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Université Paris-Diderot U.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts et Cinéma) Équipe « Théorie de la Littérature et Sciences Humaines » Travaux en cours 3èmes Rencontres Doctorales Paris-Diderot « La pluridisciplinarité à l’oeuvre » L'humain et les humanités Édition établie par Claire Bourhis-Mariotti et Mélanie Grué, Avec la collaboration de Florence Dupont et Cécile Sakai N°6 Décembre 2010

Travaux en cours n°6

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Travaux en cours n°6

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Universit Paris-DiderotU.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts et Cinma) quipe Thorie de la Littrature et Sciences Humaines

Travaux en cours

3mes Rencontres Doctorales Paris-Diderot La pluridisciplinarit luvre

L'humain et les humanitsdition tablie par Claire Bourhis-Mariotti et Mlanie Gru, Avec la collaboration de Florence Dupont et Ccile Sakai

N6 Dcembre 2010

Travaux en cours, n 6 Dcembre 2010 UFR LAC

Lhumain et les humanits Actes des Troisimes Rencontres doctorales LLSHS de lUniversit Paris Diderot Paris 7, La pluridisciplinarit luvre

dition tablie par Claire Bourhis-Mariotti et Mlanie Gru, Sous la responsabilit de Florence Dupont et Ccile Sakai. Avec le concours de lInstitut des tudes Doctorales de lUniversit Paris Diderot Paris 7. Reprographie : atelier de reprographie UP7 Tirage : 200 exemplaires

Universit Paris-DiderotU.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts et Cinma) quipe Thorie de la Littrature et Sciences Humaines

Travaux en cours

3mes Rencontres Doctorales Paris-Diderot La pluridisciplinarit luvre

L'humain et les humanits

dition tablie par Claire Bourhis-Mariotti et Mlanie Gru, Avec la collaboration de Florence Dupont et Ccile Sakai

N6 Dcembre 2010

Remerciements

Sous lintitul Lhumain et les humanits, le prsent ouvrage recueille les Actes des Troisimes Rencontres doctorales du secteur Lettres, Langues, Sciences humaines et Sociales (LLSHS), organises en juin 2010. Ces Rencontres ont accueilli comme invite dhonneur Mireille Delmas-Marty, Professeure au Collge de France, pour une lumineuse confrence intitule : Le couple humain/inhumain: quel rle pour le droit ? . Quelle soit, ici, remercie trs sincrement pour son intervention. Les Rencontres reprsentent galement une contribution la rflexion en cours sur la prochaine cration dun Institut des Humanits Paris-Diderot, dans le cadre dune mission mene par Fethi Benslama. Cet ouvrage est le fruit defforts conjugus des doctorants et dun groupe denseignants-chercheurs de Paris-Diderot, pour crer un espace dchanges, scientifique et amical, qui illustre vritablement la pluridisciplinarit loeuvre. Destin dabord tous les doctorants de notre universit, cet espace aura lavenir vocation de souvrir aux autres coles doctorales du PRES Paris Sorbonne Cit auquel nous appartenons. Les Rencontres doctorales LLSHS ont t inities par Robert Mankin en juin 2008, avec pour premier thme Le tmoignage, puis Lobjectivit (2009), enfin Lhumain et les humanits (2010). Elles se poursuivront, les 9 et 10 juin 2011, sur le thme de Linnovation et sa critique. Le comit dorganisation est compos de reprsentants des UFR en LLSHS, qui dterminent le thme de lanne, procdent la slection des propositions de contribution, discutent les prsentations lors des deux journes de rencontres au mois de juin de chaque anne. De nombreux enseignants-chercheurs y participent, parmi lesquels Myriam Boussahba, Marie-Nolle Bourguet, Martine Chard-Hutchinson, Marie-Louise Pelus-Kaplan, Michel Prum, Sara Thornton, etc. Ces spcialistes, et dautres encore, modrent les panels. Que toutes et tous en soient ici vivement remercis.1 Les responsabilits administratives et scientifiques ont t assumes par Robert Mankin, aux manettes pour les deux premires rencontres, puis par Florence Dupont et Ccile Sakai, charges des deux rencontres suivantes. partir des Deuximes rencontres doctorales, les actes sont publis dans la collection Travaux en cours, et nous remercions Evelyne Grossman et lUFR LAC pour leur hospitalit.1

Nous voudrions saluer ici la mmoire de deux regrettes collgues : Lucienne Germain et Martine Chaudron.

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Il faut souligner ici que les doctorants jouent un rle majeur dans ldition de ces textes, auteurs, mais aussi chargs de la collecte, de la relecture et de la mise en page : Jrmie Majorel, Eduardo Noble et Cline Sangouard pour le numro sur Lobjectivit, Claire Bourhis-Mariotti et Mlanie Gru pour le numro prsent.2 Quils soient ici vivement remercis pour leur professionnalisme. Des relais seront tablis avec les doctorants des prochaines rencontres. Toutes ces actions ne pourraient voir le jour sans un soutien financier : pour les trois premires ditions, celui de lInstitut des coles doctorales (IED), sous la direction de Christine Chomienne, assiste de Galle Le Camus ; pour la quatrime dition, en 2011, celui du Centre de Formation des Doctorants pour lInsertion Professionnelle (CFDIP), sous la direction de Thomas Coudreau, assist de Marie-Jeanne Rossignol et Sara Thornton. Enfin, nous remercions Benot Chevillon et lImprimerie Paris-Diderot pour leur travail diligent.

Le 30 dcembre 2010 Ccile Sakai, pour le comit dorganisation

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Le recueil reproduit lensemble des contributions, sauf les exposs de Rachel Darmon et dHarold Loparelli, empchs.

