perte des espaces.

    32 Angelo Maliki, Roselyne Franois et Manuel Gomes, Nomades peuls, Paris, lHarmattan, 1988, p.39.

  • 42

    1-4 Lcriture sacre et profane de lexil ou la perte dun double lieu physique et spirituel

    Le personnage du texte sacr ou le hros de la mythologie a plus ou

    moins t contraint de quitter le lieu premier de son volution. Que se

    soit sous linjonction divine, la contrainte humaine ou le choix dlibr,

    Adam et Eve, Abraham, Mahomet, Orphe et Ulysse ont d laisser

    derrire eux ce lieu-source (si on en suppose un), espace identitaire. Il a

    t fait mention du caractre douloureux, problmatique de cette rupture

    qui ouvre bien souvent sur un ailleurs incertain ou qui confronte

    ltranget dun autre lieu. John Bunyan, dans Le voyage du plerin,

    offre le film le plus troublant de cette tranget, le nouveau pays vers

    lequel doit marcher le plerin est dsign, symbolis par une porte troite

    qui peut-tre ouvre sur un autre monde, une ralit indite.

    Le plerin de Bunyan, qui lEvangliste, personnage trange, suggre

    lexil vers la porte troite pour fuir la misre, le pch du premier monde,

    peut mesurer ltendu, la valeur de ce quil perd mme sil ne veut en

    aucun cas y retourner - : une famille, des amis, une maison, des

    habitudes, une certaine srnit quoiquayant vcu sur des bases

    spirituelles troubles, selon la logique de Bunyan. Le schma de la perte

    propos par Bunyan est intressant et trs illustratif de laventure

    hypothtique quest lexil : perdre le confort dune maison, dune vie

    organise pour un chemin furtif et une porte troite entrevus au loin. Le

    texte de Bunyan est une allgorie qui sinspire de la vieille

    problmatique biblique, la perte par Abraham du foyer pour un dsert

  • 43

    derrance. Lexil biblique et coranique substitue ainsi la ralit dune

    patrie une cuisante absence de terre.

    Cependant, ce qui, la fin semble le plus troubler le prophte errant,

    cest le dsert spirituel qui peu peu sinstalle. La question de la

    gographie devient une moindre proccupation face au vide spirituel.

    Lexil fait ainsi le constat de la perte dune double architecture physique

    et spirituelle. Dans la perte du jardin dEden par Adam et Eve, se lit en

    filigrane la perte du lieu spirituel de la srnit et de linnocence. Nos

    hros ne sont-ils pas propuls sur une terre orgiaque sujette mille

    bouleversements et ne perdent-ils pas leur innocence pour avoir pch ?

    Dans la mme logique, le cheminement, lexil des prophtes dans le

    dsert les confronte constamment un autre risque, celui dune perte de

    la foi, noyau et fil dAriane de leur priple spirituel. On pourrait

    supposer galement quen perdant Ithaque et Pnlope, Ulysse court le

    risque dune perte de lespoir, ce sentiment fort qui la maintenu sur les

    mers.

    Cette hypothse est valable pour Orphe qui voit disparatre Eurydice

    au terme de sa descente aux Enfers. De mme, on peut imaginer le

    dsespoir du cavalier peul et de sa chamelle sils natteignent pas le

    puits ou la Terre Sainte. La perte du bercail peut engendrer celle du

    terreau spirituel de la foi et de lespoir. Par consquent, la rupture avec le

    bercail traduit galement la rupture avec une part de soi. Le moi, lieu

    dun certain quilibre est fissur, lharmonie spirituelle est rompue et ce

    dsquilibre peut conduire la folie. En effet, la figure de lexclu,

    rcurrente dans le texte biblique est celle du fou habit par les dmons et

  • 44

    exil de la double norme spatiale et idologique. Dans le Nouveau

    Testament, le Christ ne gurit pas uniquement des maux physiques, il

    restaure larchitecture spirituelle dtres possds par le dmon ; il les

    dlivre de cette folie qui les exile. Le double exil spatial et idologique,

    nous le verrons plus loin, finit par instruire chez le fou un autre rapport

    au temps :

    Le rapport au temps, crit Arielle Thauvin-Chapot, constitue un lment

    diffrentiel qui extriorise le fou par rapport la socit romanesque.

