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UUnniivveerrssiitt ddee CCeerrggyy--PPoonnttooiissee
UUFFRR ddee LLeettttrreess eett SScciieenncceess HHuummaaiinneess
Tierno Monnembo : criture de lexil et architecture du moi
TThhssee ppoouurr llee DDooccttoorraatt
(Nouveau rgime)
OOppttiioonn LLiittttrraattuurreess ffrraannccoopphhoonneess
PPrrsseennttee eett ssoouutteennuuee ppaarr :: EEddeemm KKookkuu AAwwuummeeyy
DDcceemmbbrree 22000055
Jury
-- BBeerrnnaarrdd MMOOUURRAALLIISS,, PPrrooffeesssseeuurr mmrriittee,, UUnniivveerrssiitt ddee CCeerrggyy--
PPoonnttooiissee,, ddiirreecctteeuurr ddee tthhssee..
-- UUrrssuullaa BBAAUUMMGGAARRDDTT,, PPrrooffeesssseeuurr,, IINNAALLCCOO,, IInnssttiittuutt NNaattiioonnaall
ddeess LLaanngguueess eett CCiivviilliissaattiioonnss OOrriieennttaalleess..
-- JJeeaann BBEESSSSIIEERREE,, PPrrooffeesssseeuurr,, UUnniivveerrssiitt ddee PPaarriiss IIIIII--LLaa SSoorrbboonnnnee
NNoouuvveellllee..
-- RRoommuuaalldd FFOONNKKOOUUAA,, PPrrooffeesssseeuurr,, UUnniivveerrssiitt ddee SSttrraassbboouurrgg..
2
Sommaire
Introduction __________________________________________________ 5
Premire partie______________________________________________ 25 Situations et formes dexil : de la traverse spatiale lexploration du moi ______________________________________________________ 25 Chapitre I : Exils sacrs et profanes ____________________________ 26 Chapitre II : Lexil : une constante de limaginaire _______________ 48
Deuxime partie____________________________________________ 107 La Guine de loppression et de lexil________________________ 107 Chapitre 1 : La Guine et le mouvement migratoire ______________ 108 Chapitre 2 : Skou Tour, lEspoir, lOppression et lExil ________ 139 Chapitre 3 : Guines de limaginaire ___________________________ 180
Troisime partie ____________________________________________ 212 Tierno Monnembo : le Moi en exil _________________________ 212 Chapitre 1 : Lcrivain et lerrance ____________________________ 213 Chapitre 2 : Lcrivain et la mmoire __________________________ 277 Chapitre 3 : Le priple du Moi ________________________________ 319 Chapitre 4 : Les mots et lexil _________________________________ 347
Conclusion_________________________________________________ 371 Bibliographie ______________________________________________ 376 Index ______________________________________________________ 395
3
A Lui,
Pour Nado, le pays et lexil,
A mon pre et ma mre
Et tous ceux qui ont une part dans la ralit de ce travail,
A Bernard Mouralis, Romuald Fonkoua, Slom Gbanou
Et tous les autres,
Tous, mmoires et chemins qui mont appris
4
En un sens, toute criture est criture du moi. Mais, le plus souvent, ce
moi qui fait uvre dcriture parle dautre chose ; la littrature du moi
commence par lusage priv et rflchi dune criture qui, au lieu de
saccrocher nimporte quoi, la manire des paroles qui senvolent
dans le courant des jours, senracine dans la prsence de soi soi
quelle sefforce de rendre intelligible elle-mme.
George Gusdorf, Les critures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991
5
Introduction
Cest dire quen soi, ltranger na pas de soi. Tout juste une
assurance vide, sans valeur, qui axe ses possibilits dtre
constamment autre, au gr des autres et des circonstances. Je
fais ce quon veut, mais ce nest pas moi - moi est
ailleurs, moi nappartient personne, moi nappartient
pas moi , moi existe-t-il ?
Julia Kristeva, Etrangers nous-mmes, Fayard, 1988
Il a souvent t fait mention et quelquefois tort - du rapport
particulier des littratures africaines la communaut, un cercle social
marqu par un certain nombre de rgles. Lide est pertinente pour des
uvres sinspirant dune culture du partage, de la communication et de
linterfrence entre les intelligences. On oserait, ici, voquer douard
Glissant1 et sa Potique de la relation, mme sil y a des nuances entre la
problmatique des critures africaines et celles de linsularit. La
remarque situe toutefois les uvres ngro-africaines dans la permanence
dun rapport un fonds culturel commun. Il se lit chez Senghor, Bernard
Dadi, Hampat B, Soyinka, une criture qui pose ltre, son moi
comme partie dun tout ; les traces du moi dans les uvres des auteurs
noirs ne se conoivent pas sans cette hantise de la relation.
Le phras, la parole dHampat B, sinspirant de lenseignement de
Tierno Bocar recentre limage, le portrait du personnage dans le tableau 1 Edouard Glissant, Potique de la relation, Paris, Seuil, 1990.
6
socitaire. Ce schma, cette dmarche commune nempche pas
cependant la lecture de traces isoles, un personnage, un discours qui
subvertissent la norme. Paralllement aux techniques et exigences de la
palabre africaine (les mots et lespace en partage), il sest affirm dans
les littratures africaines des voix solitaires, marginales. Cest en somme
annoncer le paradoxe de lexil du moi du personnage au sein du nud
communautaire. Les critures africaines potisent un triple exil : lexil du
personnage au sein de sa propre culture marque par lintrusion violente
dune manire de pense autre conscutive la colonisation, lexil dans
la nouvelle Afrique des indpendances qui ne brouille pas moins les
rves et les repres idologiques, lexil sur les routes du Nord dune
gnration dcrivains chasss de leur pays par le pouvoir oppressif.
En 1961, au moment o nombre duvres poursuivaient la reconqute
identitaire, Cheikh Hamidou Kane avouait lambigut de la situation de
lcrivain et de son personnage. Il interrogeait les possibles dun ancrage
identitaire et trouvait sa lgitimit dans la qute permanente des racines
et repres. Son personnage cherche ses pas et une entre moins trouble
dans le discours et lHistoire. Lauteur de LAventure ambigu observe
une dmarche : Il apprend marcher. Il ne sait pas o il va. Il sent
seulement quil faut quil lve un pied et le mette devant2 Tout en
avouant son errance et le caractre hypothtique de sa qute, le
personnage dHamidou Kane substitue au nous communautaire
identificateur, le pronom, le Il de la solitude et de lcart. Cest un
personnage, un moi crateur et porteur de la distance de lexil.
Lvocation du tourment intrieur, singulier du personnage sest peu
2 Cheikh Hamidou Kane, LAventure ambigu, Paris, Julliard, 1961, p. 56.
7
peu impose ct de la relation communautaire. Le roman ngro-
africain des annes 1950 a exprim le choc des cultures et le tourment
identitaire travers des voix isoles, ambigus, se posant dans et hors
des normes et exigences de la tradition. David Ananou (Le Fils du
ftiche, 1955), Mongo Bti (Le Pauvre christ de Bomba, 1956),
Ferdinand Oyono (Une vie de Boy, 1956 ; Le Vieux ngre et la mdaille,
1956), entre autres auteurs ont eu cette particularit dintroduire dans
limaginaire, deux voix : loralit, la parole, un rythme hrit de la
tradition, et une voix solitaire qui interroge et fait le procs de lhritage
culturel et de la socit coloniale.
Cest en somme la voix de la recherche, de la qute continue dun sens
lHistoire. A la question de lincertitude et du flottement identitaire, se
superpose la permanence dun questionnement de lAfrique entre
lhritage, (loralit, les traditions) et une modernit conflictuelle.
Limaginaire ngro-africain confronte une pluralit de rives : lAfrique,
les traces de lAutre et du moi. Entre ses rives, le pote ou le romancier
tente de reconstruire son identit. Henri Lops, (Le Chercheur
dAfriques, 1990, Sur lautre rive, 1992) poursuit la mme qute :
Je recherche mes Afriques aussi bien dans le temps que dans lespace,
quelquefois en profondeur. LAfricain est semblable au lamantin du
clbre pome de Senghor. Chaque nuit, il remonte le fleuve pour se
dsaltrer la source. Que lon soit pur-sang (si ce terme a un sens) ou
un sang ml, notre identit ne nous est pas donne au berceau, nous
devons la construire. 3
3 Henri Lops, Mes trois identits in Discours sur le mtissage, identits mtisses. En qute dAriel. Ouvrage publi sous la direction de Sylvie Kand, Paris, lHarmattan, 1999, pp. 137.
8
LHistoire a fait des critures ngro-africaines une production dentre-
deux. Elle isole et complexifie le parcours du personnage qui simpose
comme reflet et subversion dune somme de cultures. Ce sentiment
dexil, ce mal-tre au cur des limites territoriales sera accentu par le
constat que les indpendances, partir des annes 1960 nont rien chang
lincohrence et au malaise socitaires. Limaginaire rend compte de
lcart entre lAfrique des indpendances rve et la ralit. La
dsillusion, cette distance entre le rel et lAfrique pense, imagine a
accru le sentiment disolement et de brouillage des repres.
Lcriture devient le lieu de lerrance dans une Afrique post-coloniale
brutale et rpressive. Henri Lops dcrit dans le Pleurer-Rire (1982) la
violence absurde qui conduira nombre de personnages (et dcrivains) au
choix de lexil. Le roman fait cho bien dautres montrant lcart entre
le rve de libert du peuple et les projets rpressifs des pouvoirs en place.
Les Soleils des indpendances dAhmadou Kourouma (1968), Le Cercle
des tropiques dAlioum Fantour (1972) ou La Vie et demie de Sony
Labou Tansi (1979) donnent lire les mmes voix isoles, exiles ; ces
uvres insistent sur le gouffre entre les aspirations de ltre et le projet
totalitaire. Limaginaire prsente une nouvelle Afrique qui censure et
opprime tout discours ou dmarche singulire.
