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Traité du libre arbitre

Augustin dâHippone

Publication:Source : Livres & Ebooks

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Chapitre 1

LIVRE PREMIER.

Argument : L’auteur pose d’abord la question de l’Origine du Mal ; puis il ex-plique en quoi consiste la Malice d’un acte coupable ; il montre ensuite que lesactes mauvais procèdent du Libre Arbitre ou de la libre détermination de la vo-lonté humaine , parce que la raison n’est contrainte par personne à se soumettreà la passion, qui domine dans tout acte mauvais.

CHAPITRE PREMIER. DIEU EST-IL L’AUTEUR DE QUELQUEMAL ?

1. Evode. Dis-moi, je te prie, si Dieu n’est pas l’auteur du mal. - Augustin. Jete le dirai, dès que tu auras éclairci ta question. De quel mal entends-tu parler ?car nous prenons ordinairement ce mot dans deux sens. Dans le premier nousdisons : cet homme a mal agi, et dans le second : cet homme a souffert de grandsmaux. - E. J’entends ici ce mot dans l’un et l’autre sens. - A. Eh bien ! si tu croisou comprends que Dieu est bon, et le contraire n’est pas permis, il ne peut malagir ; si nous admettons ensuite qu’il est juste, et le nier serait un blasphème, ils’ensuit qu’il distribue aux bons les récompenses, et aux méchants les supplices.Or les supplices sont des maux pour ceux qui les souffrent. Mais personne n’est

1. Cet ouvrage est dirigé contre les Manichéens, comme saint Augustin le répèteplusieurs fois au livre des Rétractations. (Lib. I, ch. IX). Il a été commencé en l’ande Jésus-Christ 388, et terminé en 395.

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puni injustement, il faut encore l’avouer, puisque nous croyons à une Provi-dence Divine gouvernant cet univers. Il est donc certain que Dieu n’est pas l’au-teur du mal entendu dans le premier sens, mais qu’il l’est du mal entendu dans lesecond. - E. Puisque Dieu n’est pas l’auteur de ce mal, il y en a donc un autre ? - A.Sans doute, puisque le mal se fait, il faut bien qu’il ait un auteur ; mais si tu pré-tends qu’on te dise son nom, tu veux l’impossible ; car ce n’est pas une personneunique chaque méchant est l’auteur de ses méfaits. Si tu en doutes, réfléchis à ceque nous disions tout à l’heure : c’est la justice de Dieu qui punit les mauvaisesactions. Or elles ne seraient pas punies avec justice, si elles n’étaient volontaires(1). 2. E. Je doute qu’un homme pèche, sans avoir été instruit à pécher. S’il en estainsi, je voudrais savoir qui est celui qui nous a appris à mal faire. - A. Crois-tu quel’instruction soit un bien ? - E. Qui oserait dire que l’instruction soit un mal ? - A.Et si elle n’était ni bonne, ni

1. Voyez Rétract, liv. I, chap. IX, n. 3.

322 mauvaise ? - E. Pour moi je crois qu’elle est un bien. - A. Tu as parfaite-ment raison, c’est par elle que la science nous est donnée ou qu’elle s’éveille ennous ; et personne, sans instruction, ne connaît quoi que ce soit. Es-tu d’un autresentiment ? - E. Je pense que l’instruction ne nous apprend que le bien. - A. Voisdonc si on ne s’instruit pas du mal ; car instruction vient d’instruire. - E. Mais sile mal ne s’apprend pas, d’où vient que les hommes le font ? - A. Cela vient peut-être de ce qu’ils se détournent de l’instruction et qu’ils y deviennent étrangers ;mais que telle soit la vraie raison, ou qu’il yen ait une autre, peu importe. Puisquel’instruction est un bien, et que le mot lui-même ne signifie pas autre chose queapprendre, il demeure acquis manifestement que le mal ne peut s’apprendre. Cars’il s’apprenait, il serait contenu dans l’instruction, et alors l’instruction ne seraitplus un bien ; mais elle est un bien, tu l’as admis toi-même. Le mal ne s’apprenddonc pas, et c’est en vain que tu cherches un maître qui nous aurait appris à lecommettre. Ou bien, si on nous l’apprend, c’est pour nous enseigner à l’éviter, etnon pas à le faire ; et il s’ensuit que faire le mal n’est rien autre chose que renoncerà l’instruction. 3. E. Maintenant je suis d’avis qu’il y a deux sortes d’instructions ;par l’une on nous apprend à faire le bien, par l’autre, à commettre le mal. Tout àl’heure lorsque tu m’as posé cette question : l’instruction est-elle un bien, ? j’étaispréoccupé par l’amour même du bien, je n’avais en vue que l’instruction qui nousapprend à bien faire, et c’est de celle-ci que j’ai dit dans ma réponse : elle est unbien. Maintenant je m’aperçois qu’il y en a une autre ; j’affirme sans aucune es-pèce de doute, que celle-là est un mal ; et je te demandé qui en est l’auteur. - A.Admets-tu au moins que l’intelligence soit un bien sans mélange ? - E. Pour cela,je l’admets pleinement ; je ne vois pas ce qu’on pourrait trouver dans l’homme

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de meilleur que l’intelligence ; et il ne me paraît pas possible de dire qu’aucuneintelligence puisse être mauvaise, à aucun point de vue. - A. Eh bien ! quand oninstruit un homme, s’il n’a pas l’intelligence de ce qu’on lui enseigne, pourras-tudire qu’il s’instruit véritablement ? - E. Je ne le pourrai. - A. Alors, si d’une parttoute intelligence est bonne, si de l’autre personne ne s’instruit sans

1. Se rappeler la doctrine de saint Augustin dans le livre du Maître.

intelligence, il s’ensuit que quiconque s’instruit, fait bien ; car celui qui s’ins-truit, comprend, et celui qui comprend , fait bien. Donc, chercher l’auteur denotre instruction , c’est chercher l’auteur par qui nous faisons le bien. N’essaiedonc plus de trouver je ne sais quel docteur mauvais. S’il est mauvais, il n’est pasdocteur ; et s’il est docteur, il n’est pas mauvais.

CHAPITRE II. AVANT DE RECHERCHER L’ORIGINE DU MAL, ILFAUT SAVOIR CE QUE NOUS DEVONS CROIRE SUR DIEU.

4. E. Me voilà suffisamment forcé d’avouer que nous n’apprenons pas à faire lemal ; fais-moi donc connaître l’origine du mal. - A. Tu soulèves une question quim’a violemment agité dès ma première jeunesse ; c’est elle qui, de guerre lasse, m’apoussé vers les hérétiques et m’a précipité dans l’hérésie. Cette chute me brisa, etje demeurai comme ; écrasé sous le monceau de leurs fables et dé leurs vaines er-reurs. Jamais je n’aurais pu me relever, si le désir de trouver la vérité ne m’avait ob-tenu le secours de Dieu ; je ne pourrais même plus respirer du côté de la premièredes libertés : celle de chercher. Comme ma délivrance s’est opérée de la manièrela plus sérieuse, je parcourrai avec toi, dans l’examen de cette question, le cheminque j’ai moi-même suivi et qui m’a fait aboutir. Dieu interviendra pour nous fairecomprendre ce que nous croyons, car nous avons ainsi la certitude de suivre lamarche prescrite dans ce texte du Prophète : a Si vous ne croyez d’abord, vous « necomprendrez pas (1). »Nous croyons donc que tout ce qui est a Dieu pour auteur,et que cependant Dieu n’est pas l’auteur des péchés (2) : Mais voici ce qui troublenotre esprit : si les âmes que Dieu a faites sont les auteurs des péchés, si ces âmesont Dieu pour auteur, comment ne pas voir une relation de cause assez étroiteentre le péché et Dieu ? 5. E. Tu as parfaitement exprimé ce qui fait le tourment dema pensée, ce qui m’a contraint et entraîné à scruter ce problème. -

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1. Is. VI, 9, selon les LXX. 2. Il n’y a pas ici de contradiction dans les termes, nide paradoxe même apparent. D’après la doctrine de saint Augustin, développéeailleurs, notamment dans les Confessions, le péché n’est pas une chose qui est,c’est la privation de ce qui devrait être.

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E. Sois ferme et crois énergiquement ce que tu crois. On ne peut rien croirede mieux, lors même qu’il serait impossible d’en trouver la raison. Et en vérité, lecommencement de toute religion consiste à concevoir de Dieu l’idée la plus excel-lente. Or personne n’a cette idée de Lui, s’il ne croit qu’il est tout-puissant et inca-pable du moindre changement ; Créateur de tous les biens et meilleur lui-mêmeque toutes ses œuvres ; gouverneur de toute sa création et la régissant selon la plusparfaite justice ; n’ayant eu besoin d’aucune nature existante pour créer, commequelqu’un qui n’aurait pas trouvé en lui-même de quoi suffire à son œuvre. C’estpourquoi il a créé toutes choses de rien ; et de lui-même, il a non pas créé, maisengendré son égal, Celui que nous appelons le Fils unique de Dieu, Celui que dansnos efforts, pour le désigner plus clairement, nous nommons la Vertu de Dieu et laSagesse de Dieu, par laquelle il a fait toutes choses, en les faisant sortir du néant.Ces principes établis, cherchons, avec le secours divin, à comprendre la question,et procédons de cette manière.

CHAPITRE III. LA PASSION EST LE PRINCIPE DU MAL.

6. A. Avant de répondre à ta question sur l’origine du mal, il faut examiner ce quec’est que mal faire. Donne-moi d’abord tes idées sur ce point ; et si tu ne peux toutexprimer-en peu de paroles, fais-moi une énumération détaillée des actes mau-vais, en me disant ce que tu en penses. - E. Le temps et la mémoire me feraientdéfaut pour les énumérer tous. Je me bornerai à te désigner les adultères, les ho-micides et les sacrilèges, comme des actions de la malice desquelles personne nedoute. - A. Mais dis-moi d’abord pourquoi tu penses que l’adultère est une mau-vaise action. Est-ce parce que les lois le défendent ?- E. Evidemment ce n’est pasparce que la législation le défend, que l’adultère est un mal ; au contraire, c’estparce qu’il est un mal qu’il est défendu par les lois. - A. Mais si quelqu’un nouspressait, et nous énumérant les voluptés de l’adultère, nous demandait pourquoinous le jugeons un mal et un acte méritant condamnation, devrions-nous invo-quer l’argument d’autorité et nous retrancher dans le texte de la loi, quand il s’agit

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non pas de croire, mais de comprendre ? Certes, je vois avec toi, je crois inébran-lablement, je crie à toutes les sociétés et à toutes les nations du monde, qu’ellesdoivent croire que l’adultère est un mal. Mais cette vérité que nous admettons parla foi, nous cherchons ici à la comprendre, et à en acquérir la plus haute certitudescientifique. Réfléchis donc sérieusement, et dis-moi sur quelle raison tu établisla malice de l’adultère. - E. Je me rends compte de la malice de l’adultère, en ceque je ne voudrais pas le souffrir dans mon épouse. Or celui-là commet le mal quifait à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît à lui-même. - A. Et que dirais-tud’un homme dont la passion serait telle, qu’il offrirait sa femme à un autre et lalui livrerait volontiers, lui-même, à charge de réciprocité ? Penses-tu qu’il ne seraitpas coupable ? - E. Il serait très-coupable. - A. Cependant cet homme ne pèchepas contre la maxime citée tout à l’heure. Il ne fait pas à autrui ce qu’il ne veut pasqu’on lui fasse à lui-même. Ainsi cherche une autre raison pour rendre compte dela malice de l’adultère. 7. E. Ne puis-je pas dire que l’adultère est un mal parce quej’ai vu souvent condamner des hommes qui en étaient accusés ? - A. Mais quoi ?N’a-t-on pas fréquemment aussi condamné des hommes pour avoir fait le bien ?Lis l’histoire, et, pour ne pas te renvoyer à d’autres écrits, lis celle qui l’emportesur les autres par le sceau de l’autorité divine dont elle est revêtue. Tu y verrasquelle mauvaise opinion nous devrions avoir des apôtres et de tous les martyrs, sinous nous avisions de considérer les condamnations judiciaires comme un signecertain du crime. Ils ont tous été jugés et condamnés pour avoir confessé la foi ;si donc tout ce que les tribunaux condamnent est un mal, c’était un mal à cetteépoque de croire au Christ et de confesser cette croyance. Et si, au contraire, cequ’on condamne n’est pas par cela même un crime, cherche une autre raison pournous montrer en quoi consiste la malice de l’adultère. - E. Je ne vois pas ce que jepourrais te répondre. 8. A. Pour moi, il me semble que la passion expliquerait lamalice de l’adultère. Tu n’es en peine que parce que tu cherches au dehors la ma-lice d’un acte, quand tu peux la prouver facilement dans cet acte même. Oui, lamalice [324] de l’adultère est dans la passion qui le fait commettre. Pour mieux lecomprendre, suppose un homme empêché d’abuser de la femme d’autrui, maisqui le désire, et croit, pour une raison ou pour une autre, y parvenir, en un mot,qui est prêt à le faire s’il le pouvait. N’est-il pas vraiment coupable, comme si onle surprenait en flagrant délit ? - E. Ce raisonnement est de la plus claire évidence ;et il n’est pas besoin, je le vois, d’un long discours pour me le faire appliquer àl’homicide, au sacrilège et à tous les autres crimes. Il demeure établi que c’est lapassion seule qui fait le fond de tout acte mauvais.

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CHAPITRE IV. OBJECTION : HOMICIDE COMMIS PAR CRAINTE. ?QUELLE SORTE DE CUPIDITÉ EST COUPABLE.

9. A. Sais-tu que la passion s’appelle encore d’un autre nom, et qu’on la nommeaussi cupidité ? - E. Je le sais. - A. Eh bien ! penses-tu qu’il n’y ait pas de diffé-rence entre cette cupidité et la crainte ?- E. Il me semble qu’il y a une grande dif-férence entre les deux. - A. Et cette manière de voir vient sans doute de ce quela cupidité recherche son objet, au lieu que la crainte le fuit ? - E. Précisément.- A. Mais quoi 1 si un homme, excité non par la cupidité, non par le désir d’ac-quérir quelque chose, mais par la crainte qu’il ne lui arrive du mal, tue un autrehomme, ne sera-t-il point homicide ?- E. Il l’est. Mais dans cet acte, je vois encoredominer la cupidité. Car celui qui tue un homme par crainte, est certainementmu par le désir de vivre sans crainte. - A. Et, à ton avis, est-ce un bien de peu d’im-portance que de vivre exempt de crainte. - E. C’est un grand bien, au contraire.Mais cet homicide ne peut nullement l’acquérir par son crime. - A. Je ne cherchepas ce qui lui adviendra, mais ce qu’il désire. Celui qui désire vivre sans crainte,désire certainement un bien ; et ce désir en lui-même n’est pas coupable ; autre-ment il faudrait déclarer coupables tous ceux qui comme nous désirent le bien..Nous sommes donc forcés de reconnaître qu’il existe une espèce d’homicide danslequel on ne voit pas dominer cette cupidité mauvaise dont nous avons parlé. Etalors de deux choses l’une : ou il est faux que la passion constitue la malice de tousles péchés, ou il existe une espèce d’homicide qui n’est pas un péché. - E. Si l’ho-micide consiste à tuer un homme, il peut quelquefois n’être pas un péché. Ainsi lesoldat qui tue l’ennemi, le juge ou l’exécuteur qui met à mort le criminel, l’hommequi, involontairement et sans s’en apercevoir, laisse échapper un trait meurtrier,me paraissent exempts de péché. - A. Je suis de ton avis. Mais il n’est pas reçuqu’on les appelle des homicides. Réponds plutôt à cette question Ranges-tu aussidans la catégorie de ceux qui en donnant la mort ne méritent pas le nom d’ho-micides, l’homme qui a tué son maître par la crainte de graves châtiments ? - E.Je trouve une grande différence entre celui-ci et les autres. Les premiers en effetse conforment aux lois, ou du moins ne les violent pas ; tandis que je ne connaisaucune loi qui approuve le fait du second. 10. A. Tu reviens encore à l’argumentd’autorité ; sois donc fidèle à te rappeler que nous cherchons à comprendre ce quenous croyons. Nous croyons aux lois ; il s’agit d’examiner et de comprendre si laloi qui punit ce fait ne punit pas à tort. - E. La loi ne punit nullement à tort, puis-qu’elle punit un homme qui volontairement et sciemment tue son maître ; ce quene font pas ceux dont nous avons parlé d’abord.- A. Mais, ne te rappelles-tu pasavoir dit un peu plus haut que c’est la passion qui domine dans tous les actes mau-vais, et que c’est là ce qui en constitue la malice ? - E. Je me le rappelle fort bien.- A. Et n’as-tu pas admis ensuite que le désir de vivre sans crainte n’est pas un

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mauvais désir ?- E. Je me le rappelle aussi. - A. Il s’ensuit que ce désir de l’esclavequi le porte à tuer son maître n’est pas cette cupidité coupable dont il a été ques-tion. Par conséquent, nous n’avons pas encore trouvé la raison pour laquelle cetteaction est criminelle. Car il est convenu entre nous que ce qui fait la malice detous les actes mauvais, c’est la passion, ou, comme nous l’avons autrement nom-mée, la cupidité criminelle. - E. Il me semble maintenant que l’esclave meurtrierest condamné injustement ; ce que je n’aurais pu dire, vraiment, si j’avais autrechose à dire. - A. Aurais-tu donc cru à l’obligation de laisser un si grand crime im-puni, avant d’avoir examiné pourquoi l’esclave a désiré être délivré de la craintede son maître ; si c’est pour satisfaire sa [325] passion ? Car les méchants, commeles bons, ont tous ce désir de vivre sans crainte ; mais voici la différence. Les bonsy tendent en renonçant à l’amour des choses dont la possession est inséparabledu danger de les perdre, tandis que les méchants, préoccupés d’en jouir avec sé-curité, prennent continuellement à tâche d’écarter tous les obstacles, et mènentpar suite une vie criminelle et scélérate, dont le vrai nom est la mort. - E. Je re-viens sur mes pas ; car je trouve un grand charme dans l’analyse exacte de cettecupidité coupable que l’on nomme passion. Il est maintenant évident pour moiqu’elle consiste dans l’amour des choses qu’on peut perdre malgré soi.

CHAPITRE V. AUTRE OBJECTION, TIRÉE DE L’HOMICIDECOMMIS SUR UN HOMME QUI NOUS FAIT VIOLENCE, ETPERMIS PAR LES LOIS HUMAINES.

11. A. Cherchons donc maintenant, je te prie, si la passion domine aussi dansles sacrilèges, que la superstition produit en si grand nombre.- E. Prends gardeque cette question ne soit prématurée ; il faut auparavant examiner si la passionest complètement étrangère à l’homicide commis dans le but de défendre sa vie,sa liberté et sa pudeur contre un homme brutal qui fond sur nous avec violence,ou contre un sicaire qui nous attaque traîtreusement.- A. Comment être d’avisque la passion n’est pour rien dans cette sorte de meurtres, puisque ceux quiles commettent tirent l’épée pour des choses qu’ils peuvent perdre malgré eux ?Car s’ils ne les peuvent perdre ainsi, comment en venir, pour cela, josqu’à tuerun homme ?- E. Elles ne sont donc pas justes, les lois qui donnent la faculté auvoyageur de tuer le brigand de peur d’être tué par lui ; à l’homme et à la femme,menacés d’attentat à la pudeur, de tuer, s’ils le peuvent, l’agresseur avant la per-pétration du crime ? Les lois veulent encore que les soldats tuent les ennemis , ets’ils s’abstiennent de le faire, ils sont punis par leur chef. Oserons-nous dire que

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ces lois sont injustes, ou plutôt qu’elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, uneloi injuste n’est pas une loi. 12. A. Je trouve cette législation assez bien défendueen elle-même contre une semblable accusation. En effet, elle permet aux peuplesqu’elle régit des attentats moindres, pour en éviter de plus grands. Il serait par troprigoureux de préférer la vie de l’agresseur à celle de l’innocent qui ne fait que sedéfendre ; et il serait bien plus inhumain de vouloir qu’un homme souffrît malgrélui un attentat à sa pudeur, que de voir celui qui veut l’outrager tué par lui. Quantau soldat, en tuant l’ennemi, il est le ministre de la loi, et il lui est facile de faire sonoffice sans passion. Pour ce qui est de la loi même de la guerre, portée pour la dé-fense du peuple, on ne peut non plus l’accuser de passion. Car si le législateur l’aportée par l’ordre de Dieu, c’est-à-dire conformément aux prescriptions de l’éter-nelle justice, il a pu la décréter sans passion aucune. Lors même qu’une passionquelconque a été le mobile d’un législateur, il ne suit pas nécessairement de làque ceux qui se conforment à la loi cèdent à la passion. Un méchant peut faireune bonne loi. Par exemple, un homme parvenu à la tyrannie reçoit de l’argentd’un citoyen à qui cela est utile, pour porter une loi qui défende le rapt , même envue d’épouser ; cette loi ne sera pas mauvaise, bien que celui qui l’a faite ait été unhomme injuste et corrompu. Le soldat peut donc, sans agir par passion, se confor-mer à la loi qui lui ordonne de repousser la force par la force pour défendre sesconcitoyens. Il faut en dire autant de tous les subordonnés, obéissant aux pouvoirsconstitués dans quelque ordre et hiérarchie que ce soit. Mais pour les autres, je nevois pas comment, après avoir disculpé la loi, on peut les innocenter eux-mêmes.Car la loi ne les contraint pas à tuer, seulement elle les laisse libres. Ils peuventdonc ne tuer personne pour défendre ces sortes de biens qu’on peut perdre mal-gré soi, et que pour cette cause on ne doit pas aimer. Et en effet, d’abord, quandon tue le corps, ôte-t-on la vie à l’âme ? Si on peut l’ôter, c’est un bien méprisable,et si on ne peut l’ôter, il n’y a rien à craindre. Quant à la pudeur, personne nedoute qu’elle n’ait son siège dans l’âme, puisqu’elle est une vertu. Comment doncla violence d’un homme brutal pourrait-elle l’enlever ? En résumé, l’homme surlequel on commet un meurtre, dans ces sortes de circonstances, ne nous enlèveque des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, des choses qui, à parler exacte-ment et pour quelqu’un qui réfléchit, ne sont pas vraiment à nous. C’est pourquoi[326] je ne blâme pas la loi qui autorise ces sortes de meurtres ; mais d’un autrecôté je ne vois pas comment on peut justifier ceux qui les commettent. 13. E. Jevois moins encore pourquoi tu cherches à défendre des hommes qu’aucune loine tient pour coupables. - A. Aucune de ces lois extérieures et qu’on lit dans lescodes, je l’admets. Mais ne sont-ils pas liés par une autre loi plus. puissante etplus secrète, puisque nous admettons que rien en ce monde n’échappe à l’actionde la Providence de Dieu. Comment peuvent-ils être exempts de péché à ses yeux,ces hommes qui se souillent de sang humain pour défendre des choses que l’on

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doit mépriser ? A mon avis, c’est donc avec raison que cette loi écrite en vue degouverner les peuples permet ces actes, et que la Providence divine les punit. Carcette loi ne punit qu’autant qu’il le faut pour maintenir la paix parmi des hommessans expérience et que le comporte le gouvernement d’un mortel. Mais quant àces fautes dont j’ai parlé, je crois qu’il existe pour elles des peines proportionnées,que la sagesse seule peut faire éviter.- E. Ta distinction n’est qu’ébauchée et im-parfaite ; cependant je la loue et l’approuve, elle accuse un généreux élan de lapensée et des tendances d’une haute portée. Tu vois la loi qui régit les peuples,tolérer et laisser impunis bien des actes que punit la Providence Divine ; et tu voisjuste. Car si cette, législation ne pourvoit pas à tout, ce n’est pas une raison pourimprouver ce qu’elle fait.

CHAPITRE VI. LA LOI ÉTERNELLE EST LA RÈGLE DES LOISHUMAINES. NOTION DE LA LOI ÉTERNELLE.

14. A. Allons plus au fond ; et, si tu le veux, recherchons avec soin dans quellemesure, la loi qui maintient les sociétés en cette vie doit punir les crimes, pourvoir ensuite le rôle de la Providence divine dans sa répression invisible et plusinévitable encore. - E. Je le veux, si toutefois il est possible d’embrasser les dimen-sions d’un tel sujet, car il me paraît vaste comme l’infini. - A. Courage ! Continueà t’appuyer sur la piété, et pénètre hardiment dans les voies de la raison. Il n’estpas de chemin si âpre et si difficile, qui ne devienne tout uni et aisé avec l’aide deDieu. Fixons sur lui nos regards en implorant son secours, et poursuivons notreentreprise. Et d’abord, réponds à cette question : la loi promulguée dans les codesest-elle utile aux hommes vivant de la vie présente ? - E. Cela est de toute évi-dence, puisqu’elle maintient les peuples et les sociétés qui se composent de ceshommes ? - A. Maintenant, ces hommes et ces peuples sont-ils du nombre de ceschoses qui ne peuvent périr ni changer ; sont-ils éternels, en un mot ? - E. L’es-pèce humaine est changeante et sujette aux vicissitudes du temps : qui pourraiten douter ? - A. Eh bien ! lorsqu’un peuple est modéré et grave dans ses mœurs,doué d’un ardent amour pour le bien public, et que chacun préfère l’intérêt géné-ral à son avantage particulier, n’est-il pas juste que la loi lui laisse le soin de choisirles magistrats qui doivent diriger ses affaires, c’est-à-dire les affaires publiques ?- E. Très juste. - A. Mais si ce peuple devenu dépravé dans la suite des temps,plaçant l’intérêt général après l’intérêt particulier, vient à vendre ses suffrages ;si, corrompu par les ambitieux, il livre son gouvernement à des hommes remplisde vices et chargés de crimes, n’est-il pas juste encore que l’homme de bien, s’ilen reste un seul qui unisse la puissance à la vertu, ôte à ce peuple le pouvoir de

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conférer les honneurs, et le soumette à l’autorité de quelques citoyens honnêtes,et même d’un seul ? - E. C’est encore justice. - A. Voilà cependant deux lois évi-demment contraires, dont l’une confère et l’autre enlève au peuple le pouvoir decréer ses magistrats ; deux lois qui ne peuvent en aucune manière exister simul-tanément dans la même cité. Devrons-nous dire pour cela que l’une des deux estinjuste, et qu’on ne devait pas l’édicter ? - E. Non pas. - A. Veux-tu que nous ap-pelions temporelle cette loi qui étant juste d’abord, peut néanmoins être changéeavec justice dans le cours du temps ? - E. Ce nom lui convient. 15. A. Mais il est uneautre loi qu’on nomme la raison souveraine ; à laquelle est due l’obéissance par-tout et toujours ; en vertu de laquelle les méchants méritent la vie misérable et lesbons la vie heureuse, en vertu de laquelle encore cette autre loi que nous avonsrésolu d’appeler temporelle est édictée justement et changée avec la même jus-tice. Or, pour quelqu’un qui réfléchit, cette loi suprême n’est-elle pas immuable etéternelle ? Peut-il jamais [327] paraître injuste, que les méchants soient misérableset les bons, heureux ; qu’un peuple nomme ses magistrats tant qu’il est sérieux etréglé, et qu’il cesse de jouir de cette prérogative s’il vient à se corrompre et à se dé-praver ? - E. Je reconnais que cette loi est immuable et éternelle. - A. Tu vois aussi,je pense, que tout ce qui est juste et légitime dans la loi temporelle, les hommesl’ont puisé dans la loi éternelle. Car si, à une époque donnée le peuple a conféréavec justice les honneurs, et si, en une autre, il a perdu ce privilège, cette variationtemporaire ne tire-t-elle pas sa justice de cette éternité dans laquelle il est tou-jours juste qu’un peuple grave confère les honneurs, et qu’un peuple léger ne lesconfère pas ? Penses-tu autrement. - E. Je suis de ton avis. - A. Donc, pour expri-mer de mon mieux en peu de mots la notion de la loi éternelle gravée en nous, jedirai : c’est la loi en vertu de laquelle il est juste que toutes choses soient bien or-données. Si tu as une autre opinion à émettre, parle. - E. Comment te contredire,lorsque tu dis vrai ? - A. Cette loi, en vertu de laquelle varient toutes les lois tempo-relles faites pour régir les hommes, peut-elle donc varier elle-même en quoi quece soit ? - E. Evidemment non. Aucune force, aucun accident, aucune ruine ne ferajamais qu’il ne soit pas juste que toutes choses soient bien ordonnées.

CHAPITRE VII. COMMENT L’HOMME EST BIEN RÉGLÉ PAR LALOI ÉTERNELLE. ? IL EST MEILLEUR DE SAVOIR QUE DE VIVRE.

16. A. Avançons ; et voyons comment l’homme lui-même est bien ordonné, carc’est d’hommes que se composent les nations, associées sous une même loi, quenous avons appelée la loi temporelle. Et d’abord , dis-moi si tu es certain que tuvis ? - E. Quoi de plus certain ? - A. Maintenant, peux-tu faire une différence entre

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vivre et savoir qu’on vit ? - E. Je sais bien que personne ne peut savoir qu’il vit,s’il n’est vivant ; mais j’ignore si tout être vivant sait ou non qu’il vit. - A. Alors,tu crois, sans le savoir, que les bêtes n’ont pas la raison. Je le regrette beaucoup ;car notre discussion ne serait pas arrêtée par cet incident. Mais comme tu me disque tu ne sais pas, il nous faudra discourir longuement. En effet, cette questionn’est pas telle qu’il nous soit permis de la laisser en arrière pour avancer plus ra-pidement vers le but, d’autant plus que nos raisonnements demandent, je le sens,l’enchaînement le plus rigoureux. C’est pourquoi, réponds à la question que jevais te poser Nous voyons souvent les bêtes domptées parles hommes ; et ce n’estpas seulement le corps, mais bien aussi l’âme de la bête qui se plie au joug del’homme, à tel point qu’elle obéit à sa volonté par une sorte d’instinct et d’habi-tude. Or, crois-tu que, parmi les nombreuses bêtes farouches, capables de tuer lecorps de l’homme par la force ou par la ruse, il en existe quelqu’une assez puis-sante ou assez adroite, par son humeur sauvage, sa taille, ou son instinct, pourpouvoir imposer à l’homme un joug semblable ? - E. Je suis d’avis que cela ne sepeut en aucune manière. - A. Très-bien. Mais s’il est évident qu’un certain nombrede bêtes surpassent facilement l’homme en forces et en exercices corporels, paroù donc à son tour excelle-t-il à ce point qu’aucune bête ne peut lui commandertandis qu’il commande à plusieurs ? Ne serait-ce point par ce qu’on appelle ordi-nairement la raison ou l’intelligence ? - E. Je ne vois pas par quelle autre chose cepourrait être , puisque c’est dans l’âme que se trouve ce qui fait notre supérioritésur les bêtes. Si les bêtes n’étaient pas des êtres animés, je dirais que nous l’empor-tons sur elles en ce que nous avons une âme ; mais comme elles sont, elles aussi,des êtres animés, ce qui manque à leurs âmes et faute de quoi elles nous sont sou-mises, ne pouvant être rien ni peu de chose, comme tout le monde en convien-dra, comment le mieux caractériser qu’en l’appelant la raison ? A. Vois donc com-bien devient facile, avec l’aide de Dieu, ce que les hommes estiment difficile. Je tel’avoue, cette question qui déjà, je le comprends, est vidée, devait, dans ma pen-sée, nous retenir aussi longtemps peutêtre que tout ce que nous avons dit depuisle commencement de cette discussion. Donc , reprenons, et resserrons la chaînede nos raisonnements. Tu n’ignores pas que ce qu’on appelle savoir n’est pas autrechose que percevoir par la raison ? - E. Sans doute. - A. Donc, quiconque sait qu’ilvit, est doué de raison. - E. C’est la conséquence. - A. Mais les bêtes vivent, et ellesn’ont pas la raison. -[328] E. Nous l’avons déjà remarqué, c’est clair. - A. Ainsi,tu sais maintenant ce que tu disais ignorer, c’est-à-dire que les êtres vivants nesavent pas tous qu’ils vivent, mais que quiconque se sait vivre, est nécessairementvivant. 17. E. Il n’y a plus de doute pour moi. Poursuis. J’ai suffisamment com-pris que autre chose est vivre, autre chose savoir qu’on vit. - A. Lequel des deux tesemble le plus noble ? - E. N’est-ce pas, à ton avis, la science de la vie ? - A. Est-ce lascience de la vie qui te paraît meilleure que la vie ? Ou bien l’entends-tu en ce sens

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que la science est une vie plus haute et plus pure que possède celui-là seul quiest doué d’intelligence ? Or, être intelligent, qu’est-ce, sinon vivre d’une vie plusparfaite et plus lumineuse, vivre de la lumière rationnelle elle-même ? Donc, si jene me trompe, ce n’est pas une chose différente de la vie que tu lui préfères, maisbien une vie meilleure que tu mets au-dessus d’une vie moindre. - E. Tu as parfai-tement saisi et complètement expliqué mon sentiment ; à la condition toutefoisque la science ne puisse jamais être mauvaise. - A. Elle ne peut l’être à mon avis,à moins qu’on ne prenne un mot pour un autre, et qu’on ne confonde la scienceavec l’expérience ; l’expérience n’est pas toujours un bien : témoin celle d’un sup-plicié. Mais la science proprement dite, la science pure, qui s’acquiert par la raisonet l’intelligence, comment pourrait-elle être un mal ? - E. Je saisis encore cette dif-férence ; poursuis.

CHAPITRE VIII. LA RAISON QUI PLACE L’HOMME AU-DESSUSDES ANIMAUX DOIT DOMINER EN LUI-MÊME.

18. A. Voici ce que je veux dire : ce qui place l’homme au-dessus des animaux,de quelque nom qu’on l’appelle, pensée, esprit (nous trouvons l’un et l’autre dansles livres divins), doit dominer en lui et commander à tous les autres élémentsconstitutifs de sa nature ; et c’est à cette condition que l’homme sera parfaite-ment ordonné. En effet, il y a en nous bien des choses qui nous sont communes,non-seulement avec les animaux, mais même avec le bois et les plantes. Ainsi,l’alimentation du corps, la croissance, la génération, le développement physique,appartiennent aux arbres même, dont la sphère vitale est des plus étroites. D’unautre côté, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, tous ces sens corporels existentchez les bêtes, et la plupart les possèdent à un plus haut degré que nous-mêmes ;c’est un fait visible et que tout le inonde reconnaît. Ajoute à cela les forces, la vi-gueur et la solidité des membres, la promptitude et la souplesse des mouvementsdu corps, par lesquelles nous leur sommes tantôt supérieurs, tantôt égaux, tan-tôt même inférieurs. Nous faisons encore partie du genre animal, en compagniedes bêtes. Or, l’activité animale se concentre tout entière dans la recherche desvoluptés et la fuite des souffrances corporelles. On trouve de plus dans l’hommecertains actes qui paraissent étrangers aux animaux, comme la plaisanterie et lerire ; mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus élevé en lui : et quiconque juge la naturehumaine avec un sens parfaitement droit, estime que si ces choses appartiennentà l’humanité, elles sont ce qu’il y a de plus infime en elle. Viennent ensuite l’amourde la louange et de la gloire, le désir de la domination ; si les bêtes ne les ont pas,nous sommes forcés néanmoins d’admettre que ce n’est pas par ces passions que

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nous sommes meilleurs qu’elles. Car lorsque cette sorte d’appétits n’est pas sou-mise à la raison, elle nous rend misérables ; et personne n’a jamais songé à se faireun titre de sa misère pour se préférer à quoi que ce soit. Donc, lorsque la raisondomine ces mouvements de l’âme, on doit dire que l’homme est dans l’ordre. Caril n’y a pas d’ordre parfait, il n’y a pas d’ordre du tout, lorsque les choses meilleuressont soumises aux plus mauvaises. Ne penses-tu pas ainsi ?- E. Cela est évident. -A. Donc lorsque cette raison, pensée ou esprit, règle les mouvements irrationnelsde l’âme, il faut dire que ce qui domine dans l’homme est ce qui doit y dominer envertu de cette loi que nous avons reconnu être la loi éternelle. - E. Je comprends etje te suis.

CHAPITRE IX. L’EMPIRE OU L’ASSERVISSEMENT DE LA RAISONCARACTÉRISENT LE SAGE ET L’INSENSÉ.

19. A. Lorsqu’un homme est ainsi établi dans l’ordre, ne te paraît-il pas sage ? -E. Si celui-là ne paraît pas digne de ce nom, je doute qu’on en puisse trouver unautre. - [329] A. Tu sais aussi, je crois, que la plupart des hommes sont insensés. - E.Cela est encore assez certain. - A. Mais si l’insensé est le contraire du sage, commenous avons trouvé le sage, il est à croire que tu comprends ce que c’est qu’un in-sensé. - E. Qui ne verrait que l’insensé est celui en qui l’esprit n’a pas le souverainpouvoir ? - A. Lorsqu’un homme en est là, que faut-il donc dire de lui ? qu’il n’y apas d’esprit en lui ? ou qu’il y en a un, mais qu’il n’y domine pas ? - E. C’est plutôtce que tu viens de dire en dernier lieu. - A. Je voudrais bien t’entendre me direcomment tu t’expliques ce fait de l’esprit existant en l’homme, pour exercer sonempire. - E. Que ne consens-tu à te charger toi-même de cette tâche, il ne me se-rait pas facile de l’accomplir. - A. Il t’est facile du moins de te rappeler ce que nousavons dit tout à l’heure ; les bêtes, apprivoisées ou domptées par les hommes,leur sont soumises ; elles imposeraient à leur tour le même joug aux hommes, si,comme le raisonnement l’a démontré, ceux-ci ne leur étaient pas supérieurs enquelque chose. Nous ne rencontrions pas le principe de cette supériorité dans lecorps ; comme il était manifestement dans l’âme, nous n’avons pas trouvé de nomplus convenable à lui donner que celui de raison ; et nous nous sommes souvenusensuite que la raison s’appelle encore pensée ou esprit. Si, néanmoins, la raisonest une chose, et l’esprit une autre, il a été reconnu que l’esprit seul peut avoirl’usage de la raison. D’où il résulte que celui qui a l’usage de la raison, ne peut êtresans esprit. - E. Je me le rappelle fort bien, et je comprends. - A. Eh bien ! crois-tuque les dompteurs d’animaux rie puissent être que des sages ? Car j’appelle sagesceux que la vérité veut qu’on appelle ainsi, c’est-à-dire ceux qui, établissant en

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eux le règne de l’esprit, ont conquis la paix en soumettant toutes leurs passions.-E. Il est ridicule de prendre pour des sages ceux qui portent vulgairement le nomde dompteurs d’animaux, de bergers, de bouviers, de cochers, et que nous voyonsgouverner les animaux domestiques, ou dompter les bêtes sauvages. - A. Eh bien !tu tiens la preuve la plus certaine et la plus évidente de l’existence dans l’hommed’un esprit qui ne domine pas en lui. En effet, ces hommes ont un esprit, puis-qu’ils font des choses impossibles à faire sans l’esprit ; mais leur esprit ne règnepas en eux, puisqu’ils vivent en insensés, et qu’il est reconnu que l’empire de l’es-prit fait seul les sages. - E. Je m’étonne, en vérité, de n’avoir pas trouvé la réponse ;elle était renfermée dans ce qui avait été établi précédemment.

CHAPITRE X. RIEN NE FORCE L’ESPRIT A ETRE L’ESCLAVE DE LAPASSION.

20. E. Mais passons à d’autres raisonnements. Il est acquis d’une part que lerègne de l’esprit humain constitue la sagesse de l’homme, et d’autre part que cerègne de l’esprit peut n’être pas en lui. - A. Cet esprit auquel, comme nous le sa-vons, la loi naturelle a accordé l’empire sur les passions, penses-tu que la passionsoit plus puissante que lui ? Pour moi, je ne le pense pas. Car il ne serait pas dansl’ordre que ce qui est moins puissant commandât à ce qui est plus puissant. C’estpourquoi il me paraît de toute nécessité que l’esprit ait plus de pouvoir que la pas-sion, par cela même qu’il la domine en toute raison et justice. - E. Je suis aussi de cesentiment. - A. Et la préférence que nous n’hésitons pas de donner à chaque vertusur chaque vice, ne consiste-t-elle pas aussi en ce que plus une vertu est sincère etélevée, plus elle est solide et invincible ?- E. Qui ne l’admettrait ? - A. Donc aucuneâme vicieuse ne domine une âme armée de vertu ?- E. C’est parfaitement vrai. - A.Maintenant, tu ne nieras pas, je pense, qu’une âme quelconque soit meilleure etplus puissante que quelque corps que ce soit. - E. Personne ne le niera ; car il estfacile de voir que la substance vivante doit être préférée à une substance sans vie,aussi bien que la substance qui donne la vie à celle qui la reçoit. - A. A plus forteraison donc un corps quel qu’il soit, ne l’emporte pas sur un esprit doué de vertu.- E. Cela est de la plus haute évidence. - A. Et une âme juste, un esprit gardantson droit et son empire peut-il précipiter de son trône un autre esprit possédantla même royauté de justice et de vertu, et la soumettre à la passion ?- E. Cela ne sepeut en aucune manière, et non seulement parce que la vertu est la même dansles deux, mais parce que celui qui voudrait corrompre l’autre, [330] deviendraitlui-même un esprit vicieux, et par là même plus faible que le premier. 21. A. Tuas bien compris. Il ne te reste plus qu’à me répondre, si tu le peux, à une dernière

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question : Penses-tu qu’il y ait quelque chose de supérieur à un esprit raisonnableet sage ? - E. Non, si ce n’est Dieu. - A. C’est aussi mon sentiment. Mais ce sujet estdifficile et ce n’est pas le moment de le traiter pour arriver à le comprendre, bienque nous tenions par la foi cette supériorité de Dieu comme très-certaine. C’estpourquoi épuisons, avec soin et prudence, la question posée tout à l’heure.