    Le temps qui passe est ni au profit dune atemporalit qui, non

    seulement situe le personnage dans sa folie mais le marginalise.33

    Le texte sacr foisonne en effet de figures marginales, incomprises et

    bien souvent perscutes. Mais il faut dire que dans leur exil, nombre

    dexclus, par laction divine et parce que cest l leur destin finissent par

    retrouver un certain quilibre spirituel, une srnit travers un nouvel

    ancrage comme ce fut le cas dEli Sarepta.

    *

    * *

    Cette premire piste de lecture de lexil travers les textes sacrs, la

    mythologie grecque et la posie mythique et pastorale peule annonce une

    33 Arielle Thauvin, Figure de lexclu et parcours de lexclusion : le fou et lcriture dans la littrature africaine contemporaine , in Figures de lexclu, Actes du Colloque International de Littrature Compare (2-3-4 mai 1997), textes runis par Jacqueline Sessa, Publications de lUniversit de Saint-tienne, 1999, p. 119.

  • 45

    problmatique, une somme de questions autour des concepts de

    bannissement, exclusion, qute, retour, identit, errance. Le priple des

    personnages de la Bible ou du Coran soulve et rend rcurrent lanalyse

    de ces termes. Il permet galement de constater que lexil, ds les textes

    fondateurs apparat dans toute sa complexit. En effet, lexil, dans les

    textes mentionns apparat comme un choix et un non-choix travers des

    situations diverses ; il peut tre solitaire ou concern tout un peuple. Le

    bannissement, lexclusion et lerrance font partie intgrante de lhistoire

    des peuples et laventure dUlysse, perdu entre les mers et subissant le

    chtiment de la divinit nen est quun exemple. Cest le microcosme

    grec de lexpatriation reprsentant une aventure humaine, universelle.

    Lanalyse, en outre, met en vidence la pluralit des espaces dexil

    dont il faudra tenir compte ; elle annonce lhypothse dune potique de

    la traverse, de la perte et de la reconqute permettant daller au-del de

    la question premire du bannissement et de lexclusion. Cette lecture

    liminaire de lexil permet galement dobserver le chevauchement de

    deux univers : larchitecture physique, la gographie des territoires et

    lunivers du moi, le monde intrieur de lexil. Du coup, le

    questionnement sur le rapport entre les critures de lexil et le moi chez

    Monnembo ne saurait ignorer cette double architecture ; lanalyse

    suppose leur constante confrontation. Il faut aussi noter que la pertinence

    avec laquelle les textes anciens traitent de lexil fait cho une certaine

    actualit ; une actualit dans laquelle sinscrivent des auteurs

    contemporains.

  • 46

    Chapitre II : Lexil : une constante de limaginaire

    Le thme de lexil est sous-jacent du projet dcriture. Il est universel

    et rend un vcu commun malgr les particularits que lon peut relever

    dans luvre littraire. La figure du solitaire exclu est reprable chez les

    auteurs anciens comme chez les modernes ; elle est la constante du

    phras dun Daniel Defoe, Michel Tournier, Nabile Fars ou Milan

    Kundera. Le voyage, la rencontre des univers, le rapport lAutre sont

    autant daspects lisibles chez lun ou lautre crateur. Lcriture explore

    en permanence la double gographie de lIci et de lAilleurs, le discours

    sur le bercail va de pair avec celui sur ltranger. Sur le mode implicite

    ou explicite, lexil apparat comme moteur de limaginaire. Son

    universalit et sa constance traduisent le caractre, la nature migrante de

    lcriture qui est en soi exploration.

    Dans les grandes civilisations occidentales comme dans les cultures

    marques par loralit, le premier auteur serait le voyageur, le rhapsode

    qui, de ces multiples voyages, rapporte une somme dhistoires. Il sme

    sur son sillage rcits et anecdotes de toutes sortes ; des histoires qui

    retracent pour une bonne part son priple, son choix de la migrance.