Le roman ngro-africain de laprs-indpendance a affirm une
potique et une pense autonomes en marge de la langue de bois. La
langue de bois, dans ce rapport, exile tout discours et projet portant les
marques de la diffrence. Au moi culturel troubl, cartel, sest
9
substitu un moi politique et idologique non moins dsorient. Lexil se
dcline ici en termes dexclusion socitaire et dinadquation avec un
systme de pense, une norme. Il se lit, en filigrane, travers le priple
du personnage, le propre parcours de bien des crivains ; le roman
simpose peu peu comme une mise en fiction de lexprience du rejet
vcue par lauteur. Sans toutefois confondre le crateur et sa crature, on
peut tracer le parallle entre Alioum Fantour et son personnage Bohi Di
dans Le Cercle des tropiques. Le personnage est porteur dune part des
angoisses et questions de lcrivain. Tortur, il vit deux mondes le
mme et lautre insolubles dont il narrive pas raliser lquilibre et
se confie par le truchement dune criture qui tente de combler le vide :
Les bouleversements politiques, les paramtres conomiques, crit
Esther Heboyan de Vries, lerrance personnelle conduisent les crivains
exister entre deux mondes et sabandonner, tantt sur le mode
euphorique, tantt sur le mode dysphorique, au pouvoir des mots.4
Entre leuphorie et le trouble mmoriel, faut-il lire les variations
psychologiques dun personnage, la pluralit de sentiments et dides
laquelle il peut tre expos une fois les repres perdus ? Ou bien est-il
possible de dpasser le trouble, le choc des espaces et des idologies
pour penser au final une psychologie forte, un moi nouveau qui serait
reconstructeur dun certain quilibre, une criture de lexil qui
recollerait, par le recul et la distance les deux ou plusieurs bouts
dune histoire violente ? Les personnages du roman de laprs-
4 Esther Heboyan de Vries dans lAvant-propos de Exil la frontire des langues, Artois Press universit, 2001, actes de la journe dtude du 19 novembre 1999 Arras.
10
indpendance ont, pour la plupart, chou dans cette recherche dun lien
entre le pass et le prsent, entre le Centre, la grande ville ou la
mtropole, nouveaux espaces dexil et la Priphrie, le village, le bercail.
Cest dans le repli, le retour au village que le personnage de Kourouma,
Fama, cherche le salut. Un retour quil voudrait cathartique, mais qui
lisolera encore davantage. Outre la dnonciation des dictatures, cest ce
moi troubl, ambigu dont a fait cas la littrature africaine postcoloniale.
Ce trouble, cette ambigut sera porte bien au-del des limites
territoriales. Aprs Cheikh Hamidou Kane, Jean-Pierre Makouta
Mboukou (Les exils de la fort vierge 1974), une nouvelle gnration
dcrivains africains rendra compte de son exil Paris, Londres,
Bruxelles. La question nous y reviendrons a bien t aborde par une
gnration prcdente, celle dOusmane Soc (Karim, 1935) ou Bernard
Dadi (Un Ngre Paris, 1959). Mais on lit moins chez ces auteurs la
douloureuse quation dun exil qui signifierait limpossibilit dun
retour, la perte dfinitive du pays natal. Cest sur le mode de la
dcouverte que ces premiers crivains ont dcrit le parcours de leurs
personnages dans la cit parisienne. Aujourdhui, pour des raisons
politiques, conomiques ou par choix tout simplement, la nouvelle
gnration vit, subit, crit et gre la rupture, lloignement, la distance
par rapport au pays natal. Les traces de lAutre et de lailleurs sont ainsi
accentues dans des uvres qui noccultent pas cependant les ralits
africaines. Il est plutt question pour eux dinsister sur les liens entre
cette ralit, lAfrique et les autres mondes. Des liens, des relations
complexes bien videmment.
11
Il saffirme chez Alain Mabanckou (Bleu Blanc Rouge, 1998; Les
Petits- fils ngres de Vercingtorix, 2002), Daniel Biyaoula (Limpasse,
1996), Abdouraman Waberi ( Rift, Routes, Rail, 2001 ; Transit 2003),
Kangni Alem (Cola Cola jazz, 2002) ; Kossi Efoui (La Fabrique de
crmonies, 2001), Sami Tchak (Hermina 2003) entre autres, une
potique du dplacement et du rapport lAutre. Ils interrogent la
thmatique binaire de limmigration et du retour travers des projets
dcriture particuliers. Limmigration et le retour sont deux mots et
situations qui dfinissent le parcours du personnage ; ils fournissent le
portrait fissur dun moi qui volue entre rejet et tentative dinsertion
dans la nouvelle donne sociale. Cependant, comme dj mentionn, la
problmatique de linsertion dans le Paris de limmigration laisse
entrevoir le regard de lcrivain constamment riv sur lAfrique.
Le roman, le thtre (Kossi Efoui, Le Petit frre du rameur, 1995 ;
Koulsy Lamko, Exils, 1994), la posie (Abdouraman Waberi, Les
nomades, mes frres, vont boire la Grande Ourse, 2000), disent
lerrance, le croisement des espaces ; une criture de la traverse qui se
rvle travers des formes innovantes et le souci de dire une Afrique
libre des clichs rducteurs. A la suite de Tchikaya U Tamsi dont le
discours se libre du projet commun de la Ngritude sengorienne, la
nouvelle gnration impose une dmarche singulire, un rapport unique
de lcrivain lobjet. Elle exprime lAfrique en multipliant les angles,
prismes et visions. Dans le recul et un exil diversement vcu, cette
gnration met en uvre une potique marque par le divers et la
nuance. Papa Samba Diop crit propos du projet littraire de Waberi :
12
Divers, ses crits refltent diffrents aspects dune personnalit dont le
discours littraire, potique souhait, exprime, parfois sur le ton de la
revendication, dautres moments sur celui de la polmique, mais
souvent sur celui de la nostalgie, lloignement du pays natal et toutes
les pulsions que cet exil peut rveiller chez un crateur. Sans excs,
mais sans scheresse, cette parole littraire dit Djibouti, rpublique
miniature [et lAfrique], avec ses grandeurs, ses bassesses,
quAbdourahman Waberi veut rvler au monde par une criture
conomique. 5
Le dpaysement et la distance quil engendre ont rendu plus vifs et plus
actuels les liens entre lcrivain et le pays natal. Il y a un phnomne de
retour au bercail par le texte mais galement de lcrivain sur lui-mme,
vers son moi n de la traverse dune pluralit de mondes. Une approche
de lexil dans les littratures africaines, au-del de la problmatique
spatiale rvle la complexit du monde du soi, la traverse de lunivers
intrieur et la redfinition dune identit par rapport soi. De
Blaise Njehoya (Le Ngre Potemkine, 1988) et Kossi Efoui (La Fabrique
de crmonies, 2001), on retient le foisonnement des lieux de la fiction
mais galement le priple solitaire de personnages dsorients. Dans
leurs priples entre Paris et la ville africaine, ces personnages de la qute
natteindront pas leur but. Ils chouent grer la question spatiale, les
problmes particuliers qui se posent eux parce quils nont pas su, au
dpart, rsoudre leurs drames intrieurs, le malaise inhrent lexil.
Paris comme dans les ruelles de sa cit africaine, le personnage du roman
ngro-africain est en perte de repres ; celui dEfoui ne reconnat plus 5 Papa Samba Diop, Littrature francophone subsaharienne : une nouvelle gnration ? in Notre Libraire, Nouvelle Gnration ; n146, Octobre Dcembre 2001, p.16.
13
Tapiokaville et les quartiers de lenfance, celui de Njehoya court sans but
les antipodes de la cit parisienne.
La mtaphore du Ngre Potemkine est intressante. Elle insiste, soit,
sur une identit en partage, le portrait du ngre faisant cho celui de
lAutre. Mais, Potemkine, cest galement le clbre bateau russe de
lerrance de la mutinerie et de la subversion. Cette dmarche subversive
isole le parcours du personnage ; il traduit, dans limaginaire, la sortie du
lieu et du discours communs pour penser et rintgrer son univers
intrieur et celui de lAutre. Le roman ngro-africain de ces dernires
annes affiche des figures solitaires, marginales, isoles : les tribulations
du Petit prince de Belleville de Beyala (1992), les fuites permanentes
dHerberto Prada, le personnage de Sami Tchak dans Hermina (2003)
qui nachvera jamais ce roman qui pourrait le dfinir, le situer dans la
complexit des mondes. Ce personnage erre de son le natale Cuba,
Miami, Paris. On retient moins les expriences vcues dans ces lieux que
le moi, la personnalit insoluble qui les traverse. On oserait avancer que
lexil, chez les auteurs africains, tente un recentrage du discours et du
portrait du personnage ; libr des liens communautaires, il est confront
lui-mme.
Lexil, crit, Justin K. Bisanswa, nest plus un problme de soi la terre
ou la culture trangre, mais de soi soi. Nous voil donc loin des
concepts derrance, de rhizome, de nomadisme, alors que nous
interpelle dsormais lide de traverse. 6
6 Justin K. Bisanswa, Dire et lire lexil dans la littrature africaine in Tangence, Figures de lexil dans les littratures francophones, n71, hiver 2003, Universit du Qubec Rimouski, Universit du Qubec Trois-Rivires, p. 27.
14
Le moi culturel ambigu, le moi politique et idologique troubl et le
moi de lentre-mondes exil, affichent, dans les critures africaines, la
permanence du dchirement intrieur et du flottement spatial, cette
balance du dedans et du dehors 7 vcu par le personnage, mais
galement ce rapport unique de soi soi. Ces trois figures du moi ne sont
cependant pas isoles. Elles senchevtrent dans un mme imaginaire,
comme par exemple chez Mudimb (Entre les eaux, 1973 ; Lcart,
1979) et traduisent la fois lhorreur de lacculturation, le viol
idologique et lexil. Des uvres miroirs dune Afrique qui se pense
dans ses limites prcaires et investit peu peu lailleurs.
Tierno Monnembo fait partie de ces crivains cheval entre plusieurs
gnrations et mondes et dont les uvres relvent la double
problmatique des dictatures africaines et de lexil. Son uvre, produite
presque entirement ltranger, manifeste cependant un trs fort rapport
au bercail. Dans une sorte de distance, il interroge ce rapport et peu
peu, il sest impos dans limaginaire un moi, une parole quasi
subversive en raction la totalit touffante que pouvait reprsenter
lAfrique des dictatures. Sur les chemins de lexil, saffirme une criture
qui rend permanents la crise personnelle et le malaise identitaire. On peut
poser au dpart lcriture du moi comme un effet de ce malaise accentu
par lexil. George Gusdorf sexprime ce propos :
7 Katel Colin-Thbaudeau, Dany Laferrire exil au Pays sans chapeau , in Tangence, Figures de lexil dans les littratures francophones, op. cit. p.66.