CHAPITRE XI. L ?AME QUI S’ABANDONNE A LA PASSION PAR SALIBRE VOLONTÉ EST JUSTEMENT PUNIE.

Pour le moment nous savons assez que l’être supérieur à l’âme douée de vertu,quel qu’il soit, ne peut être aucunement injuste. Aussi lors même qu’il en aurait lepouvoir, cet être ne forcera pas non plus l’âme à se faire l’esclave de la passion. - E.Personne n’hésitera à admettre pleinement ce que tu dis. - A. Ainsi d’une part toutce qui est égal ou supérieur à l’âme jouissant de sa royauté et en possession de lavertu, ne la rend pas esclave de la passion ; parce que la justice s’y oppose ; d’autrepart toutes les choses qui lui sont inférieures ne le peuvent pas davantage, parceque leur infirmité les en empêche. Donc il demeure acquis que ce qui rend l’âmecomplice de la passion, c’est la propre volonté et le libre arbitre. - E. Cette conclu-sion est de la logique la plus rigoureuse. 22. A. N’en concluras-tu pas aussi qu’elleest justement punie par un si grand péché ?E. Je ne puis le nier. - A. Mais quoi !cette domination même de la passion sur l’âme est-elle un faible châtiment ? Onvoit alors cette âme, dépouillée des richesses opulentes de la vertu, traîner çà et làson indigence et son dénuement ; tantôt approuver, au lieu des vérités, les men-songes, s’en faire même le défenseur ; puis désapprouver ce qu’elle avait approuvéd’abord, mais pour se précipiter dans de nouvelles erreurs ; tantôt retenir son. ju-gement et redouter presque toujours les raisons qui l’éclaireraient ; tantôt déses-pérer de découvrir jamais la vérité, et s’enfoncer ainsi dans les ténèbres de la folle ;tantôt faire effort vers la lumière pour comprendre, puis fatiguée retomber encore.En même temps ses penchants vicieux lui font sentir leur tyrannie cruelle, et voilàl’âme et la vie, et l’homme tout entier bouleversé par mille tempêtes contraires ;ici l’anxiété, là la vaine et fausse joie ; ailleurs le tourment qui suit la perte d’unobjet qu’il aimait, puis l’ardeur à en poursuivre un autre qu’il n’avait pas possédéencore ; ailleurs le supplice que lui cause une injure reçue, et après, la flamme dela vengeance ; de quelque côté qu’il se tourne, l’avarice l’oppresse, la prodigalitéle dilate lâchement, l’ambition le captive, l’orgueil l’enfle, l’envie le torture, l’oi-siveté le fait languir ; la fierté le pique, l’humiliation l’abat ; en un mot, toutes lesinnombrables agitations qui constituent ce règne de la passion le tourmententsans merci. Pouvons-nous considérer comme peu de chose ce châtiment que su-

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bit nécessairement, comme tu le vois, quiconque ne s’attache pas à la sagesse ?23. E. Oui, ce châtiment est grand, et cette punition est juste envers celui qui placéd’abord sur le trône sublime de la sagesse aurait voulu ensuite en descendre afinde se faire l’esclave de la passion ; je le reconnais. Mais peut-il exister quelqu’unqui ait voulu ou veuille en agir ainsi ? je n’en sais rien. Nous croyons, sans doute,que l’homme a été créé de Dieu dans une perfection telle, et si bien établi dans lavie heureuse, qu’il n’a pu déchoir que par sa propre volonté. Mais cette vérité queje tiens d’une foi ferme, je ne la comprends pas encore. Et je serais désolé de tevoir différer l’examen de cette question.

CHAPITRE XII. LES ESCLAVES DE LA PASSION SUBISSENTJUSTEMENT LES PEINES DE LA VIE MORTELLE, QUAND MÊMEILS N’AURAIENT JAMAIS EU LA SAGESSE.

24. Pourquoi souffrons-nous de si cruelles peines, nous qui sommes certaine-ment insensés, et qui n’avons jamais été sages ? Et comment peut-on dire quenous sommes ainsi punis avec justice pour avoir quitté le palais de la vertu etchoisi la servitude de la passion ? Voilà ce qui m’émeut le plus, et je ne t’accordepoint de trêve que tu n’aies, si cela est en ton pouvoir, éclairci ce point. - A. Tu[331] parles ici absolument comme s’il était évident que nous n’ayons jamais étésages ; car tu ne liens compte que du temps depuis lequel nous sommes dans cettevie. Mais comme la sagesse réside dans l’âme, notre âme n’a-t-elle point joui dequelque autre vie avant d’être unie à ce corps ? C’est là une grande question, ungrand mystère que nous scruterons en son heu. Toutefois, les données que nousavons actuellement ne sont pas telles, que nous ne puissions éclaircir le problème.25. En effet, je te demanderai d’abord s’il existe en nous quelque volonté. - E. Jen’en sais rien. - A. Veux-tu le savoir ? - E. Je ne le sais pas davantage. - A. Alorsbrisons là, et ne me fais plus aucune question.- E. Pourquoi ?- A. Parce que je nedois pas répondre à tes demandes, si tu ne veux pas savoir la réponse à tes ques-tions. De plus, si tu ne veux pas parvenir à la sagesse, il est inutile de discourir avectoi sur ces matières. Enfin, tu ne pourras plus être mon ami, si tu ne me veux dubien. Et quant à ce qui te regarde personnellement, vois si tu n’as aucune volontéd’être toi-même heureux. - E. Je l’avoue, nous ne pouvons nier que nous avons dela volonté. Continues donc, et voyons ce que tu bâtiras là-dessus. - A. J’y consens.Mais dis-moi auparavant si tu as la conscience d’avoir une bonne volonté. - E.Qu’est-ce que la bonne volonté ? - A. C’est la volonté par laquelle nous désironsmener une vie droite et honnête et parvenir à la suprême sagesse. Vois donc tout

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de suite si tu ne désires pas cette vie honnête et droite, si tu ne veux pas fortementdevenir sage, ou du moins si tu oses nier que, quand nous voulons ainsi , nousavons une bonne volonté. - E. Je ne nie rien de tout cela ; et par conséquent, jereconnais que non seulement j’ai de la volonté, mais encore une bonne volonté.- A. Combien, dis-moi, estimes-tu cette volonté ? Penses-tu qu’on puisse mettreen comparaison avec elle ou les richesses, ou les honneurs, ou les voluptés ducorps, ou toutes. ces choses ensemble ? - E. Dieu me préserve de cette criminellefolie ! - A. Nous avons donc dans l’âme une chose , à savoir cette bonne volontémême, en présence de laquelle paraissent viles et abjectes toutes ces choses quej’ai énumérées et que poursuit la multitude des hommes par toutes sortes de tra-vaux et à travers tous les dangers ? Devons-nous nous réjouir de la possession d’unsi grand bien ? - E. Oui, il faut s’en réjouir, et grandement. - A. Eh bien ! ceux quin’ont pas cette joie. crois-tu qu’ils fassent une perte légère dès qu’ils sont privésd’un si grand bien ? - E. J’estime au contraire cette perte immense. 26. A. Tu voisdonc maintenant, je pense, que la jouissance ou la privation d’un bien si grand etsi vrai est en notre volonté. Car, qu’est-ce qui est plus en notre volonté que notrevolonté elle-même ? Quiconque possède la bonne volonté, possède certainementun bien infiniment préférable à tous les royaumes terrestres et à toutes les vo-luptés du corps. Au contraire, quiconque ne la possède pas, est assurément privéd’un bien qui l’emporte sur tous ceux qui ne sont point en notre pouvoir, et que lavolonté seule lui donnerait par elle-même. Si donc un pareil homme se juge très-misérable quand il a perdu une glorieuse renommée, de grandes richesses et tousles biens du corps, ne le jugeras-tu pas bien misérable à ton tour, lors même qu’iljouirait de tout en abondance, s’il s’attache à toutes ces choses qu’il peut perdretrès-facilement, qu’il n’a pas quand il le veut, tandis qu’il se prive de cette bonnevolonté qui leur est si supérieure et qu’il suffit de vouloir pour l’avoir, toute pré-cieuse qu’elle est ? - E. C’est très-vrai. - A. C’est donc avec beaucoup de raisonsque les insensés sont affligés de cette misère, quand même ils n’auraient jamaisété sages, question douteuse et très-profonde comme nous l’avons dit. - E. Je l’ad-mets.

CHAPITRE XIII. LA VIE HEUREUSE COMME LA VIE MISÉRABLEDÉPEND DE NOTRE VOLONTÉ.

27. A. Réfléchis maintenant, et dis-moi si la prudence n’est pas la science deschoses qu’il faut rechercher et de celles qu’il faut éviter ? E. Cela me paraît ainsi. -A. Et la force, n’est-ce pas ce sentiment de l’âme qui nous fait mépriser toutes lesincommodités, et la perte des choses qui ne sont point en notre pouvoir ? - E. Je

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le crois. - A. Puis, qu’est-ce que la tempérance, sinon ce sentiment qui comprimeet enchaîne le désir des choses qu’on ne peut désirer saris honte ? Penses-tu au-trement ? - E. Ici encore je pense comme tu parles.- A. Enfin que dirons-nous dela justice, si ce n’est [332] qu’elle est cette vertu qui rend à chacun ce qui lui estdû ?- E. Je n’ai pas une autre notion de la justice. - A. Supposons donc un hommedoué de cette bonne volonté dont l’excellence fait depuis longtemps le sujet denotre discours ; un homme qui embrasse avec amour cette unique richesse, sa-chant qu’il n’a rien de meilleur ; qui en fait ses délices, qui en jouit enfin et s’enréjouit, se plaît à la considérer, à juger combien elle est précieuse, et comment ilest impossible de la lui ravir ou dérober malgré lui. Pourrons-nous douter que cethomme ne combatte tout ce qui est hostile à ce bien unique ? - E. Il combattranécessairement. - A. N’est-ce pas avouer alors qu’il est doué de prudence, puis-qu’il voit qu’il faut rechercher ce bien , et éviter tout ce qui y est contraire ? - E.A mon avis, personne ne peut en agir ainsi sans la prudence. - A. Très-bien ; maispourquoi ne lui. accorderons-nous pas aussi la force ? Car il ne peut aimer ni beau-coup estimer toutes les choses qui rie sont point en notre pouvoir. Quand on lesaime, c’est avec la mauvaise volonté, et il résiste nécessairement à celle-ci, puis-qu’elle est l’ennemie de son bien le plus cher. D’ailleurs, comme il ne les aime pas,il n’a point de chagrins en les perdant, ainsi il les méprise pleinement, et c’est làl’œuvre de la force, nous l’avons dit et nous en sommes d’accord. - E. Accordons-lui sans crainte cette vertu ; aussi bien je ne vois pas qui je pourrais appeler avecplus de vérité un homme fort, sinon celui qui supporte d’un cœur calme et tran-quille la privation de ces choses qu’il n’est pas en notre pouvoir de nous donnerou d’acquérir, et nous avons reconnu que l’homme dont nous parlons en agit né-cessairement de cette sorte. - A. Vois maintenant si nous pouvons lui refuser latempérance, cette vertu qui comprime les passions. La bonne volonté a-t-elle unplus grand ennemi que la passion ? Cela suffit pour te faire comprendre que cetamant de la bonne volonté résiste de toutes ses forces à ses passions, les com-bat, et c’est avec raison qu’on l’appellera un homme tempérant. - E. Continue, jesuis de ton avis. - A. Reste la justice, et je ne vois pas en vérité comment elle luimanquerait. En effet , celui qui possède et aime la bonne volonté, qui en outrerésiste, comme nous l’avons dit, à tout ce qui est hostile, ne peut avoir de mau-vais vouloir contre qui que ce soit. Il s’ensuit qu’il ne commet d’injustice contrepersonne, ce qui ne se peut que quand on rend à chacun ce qui lui est dû, et c’esten quoi consiste la justice ; tu l’as reconnu, je crois, et tu t’en souviens. E. Je m’ensouviens fort bien, et j’avoue que nous avons trouvé dans l’homme qui estime etaime grandement sa bonne volonté, chacune des quatre vertus que tu as définiestout à l’heure d’accord avec moi. 28. A. Qui nous empêche donc de reconnaîtreque la vie de cet homme est louable ? E. Mais rien, au contraire, tout nous y inviteet même tout nous y force. - A. Maintenant, n’es-tu pas d’avis qu’il faut éviter la vie

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misérable ? - E. J’en suis parfaitement d’avis ; il y a plus, j’estime que nous n’avonsrien autre à faire. - A. Mais la vie louable, tu penses sans doute qu’elle n’est pas àéviter ? - E. Je pense mieux ; il faut employer tous ses soins à là rechercher. - A. Cen’est donc pas la vie misérable qui est la vie louable ? - E. Cela s’ensuit nécessaire-ment. - A. Ce qui reste à te faire admettre n’éprouvera, je pense, aucune difficultéde ta part : C’est que la vie heureuse est celle qui n’est point misérable. - E. Ceci estde la plus haute évidence. - A. Tu conviens donc que l’homme est heureux quandil aime sa bonne volonté et qu’il méprise, à cause d’elle, tous les autres biens, dontla perte peut survenir lors même que demeure la volonté de les conserver ? - E.Il faut bien que j’en convienne ; n’est-ce pas la conséquence nécessaire de toutce que nous avons admis précédemment ? - A. Tu com. prends très-bien ; maisdis-moi, je te prie, aimer sa bonne- volonté et en avoir cette grande estime quenous avons vue, n’est-ce pas aussi la bonne volonté elle-même ?- E. Tu dis vrai. -A. Mais si c’est avec raison que nous jugeons heureux l’homme de bonne volonté,ne sera-ce pas aussi avec raison que nous estimerons misérable, celui qui a la vo-lonté contraire.- E. Avec beaucoup de raison. - A. Alors nous n’avons plus de motifd’en douter, lors même que nous n’aurions jamais été sages antérieurement, c’estpar la volonté que nous méritons et que nous menons la vie louable et heureuse ;par la volonté aussi, la vie honteuse et misérable (1).- E. J’avoue que nous sommesarrivés à cette conclusion par des prémices certaines et impossibles à nier. 29. A.Vois-en une autre : Je crois que tu te

1. Rétr. liv. I, ch. IX, n. 3.

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rappelles la définition que nous avons donnée de la bonne volonté : Nous avonsdit, je pense, qu’elle consiste à désirer une vie droite et honnête. - E. Je m’en sou-viens. - A. Si donc nous aimons cette volonté, et si nous nous y attachons de toutl’élan de notre bonne volonté même, au point de la préférer à toutes ces chosesque nous ne pouvons conserver, lors même que nous le voulons, notre âme seranécessairement le séjour de ces vertus qui constituent, comme nous l’avons vu, lavie droite et. honnête. D’où nous concluons que quiconque veut vivre d’une viedroite et honnête, et préférer cette volonté aux biens passagers, arrivera à son butavec une facilité si, grande, que vouloir et avoir seront pour lui la même chose (1).- E. Je te le dis en vérité, c’est à peine si je puis contenir une exclamation de joie,en voyant tout à coup se révéler à moi un bien si grand et si facile à acquérir. -A. Eh bien ! cette joie même que cause la conquête de ce grand bien, lorsqu’elletient l’âme élevée dans la tranquillité, le repos et la constance ; cette joie est ce

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qu’on appelle la vie heureuse, car cette vie n’est pas autre chose, sans doute, quela jouissance des biens véritables et assurés. - E. Je le pense ainsi.

CHAPITRE XIV. POURQUOI IL Y A PEU D’HOMMES HEUREUXQUAND TOUS VOUDRAIENT L’ÊTRE.

30. A. C’est bien. Mais penses-tu que tous les hommes ne veulent pas et ne dési-rent pas de toute manière la vie heureuse ? - E. Qui doute que chaque homme n’aitcette volonté ? - A. Pourquoi donc tous n’y arrivent-ils pas ? Car nous l’avons dit, etnous en sommes tombés d’accord ; c’est par la volonté que les hommes méritentcette vie ; par la volonté aussi ils arrivent à la vie misérable, et ainsi ils n’ont quece qu’ils méritent : mais voici maintenant je ne sais quelle contradiction qui tendà troubler les idées si bien éveillées tout à l’heure, et nos raisonnements si forte-ment appuyés. Comment se fait-il que quelqu’un souffre la. vie misérable par savolonté ; puisque personne au monde n’a la volonté de vivre misérablement ; etencore, comment se fait-il qu’un homme acquiert la vie heureuse par sa volonté,quand il y en a

1. Réf. liv. I, ch. IX, n. 3.

tant de misérables, et que tous veulent être heureux ? Cela ne viendrait-il pas dece qu’il y a une différence entre vouloir bien ou mal, et mériter quelque chose parla bonne ou la mauvaise volonté ? En effet, ceux qui sont heureux et qui doiventaussi être bons, rie sont pas heureux par cela seul, qu’ils ont voulu la vie heu-reuse, puisque les méchants la veulent aussi ; mais bien parce qu’ils l’ont voulueavec droiture, tandis que les méchants ne la veulent pas de même. C’est pour-quoi il n’est nullement étonnant que les hommes misérables n’obtiennent pasce qu’ils veulent, c’est-à-dire la vie heureuse ; car ils ne veulent vraiment pas sacompagne nécessaire, celle sans laquelle personne n’en est digne, personne nel’obtient, c’est-à-dire la vie droite. Ainsi l’a établi dans son immuable fixité la loiéternelle, à laquelle il est temps de revenir : c’est dans la volonté qu’est le mérite,mais c’est dans la béatitude et la misère que sont la récompense et le supplice (1).Ainsi ;quand nous disons que les hommes sont misérables par la volonté , nousne disons pas pour cela qu’ils veulent être misérables, mais qu’ils ont une volontételle, que la misère s’ensuit nécessairement malgré eux ; c’est pourquoi il n’y apoint de contradiction entre ce raisonnement et le précédent, tous veulent êtreheureux et tous ne peuvent l’être, parce que tous n’ont pas la volonté de vivre avec

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droiture, et qu’à cette volonté seule est due la vie heureuse. As-tu quelque chose àobjecter ? - E. Rien absolument.

CHAPITRE XV. QUELLE EST LA VALEUR RESPECTIVE DE LA LOIÉTERNELLE ET DE LA LOI TEMPORELLE, ET QUI SONT CEUXQUI LEUR SONT SOUMIS.

31. Voyons maintenant comment ces deux considérations se rattachent à laquestion des deux lois. - A. Volontiers, mais dis-moi auparavant : celui qui aime lavie droite et qui en fait ses délices au point que non-seulement pour lui elle est lebien, mais encore le plaisir et la joie, aime-t-il cette loi, et la chérit-il par-dessustout, en voyant que la vie heureuse est accordée à la bonne volonté, tandis que lavie misérable est le prix de la mauvaise ? - E. Sans doute il l’aime, et il

Ret. liv. I, ch. IX, n. 3.

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l’aime d’un grand amour, puisque c’est en la suivant qu’il jouit de cette vie. -A. Mais quoi ? en aimant cette loi , est-ce quelque chose de variable et de tem-porel ou quelque chose de stable et d’éternel qu’il aime ? - E. D’éternel et d’im-muable, assurément. - A. Et ceux qui persévérant dans la mauvaise volonté dési-rent néanmoins être heureux, peuvent-ils aimer cette loi en vertu de laquelle lamisère est justement le partage de tels hommes ?- E. En aucune façon, je pense.- A. Et n’aiment-ils rien autre chose ? - E. Ils aiment beaucoup d’autres choses, ilsaiment tout ce que cette mauvaise volonté persiste à vouloir acquérir ou conser-ver. - A. Je pense que tu veux parler des richesses, des honneurs, des plaisirs, dela beauté du corps et de tout le reste ; qu’ils peuvent très bien ne pas acquérirquand ils le veulent et perdre quand ils ne le veulent pas. - E. C’est cela même. - A.Estimes-tu qu’elles soient éternelles, ces choses que tu vois exposées à la mobilitédu temps ? - E. Quel homme, fût-il en démence, voudrait le soutenir ? - A. Il estdonc manifeste qu’il y a des hommes aimant les choses éternelles, et d’autres leschoses temporelles ; d’un autre côté, nous sommes d’accord qu’il existe deux lois,l’une éternelle, l’autre temporelle : avec ton sens droit, dis-moi, lesquels doiventêtre soumis à la loi éternelle, lesquels à la loi temporelle ? - E. Il est facile, je crois,de répondre à ta question. Ceux que l’amour des choses éternelles rend heureuxme paraissent vivre sous la loi éternelle , tandis que les misérables sont sous le

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joug de la loi temporelle. - A. C’est bien jugé, pourvu toutefois que tu tiennescomme certain ce qui a été très-clairement démontré plus haut, à savoir que ceuxqui sont sous le joug de la loi temporelle ne peuvent être affranchis de la loi éter-nelle, qui exprime comme nous l’avons dit, tout ce qui est juste et tout ce qui varieavec justice. Quant à ceux qui s’attachent à la loi éternelle par la bonne volonté,ils n’ont pas besoin de la loi temporelle ; je vois que tu le comprends de reste. - E.Je te suis. 32. A. La loi éternelle ordonne donc de détourner son amour des chosestemporelles, et de le tourner purifié vers les biens éternels ? - E. Elle l’ordonne. -A. Que penses-tu ensuite qu’ordonne la loi temporelle ? N’a-t-elle pas pour objetde régler la possession de ces choses, qu’on peut appeler nôtres pour un temps,et de la régler parmi des hommes qui s’y attachent avec passion, de telle sorteque la paix et la société humaines, puissent être conservées autant que le com-porte cette sorte de bien ? Enumérons-les : d’abord ce corps et ce qu’on appelleses biens, c’est-à-dire la bonne santé, l’intégrité des sens, les forces, la beauté etles autres qualités, dont les unes sont nécessaires aux arts utiles et par conséquentplus estimables, et les autres moins. Vient ensuite la liberté ; elle n’existe vraimentque chez les heureux, les partisans de la loi éternelle ; mais je mentionne ici cetteliberté, en vertu de laquelle ceux qui n’ont point de maîtres humains se croientlibres, et que désirent ceux qui voudraient être affranchis par les leurs. Puis les pa-rents, les frères, l’épouse, les enfants, les proches, les alliés, les connaissances ettous ceux qui nous sont unis par quelque lien. Il y a aussi la patrie, qu’on a cou-tume de regarder comme une mère, avec les honneurs, les louanges et ce qu’onappelle la gloire populaire. En dernière ligne arrive l’argent ; et sous ce nom il fautcomprendre toutes les choses dont nous sommes les légitimes propriétaires etque nous semblons avoir le pouvoir de vendre ou de donner. Comment la loi hu-maine règle toutes ces choses entre les hommes, ce serait un long et difficile détailà faire, et il n’est nullement nécessaire au but que nous nous proposons. Il suffitde voir que la puissance de cette loi humaine se borne dans sa pénalité à privercelui qu’elle punit de tout ou partie de ces biens. C’est donc par la crainte qu’elleréprime, et qu’elle soumet à sa volonté en les tourmentant de diverses manières,les âmes des misérables au gouvernement desquelles elle est adaptée. En effet,comme ils craignent de perdre ces choses, ils se conforment, en les possédant, à decertaines règles propres à former un lien de société , tel qu’il peut exister entre deshommes de cette sorte. Mais cette loi ne punit pas le péché qui consiste à aimerces choses, elle ne punit que l’improbité de ceux qui les ravissent aux autres. Voisdonc si nous sommes arrivés à ce que tu appelais l’infini ; car nous avions entre-pris de rechercher en vertu de quel droit elle punit, cette loi qui régit les peuples etles cités terrestres. - E. Je vois que nous y sommes arrivés. 33. A. Vois-tu aussi que lapeine n’existerait [335] pas, si les hommes n’aimaient pas ces choses qui peuventleur être ravies malgré eux, soit que l’injustice les en privât, soit que la loi leur

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infligeât cette sorte de punition. - E. Je le vois aussi. - A. Maintenant concluons.Les uns font un mauvais usage de ces biens, les autres en usent bien. Celui quien use mal, s’attache à eux, s’y embarrasse, en sorte qu’il est soumis à ces chosesqui devraient lui être soumises ; il les regarde comme des biens pour lui, tandisque c’est lui qui devrait être le bien pour elle, les réglant et les disposant commeil convient. D’un autre côté, celui qui en use avec droiture, montre qu’elles sontbonnes, mais non pas qu’elles soient des biens pour lui ; car elles ne le rendent nibon ni meilleur, et ce sont elles qui le deviennent par lui. C’est pourquoi il ne leurest point attaché par l’amour, il ne fait pas d’elle, pour ainsi parler, les membres deson âme, ce qui constitue l’amour, de peur d’être tourmenté et souillé quand onviendrait à les lui retrancher ; mais il vit tout à fait au-dessus d’elles, prêt à les pos-séder et à les gouverner quand il en est besoin, plus prêt encore à ne les point avoiret à les perdre. Puisqu’il en est ainsi, doit-on incriminer l’or et l’argent parce qu’ily a des avares, les viandes, à cause des gourmands, le vin à cause des ivrognes, labeauté des femmes à cause des adultères et des débauchés, et ainsi du reste ? Nevoit-on pas le médecin même faire un bon usage du feu, et l’empoisonneur abu-ser criminellement du pain ? - E. Il est très-vrai que ce ne sont pas les créatureselles-mêmes qu’il faut accuser, mais les hommes qui en abusent.

CHAPITRE XVI. EPILOGUE DU LIVRE PREMIER.

A. Très-bien. Ainsi, nous avons déjà commencé de voir quelle est la valeur dela loi éternelle ; nous avons trouvé de même les limites que peut atteindre la loitemporelle dans la répression ; de plus, nous avons suffisamment et clairementdistingué deux sortes de choses, les éternelles et les temporelles, et aussi deuxsortes d’hommes, poursuivant et aimant, les uns les choses éternelles, les autres,les choses temporelles ; enfin, il a été constaté que le choix en vertu duquel cha-cun se livre à la recherche et à l’affection des unes ou des autres, réside dans la vo-lonté (1) ; que rien, si ce n’est la volonté ne peut faire déchoir l’âme du trône de saroyauté, ni l’entraîner hors de la ligne droite de l’ordre ; et il est demeuré évidentqu’on ne doit incriminer aucune des créatures dont les hommes abusent, maisbien ceux qui en font abus. Maintenant , revenons s’il te plaît, à la question poséeau commencement de cet entretien , et voyons si elle est résolue. Nous avions en-trepris de chercher ce que c’est que mal faire, et c’est dans ce but que tout a été dit.Le moment est donc venu de réfléchir, et de voir si faire le mal ne consiste pas ànégliger les choses éternelles dont l’âme jouit par elle-même, qu’elle atteint aussipar elle-même, et qu’elle ne peut perdre tandis qu’elle les aime, et à se livrer à larecherche des choses temporelles qui lui paraissent grandes et admirables, tandis

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qu’elles ne sont senties que par la partie la plus basse de l’homme, et qu’elles nepeuvent jamais lui être assurées. C’est dans cette unique catégorie que peuventêtre rangées, selon moi,.toutes les mauvaises actions, c’est-à-dire les péchés. Quet’en semble ? J’attends que tu me le fasses connaître. 35. E. Il en est comme tule dis, et je suis d’accord que tous les péchés sont renfermés dans cette catégorieunique, et qu’ils consistent à se détourner des aloses divines et vraiment durables,pour se tourner vers les choses changeantes et incertaines. Toutes celles-ci sont àleur place et dans l’ordre ; et elles réalisent un plan qui a sa beauté ; mais c’est lefait d’une âme pervertie et désordonnée de se soumettre à elles en les recherchant,tandis que l’ordre et le droit divin l’a élevée au-dessus d’elles pour les conduireà sa volonté. En même temps, il me semble aussi que nous avons la solution etl’éclaircissement de la question de l’origine du mal dont nous nous sommes oc-cupés après avoir traité de la nature du mal ; car si je ne me trompe, le raisonne-ment l’a démontrée : nous faisons le mal par le libre arbitre de la volonté. Mais,je te demande maintenant, si ce même libre arbitre d’où nous vient certainementla faculté de pécher, a dû nous être donné par celui qui nous a faits. En effet, ilme paraît que nous n’aurions jamais péché si nous n’avions pas le libre arbitre ; etpour cela, il est à craindre que Dieu aussi ne soit considéré

Rétr. liv. I, ch. IX, n. 3.

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comme auteur de nos mauvaises actions. - A. N’aie aucune crainte à ce sujet.Mais pour traiter plus mûrement la question, il nous faut prendre un autre temps.Ce premier entretien a assez duré, et il demande à finir. Il aura eu pour résultat,je le crois du moins, et toi aussi sans doute , de nous donner la clef de grandesquestions et de profonds mystères. Lorsque nous aurons commencé d’y pénétreravec Dieu pour guide, tu seras certainement d’avis qu’il y a une différence impor-tante entre la discussion présente et celles qui suivront ; tu verras combien celles-ci l’emporteront non-seulement par la sagacité des recherches, mais encore parla sublimité du sujet et la splendide lumière de la vérité. Seulement, faisons appelà la piété, afin que la divine Providence nous permette de poursuivre et d’acheverla course commencée. - E. Je cède à ta volonté, je lui soumets très-volontiers lamienne, et mon jugement et mes désirs.

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Chapitre 2

LIVRE DEUXIÈME.

Argument : Objection tirée de ce que la liberté de pécher nous a été donnée parDieu. - Trois questions : comment prouver l’existence de Dieu ? - Tous les biensviennent-ils de Dieu ? La volonté est-elle libre en faisant le bien ?

CHAPITRE PREMIER. POURQUOI DIEU NOUS A DONNÉ LALIBERTÉ DE PÉCHER.

1. E. Explique-moi maintenant, si cela est possible, pourquoi Dieu a donné àl’homme le libre arbitre de la volonté, sans lequel il ne pourrait certainement pé-cher, s’il ne l’avait reçu. - A. Mais d’abord, as-tu la connaissance , et la certitudeque Dieu ait donné à l’homme une chose que, d’après toi, il n’aurait pas dû luidonner ? - E. Autant que j’ai pu le comprendre dans le livre précédent, d’un côténous avons le libre arbitre de la volonté, et de l’autre c’est par lui seul que nouscommettons le péché. - A. Moi aussi, je me rappelle que ces conclusions nous sontacquises ; mais voici ce que je te demande actuellement : Es-tu sûr que c’est Dieuqui nous adonné ce libre arbitre que nous avons indubitablement et par lequel ilest évident que nous péchons ? - E. Ce n’est personne autre , je pense ; car c’estde lui que nous avons l’être ; et soit que nous péchions, soit que nous agissionsavec droiture, c’est de lui que nous méritons le châtiment ou la récompense. - A.Mais ce dernier point encore, le comprends-tu clairement ? ou bien est-ce l’argu-ment d’autorité qui te touche et qui te le fait croire volontiers, même sans le com-prendre ? voilà ce que je voudrais savoir. - E. J’avoue que j’ai cru d’abord à l’auto-rité sur ce point. Mais quoi de plus vrai que tout ce qui est bien vient de Dieu, quetout ce qui est juste est bien, et qu’il est juste que les pécheurs soient punis et ceux

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qui agissent avec droiture, récompensés ? D’où il résulte que c’est Dieu qui distri-bue aux pécheurs la misère et aux bons la béatitude. 2. A. Je ne conteste pas ; maisje t’interroge sur cet autre point : comment connais-tu que c’est de lui que nousavons l’être ? Car ce n’est pas cela que tu viens d’expliquer ; mais tu as montré quec’est de lui que nous méritons de recevoir le châtiment ou la récompense. - E. Ceque tu me demandes, m’est évident précisément parce qu’il est certain que Dieupunit les péchés. Car, toute justice vient de lui. En effet, si la bonté peut distribuerdes bienfaits à des étrangers, ce n’est pas dans des étrangers que la justice punit lemal. Il est donc évident que nous lui appartenons, puisque non-seulement il estsouverainement bon envers nous par ses bienfaits, mais aussi souverainementjuste par ses châtiments. En outre, j’ai établi et tu m’as accordé que tout bien vientde Dieu. De là, il est facile encore de comprendre que l’homme vient de Dieu ; carl’homme lui-même, en tant qu’il est homme, est quelque chose de bien, puisqu’ilpeut vivre avec droiture quand il le veut (1). 3. A. Vraiment, s’il en est ainsi, la ques-tion que tu as proposée est résolue. Car si l’homme est quelque chose de bien, ets’il ne lui est pas possible d’agir avec droiture sans qu’il le veuille, il a dû, pour agiravec droiture, avoir une volonté libre. En effet, de ce qu’il pèche aussi par cettevolonté, il ne faut pas croire

1. Rét. liv. I, ch. IX, n. 3.

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que Dieu la lui a donnée pour cela. Un motif suffisant pour qu’elle ait dû lui êtredonnée, c’est que, sans elle, l’homme ne pourrait agir avec droiture ; et qu’elle luiait été donnée pour cela, on le comprend, du reste, par cette considération, quec’est Dieu qui le punit lorsqu’il en abuse pour pécher ; ce qui serait injuste, si la vo-lonté libre avait été donnée non-seulement pour vivre avec droiture, mais encorepour pécher. Quelle justice y aurait-il à le punir d’avoir appliqué la volonté à unefin pour laquelle elle lui aurait été donnée ? Lors donc que Dieu punit le pécheur,ne te semble-t-il pas qu’il lui tient ce langage : pourquoi n’as-tu pas appliqué talibre volonté à la fin pour laquelle je te l’ai donnée, c’est-à-dire pour agir avecdroiture ? De plus, la justice se présente à nous comme un bien dans la punitiondes péchés, et dans la glorification des actions honnêtes ; mais, en serait-il ainsi sil’homme n’avait pas le libre arbitre de sa volonté ? Car ce qui ne serait pas fait vo-lontairement ne serait ni péché, ni bonne action ; et ainsi, le châtiment aussi bienque la récompense serait injuste, si l’homme n’avait pas une volonté libre. Or, lajustice a dû exister, et dans la punition, et dans la récompense, car elle est un desbiens qui viennent de Dieu. Donc, Dieu a dû donner à l’homme une volonté libre.

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CHAPITRE II. OBJECTION : SI LE LIBRE ARBITRE A ÉTÉ DONNÉPOUR LE BIEN, COMMENT SE FAIT-IL QU’IL PUISSE SETOURNER VERS LE MAL ?

4. E. Eh bien ! je t’accorde que Dieu l’a donnée. Mais ne te semble-t-il pas, dis-moi, qu’ayant été donnée pour bien faire, elle n’aurait pas dû pouvoir se tour-ner vers lepéché ? Il en eût été comme de la justice elle-même qui a été donnéeà l’homme pour bien vivre : est-il possible à quelqu’un de se servir de sa justicepour mal vivre ? De même, si la volonté avait été donnée à l’homme pour bienagir, personne ne pourrait pécher par la volonté. A. Dieu m’accordera, je l’espère,de pouvoir te répondre, ou plutôt, il t’accordera de te répondre à toi-même, parl’enseignement intérieur de la vérité qui est la maîtresse souveraine et universelle.Mais d’abord, je désire que tu me répondes à cette question : puisque tu tiens pourcertaine et connue la réponse à ma première demande, à savoir que Dieu nous adonné une volonté libre, devons-nous dire que Dieu n’aurait pas dû nous don-ner une chose que nous avouons nous avoir été donnée de lui ? S’il n’est pas sûrqu’il nous l’ait donnée, nous avons raison de chercher si elle nous a été bien don-née ; lorsque nous aurons trouvé qu’elle nous a été bien donnée, nous trouveronspar là même que nous l’avons reçue de lui par qui tous les biens ont été donnésà l’homme. Au contraire, si nous trouvions qu’elle n’a pas été bien donnée, nouscomprendrions que ce n’est pas lui qui nous l’a donnée, car c’est un crime de l’ac-cuser. D’un autre côté, s’il est certain que c’est lui qui nous l’a donnée, nous seronsforcés d’avouer, de quelque manière que nous l’ayons reçue, qu’il n’était obligé, nià ne pas nous la donner, ni à nous la donner autrement que nous l’avons. Car ledonateur est tel qu’on n’a aucun droit de critiquer ses actes. 5. E. J’admets toutcela d’une foi inébranlable ; mais comme je n’en ai pas encore la science, il fautétudier la question comme si tout était incertain. Car, puisque nous pouvons pé-cher par la volonté, il n’est pas certain qu’elle nous ait été donnée pour bien agir, etpar cela même il devient incertain si elle a dû nous être donnée. En effet, s’il n’estpas sûr qu’elle nous ait été donnée pour bien agir, fi n’est pas sûr non plus qu’elleait dû nous être donnée ; et ainsi, il devient incertain si c’est Dieu qui nous l’adonnée. Car, s’il est incertain qu’elle ait dû nous être donnée, il est incertain aussiqu’elle nous ait été donnée par celui qu’on ne peut croire sans crime avoir donnéune chose qu’il ne devait pas donner. A. Tu es certain, au moins, de l’existence deDieu. - E. Oui, et d’une certitude inébranlable ; mais ce n’est pas l’examen, ici en-core, c’est la foi qui me donne cette certitude. - A. Eh bien ! si quelqu’un de ces in-sensés dont il est écrit : « L’insensé a dit dans son cœur ; « Dieu n’est pas (1), »venait

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te répéter ce propos, et refusant de croire avec toi ce que tu crois, te témoignait ledésir de connaître si tu crois la vérité, laisserais-tu là cet homme, ou penserais-tuqu’il y a quelque moyen de lui persuader ce que tu crois fermement ; surtout s’iln’avait pas l’intention de lutter avec opiniâtreté, mais le désir sincère de savoir.

1. Jean, XVII, 3.

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E. Ce que tu viens de dire en dernier lieu m’avertit assez de la réponse que j’au-rais à lui faire. Car, fût-il l’homme le plus absurde, il m’accorderait certainementqu’il n’y a pas lieu de discuter avec un homme de mauvaise foi et un entêté, surquoi que ce soit, à plus forte raison sur un sujet si important. Cette concessionfaite, il me demanderait tout le premier de croire qu’il se livre à cette recherche debonne foi, et qu’il n’y a en lui relativement à cette affaire aucune arrière-pensée dechicane ou d’opiniâtreté. Et moi je lui exposerais alors cette démonstration que jecrois facile à tout le monde : puisque, lui dirais-je, tu veux qu’un autre croie sansles connaître aux sentiments que tu sais cachés dans ton âme, n’est-il pas plusjuste encore que tu croies à l’existence de Dieu, sur la foi des livres de ces grandshommes, qui nous attestent dans leurs écrits qu’ils ont vécu avec le Fils de Dieu ;et cela d’autant plus qu’ils déclarent dans ces livres avoir vu des choses qui se-raient impossibles si Dieu n’était pas ? Et cet homme serait par trop insensé s’ilme blâmait de les croire, lui qui veut que je le croie lui-même. Mais, ce qu’il nepourrait blâmer avec justice, il ne pourrait non plus trouver aucune raison pourrefuser lui-même de le faire. - A. Mais, te dirai-je à mon tour, si sur la question del’existence de Dieu tu estimes qu’il est suffisant de s’en rapporter au témoignagede ces grands hommes, auxquels nous avons jugé qu’on peut se fier sans témé-rité, pourquoi ne pas nous en rapporter de même à leur autorité sur ces pointsque nous avons entrepris d’étudier comme incertains et tout à fait inconnus, etne pas cesser de nous fatiguer à cette recherche ? - E. Mais n’est-il pas convenuque nous désirons connaître et comprendre ce que nous croyons ? 6. A. Tu te rap-pelles parfaitement le principe que nous avons établi au début même de la discus-sion précédente (1) ; ce que nous ne nierons pas maintenant ; car, si croire et com-prendre n’étaient pas deux choses différentes et si nous ne devions pas d’abordcroire lés sublimes et divines vérités que nous devons comprendre, c’est en vainque le Prophète aurait dit : « Si vous ne croyez pas d’abord, vous a ne comprendrezpas (2). »Notre-Seigneur lui-même, et par ses paroles et par ses actions, a exhortéd’abord à croire ceux qu’il à appelés au salut. Mais ensuite, lorsqu’il parlait du don

1. Liv. I, ch. 2.- Is. VII, 6, selon les Sept.

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même qu’il ferait aux croyants, il ne dit pas : La vie éternelle consiste à croire ;mais bien : « Voici en, quoi consiste la vie éternelle, c’est à vous connaître, vous,le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (1). »Il dit encore àceux qui croyaient déjà : « Cherchez et vous trouverez (2). »Car on ne peut pas direqu’on a trouvé ce qu’on croit sans le connaître encore ; et personne ne devientapte à trouver Dieu, s’il n’a pas cru d’abord ce qu’il doit connaître ensuite. C’estpourquoi, obéissant aux préceptes du Seigneur, cherchons avec soin. Si, en effet,nous cherchons sur son invitation, il nous montrera lui-même aussi les chosesque nous trouverons, autant qu’elles peuvent être trouvées dans cette vie par deshommes tels que nous. Et, en vérité, nous devons le croire ; il est donné aux meilleurs,dès cette vie, et certainement après cette vie à tous ceux qui sont bons et pieux, devoir ces choses et de les atteindre avec une évidence plus parfaite. Espérons qu’ilen sera ainsi pour nous, et méprisant les choses terrestres et humaines, désironset aimons de toutes nos forces les choses divines.