    Dans les civilisations africaines, il y a aussi ce colporteur qui va de

    villages en villages pour couler ses gadgets et bricoles ramens de trs

    loin et pour, le temps dune pause sous larbre palabres, raconter les

    histoires et contes quil a glanes ici et l. Cest lexil du rhapsode et de

    ces mots, son chant qui revient au bercail pour apporter au sdentaire les

    nouvelles des autres antipodes. Lloignement, labsence apparaissent

    comme un pralable cette entreprise de cration ; lpope, le rcit sont

  • 47

    le produit de cet exil. Lcrivain albanais, Ismail Kadar, exil lui-mme,

    crit dans le courrier de lUnesco :

    Avant mme lexistence de lcrit, avant mme lexistence du concept

    d crivain , il y avait ce rhapsode, ce voyageur venu de loin, celui

    qui apportait des rcits des contres loignes propos de peuples

    inconnus. Cest aussi le premier auteur. Lloignement stimulait son

    imagination, lincitait changer les paysages, imaginer des tres

    diffrents de ceux qui ont exist, voire qui nont pas exist en dautres

    termes crer des personnages. 34

    Lcriture nchapperait donc pas cette ncessit premire dune

    rupture avec soi, lautre et le monde pour mieux en rendre compte ; pour

    dcouvrir et comprendre au sortir de dsert de lexil les mondes, leurs

    diffrences et ressemblances. Ce deuxime chapitre voudrait rendre

    compte, travers quelques exemples duvres et dauteurs, de lactualit

    et de la pertinence dune littrature fconde par le voyage, la rupture.

    Des figures de limaginaire telles Robinson ou Vendredi apparaissent

    dans cette lecture dun exil permanent, contemporain. Lhistoire

    intervient dans une analyse qui ne saurait laisser de ct des faits

    conqutes, colonisations - qui ont servi de terreau nombres duvres.

    2-1 Portrait de solitaires : Robinson et Vendredi

    En 1719, Daniel Defoe crit Robinson Crusoe une uvre qui continue

    de marquer bien des esprits. Sinspirant des aventures (histoires vraies)

    34 Ismail Kadar, Le voyageur venu de loin , Le Courrier de lUnesco, Les Mondes de lexil, octobre 1996, p. 21.

  • 48

    dAlexander Selkrik marin Anglais abandonn par ses compagnons en

    1705 dans une le de larchipel Juan Fernandez situe au large du Chili,

    lle Mas a Tierra, Defoe donne un rcit fort pathtique. Luvre est

    remarquable, outre lmotion que suscite laventure de Robinson par

    lincroyable solitude, ltrange isolement dans lequel vit le personnage.

    La solitude, lexil est le signe dune uvre dans sa gense, son

    cheminement, sa chute. Aprs Ulysse, Robinson Crusoe retrouvait les

    chemins esthtiques ? de la marginalit et de la souffrance en

    solitaire. Le rcit voque la double solitude dun homme et dune le, les

    portraits de lexil et de la terre daccueil. Defoe crit la rencontre de ces

    deux mondes au dpart trangers : le monde du soi (Robinson) et le

    monde lAutre, lle pousse la dimension de personnage.

    Robinson russit subvertir sa douleur et tente de sadapter sa

    nouvelle situation. Son aventure participe dune recherche dancrage qui

    laisse toutefois le hros hant par le dsir dun retour au bercail. Surprise,

    dception et espoir rythmeront cette aventure et, se faisant, Defoe

    reprend son compte le dchirement, le malaise permanent de lexil.

    Au-del du contact, du dialogue de Robinson avec le personnage de lle

    et Vendredi lindigne, laura de solitude imprgne tous les casiers de

    lhistoire. Les rencontres apparaissent comme des prtextes qui

    permettent de mieux rendre lisolement des protagonistes. La solitude est

    une ralit l o les rencontres sont de lordre du probable, voire de

    limprobable. Mais le plus tonnant cest que Robinson arrive

    triompher de cette solitude, il en triomphe parce quil sen forge le

    caractre, une posture forte devant la vie et aussi parce que cest

  • 49

    justement cette solitude qui meut le lecteur, qui le rattache lessentiel

    de lhistoire. Michel Mohrt crit :