15
Le commencement des critures du moi correspond toujours une crise
de la personnalit ; lidentit personnelle est mise en question, elle fait
question ; le sujet dcouvre quil vivait dans le malentendu. Le repli
dans le domaine de lintimit rpond la rupture dun contrat social
fixant le signalement de lindividu selon lordre dapparences usuelles
dont lintress saperoit brusquement quelles sont abusives et
fondes.8
Sous le signe de la rupture, de la crise personnelle et de la reconstruction
identitaire se lit le parcours de Tierno Monnembo. En faisant le choix
de cet crivain, cette analyse voudrait rendre compte de son exil, de la
varit et de la pertinence des portraits et figures du moi qui se dgagent
de son oeuvre. Le choix de Monnembo se justifie tout dabord par le
fait quil est guinen dorigine et lon sait que la Guine fait partie de ces
Etats africains qui ont le plus pouss les intellectuels lexil ; exil dans
le grand Nord mais galement exil carcral intrieur ? dans des
camps comme Boiro. Lhistoire de la Guine, comme dailleurs celle de
la plupart des pays africains est celle de la rpression et de lexil.
Fantour, Sassine et Monnembo en font le moteur essentiel de leurs
uvres ; la Guine investit la moindre parcelle de lumire et dombre de
la fiction et cest juste titre que Monnembo ddie lun de ces premiers
textes la Guine qui ma donn le jour et la nuit. 9 Le cercle des
tropiques (1972), Le Voile tnbreux (1985) ou LArc-en-ciel sur
lAfrique (2001), dAlioum Fantour manifestent cette hantise des traces
de la Guine. Il en est de mme des Ecailles du ciel (1986), dUn Attik 8 George Gusdorf, Les Ecritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 23. Le propos de Gusdorf sur les critures du moi, prend essentiellement pour exemple lautobiographie, les mmoires ou le journal intime. Il vite toutefois de rduire la lecture du moi ces trois genres et le pose comme moteur de lacte dcriture. 9 Tierno Monnembo, ddicace du roman Les Crapauds-brousse, Paris Seuil, 1979, p. 7.
16
pour Elgass (1993) de Monnembo et du Zhro nest pas nimporte qui
(1985) de Williams Sassine. Ce sont autant duvres qui traduisent la
conscience et lactualit des traces de la Guine.
La deuxime raison qui justifie le choix de Monnembo tient au fait
quil est un auteur majeur de la diaspora guinenne. Dans son ouvrage :
Mon combat pour la Guine10, le docteur Thierno Bah revient sur cette
gnration rfugie en Cte divoire, en France ou ailleurs. Il prsente
cette Guine parpille aux quatre coins du monde et dont fera mention
Monnembo. Le romancier potise cette Guine de lailleurs, celle des
bidonvilles abidjanais et des banlieues lyonnaises. En pointill, le pays se
retrouve dans les rves et les vocations de la diaspora. Mais sa situation
dexpatri permet surtout lcrivain la confrontation de ses expriences
celle dautres mondes et llargissement des limites de sa qute. Cest
en substance des uvres nourries dune somme dexpriences, dimages
et didologies quil sagit dinterroger, le roman guinen de la traverse
et de la permanente tentative dancrage. Faire partie dune diaspora isole
a priori le sujet et lobjet voluant dans le monde de ltranger. On
pourrait citer lexemple de la diaspora, la colonie guinenne dAbidjan,
Lyon ou dailleurs.
Lisolement, la dispersion spcifie cependant le projet dcriture qui
devient en soi remise en question et constante reconstruction des
frontires dides, langues et cultures. Il est exprim la spcificit dun
parcours dexil qui ne saurait plus se satisfaire des limites trop troites.
Ecrire lexil, chez Monnembo, suggre le refus de cette troitesse, cet 10 Thierno Bah, Mon combat pour la Guine, Paris, Kartala, 1996.
17
enfermement dans une quelconque culture rductrice. Lanalyse
sintresse ainsi au moi crit, apatride et marqu par la pluralit des
mondes et la permabilit des repres comme on a pu le voir chez
Mahmoud Darwich, le pote palestinien de La terre nous est troite
(Gallimard, 2000).
Une troisime raison justifie le choix du romancier guinen. Au-del
du partage dun hritage historique commun, cest cependant travers
des prismes, des esthtiques particulires quil interroge lexil et ses
corollaires. Il ne saurait en tre autrement puisque chaque crateur
postule un rapport unique limaginaire. Mais on aurait pu attendre, de
la part de Monnembo, un portrait de la Guine marqu de mmes traits
et figures, lieux rels communs. La Guine, la relle, est galement une
mtaphore, un pur objet potique que lauteur gre sa manire : une
posture tragique, une relation pathtique et ironique, des portraits
emprunts de gravit et de sensualit. Ces diffrentes postures, on sen
doute, complexifient le portrait, larchitecture du moi imaginaire. Une
possible lecture de lexil comme sortie de soi (lieu gographique et
psychologique) et retour sur soi rend cette complexit. Pour reprendre
lexemple de Laventure ambigu de Cheikh Hamidou Kane,
lambigut, bien videmment renvoie au cadre, larchitecture physique
et culturelle mais aussi au moi exil.
Le dessin suggr par la situation dexil est celui dune immense
solitude paradoxalement ouverte lAutre et la multiplicit des
territoires. On a pu le voir chez lAfricano, le personnage de Tierno
Monnembo (Pelourinho) la fois mergeant et immerg dans la foule
18
de Salvador de Bahia. Poser lexil, dans le cadre de cette analyse comme
reconstructeur dune possible architecture du moi, dune identit, revient
lever le paradoxe et la complexit dun projet dcriture qui se nourrit
la fois de lcart et dune permanente tentative dancrage au sein dune
communaut. Mais ce qui motive et lgitime un tant soit peu cette
analyse, cest cette possible fin reconstructrice de lidentit trouble. Le
terme dentre-deux a souvent t utilis par les critiques pour rendre
compte de la complexit de la dmarche. Pour Nolle Burgi-Golub, lexil
confronte le personnage un entre-deux qui loblige se rinventer
une place parmi ceux quil a quitts, sen inventer une autre et se la
construire dans lunivers de son prsent, se redfinir dans son rapport
autrui et au monde. 11
Lentre-deux rend une facette de la situation du moi exil qui est plus
insoluble. Sa gographie va au-del de ce premier prisme. A priori, le
moi, il faut bien le prciser, renvoie la personnalit du sujet, un
discours et une position particulire qui le spcifient dans limaginaire.
Le terme de soi aurait pu tre prfr au moi mais il faut dire que
le premier rend plus un rapport autobiographique que les critiques ont
pouss plus tard vers lautofiction. Il y aurait, pour reprendre Philippe
Lejeune (Le Pacte autobiographique, 197412) le souci ou la question
dune relation sincre soi, dans le discours sur soi, lautobiographie.
Dans lcriture autobiographique, tel quon la vu chez Rousseau (Les
11 Nolle Burgi-Golub, Dexils en motions, lidentit humaine in Les Territoires de lidentit, sous la direction de Tariq Ragi et Sylvia Gerritsen, Paris, lHarmattan, 1999, p. 34. 12 Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune a constitu un tournant dans la rflexion sur lautobiographie, un discours de lcrivain sur sa vie soit, mais un discours qui nest pas compltement rductible cette vie. Y a t-il une cration dans le jeu autobiographique ?
19
Confessions, 1782 ) Stendhal (Vie de Henry Brulard, 1890 ) ou Leiris
(Fibrilles, 1966 ; Frle bruit, 1976), il y a, travers un rcit, un retour
rtrospectif sur sa propre vie, la narration compile les dtails du propre
vcu de lcrivain mme si la fantaisie de lcriture autorise quelques
carts, carts lgrement renforcs dans lautofiction. Lautobiographie
cependant ne saurait se rsumer un simple discours sur soi, lentreprise,
en effet, se rvle plus complexe, le soi crit, chappe quelque part
lcrivain ; il y aurait, de lavis de Jean-Philippe Miraux, dans lcriture
de soi, une sorte dinscription de lcrivain dans une nouvelle vie ; la vie
raconte ne serait plus celle relle :
La vie personnelle peut rencontrer dans lactivit scripturaire la
possibilit dune nouvelle vie : lauto inscrit dans le bio la dcision
dcrire ; lautobiographie est renaissance, initiative qui pose les
conditions dune ventuelle reconqute de soi, dune reconstruction,
dune reconstitution. Mais cette recomposition du moi ouvre cette fois
la question de lexpression : il semblerait aussi ardu crire le moi qu
le construire positivement dans lexistence mme. Retracer le chemin
dune existence, partir dun point donn quil soit naissance ou
dixime anne, temps prnatal ou adolescence est aussi complexe que
de construire le moi rel selon la ligne que lon sest trace.13
En somme, il serait aussi difficile de construire sa propre vie que de la
rendre, den tmoigner par crit. Le moi serait-il fuyant, insaisissable ?
Lanalyse, comme susdit, sintressera la complexit de ce moi ; le
terme dailleurs, qui permet daller plus loin que le discours sur soi, le
13 Jean-Philippe Miraux, LAutobiographie : criture de soi et sincrit, Paris, Nathan, 1996, p. 11.
20
mrite de ne pas rduire le propos ce rapport autobiographique. Le moi
serait crit (personnage) ou crivant (auteur) et lon verra dailleurs que
limaginaire peut apparatre comme un prolongement de la propre
exprience de lcrivain, exprience rendue par la distance de la fiction
qui permet de ne pas faire lamalgame avec une quelconque ralit. Ce
travail sintresse au moi exil, ses multiples portraits tels quils
apparaissent dans les romans de Monnembo. Le moi est imaginaire et
traduit aussi un univers psychologique, une posture singulire de lactant.