CHAPITRE III. QU’Y A-T-IL DE PLUS NOBLE DANS L’HOMME ? ?COMMENT ARRIVER A LA PREUVE MANIFESTE DE L’EXISTENCEDE DIEU ?

7. Nous adopterons, si tu le veux bien, l’ordre suivant et nous rechercheronsd’abord une preuve manifeste de l’existence de Dieu ; puis nous examinerons sitout ce qui est bien, en tant que bien, vient de Dieu, et enfin, si, parmi les biens,il faut compter la volonté libre. Quand nous aurons trouvé les solutions , il appa-raîtra clairement , je pense , si c’est à bon droit que cette volonté a été donnéeà l’homme. Pour commencer par les choses les plus évidentes, je, te demanderaid’abord si tu existes toi-même. Crains-tu de te tromper en répondant à cette ques-tion ? Alors tu existes, car autrement il ne te serait pas possible de te tromper. - E.Passe plutôt et avance. - A. Il est donc évident que tu existes, et comme cela ne teserait pas évident si tu ne vivais pas, il est évident aussi que tu vis. Comprends-tuque ces deux choses sont très-vraies ? - E. Je le comprends

1. Jean, XVII, 3.- 2. Matth. VII, 7.

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parfaitement. - A. Donc, voici une troisième chose évidente : c’est que tu com-prends. - E. Très-évidente. - A. Laquelle des trois te semble la meilleure ? - E. Com-

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prendre. - A. Pourquoi penses-tu ainsi. - E. Parce que je vois que exister, vivre,comprendre, sont trois choses ; or, la pierre existe, la bête vit ; cependant, à monavis, ni la pierre n’est vivante, ni la bête intelligente : mais il est très-certain quecelui qui a l’intelligence a aussi l’existence et la vie. C’est pourquoi je n’hésite pasà juger meilleur celui qui possède les trois choses que celui à qui il en manque uneou deux. Car, qui a la vie a aussi l’existence, mais il ne s’ensuit pas qu’il ait encorel’intelligence, et telle est, selon moi, la vie de la bête. Quant à l’existence, ce qui lapossède n’a point pour cela même la vie et l’intelligence. Car je puis avouer queles cadavres existent, et personne ne dira qu’ils vivent. Enfin ce qui n’a pas la viea encore moins l’intelligence.- A . Nous admettons donc que de ces trois choses ilen manque deux aux cadavres, une à la bête, aucune à l’homme. - E. C’est vrai. -A. Nous admettons de plus gaie la meilleure des trois est celle que l’homme pos-sède avec les deux autres, à savoir, l’intelligence, qui implique dans celui qui lapossède l’existence et la vie. - E. Nous l’admettons certainement. 8. A. Dis-moimaintenant si tu sais que tu possèdes ces sens corporels si connus : la vue, l’ouïe,l’odorat, le goût et le toucher. - E. Je le sais. - A. Quelles sont les choses qui, se-lon toi, tombent sous le sens de la vue ; en d’autres termes, quels objets affectentnotre sens lorsque nous voyons ? - E. Tous les objets corporels. - A. Est-ce aussi parla vue que nous avons le sentiment des corps durs et mous ?- E. Non. - A. Qu’est-cedonc qui appartient en propre aux yeux et dont nous avons par eux le sentiment ?-E. La couleur. - A. Et aux oreilles ? - E. Le son. - A. A l’odorat ? - E. L’odeur. - A. Augoût ? - E. La saveur. - A. Et au toucher ? - E. La dureté ou la mollesse, l’uni ou leraboteux, et beaucoup d’autres qualités pareilles. - A. Mais les formes des corps,le grand, le petit, le carré, le rond et les autres semblables, n’en avons-nous pas lesentiment, tant par le toucher que par la vue, en sorte qu’on ne peut les attribuerexclusivement à la vue ni au toucher, mais bien à tous les deux ? - E. Je le com-prends. - A. Tu comprends donc aussi que les sens saisissent chacun des objetsqui leur sont propres et dont ils nous avertissent, et plusieurs d’entre eux certainsobjets communs ?- E. Je le comprends aussi. A. Mais, ce qui appartient en propreà chaque sens et ce qui appartient en commun à tous ou à quelques-uns d’entreeux, comment pouvons-nous le distinguer ? est-ce par quelqu’un de ces sens ? - E.Non pas ; nous le distinguons par un certain sens intérieur. - A. Ne serait-ce paslà cette raison qui manque aux bêtes ? Car, si je ne me trompe, c’est parla raisonque nous comprenons ces choses et que nous savons qu’il en est ainsi. - E. Je croisplutôt que c’est par la raison que nous comprenons l’existence de ce sens intérieurauquel ces cinq sens si connus viennent rapporter tous leurs objets. Car pour labête, autre est le fait de la vision, autre le sentiment des choses vues qu’elle éviteou recherche ; le premier sens est dans les yeux, le second est au dedans mêmede l’âme, et c’est par ce dernier que les animaux, attirés par le charme ou repous-sés, convoitent et saisissent ou évitent et rejettent non-seulement les objets qui

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tombent sous la vue, mais ceux aussi qui tombent sous l’ouïe et les autres sensdu corps. Mais cet autre sens, on ne peut lui donner les noms ni de vue, ni d’ouïe,ni d’odorat, ni de goût, ni de toucher ; c’est quelque chose de différent, c’est je nesais quoi qui préside universellement aux autres sens. Or, quoique nous le saisis-sions par la raison, comme je l’ai dit, nous ne pouvons toutefois lui donner le nommême de raison, puisqu’il est évident que les bêtes elles-mêmes le possèdent. 9.A. Quel qu’il soit, je l’admets, et je n’hésite pas à l’appeler un sens intérieur. Maisil faut que notre raison surpasse ce sens ; autrement, ce qui nous est fourni par lessens du corps ne pourrait devenir l’objet de la science. Car on ne sait une chosequelconque qu’autant qu’on la comprend par la raison. Or, sans parler des autressens, nous savons que ce n’est pas par l’ouïe que nous avons le sentiment descouleurs, ni par la vue celui des paroles. Et cette science, ce ne sont ni les yeux niles oreilles qui nous la donnent, ni non plus ce sens intérieur dont les bêtes sontpourvues, car il ne faut pas croire qu’elles sachent que les oreilles ne donnent pasle sentiment de la lumière, ni les yeux celui de la voix, puisque nous ne faisonsce discernement que par l’attention rationnelle et la pensée, [341] - E. Je ne puisdire que je perçois clairement ce que tu viens d’énoncer. Car au moyen de ce sensintérieur dont les bêtes sont pourvues comme tu l’accordes toi-même, qui sait sielles ne distinguent pas aussi que le sentiment des couleurs ne vient pas par l’ouïeni celui de la voix par la vue ? - A. Mais crois-tu aussi qu’elles puissent faire la dis-tinction entre la couleur dont elles ont le sentiment, le sens qui est dans l’œil et cetautre sens intérieur qui est dans l’âme et encore la raison qui définit et classe lesuns et les autres ? - E. Je ne le crois en aucune façon. A. Et cette raison pourrait-elledistinguer ces quatre choses l’une de l’autre et les déterminer en les définissant, sitoutes ne venaient pas se rapporter à elles : et la couleur par le sens des yeux, et cesens lui-même par cet autre sens intérieur qui y préside, et celui-ci par lui-même,en supposant qu’il n’y ait pas encore quelqu’autre intermédiaire ? - F,. Je ne voispas qu’il en puisse être autrement. - A. Quoi encore ? Vois-tu aussi que le sens desyeux perçoit la couleur, mais que ce même sens ne se perçoit pas lui-même ? Carle sens par lequel tu vois la couleur n’est pas le même par lequel tu vois que tuvois.- E. D’accord. - A. Tâche encore de distinguer ceci. Tu ne nies pas, je pense,que autre chose est la couleur, autre chose voir la couleur, et autre chose aussi,en l’absence de la couleur, d’avoir le sens au moyen duquel on la verrait si elleétait présente. - E. Je distingue bien encore ces trois choses, et j’accorde qu’ellesdiffèrent entre elles. - A. Eh bien ! par tes yeux, tu n’en vois qu’une, n’est-ce pas,et c’est la couleur ? - E. Oui. - A. Dis-moi donc comment tu vois les deux autres ?car tu ne peux les distinguer sans les voir. - E. Je n’en sais pas davantage, je saisqu’elles existent et rien de plus. - A. Tu ne sais donc pas encore si c’est la raisonou bien cette vie que nous appelons sens intérieur, bien supérieur aux sens cor-porels, ou quelque autre chose ? - E. Je ne sais. - A. Tu sais au moins ceci, que la

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raison seule peut définir ces choses, et que la raison ne fait cette opération quesur les objets présentés à son examen. - E. Certainement. - A. Par conséquent,quelle que soit cette chose par laquelle on a le sentiment de tout ce qu’on sait,elle est au service de la raison, à qui elle présente et rapporte tout ce qu’elle saisit,afin que tous les objets perçus par les sens puissent être discernés, classés et sai-sis non-seulement par le sentiment, mais encore par la science. - E. Je l’admets. -A. Mais quoi ? cette raison même qui discerne et ses ministres, et les objets qu’ilslui présentent, qui reconnaît de plus la différence qu’il y a entre eux et elle et quis’affirme plus puissante qu’eux, peut-elle se saisir autrement que par elle-même, c’est-à-dire par la raison ? En d’autres termes, saurais-tu que tu as la raison si laraison ne te le faisait voir ? - E. Tout cela est très-vrai. A. Concluons : lorsque nouspercevons la couleur, cette perception ne nous fait pas percevoir par elle-mêmece que nous percevons ; lorsque nous entendons le son , nous n’entendons pasnotre ouïe ; lorsque nous flairons une rose, notre odorat lui-même ne nous donneaucune odeur ; lorsque nous goûtons quelque chose, notre goût n’a lui-même au-cune saveur dans notre bouche ; lorsque nous touchons, nous ne pouvons touchernon plus le sens du tact ; il est donc évident que ces cinq sens ne sont eux-mêmessentis par aucun d’entre eux, bien que tous les objets corporels soient sentis pareux. - E. C’est évident.

CHAPITRE IV. LE SENS INTÉRIEUR SENT LE SENTIMENT MÊME ;SE DISCERNE-T-IL AUSSI LUI-MÊME ?

10. A. Je crois aussi, il est évident que ce sens intérieur a non-seulement le sen-timent des objets qu’il reçoit des cinq sens corporels, mais encore le sentimentde ces sens eux-mêmes. Car la bête ne se meuvrait pas soit en recherchant, soiten fuyant un objet si elle ne sentait pas qu’elle sent, et cela non pour arriver à lascience qui est le partage de la raison, mais seulement au mouvement ; et certai-nement aucun des cinq sens ne lui donne ce sentiment. Si ce point était encoreobscur, il s’éclaircira dés que tu remarqueras ce qui se passe par exemple dansun seul d’entre eux ; prenons la vue. Ouvrir l’œil, et le diriger vers l’objet qu’elleveut voir, la bête ne le pourrait en aucune façon si elle ne sentait qu’elle ne voitpas en ayant l’oeil fermé ou sans le diriger ainsi. Or, si elle sent qu’elle ne voit paslorsqu’elle ne voit pas en effet, il est nécessaire aussi qu’elle sente qu’elle voit lors-qu’en effet elle voit. Car lorsqu’elle voit, elle ne meut pas [342] l’œil avec le mêmedésir que lorsqu’elle ne voit pas, et elle montre ainsi qu’elle sent l’un et l’autre.Quant à savoir si la vie se sent elle-même, elle qui sent qu’elle sent les chosescorporelles, il n’est pas aussi facile de s’en rendre compte ; cependant quiconque

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s’examine lui-même trouve que tout être vivant fuit la mort, et comme la mort estcontraire à la vie, il est nécessaire que la vie se sente aussi elle-même pour fuir soncontraire. Que si ce point n’est pas encore parfaitement éclairci, laissons-le, afinde ne tendre à notre but que par des preuves certaines et manifestes. Or voici cequi est manifestement prouvé. le sens corporel sent les choses corporelles ; maisil ne peut avoir le sentiment de lui-même ; le sens intérieur , lui, a le sentimentdes choses corporelles par le sens corporel, et le sentiment du sens corporel lui-même ; quant à la raison, elle connaît toutes ces choses , elle se connaît elle-même, elle en fait l’objet de la science. Vois-tu autrement ? - E. Non certes. - A. Eh bien !maintenant parle à ton tour et reprends la question que nous désirions résoudreet dont nous avons cherché la solution en suivant cette route assez longue.

CHAPITRE V. LE SENS INTÉRIEUR L’EMPORTE SUR LES SENSEXTÉRIEURS DONT IL EST LE MODÉRATEUR ET LE JUGE.

11. E. Si ma mémoire est fidèle, des trois questions que nous avons posées toutà l’heure avant de suivre l’ordre de cette discussion , nous traitons actuellement lapremière : comment peut-on prouver évidemment ce que nous croyons d’une foiferme et inébranlable : l’existence de Dieu ? - A. Ta mémoire est fidèle sur ce point.Mais rappelle-toi aussi, je te prie, que quand je t’ai demandé si tu savais que tuexistes, la connaissance de ce fait n’est pas venue seule, mais bien accompagnéede deux autres. - E. Je me le rappelle aussi. - A. Vois donc maintenant auquel deces trois faits se rapporte tout ce qui tombe sous les sens corporels, en d’autrestermes, dans quelle catégorie penses-tu qu’il faille ranger tout ce qui tombe sousnotre sens au moyen des yeux, ou de tout autre organe corporel ? est-ce dans la’classe des choses qui ont seulement l’existence, ou de celles qui ont en outre lavie, ou enfin de celles qui ont aussi l’intelligence ?- E. Dans la classe des simplesexistences. - A. Mais le selfs lui-même, dans quel ordre le places-tu ? - E. Dans ce-lui des êtres vivants. - A. Et quel est à ton avis le meilleur des deux, du sens ou del’objet qui tombe sous le sens ?E. Le sens assurément. - A. Pourquoi ? - E. Parce quece qui vit est meilleur que ce qui n’a que l’existence. 12. A. Et ce sens intérieur quenous avons reconnu plus haut être au-dessous de la rai. son, et commun encore ànous et aux bêtes, hésiteras-tu à le préférer à ce sens qui atteint les corps , et quetu as reconnu tout à l’heure être lui-même préférable ad corps ?- E. Je n’hésiterainullement. - A. Je voudrais aussi savoir de toi pour quel motif tu n’hésites pas. Tune pourras pas dire que ce sens intérieur doive être rangé dans celle des trois ca-tégories qui comprend les êtres parvenus jusqu’à l’intelligence ; mais seulementdans celle des êtres existants et vivants, à qui l’intelligence manque, car les bêtes

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qui n’ont pas l’intelligence ont ce sens intérieur. Alors je te demande pourquoitu préfères le sens intérieur au sens qui perçoit les choses corporelles, puisquetous deux font partie de la classe des êtres vivants. Tu as préféré le sens qui atteintles corps aux corps eux-mêmes, par la raison que ceux-ci font partie des simplesexistences, tandis que celui-là appartient au genre vivant. Puisque c’est à ce mêmegenre qu’appartient le sens intérieur, dis-moi pour quel motif tu l’estimes supé-rieur à l’autre ? Si tu me réponds : c’est parce que le premier perçoit le second,cette raison impliquerait que tout être sentant est meilleur que ce qui est sentipar lui : règle que tu ne voudrais pas poser, de crainte d’être amené à dire aussique tout être intelligent vaut mieux que ce qui est perçu par son intelligence. Orceci est faux, car l’homme a l’intelligence de la sagesse, et il n’est certainementpas meilleur qu’elle. Cherche donc pour quelle raison il t’a paru que le sens inté-rieur doit être préféré au sens qui perçoit les corps. E. C’est parce que je sais quele premier est comme le modérateur et le juge du second. Car si le second com-met quelque faute en remplissant son office, le premier lui en de. mande raisoncomme à son serviteur, ainsi que nous l’avons constaté plus haut. Et en effet, lesens des yeux ne voit pas qu’il voit ou qu’il ne voit pas ; et pour cela , il ne peutjuger [343] s’il lui manque quelque chose ou s’il ne lui manque rien ; mais c’estlà la fonction du sens intérieur qui avertit l’âme de la bête d’ouvrir l’œil ferméet de suppléer aux manquements dont elle s’aperçoit. Or personne ne doute quecelui qui juge ne soit supérieur à celui qui est jugé. - A. Tu reconnais donc aussique le sens corporel lui-même porte un certain jugement sur les corps ? En effetc’est lui qu’affecte le plaisir et la douleur lorsqu’il est en contact avec un corps durou mou. De même que le sens intérieur juge ce qui manque ou ce qui suffit ausens de la vue, de même le sens de la vue juge des couleurs, et voit si elles sontparfaites ou non. De même encore que le sens intérieur juge de l’oreille et sent sielle est ou non assez attentive ; ainsi l’ouïe elle-même juge dessous, sentant ceuxqui s’insinuent doucement en elle et ceux qui la frappent aigrement. Il n’est pasnécessaire de passer en revue les autres sens ; cela suffit, je pense, pour te faire ap-précier ce que je voulais dire, à savoir que le sens intérieur juge des sens corporels,lorsqu’il approuve leur opération et qu’il réclame ce qu’ils lui doivent ; comme lessens corporels eux-mêmes jugent des corps en acceptant leur contact agréable eten repoussant le contraire. - E. Je saisis parfaitement, et j’admets comme très-vraitout ce que tu as dit.

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CHAPITRE VI. LA RAISON DANS L’HOMME L’EMPORTE SURTOUT LE RESTE , ET CE QUI L’EMPORTE SUR LA RAISON ESTDIEU.

13. A. Examine maintenant si la raison à son tour juge le sens intérieur. Je nete demande pas si tu la juges meilleure que lui, car je n’en doute pas, et mêmeje pense qu’il n’est plus nécessaire de te demander si la raison juge ce sens inté-rieur. Car toutes ces questions concernant les choses qui sont au-dessous d’elle,les corps, les sens corporels, le sens intérieur, la prééminence des uns à l’égarddes autres, et sa propre prééminence, n’est-ce pas elle-même qui les traite ? Etpourrait-elle le faire si elle n’en jugeait pas ? - E. Evidemment non. - A. Ainsi cettenature qui a simplement l’existence sans être douée de vie ni d’intelligence, commeest un corps inanimé, est inférieure à cette autre nature qui a non-seulementl’existence, mais aussi la vie et l’intelligence, comme est dans l’homme l’âme rai-sonnable ; or penses-tu qu’en nous, c’est-à-dire dans ces trois éléments qui consti-tuent l’homme, on puisse trouver quelque chose de plus noble que celui que nousavons énuméré en troisième lieu ? Car évidemment nous avons d’abord un corps,puis une certaine vie qui anime et développe ce corps : deux choses que nousvoyons aussi dans les bêtes ; enfin nous en avons une troisième qui est pour notreâme comme sa tête, son oeil et tout ce que tu peux trouver de mieux pour exprimerla raison et l’intelligence, dont les bêtes sont dépourvues. Vois donc, je te prie, s’ilt’est possible de trouver dans la nature humaine quelque chose de plus sublimeque la raison. - E. Je n’y vois absolument rien de meilleur. 14. A. Et maintenantsi nous pouvions trouver une chose de l’existence de laquelle nous ne pourrionsdouter, non plus que de sa supériorité sur notre raison elle-même, hésiteras-tu,quelle qu’elle soit, à dire que c’est Dieu ? - E. Je n’appellerai pas immédiatementde ce nom ce que j’aurais trouvé de supérieur à la meilleure partie de ma nature.Car il ne m’agrée pas d’appeler Dieu ce à quoi ma raison est inférieure, mais bience qui n’a rien de supérieur à soi. - A. Très-bien ! et c’est lui qui a donné à ta rai-son une notion si vraie et si religieuse de lui-même. Mais dis-moi, si tu ne trouvesrien de supérieur à notre nature, que l’éternel et immuable, hésiteras-tu à l’ap-peler Dieu ? Car tu le sais, tes corps sont sujets au changement ; de plus cette viemême qui anime le corps n’en est pas exempte ; la variété de ses états le montremanifestement. Enfin la raison ne peut nier qu’elle y soit elle-même soumise, ellequi, tantôt fait des efforts, et tantôt n’en fait pas pour parvenir à la vérité, tantôty parvient , et tantôt n’y parvient pas. Si donc sans l’aide d’aucun organe corpo-rel, ni du toucher, ni du goût, ni de la vue, ni de l’ouïe, ni de l’odorat, ni d’aucunsens inférieur à elle, cette raison voit par elle-même quelque chose d’éternel etd’immuable, il faut et qu’elle s’avoue inférieure, et qu’elle avoue que ce ne peutêtre que son Dieu. - E. Je reconnaîtrai. sans hésitation pour Dieu celui qu’on nie

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prouvera n’avoir rien de supérieur à lui. - A. Cela va bien, car il me suffira de temontrer qu’une telle chose existe, et tu avoueras qu’elle est Dieu si elle n’a pointde supérieur, ou, si [344] elle en a un, que ce supérieur est Dieu lui-même. Soitdonc qu’elle en ait, soit qu’elle n’en ait point, il sera évident que Dieu est, dès quej’aurai montré, comme je l’ai promis, qu’elle est au-dessus de la raison, ce que jeferai avec le secours de Dieu même. - E. Démontre donc ce que tu as promis.

CHAPITRE VII. LES SENS SONT PARTICULIERS A CHACUN DENOUS ET PERÇOIVENT DIFFÉREMMENT LES DIVERS OBJETS.

15. A. Je le ferai. Mais auparavant je me demande si mes sens corporels sontles mêmes que les tiens ; ou si plutôt les miens sont à moi seul, et les tiens à toiseul ; s’il n’en était ainsi, je ne pourrais voir de mes yeux une chose, sans que tu lavisses toi-même. - E. J’accorde absolument que les sens, quoique de même genre, sont personnels à chacun de nous et que nous avons chacun la vue, l’ouïe etles autres sens. Car un homme peut non-seulement voir, mais encore entendrece qu’un autre n’entendrait pas et percevoir par ses autres sens ce qu’un autre neperçoit pas. Ainsi il est évident que tes sens sont à toi seul, comme les miens sontà moi seul. - A. En diras-tu autant du sens intime ou bien est-il différent ? - E. IIn’est pas autre. En effet, mon sens intime perçoit mes sensations et le tien perçoitles tiennes, et c’est pour cette raison que souvent quelqu’un me demandera si jevois un objet qu’il voit lui-même, car c’est moi qui sens si je vois ou non, et nonpas celui qui m’interroge. - A. Et la raison ? chacun de nous n’a-t-il pas aussi lasienne ? puisqu’il peut arriver que je comprenne une chose sans que tu la com-prennes et que tu ne puisses savoir si je comprends, tandis que moi, je le sais. - E.Il est évident aussi que chacun de nous a son esprit raisonnable. 16. A. Pourrais-tubien dire aussi que nous avons chacun notre soleil, notre lune, nos étoiles et lesautres objets semblables, puisque chacun de nous les voit avec son propre sens ? -E. Quant à cela, il n’est pas possible de le dire. - A. Nous pouvons donc voir à plu-sieurs une seule chose, bien que nos sens soient particuliers à chacun de nous, ettous les yeux de chacun de nous perçoivent cet objet unique que nous voyons enmême temps ; en sorte que, si mon sens est autre que le tien, et réciproquement,l’objet que nous voyons n’est pas pour toi autre que pour moi, c’est le même quiest perçu par nous deux et vu en même temps par chacun de nous. - E. C’est detoute évidence. - A. Nous pouvons aussi entendre ensemble un seul son de voix ,en sorte que, quoique mon ouïe soit autre que la tienne, et réciproquement, la voixque nous entendons ensemble n’est pas autre pour moi que pour toi, ce n’est pasnon plus une partie différente du son émis que saisit l’ouïe de chacun de nous,

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mais le son unique, tel qu’il a été émis, nous est donné à entendre tout entier àtous deux. - E. Cela est encore évident. 17. A. En faisant aux autres sens corporelsl’application de ce que nous venons de dire, tu peux maintenant remarquer queces sens, quant au point qui nous occupe, ne sont pas absolument dans les mêmesconditions que la vue et l’ouïe, ni non plus dans des conditions absolument diffé-rentes. En effet, nous pouvons toi et moi, remplir d’un seul et même air l’organede notre respiration et sentir par l’odorat, l’odeur de cet air ; nous pouvons éga-lement, toi et moi, goûter le même miel ou toute autre nourriture , ou breuvage,et en sentir la saveur, quoique ce miel soit unique, tandis que nos sens sont par-ticuliers à chacun de nous, que le tien est à toi et le mien à moi. Bien que nouspercevions alors tous deux la même odeur ou la même saveur, cependant nous nel’apercevons pas, toi avec mon sens, ni moi avec le tien, ni non plus avec quelqueautre sens qui nous serait commun à tous deux, mais mon sens est bien à moiet le tien est bien à toi, quoique une odeur ou une saveur unique soit perçue parnous deux. Et c’est en cela que ces deux sens du goût et de l’odorat ressemblent àceux de la vue et de l’ouïe. Mais, quant au point qui nous occupe, ils en diffèrent. Ilest bien vrai, en effet, que nous aspirons le même air par nos narines et que nousgoûtons la même nourriture avec notre palais, mais je n’aspire pas la même partied’air et je ne prends pas la même partie de nourriture que toi ; j’en prends une ettoi une autre. De plus, en aspirant, j’attire à moi, de la totalité de l’air, la partie quim’est suffisante, et toi de même une autre partie qui te suffit aussi. Et lorsque nousabsorbons tous deux un même mets tout entier, il n’est [345]absorbé en totalité nipar moi, ni par toi. Au contraire, une parole que nous entendons est entendue enmême temps tout entière par toi comme par moi : une image que nous voyonsest vue en même temps aussi grande par l’un et par l’autre de nous, tandis quepour la nourriture et le breuvage, c’est une partie qui passe nécessairement en toiet une autre en moi. Ne comprends-tu qu’imparfaitement ceci ? - E. Parfaitementau contraire, et je le trouve très-certain. 18. A. Quant au toucher, n’es-tu pas d’avisqu’il peut être assimilé au sens de la vue et de l’ouïe sur le point que nous traitons ?Car non-seulement nous pouvons sentir tous deux un seul corps par le tact, maistu peux toucher la même partie que j’aurais touchée moi-même ; et ce ne sera passeulement le même corps, mais la même partie de ce corps que nous sentironstous deux par le toucher. Car il n’en est pas du toucher comme de la bouche ; nousne pouvons, toi et moi, en mangeant, prendre chacun en entier le mets qui nousest servi, tandis qu’une chose que j’aurai touchée tout entière , tu peux la toucherde même , et nous la toucherons tous deux, non pas chacun par partie, mais cha-cun tout entière. - E. J’avoue que, en cela, le sens du toucher me paraît avoir unetrès-grande similitude avec les deux premiers dont nous avons parlé ; mais je voisqu’il en diffère en un point. C’est que nous pouvons tous deux voir et entendreune même chose entièrement et ensemble, c’est-à-dire en même temps, tandis

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que nous pouvons bien toucher aussi tous deux un même objet dans son entieren même temps, mais dans des parties différentes ; ou la même partie de cet objet,mais dans des temps différents. Car je ne puis approcher mon toucher d’aucunepartie que tu touches, si tu n’en écartes d’abord le tien. 19. A. Tu as répondu avecune perspicacité parfaite. Mais il te faut pénétrer plus avant. Après avoir constatéd’une part qu’il est des choses que nous sentons ensemble, et d’autres que noussentons chacun en particulier ; de l’autre, que chacun de nous a seul la percep-tion de son propre sens, en, sorte que je n’ai pas la perception du tien, ni toi celledu mien, il faut remarquer ce qui a lieu pour les choses qui sont perçues par lessens du corps ; je veux dire pour les choses corporelles que nous ne pouvons per-cevoir ensemble, mais chacun en particulier par nos sens. Or nous n’en pouvonspercevoir que ce qui devient tellement nôtre , que nous puissions le changer etle transmuer en nous-mêmes, comme la nourriture et la boisson, dont tu ne peuxprendre aucune partie que j’aurais prise moi-même. Vois en effet les nourrices quimâchent les aliments pour les donner aux enfants : tout ce que leur palais dérobependant cette opération et transforme ensuite dans l’estomac, ne peut en revenirpour se mêler à la nourriture de l’enfant. Dès que la bouche trouve une saveuragréable à quelque chose, elle s’en approprie irrévocablement une partie, si petitequ’elle soit ; et ce sont les aptitudes naturelles du corps qui amènent forcément cefait. S’il en était autrement, il ne resterait aucune saveur dans la bouche après queles aliments mâchés en seraient sortis. On peut en dire autant, et avec raison, desparties de l’air que nous aspirons par les narines. Car bien que tu puisses aspirerquelque chose de l’air que j’ai respiré, tu ne peux aspirer cette partie d’air qui a étéchangée en aliment pour moi, parce que je n’ai pu moi-même la rendre. Les méde-cins enseignent en effet que nous nous alimentons aussi par le nez ; et cet aliment,que je puis seul prendre en aspirant, je ne puis le rendre en respirant, et ainsi tune peux l’aspirer à ton tour par tes narines. Restent maintenant les autres chosessensibles que nous ne corrompons pas et que nous ne changeons pas en notresubstance corporelle, en les percevant par nos sens. Pour celles-là, nous pouvonsles sentir tous deux, soit en même temps, soit tour à tour, de telle sorte que la to-talité ou une même partie soit sentie et par moi et par toi : tels sont la lumière ,le son, et les corps que notre toucher atteint sans les altérer. - E. Je comprends. -A. Evidemment donc, les choses que nous ne transformons pas, tout en les perce-vant par nos sens corporels, ne sont pas de la nature de nos sens, et pour cela ellesnous sont plutôt communes, puisque nous ne les changeons ni ne les transfor-mons en quelque chose qui nous soit propre et qui nous appartienne privément.- E. J’en suis parfaitement d’accord. - A. Il faut donc entendre par une chose quinous est propre et nous appartient comme privément, une chose que chacun denous possède seul, et par une chose que chacun de nous perçoit seul, une chosequi est de même [346] nature ; et au contraire, il faut appeler choses communes

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et comme publiques, les choses que tous ceux qui les sentent perçoivent sans lescorrompre et sans les transformer. - E. C’est cela.

CHAPITRE VIII. LE RAPPORT DES NOMBRES N’EST PERÇU PARAUCUN DES SENS CORPORELS. ? IL EST UN ET IMMUABLEPOUR TOUTES LES INTELLIGENCES QUI LE PERÇOIVENT.

20. A. Avance maintenant, prête attention, et dis-moi s’il se trouve une choseque tous ceux qui raisonnent voient en commun, chacun avec son intelligence etsa pensée ; une chose qui soit à la disposition de tous ceux qui la voient, sans queceux qui l’ont à leur disposition puissent la changer en en faisant usage, commeil arrive pour le manger et le boire ; une chose qui demeure inaltérée et entière,soit qu’ils la voient, soit qu’ils ne la voient pas, ou penses-tu qu’il n’y ait rien quiprésente ces caractères ?- E. J’en vois beaucoup, au contraire. Il suffit d’en men-tionner une seule : le rapport, la vérité des nombres. Elle est à la disposition detous ceux qui raisonnent ; chaque calculateur s’efforce de la saisir par sa raison etson intelligence ; les uns le peuvent plus facilement, les autres plus difficilement,d’autres ne le peuvent pas du tout ; cependant elle se montre également à tousceux qui peuvent la comprendre ; lorsque quelqu’un la perçoit, elle n’est ni chan-gée ni transformée en lui, comme il en arrive pour les aliments ; si quelqu’un setrompe à son sujet, elle ne subit elle-même aucune défaillance, mais tandis qu’elledemeure dans sa vérité et son intégrité, celui qui s’y trompe est d’autant plus dansl’erreur qu’il la voit moins bien. 21. A. C’est parfaitement dit, en vérité ; et je voisque tu as trouvé promptement de quoi répondre, comme un homme qui n’estpas étranger à ces matières. Alors si quelqu’un venait te dire que l’impression deces nombres dans notre esprit ne résulte pas de leur nature, mais des choses quenous saisissons par les sens corporels , et qu’ils sont en nous comme des imagesdes choses visibles, que répondrais-tu, ou serais-tu toi-même de cet avis. - E. Ja-mais je ne serai de ce sentiment. Car si j’avais eu la perception des nombres parbues sens corporels, c’est par ces mêmes sens que j’aurais pu arriver aussi à laperception de la division et de l’addition des nombres. Mais c’est par la lumièrede mon esprit que je redresse celui qui, en calculant une addition ou une sous-traction, me dénonce un résultat faux. De plus, tout ce que saisissent mes senscorporels, ce ciel, cette terre et tous les corps qu’ils renferment et que perçoiventmes sens, combien de temps dureront-ils ? je n’en sais rien. Mais sept et trois fontdix, et non-seulement maintenant, mais toujours ; il n’y a eu aucune époque oùsept et trois n’aient pas fait dix ; il ne viendra aucun temps où sept et trois cesse-

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ront de faire dix. J’ai donc bien dit que cette inaltérable vérité du nombre est com-mune à moi et à tous ceux qui raisonnent. 22. A. Je ne conteste pas ta réponse ;elle énonce des choses parfaitement vraies et certaines. Mais en réfléchissant àla formation des nombres eux-mêmes, tu verras facilement que nous n’en avonspas acquis la connaissance au moyen des sens corporels. En effet, tout nombretire son nom du nombre de fois qu’il contient l’unité. S’il la contient deux fois, ils’appelle deux ; trois fois, il s’appelle trois ; s’il la renferme dix fois, il s’appelle dix ;tous les nombres sans exception tirent leur nom de là, et chacun d’eux se nommetant de fois l’unité. Mais quiconque fixe sa pensée sur la vraie notion de l’unité,trouve sans difficulté qu’elle ne peut être perçue par les sens corporels. En effet,quelque objet gaie saisissent les sens, toujours il accuse non l’unité, mais la plu-ralité ; car cet objet est un corps, et par conséquent il a d’innombrables parties.Pour éviter de passer en revue les corps les plus petits et les moins articulés, je disqu’un corps„ si petit qu’il soit, a toujours une partie à droite et une à gauche ; hautet bas, devant et derrière, extrémités et milieu ; nous sommes forcés d’avouer quetout cela se trouve dans le corps le plus exigu dans ses proportions ; c’est pour celaque nous n’accordons pas qu’aucun corps soit vraiment et purement un, tout enremarquant qu’on n’y pourrait compter cette pluralité sans la discerner au moyende la connaissance de l’unité même. Et vraiment lorsque je cherche l’unité dansun corps, et que je suis sûr de ne l’y pas trouver, je connais certainement ce que jecherche, ce que je n’y trouve pas, ce qu’on ne peut y trouver ; disons mieux, ce quin’y est absolument pas. Donc, dès que je sais qu’il n’existe pas de corps un, je saisce que c’est [347] que l’unité ; car, si je ne connaissais pas l’unité, je ne pourraiscompter les nombreuses parties de ce corps. Mais partout où je connais l’unité,ce n’est certainement pas au moyen des sens corporels, puisque par ces sens je neconnais que le corps qui, nous l’avons vu, n’est pas vraiment et purement un. Or,si nous n’avons pas acquis la perception de l’unité au moyen des sens corporels,nous n’avons pas pu, par ces mêmes sens, acquérir celle d’aucun nombre, je veuxdire de ces nombres que nous voyons par l’intelligence. Car il n’en est pas un seulqui ne tire son nom du nombre de fois qu’il contient l’unité, et la perception dece fait n’a pas lieu au moyen des sens corporels. La moitié d’un corps a elle-mêmeune moitié égale aux deux, dont se compose la totalité de la première. Et ainsi,les deux moitiés d’un corps y sont de telle sorte, qu’elles ne sont pas elles-mêmesdeux unités indivisibles. Au contraire, ce nombre qu’on appelle Deux parce qu’ilcontient deux fois l’unité, sa moitié, c’est-à-dire ce qui est un absolument, ne peutêtre une seconde fois divisé en demi, tiers, quart, etc., parce qu’il est vraimentet simplement un (1). 23. De plus, en suivant l’ordre des nombres, après 1 nousvoyons 2, nombre qui, comparé au premier, se trouve en être le double. Mais ledouble de 2 ne vient pas immédiatement ; 3 est interposé avant 4, qui est le doublede 2. Et ce rapport se poursuit à travers toute la série des nombres, en vertu d’une

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loi aussi parfaitement claire qu’immuable. Ainsi après 1, c’est-à-dire après le pre-mier de tous les nombres, le premier qui vient en ne comptant pas le précédent,en est le double ; car c’est 2 qui suit 1. Après le second nombre, c’est-à-dire après2, toujours sans compter celui-ci, le second qui vient en est le double. En effet,après 2, le premier est 3, et le second 4, double du second nombre. Après le troi-sième nombre, c’est-à-dire 3 , toujours sans le compter, le troisième en est encorele double. En effet, après le troisième nombre, c’est-à-dire 3, le premier qui vientest 4, le second 5 et le troisième 6, qui est le double du troisième nombre, Puis,après le quatrième nombre, toujours

1. Formule de ce raisonnement en arithmétique : 1 divisé par 1 donne 1.

sans compter celui-ci, le quatrième qui vient en est le double. En effet, aprèsle quatrième nombre, soit 4, le premier qui vient est 5, le second 6, le troisième7 et le quatrième 8, qui est le double du quatrième, et ainsi de suite. Tu trouve-ras dans toute la série des nombres ce que tu as trouvé dans la première addi-tion des nombres, c’est-à-dire dans un et deux, à savoir que dans toute la série, àpartir du commencement, après un nombre donné , le nombre cardinal corres-pondant amène le double du premier nombre. Cette loi immuable, fixe et inalté-rable qui préside à tous les nombres, comment la saisissons-nous ? Personne nepeut assurément, au moyen des sens corporels, saisir tous les nombres, puisqu’ilssont innombrables. Comment donc connaissons-nous cette loi qui les embrassetous ? En vertu de quelle imagination ou de quelle image une vérité mathéma-tique aussi certaine nous apparaît-elle si constiinté à travers l’innombrable sériedes nombres ? N’est-ce pas au contraire en vertu de la lumiérc intérieure, que lessens corporels ne connaissent pas ? 24. Ces preuves et beaucoup d’autres sem-blables forcent les hommes à qui Dieu a départi le génie de la discussion et qui nel’ont point obscurci par leur entêtement, à reconnaître que le rapport ou la véritédes nombres ne ressortit pas des sens corporels, qu’elle subsiste invariable et sansaltération, qu’elle appartient en commun et qu’elle est visible à tous ceux qui rai-sonnent. Bien d’autres choses peuvent se présenter à l’esprit qui appartiennentaussi en commun à tous ceux qui font usage du raisonnement, sont comme pu-bliquement à leur disposition, et visibles à l’oeil de l’intelligence et de la raison dechacun de ceux qui les considèrent, tout en demeurant inaltérées et immuables.Toutefois , j’ai vu sans regret que ce rapport ou vérité des nombres s’est présentéetout d’abord à ta pensée, lorsque tu as entrepris de répondre à la question que jet’avais posée. Car ce n’est pas en vain qu’on voit dans les saints Livres le nombrejoint à la sagesse, à l’endroit où il est dit : « J’ai exploré mon cœur lui-même, pourconnaître, examiner et scruter la sagesse et le nombre. (1) »

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1. Ecclés. VII, 26,

[348]

CHAPITRE IX. EN QUOI CONSISTE LA SAGESSE, SANSLAQUELLE PERSONNE N’EST HEUREUX. ? EST-ELLE LA MÊMEDANS TOUS LES SAGES ?