    Sa plus grande victoire [celle de Robinson], cest celle quil remporte

    sur la solitude. Cest par Elle quil nous touche le plus. Car la solitude

    peut tre subie au cur des grandes villes aussi bien que sur une le

    dserte. Nous savons que Defoe lui-mme fut un solitaire ; quil ne

    trouva jamais sa place dans la socit anglaise de son temps ; quil

    connut la prison. Robinson est le frre et le modle de ceux qui se

    sentent rejets, oublis, naufrags.35

    La solitude que le personnage cherche fuir au dpart devient le lieu

    de son lection et de son panouissement. Elle simpose comme espace

    dancrage permettant au hros ce retour sur soi, en soi o le moi se

    dcouvre et tablit la ralit de son rapport lAutre. Le rcit de Defoe,

    cest la potique dun moi en exil qui fit par trouver en ce moi un

    espace identitaire. Il fut question pour le personnage dhabiter ce nom,

    Robinson Crusoe , qui le fait tre au monde. Russit-il cela ? Il est

    vident que, confront cette preuve, Robinson fut emmen explorer

    ses propres limites et les repousser, et on a pu voir en passant cette

    tonnante capacit de lhumain sadapter, intgrer un territoire au

    dpart hostile. Le retour final au bercail du hros est une mtaphore du

    retour en soi. Retrouver la terre natale signifie la reconqute par le

    personnage de son tre profond, laccord avec la gographie unique du

    moi identitaire. Car il est bien question dune qute identitaire au cur

    de lle trange et trangre. Cette douloureuse exprience de lexil, 35 Michel Mohrt, prface des Extraits comments de Robinson Crusoe, Paris, Librairies Gnrale Franaise, 1987, p.7.

  • 50

    malgr la somme des solitudes laisse cependant entrevoir un certain

    espoir en lhomme. Cest une solitude porteuse des traces de lAutre, en

    attente de lAutre comme on a pu le lire dans le texte biblique du

    Cantique des cantiques o la jeune fille espre ce bien aim partit pour

    un voyage lointain. Lexil porte en filigrane le possible dune rencontre,

    dun sauvetage. Comme lcrit Marie-Hlne Cabrol-Weber :

    Le sauvetage inespr [de Robinson], cest lespoir en lhomme, sa foi

    en lavenir malgr la duret et la longueur dun exil : cest le moteur qui

    permet chacun de nous de vivre malgr la certitude inluctable de

    la mort future. La renaissance, cest ltre qui se transforme en un Autre

    qui revient de ces lieux do jamais lon ne revient, cest le scnario

    initiatique.36

    Il faut dire que la position de lexil cest moins la marginalit quune

    constante tentative dintgration dans la totalit du monde. Cette

    intgration suppose, et cest l lessentiel de la pense de Cabrol-Weber,

    le risque dune confiance en lAutre, un parcours deux qui renouvle le

    regard de lexil. La qute de lAutre sur un fond cuisant de solitude a

    galement proccup Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du

    Pacifique.37 Lauteur y reprend lhistoire de Robinson en adoptant

    toutefois une direction particulire. Robinson demeure le personnage

    principal mais se sont les traces et laura de lAutre, Vendredi que

    Tournier met lavant du rcit. Cet Autre, lauteur le situe dans les

    limbes, dans le flou, le vague dune le du Pacifique. Vendredi serait la

    36 Marie-Hlne Cabrol-Weber, Robinson et robinsonnades, Toulouse, Editions Universitaires du Sud, 1993, p.9. 37 Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1972.

  • 51

    symbolique de la perte par le hros des ses repres dans limmensit de

    locan.

    Le nom unique du personnage, sa solitude se confond galement avec

    celle de lle. LAutre et le font un travers le portrait dune unique

    solitude. Et, dune certaine manire, en faisant le choix apparent de

    mettre au premier plan limage tnbreuse de lle, Tournier rvle son

    caractre mystrieux, trange. Par consquent, le propos et les actes de

    Robinson participeront dune volont dclairer le mystre de lle et de

    lAutre (Vendredi). Le personnage interroge les limbes, les tnbres et

    tente dy ouvrir une brche de lumire et de sens. Il est question pour lui

    de trouver un sens cette aventure, cette chute sur une terre inconnue. La

    rflexion en solitaire serait le meilleur ferment de ce questionnement sur

    les choses et les tres. Lisolement sera dailleurs exploit jusquau bout

    par Tournier ; il en fait le culte et il faut remarquer que Vendredi lindien

    ne trouble la quitude de Robinson que pendant un court moment.

    Vendredi prendra le bateau qui devait les ramener vers la civilisation

    alors que Robinson choisit de rester sur lle. Il reste seul. De l une

    interro