La question, ici, peut tre de se demander si lexil refaonne, dune
manire ou dune autre, lidentit du moi narrateur et du moi narr ne
ft-ce, dans lespace africain particulier, quen librant le moi de la
pesanteur de certaines traditions et de celle de lordre dictatorial. Si,
ct du moi social, communautaire, saffirme un moi singulier, celui de
lexil.
travers son personnage, Monnembo sinterroge sur son propre
parcours dexil ; le personnage prolonge dune certaine manire le rve
de lcrivain, on est galement dans linterrogation lucide dune
existence. Quelle soit relle ou fictive, limportant cest de se demander
si cette interrogation fait sens par rapport lhistoire et la mmoire ;
sil faut ncessairement que le parcours du moi en exil fasse sens par
rapport la mmoire, lhistoire, lAutre. Lenjeu, au contraire, nest-il
pas une meilleure connaissance de soi, dans le microcosme discursif qui
confronte le moi au moi, lcriture de lexil, lieu de confrontation,
dintrospection et de prise dune parole libre ? Il est donc vident,
souligne Jean-Philippe Miraux, que le moi crivant, dot dun parcours
intellectuel riche et longuement amend par la rflexion, dispose doutils
21
et dexpriences lui permettant dapprofondir la connaissance de
soi 14 La confrontation du moi et de lAutre dans lespace de la fiction
nous parat aider cette connaissance de soi. Lexil pourrait ainsi se
dfinir autrement quau travers du lien tribal ou de caste, se dfinir au
monde.
Cette lecture du moi en exil se fera travers trois tapes principales.
Une premire partie : Situations et formes dexil : de la traverse
spatiale lexploration du moi , nous permet de revenir aux critures de
lexil, telles quelles apparaissaient dans les textes sacrs (la Bible, le
Coran), profanes ou mythologiques (laventure dOrphe, son exil aux
Enfers la recherche dEurydice, le priple dUlysse sur les mers, la
posie mystique et pastorale peule) ; galement sur des uvres plus ou
moins contemporaines, le Robinson Crusoe et le Vendredi de
Daniel Defoe et Michel Tournier, les exils contemporains dun Milan
Kundera, Nabile Fars, Gombrowicz, Cortzar, Mongo Bti. Avec Bti,
cest en soit lexprience africaine de lexil qui merge, cette exprience
relve un parcours historique o la traite ngrire, la colonisation et
limmigration apparaissent comme autant de facteurs et de lieux dexil.
Cette premire partie propose un tableau gnral de lexil, il le situe
comme fait contingent de lhistoire o la solitude de ltre (prophte
gar dans le dsert, paria chass de la tribu) conoit un rel paralllisme
avec la marche, le vcu commun des peuples. Dans les textes anciens
comme dans les contemporains, apparat chez le moi, cette prise de
distance par rapport la masse.
14 op. cit. p. 36.
22
La deuxime partie : La Guine de loppression et de lexil ,
recentre le questionnement sur le drame historique guinen, une histoire
faite doppression et dexil. On y verra que le rgime de Skou Tour,
qui sest au dpart voulu porte-voix des pauvres et panafricaniste, finira
par se transformer en une machine de mort que fuiront le peuple et la
plupart des intellectuels, tudiants dont Tierno Monnembo. La Guine
prsente limage dun Goulag, reprsent par les geles de Skou Tour.
Il sagit ce niveau de lire le parcours de Monnembo laune de
lexprience historique, on verra dailleurs que la Guine, avant mme le
temps critique de lexil, a toujours t une terre de migration : migration,
errance des Peuls et des commerants arabes, dplacement voulu des
Portugais, Anglais, Franais et Hollandais pour le commerce de lor ou
du bois dbne (les esclaves noirs). La migration est lisible dans la
gense et dans le prsent de la construction de la Guine, un pays
charnire, entre lAfrique du Nord nomade et lAfrique des ctes et des
contres du centre plus ou moins sdentaires. Lexil, le mouvement
permanent dfinit si tant est que cette dfinition est possible le moi
du Peul, peuple dont fait partie Monnembo. Situer en somme le
romancier par rapport lAfrique, aux Afriques, et ne pas ly enfermer
pour autant.
La dernire partie : Tierno Monnembo : le moi en exil , conduit
linterrogation du parcours particulier de Monnembo. Nous essayerons
dy lire la singularit dun discours sur le bercail et la multiplicit des
territoires dexil, territoires traverss par le romancier ; territoires
traverss et crits, espaces transitoires porteurs dun moi non moins
insoluble, fuyant, complexe. Ce que nous osons nommer le priple du
23
moi le confronte un ordre, systme de pouvoir quil refuse, une
communaut dont-il se libre. Le priple du moi le confronte galement
lAutre, cet tranger quil lui faut bien accepter. En cette acceptation
rside peut-tre le sens du priple : lapprentissage de la diffrence et la
possible subversion de cette dernire pour une certaine osmose entre le
moi, lAutre et le monde. Ecrire le moi en exil reviendrait se poser la
lisire du monde de soi et de lAutre, la lisire du connu et de linconnu
(ltranger), du dit et de lindicible, cette difficult de dire la douleur
de lexil.
Cette lecture du moi exil, dans le cas prcis dun crivain dorigine
africaine, pourrait, et nous lesprons, complter des travaux antrieurs,
notamment ceux de Aedin Ni Loingsigh, matre assistant lUniversit
de Maynooth en Irlande dont la thse soutenue en 2000 au Trinity
Colloge de Dublin porte sur le thme des Ecritures africaines de lexil
parisien. Notre angle danalyse pourrait galement complter une
rflexion plus large sur le matriau discursif monnembien, rflexion
mene par Adama Coulibaly, enseignant-chercheur lUniversit de
Cocody, dans le cadre de sa thse de doctorat soutenue en 2002 dans la
mme Universit Abidjan. Il y a entrepris l tude des techniques
narratives dans luvre romanesque de Tierno Monnembo. Outre
lanalyse du projet dcriture de Monnembo dans sa spcificit, notre
approche confronte limaginaire au social et lhistorique.
24
hPremire partie
Situations et formes dexil : de la traverse spatiale
lexploration du moi
Rpter les gestes des voyageurs prcdents. En prenant terre
dans le Nouveau Monde, ils avaient chang de langue et perdu
le pass, lune et lautre respirant dans leur poitrine comme
une pierre daimant. Ils avaient lgu cette pierre leurs
enfants et petits-enfants, lesquels, un jour, taient repartis vers
lAncien Monde, o ils avaient entendu dire que la langue est
connaissance et dlivrance. Pour les premiers comme pour les
seconds, la traverse avait boulevers leur vie, en faisant
renatre, avant et aprs elle, un pass particulier. Ils avaient
cru partir. Puis, ils comprirent quils taient arrivs un lieu
aussi trange queux-mmes.
Silvia Baron Supervielle, Le Pays de lcriture, Seuil, 2002
25
Chapitre I : Exils sacrs et profanes
Les troubles historiques et sociaux contemporains actualisent la
question de lexil et relvent dans le mme temps sa permanence dans
lcriture et le vcu des peuples. Il est possible, en effet, dinscrire les
conflits actuels dans la logique des luttes bibliques ou mythologiques qui
ont conduit bien des peuples lclatement et la dispersion. La Bible,
le Coran et une somme de textes dinspiration sacre ou profane
voquent largement le sujet. Le rejet, lexil premier se pose la gense et
la fin de ces uvres du pass, produites par des auteurs plus ou moins
connus. Le priple dOrphe et dautres acteurs de la mythologie grco-
romaine traduit des destins, des parcours solitaires, le hros Tantale ou
Promthe seul face son destin, exil du corps social et du regard de
lAutre. Les textes sacrs ou issus de la mythologie fournissent les
premiers portraits du moi exil dans des dserts gographiques ou noys
dans lenchevtrement des territoires.
Ce premier chapitre de lanalyse des diffrentes situations et formes
dexil reprend en compte ces figures bibliques, profanes ou
mythologiques au moi isol et confront, pour reprendre les termes de
Pierre Ouelet, la question du migratoire et du transitoire .15
Lanalyse se base sur deux textes sacrs majeurs, la Bible et le Coran qui
fournissent des exemples intressants de rejet, derrance et de tentatives
de retour au lieu originel. La rflexion sintresse galement Orphe,
icne mythologique de la qute et Ulysse, le personnage dHomre.
15 Pierre Ouelet, Le lieu et le non-lieu : la structuration spatiale des images de soi et de lautre dans les contextes interculturels in Les entre-lieux de la culture, Paris, lHarmattan, 1998, p. 359.
26
LOdysse se prsente en effet comme le chant grec du voyage et de la
recherche du bercail. Il inscrit dans le texte sacr ou dinspiration sacre
la permanence de traces. Au lieu traditionnel quest la maison ou la
patrie, ces textes (sacrs, profanes), substituent des traces de mondes, des
espaces fuyants, migrants. Le dsert, par exemple, y est rarement un lieu
habit ; il se prsente au contraire comme un passage. Par sacr, il faut
entendre une relation trs troite du texte au dogme religieux, aux lois
mentionnes dans les livres saints. On suppose ici une reprise fidle de la
parole des prophtes et des faits marquants de leurs vies. Le profane,
quant lui, scarte largement du sacr et peut cependant tre inspir par
la divinit. La libert de linspiration humaine y est a priori plus
marque. Mais il faut dire que le mme exil physique et psychologique
traverse ces textes. Une premire lecture de lexil dans les deux cas
suggre :
Un mouvement centripte vers un foyer , un lieu originel dont on se
sent chass, priv, exil, vers lequel le priple nous ramne, par une
force dattraction ou de liaison dirige vers un point fixe que lon
nomme bien le locus latin sorte de punctum, ou d espace restreint
qui dsigne aussi la maison , la demeure , le logis 16
Le personnage de la Bible, du Coran ou de lOdysse manifeste la mme
hantise dun lieu originel tel quon le verra plus tard chez le Zhro de
Williams Sassine.
16 Ibid. p. 363
27
1-1 Exils bibliques et coraniques
Jean-Pierre Makouta-Mboukou, dans son ouvrage : Littratures de
lexil : des textes sacrs aux uvres profanes17 traite de la question de
lexil dans les textes sacrs les plus anciens. Lactualit du sujet, sa prise
en compte dans des formes nouvelles telles le roman, la posie dun
Mahmoud Darwich ou dun Nazim Hikmet fonctionne comme un cho
des images de fuite ou dexpulsion annonce dans la Bible ou le Coran.
Ds la Gense, la Bible propose une premire figure dexil, Adam,
chass avec sa compagne Eve par lEternel du jardin dEden pour avoir
dsobi. Il sagit de deux tres expulss du corps neuf de ce qui se
prsentait comme le jardin, le bercail, espace identitaire. Il est intressant
de voir que lacte pos par Adam et Eve fonctionne comme une
subversion de la loi, ils inaugurent un parcours contre-courant de
chemin trac par Dieu. Adam et Eve ont pos un acte libre, ils ont fait
montre dune pense, une manire de concevoir spcifique qui sera la
cause de leur expulsion.