25. Maintenant je te demande ce qu’il faut, selon toi, penser de la sagesse elle-même. Es-tu d’avis que chaque homme a sa sagesse à lui ? ou bien crois-tu qu’iln’y en a qu’une et qu’elle est en commun à la disposition de tous, telle enfin queplus on y participe, plus on est sage ? - E. Je ne sais pas encore ce que tu appelle-ras sagesse. Je vois en effet les hommes apprécier diversement le nom et la chose.Les uns embrassent l’état militaire et croient agir sagement, les autres méprisantcet état pour consacrer tous leurs soins et leurs occupations à l’agriculture, louentde préférence ce parti qu’ils prennent et l’attribuent à la sagesse. Les hommeshabiles à inventer des moyens de gagner de l’argent se croient sages, ceux quinégligent toutes ces choses ou qui les rejettent, aussi bien que toutes les affairestemporelles, pour reporter toute leur ardeur à la recherche de la vérité dans lebut de connaître Dieu et de se connaître eux-mêmes, jugent que c’est en cela queconsiste la grande fonction de la sagesse. D’autres ne veulent point se livrer à cettecontemplation et recherche de la vérité, mais préfèrent les charges et les emploisles plus laborieux pour être utiles aux hommes, et s’occupent à diriger et gouver-ner les choses humaines ; ceux-là aussi s’estiment sages. D’autres enfin prennentà la fois ces deux derniers, et partagent leur vie entre la contemplation de la véritéet les travaux qu’ils estiment profitables à la société humaine ; ces derniers croienttenir dans leurs mains la palme de la sagesse. Je ne parle pas de ces innombrablessectes, dont pas une ne se fait faute de préférer ses partisans à tous les autres, etde prétendre qu’ils sont les seuls sages. Puis donc qu’il est convenu entre nousque nos réponses doivent rouler, non sur ce que nous croyons, mais sur ce quenous saisissons clairement par l’intelligence, je ne pourrai aucunement répondreà ta question avant de me rendre compte de ce que je crois, par l’examen et lalumière de la raison, avant de savoir en quoi consiste cette sagesse dont nous par-lons. 26. A. Penses-tu que la sagesse soit autre que la vérité, où se contemple etse possède le souverain bien ? En effet, tous les hommes que tu viens d’énumérer,et qui sont à la poursuite de tant d’objets, désirent le bien et fuient le mal ; maisils recherchent des objets différents, parce qu’ils ont des idées différentes sur le

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bien. Ainsi, quiconque désire ce qui n’était pas à désirer, ne le désirerait pas s’ilne croyait y voir le bien ; toutefois il est dans l’erreur. Ceux-là seuls ne peuventerrer qui ne désirent rien, ou qui désirent ce qu’ils doivent désirer. Les hommesn’errent donc pas en tant qu’ils désirent tous la vie bienheureuse ; ils errent seule-ment en tant qu’ils ne suivent pas le chemin de la vie qui conduit au bonheur, touten avouant et en proclamant qu’ils n’ont pas d’autre volonté que d’y parvenir. Carerrer, c’est suivre un chemin qui ne nous conduit pas où nous voulons aller. Enoutre, plus on erre dans le champ de la vie, moins on est sage ; puisqu’alors on estd’autant plus éloigné de la vérité, où l’on trouve la connaissance et la possessiondu souverain Bien. Or, l’acquisition et la possession du souverain Bien donnentle bonheur, que nous voulons tous sans conteste. Si donc il est certain que nousvoulons être heureux, il est certain aussi que nous voulons être sages, parce quepersonne ne peut être heureux sans la sagesse. En effet, personne n’est heureuxque par le souverain Bien dont la vue et la possession se trouvent dans cette vé-rité que nous appelons la sagesse. De même donc que, avant d’être heureux, lanotion du bonheur est imprimée dans nos esprits, puisque c’est elle qui nous faitsavoir et dire avec confiance et sans ombre de doute que nous voulons être heu-reux ; de même aussi avant d’être sages, nous avons, imprimée dans nos esprits,la notion de la sagesse, et c’est à cause de cette notion que tout homme à qui l’ondemande s’il veut être sage répond de même et sans ombre de doute, qu’il veutl’être. 27. Ainsi nous sommes maintenant d’accord sur la nature de la sagesse ; etce sont les paroles seulement qui te manquaient pour l’expliquer toi-même ; carton esprit la comprenait en quelque manière, autrement tu n’aurais pas pu savoiret que tu as la volonté d’être sage, et que tu dois avoir cette volonté, deux chosesque tu ne nieras certainement pas. Il est [349] donc temps que tu me dises si tucrois que cette sagesse, comme le rapport et la vérité des nombres, est communeà tous ceux qui raisonnent, et si elle se présente à eux avec ce caractère ; ou bien,comme il y a autant d’esprits humains qu’il y a d’hommes, ce qui est cause queje ne perçois rien par ton esprit, ni toi par le mien, penserais-tu qu’il y ait autantde sagesses qu’il peut y avoir de sages ? - E. Si le souverain Bien est unique, et lemême pour tous, il faudra aussi que la vérité qui le montre et le donne, c’est-à-dire, la sagesse, soit une et commune à tous. - A. Douterais-tu que le souverainBien, quel qu’il fût, soit le même pour tous les hommes ? - E. J’en doute vraiment,parce que je vois les hommes mettre leur joie dans des choses très-diverses, dontchacun fait comme son souverain bien. A. Je voudrais qu’on ne doutât pas plus dece caractère du souverain Bien, qu’on ne doute que lui seul, quel qu’il soit, puisserendre l’homme heureux. Mais comme c’est une grande question, et qui exigeraitpeut-être un long discours, supposons qu’il y a autant de souverains biens qu’il ya de choses diverses recherchées par les hommes à titre de souverains biens : lasagesse elle-même en sera-t-elle moins unique et commune à tous, quoique ces

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biens que les hommes voient et choisissent en elle, soient nombreux et divers ?Autrement, tu pourrais douter aussi que la lumière du soleil soit une, puisque lesobjets que nous voyons en elle sont nombreux aussi et divers. Parmi cette mul-titude d’objets, chacun choisit ceux qui lui plaisent pour en jouir par le sens desyeux. L’un considère volontiers la hauteur d’une montagne, et jouit ale cette vue ;l’un aime la plaine unie, l’autre les contours de la vallée, l’autre les vertes forêts,l’autre la surface mobile de la mer ; l’autre enfin compare toutes ces beautés à lafois ou quelques-unes d’entre elles pour s’en réjouir la vue. Donc, bien que cesobjets que les hommes voient dans la lumière du soleil et parmi lesquels ils choi-sissent pour jouir, soient nombreux et divers, la lumière elle-même n’en est pasmoins unique, dans laquelle chaque regard voit et saisit celui dont il veut jouir.De même aussi, quoique chacun choisisse parmi les nombreux objets divers celuiqui lui plaît, et que, en le voyant et le saisissant pour en jouir, il en fasse positive-ment et réellement son souverain bien ; il peut néanmoins se faire que la lumièremême de la sagesse, dans laquelle ces objets peuvent être vus et saisis, soit uniqueet commune à tous les sages. E. J’avoue que cela peut se faire, et rien n’empêcheque la sagesse soit une et commune à tous, lors même que les souverains biens se-raient nombreux et divers ; mais je voudrais savoir s’il en est ainsi en réalité. Car,accorder que cela peut être, ce n’est pas accorder que cela est. - A. En attendant, lasagesse existe : voilà ce que nous savons. Est-elle unique et commune à tous, ouchacun a-t-il sa sagesse à lui, comme il a son âme et son esprit à lui ? voilà ce quenous ne savons pas encore.

CHAPITRE X. LA LUMIÈRE DE LA SAGESSE EST UNE ETCOMMUNE A TOUS LES SAGES.

28. Mais quoi ? Ces maximes : il existe une sagesse, des sages ; tous les hommesveulent être heureux, où les voyons-nous ? Car tu les vois, et tu en vois la vérité ; jene me permettrai certainement pas d’en douter. Mais vois-tu ces vérités commetu vois ta pensée, ta pensée que j’ignore absolument tant que tu ne me l’as pasénoncée ? ou bien les vois-tu, ces vérités, de telle sorte que tu comprends que jepuisse les voir aussi, lors même que tu ne me les dirais pas ? - E. Assurément ; etil y a plus ; je sens que tu peux les voir même quand je ne le voudrais pas, sansaucun doute. - A. Eh bien ! une vérité unique, que nous voyons tous deux chacunavec notre propre esprit, n’est-elle pas commune à nous deux ? - E. Cela est detoute évidence. A. Avançons. Il faut s’appliquer à la sagesse, tu ne le nieras pasnon plus, je pense, et tu m’accorderas que c’est là aussi une vérité. - E. Assuré-ment. - A. Et de plus, cette vérité est une, et en même temps commune et visible à

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tous ceux qui la savent ; on la perçoit non avec mon esprit, ni avec le tien, ni aveccelui d’un tiers, mais chacun avec le sien, puisque ce qui est ici l’objet de la per-ception est à la disposition de tous ceux qui le perçoivent. Pourras-tu nier cela ? -E. En aucune façon. A. Continuons. Il faut voir les choses selon la justice, préférerles meilleures aux moindres, [350] comparer entre elles les semblables, rendre àchacun ce qui lui est dû. Tout cela n’est-il pas de la plus haute vérité, et en mêmetemps ces axiomes ne sont-ils pas communs à toi et à moi et à tous ceux qui lesvoient ? ne sont-ils pas à la disposition de chacun ? - E. Assurément. A. Et encore :l’inaltérable vaut mieux que le corruptible, l’éternel que le temporel, la force que lafaiblesse ; pourrais-tu le nier ? - E. Qui le pourrait ? - A. Est-il quelqu’un qui puissedire encore que cette vérité lui est propre, et au contraire n’apparaît-elle pas im-muable à l’œil contemplateur de tous les esprits qui peuvent la considérer ? - E.Personne au monde ne pourrait dire avec, raison que cette vérité est sa propriété,puisqu’elle est aussi une et commune à tous qu’elle est vraie. A. Poursuivons. Ilfaut détourner son âme de la corruption, et la tourner vers la pureté, en d’autrestermes, ce qu’il faut aimer, c’est la pureté, et non la corruption. Qui le niera ? ou,en l’admettant, qui ne comprendra en même temps que cette vérité est immuableaussi, et ne verra qu’elle est commune à tous les esprits qui peuvent la saisir ? -E. Personne, assurément. A. Enfin ; la conduite de l’homme qu’aucune adversiténe détourne de la voie droite et honnête, est préférable à celle de l’homme queles maux temporels brisent et renversent aisément. Est-ce encore une vérité in-contestable ? - E. Indubitable. 29. A. Je ne poursuivrai pas davantage ce thème. Ilsuffit que tu voies avec moi et que tu admettes comme très-certain que ce sont làcomme autant de règles, autant de flambeaux des vertus ; que ces maximes sontà la fois vraies et immuables, et que toutes et chacune d’elles apparaissent com-munes à l’œil intellectuel de tous et de chacun de ceux qui peuvent les saisir parleur raison et leur esprit. Mais c’est ici le lieu de te demander s’il te paraît que cesmaximes font partie de la sagesse. Car pour ce qui est de savoir quel est l’hommesage, tu es d’avis, je pense, que c’est celui qui est en possession de la sagesse. - E.J’en suis parfaitement d’avis. - A. Eh bien ! celui qui vit selon la justice, pourrait-il vivre de cette sorte, s’il ne voyait pas quelles sont les choses inférieures et leschoses supérieures pour subordonner les unes aux autres, les choses égales pourles mettre sur le même rang, les choses propres à chacun pour rendre à chacunce qui lui est dû ? - E. Il ne le pourrait pas sans cette vue. - A. Celui qui voit ainsiles choses, nieras-tu qu’il les voie sagement ? - E. Je ne le nie pas. - A. Et celui quivit selon la prudence, ne choisit-il pas les choses incorruptibles, pour les préfé-rer à la corruption ? - E. Evidemment. - A. Lors donc qu’il choisit, pour diriger sonâme, ce qu’il doit choisir de l’aveu de tout le monde, peut-on nier qu’il choisissesagement ? - E. Pour moi, je ne songe pas à le nier. - A. Et lorsqu’il dirige son âmevers l’objet qu’il a sagement choisi, il la dirige sagement : cela est clair aussi ? - E.

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Très-clair. - A. Maintenant, celui que ni les menaces ni les tourments ne peuventdétourner de l’objet qu’il a sagement choisi et vers lequel il se dirige sagement,agit avec sagesse sans doute ? - E. Sans aucun doute. - A. Il est donc parfaitementévident que ces maximes que nous avons appelées les règles et les flambeaux desvertus font partie de la sagesse. Car plus on les applique à la conduite de la vieet plus on s’y conforme, plus on vit et l’on agit sagement. Or on ne pourrait diresans déraisonner que tout ce qui se fait sagement soit en dehors de la sagesse. -E. C’est très-juste. - A. Concluons. Autant les règles des nombres, dont la raisonet la vérité, comme tu l’as dit, apparaissent immuables et communes à tous ceuxqui les voient, sont vraies et inaltérables, autant sont vraies et inaltérables aussiles règles de la sagesse, puisque, interrogé tour à tour sur quelques-unes d’entreelles, tu as répondu qu’elles sont vraies et évidentes, et puisque tu admets qu’ellessont communes à tous ceux qui peuvent les saisir et à la disposition de ceux quipeuvent les considérer.

CHAPITRE XI. LA SAGESSE ET LE NOMBRE SONT-ILS UNE MÊMECHOSE, OU BIEN EXISTENT-ILS INDÉPENDAMMENT L’UN DEL’AUTRE, OU L’UN DES DEUX EST-IL RENFERMÉ DANS L’AUTRE ?

30. E. Je n’en puis douter. Mais je désirerais beaucoup savoir si ces deux choses,la sagesse et le nombre, sont contenues dans un seul et même genre, puisque,comme tu l’as rappelé, les saintes Ecritures elles-mêmes les réunissent [351] enles mentionnant ; ou bien l’une des deux existe-t-elle par l’autre, ou subsiste-t-elledans l’autre ? je veux dire : le nombre existe-t-il par la sagesse, ou subsiste t-il dansla sagesse ? Car que la sagesse existe par le nombre ou subsiste dans le nombre ,c’est ce que je n’oserais pas dire. Je ne sais pourquoi ; mais j’ai tant connu de cal-culateurs, d’arithméticiens, ou n’importe comme on les nomme , sachant parfai-tement et admirablement compter„ et d’autre part j’ai rencontré si peu de sages, et peut-être point , que- la sagesse m’apparaît beaucoup plus digne de respectque le nombre. A. Tu dis une chose qui d’ordinaire m’étonne moi-même. En ef-fet, si je réfléchis en moi-même à l’inaltérable vérité des nombres, si je considèrece que j’appellerai la retraite , le sanctuaire, la région sublime , je voudrais trou-ver un nom plus exact, pour désigner l’habitation et le siège des nombres ; alorsje me sens bien éloigné du monde corporel, et si je trouve des pensées, je n’aipas des paroles pour suffire à les exprimer. Et je reviens , comme fatigué, dansnotre sphère , pour pouvoir parler, et dire les choses visibles à nos yeux commeon a coutume de les dire. Il m’en arrive autant lorsque je pense à la sagesse, se-

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lon mon pouvoir, avec toute l’attention et tout le soin dont je suis capable. C’estpour cela que je m’étonne beaucoup à la pensée de ces deux choses habitant en-semble dans le profond sanctuaire de l’indubitable vérité, comme le confirme letémoignage des Ecritures, qui les unissent en les citant, comme je l’ai rappelé ; jem’étonne beaucoup, dis-je, de ce que le nombre est de si vil prix, et la sagesse desi haute valeur aux yeux de la multitude. Mais bien certainement, ce sont commeune seule et même chose. Toutefois, comme il est dit de la sagesse dans les Livresdivins « qu’elle atteint d’une extrémité à l’autre avec force, et qu’elle dispose toutavec douceur (1), »j’incline à penser que la puissance par laquelle elle atteint avecforce d’une extrémité à l’autre, est le nombre, tandis que celle par laquelle elle dis-pose tout avec suavité serait proprement la sagesse, quoique les deux opérationsappartiennent à une même et unique sagesse. 31. Mais elle a donné les nombresà toutes choses, même aux plus infimes et à celles qui sont placées aux limites del’existence ; et tous les corps, bien que les plus bas dans l’échelle

1. Sag. VIII, 1.

des êtres, ont leurs nombres ; au contraire, elle n’a point donné d’être sages niaux corps ni même à toutes les âmes, mais seulement aux âmes raisonnables, danslesquelles elle semble avoir établi son trône, pour de là disposer toutes ces choses,même les plus infimes auxquelles elle a donné les nombres. Aussi, parce que nousjugeons facilement des corps, comme de choses ordonnées au-dessous de nous-mêmes, et parce que nous y voyons les nombres imprimés au-dessous de nous,nous estimons peu ces nombres. Mais si nous relevons nos yeux abaissés, pourregarder en haut, nous trouvons que les nombres surpassent même notre esprit,et que, inaltérables, ils font leur résidence dans la vérité elle-même. D’un autrecôté , comme peu d’hommes savent être sages., et que les sots eux-mêmes ont ledon de calculer, les hommes admirent la sagesse, et méprisent les nombres. Maisil n’en est pas ainsi des doctes et des studieux : plus ils s’élèvent au-dessus de laboue terrestre, plus ils contemplent le nombre et la sagesse tout ensemble dans lavérité elle-même ; et l’un et l’autre leur sont également chers ; et en comparaisonde cette vérité, ce n’est pas seulement l’or, l’argent et toutes ces autres choses quese disputent les hommes , c’est eux-mêmes qui deviennent vils à leurs propresyeux. 32. Tu ne devrais pas t’étonner de voir les nombres méprisés des hommes,et la sagesse estimée d’eux, parce qu’on peut plus facilement calculer qu’être sage.Car tu les vois de même estimer plus l’or que la lumière d’une lampe, à laquelle onn’oserait comparer l’or sans rire, mais celle des deux choses qui est bien inférieureà l’autre est tenue en honneur, parce que le mendiant lui-même allume sa lampe,tandis que l’or est aux mains d’un petit nombre. Ce n’est pas que je veuille qu’ontrouve la sagesse inférieure au nombre, puisque c’est la même chose ; mais elle

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demande des yeux qui puissent la voir. Dans un feu unique, les sens perçoiventla lumière et la chaleur qui sont consubstantielles, pour ainsi parler ; et cepen-dant la chaleur n’arrive qu’aux objets qu’on en approche, tandis que la lumières’étend au loin et au large. Il en est de même de la sagesse et du nombre. Par lapuissance de l’intelligence inhérente à la sagesse, on voit entrer comme en ébulli-tion les êtres les plus rapprochés d’elle, je veux dire les âmes raisonnables ; tandisque les êtres plus éloignés, comme sont [352] les corps, ne sont pas atteints parsa chaleur, mais seulement inondés de la lumière des nombres. Peut-être cela tesemble-t-il obscur. C’est qu’il n’y a point de comparaison prise des choses visiblesqui puisse parfaitement s’adapter aux choses invisibles. Mais contente-toi du ré-sultat suivant, qui suffit à la question posée , et qui est évident même pour desesprits inférieurs, tels que nous sommes ; bien que nous ne puissions voir claire-ment si le nombre existe par la sagesse ou subsiste en elle, ou réciproquement sic’est la sagesse qui existe par le nombre ou qui subsiste en lui , il n’en demeure pasmoins de toute évidence que l’une et l’autre sont vrais et d’une vérité inaltérable.

CHAPITRE XII. LA VÉRITÉ EST UNE ET INALTÉRABLE DANSTOUTES LES INTELLIGENCES, ET ELLE EST SUPÉRIEURE ANOTRE ESPRIT.

33. Tu ne songerais donc point à le nier ; il est une vérité inaltérable, dans la-quelle sont contenues toutes ces choses inaltérablement vraies ; et tu ne peux dired’elle qu’elle est à toi ou à moi, ni à aucun homme en particulier ; mais par desmodes merveilleux, comme une lumière à la fois secrète et publique, elle se pré-sente et s’offre en commun à tous ceux qui voient les vérités inaltérables. Or, unechose quelconque qui se présente en commun à tous ceux qui usent de leur rai-son et de leur intelligence, peux-tu dire qu’elle appartient en propre à la naturede quelqu’un d’entre eux ? Tu te souviens, je pense, de ce que nous avons dit entraitant des êtres corporels : les objets que nous percevons en commun par lessens de la vue et de l’ouïe, comme les sons et les couleurs, que nous voyons etentendons ensemble, toi et moi , n’appartiennent pas à la nature de nos yeux nide nos oreilles ; mais elles nous sont communes par rapport à la perception denos sens. De même donc aussi, ces objets que nous voyons en commun, toi etmoi, chacun avec notre esprit, ne peuvent, tu l’avoueras, appartenir à la nature del’esprit de l’un de nous deux, car l’objet vu simultanément par les yeux de deuxpersonnes, tu ne peux dire qu’il soit les yeux de l’un ou de l’autre, mais c’est unechose tierce vers laquelle convergent les regards de tous les deux. - E. Cela est

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très-clair et très-vrai. 34. A. Maintenant, qu’en penses-tu ? cette vérité, dont nousparlons depuis déjà longtemps, et qui , unique , nous fait voir tant de choses enelle, est-elle supérieure, égale ou inférieure à nos esprits ? D’abord, si elle, lent étaitinférieure, nous ne jugerions pas d’après elle, mais nous la jugerions elle-même,comme nous jugeons des corps, parce qu’ils nous sont inférieurs, en disant d’eux :ils sont ou ne sont pas de telle ou telle manière, mais ils devraient être de telle outelle autre. Et il en est de même pour nos âmes. Nous disons de notre âme, non-seulement qu’elle est de telle manière, mais souvent qu’elle devrait être de telleautre. Nous jugeons ainsi des corps lorsque nous disons, par exemple : tel corpsn’est pas assez blanc ou assez carré, etc. ; et des âmes, en disant : celle-ci n’est pasaussi capable qu’elle devrait l’être ; ou aussi douce, ou aussi courageuse, suivantla raison qui doit nous conduire. Et nous prononçons ces jugements d’après lesrègles intérieures de la vérité, que nous voyons les uns et les autres. De ces règles,au contraire, personne ne se fait juge en aucune façon, En effet, lorsqu’on dit queles choses éternelles sont préférables aux temporelles, ou que sept et trois fontdix, personne ne dit qu’il en devait être ainsi, mais chacun, connaissant qu’il enest ainsi en réalité, ne vient pas, comme un examinateur, redresser ces maximes, mais s’en réjouir comme ferait un inventeur. De plus, si cette vérité était égale ànos esprits, elle serait changeante comme eux. En effet, nos âmes la voient tan-tôt plus, tantôt moins, et elles se déclarent ainsi changeantes, tandis que la véritédemeurant en elle-même n’augmente pas quand nous la voyons plus, ni ne dimi-nue quand nous la voyons moins ; niais toujours entière et inaltérée, elle réjouitde sa lumière ceux qui se tournent vers elle, et punit de la cécité ceux qui se dé-tournent d’elle. Bien plus, c’est d’après elle que nous jugeons nos propres esprits,sans que jamais nous puissions la juger elle-même ; car nous disons : tel espritne comprend pas autant qu’il faut, ou il comprend autant qu’il doit. Or, un espritcomprend autant qu’il doit comprendre, lorsqu’il s’approche aussi près et qu’iladhère autant que possible à la vérité. Donc si elle n’est ni inférieure, ni égale ànos esprits, elle leur est supérieure et meilleure qu’eux. [353]

CHAPITRE XIII. EXHORTATION A EMBRASSER LA VÉRITÉ, QUISEULE DONNE LE BONHEUR.

35. Je t’avais promis, si tu t’en souviens, de te montrer quelque chose plus su-blime que notre esprit et notre raison. Or, voici devant toi la vérité elle-même :embrasse-la, si tu le peux, et jouis d’elle ; mets tes délices dans le Seigneur, et ilt’accordera les demandes de ton cœur (1). Que demandes-tu, sinon d’être heureux1 Et quel plus grand bonheur que de jouir de l’inébranlable, inaltérable et très-

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excellente vérité ? Voilà que des hommes s’écrient qu’ils sont heureux, lorsqu’ilsserrent dans leurs bras de beaux corps, désirés avec une grande ardeur, soit ceuxde leurs épouses, soit même, ceux des filles perdues. Et nous, douterons-nousde notre bonheur dans les embrassements de la vérité ? Des hommes s’écrientqu’ils sont heureux, lorsque , le gosier desséché par la chaleur, ils rencontrent unesource aux eaux saines et abondantes, ou quand, pressés par la faim, ils trouvent lerepas de midi ou du soir préparé et copieusement servi. Et nous ne dirions pas quenous sommes heureux lorsque nous nous abreuvons et que nous nous repaissonsde la vérité ? On en entend fréquemment se proclamer heureux d’être couchéssur les roses et les autres fleurs, ou encore de jouir des parfums les plus odorants.Et quoi de plus parfumé et de plus doux que le souffle de la vérité ? Hésiterons-nous à nous dire heureux, lorsque nous le respirons ? Un grand nombre mettentle bonheur de la vie à entendre la musique des voix humaines, des instrumentsà cordes et à vent ; lorsqu’elle leur manque, ils se trouvent misérables ; lorsqu’ilsl’entendent, ils sont tout joyeux. Et nous, quand nous sentons le silence harmo-nieux et éloquent de la vérité, s’il m’est permis de parler ainsi, pénétrer sans bruitdans nos âmes, nous chercherions un autre bonheur dans la vie, au lieu de jouirde celui-ci, à la fois si certain et tout en notre pouvoir ! L’éclat de l’or et de l’argent,l’éclat des pierres précieuses et de tout ce que colore la lumière, l’éclat de cettelumière elle-même qui appartient à nos yeux, soit qu’elle jaillisse des feux de laterre, des étoiles, de la lune ou du soleil, réjouit les hommes par sa

1. Ps. XXXVI, 4.

joyeuse clarté ; lorsque aucun chagrin, aucun besoin ne les dérobe à cette joie,ils s’en estiment heureux et voudraient toujours vivre. Et nous, nous craindrionsde placer le bonheur de notre vie dans la lumière de la vérité ? 36. Il y a plus : n’est-ce pas dans la vérité que nous connaissons et que nous saisissons le souverainbien, et cette vérité n’est-elle pas la sagesse ? Fixons donc sur elle nos regards poury saisir le souverain bien et en fouir. Heureux, certes, est celui qui jouit du souve-rain bien. Or, c’est la vérité qui montre tous les biens qui sont vrais ; et les hommessuivant le degré de leur intelligence, en choisissent un ou plusieurs pour en jouir.Cependant, parmi ceux qui choisissent à la lumière du soleil quelque objet pourle contempler plus volontiers et se réjouir de sa vue, s’il s’en trouve quelques-unsdont les yeux soient plus puissants, plus sains et plus vigoureux, ils ne regardentaucun objet plus volontiers que le soleil lui-même ; le soleil, dont la lumière éclaireles autres objets dans lesquels les yeux plus infirmes trouvent leur joie. De même,lorsqu’un oeil intelligent, fort et puissant, a considéré la multitude des choses in-altérablement vraies dans la certitude de sa raison, il se tourne ensuite vers la vé-rité elle-même, à la lumière de laquelle il les a toutes vues, il s’attache à elle, et, les

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oubliant toutes en quelque sorte, il jouit en elle de toutes à la fois. Car ce qui nouschanne dans les choses vraies, ne nous charme que par la vérité elle-même. 37.Telle est notre liberté, lorsque nous nous soumettons à cette vérité ; et c’est notreDieu lui-même qui nous délivre de la mort, c’est-à-dire de l’état de péché. Carc’est la vérité elle-même, homme conversant avec les hommes, qui a dit à ceuxqui croient en elle : « Si vous gardez ma parole, vous êtes vraiment mes disciples,et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres (1). »En effet, l’âme nejouit de rien avec liberté, si elle n’en jouit avec sécurité.

CHAPITRE XIV. ON POSSÈDE LA VÉRITÉ AVEC SÉCURITÉ.

Personne n’est en sécurité au milieu de ces biens qu’on peut perdre malgré soi.Mais personne ne perd malgré lui la vérité et la sagesse.

1. Jean, VIII, 81, 32.

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Aucun espace ne peut séparer d’elle, et s’il existe une séparation de la sagesseet de la vérité, on ne doit l’entendre que de la volonté pervertie, qui s’en va aimantau lieu d’elle les choses inférieures. D’un autre côté, personne ne veut quoi que cesoit en ne le voulant pas. Nous avons donc en elle une chose dont nous jouissonstous également et en commun ; en elle, on n’est point à l’étroit ; en elle, point dedéfaillance. Elle reçoit tous ses amans sans les rendre aucunement jaloux les unsdes autres ; elle se livre également à tous, et elle demeure chaste en se donnantà chacun. Aucun ne dit à l’autre : ôte-toi, pour que je puisse m’approcher à montour ; écarte tes bras, pour que je puisse, moi aussi, l’embrasser. Tous s’attachentà elle, tous la tiennent en même temps. Le mets qu’elle offre ne se divise pointen parts, et ce que tu prends de son breuvage, je puis moi-même le boire. En larecevant, tu ne transformes rien d’elle en quelque chose qui te soit propre ; et ceque tu en goûtes, demeure entier pour moi. Tu l’aspires, et je n’ai pas besoin d’at-tendre que tu respires pour l’aspirer à mon tour. Il n’arrive jamais que rien d’elledevienne la propriété exclusive d’un seul ou de plusieurs ; elle est tout entière à lafois et commune à tous. 38. Cette vérité a donc moins d’analogie avec les objetsdu sens du toucher, du goût et de l’odorat, qu’avec les objets qui tombent sous lessens de la vue et de l’ouïe. En effet, une parole est entendue à la fois tout entièrepar tous les auditeurs, et tout entière par chacun d’eux. Une image placée devant

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nos yeux est vue telle qu’elle est par chacun de nous en même temps. Toutefois,ces analogies sont loin d’être parfaites. Car un son ne retentit pas tout entier à lafois ; une partie en résonne d’abord, une autre ensuite, parce qu’il se mesure et seprolonge dans le temps ; de même une image visible s’étend en quelque sorte dansle lieu , et elle n’est pas tout entière partout. D’ailleurs il est certain que toutes ceschoses peuvent nous être enlevées malgré nous, et nous sommes à l’étroit ou bienempêchés pour en jouir. S’il pouvait y avoir un concert harmonieux qui durât tou-jours, et que les amateurs s’empressassent à l’envi pour venir l’entendre, plus ilsseraient nombreux, plus ils seraient à l’étroit ; ils se disputeraient les places pourapprocher plus près des chanteurs ; de plus ils ne pourraient rien garder de cequ’ils entendraient, et leur oreille ne serait frappée que de sons fugitifs. Ce soleillui-même, si je voulais fixer sur lui mes yeux, et que je pusse le faire avec per-sévérance , son coucher me l’enlèverait, un nuage me le voilerait, bien d’autresobstacles me feraient perdre malgré moi le plaisir de le voir. Enfin y eût-il unedouce lumière que je pusse toujours voir et un chant harmonieux que je pussetoujours entendre, quelle gloire en retirerais-je, puisque ces choses me sont com-munes avec les bêtes. Mais il n’en est pas de même de cette beauté de la Vérité etde la Sagesse. Il suffit d’une volonté persévérante d’en jouir ; alors en vain se pres-sera la foule des auditeurs, elle n’éconduira pas les survenants ; cette vérité ne sedéveloppe pas dans le temps, elle ne se déplace pas dans le lieu ; ni la nuit n’inter-rompt, ni l’ombre n’intercepte son rayonnement ; elle est indépendante des senscorporels. Que ceux qui l’aiment se tournent vers elle de tous les points du monde,elle est auprès de tous, et elle y est toujours. Elle n’est dans aucun lieu, et elle n’estnulle part absente ; elle avertit du dehors, et elle instruit au dedans. Elle changetous ceux qui la voient en les améliorant, et aucun d’eux ne peut la changer ni ladétériorer ; personne ne la juge elle-même, personne ne peut bien juger sans elle.Et ainsi il est évident qu’il faut sans hésitation, la déclarer supérieure à nos esprits,qui, chacun, ne deviennent sages que par elle seule, qui ne sont point ses juges, etjugent toutes choses par elle.

CHAPITRE XV. LES RAISONNEMENTS PRÉCÉDENTS PROUVENTL’EXISTENCE DE DIEU.

39. Tu m’avais concédé que tu reconnaîtrais l’existence de Dieu, si je te montraisune chose supérieure à nos esprits, pourvu qu’il n’y en eût pas d’autre qui fut su-périeure à celle-là. J’avais accepté cette concession en disant qu’il suffisait que jefisse la démonstration promise. Car, disais-je, s’il est encore une chose supérieureà celle-là, elle sera Dieu ; et s’il n’y en a pas, la Vérité même est Dieu. Qu’il y ait

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donc ou non rien de supérieur à la vérité, tu ne pourras nier que Dieu soit. Telleétait la question que nous avions résolu de discuter et [355] de traiter. Maintenant,si tu te troublais de ce que l’enseignement sacré du Christ nous a fait admettrecomme un point de foi que Dieu est le Père de la Sagesse, rappelle-toi que nousadmettons aussi par la foi que la Sagesse engendrée du Père éternel est égale à lui.Ainsi il n’y a rien à discuter ici, mais c’est un article de foi inébranlable. Dieu est, etil est vraiment et souverainement. Et il me semble que ce n’est plus seulement lafoi qui nous le fait tenir comme indubitable, mais que nous le comprenons aussisûrement quoique bien faiblement. Or, cela suffit pour la question proposée, etnous pouvons développer le reste de notre thème, à moins que tu n’aies quelqueobjection à faire. - E. Je suis inondé d’une joie vraiment incroyable, en écoutantce que tu me dis, et je ne pourrais l’exprimer en paroles ; mais je proclame la cer-titude parfaite de tes raisonnements. Je la proclame au dedans de moi-même, eten poussant ce cri, que je désire être entendu de la Vérité elle-même, comme jedésire m’attacher à elle. Et j’accorde qu’elle est, non-seulement un bien, mais lesouverain bien, et celui qui donne le vrai bonheur. 40. A. Très-bien ! et je m’en ré-jouis beaucoup moi-même. Mais, dis-moi, sommes-nous dès maintenant sages etheureux ? ou marchons-nous encore vers ce but que nous devons atteindre ? - E.J’incline à croire que nous y tendons encore. - A. D’où vient alors que tu saisis cesvérités et ces certitudes, où tu proclames trouver ta joie, et comment admets-tuqu’elles font partie de la sagesse ? Est-ce qu’un insensé peut connaître la sagesse ?- E. Tant qu’il est insensé, il ne le peut. - A. Donc, ou déjà tu es sage, ou tu neconnais pas encore la sagesse. - E. Je ne suis pas encore sage, et je ne voudraisplus me dire insensé, en tant que je connais la sagesse, puisque les choses que jeconnais sont certaines, et que je ne puis nier qu’elles fassent partie de la sagesse.- A. Dis-moi donc, je te prie, refuseras-tu de reconnaître que celui qui n’est pasjuste, est injuste, que celui qui n’est pas prudent est imprudent, celui qui n’est pastempérant, intempérant ? Cela laisse-t-il l’ombre d’un doute ? - E. J’avoue que, tantqu’un homme n’est pas juste, il est injuste ; et j’en dis autant de la prudence et dela tempérance. - A. Pourquoi donc en serait-il autrement de la sagesse ? tant qu’unhomme n’est pas sage, n’est-il pas insensé ? - E. Je l’avoue aussi. - A. Eh bien ! main-tenant dans quelle catégorie es-tu ? - E. Appelle-moi comme il te plaira ; mais, jen’ose pas encore me dire sage ; et, d’un autre côté, les concessions que j’ai faitessemblent me forcer à admettre comme conséquence que je suis évidemment uninsensé. - A. Alors l’insensé connaît la sagesse. Et en effet, comme nous l’avonsdit, il ne serait pas certain qu’il veut être sage, ni qu’il faut l’être, si la notion dela sagesse n’était pas imprimée dans son esprit, aussi bien que les notions de cesautres choses sur lesquelles tu as répondu en détail à mes questions, et que tu asreconnues avec joie faire partie de la sagesse. - E. Il en est comme tu le dis.

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CHAPITRE XVI. AUX AMES ZÉLÉES QUI LA CHERCHENT, LASAGESSE SE MONTRE PARTOUT, AU MOYEN DES NOMBRESIMPRIMÉS SUR CHAQUE CHOSE.

41. A. Lorsque nous nous étudions à être sages, faisons-nous autre chose quede ramasser, pour ainsi parler, notre âme tout entière, avec tout l’empressementdont nous sommes capables, pour la transporter dans l’objet que notre esprit asaisi, et l’y fixer d’une manière durable ? Nous l’empêchons ainsi de jouir de sonmoi qu’elle a embarrassé dans les choses passagères ; et la voilà, dépouillée detoutes les afflictions du temps et de l’espace, qui s’attache à celui qui est un ettoujours le même ; car comme toute la vie du corps, c’est l’âme, ainsi la vie heu-reuse de l’âme, c’est Dieu. Occupés à ce travail, nous sommes dans la voie tantque nous ne l’avons pas achevé. Et quant à cette concession qui nous est faite dejouir des biens vrais et certains, dont l’éclat illumine ce chemin, tout ténébreuxqu’il est, vois si ce n’est pas d’elle que parle l’Ecriture, en nous faisant connaîtrela conduite de la sagesse à l’égard de ceux qui l’aiment, lorsqu’ils viennent à elleet qu’ils la cherchent. Il est écrit en effet : « Elle se montrera à eux sur les cheminsavec un visage riant, et elle ira à leur rencontre avec le cortége de sa Providence(1). »Et vraiment, de quelque côté que tu portes tes regards, elle te parle, commeau moyen de ces vestiges dont elle a laissé l’empreinte sur ses

1. Sap. VI, 17.

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œuvres ; et tandis que tu retombes dans les choses extérieures, elle te rappelleau dedans de toi-même par les formes mêmes des choses extérieures. Tout ce quite délecte dans les corps, tout ce qui t’attire par tes sens corporels, elle te le fait voirplein de nombres, elle t’invite à en rechercher l’origine, à rentrer en toi-même et àcomprendre que tu ne pourrais rien approuver ni désapprouver de ce que tu saisispar tes sens extérieurs, si tu n’avais pas près de toi certaines règles du beau, pourapprécier toutes les beautés extérieures dont tu as le sentiment. 42. Contemple leciel, et la terre et la mer, tout ce qui brille en haut, tout ce qui rampe en bas, toutce qui vole et nage : il y a là des formes, parce qu’il y a là des nombres. Ote ceux-ci, celles-là ne sont plus rien. Qui donc est leur auteur sinon l’auteur du nombre ?d’autant plus que l’être qui est en elle est en raison du nombre qui s’y trouve.Vois encore les artistes qui travaillent sur les formes corporelles, ils ont aussi les

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nombres dans leur art, pour organiser leurs ouvrages. Ils meuvent leurs mains etmanient leurs outils, jusqu’à ce que l’objet d’art qu’ils travaillent atteigne autantque possible la perfection d’une forme extérieure qui corresponde à la vue lumi-neuse qu’ils ont intérieurement des nombres ; jusqu’à ce que cet objet obtienne,au moyen du truchement des sens, l’agrément du juge intérieur qui a les yeuxfixés sur les nombres supérieurs. Cherche ensuite le moteur des bras de l’artistelui-même : c’est le nombre ; car ses membres se meuvent avec calcul ; si tu lui ôtesdes mains l’ouvrage qu’il fait et de l’esprit l’intention de le faire ; si néanmoins ilveut encore mouvoir ses membres par plaisir, cette action s’appellera la danse.Cherche donc aussi ce qui fait plaisir dans la danse ; le nombre te répondra en-core : c’est moi. Dans un corps, regarde la beauté de la forme : ce sont les membresoccupant le lieu ; regarde la beauté du mouvement : ce sont les nombres opérantdans le temps. Pénètre dans l’art d’où ils procèdent, cherche dans cet art le tempset le lieu : tu n’y trouveras jamais l’un, ni nulle part l’autre. Cependant le nombreest vivant dans l’art ; mais sa région n’est point celle des espaces, ni sa durée celledes jours. Considère enfin ceux qui veulent devenir artistes et qui font l’apprentis-sage d’un art. Ils meuvent leurs corps dans les lieux et les temps, et leur âme dansle temps seulement, puisque c’est avec le temps qu’ils deviennent habiles. Elève-toi donc encore au-dessus de l’âme de l’artiste, si tu veux voir le nombre éternel.Alors la sagesse t’apparaîtra sur son siège intérieur, et du fond même du sanctuairede la vérité tu verras briller son éclat. Et si ton regard est encore trop faible pourle refléter, reporte l’oeil de ton esprit dans la voie où elle se montrait à toi avecun visage joyeux. Souviens-toi pourtant que tu ne fais que différer ta contempla-tion, et que tu y reviendras, lorsque ton regard sera plus sain et plus vigoureux.43. Malheur à ceux qui t’abandonnent, ô guide ! pour s’égarer sur tes traces. Mal-heur à ceux qui prenant tes signes pour toi-même, les aiment au lieu de t’aimer, etoublient ce que tu veux leur faire entendre, ô sagesse, suave lumière de l’âme pu-rifiée ! Car tu ne cesses de nous signifier et ta nature et ta grandeur ; et tes signessont la beauté même de toutes les créatures. Eh ! l’artiste humain lui-même faitsigne au spectateur qui contemple la beauté de son ouvrage, de ne pas s’y arrêtertout entier, mais de parcourir du regard sa statue pour le reporter affectueuse-ment sur celui qui l’a sculptée. Ceux qui aiment tes œuvres au lieu de t’aimer sontsemblables à ces auditeurs d’un sage éloquent. qui écoutant avec avidité le douxson de sa voix et l’harmonieux arrangement des mots qu’il prononce, perdent lesens magistral des pensées, dont ces mots ne sont que le signe retentissant. Mal-heur à ceux qui se détournent de la lumière, et qui croupissent mollement dansleurs ténèbres. Ils te tournent le dos, et s’enfoncent dans l’ouvrage charnel commedans leur ombre, sans s’apercevoir que cela même qui les y délecte, est un rayonéchappé de la sphère lumineuse de ta beauté ! Cependant tandis qu’ils aimentl’ombre, l’ombre rend leurs yeux plus faibles, et plus impuissants à jouir de ta vue.