Lexil du personnage sest, ds la Gense, impos comme la
consquence logique dun mpris de lordre ; un ordre qui carte et isole
toute dmarche subversive. Avec ces deux personnages, il sinscrit dans
le texte saint un discours autre, parallle, dtach de la norme. La Gense
prcise que, du jardin dEden, Adam et sa compagne furent renvoys sur
la terre : Et lEternel Dieu le chassa du jardin dEden, pour quil
cultivt la terre, do il avait t pris 18 Lexpression : pour quil
17 Jean-Pierre Makouta-Mboukou, Littratures de lexil : des textes sacrs aux uvres profanes, Paris, lHarmattan, 1993 18 Gense 3, 23
28
cultivt la terre , suggre toute la douleur qui peut avoir accompagn ce
premier exil. Au repos ternel du jardin dEden sest substitue la
permanence de la qute du pain et dun espace qui satisfasse les attentes
de lHomme. Limage du jardin, le bercail apaisant glisse peu peu vers
celle de lerrance sur des territoires hostiles. La terre, ainsi, nest plus
donne a priori ; elle nest plus un prsent, un don de la divinit. Avec
cet exil inaugural, elle est reprendre, retrouver au travers dun
parcours au demeurant douloureux o lHomme doit gagner son pain
la sueur de son front , souffrir la maladie et luvre du temps qui use le
corps. Mais il faut prciser que la mme phrase de la gense montre
quAdam est renvoy do il avait t pris ; il retourne au lieu
originel et sa condition dhumain, reprenant lenvers le chemin quil
avait fait vers le royaume divin. Ds le dpart, lexil se prsente donc
comme porteur dun projet de retour qui le dfinit et lui confre tout son
sens.
la suite dAdam, la Bible fournit lexemple dAbraham et dune
ligne de prophtes qui ont eux aussi investi les routes derrance. Il faut
prciser au passage que la gnration adamique, pour reprendre le terme
de Makouta-Mboukou a eu affronter linconnu. Cest une trs belle
histoire, une pope fabuleuse que celle dAbraham partit avec toute sa
famille vers le pays promis sous la seule injonction de lEternel sans
autres repres. Ce personnage biblique symbolise lexil confront bien
souvent une histoire pourquoi ce dpart forc, y aura-t-il moyen de
revenir ? et une gographie quil ne matrise pas. crire, dire lexil,
comme on le voit dans la Bible cest en soi grer, faire avec cette
gographie de linconnu. Abraham fut le pre du peuple dIsral que le
29
lecteur suivra dans son exil en gypte. Le possible aspect positif de lexil
merge ce niveau. Aprs avoir perdu le bercail, Abraham retrouve un
pays plus vaste, une descendance impressionnante et un nom glorieux,
bni. Son exil, en somme, lui a permis de se reconstruire et de construire.
Mais, plus tard, Isral sera rduit en esclavage et subira plus que le
mpris de lAutre en terre trangre. La Bible donne lire toutes les
humiliations et perscutions subies en Egypte. Ce fut la priode o
lAutre, le matre, lEgyptien, nie lesclave isralite sa part dhumain.
Un autre personnage biblique, Moise, oprera une sortie de cet exil et la
route que Moise et les siens prendront pour fuir lgypte sera jalonne
dobstacles : dserts, mers, montagnes Ces obstacles physiques, outre
la faim et la soif, sont doubls de bien dautres cueils : le
dcouragement, la perte de la foi, la rvolte.
Lcriture biblique de lexil est porteuse de tous les drames humains,
quils soient physiques ou psychologiques, les corps dprissent au cours
de la retraverse du dsert, les mmoires seffritent et vacillent, guettes
par la folie. On peut, ici, comprendre la colre dIsral contre son
prophte, Moise, qui le conduit dans des contres hostiles sans autre
garantie de salut quune promesse faite par la divinit. Une promesse de
terre. La colre dIsral contre ses prophtes est celle de lexil ballott,
tran par le destin, avec pour seule parure le nu ; lexil qui vit le nu
du prsent et de la mmoire. La Bible potise la colre de lexil perdu
dans la totalit de son dsert avec pour seul bagage le rien. Batrice
Kasbarian-Bricourt cite bien ce propos le pote Khadim Jihad :
Ils viennent de tous les angles de lexil
30
Avec pour seul bagage le rien
Ils sont le rien absolu19
Cette colre renvoie celle du prophte lie. En route pour Sarepta,
lie ne manquera pas de pester contre le sort cruel, inhumain, la vie qui
lui est inflige par Dieu, cette vie quil subit. Soit dit en passant, lexil
biblique pose la question du choix. Et lon remarque que, dans la plupart
des cas, lerrance, le cheminement sans but apparent nest aucunement
un choix. lie na pas choisi son exil, il na aucune prise sur son destin.
Sil y a un choix dans lexil, cest bien celui de lincertitude, le choix du
non-choix. Cependant, en ce qui concerne lie, il faut remarquer que
son exil Sarepta sera porteur de fruits. Parti se rfugier Sarepta il
tombe amoureux dune veuve dont il partage pour un court moment la
vie. Il vivra et luttera aux cts de ceux de Sarepta trouvant ainsi
loccasion dun contact humain dont il a t priv dans le dsert ; il
annule limpression de nudit quvoque le pote Khadim Jihad en
shabillant du regard, de la prsence et des mots de lAutre. Il ramnera
aussi la vie lenfant de la veuve. Ce court moment de la vie dlie
fonctionne, dans la Bible, comme le contre-poids dun exil qui ne peut
pas tre que ngatif ; lexil, travers le texte sacr, suggre de possibles
rencontres reconstructrices de lharmonie et de la cohsion perdues.
Lexil biblique se dcline sous plusieurs angles. Il propose un schma
o se mlent la douleur, le dcouragement, lespoir, la joie. Il sagit bien
de joie, le terme rend la ralit biblique puisque la fin, la qute ultime,
19 Khadim Jihad cit par Batrice Kasbarian-Bricourt, in Exil : la vie en suspens, ouvrage publi compte dauteur, 1998.
31
absolue des personnages du livre saint est un autre exil, le repos final du
personnage au paradis, loin de toutes les apocalypses terrestres. Un
ouvrage, Le voyage du plerin20 du pasteur baptiste anglais John Bunyan
rend bien ces deux ples de lexil biblique, la terre maudite que fuit
Chrtien le hros et lespace bni du paradis. Le ple humain est fait de
perversions et dun rapport orgiaque au corps. Chrtien se doit dannuler
ce premier ple travers la reconqute du ple divin, saint. Avant
dentrer dans ce second lieu bni, le Royaume cleste promis, le plerin
de Bunyan simmerge dans un cours deau qui le purifie. Il rompt ainsi
avec le monde trouble des hommes. Cependant, il faut dire quentre ces
deux ples dun mme exil la terre et le Royaume cleste -, le voyage
ne sera pas de tout repos. Le hros eut traverser la colline de la
Difficult, la valle de LOmbre de la Mort, le fleuve de la Mort mais
aussi quelques Montagnes dlectables. Cest l autant de mtaphores qui
rendent la multiplicit des territoires et preuves traverss par lexil.
Le Coran donne galement voix des figures exiles mais il suffira de
revenir sur la plus marquante de toutes, le prophte Mahomet. Son
histoire propose a priori le portrait dun nomade (il est jeune berger) et
dun solitaire. Comme lcrit Makouta-Mboukou : la tradition
musulmane veut quil ait trs tt pass de longues retraites dans les
cavernes du Mont Hira, appel aujourdhui Mont de la lumire , prs
de la Mekke. 21 Ce retrait voulu et le sentiment dexil qui en rsulte
seront renforcs par le mpris et les perscutions que Mahomet et ses
20 John Bunyan, Le voyage du plerin, traduction franaise et publication par La Croisade du Livre Chrtien, 1982. La vie de John Bunyan, n en 1628 Elstow (Angleterre) se prsente sous le signe de lexil et lenfermement. Bunyan connut en effet la prison et des annes de fuite et derrance cause de sa foi baptiste dans une Angleterre voue au culte anglican. 21 Makouta-Mboukou, op. cit. p. 65
32
disciples subiront de la part des Mkois. Le dpart, la fuite simposera
alors comme la seule manire dviter lhostilit de lAutre. Cette fuite
parat mme relever dune stratgie divine et Makouta-Mboukou
poursuit son interrogation dans ce sens :
Le stratagme dont Dieu use pour le sauver, est-ce la fuite ? La sourate
IX, 40 prcise bien quil prend la fuite, se rfugie dans une grotte, avec
un compagnon, sans doute Abou Bakr, un de ses premiers disciples []
Cest avec lui quil fuit secrtement de la Mekke et quil se cache dans
une grotte, en route pour Mdine en 622. Cette fuite, cet vnement qui
portera le nom dHgire, et que lon peut traduire par expatriement,
migration, marquera le dbut de lre musulmane.22
Lhistoire de la religion musulmane serait pour ainsi dire celle dune
expatriation et il faut remarquer quau-del du choix humain, lexil
semble voulu, programm par Dieu. Le verbe croire voit ainsi sa
signification dplace. Il signifie a priori sexiler du corps et de lespace
premiers du pch et de lidoltrie. Lexil biblique et coranique participe
par consquent dune rcriture de larchitecture physique et mmorielle
premire, un schma social o le parcours de lHomme est fait des
mmes perversions, absence de foi et orgie. Cest--dire que lexil
restructure lHomme, son environnement, sa pense ; il se prsente au
final un corps, une mmoire et une terre neufs ns au terme dune
traverse purificatrice. Mais ce qui fait la spcificit de ce parcours, cest
la solitude de ceux qui lentreprennent. Les prophtes sont bien souvent
prsents isols dans un dsert, sur une montagne ou rfugis dans une
caverne. Avant dtre lhomme des foules, Mahomet, le berger, fut un 22 op. cit. p.66
33
personnage du retrait, une posture qui la mis face lui-mme avant le
temps prdit du contact avec le peuple. Ce quon retient de la sortie
dgypte dIsral, cest moins la traverse en masse que ltonnante
solitude dun peuple au destin singulier.
Le texte sacr met en face deux solitudes, le moi du prophte et le moi
du peuple qui subissent une mme histoire. Et tout au long des rcits, que
ce soit la Gense ou les Sourates on assiste une sorte de rapprochement
constant du moi du peuple et de celui de son prophte. On est dans une
permanente tentative dunion des solitudes qui, paradoxalement,
cherchent dans le mme temps se conserver, se prserver. Le texte
sacr se prsente comme un espace ambigu de rencontres et dexils, il se
conoit sous le mode dualiste de linclusion et de lexclusion ; cette
double dmarche du prophte, llu qui se situe dans et hors du peuple,
qui habite lunivers binaire du mme et de lAutre ; une logique de qute
de soi et de lAutre o :
le parcours collectif se double dun itinraire individuel remmor,
constitu dexclusions familiales, religieuses, idologiques, revcues
intrieurement grce au travail de la mmoire[] Issu de sa
communaut, lactant [] la premire personne atteint la dimension
dun passeur mythique.23
23 Arlette Chemain : Evolution-transfiguration de lexclu Ecrire dans diffrents contextes goculturels : M.-C. Blais, R.. Boudjedra, Tchicaya UTamsi , in Figures de lexclu, Actes du Colloque International de Littrature Compare (2-3-4 mai 1997), texte runis par Jacqueline Sessa, Publications de luniversit de Saint-Etienne, 1999, p. 99.
34
Passeur , le terne pourrait devenir une mtaphore classique de lexil,
celui-l qui ne se fixe pas, ternel voyageur, comme le suggre le
parcours dOrphe et dUlysse.
1-2 Des passeurs mythiques : Orphe et Ulysse
On pourrait rappeler ici la phrase de Maurice Blanchot cit par Pierre
Brunel : Ecrire commence avec le regard dOrphe 24 A quoi renvoie
a priori ce regard ? Il pourrait tre celui du dplacement, de la mouvance,
un Orphe bohmien comme on a pu le lire chez Apollinaire dans son
texte Le Bestiaire ou le cortge dOrphe.25 Orphe aurait ainsi travers
un chapelet de mondes tous plus mythiques les uns que les autres. Le
chemin des Enfers a t rinvesti par des auteurs qui lont carrment
clat, multipli pour annoncer la fin un priple ininterrompu, une
figure de passeur, Orphe errant. La mythologie prcise que descendu
aux Enfers, Orphe joue de sa lyre et meut Pluton et Proserpine, toute la
caste de cratures extraordinaires. En retour, Eurydice, ltre aim enlev
par la mort lui sera rendu la condition quil ne se retourne pas pour la
voir avant darriver la lumire. Mais il perdra Eurydice pour stre
justement retourn. Orphe se devait-il au dpart dassumer la marche,
lexil, pour mriter Eurydice comme le prsent ultime des dieux ;
Eurydice, cette part de soi quon ne saurait recouvrir quau terme dun
exil que Orphe na pas voulu assumer entirement ? Le dnouement
sera bien triste mais peut cependant se comprendre la mesure de la
folie dOrphe passionn, hant par limage de lAutre quil veut tout
24 Maurice Blanchot, LEspace littraire, Paris, Gallimard, 1955, rdition collection Folio Essai 1999 p.225, cit par Pierre Brunel, Les vocations dOrphe, in Le Regard dOrphe, les mythes littraires de lOccident, Paris, Seuil, 2001, pp 35-54. 25 Texte mentionn par Brunel, op. cit. p. 36. Il daterait de 1906.
35
prix retrouver. Il pourrait sagir de la hantise dune terre ou dune
mmoire, si on tend le champ et le sens du rle jou par Eurydice. En
signifiant le champ identitaire auquel se rfre lexil les Enfers ne
constituent pas le monde habituel dOrphe -, le personnage dEurydice
symbolise le moi trouble de lexil, cette part de soi qui chappe au
personnage. Et le priple dOrphe exil traduit la recherche dun accord
avec ce moi fuyant. Ce qui est intressant, cest que ce voyage rvle en
mme temps un double regard, celui de lexpatri qui, la fois fuit et
tente de retrouver le bercail ne ft-ce que par la pense. Le regard
dOrphe manifeste une potique de la perte et de la possession, une
position ambigu qui rend difficile un possible ancrage. Cest l
lessentiel du propos de Blanchot qui voit dans cette incertitude, ce
balancement, le sens mme de lacte de cration. Bernadette Kasbarian-
Bricourt crit :
Maurice Blanchot voyait dans ce regard dOrphe, qui consacre et
dtruit en mme temps luvre du chant, lessence mme de
linspiration et en Eurydice le point profondment obscur vers lequel
lart, le dsir, la mort, la nuit semblent tendre. Si lcriture nat de la
perte et de larrachement, la qute dOrphe voque ce prilleux voyage
que lartiste entreprend au risque de se perdre vers lorigine opaque et
toujours incertaine de la cration. 26
Le projet dOrphe, ternel passeur on peut supposer que frustr il
retourne encore sur les traces dEurydice, ce moi tratre , situe
lcriture dans la permanence dun questionnement, par rapport soi, 26 Bernadette Kasbarian-Bricourt, in Le Regard dOrphe, les mythes littraires de loccident, op. Cit. , Prface, p. 11.
36
lAutre et au monde. Qui suis-je ? LAutre est-il diffrent de moi, le
monde maccepte-t-il ? Et, dans ce cheminement, cette interrogation, le
sentiment dexil saccentue parce que ces trois entits se rvlent floues,
insaisissables. Le moi, lAutre et le monde, dans le regard et sous la
plume du passeur apatride arborent une architecture dcousue, en
pointills. Lire lexil, dans les uvres sacres, profanes ou issues de la
mythologie confronte la complexit et la richesse de cette
architecture. La perte dEurydice pourrait laisser supposer une reprise de
la qute, la recherche dune unit et dune cohrence jamais atteintes,
qui restent de lordre de lidal.
Autre acteur de la mythologie grecque, Ulysse subit le mme destin de
passeur, un voyageur au long cours et au retour improbable. Homre,
dans LOdysse, raconte les aventures dUlysse perdu sur une le loin de
sa partie, Ithaque. Ds le dbut du premier chant, Homre rend la douleur
de lloignement : Mais mon cur, scrie Athne, se dchire au
souvenir du prudent Ulysse, le malheureux, qui depuis si longtemps
souffre, loin de ses amis, en une le ceinte de flots, au nombril de la
mer. 27
Au nombril de la mer, le retour dUlysse semble plus quimprobable et
lon verra plus loin quil sagit ni plus ni moins que dun sort, un exil
impos par Posidon, dieu de la mer :
27 Homre, LOdysse, traduction, introduction, notes et index par Mdric Dufour et Jeanne Raison, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, Chant I, p. 18.
37
Posidon, porteur de la terre, a contre lui une rancune opinitre, cause
du Cyclope, dont il aveugla lil unique, le divin Polyphme, le plus
fort de tous les Cyclopes [] Et cest pourquoi Posidon, sans le tuer,
fait errer Ulysse loin de son pays. 28
Lerrance dUlysse se prsente comme une maldiction, uvre dune
force qui le dpasse. Elle manifeste un exil que le hros na pas choisi.
Ulysse na jamais pens rester si longtemps loign, coup dIthaque et
de sa femme Pnlope. La beaut des mers gale-t-elle la douceur de la
femme ? Nes-ce pas mieux de se sentir entour quisol, perdu ? la
chaleur des liens familiaux, se substituent dans LOdysse le vent glacial
et le murmure impersonnel de locan. Ds les premiers textes de la
mythologie grecque, lexil se lit comme un pis-aller, un non-choix et il
faudra une autre intervention, un nouvel acte divin sous limpulsion de
Zeus pour que le hros retrouve le chemin dIthaque. Cependant,
paralllement laction divine, les vingt-six chants de LOdysse
traduisent galement un cheminement humain. Ulysse est montr dans
une lutte sans merci contre tous les vents contraires et cest en pleine
possession de sa libert dhomme quil refusera chez les Lotophages
(Chant IX) de consommer le Lotos qui fait perdre qui en gote le dsir
du retour. En excluant Ulysse de sa terre natale, Posidon se doutait-il
que ce dernier, motiv par le souvenir de sa compagne Pnlope tenterait
dy retourner par la seule force de sa volont ?
LOdysse rvle deux voies qui se chevauchent et sentrecroisent : le
trac divin dune histoire et un parcours solitaire, humain qui tente de
28 LOdysse, Chant I, p. 19.
38
briser les chanes de la fatalit. Le texte dHomre, profane en ce quil
greffe un dsir humain sur un caprice divin, cre la rencontre de deux
mois spcifiques, le moi dUlysse exil et le moi de Posidon exilant.
Cest la rencontre fructueuse dune double potique de lespoir (Ulysse
esprant son retour au pays) et du dsespoir (un voyage au long cours
lissue incertaine impos par la divinit). En cela, LOdysse, fable de
lexil rvle sa clart et sa pertinence. Lespoir et le dsespoir sont deux
sentiments vcus par lexil, ils constituent des parties dune mme
architecture psychologique, la pense de lexil qui oscille en
permanence entre dcouragement et optimisme. Loptimisme, lemporte
finalement dans LOdysse puisque Ulysse revient Ithaque et retrouve
les siens et son honneur. Mais il faut rappeler que cest de laction
conjugue du hros et des dieux que cette fin fut possible, les dieux qui
ont dcid la rintgration dUlysse dans le cercle socitaire. LOdysse
pose-t-il dj la question de la rintgration de lexclu ? Ulysse est rentr
Ithaque parce quil a dsir ce retour en soffrant les moyens pour ce
faire. Les exils contemporains participent-ils du mme dsir de retour ?
Sen donnent-ils les moyens ? Le peuvent-ils, tout simplement ? Lordre,
le systme de rpression qui rgne au pays ne les en empche-t-il pas ?
Il demeure dans LOdysse le fabuleux portrait dUlysse, passeur
mythique essayant de se frayer un chemin travers les vents et entre les
eaux. Entre les eaux, cest le titre que donne Valentin Mudimb lun de
ses romans ; cela pourrait signifier se trouver entre deux ou plusieurs
incertitudes, navoir grer que cette incertitude et le non-sens dun
voyage hypothtique ; priple entre des idologies et visions qui
saffrontent, tel quon pu le voir chez les personnages de Mudimb. On
39
pourrait se demander si Ulysse nest pas rsolument africain. Le
personnage de Mudimb vit un trouble identitaire, il poursuit comme
Ulysse le trac dun chemin cohrent vers soi et le monde.