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Ainsi l’homme s’enténèbre de plus en plus, à mesure qu’il poursuit plus volon-tiers les objets qui blessent plus doucement sa faiblesse. Dès lors il commenceà ne pouvoir plus voir les sommités de l’être, et à regarder comme un mal tousles mécomptes de son imprudence, toutes les séductions de son indigence et lestourments de son esclavage. Cependant ces peines qu’il souffre, il les a méritéespar sa perversion, et ce qui est justice ne peut être un mal. [357]

44. De tous les objets changeants que tu vois, il n’en est donc pas un seul quetu puisses saisir soit par les sens du corps, soit par l’attention de l’esprit, s’il nesubsiste dans une forme numérique, à tel point, que, si cette forme lui est ôtée,l’objet retombe dans le néant. Par conséquent, pour que toutes ces choses chan-geantes ne disparaissent pas, et qu’elles puissent, par leurs mouvements mesuréset la trame variée de leurs formes, accomplir ce que j’oserai appeler leurs poèmesdans le temps, il faut, n’en doute pas, qu’il y ait une forme éternelle et. Immuable,qui ne soit pas elle-même étendue et comme répandue dans l’espace, ni prolon-gée et variable dans le temps. C’est par elle que toutes ces choses peuvent êtreformées, et, chacune selon son genre, occuper les nombres de l’espace et traver-ser les nombres de la durée.

CHAPITRE XVII. TOUT BIEN ET TOUTE PERFECTION VIENNENTDE DIEU.

45. En effet, tout ce qui est susceptible de changement est nécessairement sus-ceptible de forme. Or, comme nous appelons muable ce qui peut être changé,laisse-moi appeler formable ce qui peut prendre une forme. Mais aucune chosene peut se former elle-même ; parce qu’aucune chose ne peut se donner ce qu’ellen’a pas, et que pour arriver à sa forme, une chose quelconque doit être formée. Sidonc un objet donné a une forme, il n’a pas besoin de recevoir ce qu’il a ; si aucontraire il n’en a pas, il ne peut prendre en lui-même ce qu’il n’a pas. Il n’est doncrien qui puisse, comme nous le disions, se former soi-même. Car il est inutile derevenir sur la mutabilité du corps et de l’âme : nous en avons assez parlé plushaut. Ainsi, est-il nécessaire que le corps et l’âme reçoivent leur forme d’une autreforme immuable et permanente. C’est à celle-ci qu’il a été dit : « Tu les changeras,et ils oseront changés. Pour toi, tu es toujours le même, et tes années sont sansdéfaillance (1). »Par cette locution, années sans défaillance, le prophète exprimel’éternité. Il a été dit encore de cette forme que, « demeurant en elle-même a ellerenouvelle toutes choses (2). »Par là on comprend aussi que la Providence

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1. Ps. CI, 27, 28. - 2. Sag. VII, 27.

gouverne toutes choses. Car si toutes les choses qui sont perdaient leur être enétant dépouillées de leurs formes, c’est que cette forme immuable, par laquelletous les êtres sujets au changement subsistent et sont en état d’occuper et deparcourir les nombres de leurs formes, est elle-même leur providence : car ils neseraient pas, si elle n’était pas. Ainsi, tout homme qui regardant et considérantl’universalité des êtres créés, chemine vers la sagesse, voit la sagesse se montrerà lui sur lé chemin avec un visage joyeux, et venir à sa rencontre avec le cortégede sa Providence ; et alors il désire avec une ardeur d’autant plus vive d’acheverson voyage, que le chemin lui-même emprunte toute sa beauté à la sagesse, qu’ilbrûle d’atteindre. 46. Pour toi, si, outre les créatures douées de l’existence et nonde la vie ni de l’intelligence, celles qui ont reçu l’existence et la vie, et celles quiréunissent à la fois l’existence, la vie et l’intelligence, tu en trouves de quelqueautre espèce, je te permettrai de dire qu’il y a des biens qui ne viennent pas deDieu. Du reste, ces trois genres peuvent être désignés par deux noms seulement :on peut les appeler corps et vie. Car à la créature qui a la vie sans avoir l’intelli-gence, comme la bête, et à celle qui a l’intelligence aussi, comme l’homme, s’ap-plique parfaitement le mot vie. Or ces deux choses, le corps et la vie, qui sont com-muniquées, à la création (la vie est aussi au créateur, et c’est la vie suprême) : cesdeux créatures, dis-je, le corps et la vie, étant formables comme nous l’avons re-connu, et retombant dans le néant si elles perdaient entièrement leurs formes,montrent bien qu’elles subsistent par cette forme qui est toujours la même. Donctous les biens, grands ou petits, ne peuvent venir que de Dieu. Car que peut-il yavoir de plus grand dans les créatures, sinon la vie intelligente, et de moindre, si-non les corps ? Quoiqu’ils soient sujets à la défaillance, et qu’ils tendent au néant ,ils conservent néanmoins toujours une certaine forme, en sorte qu’ils ont toujoursun certain mode d’existence. Or le moindre degré de forme qui reste dans un êtredéfaillant vient de cette forme qui ne peut défaillir, et qui ne permet jamais auxmouvements mêmes des choses qui défaillent et s’en vont, de sortir de la loi desnombres. Donc tout ce que les créatures renferment d’admirable, et quel que soitle degré de beauté que nous [358] admirions dans les plus grandes ou dans lesmoindres, tout doit être rapporté à la louange incomparable et ineffable du Créa-teur. Aurais-tu quelque chose à ajouter ?

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CHAPITRE XVIII. QUOIQU’ON PUISSE ABUSER DE LA VOLONTÉLIBRE, ELLE DOIT ÊTRE COMPTÉE PARMI LES BIENS.

47. E. C’en est assez, je l’avoue, pour être persuadé ; l’évidence est faite, autantqu’elle peut l’être en cette vie et pour des esprits tels que nous sommes ; je recon-nais que Dieu est, et que tous les biens viennent de Dieu ; car toutes les créatures,qu’elles aient à la fois l’intelligence, la vie et l’être, ou seulement l’être et la vie,ou seulement l’être, sont de Dieu. Maintenant abordons la troisième question etvoyons si l’on peut la résoudre et compter la volonté libre parmi les biens. Quandce point sera démontré, j’avouerai que c’est Dieu qui nous l’a donnée et qu’il a dûnous la donner. A. Tu te rappelles fort bien l’état de la discussion, et ta perspicacitéa saisi que la seconde question est maintenant résolue. Mais tu as dû remarquerde même que la troisième l’est également. En effet, la raison pour laquelle il teparaissait que le libre arbitre de la volonté n’aurait pas dû être donné, c’est qu’ons’en sert pour pécher. A cette assertion, je t’ai répondu qu’on ne pouvait faire lebien sans ce même libre arbitre (1), et j’assurais que c’était plutôt pour cela queDieu l’avait donné. Tu répliquas que la volonté libre aurait dû nous être donnéede la même manière que la justice, dont personne ne peut se servir que pour lebien. Cette réplique a engagé la discussion dans ces détours multipliés , qui m’ontfait aboutir à te prouver que les biens supérieurs et les biens inférieurs n’ont pasd’autre auteur que Dieu. Mais pour mettre ce point suffisamment en lumière, il aété nécessaire de combattre les opinions de la sottise impie qui fait dire à l’insensédans son cœur : « Il n’y a point de Dieu (2) ; »et nous avons raisonné sur ce gravesujet selon notre pouvoir et de manière à y répandre de la clarté, avec l’aide dece même Dieu qui nous a secourus dans ce périlleux trajet. Mais ces deux points,Dieu est, et il est l’auteur de tous les biens,

1. Rét. liv. I, ch. IX, n. 3. - 2. Ps. XIII, 1.

que nous admettions auparavant avec une foi inébranlable , ont été néanmoinstraités de telle sorte, que le troisième en est lui-même éclairci avec une évidencemanifeste. 48. La dernière discussion a démontré, ce dont nous sommes conve-nus ensemble, que la nature du corps est inférieure à la nature de l’âme, et, parconséquent, que l’âme est un plus grand bien que le corps. Or, quand nous trou-vons dans le corps des biens dont l’homme peut abuser, nous ne disons pas pourcela qu’ils n’auraient pas dû lui être donnés, puisque nous reconnaissons que cesont des biens ; mais alors est-il étonnant qu’il y ait aussi dans l’âme des biensdont nous pouvons de même abuser, et qui cependant ne peuvent nous avoir étédonnés que par l’auteur de tous les biens, puisque ce sont des biens. En effet, tuvois quel grand bien manque à un corps lorsqu’il n’a pas de mains, et cependant

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on abuse des mains, lorsqu’on s’en sert pour commettre des actions cruelles ouhonteuses. Si tu voyais un homme sans pieds, tu reconnaîtrais que l’intégrité deson corps est privée d’un bien considérable ; et cependant celui qui se sert de sespieds pour aller nuire à quelqu’un ou se déshonorer lui-même, abuse de ses pieds,tu ne pourrais le nier. Avec les yeux, nous voyons cette lumière et nous distinguonsles formes des corps ; et c’est une grande beauté de notre corps que ces organesy soient placés comme en un lieu noble et élevé ; de plus, ils servent à nous dé-fendre contre ce qui pourrait nous nuire, et ils ont d’autres utilités nombreuses ;cependant la plupart des hommes abusent souvent des yeux pour des actionshonteuses, et ils les forcent à faire le service de leurs passions. Et tu vois quel grandbien manquerait à un visage d’où les yeux seraient absents ! mais puisqu’ils y sontà leur place, qui donc les a donnés, si ce n’est le dispensateur de tous les biens ? Tuapprouves ces biens dans le corps, et sans faire attention à ceux qui en abusent, tuloues Celui qui nous les a donnés. Tu dois raisonner de même sur la volonté libre,sans laquelle personne ne peut vivre avec droiture ; tu dois avouer qu’elle est unbien et un bienfait de Dieu, et qu’il faut condamner ceux qui abusent de ce bienpour faire le mal, plutôt que de prétendre que Celui qui nous en a dotés n’auraitpas dû la donner. 49. E. J’aimerais mieux t’entendre me prouver que la volontélibre est un bien ; je t’accorderais [359] ensuite volontiers que c’est Dieu qui nousl’a donnée, puisque je reconnais que tous les biens viennent de Dieu. A. Encore !Mais enfin ne te l’ai-je pas prouvé dans tout le cours de cette laborieuse discus-sion ? N’as-tu pas admis que toutes les images et les formes corporelles existent envertu de la forme suprême de toutes choses, et n’as-tu pas avoué qu’elles sont desbiens ? Il n’est pas jusqu’à nos cheveux qui n’aient été comptés c’est la Vérité elle-même qui parle ainsi dans l’Evangile (1). As-tu oublié ce que nous avons dit de lasublimité du nombre, et de cette puissance qui atteint d’une extrémité à une autreextrémité. Quel incroyable égarement d’esprit ! Compter parmi les biens jusqu’ànos cheveux, un bien si mince et si inférieur, ne pas trouver d’autre auteur à leurassigner que Dieu même, le Créateur de tous les biens, parce que les moindrescomme les plus grands biens sont de Lui, qui est l’auteur de tout ce qui est bon ;et avoir encore des doutes sur la volonté libre, indispensable pour vivre avec droi-ture, de l’aveu même de ceux qui mènent la vie la plus abjecte ! Eh bien ! réponds-moi maintenant, je t’en prie : Quelle est, à ton sens, la chose la meilleure en nous,celle, sans laquelle on peut vivre honnêtement, ou celle sans laquelle on ne peutvivre honnêtement ? - E. Pardonne-moi, je t’en supplie ; j’ai honte moi-même d’yvoir si peu. Mais personne n’hésiterait pour te répondre. La chose de beaucoup lameilleure est évidemment celle sans laquelle il n’y aurait pas de vie honnête. - A.Maintenant me nieras-tu qu’un homme qui louche puisse vivre avec honnêteté ?- E. Loin de moi une aussi incroyable folie. - A. Eh bien ! puisque tu accordes quec’est un bien du corps, que cet oeil dont la perte n’empêche pas de vivre honnête-

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ment, croiras-tu encore que ce n’est pas un bien que la volonté libre, sans laquellepersonne ne vit avec droiture ? 50. Tu t’arrêtes à considérer la justice, dont per-sonne ne se sert pour le mal. Il faut la compter parmi les biens les plus élevés quisont dans l’homme, aussi bien que toutes les vertus de l’âme dont se compose lavie droite et honnête. Car personne ne mésuse ni de la prudence, ni de la forced’âme, ni de la tempérance : elles sont toutes, comme la justice elle-même que tuas citée, animées par la droite raison, sans laquelle il ne peut y avoir

1. Matth. X, 30.

de vertus. Et personne non plus ne peut mésuser de la droite raison.

CHAPITRE XIX. TROIS SORTES DE BIENS : LES GRANDS, LESPETITS, ET LES MOYENS ; LA LIBERTÉ EST DU NOMBRE DE CESDERNIERS.

Ce sont là les grands biens. Mais, tu dois te le rappeler, non-seulement les grandsbiens , mais encore les petits ne peuvent venir que de l’auteur de tous les biens,c’est-à-dire- Dieu c’est un fait dont la récente discussion t’a persuadé ; et com-bien de fois n’y as-tu pas adhéré joyeusement ? Les vertus qui sont le fond de lavie honnête, sont donc les grands biens ; et toutes les formes du monde corpo-rel, sans lesquelles on peut vivre dans la justice, sont les moindres biens : mais lespuissances de l’âme, sans lesquelles on ne peut vivre avec droiture sont les biensmoyens. Personne ne mésuse des vertus : pour les autres biens ;savoir les moyenset les petits, chacun peut non-seulement en bien user, mais encore en mal user.On ne peut mésuser de la vertu, parle que l’œuvre de la vertu consiste précisé-ment dans le bon usage des biens, dont nous pouvons aussi ne pas bien user.Mais personne, en usant bien, ne mésuse. Ainsi la bonté de Dieu, dans son abon-dance et sa grandeur, nous a départi non-seulement les grands biens, irais en-core les moyens et les petits. Nous devons louer cette bonté pour les grands biens,plus que pour les moyens, et plus pour les moyens que pour les moindres ; maisnous devons la louer pour tous ensemble, plus que si elle ne nous les avait pastous donnés. 51. E. D’accord. Mais voici qui me préoccupe : Il s’agit de la volontélibre, et c’est elle qui use bien ou mal des autres choses ; comment alors la comp-ter elle-même parmi les choses dont nous usons ? - A. Tout comme la -raison ;nous connaissons, par la raison, tous les objets de la science ; et cependant, la rai-son elle-même est comptée au nombre des choses que nous connaissons par elle.

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Lorsque nous recherchions plus haut quels sont les objets de la connaissance ra-tionnelle, l’aurais-tu oublié ? Tu as admis que la raison elle-même est connue parla raison. Si donc nous usons des autres choses au moyen de la volonté libre, ilne faut pas pour cela trouver [360] étrange que nous usions de la volonté libre,par elle-même. La volonté qui use des autres choses use d’elle-même, comme laraison, qui connaît tout le reste, se connaît elle-même. Il faut en dire autant de lamémoire. Non-seulement elle saisit toutes les choses dont nous nous souvenons,mais elle subsiste en nous de telle sorte que nous n’oublions pas que nous avons lamémoire ; ainsi elle se souvient, non-seulement du reste, mais aussi d’elle-même ;ou, pour mieux parler, c’est nous qui nous souvenons de tout le reste et d’elle-même, par elle-même. 52. Lors donc que la volonté s’attache au bien immuable,commun et non propre à elle, telle qu’est cette vérité dont nous avons tant parlé,sans rien dire qui fût digne d’elle, alors l’homme possède la vie heureuse, et la vieheureuse elle-même, c’est-à-dire l’affection de l’âme attachée au bien immuable,est un bien propre à l’homme et le premier de tous. Il renferme aussi toutes les ver-tus, dont personne ne peut mésuser. Car bien que ce soient là les grands biens etles premiers pour l’homme, on comprend assez qu’ils ne sont pas communs, maispropres à chacun. C’est par la vérité, en effet, c’est par la sagesse, commune à tous,que tous deviennent sages et heureux, en s’attachant à elles. Mais un homme nedevient pas heureux par le bonheur d’un autre homme. Lors même qu’un hommeen prend un autre pour modèle, afin de devenir heureux, que veut-il, sinon êtreheureux par le moyen qu’il voit procurer le bonheur à un autre, c’est-à-dire par lavérité, bien commun et inaltérable ? Personne non plus ne devient prudent par laprudence d’un autre, ni fort, ni tempérant, ni juste, par la force, la tempérance nila justice d’autrui ; mais bien en accommodant son âme aux règles immuables etaux lumières des vertus, qui sont vivantes et incorruptibles dans la vérité et la sa-gesse communes ; on cherche à y conformer et à y fixer son âme, comme on l’a vufaire à l’homme vertueux qu’on s’est proposé pour modèle. 53. Ainsi la volonté, ens’attachant au bien commun et immuable, obtient les premiers et les plus grandsbiens de l’homme, quoiqu’elle ne soit elle-même qu’un bien moyen. Elle pèche,au contraire, lorsqu’elle se détourne du bien commun et immuable, pour se tour-ner soit vers son bien particulier, soit vers un bien extérieur ou inférieur. Or elle setourne vers son bien particulier, lorsqu’elle veut être maîtresse d’elle-même ; versles biens extérieurs, lorsqu’elle veut rechercher ce qui appartient à autrui ou quine lui appartient pas à elle-même ; enfin elle se tourne vers les biens inférieurs,lorsqu’elle aime les voluptés du corps. C’est ainsi que l’homme superbe, curieuxet impur tombe dans cette autre vie, qui, en comparaison de la première, est unemort. Cependant cette vie inférieure est encore régie par le gouvernement de laProvidence divine, qui organise et met toutes choses à leur place, et traite chacunselon ses mérites. Et c’est ainsi encore que les biens recherchés par les pécheurs

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ne sont pas des choses mauvaises, non plus que la volonté libre, que nous avonsclassée, avec raison, parmi les biens moyens. Mais le mal consiste dans la per-version de la volonté qui se détourne du bien immuable, pour se tourner vers lesbiens changeants. Et, comme cette perversion n’est pas forcée, mais volontaire, ilest convenable et juste que la misère la suive comme châtiment.

CHAPITRE XX. DIEU N’EST PAS L’AUTEUR DU MOUVEMENT PARLEQUEL LA VOLONTÉ SE DÉTOURNE DU BIEN IMMUABLE.

54. Tu vas probablement me poser une question et me dire : Lorsque la volontés’éloigne du bien immuable pour se tourner vers le bien changeant, elle est mue ;d’où lui vient donc ce mouvement ? Il est assurément mauvais, bien que la volontélibre, sans laquelle on ne peut vivre avec droiture, doive être comptée parmi lesbiens. Or si ce mouvement, par lequel la volonté s’éloigne du Seigneur Dieu, estindubitablement le péché, pourrons-nous dire que Dieu soit l’auteur du péché ?Ce mouvement n’a donc pas Dieu pour auteur. Encore une fois d’où vient-il ? Acette question, si je réponds que je ne le sais pas, tu en seras peut-être affligé. Ce-pendant je dois te parler ainsi, pour te répondre selon la vérité. Car ce qui n’estrien ne peut être su. Contente-toi de tenir religieusement et fermement à cettedoctrine : Il ne se présente à tes sens, à ton intelligence ni à ta pensée, aucun bienqui n’ait Dieu pour auteur. En effet, il ne peut se rencontrer aucun être qui n’aitDieu pour auteur. Car toutes les fois [361] que tu verras dans une chose la mesure,le nombre et l’ordre, n’hésite pas à l’attribuer à Dieu, suprême ordonnateur. Si,au contraire, tu les retranches, il rie te restera plus rien. Car en vain il te sembleraqu’il reste un commencement de forme, là où tu ne rencontres ni la mesure, ni lenombre, ni l’ordre ; partout où ils sont, la forme est parfaite ; où ils ne sont pas, ilne faut pas supposer même un commencement de forme , qui semblerait être làcomme la matière soumise au travail de perfectionnement de l’Ordonnateur. Carsi la perfection de la forme est bonne, le commencement de la forme ne sera pasdéjà sans quelque bonté. Par conséquent, si tu retranches d’une chose tout bien,il ne restera pas une certaine petite chose, mais il y aura le néant absolu. Or toutbien vient de Dieu. Donc tout être aussi vient de Dieu. Mais ce mouvement dela volonté qui s’éloigne du Dieu suprême, et que nous appelons le péché, est dé-fectueux ; d’un autre côté, toute défectuosité vient du néant ; vois donc à quoi serattache ce mouvement, et reconnais sans hésiter qu’il ne se rattache pas à Dieu.Cependant comme il est volontaire, il est par là même en notre puissance. Si donctu le crains, il faut ne pas le vouloir. Et si tu ne le veux pas, il n’aura pas lieu. Quoi deplus rassurant qu’une vie où il ne t’arrivera rien sans que tu le veuilles ? Toutefois,

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parce que l’homme, tombé de lui-même, ne peut pas de lui-même se relever (1),saisissons cette main droite de Dieu qu’il veut bien nous tendre d’en haut, je veuxdire Notre-Seigneur Jésus-Christ, saisissons-le d’une foi ferme, attendons-le avecune espérance certaine, désirons-le d’une charité ardente. Quant à l’origine dupéché, peut-être penses-tu qu’il convient de l’examiner davantage ; je crois, pourmoi, que cela n’est nullement nécessaire ; mais si tu es d’un autre avis, nous re-mettrons cette discussion à un autre moment. E. Je veux bien, avec toi, remettre àun autre temps la question soulevée. Mais je ne t’accorde pas qu’elle soit épuisée.

1. Rétr. liv. I, ch. IX, n. 3.

Ces deux premiers livres sont traduits par M. l’abbé DEFOURNY.

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Chapitre 3

LIVRE TROISIÈME

Argument : Etait-il convenable que Dieu nous donnât le libre arbitre, puisqu’ildevait être la source de tous les péchés ? - Saint Augustin démontre ici que malgrétous les maux qu’il devait produire, le libre arbitre est un bienfait divin et qu’ilconcourt à la beauté de l’univers.

CHAPITRE PREMIER. D’OU VIENT LE MOUVEMENT QUISÉPARE LA VOLONTÉ DU BIEN IMMUABLE ?

1. E. Je vois assez clairement que la liberté doit être comptée parmi les bienset parmi les biens qui ne sont pas les derniers ; ce qui nous oblige de reconnaîtrequ’elle vient de Dieu et que Dieu a dû nous la donner. Maintenant donc, si tu lejuges opportun, daigne me faire connaître d’où vient le mouvement qui séparela volonté du bien général et immuable pour l’attacher aux biens privés, si in-dignes et si bas qu’ils soient, et à tout ce qui est muable. - A. Mais qu’est-il besoinde résoudre cette question ? - E. Parce que, si ce mouvement est naturel à la vo-lonté telle qu’elle nous a éte donnée, il est nécessaire qu’elle s’attache à ces chosesmuables ; et quelle faute lui reprocher quand elle obéit à la nature et à la nécessité ?A. Ce mouvement te plaît-il ou est-ce le contraire ? - E. Il me déplaît. - A. Donc tu leblâmes ? - E. Certainement. - A. Ainsi tu désapprouves dans l’âme un mouvementoù il n’y a pas de faute ? - E. Je ne désapprouve pas dans l’âme un mouvementoù il n’y a pas de faute ; mais j’ignore s’il n’y a pas faute à quitter le bien immuablepour les choses muables. - A. Ainsi tu condamnes ce que tu ignores ? - E. Ne pressepas sur les mots. Quand j’ai dit : J’ignore s’il n’y a pas faute, je voulais faire com-prendre qu’il y a faute sans aucun doute ; car cette expression j’ignore montrait

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suffisamment qu’en une chose aussi évidente le doute me semble ridicule. - A.Vois combien est certaine la vérité qui te fait oublier si vite ce que tu viens de dire.En effet, si le mouvement dont nous parlons vient de la nature et de la nécessité, ilne peut être coupable. Cependant tu es si sûr qu’il est coupable que le doute seulte semble ridicule. Pourquoi alors avoir affirmé ou au moins avoir exprimé avecquelque doute ce dont tu démontres toi-même l’évidente fausseté ? Si ce mouve-ment est naturel à la volonté telle qu’elle nous a été donnée, as-tu dit en effet, ilest nécessaire qu’elle s’attache à ces choses muables ; et quelle faute lui reprocherquand elle obéit à la nature et à la nécessité ? Mais puisque à tes yeux ce mouve-ment est sûrement condamnable, tu dois être sûr aussi qu’il ne vient pas de la na-ture telle qu’elle nous a été donnée. - E. Oui, j’ai appelé ce mouvement coupable ;voilà pourquoi j’ai dit aussi qu’il me déplaît et que sans aucun doute je le regardecomme condamnable : mais quand l’âme obéissant à ce mouvement se détournedu bien immuable pour s’attacher aux choses muables, je soutiens qu’elle n’estpas coupable, si par nature elle ne peut résister à cet entraînement. 2. A. D’oùvient ce mouvement que tu [363] reconnais être certainement coupable ? - E. Je levois dans l’âme, mais je ne sais à qui l’attribuer. - A. Nies-tu qu’il agisse sur l’âme ?-E. Je ne le nie pas. - A. Tu nies alors que le mouvement qui agit sur une pierre soitle mouvement de cette pierre ? Je ne parle pas du mouvement que nous lui impri-mons ou que lui imprime une force étrangère, lorsque, par exemple, cette pierreest lancée vers le ciel ; mais du mouvement qui l’entraîne par son propre poids etla fait tomber à terre. - E. Je ne nie pas que le mouvement dont tu parles, celuiqui l’entraîne et l’attire en bas, soit le mouvement de la pierre ; mais je dis qu’ilest naturel. Et s’il est dans l’âme un mouvement semblable, sûrement aussi il estnaturel ; et l’on ne saurait blâmer l’âme de le suivre, car le suivit-elle pour sa ruine,elle ne fait qu’obéir à la nécessité de sa nature. Mais nous n’hésitons pas à déclarercoupable ce même mouvement ; il faut donc nier absolument qu’il soit naturel, eten conséquence il ne ressemble pas au mouvement naturel de la pierre. A. Avons-nous fait quelque chose dans les discussions précédentes ? - E. Certainement. - A.Tu t’en souviens, je -crois, nous avons constaté dans la première qu’il n’y a que lavolonté propre pour asservir l’esprit à la passion (1). Car cette ignominie ne peutlui être infligée ni par un être meilleur ou égal, puisque ce serait une injustice, nipar un être inférieur, parce que celui-ci n’en aurait pas la puissance. Il en résultedonc que de l’âme seule vient le mouvement qui détache la volonté du Créateurpour lui faire chercher des jouissances dans la créature, Or, si ce mouvement estcoupable, et le doute seul t’a semblé ridicule, il n’est pas naturel, mais volontaire.Semblable au mouvement qui fait tomber la pierre, en ce qu’il est le mouvementpropre de l’esprit, comme l’autre est le mouvement propre du projectile ; il en dif-fère néanmoins parce que la pierre ne saurait comprimer le mouvement qui laprécipite, tandis que l’âme en résistant n’est point forcée d’abandonner les biens

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supérieurs pour les choses d’en-bas. De là vient que le mouvement de la pierre estnaturel, et celui de l’âme volontaire. De là vient encore que si l’on accusait de pé-ché la pierre que son poids précipite, je ne dis pas qu’on serait plus brute qu’ellene l’est, mais l’on aurait assurément perdu le sens ; et

1. Ci-dessus, liv. I. chap. XI, n. 21.

cependant nous reconnaissons que l’âme pèche lorsque nous la voyons aban-donner les biens supérieurs pour choisir de préférence la jouissance des chosesinférieures. Qu’est-il donc besoin de chercher ce qui produit l’ébranlement quila détache du bien immuable et l’attache aux biens muables ? N’avions-nous pasvu qu’il vient de l’esprit, qu’il est volontaire et par là même coupable ? Et toutesles règles utiles que l’on donne sur cette matière, n’ont-elles pas pour effet decondamner, de réprimer ce mouvement, et de nous porter à relever notre volontélorsqu’elle s’est laissée tomber dans les choses temporelles qui nous échappent,pour la fixer dans la jouissance du bien éternel (1) ? 3. E. Je vois, je touche enquelque sorte et je comprends la vérité de ce que tu dis. Je sens en effet que j’aiune volonté, qu’elle me porte à jouir de quelque chose ; rien n’est pour moi si sûret si intime que cette perception. Mais qui est à moi, sinon cette volonté que jedonne ou refuse à mon gré ? et si j’en fais mauvais usage, à quel autre qu’à moifaut-il l’attribuer ? Car puisque je suis l’œuvre du Dieu essentiellement bon et queje ne saurais faire aucun bien que par la volonté, il est clair que c’est plutôt pourle bien qu’elle m’a été donnée. D’ailleurs, si ce mouvement qui porte la volonté çàet là, n’était volontaire et en notre dépendante, faudrait-il nous louer ou nous blâ-mer, selon que nous en faisons jouer le ressort en haut ou en bas ? Pourquoi nousavertirait-on de négliger le temps pour l’éternité, de vouloir toujours bien vivresans consentir jamais à vivre mal ? Estimer qu’on ne doit point donner à l’hommeces avertissements, c’est mériter de ne plus compter parmi les hommes.

CHAPITRE II. BEAUCOUP SONT TOURMENTÉS DE L’IDÉE QUELA PRESCIENCE DIVINE DÉTRUIT LE LIBRE ARBITRE.

4. Cela étant ainsi, je me demande avec une ineffable surprise comment il peutse faire, d’une part, que Dieu connaisse tout ce qui doit arriver, et d’autre part,que nous péchions sans y être contraints. Dire, en effet, que rien puisse arriverautrement que Dieu ne l’a prévu, c’est travailler à détruire la prescience divineavec autant de folie que d’impiété. Si donc

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1. Rétr. liv. I, ch. IX, n.3.

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Dieu a su d’avance que le premier homme pécherait, et quiconque admet avecmoi la divine prescience ne saurait le contester ; si donc Dieu l’a su d’avance, jene prétends pas qu’il n’aurait pas dû créer le premier homme ; ne l’a-t-il pas faitbon, et le péché de cet être créé bon par Dieu pouvait-il faire obstacle à l’actionde Dieu ? Que dis-je ? Non content d’avoir glorifié sa bonté en le créant, Dieu n’a-t-il pas aussi glorifié sa justice en le punissant et sa miséricorde en le délivrant ?Je ne prétends donc pas qu’il n’aurait pas dû le créer, mais je dis : Puisqu’il savaitqu’il pécherait, il était nécessaire qu’il péchât, conformément à cette divine pres-cience. Et comment croire que la volonté soit libre quand elle est sous l’empired’une aussi inévitable nécessité ? 5. A. Tu viens de frapper avec violence. Daignela miséricorde divine nous assister et ouvrir à nos instances ! Je présume toutefoisque si la plupart des hommes se tourmentent de cette question , c’est uniquementparce qu’ils ne l’examinent pas avec piété et qu’ils sont plus prompts à s’excuserqu’à s’accuser de leurs fautes. Les uns, en effet, admettent volontiers qu’il n’y apas de Providence divine pour diriger les choses humaines, et en abandonnantaux hasards et leur âme et leur corps, ils se livrent aux coups et aux désastres despassions ; ils nient la justice de Dieu, trompent celle des hommes et croient sejustifier contre leurs accusateurs, en invoquant le patronage de la fortune. Ne lareprésentent-ils pas néanmoins, ne la peignent-ils pas aveugle, et ne semblent-ils pas dire ainsi qu’ils valent mieux que cette même fortune par laquelle ils seprétendent dirigés, ou qu’ils forment et expriment leur opinion d’une manièreaussi aveugle qu’elle ? Et quand ils ne font que des faux pas, n’est-on pas autoriséà penser que comme elle ils marchent au hasard ? Mais cette erreur, où l’oeil nepeut distinguer que démence et folie, a été suffisamment réfutée, je crois, dansnotre premier entretien. Il en est d’autres qui n’osent nier que la providence deDieu s’occupe de la vie humaine ; mais dans leur indicible égarement, ils aimentmieux croire à l’impuissance, ou à l’injustice, ou à la perversité de cette Provi-dence, que de confesser leur faute avec une piété suppliante. Ah ! si tous consen-taient à se laisser convaincre que la bonté, la justice et la puissance de ce Dieu,qu’ils considèrent comme le meilleur, le plus juste et le plus puissant de tousles êtres, sont bien élevées au-dessus de tout ce qu’ils peuvent concevoir ; si, secontemplant eux-mêmes, ils comprenaient qu’ils devraient encore des actions degrâces à Dieu, lors même qu’il leur aurait donné un être inférieur à celui qu’ils ont ;s’ils criaient de tout leur cœur et de toutes les forces de leur conscience : « J’ai dit,Seigneur, ayez pitié de moi, prenez soin de mon âme, car j’ai péché contre vous(1) ; »la divine miséricorde les mènerait à la sagesse par des chemins si sûrs, que

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sans s’enorgueillir d’avoir découvert et sans se troubler d’ignorer encore, ce qu’ilssauraient les rendrait plus capables de voir, et ce qu’ils ignoraient, plus calmespour chercher. Pour toi qui ne doutes, je pense, d’aucune de ces vérités, considèreavec quelle facilité je résous une aussi importante question. Réponds d’abord àquelques demandes préliminaires que je vais t’adresser.

CHAPITRE III. LA PRESCIENCE DE DIEU NE NOUS OTE POINTLA LIBERTÉ DE PÉCHER.

6. Ce qui te surprend, ce qui t’étonne, c’est qu’il n’y ait ni contradiction ni op-position à admettre, d’une part, que Dieu connaisse tout ce qui doit arriver ; etd’autre part, que nous ne péchions pas nécessairement, mais volontairement. SiDieu sait qu’un homme doit pécher, dis-tu, il est nécessaire qu’il pèche ; mais s’ilest nécessaire qu’il pèche, il n’est donc pas libre en péchant, il est sous l’empired’une inévitable et immuable nécessité. Et ce que tu crains, c’est que ce raisonne-ment n’entraîne à nier la prescience divine, ce qui ne peut se faire sans impiété,ou bien s’il est impossible de la nier, à avouer que les péchés ne sont pas l’œuvrede la volonté, mais de la nécessité, Y a-t-il autre chose qui t’embarrasse ? - E. Rienpour le moment. A. Tu crois donc que c’est la nécessité et non la volonté qui faittout ce que Dieu sait d’avance ? - E. Je le crois certainement. - A. Réveille-toi enfin,étudie-toi un peu. Es-tu ca. pable de me dire quelle volonté tu auras de. main, sic’est la volonté de bien faire ou de mal faire ? - E. Je l’ignore. - A. Et Dieu ? l’ignore-t-il également ? - E. Je ne le pense pas

1. Ps. XV,5.

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du tout. - A. Mais s’il connaît quelle volonté tu auras demain, s’il connaît aussiles volontés futures de tous les hommes présents ou à venir, il sait bien mieux en-core ce qu’il fera des justes et des impies,- E. Très-certainement, si Dieu connaîtmes œuvres d’avance, j’admets avec bien plus de confiance encore qu’il sait d’avanceses propres œuvres et qu’il prévoit avec une complète certitude, ce qu’il fera lui-même. - A. Ne crains-tu pas alors de t’entendre adresser l’objection suivante : Sitout ce que Dieu sait d’avance s’accomplit nécessairement et non pas volontaire-ment, il s’en suit que .lui-même doit tout faire par nécessité et non avec t liberté ?- E. En disant que tout ce que Dieu connaît d’avance s’accomplit nécessairement,

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je n’avais en vue que ce qui se fait dans ses créatures et non ce qui se fait en lui ;car rien ne se fait en lui, tout y est éternel. - A. Dieu ne fait donc rien dans sescréatures ?- E. Il a établi i une fois pour toutes quelle doit être la marche régulièrede l’univers formé par lui ; car il ne conduit rien en vertu de dessein nouveau. -A. Ne rend-il personne heureux ? - E. C’est lui au contraire qui rend heureux. -A. Donc en rendant un homme heureux il fait quelque chose.- E. Oui.- A. Si parconséquent tu dois être heureux dans un an, Dieu dans un an te rendra heureux ?- E. Oui. - A. Et il sait aujourd’hui ce qu’il fera dans un an ? - E. Toujours il l’a su, et si cela doit arriver j’accorde qu’il le sait aujourd’hui aussi. 7. A. Dis-moi, je teprie : n’es-tu pas sa créature, et ton bonheur ne se fera-t-il pas en toi ? - E. Oui, jesuis sa créature et mon bonheur se fera en moi. - A. Ainsi, puisque Dieu fera en toice bonheur, ce bonheur ne sera point pour toi volontaire, mais nécessaire ? - E. Savolonté est pour moi une nécessité. - A. Alors tu seras heureux malgré toi ? - E. Sij’avais le pouvoir d’être heureux, déjà sûrement je le serais. Je voudrais l’être dèsaujourd’hui et je ne le suis pas, parce que ce bonheur ne dépend pas de moi, maisde lui. A. Voilà bien le cri de la vérité. Rien sans doute n’est en notre pouvoir que ceque nous faisons quand nous le voulons ; et conséquemment rien ne dépend denous comme la volonté même, car elle est à nos ordres aussitôt que nous voulons(1). Si donc nous pouvons dire : ce n’est pas volontairement, c’est nécessairementque nous vieillissons ; ce n’est pas

1. Rét. liv. I, ch. IX, n. 3.

volontairement, c’est nécessairement que nous mourons et qu’il nous arrived’autres choses : quel homme, fût-il en délire, oserait avancer que ce n’est pasvolontairement que nous voulons ? Aussi, quoique Dieu sache d’avance quellesseront nos volontés, il n’en résulte pas que nous voulions involontairement. Tu asdit de ton bonheur, comme si je l’avais nié, qu’il ne dépend pas de toi ; mais ce quej’affirme, c’est que, si tu deviens heureux, ce ne sera pas malgré toi, ce sera de tonplein gré ; et quoique Dieu connaisse quel sera pour toi ce bonheur, quoique rienne puisse arriver en dehors de ses prévisions, autrement il ne faudrait plus par-ler de prescience, nous ne sommes pas contraints d’admettre, pour ce motif, quetu seras heureux involontairement : car y aurait-il rien de plus absurde , de plusétranger à la vérité ? Or, de même que la prescience divine qui sait avec certitude,et aujourd’hui comme toujours, quel sera ton bonheur, ne t’empêchera pas de levouloir lorsqu’il commencera à se réaliser ; de même, si tu dois avoir une volontécoupable, cette volonté ne cessera point d’être volonté, parce que Dieu l’a prévue.8. Considère en effet, je te prie, quel aveuglement porte à dire : si Dieu a prévu quej’aurais cette volonté, comme rien ne peut arriver autrement qu’il l’a prévu, il estnécessaire que je veuille ce qu’il sait d’avance : or si cela est nécessaire, ce n’est

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plus la volonté, il faut le reconnaître, c’est la nécessité qui me fait vouloir. O in-comparable folie ! Comment rien ne peut-il arriver autrement que Dieu l’a prévu,si l’on ne doit pas avoir la volonté qu’il a prévue ? Je ne parle pas de cette autreaffirmation également monstrueuse que je viens de rapporter, quand j’ai rappeléce que dit ce même homme qui suppose l’empire de la nécessité pour essayer desupprimer la volonté. Il est nécessaire que je veuille cela, dit-il. S’il est nécessairequ’il veuille, comment voudra-t-il puisqu’alors il n’y aura pas de volonté ? Mais cen’était peut-être pas là son idée et en disant qu’il est nécessité à vouloir, il veutfaire entendre que sa volonté ne dépend pas de lui. On peut le réfuter par ce quetu as dit toi-même. Je te demandais si tu seras heureux malgré toi ; tu as réponduque dès maintenant tu serais heureux si le bonheur dépendait de toi ; tu as dit quetu voudrais l’être , mais que

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tu ne le pouvais encore. Voilà bien le cri de la vérité, ai-je ajouté ; car il est im-possible de le nier, le pouvoir ne nous manque que quand nous n’avons pas ceque nous voulons. Or, sûrement, ce n’est pas vouloir que de vouloir sans volonté ;et s’il est impossible de vouloir sans vouloir, ceux qui veulent ont certainement lavolonté et rien n’est en leur pouvoir que ce qu’ils ont quand ils le veulent. Ainsidonc notre volonté ne serait pas même une volonté, si elle n’était sous notre dé-pendance. Mais étant sous notre dépendance elle est libre, puisque notre libertés’étend uniquement et nécessairement sur tout ce qui est en notre pouvoir. Voilàcomment, sans ôter à Dieu la prescience de tout ce qui doit arriver, nous voulonsvraiment ce que nous voulons. Dès qu’il a prévu notre volonté, elle sera comme ill’a prévue ; elle sera même parce qu’il l’a prévue. D’un autre côté cette volonté nesaurait être volonté si elle n’est en notre pouvoir. Il prévoit donc aussi ce pouvoir,et sa prescience ne me l’ôte pas ; je l’aurai même d’autant plus sûrement qu’il estprévu par lui et que sa prescience ne saurait se tromper. - E. Maintenant je ne nieplus que la nécessité de ce qu’a prévu Dieu et sa prescience de nos péchés laissentà notre volonté toute sa liberté et la conservent sous notre dépendance.

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CHAPITRE IV. LA PRESCIENCE DE DIEU NE FORCE PAS AUPÉCHÉ, ET CONSÉQUEMMENT C’EST AVEC JUSTICE QUE DIEUPUNIT LES PÉCHEURS.

9. A. Qu’y a-t-il donc encore qui t’embarrasse ? Oublierais-tu ce qui a été dé-montré dans notre première discussion, et nierais-tu que sans être forcée par au-cun être, soit supérieur, soit inférieur, soit égal, c’est la volonté qui pèche en nous ?- E. Je n’ose rien nier de tout cela ; je l’avouerai cependant , je ne vois pas encorecomment il n’y a pas contradiction entre la prescience divine connaissant nos pé-chés, et notre libre arbitre les commettant. Nous devons reconnaître en mêmetemps que Dieu est juste et qu’il sait l’avenir. Mais comment sa justice peut-ellepunir des péchés qui doivent se commettre nécessairement ? Comment ce qu’il aprévu peut-il ne pas arriver ? Comment enfin n’attribuer pas au Créateur tout cequi doit se faire nécessairement dans sa créature ? Voilà ce que je voudrais savoir.10. A. D’où te semble venir cette opposition prétendue entre notre libre arbitre etla prescience de Dieu ? Est-ce de la prescience même ou de ce que cette prescienceest la prescience de Dieu ? - E. C’est plutôt de ce que cette prescience est la pres-cience de Dieu. - A. Si donc tu savais d’avance qu’un homme doit pécher, il ne se-rait pas nécessaire qu’il péchât ? E. Il serait à coup sûr nécessaire qu’il péchât ; carje ne le saurais vraiment pas si la chose n’était pas certaine. - A. Ainsi donc, si ce quiest prévu doit s’accomplir nécessairement, ce n’est point parce que Dieu même l’aprévu, c’est parce que la chose est prévue, prévision dont il ne faudrait pas tenircompte si elle n’était certaine. - E. Je l’accorde ; mais pourquoi ces réflexions ? -A. Parce que, si je ne me trompe, pour savoir que cet homme doit pécher tu ne leforcerais pas à pécher, il devrait pécher, sans aucun doute, puisqu’autrement tune le saurais véritablement pas ; mais ta prescience ne l’y contraindrait point. Demême donc qu’il n’y a aucune contradiction à admettre que tu puisses connaîtred’avance ce qu’un autre doit faire volontairement, ainsi Dieu, sans pousser per-sonne au péché, distingue ceux qui pécheront volontairement. 11. Pourquoi alorssa justice ne châtierait-elle point les crimes que ne nécessite pas sa prescience ? Tamémoire n’impose aucune violence aux faits accomplis : ainsi Dieu dans sa pres-cience ne force point d’accomplir ce qui doit arriver. Et comme tu te rappellesdes actions que tu as faites sans avoir fait tout ce que tu te rappelles, ainsi Dieusait d’avance tout ce qu’il doit faire, sans devoir faire tout ce qu’il sait d’avance.Pourquoi donc sa justice ne punirait-elle point les œuvres perverses dont il n’estpas l’auteur ? Ainsi comprends maintenant comment Dieu peut châtier les péchésavec justice : c’est qu’il ne fait pas ce qu’il sait devoir se faire. Si d’ailleurs il ne peutcondamner les pécheurs aux supplices parce qu’il a prévu leurs péchés, il ne doitpas non plus récompenser les justes, parce qu’il a également prévu leurs bonnesœuvres. Avouons plutôt que sa prescience ne peut rien ignorer de ce qui doit se

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faire, et que le péché étant volontaire sans être nécessité par sa prescience, sa jus-tice ne saurait le laisser impuni. [367]

CHAPITRE V. ON DOIT MÊME LOUER DIEU D’AVOIR PRODUITLES CRÉATURES EXPOSÉES AU PÉCHÉ ET A LA SOUFFRANCE.

12. Tu as demandé en troisième lieu comment il est possible de n’attribuer pasau Créateur ce qui arrive inévitablement à ses créatures. Cette objection trouverafacilement une réponse dans cette règle de piété dont nous devons nous souve-nir et qui nous oblige à rendre à notre Créateur des actions de grâces. La justicenous obligerait encore à louer son immense bonté, s’il nous avait placés à un ranginférieur dans la création. En effet, quoique notre âme soit souillée par le péché,elle est toutefois d’une nature plus élevée et meilleure que si elle devenait cettelumière qui éclaire nos yeux. Et pourtant combien d’âmes même attachées auxsens, louent Dieu de la beauté de cette lumière ? Donc ne t’étonne pas si on blâmecelles qui pèchent et ne dis pas en ton cœur que mieux vaudrait qu’elles ne fussentpas. On les blâme en les comparant avec elles-mêmes, parce qu’on voit ce qu’ellesseraient si elles avaient résisté au péché. Mais leur Créateur divin doit être ce-pendant béni avec transport, autant que l’homme en est capable, non-seulementparce que sa justice les fait rentrer dans l’ordre quand elles pèchent, mais encoreparce que, toutes souillées qu’elles soient, la nature qu’il leur a donnée les élèvebien au-dessus de cette lumière corporelle pour laquelle, néanmoins, on le loueà juste titre. 13. Prends garde encore de dire, sinon que mieux vaudrait qu’ellesne fussent pas , du moins qu’elles devraient être autrement. Sache en effet quele divin auteur de tout bien a fait tout ce que suppose de mieux une idée véri-table. Or rie vouloir rien à des degrés inférieurs quand on voit des créatures d’unrang plus élevé, ce n’est pas une idée vraie, c’est une infirmité jalouse. Ainsi neserait-il pas bien injuste, quand on voit le ciel, de regretter que la terre fût faite ?Tu pourrais le regretter si tu voyais une terre et point de ciel ; tu pourrais dire quecette terre aurait dû être semblable à ton ciel imaginaire. Mais puisque tu vois enréalité ce ciel à l’idée duquel tu aurais voulu voir formée la terre, quoiqu’il n’enporte pas le nom, dois-tu trouver mauvais qu’au-dessous de ce ciel dont tu ,jouis,il y ait une création d’un rang inférieur que l’on nomme la terre ? Sur cette terremême il y a entre ses parties des variétés si multiples, qu’on n’y peut imaginer au-cun ordre de beauté que n’ait réalisé dans toute son étendue le Dieu qui a toutfait. Depuis la terre la plus féconde et la plus agréable à l’œil, jusqu’à la terre laplus desséchée et la plus stérile, combien de terrains intermédiaires et dont on nesaurait mépriser aucun si ce n’est en le comparant à un meilleur ? Tu peux ainsi

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t’élever jusqu’à Dieu par différents degrés de louanges, et tu regretterais mêmequ’il n’y eût que la meilleure espèce de terrain. Mais entre la terre et le ciel quelledistance ! J’y vois les éléments liquides et gazeux ; et les quatre éléments réunis sediversifient en des espèces et des formes si multipliées, que le nombre, connu deDieu, ne saurait nous être connu à nous-mêmes. Il est donc possible qu’il y ait,dans une variété si grande, ce que ne suppose pas ta raison ; mais il est impossiblequ’il n’y ait pas ce que se représente une idée vraie. Pourrais-tu imaginer parmiles créatures une amélioration qui ait échappé au Créateur ? L’âme humaine estunie naturellement aux idées éternelles dont elle dépend, et quand elle dit : Cecivaudrait mieux que cela, si elle dit vrai, si elle voit réellement ce qu’elle dit, ellele voit dans ces idées auxquelles elle est unie. Donc elle doit croire que Dieu afait ce que la vérité lui démontre qu’il a dû faire, quand même elle ne le distin-guerait point parmi les êtres. Admettons qu’un homme ne puisse voir le ciel ; siune raison fondée sur la vérité lui prouve que Dieu a dû faire quelque chose desemblable, il doit se persuader que Dieu l’a fait , quoiqu’il ne le voie pas. Verrait-ilen effet que le ciel a dû être fait, si ce n’est dans ces idées éternelles d’après les-quelles tout a été fait ? Et ce qui n’est point dans ces idées est aussi impossibleà comprendre réellement qu’il est dépourvu de vérité. 14. Ce qui trompe la plu-part des hommes, c’est qu’en se figurant des choses meilleures , ils ne cherchentpas à les voir à la place qui leur convient. Ainsi, par exemple, voici un hommequi se fait une idée exacte de la rondeur, et il se fâche de ne la point trouver dansune noix, parce qu’en fait de corps rond, il n’a jamais vu que ce fruit. Ainsi enest-il qui [368] après avoir compris avec beaucoup de justesse qu’une créaturelibre est meilleure quand elle demeure toujours unie à Dieu sans pécher jamais,considèrent les péchés des hommes et gémissent, non pour y mettre un terme,mais pour déplorer que ces hommes aient été créés et pour dire : Dieu n’aurait-ilpas dû, en nous formant, nous accorder de vouloir être toujours attachés à sonimmuable vérité sans vouloir jamais pécher ? Qu’ils ne crient pas, qu’ils ne cri-tiquent pas. Les a-t-il contraints à pécher quand en les créant il leur adonné sim-plement la puissance de le vouloir ? Et n’y a-t-il pas des anges qui, tout libres qu’ilssoient, n’ont jamais péché et ne pécheront jamais ? Si donc tu aimes une créaturedont la volonté affermie dans le bien ne pèche pas, tu as raison sans aucun doutede la préférer à celle qui pèche ; et si tu l’élèves, dans ta pensée au-dessus desautres, Dieu aussi l’a placée en réalité au-dessus d’elles. Crois donc qu’il y en ade pareilles dans les trônes supérieurs et au haut des cieux. Ah 1 si le Créateur adéployé tant de bonté en formant celles dont il prévoyait les péchés, n’est-il pasabsolument impossible qu’il en ait moins déployé à produire celle dont il savaitd’avance qu’elle éviterait toute faute ? 15. Cette créature sublime trouve en effet,dans la jouissance perpétuelle de son Créateur, un perpétuel bonheur qu’elle necesse de mériter par la constante volonté de demeurer toujours dans la justice.

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Vient ensuite celle qui a péché, qui a perdu le bonheur sans perdre le pouvoir dele recouvrer. Elle surpasse en dignité celle qui s’est abandonnée à la volonté depécher toujours ; entre elle néanmoins et cette première qui demeure attachée àla justice, il y a encore un certain milieu : il est indiqué par l’âme qui s’est relevéedans l’humilité de la pénitence. Dieu en effet ne s’est même pas abstenu , danssa munificence, de créer celle qu’il savait devoir non-seulement pécher, mais en-core vouloir pécher éternellement. Tout vicieux qu’il soit, un cheval vaut mieuxqu’une pierre ; car si celle-ci ne bronche point , c’est qu’elle n’a ni sentiment nimouvement propre. Ainsi , la créature qui pèche librement est d’une nature plusélevée que celle qui ne pèche pas, faute de la liberté nécessaire. Je fais l’éloge d’unvin qui est bon considéré en lui-même, et je blâme l’homme qui en a pris jusqu’às’enivrer. S’ensuit-il que je ne préfère pas cet homme ivre que j’ai blâmé, au vindont j’ai fait l’éloge et dont il a bu avec excès ? Ainsi, considérées dans le rang quileur est assigné, les créatures corporelles ont droit à nos éloges , et l’on doit censu-rer ceux qui en usent désordonnément et s’éloignent ainsi de la connaissance dela vérité. Il ne s’ensuit pas toutefois que ces derniers, déjà corrompus et commeenivrés, ne doivent pas en considération de l’excellence de leur nature et non dece que méritent leurs vices, être préférés à ces mêmes créatures qui sont bonnesen elles-mêmes et dont l’amour excessif les a fait tomber. 16. Une âme quelconqueest donc préférable à un corps quel qu’il soit ; si bas qu’elle soit descendue en pé-chant, quelque changement qu’elle ait subi , jamais elle ne devient corps, jamaiselle ne perd sa nature d’âme ; jamais, par conséquent, ce qui l’élève au-dessus descorps, dont le premier en dignité est la lumière. Il en résulte que la dernière desâmes l’emporte sur ce premier des corps. Il est possible qu’un autre corps l’em-porte sur le corps auquel est unie l’âme elle-même. Pourquoi alors ne pas louerDieu ? Pourquoi ne le pas louer avec d’ineffables transports, de ce qu’après avoircréé les âmes dont il prévoyait l’incorruptible fidélité aux lois de la justice, il en acréé d’autres aussi tout en sachant qu’elles pécheraient, qu’elles persévéreraientmême dans l’iniquité ? Ces dernières en effet sont préférables encore à celles quine peuvent pécher parce qu’elles n’ont ni raison ni libre arbitre. Celles-ci à leurtour valent mieux que les corps les plus brillants, que les corps dont quelqueshommes, à grand tort il est vrai , prennent le splendide éclat pour la nature de Dieumême. Mais si dans le monde corporel il y a, depuis les chœurs des astres jusqu’aunombre compté de nos cheveux, une hiérarchie si harmonieuse de bontés et debeautés ; s’il faudrait n’avoir aucune expérience pour dire : Qu’est-ce que ceci ? ou :Pourquoi cela ? car tout a été créé dans l’ordre qui lui convient : combien plus ilfaudrait être dépourvu de sens pour parler ainsi d’une âme quelconque ; puisquesans aucun doute elle surpassera toujours en dignité tous les corps, quoiqu’elle aitperdu de sa beauté particulière ? 17. Autre en effet est l’appréciation que l’on faitau point de vue de la raison, et autre celle qui se fait au point de vue de l’utilité.

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La raison juge à la lumière de la vérité et [369] subordonne justement les chosesmoindres aux plus grandes. L’utilité au contraire s’inspire presque toujours de lapensée des avantages que procure habituellement une chose, et elle estime plusce qui en réalité est moins estimable. Ainsi la raison met les corps célestes bien au-dessus des corps terrestres : quel est cependant l’homme charnel qui n’aimeraitmieux voir manquer au ciel plusieurs étoiles qu’un seul arbuste à son jardin ouune seule bête à son troupeau ? A l’exception des personnes dont l’amour fait leurbonheur, les enfants préfèrent la mort de n’importe quel homme, quand surtout ilest d’un aspect effrayant, à la mort de leur passereau, principalement quand- il abeau chant et beau plumage ; mais les hommes plus âgés méprisent absolumentces jugements des enfants ou attendent avec patience qu’ils deviennent plus rai-sonnables. Telle doit être aussi la conduite des esprits qui se sont élevés jusqu’àla sagesse : lorsqu’ils voient des juges ineptes louer Dieu pour ces moindres créa-tures qui sont plus à la portée de leurs sens, et quand il s’agit des créatures d’unordre plus élevé et par conséquent meilleur, ne pas le louer , ou le louer moins,essayer même de le blâmer, de le corriger ou ne pas croire qu’il en soit l’auteur, ilsdoivent mépriser absolument ces appréciations s’ils ne peuvent les réformer, ouen attendant qu’ils le puissent, les tolérer, les supporter en paix.

CHAPITRE VI. DIRE QU’ON PRÉFÈRE LE NÉANT A LA MISÈRE,C’EST N’ÊTRE PAS SINCÈRE.

18. Ceci établi , et quoique les prévisions divines doivent s’accomplir nécessai-rement, il est entièrement faux que l’on puisse attribuer au Créateur les fautes dela créature. Je ne vois point, as-tu dit, comment ne pas rejeter sur lui ce qui arrivenécessairement à son œuvre : et moi au contraire je ne vois pas, je ne puis voir, etje certifie qu’il est impossible de voir comment on peut lui imputer tout ce qui sefait nécessairement dans sa créature, mais par la volonté de ceux qui pèchent. Sien effet un homme vient à me dire : J’aimerais mieux n’être pas que d’être malheu-reux : Tu mens, lui répondrai-je ; n’es-tu pas malheureux maintenant ? Néanmoinstu neveux pas mourir, et c’est uniquement pour avoir l’existence ; ainsi tu la veux,quoique tu ne veuilles pas être malheureux. Rends donc grâces de ce que tu esvolontiers , pour être délivré de ce que tu es malgré toi ; car c’est volontiers quetu existes et malgré toi que tu es malheureux. Mais si tu montres de l’ingratitudepour ce que tu es volontiers, tu seras justement condamné à être ce que tu ne veuxpas. Aussi quand je considère que malgré ton ingratitude tu as ce que tu désires, jeloue la bonté du Créateur ; et quand je constate qu’en punition de cette même in-gratitude tu souffres ce qui te déplaît, je bénis la justice du suprême Ordonnateur.

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19. Si cet homme ajoute : Quand je n’aime pas la mort, ce n’est point que je pré-fère la souffrance au néant , c’est dans la crainte d’être plus malheureux au delàdu tombeau ; je répliquerai : Est-il injuste que tu sois plus malheureux ? Tu ne leseras pas. La chose est-elle juste ? Louons Celui dont les lois te traiteront commetu mérites. Et comment saurai-je, poursuit-il, que si la chose est injuste je ne seraipas plus malheureux ? Je reprends : Si tu ne dépends que de toi-même, tu serasheureux, ou bien en te conduisant injustement tu seras malheureux justement.Ou bien encore en voulant, sans le pouvoir, vivre suivant la justice, tu ne dépen-dras pas de toi ; alors donc tu ne relèveras de personne ou tu relèveras d’un autre.Si tu ne relèves de personne , ce sera volontiers ou malgré toi. Mais. tu ne peuxrien être malgré toi sans être dominé par une force quelconque ; et nulle force nesaurait dominer qui ne relève de personne. Et si c’est volontiers que tu ne relèvesdé personne, la raison exige encore que tu ne relèves que de toi ; en vivant alorsdans l’iniquité tu seras justement malheureux, ou bien possédant tout ce que tudésires tu devras rendre grâce à la bonté de ton Créaleur. Si tu ne dépends pas detoi-même, tu seras soumis à plus puissant où à plus faible que toi ; si c’est à plusfaible, ce sera par ta faute et pour ton juste malheur, car tu pourras quand tu levoudras triompher de sa faiblesse. Si c’est à plus puissant, jamais tu ne pourrasregarder comme injuste cette sage disposition. Il était donc souverainement exactde dire : La chose est elle injuste ? Tu ne seras pas plus malheureux. Est-elle juste ?Louons Celui dont les lois te traiteront comme tu mérites. [370]

CHAPITRE VII. LES MALHEUREUX MÊMES CHÉRISSENTL’EXISTENCE, PARCE QU’ILS VIENNENT DE CELUI QUI EXISTESOUVERAINEMENT.

20. Si l’on objecte encore : Ce qui fait que je préfère être malheureux plutôt quede n’être pas du tout, c’est que j’existe ; ah 1 si j’avais pu être consulté avant d’exis-ter, j’aurais choisi le néant plutôt qu’une existence malheureuse. Il est vrai, toutmisérable que je suis maintenant, je crains de n’être plus ; mais c’est le fait de mamisère elle-même, c’est elle qui me pousse à vouloir ce que je devrais ne vouloirpas, car je devrais plutôt vouloir n’être pas que d’être malheureux. Aujourd’huisans doute je préfère la misère au néant, mais ce désir est d’autant moins raison-nable qu’il est plus déplorable, et je dois le déplorer d’autant plus que je vois avecplus d’évidence combien je devrais en être exempt. Je répondrai : Prends gardeplutôt d’être dans l’erreur là où tu crois voir la vérité. Si en effet tu étais heureux, tupréférerais l’existence à la non-existence, et maintenant que tu es misérable mal-

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gré toi, tu préfères encore exister même malheureux plutôt que de n’exister pasdu tout. Considère donc, avec toute l’application dont tu es capable, quel bien estl’existence elle-même, puisque heureux et malheureux la recherchent en mêmetemps ! Si tu regardes bien tu découvriras que ton malheur est proportionné à tonéloignement de l’être souverain ; que si la non-existence te semble préférable àl’existence malheureuse , c’est que tu ne contemples point ce même souverainEtre ; et qu’enfin s’il te reste un désir d’exister, c’est qu’encore tu dois l’être à cemême Etre souverain. 21. Veux-tu donc échapper à la misère ? Aime en toi ce désirmême de l’être. Car en voulant être de plus en plus tu te rapprocheras de Celui quiest absolument. Rends-lui grâces aussi de ce que maintenant tu existes. Si en effettu es au-dessous de ceux qui sont heureux, tu es au-dessus de ceux qui n’ont pasmême le désir du bonheur et dont un si grand nombre est célébré par les malheu-reux eux-mêmes. Tous les êtres néanmoins méritent des éloges en tant qu’ils sont,parce qu’ayant l’existence, par là même ils sont bons. Car plus tu aimeras l’être,plus aussi tu désireras la vie éternelle et tu aspireras au bonheur de n’avoir plusces affections temporelles qu’imprime si profondément dans l’âme l’attachementaux choses de la vie présente. Ces choses temporelles en effet ont ce triste carac-tère de n’être pas avant d’avoir été créées, de s’évanouir quand elles sont et den’être plus après s’être évanouies. Ainsi elles n’ont pas l’existence avant de l’avoirreçue, et après avoir passé elles ne l’ont plus. Comment donc les arrêter afin de lesrendre permanentes, puisque pour elles commencer à exister c’est courir vers lanon-existence ? Mais l’homme qui aime à être véritablement se contente de les ap-prouver en tant qu’elles sont et réserve son amour pour ce qui subsiste à jamais.Il était inconstant en aimant les choses temporelles, il s’affermira par l’attache-ment à l’être éternel ; son âme se dissipait en aimant ce qui passe, en aimant cequi demeure elle se recueillera, se fortifiera et parviendra à cet être qu’elle souhai-tait quand elle craignait de le perdre et qu’entraînée par l’amour des ombres fu-gitives elle ne pouvait le retenir. Ainsi donc ne t’afflige pas, réjouis-toi plutôt avectransport de ce que tu préfères exister, même malheureux, plutôt que de n’être pasmalheureux en n’existant plus. Ah ! si tu développais de plus en plus ce commen-cement d’amour de l’être, comme tu t’élèverais vers l’être souverain ! comme tuéviterais de te souiller au contact immodéré de ces êtres infimes qui courent à lanon-existence et accablent de leurs ruines la vigueur de qui s’attache à eux ! C’esten effet pour ce motif qu’en préférant le néant pour échapper à la souffrance oncontinuera à exister pour souffrir. Mais si l’amour de l’être surpasse l’horreur dela souffrance, qu’on ajoute encore à cet amour et qu’on bannisse cette haine ; caril n’y aura plus de souffrance dès que chacun sera parfait dans son genre.

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CHAPITRE VIII. NUL NE CHOISIT LE NÉANT, PAS MÊME CEUXQUI SE DONNENT LA MORT.

22. Considère en effet combien il est absurde et incompréhensible de dire :j’aimerais mieux n’être pas que d’être malheureux. Dire : j’aimerais [371] mieuxceci que cela, c’est choisir quelque chose. Or le néant n’est pas quelque chose, iln’est rien. Comment donc choisir quand le choix ne peut tomber sur aucun ob-jet ? Quoique malheureux, dis-tu, je veux exister, mais ce vouloir n’est pas légi-time. Qu’est-ce donc que tu devrais vouloir ? Plutôt lé néant, réponds-tu. Si c’estlà ton devoir, le néant est donc meilleur. Mais comment- appeler meilleur ce quin’est pas ? Non, tu ne dois pas vouloir le néant, et le sentiment qui te porte à n’envouloir pas vaut mieux que la réflexion qui te porte à en regarder le désir commeobligatoire. Si d’ailleurs le désir est bon, on doit devenir meilleur en en possédantl’objet. Mais comment- être meilleur si l’on n’existe plus ? Il n’est donc pas bon dedésirer le néant. Qu’on ne s’inquiète pas du jugement porté par ceux qui se sontdonné la mort, sous le poids de l’infortune. De deux choses l’une : ou ils cher-chaient à être mieux et leur opinion, quelle qu’elle soit, n’offre rien de contraireà notre raisonnement ; ou ils croyaient arriver véritablement au néant : commentalors se préoccuper d’un choix trompeur qui ne tombe sur rien ? Comment memettre à la suite d’un homme qui fait un choix et qui me répond, quand je lui endemande l’objet, qu’il iîe choisit rien ? N’est-ce pas ne rien choisir que de choisir lenéant ? Refusât-on d’en faire l’aveu, la vérité ne crie-t-elle pas assez haut ? 23. Maisje veux exprimer ici toute ma pensée, autant du moins que j’en serai capable. Lavoici donc : parmi ceux qui se tuent ou veulent finir d’une manière quelconque, iln’en est aucun qui me paraisse avoir le sens intime qu’après la mort il n’existeraplus, quoiqu’il en ait l’idée jusqu’à un certain point. L’idée vient en effet de l’er-reur ou de l’exactitude, soit dans le raisonnement soit dans la foi ; le sentiment aùcontraire est inspiré par l’habitude ou par la nature. Or il est possible que l’idéedise autre chose que le sentiment : c’est ce qu’il est facile de remarquer en ob-servant que maintes fois le devoir nous parle autrement que le plaisir. Parfois, eneffet, lorsque l’idée vient d’une erreur déraisonnement ou d’autorité et qua le sen-timent vient de la nature, le sentiment est plus vrai que l’idée. Tel est le cas d’unmalade qui aime l’eau froide et qui y trouverait un soulagement réel, malgré lapersuasion où il est qu’il ne pourrait en boire sans danger. D’autres fois cepen-dant l’idée est plus vraie que le sentiment ; ce qui arrive, par exemple, lorsque lemalade croit, sur la parole éclairée du médecin, que l’eau froide lui fera du malet que néanmoins il prend plaisir à en boire. Tantôt encore l’idée et le sentimentsont également dans la vérité ou également dans l’erreur : dans la vérité, lorsqu’oncroit utile ce qui l’est réellement et que de plus on l’aime ; dans l’erreur, quand oncroit avantageux ce qui est nuisible et que nonobstant on y prend plaisir. Or l’idée,

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quand elle est juste, corrige l’habitude mauvaise, et quand elle est fausse elle dé-prave la bonne nature : tant il y a de force dans l’autorité et l’empire de la raison !Par conséquent lorsqu’avec la pensée qu’il n’y a plus rien au delà du tombeau,un homme est poussé par d’insupportables chagrins à appeler là mort de touteson âme, lorsqu’il prend la résolution de -se la donner et qu’il se la donne en ef-fet, je vois dans son idée la pensée trompeuse qu’il périra tout entier et dans sonsentiment le désir naturel du repos. Mais ce qui est en repos n’est pas sans exis-ter, il existe même plus que ce qui est dans le trouble. Le trouble en effet secouedans l’âme des dispositions qui se détruisent l’une l’autre ; tandis que le repos as-sure cette noble constance où l’œil distingue principalement ce qui mérite le nomd’être. Ainsi tous ces désirs de la mort ont moins pour objet l’anéantissement quele repos ; et si l’idée porte à croire contre toute vérité que l’on ne sera plus, la na-ture soupire après la paix, c’est-à-dire après un être plus complet. De même doncqu’il est impossible de n’aimer pas l’existence, ainsi est-il impossible que l’on nesoit pas reconnaissant, pour ce que l’on est, à la bonté du Créateur.

CHAPITRE IX. L’ÉTAT MISÉRABLE DES PÉCHEURS CONTRIBUEA LA BEAUTÉ DE L’UNIVERS.

24. On dira encore : mais il n’était ni difficile ni pénible à la toute-puissance di-vine de disposer tellement ce qu’elle a fait qu’aucune de ses créatures ne tombâtdans la misère. Dieu l’a pu, puisqu’il est tout-puissant ; il a dû le vouloir puisqu’ilest bon. Je répondrai : depuis la créature la plus élevée jusqu’à la plus basse, il y aune [372] hiérarchie si belle, qu’il y aurait également une sorte de jalousie à dire :celle-ci devrait n’exister pas ; celle-là devrait être autrement. Voudrais-tu qu’ellefût égale à la créature la plus élevée ? Mais observe que celle-ci existe, et qu’étantparfaite, il ne faut y rien ajouter 1 Dire donc : cette autre devrait être comme elle,c’est vouloir ajouter à cette première qui est parfaite, conséquemment manquerde réserve et de justice ; ou bien vouloir détruire la seconde, ce qui serait méchan-ceté et noire envie. Dire au contraire : cette créature inférieure ne devrait pas exis-ter, c’est être aussi méchant et aussi envieux, puisque c’est ne vouloir pas l’exis-tence d’un être quand on est forcé de louer encore ceux qui sont moins parfaits.Ne serait-ce pas comme si l’on disait : point de lune, quand on reconnaît, quandon ne peut nier sans faire preuve de folie ou d’esprit de chicane, qu’une lampemême est belle dans son genre, quoiqu’elle soit bien au-dessous de l’astre desnuits ; que cette lampe est utile au milieu des ténèbres, qu’elle aide aux travaux dela nuit, et que pour ces motifs on doit l’apprécier dans une mesure convenable ?Comment donc oser dire que la lune ne devrait pas exister, quand on se croirait

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ridicule, si l’on blâmait l’existence d’une simple lampe ? Et si l’on dit, non pas quela lune n’aurait pas dû être créée, mais qu’elle aurait dû être comme le soleil, nevoit-on pas que c’est demander l’existence de deux soleils ? Mais c’est un doubleégarement, c’est vouloir ajouter en même temps et retrancher à la perfection del’univers, y ajouter un autre soleil, en retrancher le flambeau de la nuit. 25. Je neme plains pas pour la lune, dira-t-on peut-être, parce que tout moindre que soitson éclat, elle n’en est pas malheureuse ; je ne me plains pas même de l’obscurcis-sement des âmes, mais de leur misère. Réfléchis donc que si la pâleur de la lune estsans souffrance, l’éclat du soleil est aussi sans bonheur. Tout célestes qu’ils sont,ces deux astres sont des corps, considérés au moins comme foyers d’où rayonnecette lumière qui frappe nos regards. Or, aucun corps en tant que corps n’est heu-reux ni malheureux ; ce sont les esprits qui les animent qui peuvent souffrir oujouir. Voici néanmoins ce que rappelle la comparaison empruntée à ces astres :quand on considère les différences des corps et l’inégalité de leur rayonnement, ily aurait injustice à demander que les moins éclatants fussent supprimés ou éga-lés aux plus brillants. Comme on doit tout rapporter à la beauté de l’univers, l’oeilne voit-il pas d’autant mieux chaque chose que lés nuances sont plus variées, etpourrait-on concevoir la perfection dans l’ensemble si ce qui est moins grand nerelevait la présence de ce qui est plus grand ? Ainsi dois-tu juger des différencesdes âmes, et tu comprendras que la misère que tu déplores a pour effet de mon-trer combien s’harmonise avec la beauté de l’univers l’existence de ces âmes quiont dû devenir malheureuses pour avoir voulu pécher. Loin d’avoir dû ne les pascréer, Dieu mérite nos hommages pour avoir fait des créatures qui leur sont bieninférieures. 26. Mais on semble comprendre encore trop peu ce que je viens dedire et l’on réplique puisque notre misère donne le dernier trait à la perfection del’univers, donc il lui manquerait quelque chose si nous étions toujours heureux ;donc encore, si l’âme ne tombe dans la misère qu’en péchant, nos péchés mêmessont nécessaires à l’œuvre de Dieu. Comment alors, punit-il ces péchés sans les-quels sa créature n’eût été ni accomplie ni parfaite ? Je réponds : ni les péchés niles souffrances ne sont nécessaires à la beauté du monde, mais, à proprement par-ler, les âmes elles-mêmes qui pèchent si elles veulent et qui deviennent malheu-reuses après avoir péché. Si elles étaient malheureuses après avoir été délivrées deleurs péchés ou avant de les commettre, on pourrait dire qu’il y a désordre dansl’ensemble et la direction du monde ; il y aurait aussi injustice et par conséquentdésordre si les péchés commis restaient sans châtiment. Mais le bonheur accordéaux innocents et le malheur réservé aux coupables, n’est-ce pas ce qui convientà l’ordre universel ? Et s’il y a des âmes à qui sont départies où les souffrancesquand elles pèchent ou là béatitude quand elles font bien, n’est-ce pas pour quel’univers soit rempli et embelli par toutes sortes de natures ? Car ni le péché ni lechâtiment du péché ne sont des natures ; ce sont des accidents dont le premier

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est volontaire et le second forcé. Le péché est un accident honteux ; il faut lui ap-pliquer la peine pour le faire rentrer dans l’ordre, pour le jeter où il convient qu’ilsoit, pour le faire servir de [373] quelque manière à la beauté de l’univers ; il fautenfin que la peine du péché en répare la honte. 27. De là vient qu’un être supé-rieur qui prévarique doit être puni par le moyen des êtres inférieurs : ceux-ci, eneffet, sont si infimes, qu’ils peuvent être relevés même par les âmes d’ignominieet contribuer à l’harmonie générale. Qu’y a-t-il dans une maison d’aussi grandqu’un homme, d’aussi abject et d’aussi vil que l’égoût ? Lors néanmoins qu’un es-clave est surpris commettant une faute pour laquelle il mérite d’être condamnéà le nettoyer, n’y a-t-il pas, dans cette condamnation humiliante, une certaineconvenance ? et en rapprochant de l’acte ignominieux imposé à cet esclave l’in-dignité de sa faute, ne voit-on pas une sorte de beauté qui s’harmonise parfaite-ment avec l’ordre parfait qui règne dans toute la maison ? Si néanmoins l’esclaven’eût pas voulu faillir à son devoir, l’administration domestique n’eût pas manquéd’autres moyens de faire exécuter ce qu’il fait. Qu’y a-t-il aussi dans la nature deplus infime que notre corps de boise ? A ce corps de boue néanmoins convient sibien notre âme, même quand elle pèche, qu’elle lui communique, outre le mou-vement et la vie une beauté parfaitement en rapport avec sa nature. Cette âme, àcause du péché, ne doit pas habiter au ciel, elle doit habiter en terre à cause duchâtiment qu’elle mérite. Ainsi , quelque choix quelle fasse, l’univers restera beaudans chacune de ses parties ; on verra que le Créateur le gouverne toujours. Siles âmes vertueuses habitent parmi les êtres infimes, elles n’y jettent point d’éclatpar leurs souffrances, puisqu’elles n’y sont pas condamnées, elles y en jettent parle bon usage qu’elles en font. Mais il ne serait pas beau de permettre aux âmescoupables de demeurer au séjour de la gloire ; elles ne conviennent pas dans cesrégions célestes où elles ne peuvent ni faire le bien, ni répandre aucun éclat. 28.Aussi, quoique ce bas monde soit réservé aux choses corruptibles, il reflète au-tant qu’il en est capable l’image du monde supérieur, il ne cesse de nous offrirdes enseignements et des exemples. Je suppose que nous voyions un homme debien et de grand caractère laisser dévorer son corps par les flammes pour obéirau devoir et à l’honneur ; nous ne dirions point que c’est un châtiment, mais untémoignage de force et de patience ; malgré l’horreur de ses plaies nous l’aime-rions plus que s’il n’avait rien à endurer de semblable, car nous considérerionsavec admiration comment le changement produit dans son corps ne fait paraîtreaucun changement dans son âme. Mais si c’est un brigand cruel que nous voyonsen proie à un pareil supplice, nous applaudissons à la justice des lois, en sorteque dans les tourments de ces deux hommes, il y a quelque chose de beau ; dansles uns, la beauté de la vertu et dans les autres la beauté du châtiment. Je sup-pose encore qu’après ou avant d’avoir passé par le feu, cet homme de bien nousapparaisse transformé comme il faut l’être pour habiter au ciel et que sous nos

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yeux il s’élève vers les astres, ne serions-nous pas dans la joie ? Qui d’entre nousau contraire ne serait blessé si nous voyions le scélérat monter au ciel soit aprèssoit avant son supplice, et tout en conservant la même perversité de volonté ? Aulieu donc que tous deux peuvent jeter quelqu’éclat dans ce bas monde, à un seuld’entre eux il convient d’habiter le monde supérieur. Remarquons en cet endroitque si cette chair condamnée à mort convenait au premier homme en punition desa faute, elle convenait aussi à Notre-Seigneur pour nous en délivrer dans sa mi-séricorde. Néanmoins si le juste en demeurant fidèle à la justice a pu être revêtud’un corps mortel, il ne s’ensuit pas que le pécheur en restant pécheur puisse par-venir à l’immortalité des saints, en d’autres termes à l’immortalité de la gloire etdes anges, non de ces anges dont l’Apôtre a dit. « Ignorez-vous que nous devonsjuger les anges (1) ? »mais de ceux dont le Seigneur parle dans ce passage : « Ils se-ront égaux aux anges de Dieu (2). »Ceux en effet qui par vanité désirent cette éga-lité avec les anges, veulent plutôt que les anges leur deviennent semblables quede devenir eux-mêmes semblables aux anges. Aussi en demeurant dans de tellesdispositions ils partageront les supplices de ces anges prévaricateurs qui aimentmieux être leurs propres maîtres que de relever de Dieu tout-puissant ; car ils se-ront placés à la gauche, pour n’avoir pas cherché Dieu en passant par l’humilitéque Notre-Seigneur Jésus-Christ a montrée en sa personne, pour avoir vécu sanscompassion et avec orgueil, puis il leur sera dit : « Allez au

1. I Cor. VI, 3. - 2. Luc. XX, 36.

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feu éternel qui a été préparé, au diable et à ses anges (1). »

CHAPITRE X. DE QUEL LE DÉMON RÉGNAIT-IL SURL’HOMME ? ? DE QUEL DROIT DIEU NOUS A-T-IL DÉLIVRÉS ?