1-3 Du chant grec de lexil lerrance peule traduite par la posie
mystique et pastorale
La littrature orale peule foisonne de textes qui mettent en scne des
acteurs nomades : les figures qui traversent cette posie de manire
permanente sont celles du coursier (chameau, cheval) et du btail. Sir
Mamadou Ndongo prsente le berger et son troupeau parcourant les
plaines, le cavalier sur sa monture en route vers la Mecque. Cependant,
outre lacteur nomade, la figure sur laquelle la posie pastorale revient
est le bovid. Ndongo, dans un ouvrage sur le Fantang (pome lyrique et
sotrique dinitiation aux divers aspects de la socit pastorale peule),
insiste sur loccurrence de la figure du bovid, icne symbolique de
lerrance,29 et reprise trs largement par Monnembo dans son oeuvre. Le
bovid et son matre, le nomade, sunissent sur le mme chemin dexil,
leurs deux destins sont insparables, on saurait difficilement concevoir
lun sans lautre, lun dfinit lautre ; ils ont en partage une unique route
et pturage. Cette potique de litinrance est galement lisible dans les
Quasida peules de la boucle du Niger, de longs pomes souvent
construits sur le thme conventionnel du voyage notamment. Christiane
Seydou, tudiant une Quasida crite entre le XVIIIe et le XIXe sicle
situe les grands axes de la posie pastorale : 29 Sir Mamadou Ndongo, Le Fantang, pomes mythique des bergers peuls, Paris, Khartala-Unesco-Ifan, 1986.
40
Le pome dAmadou Fodiya compte quinze vers qui suivent un ordre
traditionnel conventionnel : vocation de thme religieux gnraux (V.
1-5), description de la chamelle et de son cheminement vers le tombeau
du Prophte (V. 6-14), conclusion en un vers unique annonant larrive
imaginaire du plerin au terme de son voyage (V.15).30
Ce pome intitul Le Chameau a pour centre dintrt principal
litinrance, le voyage permanent, cet exil que la nature impose au berger
peul ou quil simpose pour rester fidle la tradition du dplacement.
On pourrait en citer quelques vers o lauteur (Fodiya) magnifie en
rendant pique le parcours de la chamelle :
Elle escaladera les dunes sableuses on croirait voir un jeune fauve,
elle dvalera les berges des Cavtivers avec la vlocit dun levant,
elle ira bon train par les buttes pierreuses telles le dernier-n du
cynhyne, elle luira sur les hamadas telle une jouvencelle tourterelle,
elle lvera un vol de passereaux et jaurai bon espoir darriver
Ahmad !31
Derrire la figure du coursier, se cache celle non moins hardie du
cavalier la recherche dune terre moins aride pour son troupeau. En
dcrivant dans le moindre dtail les tapes du voyage travers une
prsentation bien souvent fantaisiste, la posie orale peule cre au final le
mythe du voyageur conqurant une somme despaces. En outre, le but du
30 Christiane Seydou, Le Chameau, pome mystique oupastorale ? in Itinrances en pays peul et ailleurs, mlanges la mmoire de Pierre Francis Lacroix, Paris, Socit des Africanistes, 1980, p.43. 31 Vers cits par Ch. Seydou, ibid. p. 28.
41
voyage allant au-del de la seule qute dun pturage ou dun point
deau, la posie pastorale atteint le seuil du mystique en posant la
recherche de la Terre Sainte comme terme ultime du cheminement. Le
dplacement perptuel est le sujet central dun imaginaire potique o
lespace est pluriel, constitu dun chapelet de terres sans cesse gagnes
et perdues. Le dplacement fait partie intgrante de la culture peule. Mais
il faut dire que face aux conditions climatiques trs rudes, la recherche de
contres plus clmentes nest pas un choix. On pourrait cependant
difficilement avancer que le peul est exil ; il vit la limite une errance
qui, pour lui, nest pas forcment douloureux. Le portrait du peul exil
nest pas classique parce quil serait difficile de lui coller un pays prcis,
une culture dorigine et didentification. Il sidentifie la mouvance et au
priple, il est le produit de la somme de mondes traverss comme le
suggre Tierno Monnembo dans son dernier roman Peuls (2004) sur
lequel nous reviendrons. Cest un exil particulier dans sa gense mais qui
ne vise pas moins la recherche dun mieux-vivre pour lhomme et son
troupeau. La posie pastorale en est une singulire illustration, elle est la
symbolique du migratoire, sinspirant dune histoire pleine de tensions,
de mouvements oscillatoires, de contrastes et de ruptures o les mmes
expriences reviennent sans cesse, dune manire presque cyclique. 32
Plus que lexil, il transparat de cette posie pastorale et mystique la
permanence de la rupture avec lespace dancrage prcdent ; les mots
voluent par accumulation, enchanement et perte des espaces.
32 Angelo Maliki, Roselyne Franois et Manuel Gomes, Nomades peuls, Paris, lHarmattan, 1988, p.39.
42
1-4 Lcriture sacre et profane de lexil ou la perte dun double lieu physique et spirituel
Le personnage du texte sacr ou le hros de la mythologie a plus ou
moins t contraint de quitter le lieu premier de son volution. Que se
soit sous linjonction divine, la contrainte humaine ou le choix dlibr,
Adam et Eve, Abraham, Mahomet, Orphe et Ulysse ont d laisser
derrire eux ce lieu-source (si on en suppose un), espace identitaire. Il a
t fait mention du caractre douloureux, problmatique de cette rupture
qui ouvre bien souvent sur un ailleurs incertain ou qui confronte
ltranget dun autre lieu. John Bunyan, dans Le voyage du plerin,
offre le film le plus troublant de cette tranget, le nouveau pays vers
lequel doit marcher le plerin est dsign, symbolis par une porte troite
qui peut-tre ouvre sur un autre monde, une ralit indite.
Le plerin de Bunyan, qui lEvangliste, personnage trange, suggre
lexil vers la porte troite pour fuir la misre, le pch du premier monde,
peut mesurer ltendu, la valeur de ce quil perd mme sil ne veut en
aucun cas y retourner - : une famille, des amis, une maison, des
habitudes, une certaine srnit quoiquayant vcu sur des bases
spirituelles troubles, selon la logique de Bunyan. Le schma de la perte
propos par Bunyan est intressant et trs illustratif de laventure
hypothtique quest lexil : perdre le confort dune maison, dune vie
organise pour un chemin furtif et une porte troite entrevus au loin. Le
texte de Bunyan est une allgorie qui sinspire de la vieille
problmatique biblique, la perte par Abraham du foyer pour un dsert
43
derrance. Lexil biblique et coranique substitue ainsi la ralit dune
patrie une cuisante absence de terre.
Cependant, ce qui, la fin semble le plus troubler le prophte errant,
cest le dsert spirituel qui peu peu sinstalle. La question de la
gographie devient une moindre proccupation face au vide spirituel.
Lexil fait ainsi le constat de la perte dune double architecture physique
et spirituelle. Dans la perte du jardin dEden par Adam et Eve, se lit en
filigrane la perte du lieu spirituel de la srnit et de linnocence. Nos
hros ne sont-ils pas propuls sur une terre orgiaque sujette mille
bouleversements et ne perdent-ils pas leur innocence pour avoir pch ?
Dans la mme logique, le cheminement, lexil des prophtes dans le
dsert les confronte constamment un autre risque, celui dune perte de
la foi, noyau et fil dAriane de leur priple spirituel. On pourrait
supposer galement quen perdant Ithaque et Pnlope, Ulysse court le
risque dune perte de lespoir, ce sentiment fort qui la maintenu sur les
mers.
Cette hypothse est valable pour Orphe qui voit disparatre Eurydice
au terme de sa descente aux Enfers. De mme, on peut imaginer le
dsespoir du cavalier peul et de sa chamelle sils natteignent pas le
puits ou la Terre Sainte. La perte du bercail peut engendrer celle du
terreau spirituel de la foi et de lespoir. Par consquent, la rupture avec le
bercail traduit galement la rupture avec une part de soi. Le moi, lieu
dun certain quilibre est fissur, lharmonie spirituelle est rompue et ce
dsquilibre peut conduire la folie. En effet, la figure de lexclu,
rcurrente dans le texte biblique est celle du fou habit par les dmons et
44
exil de la double norme spatiale et idologique. Dans le Nouveau
Testament, le Christ ne gurit pas uniquement des maux physiques, il
restaure larchitecture spirituelle dtres possds par le dmon ; il les
dlivre de cette folie qui les exile. Le double exil spatial et idologique,
nous le verrons plus loin, finit par instruire chez le fou un autre rapport
au temps :
Le rapport au temps, crit Arielle Thauvin-Chapot, constitue un lment
diffrentiel qui extriorise le fou par rapport la socit romanesque.
Le temps qui passe est ni au profit dune atemporalit qui, non
seulement situe le personnage dans sa folie mais le marginalise.33
Le texte sacr foisonne en effet de figures marginales, incomprises et
bien souvent perscutes. Mais il faut dire que dans leur exil, nombre
dexclus, par laction divine et parce que cest l leur destin finissent par
retrouver un certain quilibre spirituel, une srnit travers un nouvel
ancrage comme ce fut le cas dEli Sarepta.
*
* *
Cette premire piste de lecture de lexil travers les textes sacrs, la
mythologie grecque et la posie mythique et pastorale peule annonce une
33 Arielle Thauvin, Figure de lexclu et parcours de lexclusion : le fou et lcriture dans la littrature africaine contemporaine , in Figures de lexclu, Actes du Colloque International de Littrature Compare (2-3-4 mai 1997), textes runis par Jacqueline Sessa, Publications de lUniversit de Saint-tienne, 1999, p. 119.
45
problmatique, une somme de questions autour des concepts de
bannissement, exclusion, qute, retour, identit, errance. Le priple des
personnages de la Bible ou du Coran soulve et rend rcurrent lanalyse
de ces termes. Il permet galement de constater que lexil, ds les textes
fondateurs apparat dans toute sa complexit. En effet, lexil, dans les
textes mentionns apparat comme un choix et un non-choix travers des
situations diverses ; il peut tre solitaire ou concern tout un peuple. Le
bannissement, lexclusion et lerrance font partie intgrante de lhistoire
des peuples et laventure dUlysse, perdu entre les mers et subissant le
chtiment de la divinit nen est quun exemple. Cest le microcosme
grec de lexpatriation reprsentant une aventure humaine, universelle.