29. En effet le péché a deux principes : la pensée propre et la persuasion- étran-gère. C’est à cela sans doute que fait allusion le prophète quand il dit : « Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes secrètes et préservez votre serviteur des fautes étran-gères (2). »Ces deux sortes de péchés sont volontaires ; car s’il y a nécessairementvolonté dans les fautes produites par la propre pensée, on ne peut non plus consen-tir sans la volonté aux mauvais conseils d’autrui. Toutefois, lorsque non contentde pécher par soi-même sans y être excité par personne, on porte les autres au

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péché par envie et par fourberie, on est plus coupable que de s’y laisser aller à lapersuasion d’autrui. Aussi le Seigneur, a observé la justice en punissant le péchédu démon et le péché de l’homme. Celui-ci effectivement a été pesé aussi dans labalance de l’équité souveraine et après s’être laissé prendre aux conseils perversdu démon, l’homme a été justement livré à sa puissance ; il eût été injuste que ledémon ne fût pas le maître de l’homme pris par lui. D’ailleurs il est absolumentimpossible que cette justice sans tache du Dieu suprême et véritable qui s’étendpartout, n’ait pas soin de mettre l’ordre jusques dans les ruines produites par lepéché. Cependant, parce que l’homme était moins coupable que le démon, il re-trouva un moyen de salut dans son asservissement jusqu’à la mort,au prince dece monde,ou plutôt au prince de la partie mortelle et infime de ce monde, je veuxdire au prince de tous les pécheurs et au chef de la mort. Car avec cette crainte dela mort, avec la peur d’avoir à souffrir, de périr même sous la dent des animaux lesplus vils, les plus abjects, les plus petits, et avec l’incertitude de l’avenir, l’hommes’habitua à réprimer les joies coupables, surtout à briser cet orgueil dont les inspi-rations l’avaient fait tomber et dont la présomption seule repousse le remède of-fert par la miséricorde. A qui en effet la miséricorde est-elle plus nécessaire qu’au

1. Matth. XXV, 41.- 2. Ps. XVIII, 13, 14.

misérable, et qui en est plus indigne que lui, s’il est orgueilleux ? 30. C’est pour-quoi ce même Verbe de Dieu par qui toutes choses ont été faites et en qui tous lesanges jouissent du bonheur suprême, étendit sa clémence jusques sur notre mi-sère : « Et le Verbe se fit chair et il habita parmi nous (1). »Puisque le pain des angesdaignait ainsi s’égaler aux hommes, l’homme pouvait donc avant d’être égalé auxanges manger le pain des anges. Mais en descendant jusqu’à nous le Verbe divinne les délaissait point. Tout entier avec eux et tout entier avec nous, il les nourris-sait intérieurement de sa divinité et nous instruisait extérieurement par son hu-manité, afin de nous disposer par la foi à pouvoir vivre comme eux de la clairevue. En effet, ce Verbe éternel est l’incomparable aliment de toute créature rai-sonnable ; or, l’âme humaine est raisonnable : mais enchaînée dans les liens de lamort en punition du péché, elle était réduite à faire de grands efforts pour s’éleveren présence des choses visibles à (intelligence des choses invisibles. C’est- pour-quoi l’aliment divin de l’âme raisonnable s’est rendu visible, non en changeant sapropre nature, mais en se revêtant de la nôtre ; il voulait qu’attachés aux chosesvisibles, nous revinssions à notre invisible aliment ; et l’âme qui par orgueil l’avaitabandonné à l’intérieur, le vit humble dans le monde : elle devait ; en prenant pourmodèle l’humilité qu’elle voyait, se rapprocher de la grandeur qu’elle ne voyaitpas. 31. Ce Verbe de Dieu, ce Fils unique de Dieu, après s’être revêtu de notre hu-manité, soumit même à l’homme ce diable que toujours il a tenu comme il le tien-

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dra. toujours sous sa loi, et sans lui arracher rien parla violence, il a triomphé delui par la justice. En séduisant la femme et en abattant l’homme par le moyen dela femme, le démon prétendait soumettre à l’empire de la mort toute la postéritéd’Adam comme ayant péché avec lui : animé de l’inique désir de nuire, il se fon-dait néanmoins sur un droit de parfaite équité. Mais la justice voulait qu’il ne jouîtde son pouvoir que jusqu’au moment où il mettrait à mort le Juste lui-même, leJuste en qui il ne pouvait rien montrer qui fût digne de mort ; car non-seulementil a été condamné sans être coupable, mais encore il est né sans le concours [375]de cette passion d’ignominie à laquelle le démon avait assujéti tous ses captifs,afin de pouvoir réclamer tout ce qui en naîtrait, comme les fruits de l’arbre plantépar lui son désir était désordonné, son droit pourtant était légitime. Il est doncsouverainement juste aussi qu’il soit forcé d’échapper ceux qui croient en Celuiqu’il a mis à mort avec tant d’iniquité ; et s’ils meurent dans le temps c’est pourpayer ce qu’ils doivent ; s’ils vivent toujours , c’est en Celui qui a payé pour euxce qu’il ne devait pas. Quant aux hommes à qui le démon aurait persuadé de de-meurer dans l’infidélité, ils partageront justement avec lui l’éternelle damnation.Admirable rapprochement ! L’homme ne devait point être enlevé à la tyrannie dudiable par la violence, parce que le diable lui-même n’avait point vaincu l’hommeparla force mais par la persuasion ; et après avoir été avec justice humilié profon-dément sous le joug du diable qu’il avait cru pour le mal, l’homme devait avec lamême justice être délivré par le Rédempteur qu’il avait cru pour le bien ; d’ailleursil s’était rendu moins coupable en croyant le mal que le démon en l’inspirant.

CHAPITRE XI. QU’ELLE DOIVE PERSÉVÉRER DANS LA JUSTICEOU PÉCHER, TOUTE CRÉATURE CONTRIBUE A LA BEAUTÉ DEL’UNIVERS.

32. Dieu donc a fait toutes les natures, celles qui devaient demeurer dans lavertu et la justice, et celles qui devaient pécher ; il a fait celles-ci, non pour qu’ellespéchassent, mais pour que, consentant à pécher ou repoussant le péché, elles ser-vissent à la beauté de l’univers. S’il n’y avait pas, pour être la clef de voûte de l’ordreuniversel, des âmes qui auraient tout ébranlé et troublé tout en consentant à l’ini-quité, quelle privation pour le monde 1 il y manquerait ce dont l’absence mettraiten péril la paix et l’harmonie générales. Telles sont les grandes et saintes âmes,les hautes puissances des cieux et d’au-dessus des cieux, dont Dieu seul est le roiet dont tout l’univers est l’empire, cet univers qui ne pourrait exister sans l’actionjuste et efficace de ces puissances. Si, d’un autre côté, n’existaient pas ces autres

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âmes . dont le péché ni la justice ne peuvent rien sur l’ordre général, ce seraitencore une grande privation. Car ces âmes aussi sont raisonnables : inégales auxpremières sous le rapport des fonctions, elles ont une nature semblable ; et souselles combien encore de créatures différentes et admirables que Dieu a produites !33. Elle a donc des fonctions plus relevées, cette nature dont l’absence ou le péchéjetterait du trouble dans l’ordre général. Elle exerce des fonctions moindres, celledont l’absence seule et non le péché ôterait quelque chose à l’univers. A l’une a étédonné le pouvoir de tout maintenir par une action particulière dont ne saurait sepasser l’ordre universel ; si sa volonté persévère dans le bien, ce n’est point parcequ’on lui a confié ces hautes fonctions, mais elles lui ont été confiées parce quele distributeur suprême a prévu sa persévérance. Ne croyons pas toutefois qu’ellemaintienne tout par sa propre autorité ; c’est au contraire en s’attachant à la ma-jesté et en obéissant avec ardeur aux ordres de Celui de qui, par qui, et en quitoutes choses ont reçu l’existence. A l’autre aussi quand elle ne pèche pas a étéconfié également le puissant emploi de tout maintenir ; mais elle ne le peut seule,elle doit s’unir à la première, et cela, parce qu’il a été prévu qu’elle pécherait. Lesêtres spirituels peuvent en effet s’unir sans se rien ajouter, et se séparer sans riendiminuer. Ainsi l’union de la créature inférieure ne devait point accroître la fa-cilité d’action de la créature supérieure, comme elle ne devait point la diminuersi elle venait à pécher en quittant son emploi. Car lors même que les créaturesspirituelles auraient des corps, ce n’est ni dans les lieux ni parles corps qu’ellespeuvent s’unir ou se désunir, c’est par la ressemblance ou la diversité des disposi-tions. 34. L’âme attachée depuis le péché à un corps faible et mortel, le gouvernenon pas, entièrement selon sa volonté, mais comme le permettent les lois géné-rales. Il ne s’ensuit pas toutefois que cette âme soit inférieure aux corps célestesauxquels sont soumis nos corps de boue. Les haillons d’un esclave condamné sontloin de valoir le costume de l’esclave dont son maître est content et qu’il se plaîtà honorer ; mais cet esclave même , en tant qu’homme, ne vaut-il pas mieux queles plus riches vêtements ? La créature supérieure demeure donc unie à Dieu ; etdans un corps céleste, avec la puissance donnée aux anges, elle sait embellir etgouverner les corps de terre [376] comme le commande Celui dont elle comprendla volonté d’une manière ineffable. L’âme inférieure, au contraire, demeure char-gée d’organes mortels, elle a peine à conduire du dedans ce fardeau qui l’accable,et cependant elle l’embellit autant qu’elle le peut. Quant aux autres corps qui l’en-vironnent, tout en déployant ses forces, elle peut agir sur eux beaucoup plus fai-blement encore.

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CHAPITRE XII. QUAND MÊME TOUS LES ANGES AURAIENTPÉCHÉ, ILS N’AURAIENT APPORTÉ AUCUN TROUBLE DANS LEGOUVERNEMENT DU MONDE.

35. De là nous concluons quand même l’homme n’aurait pas péché, les der-nières créatures, les créatures corporelles n’auraient pas manqué de l’embellisse-ment qui leur convient. En effet, qui peut mener le tout peut aussi mener la partie,mais qui peut moins ne peut pas toujours davantage. Voici un excellent médecinpour guérir les maladies de peau ; mais de ce qu’il guérisse celles-ci s’ensuit-il qu’ilsoit également capable de guérir toutes les autres ? Sans doute, si une raison cer-taine, manifeste, me fait voir avec évidence que Dieu a dû créer des natures quin’ont jamais péché, qui ne pécheront jamais, je vois aussi à la lumière de la rai-son que ces mêmes natures s’abstiennent du péché librement, spontanément etsans être violentées. Mais quand même elles pécheraient, et elles n’ont pas péché,ainsi que Dieu l’a prévu ; quand même cependant elles pécheraient, l’ineffablepuissance de la majesté divine suffirait pour gouverner le monde, et en rendant àchacun ce qui lui convient et ce qui lui est dû, il ne laisserait dans tout son empirerien de désordonné, rien de déplacé. Ou bien en effet, dans cette hypothèse de ladéfection coupable de tous les anges, il dirigerait tout avec magnificence et avecgloire par la seule volonté de sa majesté suprême, sans établir pour cela de nou-velles puissances ; et s’il s’abstenait d’en créer, ce ne serait point comme par unprincipe de jalousie. N’a-t-il pas en effet créé les êtres corporels, si bas placés au-dessous des esprits même infidèles ? Ne les a-t-il pas créés avec un tel déploiementde bonté que nul ne peut fixer le regard de l’intelligence sur le ciel et la terre, surtous ces corps qui ont dans leur genre tant d’ordre, de proportion et de beauté,sans reconnaître que Dieu seul en est l’auteur et qu’on doit le louer avec trans-port ? Ou bien encore, si la plus grande beauté de l’univers demandait que la puis-sance angélique régnât en quelque sorte au-dessus de toutes les œuvres divines,par l’excellence de sa nature et la. rectitude de sa volonté, cette même défectiondes anges n’aurait causé à leur Créateur aucun embarras dans l’administration deson empire. Est-ce que sa bonté se serait lassée, est-ce que sa toute-puissance seserait fatiguée de créer de nouveaux anges pour les placer sur les trônes aban-donnés par les anges prévaricateurs ? Et si grand qu’eût été le nombre de ces es-prits infidèles, eût-il gêné l’ordre ? L’ordre par sa nature même ne se prête-t-il pasconvenablement à la condamnation de tous ceux qui méritent d’être condam-nés ? Ainsi de quelque côté que se portent nos considérations, toujours nous re-cors naissons que Dieu mérite d’ineffables louanges pour avoir tout créé avec tantde bonté et pour gouverner tout avec tant de justice. 36. Mais abandonnons à ceuxque la grâce divine en rend capables la contemplation de la beauté des choses,n’essayons point par des paroles d’amener ceux qui en . sont incapables à com-

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prendre ce qui ne peut s’exprimer. Toutefois, en considération de ceux qui aimentà parler, des faibles ou des sophistes, résumons cette question aussi brièvementque possible.

CHAPITRE XIII. LA CORRUPTION MÊME DE LA CRÉATURE ETLE BLAME JETÉ SUR SES VICES EN FONT ÉCLATER LA BONTÉ.

Toute nature est bonne quand elle peut le devenir moins et c’est en se corrom-pant qu’elle perd de sa bonté. Car la corruption l’atteint ou ne l’atteint pas : si ellene l’atteint pas, cette nature ne se corrompt point ; elle se corrompt au contrairesi la corruption l’atteint. Or si elle l’atteint c’est en lui ôtant de sa bonté, c’est enla rendant moins bonne. En effet si la corruption ne laissait plus rien de bon enelle, ce qui pourrait y rester ne pourrait plus se corrompre , puisqu’il n’y auraitplus aucun bien qui pût donner prise à la corruption ; et conséquemment cettenature ne [377] se corromprait pas. Dira-t-on que ce qui ne se corrompt pas étantincorruptible, on verra ainsi une nature devenue incorruptible par sa corruptionmême ? Ce serait la plus grande absurdité. Il est donc indubitablement vrai quetoute nature est bonne, en tant que nature. Car si elle est incorruptible, elle vautmieux que si elle pouvait se corrompre, et si elle est corruptible, c’est un témoi-gnage certain qu’elle est bonne, puisqu’elle ne se corrompt qu’en perdant de sabonté. Et comme toute nature est nécessairement corruptible ou incorruptible, ils’ensuit que toute nature est bonne. J’appelle ici nature ce qu’ordinairement onnomme substance. Par conséquent toute substance comprend Dieu lui-même ettout ce qui vient de Dieu, parce qu’il n’y a de bon que Dieu et ce qu’il a fait. 37. Cesprincipes une fois établis et prouvés, sois aussi attentif que si nous commencionsà argumenter. On doit assurément louer toute nature raisonnable créée avec lelibre arbitre, si elle demeure attachée à jouir du bien souverain et immuable, ousi elle fait effort pour y parvenir :,on doit au contraire blâmer celle qui n’y est pasattachée en la considérant comme n’y étant pas attachée, et celle qui ne poursuitpas ce but en la considérant comme ne le poursuivant pas. Si donc on loue unecréature raisonnable, qui doute qu’on ne doive louer aussi son Auteur ? Et si on lablâme, qui ne voit que dans ce blâme même il y a une louange pour Celui qui l’afaite ? Pourquoi effectivement la blâmons-nous ? Parce qu’elle ne veut point jouirde son bien suprême et immuable, c’est-à-dire de son Créateur. N’est-ce donc paslouer celui-ci ? Et combien il est bon, combien toutes les langues et toutes les pen-sées devraient louer et bénir, même dans le silence, ce Dieu qui a tout créé et qu’onne peut se dispenser de louer, soit en nous louant, soit en nous blâmant ? Com-ment en effet nous reprocher de rie lui être pas unis, sinon parce que dans cette

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union même consiste notre grand, notre souverain et notre premier bien ? Or cetteunion aurait-elle ces caractères si Dieu n’était le bien ineffable ? Comment alorsla censure de nos péchés rejaillirait-elle sur lui, puisqu’on ne peut les condam-ner sans le louer ? 38. Et si nous considérions que dans tout ce qu’on blâme on neblâme que le vice, et qu’on ne peut blâmer le vice sans louer la nature ? En effet, oubien ce que tu condamnes est conforme à la nature ; ta censure alors n’est pas mé-ritée, et c’est toi qu’il faut corriger plutôt que ce que tu as tort de blâmer ; ou biensi c’est un vice et qu’on ait raison de le condamner, il est nécessairement contraireà la nature. Car tout vice lui est opposé par là même qu’il est vice. En effet s’il n’en-dommage pas la nature, il n’est pas vice, et s’il est vice parce qu’il l’endommage,évidemment il est vice parce qu’il lui est contraire. Supposons maintenant qu’unenature soit corrompue, non par son vice propre mais par le vice d’une autre ; onaurait tort de jeter le blâme sur la première, il faut plutôt examiner si ce n’est pointpar son vice propre que s’est corrompue la nature corruptrice. Or être vicié, est-ceautre chose que d’être corrompu par le vice ? Une nature est sans vice quand ellen’est point viciée, mais n’en a-t-elle pas sûrement lorsque par le vice elle corromptune autre nature ? Ainsi donc la première, celle qui corrompt l’autre, est vicieuse,corrompue par son vice propre. Concluons de là que tout vice est contraire à lanature, à la nature même de l’objet qu’il altère ; et puisqu’en rien on ne blâme quele vice , puisque tout vice est essentiellement ennemi de la nature qu’il attaque,on ne saurait condamner aucun vice sans louer la nature qu’il endommage. Rienen effet ne peut te déplaire dans le vice, que l’action de vicier ce qui te plaît dansla nature.

CHAPITRE XIV. TOUTE CORRUPTION N’EST PASCONDAMNABLE.

39. Examinons encore une chose, savoir si l’on peut dire avec vérité qu’une na-ture se corrompe par le vice d’une autre sans être viciée elle-même. Si la natureviciée qui cherche à en corrompre une autre ne trouve dans celle-ci rien de cor-ruptible, elle ne la corrompt pas à coup sûr ; et si elle y trouve quelque chose decorruptible, la corruption ne s’opère point sans le concours de cette dernière. Eneffet si une nature plus puissante résiste à une nature plus faible, la corruptionn’a pas lieu ; et si elle n’y résiste pas, c’est qu’elle commence à être gâtée par sonpropre vice avant de l’être par le vice étranger. [378] Est-ce une nature égale quirésiste aux assauts d’une égale nature ? La corruption est encore impossible ; cardès qu’une nature viciée cherche à corrompre une nature qui ne l’est pas, elle n’estplus de force égale, son vice la rend plus faible. Est-ce enfin une nature plus puis-

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sante qui corrompt une nature qui l’est moins ? Le fait doit être attribué à toutesdeux, s’il y a eu passion de part et d’autre ; ou à la plus puissante, lorsque malgrésa corruption elle l’emporte encore sur la plus faible qu’elle parvient à vicier. Eh 1qui aurait droit de condamner les fruits de la terre, lorsque les hommes en més-usent et que corrompus eux-mêmes par leur propre faute ils les corrompent enen abusant pour enflammer leurs passions ? Ne faudrait-il pas néanmoins avoirperdu la raison pour douter que l’homme, même vicieux, est d’une nature plusexcellente et plus forte que les fruits de la terre lors même qu’ils ne sont pointgâtés ? 40. Il peut arriver encore qu’une nature plus forte corrompe une moindrenature, sans qu’il y ait vice d’aucun côté ; nous entendons toujours par vice ce quiest digne de blâme. Qui oserait effectivement jeter le blâme soit sur l’homme fru-gal qui ne cherche dans les aliments que l’indispensable soutien de la nature, soitsur les fruits qui se corrompent quand il les mange ? Ici même on n’emploie pasordinairement le mot de corruption ; il sert surtout à désigner. le vice. Car, il estfacile de le remarquer dans ce qui arrive continuellement . ce n’est pas toujourspour satisfaire à ses propres besoins qu’une nature plus élevée corrompt une na-ture inférieure. C’est tantôt pour faire justice, pour venger des crimes ; et pour cemotif l’Apôtre a dit : « Si quelqu’un corrompt le temple de Dieu, Dieu le corrom-pra (1) ; »c’est tantôt en vertu même de l’ordre établi parmi les choses muables quidoivent fléchir l’une devant l’autre, selon les degrés de force accordés à chacunepar les sages lois qui régissent l’univers. Si par la force même de sa lumière, le so-leil corrompt des yeux trop faibles pour en soutenir l’éclat, s’imaginera-t-on qu’ill’a fait pour ajouter à son insuffisance ou parce qu’il y a en lui quelque défaut ?Ou bien encore jettera-t-on le blâme sur les yeux pour avoir obéi à leur maître ens’ouvrant en face de la lumière, ou enfin sur là lumière pour les avoir brûlés ?

1. I Cor. III, 17.

Ainsi, de toutes les corruptions, il n’y a pour mériter proprement le nom de cor-ruption que celle qui est vicieuse ; pour les autres, il ne faut pas les appeler ainsi,ou bien n’étant pas vicieuses elles ne sauraient mériter de blâme. Le blâme en.effet ne convient, n’est réservé qu’au vice, et l’on croit que le mot latin corres-pondant, vituperatio, vient de vitio parata, préparé au vice. 41. Mais j’avais com-mencé à le dire : le vice est un mal, uniquement parce qu’il est contraire à la na-ture qu’il attaque. N’est-ce pas une preuve manifeste que la nature dont on blâmele vice est digne d’éloge, et que cette censure des vices est la gloire des naturesqu’ils dégradent ? Car les vices étant contraires à la nature, ne sont-ils pas d’au-tant plus vices qu’ils lui ôtent davantage ? et les blâmer n’est-ce pas exalter l’objetque l’on voudrait voir intact dans sa nature ? Quand, en effet, une nature est par-faite, elle est, dans son genre, digne d’éloge, non de blâme ; et si l’on. appelle vice

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ce qui manque à sa perfection, si on blâme l’imperfection de cette nature parce quon voudrait la voir parfaite, n’est-ce pas un témoignage suffisant qu’on la trouvebelle, considérée en elle-même ?

CHAPITRE XV. DÉFAUTS COUPABLES ET DÉFAUTS NONCOUPABLES.

42. Si donc la condamnation des. vices est en quelque sorte la glorification desnatures mêmes qu’ils affectent, combien plus doivent-ils exciter à louer Dieu, leCréateur de toutes les natures ! N’est-ce pas de lui qu’elles tiennent l’existence ?Leurs défauts ne sont-ils pas en proportion de leur éloignement de. l’art divin surlequel elles sont faites ? Peut-on les blâmer sans voir cet art, puisqu’on ne blâmeen elles que ce qui s’en écarte ? Et si cet art, d’après lequel tout a été fait, c’est-à-dire la souveraine et immuable sagesse de Dieu, a une existence véritable etsuprême, comme on n’en peut douter, considère la direction que prend tout cequi s’en éloigne. Ce défaut néanmoins ne serait pas condamnable, s’il n’était vo-lontaire. Car, je te le demande, blâme-t-on ce qui est comme il doit être ? Je necrois pas ; le blâme, au contraire, est réservé à ce qui n’est point comme il doit.Or personne ne doit ce qu’il n’a pas reçu, [379] et quand on doit, à qui doit-onsinon à celui de qui on a reçu avec obligation de rendre ? A qui renvoie-t-on, sice n’est à qui avait envoyé ? et quand on restitue à des héritiers légitimes, n’est-cepas en quelque sorte aux créanciers mêmes dont ils sont de droit les successeurs ?Autrement ce serait une cession, un don ou toute autre chose semblable. De là ilsuit qu’on ne peut dire, sans la plus grande absurdité, que les choses temporellesne devraient pas finir. Telle est, en effet, la place qu’elles occupent dans l’ordreuniversel, que si elles ne disparaissent, l’avenir ne saurait succéder au passé, ni labeauté des siècles se développer comme elle le doit. Et ne font-elles pas ce qu’ellesdoivent ? ne rendent-elles pas ce qu’elles ont reçu à Celui qui leur a donné d’êtrece qu’elles sont ? Quiconque en effet, se plaint de leur défaillance peut étudiersimplement- le langage qui exprime sa plainte ; si juste et si prudent qu’il lui pa-raisse, qu’il l’examine sous le rapport des sons qu’il produit ; et s’il s’attache depréférence à une syllabe, s’il ne veut point la laisser passer pour faire place auxautres dont la suite et la succession doivent former la trame du discours, de quelleétrange démence ne méritera-t-il pas d’être accusé ? 43. Par conséquent, lorsqu’ils’agit des choses qui viennent à défaillir parce qu’il ne, leur a pas été donné d’exis-ter plus longtemps, et cela afin que tout vienne à son époque, on aurait tort de lesblâmer. Nul en effet, ne peut dire qu’elles auraient dû rester, puisqu’elles ne pou-vaient dépasser le moment fixé. Mais quand il s’agit des créatures raisonnables

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lesquelles, fidèles ou infidèles ; sont comme le magnifique couronnement de labeauté de l’univers, que dire ? Qu’il n’y a en elle aucun péché ? Quelle absurdité,puisqu’il y a au moins péché dans celui qui condamne comme péché ce qui nel’est pas ! Que leurs péchés. ne méritent pas le blâme ? Ce serait également ab-surde. Dès lors, en effet, on ne louera plus les belles actions, et ce sera rompre lenerf de l’âme humaine, tout bouleverser dans la vie. Qu’on doit blâmer ce qui a étéfait comme il devait l’être ? Mais ce serait une exécrable démence, ou bien, pouruser de termes plus doux, l’erreur la plus malheureuse. Si donc, comme il est vrai,la raison même oblige de condamner tout ce qui est péché, et de le condamnerprécisément parce qu’il n’est pas ce qu’il doit être, cherche ce que doit la naturequi pèche et tu découvriras qu’elle doit bien faire ; examine à qui elle doit, et tutrouveras que c’est à Dieu. Car si Dieu lui adonné de pouvoir faire le bien quandelle veut, il lui a donné aussi d’être malheureuse en ne le faisant pas et heureuse enle faisant. 44. Personne en effet ne triomphe des lois du Tout-Puissant, et l’âme nepeut s’exempter de payer ce qu’elle lui doit. Car elle paye en faisant un bon usagede ce qu’elle a reçu, ou en perdant ce qu’elle a refusé de bien employer. Si doncelle ne s’acquitte pas en accomplissant la justice, elle s’acquittera en souffrant lamisère. Ces deux mots en effet réveillent l’idée de dette, et l’on pouvait exprimerla même pensée en disant : Si elle ne paye pas en faisant ce qu’elle doit, elle payeraen le souffrant. Mais qu’on ne soupçonne ici aucun intervalle de temps ; qu’on nevoie pas le coupable omettant aujourd’hui de faire ce qu’il doit, et souffrant de-main ce qu’il mérite. Le désordre ne saurait troubler un seul instant l’ordre univer-sel , il faut que la vengeance suive la faute sans délai, et le jugement futur manifes-tera seulement, et rendra plus douloureuses les secrètes punitions qui s’exercentmaintenant. De même en effet gué ne pas veiller c’est dormir ; ainsi quiconque nefait pas ce qu’il doit, souffre immédiatement ce qu’il mérite ; car telle est la béa-titude comprise dans la justice qu’on ne peut la, quitter sans se plonger dans lamisère. Voici donc le résumé de ce qui vient d’être dit sur toute espèce de défaut.Quand les choses temporelles qui finissent n’ont pas reçu une plus longue exis-tence, il n’y a pas faute ; il n’y en a pas non plus, quand en existant sales n’ontpas reçu plus d’être quelles n’en ont : mais quand elles refusent d’être ce qu’ellespourraient être en le voulant ; comme c’est un bien, elles sont coupables en lesrefusant.

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CHAPITRE XVI. ON NE PEUT FAIRE RETOMBER NOS PÉCHÉSSUR DIEU.

45. Dieu ne doit rien à personne, puisqu’il donne tout gratuitement ; et si quel-qu’un assure qu’il est dû quelque chose à ses mérites, il est une chose certaine,c’est que l’existence [380] ne lui était pas due. Que peut-on devoir à qui n’est pas ?Et néanmoins quel mérite y a-t-il à s’attacher pour être meilleur à Celui de qui ona reçu l’être ? Quelle avance lui fais-tu pour la réclamer comme une dette ? N’est-il pas vrai que si tu refusais de t’attacher à lui, rien ne lui manquerait ? mais il temanquerait, à toi, Celui sans qui tu ne serais rien, Celui qui t’a fait une telle exis-tence, que si tu ne t’attaches à lui pour lui rendre l’être qu’il t’a donné, à la vérité tune retomberas pas dans le néant, mais tu vivras dans le malheur. Toutes les choseslui doivent donc premièrement tout ce qu’elles sont, en tant que nature ; ensuitetout ce qu’elles peuvent devenir de mieux en le voulant, quand le vouloir leur aété donné ; enfin tout ce qu’elles doivent être. De là il suit qu’on n’est point res-ponsable de ce qu’on n’a pas reçu, et qu’au contraire on est justement coupable,lorsqu’on ne fait pas ce que l’on doit. Or on doit quand on a reçu une volonté libreet des moyens suffisants. 46. Maintenant, le Créateur est si peu coupable quandon ne fait pas ce que l’on doit, qu’il y a là matière à le bénir, parce qu’on souffre ceque l’on mérite ; et l’on ne peut être blâmé de ne pas accomplir son devoir, que nesoit loué Celui pour qui on le doit accomplir. Si en effet on te loue de voir ce quetu as à faire, quoique tu ne lé voies que dans Celui qui est (immuable vérité, com-bien plus doit-on le louer lui-même, puisqu’il t’a commandé de le vouloir, puis-qu’il t’en a donné le pouvoir, sans te permettre de refuser impunément ce mêmevouloir ? Effectivement, si chacun est redevable de ce qu’il a reçu, et si la naturedonnée à l’homme le fait pécher inévitablement, l’homme doit pécher, et en pé-chant il accomplit son devoir. Mais cette pensée est un blasphème ; il est donc vraique la nature de personne ne le pousse au péché (1). Il n’y est point forcé non pluspar une autre nature. En effet ce n’est pas pécher que de souffrir ce que l’on neveut pas ; car si l’on souffre justement, il n’y a point péché dans cette souffranceinvolontaire, mais dans l’acte volontaire qui l’a mérité, et si on la souffre injuste-ment, comment y a-t-il péché ? Ce n’est pas l’injuste souffrance, mais l’acte injustequi fait le péché. Et si le péché n’est nécessité, ni par la nature personnelle, ni paraucune nature étrangère,

1. Rét. Liv., ch. IX, n. 3.

il a sa cause évidemment dans la volonté du pécheur. Veux-tu attribuer cettevolonté au Créateur ? ce sera justifier le pécheur, qui n’aura rien fait en dehors desdesseins de son Créateur et qui n’aura pas péché, si le moyen employé pour le dé-

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fendre est un moyen légitime. Comment alors rejeter sur le Créateur un péché quin’a pas été commis ? Loue donc le Créateur, loue-le s’il est possible de soutenir lepécheur ; loue-le encore, s’il n’est pas possible. Car s’il est possible de le défendreavec justice, il n’a pas péché ; loue alors le Créateur ; et si cela n’est pas possible,c’est qu’il est pécheur pour s’être éloigné du Créateur ; loue donc encore le Créa-teur. Ainsi je ne découvre absolument aucun moyen, je soutiens même qu’on nepeut en trouver aucun et qu’il n’est pas possible d’attribuer nos péchés à Dieunotre Créateur. Ces péchés, en effet, me révèlent sa gloire, d’abord parce qu’il lespunit, ensuite parce qu’on ne les commet qu’en s’écartant de la vérité divine. - E.J’écoute volontiers, j’admets tout cela et je crois, comme chose indubitable, quela droiture ne permet pas de rejeter nos fautes sur notre Créateur.

CHAPITRE XVII. LE PÉCHÉ A SA CAUSE PREMIÈRE DANS LAVOLONTÉ.

47. S’il était possible, néanmoins, je voudrais savoir pour quel motif un être nepèche pas lorsque Dieu a prévu qu’il ne pécherait point et pour quel motif unautre pèche quand Dieu a prévu son péché. Je ne crois plus que la prescience di-vine fasse pécher celui-ci et non celui-là. Si cependant il n’y avait aucun motif,nous ne verrions pas ces trois catégories dans les êtres raisonnables, dont les unsne pèchent jamais, les autres pèchent toujours, les autres enfin, tenant comme lemilieu entre les deux, tantôt pèchent et tantôt reviennent au bien. Pourquoi cestrois classes ? Ne me réponds pas que là volonté même les établit c’est la cause decette volonté que je cherche maintenant. Il y a certainement une causé qui fait queles uns ne veulent jamais pécher, que les autres le veulent toujours, que d’autresenfin tantôt le veulent et tantôt ne le veulent pas, quoique tous soient de mêmenature. Il me semble voir que cette triple catégorie [381] repose sur quelque rai-son ; mais quelle est cette raison ? Je l’ignore. 48. A. La volonté étant la cause dupéché, tu cherches à connaître la cause de cette volonté même. Or, si je parviens àla découvrir, ne chercheras-tu pas encore la cause de cette cause ? Quelle mesurealors mettras-tu à tes questions ? quelle limite à nos recherches et à nos discus-sions ? Tu devrais pourtant ne creuser que jusqu’à la racine : Croirais-tu qu’il estpossible d’être plus vrai que l’Apôtre quand il a dit : « L’avarice est la racine de tousles maux (1) ? »C’est-à-dire la volonté qui ne se contente pas de ce qui suffit. Orce qui suffit est ce qu’exige la nature pour se conserver dans son genre. Il est vrai,l’avarice s’appelle en grec l’amour de l’argent, philargurian ; mais quoiqu’elle tirede là son nom, car la monnaie des anciens était presque toujours d’argent, d’ar-gent pur ou mêlé, l’avarice ne se dit pas seulement de l’argent : on doit l’entendre

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encore de tout ce qu’on désire outre mesure, quand on recherche au delà de cequi suffit. Cette sorte d’avarice est la cupidité, et la cupidité n’est autre chose quela volonté perverse ; d’où il suit que cette volonté perverse est la cause de tous lesmaux. Si elle était conforme à la nature, elle la conserverait, elle ne lui nuirait pas ;de cette sorte elle ne serait pas perverse. Il est donc sûr que la racine de tous lesmaux n’est pas dans la nature, ce qui suffit coutre tous ceux qui veulent accuser lanature. Et si tu veux chercher encore la cause de cette racine, comment sera-t-ellela racine de tous les maux ? Cette racine sera à son tour la cause de la première, etaprès l’avoir découverte il te faudra en chercher de nouveau la cause, comme jel’ai fait remarquer, chercher donc sans fin. 49. Quelle cause d’ailleurs pourrait pré-céder la volonté même ? De deux choses l’une : cette cause sera la volonté même,et nous ne quitterons pas cette racine de tous les maux ; ou bien ce rie sera pasla volonté, et la volonté sera alors sans péché. Aussi faut-il le reconnaître, la pre-mière cause du péché est dans la volonté ou cette cause première est sans péché.De plus, on ne peut imputer le péché qu’à celui qui pèche ; on ne saurait doncl’imputer qu’à celui qui le veut (2) ; et je ne sais pourquoi ta chercherais plus loin.Enfin,

1. I Tim, VI, 10.- 2. Rét. liv. I, ch. IX, n. 3.

quelle que serait cette cause de la volonté qui pèche, il faut admettre qu’elle estjuste ou injuste. Si elle est juste, nul ne péchera en en suivant l’impulsion ; si elleest injuste, qu’on y résiste, et l’on ne péchera pas.

CHAPITRE XVIII. Y A-T-IL PÉCHÉ DANS UN ACTE QU’IL ESTIMPOSSIBLE D’ÉVITER ?

50. Peut-être agit-elle avec tant de violence qu’il est impossible d’y résister ?Mais faudra-t-il toujours répéter les mêmes choses ? Rappelle-toi tout ce que nousavons dit précédemment du péché et de la liberté, et s’il t’en coûte de conservertout dans ton souvenir, retiens cette courte observation. Quelle que puisse êtrecette cause prétendue de la volonté, on peut ou on ne peut lui résister ; si on ne lepeut, il n’y a pas de péché à la suivre ; si on le peut, que l’on résiste et l’on sera sanspéché. - Peut-être surprend-elle à l’improviste ? - Eh bien ! qu’on se tienne sur sesgardes pour n’être pas surpris. - Et si la surprise est telle qu’on ne puisse y échap-per ? - Dans ce cas encore il n’y a point de péché. Qui pèche en faisant ce qu’ilne peut absolument éviter (1) ?Mais il y a péché ? - Il y avait donc aussi possibilité

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d’y échapper. 51. Toutefois il est parlé dans nos livres divins d’actes commis parignorance et néanmoins condamnés avec obligation de les réparer. « J’ai obtenumiséricorde, dit l’Apôtre, parce que j’ai agi dans l’ignorance (2) ; »un prophète ditaussi : « Ne vous souvenez pas des fautes dues à ma jeunesse et à mon ignorance(3). »Il y est parlé encore d’actes commis par nécessité, quand on ne peut faire lebien que l’on veut ; ces actes néanmoins sont aussi condamnables. En effet quifait entendre ces paroles : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que jene veux pas je le fais ; »et ces autres : « Le vouloir réside en moi, mais je ne trouvepas pour accomplir le bien (4) ; »ces autres encore : « La chair convoite contre l’es-prit et l’esprit contre la chair : car ils sont opposés l’un à l’autre et vous ne faitespoint ce que vous voulez (5) ? »Voilà le cri de l’homme, mais de l’homme issu descondamnés

1. Voyez Rétract. liv. I, chap. IX, n. 3. 2. I Tim. I, 13.- 3. Ps. XXIV, 7.- 4. Rom. VII,49,18.- Gal. V, 17.

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à mort ; car si ces mouvements ne sont point un châtiment, s’ils viennent de lanature, ils sont sans péché, puisque l’homme en s’y livrant, ne ferait qu’obéir àcette nature qu’il a reçue avec la vie et au-dessus de laquelle il ne saurait s’élever,et puisque par conséquent il accomplirait son devoir. Mais l’homme serait bons’il ne les éprouvait pas ; il n’est pas bon, maintenant qu’il les éprouve et il n’a pasle pouvoir de le devenir, soit parce qu’il ne sait pas ce qu’il devrait être, soit qu’ille sache et ne puisse y parvenir : qui peut douter alors que ce soit une peine ? Ortoute peine quand elle est juste est la peine d’un péché et se nomme châtiment.Est-elle injuste et véritablement une peine ? Elle est infligée par quelque injustedominateur. Et comme il y aurait démence à révoquer en doute la toute-puissanceou la justice de Dieu, la peine dont nous parlons est juste, elle est destinée à châ-tier quelque crime. On ne peut supposer en effet qu’un injuste dominateur aitpu dérober l’homme en quelque sorte à l’insu de Dieu ; ni le lui ravir malgré lui,comme s’il était le plus faible, et-en employant les menaces ou la violence, afinde le- punir injustement. La seule conclusion à tirer est donc de croire que cettemême peine est infligée justement par suite de la condamnation de l’homme (1).52. Faut-il s’étonner encore que l’ignorance ne laisse point à l’homme la liberté dechoisir le bien qu’il a à faire ; que les résistances de la convoitise charnelle deve-nue comme une seconde nature par la violence brutale des générations humainesne permette point de faire le bien que l’on connaît et que l’on veut ? La juste peinedu péché est de perdre ce dont on n’a pas voulu faire un bon usage quand on lepouvait aisément avec quelque bonne volonté. Ainsi quand on n’accomplit pas le

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bien que l’on connaît, on perd la science du bien ; et quand on ne veut pas fairele bien que l’on peut, on perd le pouvoir de le faire quand on veut. L’ignorance etla difficulté sont en effet les deux châtiments de toute, âme coupable ; l’ignorancequi produit da confusion de l’erreur, la difficulté qui cause la douleur du travail.Or quand on prend ainsi le faux pour le vrai et qu’on s’égare malgré soi ; quandaccablé sous le poids de la lutte et déchiré par la douleur des liens charnels, on nepeut s’abstenir

1. Rétr. Liv. I, ch. IX, II, 5.

des actes déréglés, on n’est point dans la nature telle que Dieu l’a établie, onsouffre la peine à laquelle il a condamné. Quand nous parlons ici de la liberté dubien, nous entendons celle qui fut donnée à l’homme au moment de sa création(1).

CHAPITRE XIX. VAINES EXCUSES DES PÉCHEURS QUAND ILSPRÉTEXTENT L’IGNORANCE ET LA DIFFICULTÉ PRODUITESPAR LE PÉCHÉ D’ADAM.

53. Voici maintenant cette- question que semblent ronger en murmurant leshommes disposés à tout faire en faveur de leurs péchés, plutôt que de s’en ac-cuser. Ils disent donc : Si Adam et Eve ont péché, comment nous autres, infor-tunés ; avons-nous mérité de naître dans l’aveuglement de l’ignorance et soumisaux tourments de la difficulté, d’ignorer d’abord ce que nous devons taire, puis,quand nous commençons à connaître les règles de la justice et à les vouloir suivre,d’en être empêchés par je ne sais quelles résistances opiniâtres de convoitise char-nelle ? Je leur réponds en peu de mots de se taire, de cesser leurs murmures contreDieu. Peut-être auraient-ils droit de se plaindre, si nul ne triomphait de l’erreur etde la passion. Mais le Seigneur n’est-il pas présent partout ? N’emploie-t-il pas demille manières les créatures qui lui sont soumises pour appeler ceux qui sont éloi-gnés, pour instruire la foi ; consoler l’espérance, encourager la charité, seconderles efforts, exaucer ceux qui prient ? On ne te fait pas un crime de ton ignoranceinvolontaire ; mais de ta négligence à t’instruire ; on ne te reproche pas non plusde ne point panser tes membres blessés, mais de repousser celui qui s’offre à te lesguérir ; voilà tes- péchés véritables, car à personne n’est ôté le bon sens de savoirqu’il y a profit à s’instruire de ce qu’on ignore sans profit et qu’il faut confesserhumblement sa faiblesse pour obtenir le secours de Celui qui éclaire lés ignorants

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sans se tromper, qui aide les faibles sans se fatiguer. 54. Si l’on appelle péché lemal que fait l’homme par ignorance où par impuissance, c’est parce que c’est laconséquence méritée par ce premier et libre péché d’origine. Le

1. Rétr. Liv.I, ch. IX, n. 5.

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mot langue désigne, non-seulement ce membre qu’en parlant nous faisons mou-voir dans la bouche, mais encore ce que produit ce mouvement, je veux dire làforme et la contexture des paroles ; nous disons dans ce sens : la langue grecqueest différente de la langue latine. Ainsi nous appelons péché, non-seulement cequi l’est à proprement parler, l’acte commis avec connaissance et liberté, mais en-core ce qui est la conséquence nécessaire du châtiment du péché. Dans le mêmesens encore nous nommons nature ce qui est proprement la nature humaine, lanature où l’homme fut créé d’abord dans l’innocence ; nous appelons aussi naturecelle où par suite du châtiment infligé au premier gomme devenu coupable, nousnaissons sous l’empire de la mort, dans l’ignorance et soumis à la chair. C’est ainsique l’Apôtre dit lui-même : « Nous avons été, comme les autres, enfants de colèrepar nature (1). »

CHAPITRE XX. IL N’EST PAS INJUSTE QUE LES DÉFAUTS, SUITESPÉNALES DU PÉCHÉ, SOIENT TRANSMIS A LA POSTÉRITÉL’ADAM , QUELLE QUE SOIT L’OPINION VRAIE SUR L’ORIGINEDES AXES.