Lanalyse, en outre, met en vidence la pluralit des espaces dexil
dont il faudra tenir compte ; elle annonce lhypothse dune potique de
la traverse, de la perte et de la reconqute permettant daller au-del de
la question premire du bannissement et de lexclusion. Cette lecture
liminaire de lexil permet galement dobserver le chevauchement de
deux univers : larchitecture physique, la gographie des territoires et
lunivers du moi, le monde intrieur de lexil. Du coup, le
questionnement sur le rapport entre les critures de lexil et le moi chez
Monnembo ne saurait ignorer cette double architecture ; lanalyse
suppose leur constante confrontation. Il faut aussi noter que la pertinence
avec laquelle les textes anciens traitent de lexil fait cho une certaine
actualit ; une actualit dans laquelle sinscrivent des auteurs
contemporains.
46
Chapitre II : Lexil : une constante de limaginaire
Le thme de lexil est sous-jacent du projet dcriture. Il est universel
et rend un vcu commun malgr les particularits que lon peut relever
dans luvre littraire. La figure du solitaire exclu est reprable chez les
auteurs anciens comme chez les modernes ; elle est la constante du
phras dun Daniel Defoe, Michel Tournier, Nabile Fars ou Milan
Kundera. Le voyage, la rencontre des univers, le rapport lAutre sont
autant daspects lisibles chez lun ou lautre crateur. Lcriture explore
en permanence la double gographie de lIci et de lAilleurs, le discours
sur le bercail va de pair avec celui sur ltranger. Sur le mode implicite
ou explicite, lexil apparat comme moteur de limaginaire. Son
universalit et sa constance traduisent le caractre, la nature migrante de
lcriture qui est en soi exploration.
Dans les grandes civilisations occidentales comme dans les cultures
marques par loralit, le premier auteur serait le voyageur, le rhapsode
qui, de ces multiples voyages, rapporte une somme dhistoires. Il sme
sur son sillage rcits et anecdotes de toutes sortes ; des histoires qui
retracent pour une bonne part son priple, son choix de la migrance.
Dans les civilisations africaines, il y a aussi ce colporteur qui va de
villages en villages pour couler ses gadgets et bricoles ramens de trs
loin et pour, le temps dune pause sous larbre palabres, raconter les
histoires et contes quil a glanes ici et l. Cest lexil du rhapsode et de
ces mots, son chant qui revient au bercail pour apporter au sdentaire les
nouvelles des autres antipodes. Lloignement, labsence apparaissent
comme un pralable cette entreprise de cration ; lpope, le rcit sont
47
le produit de cet exil. Lcrivain albanais, Ismail Kadar, exil lui-mme,
crit dans le courrier de lUnesco :
Avant mme lexistence de lcrit, avant mme lexistence du concept
d crivain , il y avait ce rhapsode, ce voyageur venu de loin, celui
qui apportait des rcits des contres loignes propos de peuples
inconnus. Cest aussi le premier auteur. Lloignement stimulait son
imagination, lincitait changer les paysages, imaginer des tres
diffrents de ceux qui ont exist, voire qui nont pas exist en dautres
termes crer des personnages. 34
Lcriture nchapperait donc pas cette ncessit premire dune
rupture avec soi, lautre et le monde pour mieux en rendre compte ; pour
dcouvrir et comprendre au sortir de dsert de lexil les mondes, leurs
diffrences et ressemblances. Ce deuxime chapitre voudrait rendre
compte, travers quelques exemples duvres et dauteurs, de lactualit
et de la pertinence dune littrature fconde par le voyage, la rupture.
Des figures de limaginaire telles Robinson ou Vendredi apparaissent
dans cette lecture dun exil permanent, contemporain. Lhistoire
intervient dans une analyse qui ne saurait laisser de ct des faits
conqutes, colonisations - qui ont servi de terreau nombres duvres.
2-1 Portrait de solitaires : Robinson et Vendredi
En 1719, Daniel Defoe crit Robinson Crusoe une uvre qui continue
de marquer bien des esprits. Sinspirant des aventures (histoires vraies)
34 Ismail Kadar, Le voyageur venu de loin , Le Courrier de lUnesco, Les Mondes de lexil, octobre 1996, p. 21.
48
dAlexander Selkrik marin Anglais abandonn par ses compagnons en
1705 dans une le de larchipel Juan Fernandez situe au large du Chili,
lle Mas a Tierra, Defoe donne un rcit fort pathtique. Luvre est
remarquable, outre lmotion que suscite laventure de Robinson par
lincroyable solitude, ltrange isolement dans lequel vit le personnage.
La solitude, lexil est le signe dune uvre dans sa gense, son
cheminement, sa chute. Aprs Ulysse, Robinson Crusoe retrouvait les
chemins esthtiques ? de la marginalit et de la souffrance en
solitaire. Le rcit voque la double solitude dun homme et dune le, les
portraits de lexil et de la terre daccueil. Defoe crit la rencontre de ces
deux mondes au dpart trangers : le monde du soi (Robinson) et le
monde lAutre, lle pousse la dimension de personnage.
Robinson russit subvertir sa douleur et tente de sadapter sa
nouvelle situation. Son aventure participe dune recherche dancrage qui
laisse toutefois le hros hant par le dsir dun retour au bercail. Surprise,
dception et espoir rythmeront cette aventure et, se faisant, Defoe
reprend son compte le dchirement, le malaise permanent de lexil.
Au-del du contact, du dialogue de Robinson avec le personnage de lle
et Vendredi lindigne, laura de solitude imprgne tous les casiers de
lhistoire. Les rencontres apparaissent comme des prtextes qui
permettent de mieux rendre lisolement des protagonistes. La solitude est
une ralit l o les rencontres sont de lordre du probable, voire de
limprobable. Mais le plus tonnant cest que Robinson arrive
triompher de cette solitude, il en triomphe parce quil sen forge le
caractre, une posture forte devant la vie et aussi parce que cest
49
justement cette solitude qui meut le lecteur, qui le rattache lessentiel
de lhistoire. Michel Mohrt crit :
Sa plus grande victoire [celle de Robinson], cest celle quil remporte
sur la solitude. Cest par Elle quil nous touche le plus. Car la solitude
peut tre subie au cur des grandes villes aussi bien que sur une le
dserte. Nous savons que Defoe lui-mme fut un solitaire ; quil ne
trouva jamais sa place dans la socit anglaise de son temps ; quil
connut la prison. Robinson est le frre et le modle de ceux qui se
sentent rejets, oublis, naufrags.35
La solitude que le personnage cherche fuir au dpart devient le lieu
de son lection et de son panouissement. Elle simpose comme espace
dancrage permettant au hros ce retour sur soi, en soi o le moi se
dcouvre et tablit la ralit de son rapport lAutre. Le rcit de Defoe,
cest la potique dun moi en exil qui fit par trouver en ce moi un
espace identitaire. Il fut question pour le personnage dhabiter ce nom,
Robinson Crusoe , qui le fait tre au monde. Russit-il cela ? Il est
vident que, confront cette preuve, Robinson fut emmen explorer
ses propres limites et les repousser, et on a pu voir en passant cette
tonnante capacit de lhumain sadapter, intgrer un territoire au
dpart hostile. Le retour final au bercail du hros est une mtaphore du
retour en soi. Retrouver la terre natale signifie la reconqute par le
personnage de son tre profond, laccord avec la gographie unique du
moi identitaire. Car il est bien question dune qute identitaire au cur
de lle trange et trangre. Cette douloureuse exprience de lexil, 35 Michel Mohrt, prface des Extraits comments de Robinson Crusoe, Paris, Librairies Gnrale Franaise, 1987, p.7.
50
malgr la somme des solitudes laisse cependant entrevoir un certain
espoir en lhomme. Cest une solitude porteuse des traces de lAutre, en
attente de lAutre comme on a pu le lire dans le texte biblique du
Cantique des cantiques o la jeune fille espre ce bien aim partit pour
un voyage lointain. Lexil porte en filigrane le possible dune rencontre,
dun sauvetage. Comme lcrit Marie-Hlne Cabrol-Weber :
Le sauvetage inespr [de Robinson], cest lespoir en lhomme, sa foi
en lavenir malgr la duret et la longueur dun exil : cest le moteur qui
permet chacun de nous de vivre malgr la certitude inluctable de
la mort future. La renaissance, cest ltre qui se transforme en un Autre
qui revient de ces lieux do jamais lon ne revient, cest le scnario
initiatique.36
Il faut dire que la position de lexil cest moins la marginalit quune
constante tentative dintgration dans la totalit du monde. Cette
intgration suppose, et cest l lessentiel de la pense de Cabrol-Weber,
le risque dune confiance en lAutre, un parcours deux qui renouvle le
regard de lexil. La qute de lAutre sur un fond cuisant de solitude a
galement proccup Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du
Pacifique.37 Lauteur y reprend lhistoire de Robinson en adoptant
toutefois une direction particulire. Robinson demeure le personnage
principal mais se sont les traces et laura de lAutre, Vendredi que
Tournier met lavant du rcit. Cet Autre, lauteur le situe dans les
limbes, dans le flou, le vague dune le du Pacifique. Vendredi serait la
36 Marie-Hlne Cabrol-Weber, Robinson et robinsonnades, Toulouse, Editions Universitaires du Sud, 1993, p.9. 37 Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1972.
51
symbolique de la perte par le hros des ses repres dans limmensit de
locan.
Le nom unique du personnage, sa solitude se confond galement avec
celle de lle. LAutre et le font un travers le portrait dune unique
solitude. Et, dune certaine manire, en faisant le choix apparent de
mettre au premier plan limage tnbreuse de lle, Tournier rvle son
caractre mystrieux, trange. Par consquent, le propos et les actes de
Robinson participeront dune volont dclairer le mystre de lle et de
lAutre (Vendredi). Le personnage interroge les limbes, les tnbres et
tente dy ouvrir une brche de lumire et de sens. Il est question pour lui
de trouver un sens cette aventure, cette chute sur une terre inconnue. La
rflexion en solitaire serait le meilleur ferment de ce questionnement sur
les choses et les tres. Lisolement sera dailleurs exploit jusquau bout
par Tournier ; il en fait le culte et il faut remarquer que Vendredi lindien
ne trouble la quitude de Robinson que pendant un court moment.
Vendredi prendra le bateau qui devait les ramener vers la civilisation
alors que Robinson choisit de rester sur lle. Il reste seul. De l une
interro