55. Il a plu très-justement à Dieu, suprême modérateur de toutes choses., quenous naissions de ce premier couple avec l’ignorance, la nécessité de la lutte et legerme de la mort, parce que tous deux, après avoir péché, ont été précipités dansl’erreur, la douleur et la mort. Ainsi devait se manifester la justice du Vengeur dansl’origine de l’homme, et dans. son développement la miséricorde du Libérateur.Par sa condamnation, le premier homme n’a pas été privé de la béatitude, de tellesorte qu’il fût en même temps privé de la fécondité. La raison en est que sa race,quoique charnelle et mortelle, pouvait encore contribuer en quelque chose à em-bellir et à orner le monde terrestre. Mais il n’eût pas été conforme à l’équité qu’ilengendrât des enfants meilleurs que lui. Ce qui convenait, au contraire, c’est quechacun d’eux, par son retour à Dieu, pût triompher du châtiment de son origine

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mérité par la désertion primitive, et qu’in trouvât, pour y parvenir, non-seulementun Dieu qui ne s’y opposât pas, mais qui voulût lui-même

1. Ephés. III, 3.

y aider. Ainsi encore le Créateur montra combien l’homme aurait pu facilementse maintenir dans l’état où il avait été créé, puisque sa postérité a pu triompher duvice dans lequel elle est née. 56. Dans l’hypothèse où les âmes de tous les hommesqui naissent, sortiraient d’une âme unique créée d’abord, quel homme pourraitdire qu’il n’a point péché, puisque le premier a péché ? Si au contraire les âmes seforment une à une dans chacun de ceux qui naissent, il n’est pas injuste, mais par-faitement convenable et tout à fait conforme à l’ordre que la punition méritée dela première constitue la nature de la seconde, pourvu que la récompense méritéede la seconde la ramène à la nature de la première. En effet , que peut-il y avoiren cela de choquant, si le Créateur a voulu ainsi montrer que la dignité d’une âmel’emporte à un tel degré sur toutes les créatures corporelles, que le fond mêmede l’abîme dans lequel une âme est tombée puisse être le point de départ d’uneautre âme. L’état d’ignorance et de lutte dans lequel est tombée l’âme pécheresse,s’appelle à juste titre un châtiment, puisqu’elle était meilleure avant de la subir.Mais si l’autre âme, non-seulement avant tout péché, mais encore avant de vivred’une manière quelconque, a commencé d’être telle qu’est devenue la premièreaprès une vie coupable, elle n’est pas néanmoins dépourvue de tout bien, et ellea de justes raisons de rendre grâces à son Créateur ; car son origine même et soncommencement l’emportent en excellence sur n’importe quel corps déjà parfait.En effet, ce ne sont pas de médiocres biens, d’abord d’être une âme, une naturequi par elle même surpasse tout corps ; puis d’avoir la faculté, avec l’aide de sonCréateur, de pouvoir se travailler soi-même, et par ce pieux travail, d’acquérir ende posséder les vertus qui feront échapper aux angoisses de la lutte et aux té-nèbres de l’ignorance. Si donc il en est ainsi, l’ignorance et la lutte ne seront paspour les âmes qui naissent le supplice mérité par le péché, mais une excitation às’améliorer, et le point de départ de la perfection. Et vraiment ce n’est pas peu dechose, avant tout mérite et toute bonne œuvre, d’avoir reçu un jugement naturelqui met à même de préférer la sagesse à l’erreur, et la paix victorieuse à la lutte,et d’y arriver non par la naissance mais par le travail. Que si l’âme s’y refuse, ellesera avec [384] justice reconnue coupable de péché, pour n’avoir pas bien usé decette faculté qu’elle avait reçue. Car bien qu’elle soit née dans l’état d’ignoranceet de lutte, aucune nécessité ne la contraint de demeurer dans ces conditions desa naissance ; et en vérité Dieu seul, Dieu tout-puissant a pu être le Créateur detelles âmes, qu’il fait sans en être aimé , qu’il refait en les aimant, et qu’il perfec-tionne quand il en est aimé. Car lorsqu’elles n’étaient pas, il leur a donné l’être,

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et lorsqu’elles aiment Celui par qui elles sont, il leur donne de parvenir à la béa-titude. 57. Selon une autre opinion, les âmes préexistant dans le secret de Dieusont envoyées pour animer et réagir les corps de chacun de ceux qui naissent.Alors, quelle est leur mission et leur office à l’égard de ce corps né du châtimentdu péché, c’est-à-dire avec le germe de mort da premier homme, sinon de le biengouverner ; c’est-à-dire de le dompter par les vertus, et, en le soumettant a uneservitude parfaitement conforme à l’ordre et toute légitime, de lui conquérir, à luiaussi progressivement et en temps opportun, le séjour de la céleste incorrupti-bilité ? Lorsque les âmes sont introduites dans cette vie, et qu’elles entrent dansces membres mortels pour les gouverner, elles doivent en même temps oublierleur vie antérieure, et se soumettre au travail de la vie présente. De là, pour ellesaussi, cette ignorance et cette lutte qui fut, dans le premier homme, le châtimentde sa chute mortelle, destiné à expier la misère de son âme. Mais pour les âmesdont nous parlons, elles sont comme la porte du ministère de réparation qu’ellesviennent remplir auprès du corps, pour lui faire retrouver l’incorruptibilité. En ef-fet, on les appelle péchés en ce sens seulement que la chair née de la semence dupécheur apporte aux âmes qui viennent à elle, cette ignorance et cette nécessitéde la lutte. Et ainsi ces âmes elles-mêmes non plus que le Créateur, n’en sont ren-dues responsables. Car en leur ménageant des fonctions laborieuses, le Créateurleur a donné le pouvoir de s’exercer au bien, et il leur a ouvert le chemin de la foi,en leur faisant oublier leur passé. Il leur a départi surtout ce jugement en vertu du-quel toute âme reconnaît la nécessité de se livrer à la recherche de ce qu’elle ignoresans profit, de persévérer dans l’accomplissement laborieux du devoir, de faire ef-fort pour triompher dans la lutte du bien, et d’implorer le secours du Créateurafin qu’il seconde ses travaux. Et lui, il commande ces efforts tant par les lois exté-rieures que par sa parole intime qui se fait entendre au cœur, et il prépare la gloirede la cité bienheureuse aux vainqueurs de celui qui vainquit le premier hommepar de perfides conseils et le précipita dans cette misère. Et eux-mêmes prennentsur eux cette misère pour le vaincre avec une foi admirable. Non, il n’est pas sansgloire de combattre et de vaincre le diable en portant ces mêmes chaînes dont ilse glorifie d’avoir chargé l’homme vaincu. Mais quiconque, épris de l’amour de lavie présente, aura négligé cette tâche, ne pourra justement imputer le crime de sadésertion à l’ordre du grand Roi ; il se verra au contraire, avec toute justice, soumisencore au Seigneur de toutes choses et relégué à sa place, dans les rangs de celuidont il a préféré la honteuse solde, en désertant son drapeau. 58. Enfin, dans l’hy-pothèse où les âmes placées ailleurs, ne sont pas envoyées par le Seigneur Dieu,mais viennent de leur plein gré habiter les corps, il est facile de voir immédiate-ment que l’ignorance et la nécessité de la lutte, qui sont le résultat de l’acte deleur propre volonté, ne peuvent être en aucune manière reprochées au Créateur.En effet, les eût-il envoyées lui-même, comme il ne leur a pas ôté, dans cet état

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d’ignorance et de lutte, la liberté de la prière, de la recherche et de l’effort, prêt àdonner à ceux qui demandent, à faire ; trouver à ceux qui cherchent, et à ouvrirà ceux qui frappent, il serait évidemment à l’abri de tout reproche. Pour prix dela victoire sur cette ignorance et cette difficulté de la lutte, il offrirait la couronnede gloire aux hommes de zèle et de bonne volonté. Quant aux négligents qui vou-draient trouver une excuse à leurs péchés dans la faiblesse, il ne leur opposeraitpas comme un tort l’ignorance même et la difficulté de la lutte ; mais il les puni-rait justement pour avoir préféré y croupir, plutôt que de parvenir à la vérité et aubonheur, où les auraient conduits le désir de s’instruire et le zèle à chercher, avecla prière humble et reconnaissante.

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CHAPITRE XXI. QUELLE SORTE D’ERREUR EST PERNICIEUSE.

59. Mais auquel de ces quatre sentiments faut-il s’arrêter sur l’origine des âmes ?Sont-elles transmises par la génération, ou se forment-elles seulement à la nais-sance de chacun ? préexistent-elles quelque part et sont-elles envoyées par Dieudans les corps de ceux qui naissent, ou bien y descendent-elles spontanément ?Nous ne devons donner la préférence à aucune de ces quatre opinions. Car, oubien les commentateurs catholiques des Livres divins n’ont pas encore développéet éclairci cette question comme le comportent son obscurité et sa difficulté, ous’ils l’ont fait, leurs écrits ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Contentons-nousd’avoir une foi ferme sur la substance du Créateur, n’admettant aucune opinionfausse et indigne de lui. Car c’est vers lui que tendent nos pieux efforts ; et si nousavions de lui des idées différentes de ce qu’il est, nos efforts mêmes nous dirige-raient forcément vers la vanité et non vers la Béatitude. Quant à la créature, lorsmême que nous aurions sur elle des opinions qui ne seraient pas conformes à laréalité, pourvu que nous ne les adoptions pas comme certaines et évidentes, il n’ya aucun danger pour nous. En effet, ce n’est pas vers la créature, mais bien vers leCréateur lui-même qu’il nous est ordonné de tendre pour devenir heureux ; et sinous avions sur lui des convictions qu’il ne faut pas avoir et contraires à la réalité,nous serions dans l’illusion de l’erreur la plus pernicieuse. Car personne ne peutarriver à la vie bienheureuse, en poursuivant ce qui n’est pas, ou ce qui ne peutdonner le bonheur. 60. Mais pour nous mener de cette vie temporelle à la contem-plation et à l’intime jouissance de l’éternelle vérité, Dieu a préparé un moyen ànotre faiblesse ; c’est de croire du passé et de l’avenir ce qui suffit au grand trajetvers l’éternité ; et pour donner à cette règle de foi une autorité plus puissante, la

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divine miséricorde la maintient elle-même. Quant à la connaissance des chosesprésentes, ce sont les mouvements et les impressions produites dans notre corpset dans notre âme qui nous les font sentir à leur passage ; et sans ces impressionsil nous est impossible d’en avoir aucune idée. Ainsi donc lorsque fondé sur l’auto-rité divine on nous propose de croire ce qu’était dans le passé, ce que deviendradans l’avenir une créature quelconque ; quoique nos sens n’aient pu nous rendrecompte de ce passé qui était avant eux, et qu’ils ne puissent nous faire percevoircet avenir qui n’est pas encore , il faut y ajouter foi sans la moindre hésitation,parce que c’est un moyen puissant de fortifier en nous l’espérance et d’encou-rager la charité en nous montrant combien Dieu prend soin de notre délivrancedans le cours régulier des temps. Or le moyen de démasquer l’erreur qui chercheà se couvrir du manteau de l’autorité divine, c’est surtout de lui prouver qu’elleadmet le changement ailleurs que dans les créatures sorties des mains divines,qu’elle le porte même dans la divine substance, et que la Trinité n’est pas d’unemanière adéquate la nature de Dieu (1). A quoi s’occupe la vigilance chrétienne, àquoi s’appliquent tous les progrès qu’elle a faits, sinon à comprendre avec piété etréserve ce mystère de l’auguste Trinité ? Mais ce n’est point le moment de traiterde l’unité et de l’égalité qui lient entre elles les divines personnes, ni des propriétésqui distinguent chacune. Si d’ailleurs il était facile, pour soutenir la foi chrétienneet pour seconder avantageusement la piété naissante qui cherche à prendre sonessor de la terre vers le ciel, de montrer dans le Seigneur notre Dieu l’auteur, leformateur et le modérateur dé toutes choses ; si plusieurs l’ont fait sous toutesles formes : il n’est pas aussi aisé de traiter à fond toute cette question de la Tri-nité, de la présenter dans cette vie avec assez d’éclat pour lui soumettre toutesles intelligences. Est-il un homme qui soit capable, je ne dis pas de l’expliquerpar ses paroles, niais de la comprendre par ses pensées ? Nous du moins nous necroyons cette tâche ni facile ni aisément abordable. Maintenant donc pour ac-complir notre dessein dans la mesure des forces qui nous sont données ; croyonsaussi sans hésiter ce qu’on nous demande de croire, soit pour le passé, soit pourl’avenir, touchant la créature elle-même, et ce qui est propre à montrer la puretéde la religion en nous excitant à l’amour sincère de Dieu et du prochain. S’il fautnous défendre contre les impies, écrasons leur infidélité

Allusion aux rêveries des Manichéens.

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sous le poids de l’autorité divine, ou bien démontrons-leur, avec toute l’évi-dence possible, d’abord qu’on n’est point déraisonnable en partageant notre foi,ensuite qu’on l’est beaucoup en ne la partageant pas. Observons toutefois que

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c’est moins dans le passé et dans l’avenir, que c’est plutôt dans le présent et dansles raisons immuables qu’il faut chercher les moyens de réfuter l’erreur et de lapercer à jour, autant qu’on en est capable ici-bas. 61. Quand on parcourt la sériedes preuves historiques, il faut s’attacher à découvrir l’avenir plus qu’à sonder lepassé ; car les divins livres eux-mêmes, en rapportant les événements accomplis,ont soin d’y montrer la figure, la promesse ou la preuve de ce qui doit arriver. Danscette vie même, on s’inquiète assez peu de ce qu’on a éprouvé de bonne ou demauvaise fortune ; tous les soucis se portent vers l’avenir qu’on espère. Je ne saisquel sens intime et naturel nous porte à considérer comme non avenu, parce qu’ilest passé, ce que nous avons éprouvé de bonheur ou de malheur. Et que m’im-porte d’ignorer le moment où a commencé mon existence, si je sais que mainte-nant je la possède, sans désespérer de la posséder toujours ? Ce n’est pas vers lepassé que je me dirige et je ne redouterai pas comme une erreur bien funeste den’en avoir pas une idée fort exacte ; mais sous la conduite et avec la miséricorde demon Créateur, c’est vers l’avenir qui m’est réservé que je porte mes pas. Si doncje me trompais sur cet état futur et sur le but où je dois tendre, il y aurait beau-coup à craindre ; je pourrais en effet ne pas faire les préparatifs nécessaires, oubien en prenant une chose pour une autre, me mettre dans l’impossibilité de par-venir au terme où j’aspire. Quand je veux me procurer un vêtement, il n’y a pointd’inconvénient à oublier l’hiver passé, mais il y en aurait à ne pas croire au retourdu froid ; ainsi l’âme ne perdra rien à oublier ce qu’elle peut avoir souffert, pourvuqu’elle soit sérieusement attentive à quoi on l’avertit de se préparer. Ainsi encore,que perd un homme qui fait voiles vers Rome, s’il oublie à quel port il s’est embar-qué, pourvu toutefois qu’il sache maintenant de quel côté diriger son vaisseau ?Que gagnerait-il au contraire à connaître de quel rivage il est parti, si trompé surle port qui conduit à Rome il venait à échouer contre des écueils ? Que perdrai-jeaussi à ignorer les commencements de ma vie, si je connais quels doivent être mafin et mon repos ; et que me servirait de savoir par souvenir ou par raisonnementquels ont été les premiers moments de mon existence, si j’ai sur Dieu lui-même,sur Dieu la fin unique où tend le travail de l’âme, des idées qui soient indignesde lui, et si je me brise contre les écueils des fausses doctrines ? 62. Loin de moicependant la pensée de détourner ceux qui en sont capables, du dessein d’exa-miner, dans les Ecritures divinement inspirées, si une âme est issue d’une autreâme, ou si les âmes se forment une à une dans chaque corps pour l’animer, oubien encore si la volonté divine les y envoie de quelque part pour leur donner ladirection et la vie, ou enfin si elles y viennent d’elles-mêmes. Qu’on ne s’imaginepas que je condamne ces recherches et ces discussions quand surtout elles sontexigées par la nature d’une question importante, ou que l’on a pour ce travail desloisirs suffisants que ne réclament pas des affaires plus nécessaires. Ce que j’aidit a plutôt pour but de prévenir les censures que nous pourrions élever plus ou

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moins témérairement contre celui qui ne se rendrait pas à notre opinion sur cettematière et qui resterait dans un doute peut-être plus prudent. Supposé même quel’on comprenne sur ce sujet quelque chose de clair et de certain, il ne faudrait pasaccuser d’avoir perdu l’espérance des biens futurs celui qui ne se rappelle pas cequi s’est passé au début de sa vie.

CHAPITRE XXII. L’IGNORANCE ET LA DIFFICULTÉFUSSENT-ELLES NATURELLES A L’HOMME, IL Y A ENCORESUJET DE LOUER LE CRÉATEUR.

63. Quelle que soit la solution de cette question, qu’il faille la laisser complète-ment de côté ou en ajourner l’examen, rien ne nous empêche de voir maintenantque la nature du Créateur demeure dans une complète intégrité et une justice par-faite, dans son inviolable et immuable majesté lorsque les âmes endurent les châ-timents mérités par leurs péchés. Ces péchés, en effet, comme nous l’avons dé-montré il y a déjà longtemps, doivent être attribués à leur volonté propre, il ne fautpas leur chercher d’autre origine. 64. Mais si l’ignorance et la difficulté sont [387]naturelles, c’est là que prennent naissance les progrès de l’âme ; c’est de là qu’ellecommence à s’élever à la connaissance et au repos jusqu’à ce qu’elle parvienne àla vie bienheureuse. Néglige-t-elle par sa volonté propre ces progrès qu’elle doitfaire dans les bonnes études et la piété à proportion des moyens qu’elle a reçus ?La justice la fait tomber dans une ignorance et dans une difficulté plus grandes,c’est un vrai châtiment ; et le Modérateur suprême qui dirige tout de la manièrela plus harmonieuse, lui assigne la place qui lui convient parmi les créatures infé-rieures. Son crime ne vient pas de ce qu’elle ne sait pas ou de ce qu’elle ne peutnaturellement ; mais de ce qu’elle ne s’est pas appliquée à savoir et de ce qu’ellen’a point travaillé convenablement à acquérir la facilité de faire le bien. Il est na-turel à l’enfant de ne savoir et de ne pouvoir parler ; les lois mêmes des grammai-riens ne trouvent rien de coupable dans cette ignorance, ni dans cette difficulté des’exprimer ; le cœur humain y sent même quelque chose d’agréable et de flatteur,l’enfant en effet n’a point à se reprocher d’avoir négligé d’apprendre à parler nid’en avoir perdu l’habitude par sa faute. Si donc le bonheur était pour nous dansl’éloquence, si l’on était . aussi coupable de violer les règles du langage que devioler les lois de la morale, nul ne serait accusé d’avoir commencé par ne savoirparler pour acquérir l’éloquence ; maison serait justement condamné si par mau-vaise volonté on était retombé ou que l’on fût demeuré dans cette ignorance. Demême aujourd’hui, si l’ignorance du vrai et la difficulté du bien sont naturelles à

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l’homme, si c’est de là qu’il doit prendre son essor pour s’élever à la béatitude quedonnent la sagesse et la paix, personne n’a le droit de condamner ce commen-cement naturel. Mais si l’on a refusé de monter, ou si après avoir fait des progrèson a voulu retomber de nouveau, on aura mérité de souffrir et l’on souffrira jus-tement. 63. En tout donc louons le Créateur. Louons-le de ce que dès le début ila commencé à nous rendre capables du souverain bien, de ce qu’il seconde nosefforts, de ce qu’il nous exauce et couronne nos progrès, ou bien de ce que, parune condamnation juste et méritée, il fait rentrer dans l’ordre le pécheur, c’est-à-dire celui qui toujours a refusé de s’élever à la perfection ou qui est retombé aprèsavoir déjà monté. Parce que l’âme n’est pas encore ce qui lui est donné de pouvoirdevenir en faisant des progrès, Dieu ne l’a point pour cela créée mauvaise. N’enest-il pas ainsi des corps eux-mêmes ? Ne sont-ils pas beaucoup moins parfaits àl’origine, et néanmoins tout homme judicieux estime qu’ils sont beaux dans leurgenre. Si donc l’âme ignore alors ce qu’elle doit faire, c’est qu’elle ne l’a pas encoreappris ; mais elle l’apprendra si elle fait bon usage de ce qu’elle a déjà reçu. Or illui a été donné de chercher avec soin et piété si elle veut. De même, si connais-sant ce qu’elle a à faire, elle ne peut le faire encore, c’est que ce pouvoir ne lui apas encore été accordé. Il y a en elle une partie plus élevée , qui perçoit promp-tement le bien qu’elle doit faire, et une autre partie plus lente, la partie charnellequi n’entre pas aussitôt dans son sentiment. Il faut, en effet, que la difficulté mêmel’avertisse d’implorer, pour arriver à la protection, le secours de Celui qu’elle faitl’auteur de son être ; il faut qu’en s’appuyant pour s’élever au bonheur, non passur ses propres forces, mais sur la miséricorde qui lui a donné l’existence, elleaime Dieu davantage. Or plus elle aime son Créateur, plus elle s’attache ferme-ment à lui et plus elle en jouit abondamment dans l’éternité. Nous n’appelons passtérile un tout jeune arbrisseau, quoiqu’il traverse plusieurs étés sans porter defruits, nous attendons le temps convenable pour connaître sa fertilité. Pourquoidonc ne louerait-on pas l’Auteur de l’âme avec la piété qui lui est due, s’il veut enla créant que, par son application et ses progrès, elle parvienne à porter des fruitsde sagesse et de justice, et s’il lui confère l’honneur même de pouvoir, si elle veut,atteindre à la béatitude ?

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CHAPITRE XXIII. MORT DES ENFANTS. ? PLAINTES INJUSTESDES IGNORANTS AU SUJET DES SOUFFRANCES QU’ILSENDURENT. ? QU’EST-CE QUE LA DOULEUR ?

66. Ici les ignorants élèvent contre nous une objection calomnieuse ; ils la tirentde la mort des enfants et des douleurs corporelles que nous leur voyons souventendurer. Quel besoin cet enfant avait-il de naître, disent-ils, puisqu’il a quitté lavie avant d’avoir pu y rien [388] mériter ? Quelle contenance fera-t-il au jugementdernier, car il ne compte point parmi les justes, puisqu’il n’a fait aucun bien, niparmi les méchants, puisqu’il n’a fait aucun mal ? On leur répond d’abord qu’àconsidérer l’univers dans son ensemble, et l’ordre si régulier qui unit toutes lescréatures dans tous les lieux et dans tous les temps, il est impossible qu’un hommenaisse sans motif, puisque, sans motif, les arbres mêmes ne produisent aucunefeuille : ce qui est inexplicable, c’est qu’on s’occupe des mérites de qui n’a rienmérité. S’il peut y avoir une espèce de vie moyenne entre le bien et le mal, peut-on craindre que le Juge suprême ne puisse prononcer une sentence qui tienne lemilieu entre la récompense et le châtiment ? 67. Ici encore les mêmes hommes ontl’habitude d’examiner quel avantage procure aux enfants le baptême du Christ,puisqu’ils meurent souvent après l’avoir reçu et avant d’en avoir pu rien connaître.- Mais la foi et la raison permettent assez de croire qu’à l’enfant profite la foi deceux qui l’offrent à la consécration qu’imprime le sacrement. L’autorité salutairede l’Eglise appuie ce sentiment, et chacun peut comprendre combien est utile lafoi personnelle, quand la foi d’autrui est si avantageuse à qui ne peut encore avoirune foi à lui. Est-ce à la foi personnelle qu’il ne pouvait avoir puisqu’il était mort,que le fils de la veuve a dû son salut et n’est-ce pas la foi de sa mère qui a obtenusa résurrection (1) ? Combien plus encore le petit enfant doit bénéficier de la foid’autrui, puisque son défaut de foi ne saurait lui être reproché ! 68. Passons auxdouleurs corporelles dont souffrent ces petits, que leur âge même exempte de toutpéché. Si l’âme qui les fait vivre n’a pas existé avant eux, les plaintes semblentplus autorisées et inspirées par la compassion même : Quel mal ont-ils fait poursouffrir ainsi, dit-on ? Mais l’innocence peut-elle être méritoire avant qu’on aiteu la possibilité de nuire ? Et si Dieu pour corriger et châtier les parents, se sertavec avantage des douleurs et de la mort qu’endurent les enfants qui leur sontchers, qui peut l’empêcher de recourir à ce moyen ? Une fois passées d’ailleurs cessouffrances seront pour les enfants comme non avenues ; et les

1. Luc, VII, 12-15.

parents en faveur de qui Dieu les a permises seront améliorés, s’ils ont profitéde ces afflictions temporelles et choisi un genre de vie plus sage ; ou bien ils n’au-

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ront aucune excuse à opposer à la juste sentence dont les frappera le jugementfutur, si les angoisses de la vie présente n’ont pu les déterminer à tourner leurcœur vers l’éternelle vie. Quant à ces enfants dont les douleurs servent à briserla dureté de leurs parents, à exercer leur foi ou à éprouver leur tendresse, qui saitce que Dieu leur réserve d’heureuse compensation dans le secret de ses conseils,car s’ils n’ont fait aucun bien, ils ne souffrent pas non plus pour expier des fautesqu’ils n’ont pas commises ? Est-ce en vain que l’Eglise honore et associe à la gloiredes martyrs ces enfants qui furent mis à mort, lorsque Hérode cherchait à fairepérir Notre-Seigneur Jésus-Christ (1) ? 69. Mais ces calomniateurs, ces hommesqui sont plutôt des bavards jongleurs que des observateurs attentifs, vont cher-cher jusque dans les maladies et les fatigues des animaux les moyens d’ébranlerla foi des simples. Quel mal ont fait encore les animaux, disent-ils, pour souffrirde tant de manières, et qu’espèrent-ils dans toutes ces épreuves ? Ce langage ouces sentiments prouvent qu’ils ont de très-fausses idées des choses ; incapables devoir la nature et la grandeur du souverain bien, ils voudraient que tout ressemblâtà l’idée qu’ils en ont. Ils n’élèvent pas cette idée au-dessus des corps célestes quisont les plus parfaits et les plus incorruptibles de tous les corps ; aussi voudraient-ils avec toute la déraison possible que les corps des animaux ne fussent sujets nià la mort ni à la corruption. Mais étant les derniers des corps ne sont-ils pas mor-tels et sont-ils mauvais pour ne valoir pas autant que les corps célestes ? D’ailleursles souffrances endurées par les bêtes montrent jusque dans le principe de vie quiles anime une puissance admirable et magnifique en son genre. On voit, en ef-fet, combien elles cherchent l’unité dans le corps qu’elles animent et’ qu’elles di-rigent. Car la douleur est-elle autre chose que le sentiment qui résiste à la sépara-tion ou à la corruption ? Ainsi donc ne voit-on pas ; plus clair que le jour, combiencette âme des bêtes recherche l’unité dans tout son corps et s’y attache opiniâtre-ment ? Ce n’est en effet, ni avec plaisir

(1) Matth.. II, 16.

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ni avec indifférence, c’est plutôt avec résistance et avec effort qu’elle se porteà la partie blessée dont elle sent avec peine que les douleurs menacent de dé-truire l’unité et l’intégrité de son corps. Sans ces souffrances des bêtes on ne ver-rait pas combien les dernières créatures animales recherchent l’unité, et- si on nele voyait pas, nous ne comprendrions pas suffisamment comme tout est fait parcette souveraine, sublime et ineffable unité du Créateur. 70. Réellement, si on yprête une attention pieuse et vigilante, toutes les beautés et tous les mouvementsdes créatures que peut considérer l’esprit humain, sont un enseignement pour

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nous ; les actes et les modifications qui se produisent en elles sont comme au-tant de langues qui crient partout et nous rappellent à la connaissance du Créa-teur. En effet, parmi les êtres qui ne sont sensibles ni à la douleur ni au plaisir,il n’en est aucun qui ne trouve dans l’unité une beauté propre à son espèce, ouau moins la stabilité qui convient à sa nature. Et parmi ceux qui sentent les im-pressions de la douleur et les charmes du plaisir, il n’en est aucun qui ne fasseentendre en fuyant la peine et en recherchant la joie, qu’il a horreur de la disso-lution et qu’il aime l’unité : pourquoi enfin les âmes raisonnables cherchent-ellesles connaissances qui leur procurent tant de joies, sinon pour faire briller en ellesl’unité d’une même lumière ? et qu’évitent-elles en évitant l’erreur, sinon l’obs-cure confusion que produit le doute, doute insupportable parce que ne brille passur lui l’unité de la science et de la certitude ? Ainsi donc, qu’ils causent la peine ouqu’ils réprouvent, qu’ils donnent la joie ou le plaisir, tous les êtres font connaître etproclament (unité du Créateur ; et si l’ignorance et la difficulté, par où commencenécessairement cette vie, ne sont pas naturelles à l’âme ; il s’ensuit qu’elles sontun sujet d’exercice ou un châtiment. Mais je crois que nous avons suffisammentexaminé cette question.

CHAPITRE XXIV. LE PREMIER HOMME N’A PAS ÉTÉ INSENSÉ,MAIS CAPABLE DE DEVENIR SAGE. ? QU’EST-CE QUE LA FOLIE ?

71. Il est donc mieux d’examiner en quel état le premier homme a été créé quede chercher comment sa postérité s’est propagée. On se croit fort habile quand onprésente la question de la manière suivante : si le premier homme a été créé sage,pourquoi s’est-il laissé séduire ? et s’il a été créé insensé, comment Dieu n’est-il pas l’auteur des vices puisque la folie est le plus grand de tous ? Mais entre lasagesse et la folie, la nature humaine ne connaît-elle pas un milieu qui n’est nifolie ni sagesse ? Quand est-ce qu’un homme commence à mériter d’être appelénécessairement ou sage ou insensé ? N’est-ce pas quand il pourrait posséder lasagesse, s’il n’y mettait pas de négligence et que sa volonté devient responsabledu défaut de la folie ? Personne n’est assez dépourvu de sens pour appeler un en-fant insensé ; on serait moins raisonnable encore de vouloir l’appeler sage Si doncun enfant, tout homme qu’il soit, n’est ni fou ni sage ; si par conséquent la naturehumaine est susceptible d’un certain milieu qu’on ne peut nommer ni folie ni sa-gesse ; évidemment, on ne pourrait appeler insensé un homme qui serait disposécomme le sont ceux qui ont négligé d’acquérir la sagesse, s’il était ainsi non par safaute , mais naturellement. La folie, en effet, n’est pas une ignorance quelconquede ce que l’on doit rechercher ou éviter, c’est une ignorance vicieuse. De là vient

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que nous n’appelons pas fou un animal sans raison : il ne lui a pas été donné depouvoir acquérir la sagesse. Et pourtant nous prenons souvent les termes dansun sens figuré. Ainsi en est-il de la cécité : elle est certainement le plus grand dé-faut dont puissent être affectés les yeux, mais elle n’en est pas un dans les petitschiens qui viennent de naître, et à proprement parler, on ne peut alors la nommercécité. . 72. Si donc, sans être encore sage, l’homme a été créé capable d’accep-ter le commandement qu’il devait accomplir, il n’est ni étonnant qu’il ait pu êtreséduit, ni injuste qu’il ait été châtié pour n’avoir pas obéi, ni vrai que son Créa-teur soit l’auteur de ses vices, puisque la privation de la sagesse n’en était pas unpour l’homme, à qui il n’avait pas été donné de pouvoir la posséder encore. Il avaitnéanmoins reçu le moyen de monter plus haut s’il en voulait faire bon usage. Autrechose en effet est d’être raisonnable et autre chose d’être sage. La raison permetd’entendre le précepte que l’on doit croire pour l’accomplir. Mais comme la [390]raison conduit à l’intelligence du précepte, l’observation du précepte conduit à lasagesse ; la volonté est à l’observation ce que la nature est à la l’intelligence de cemême précepte ; et comme la nature raisonnable mérite en quelque sorte de rece-voir le commandement, ainsi la fidélité au commandement mérite la sagesse. Oron devient capable de commettre le péché dès qu’on devient capable d’entendrele commandement. Avant d’être sage on peut pécher de deux manières, soit enne voulant pas entendre la loi, soit en ne l’observant pas après l’avoir reçue ; etquand on est sage, on pèche si l’on renonce à la sagesse. De même en effet qu’ilne faut pas attribuer l’ordre à qui le reçoit, mais à qui le donne ; ainsi la sagesse nevient pas de qui est éclairé, mais de Celui qui éclaire. De quoi donc ne pas bénir leCréateur de l’homme ? Dès que l’homme est capable d’en. tendre la loi, il est bon,il est supérieur à la bête. Il vaut mieux encore après avoir reçu le commandement ;encore mieux lorsqu’il ya obéi ; bien mieux encore lorsque l’éternelle contempla-tion de la sagesse le rend bienheureux. Par contre, le mal du péché vient de lanégligence soit à entendre, soit à observer le précepte, soit à persévérer dans lacontemplation de la sagesse. Ne s’ensuit-il pas que le premier homme pouvait selaisser séduire, même après avoir été créé sage ? Ce péché ayant été commis li-brement a été justement puni, d’après la loi divine. C’est pourquoi l’Apôtre saintPaul s’exprime ainsi : « En se disant sages ils sont devenus fous. »L’orgueil en effetéloigne de la sagesse, et cet éloignement est suivi de la folie. Qu’est-ce en effet quela folie, sinon un certain aveuglement, comme dit le même Apôtre : « Leur cœurinsensé s’est obscurci (1). »D’où vient cet obscurcissement, sinon de ce qu’on estéloigné de la lumière de la sagesse ? D’où vient enfin cet éloignement, sinon dece que l’homme dont Dieu est le bien suprême, veut être son propre bien commeDieu l’est à lui-même ? Aussi « mon âme est troublée en moi »dit un prophète (2) ;il est dit encore « Goûtez et vous serez comme des dieux (3). »73. Ce qui trouble lesauditeurs, c’est qu’on pose ainsi la question : Est-ce la folie qui a éloigné le pre-

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mier homme de Dieu ? ou bien est-ce cet éloignement qui l’a rendu insensé ? Si turéponds que la folie l’a éloigné de la

1. Rom. I, 22, 22.- 2. Ps. XLI, 7. - 3. Gen. III, 5

sagesse, il semblera que la folle a précédé et déterminé cette séparation. Et si tudis que cette séparation l’a rendu fou, ils demandent si en la faisant il s’est conduitavec folie ou avec sagesse. S’il s’est conduit avec sagesse, il a bien fait, il n’a paspéché ; s’il s’est conduit avec folie, déjà donc concluront-ils, il était fou, puisque lafolie lui a fait quitter la sagesse car il ne pouvait agir avec folie sans être fou. Cecimontre que pour passer de la sagesse à la folie il y a un milieu qui n’est ni folie nisagesse et dont les hommes ne peuvent en cette vie juger que par le contraire. Eneffet aucun mortel ne devient sage qu’en passant de la folie à la sagesse. Or si cepassage se fait avec folie, on ne peut l’approuver, ce qui est entièrement opposé ausens commun ; et s’il se fait avec sagesse, c’est que l’homme était sage avant de ledevenir, ce qui n’est pas moins absurde. On comprend donc qu’il y a un milieu quin’est ni sagesse ni folie ; et c’est ainsi que, pour passer du sanctuaire de la sagesseà la folie, le premier homme n’était ni fou ni sage. Dans un autre ordre d’idéesl’assoupissement n’est pas non plus le sommeil ; le réveil n’est pas la veille, c’estune transition. Il y a toutefois cette différence que ces derniers actes sont souventinvolontaires, tandis que le premier ne l’est jamais ; aussi mérite-t-il toujours unjuste salaire.

CHAPITRE XXV. QUELLES IDÉES FRAPPENT LA NATURERAISONNABLE LORSQU’ELLE SE TOURNE AU MAL.

74. Mais la volonté ne se porte à rien faire sans y être attirée par quelque idée,et si elle est libre de l’adopter ou de la repousser, elle ne l’est point d’en être ou den’en être pas frappée. Or il vient à l’esprit deux sortes d’idées, des idées d’en-hautet des idées d’en-bas, afin que la volonté puisse choisir ce qui lui plaît et mériterpar là le bonheur ou le ; malheur. Ainsi, au paradis terrestre, le commandement di-vin était l’idée d’en-haut, et la suggestion du serpent l’idée d’en-bas. De l’hommeen effet ne dépendait ni ce commandement ni cette suggestion. Mais une fois ac-quise la vigueur que donne la sagesse, combien il est possible, combien il est fa-cile de ne point céder aux idées qui entraînent en bas !On peut le comprendreen considérant que les insensés mêmes [391] en triomphent pour s’élever aux ré-gions de la sagesse, malgré la peine de renoncer aux douceurs empoisonnées de

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leurs pernicieuses habitudes. 75. Si l’homme fut alors en présence de deux idées,du commandement de Dieu et de la tentation du serpent, on peut ici se demanderd’où vint au démon lui-même le conseil impie qui le fit tomber de si haut ; attenduque s’il n’en avait eu l’idée, il n’aurait pas fait le choix qu’il a fait ; si rien ne s’étaitprésenté à son esprit, il n’aurait point porté sa volonté au mal. D’où lui vint doncl’idée, quelle qu’elle fut, d’entreprendre ce qui devait faire de lui un diable, de bonange qu’il était ? On ne peut vouloir sans vouloir quelque chose, et la volonté nesalirait se porter vers aucun objet, à moins que l’idée ne lui en vienne soit de l’exté-rieur par les sens corporels, soit intérieurement par des ressorts secrets. Il y a doncplusieurs sortes d’idées : les unes sont inspirées par le conseil d’autrui, commecette tentation du diable à laquelle Adam donna un consentement coupable ; lesautres viennent des objets soumis à l’application de notre esprit ou à la percep-tion de nos sens. L’immuable Trinité n’est pas du domaine de notre esprit, ellele domine plutôt. Mais à l’application de l’esprit est soumis d’abord l’esprit lui-même aussi sentons-nous que nous vivons ; ensuite le corps gouverné par l’esprit ;c’est pourquoi lorsqu’il faut agir l’esprit met en mouvement le membre néces-saire. Quant aux sens, tout ce qui est corporel est de leur domaine. 76. L’âme n’estpoint la sagesse souveraine, puisque cette sagesse est immuable, tandis que l’âmeest muable. Comment donc se fait-il que en contemplant la sagesse elle se regardeelle-même et pense à soi ? C’est uniquement parce que n’étant point égale à Dieuelle a néanmoins des beautés qui, après Dieu, peuvent la charmer. Elle est plusparfaite lorsqu’elle s’oublie dans l’amour du Dieu immuable, lorsqu’elle se mé-prise entièrement en sa présence. Mais si étant en quelque sorte plus à sa portéeelle vient à se complaire en soi ; si elle cherche à imiter Dieu désordonnément età vivre indépendante, elle s’abaisse d’autant plus qu’elle veut s’élever davantage.De là ces paroles : « L’orgueil est le commencement de tout péché ; »et ces autres :« Le commencement de l’orgueil bu« main c’est de se séparer de Dieu (1). »Outrecet orgueil , le diable eut la noire envie d’inspirer à l’homme l’orgueil pour lequel ilse sentait réprouvé. De là vint le châtiment qui devait corriger l’homme plutôt quelui donner la mort : le démon avait posé devant lui comme un modèle d’orgueil ;le Seigneur se donna à lui comme un modèle d’humilité. C’est lui qui nous pro-met l’éternelle vie, il veut que rachetés par le sang qu’il a versé à la suite de travauxet de douleurs inexprimables, nous nous attachions à notre Libérateur avec unecharité si ardente, nous soyons attirés vers lui par des lumières si vives, qu’aucuneidée d’en-bas ne nous détourne de cette contemplation sublime. Il veut encoreque si jamais des idées de convoitise se glissaient en nous, nous fussions rappe-lés au devoir par la réprobation et les supplices du diable. 77. Mais quelle n’estpoint la beauté de la justice , quelle n’est point le charme de l’éternelle lumière,c’est-à-dire de la vérité et de la sagesse immuable ? Quand même on n’en pourraitjouir que l’espace d’un seul jour, on aurait raison, pour y parvenir, de mépriser

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d’innombrables années de vie avec toutes les délices et tous les biens temporels.Ah ! il n’y avait ni erreur ni insensibilité dans le cœur qui s’écriait : « Un jour passédans votre sanctuaire vaut mieux que des milliers de jours (2). »Peut-être cepen-dant pourrait-on prendre ces paroles dans un autre sens , entendre par les milliersde jours les temps muables et par le jour unique l’immuable éternité. Je ne sais sidans cette réponse, que j’ai faite selon la mesure de la grâce qu’il a plu à Dieu deme donner, j’ai omis de résoudre quelques unes de tes questions. Mais s’il te re-vient quelque chose, ce livre est assez étendu, il faut nous reposer un peu. 1. Eccli.X, 16, 14. 2. Ps. LXXXIII, 2.

Ce troisième livre est traduit par M. l’abbé RAULX.

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