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Table des matires3mes Rencontres Doctorales Paris-Diderot des 10 et 11 juin 2010 L'humain et les humanits dans les lettres, les sciences humaines et les arts

Prface Florence Dupont..................................................................................................................... p. 6

1. Humanit et altrit Meiko Takizawa La reprsentation de lhumain Lexprience du Japon chez Roland Barthes......... p. 10 Claire Bourhis-Mariotti loigner lautre pour prserver sa propre part dhumanit : les premires tentatives de colonisation des Noirs-Amricains vers Hati dans les annes 1820.....................................p.18 Keren Gitai Lhbreu moderne ou la gense dune langue la croise des humanits.............................p.31

2. Linhumain et ses limites Sbastien Dalmon Entre lhumain et le divin : le statut intermdiaire des Nymphes dans la posie pique archaque................................................................................................................................p.38 Ccile Bertrand Le monstre sublime et lhumanit criminelle : mtamorphoses du sujet dans les rcits de crime du dbut du XIXe sicle en Angleterre........................................................................p.50 Anglique Quillay Monstres et merveilles au XIXe sicle..................................................................................p.62 Mlanie Gru Dshumanisation, rification et clbration de lhumain: le tmoignage minoritaire de Dorothy Allison......................................................................................................................p.68 Kyriaki Samartzi Lcriture du traumatisme et la psychanalyse........................................................................p.79

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3. Le propre de lhomme Ayelet Lilti La ressemblance, le comique et le regard critique.........................p.88 Anne-Julie Etter Linfluence des dbats relatifs aux origines de lhumanit au XVIIIe sicle sur ltude des monuments de lInde..............................................................................................................p.98 Florence Bigo-Renault L'humanit, de luvre de Dickens dans ses adaptations tlvises : dcalages, modes, rcritures.............................................................................................................................p.108 Eva Mahdalickova Les nouveaux enjeux dans le rapport entre lhomme et lespace : vers un espace plus humain ?...............................................................................................................................p.117 Catherine de Luca-Bernier L'humain en procs dans la psychiatrie................................................................................p.123 lie Azria Les voies de la connaissance mdicale : de la recherche clinique aux incertitudes de la pratique du soin....................................................................................................................p.130

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Prface

L'humain et les humanits dans les lettres, les sciences humaines et les arts

Que lhumain soit une notion instable et floue, voil ce dont tmoigne la majorit de ces communications. Lhumain nest pas une donne immdiate commune aux hommes mais une construction sociale. Mais comment se fait cette construction ? quel niveau de la communication sociale ? quoi sert cette notion qui rduit lhomme son essence : lhumain ? Les communications, qui se situent demble dans lhumain, imposent une complicit significative avec le lecteur, lhumanit irait de soi puisque nous sommes des tres humains. Par exemple il irait de soi que face une mdecine standardise qui rduit le malade sa maladie, lhumain serait au contraire de lindividuel, du contingent, du singulier, une faon propre chacun de vivre sa maladie, de tolrer les traitements. Un des aspects de cette standardisation des pratiques soignantes est ainsi leffacement du malade devant sa maladie, dune certaine manire sa dshumanisation . Et cest bien ainsi que nous le vivons lhpital. La notion dhumanit sert de porte-drapeau une autre mdecine qui soignerait lindividu malade et non la maladie. Ce qui implique une certaine dfinition de lhumain, tenue pour implicite, comme corps individuel par opposition des pratiques valant pour tous les corps1. Il en est de mme pour larchitecture, lhumain est une notion polmique contre une technicit a priori froide et sans me, dshumanisante. Comment larchitecture peut-elle nous aider retrouver le contact avec le corps, avec le monde, et ainsi rendre lespace plus humain ? 2. Si lon quitte les vidences de la vie quotidienne o lhumain va de soi, lhistoire montre que lhumanit normale nest pas sre de sa dfinition, elle a besoin de marginaux clairement stigmatiss, loigns, enferms, il lui faut des autres pour tre soi. Cest le pendant de lhumanisme juridique.

lie Azria Quelle place pour lhumain dans la relation de soin face la standardisation des pratiques soignantes ? . 2 Eva Mahdalickova Les nouveaux enjeux dans le rapport entre lhomme et lespace : vers un espace plus humain ? .

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La vieille question souleve par la controverse de Valladolid avait une rponse facile, lhumain cest le chrtien, lhomme qui a une me et peut tre sauv. Dsormais la question sest dplace du champ thologique celui du droit. Lhistoire de la colonization aux tats-Unis est exemplaire3. Dans une socit esclavagiste, la situation est claire, les hommes ce sont les hommes libres, et si les esclaves sont aussi des hommes, cest un degr moindre. Il y a deux humanits en droit. Que faire le jour o les esclaves sont libres et donc rintgrs dans une humanit runifie ? Ce qui arriva aux tats-Unis aprs labolition de lesclavage. Semblables en droit avec les Blancs , il nest plus possible aux Noirs de cohabiter comme avant avec eux. Une solution propose fut de substituer lancienne distance juridique, dsormais perdue, une distance gographique : on enverrait les Noirs dans les les. Pourquoi ? Les socits esclavagistes ont toujours eu des affranchis, souvent mtisses parfaitement intgrs dont la couleur tait une curiosit et non le signe dune altrit essentielle. En France Alexandre Dumas en est un exemple. Ce qui tait insupportable chez les hommes libres ctait la perte dune humanit quils devaient la prsence des esclaves. Lesclave fait lhomme libre, dans une nation qui est fonde sur la Libert comme les cits grecques antiques. Les monstres ont cette mme fonction rassurante quand ils sont encore des hommes... mais pas trop4. Pendant les annes 1840 en Grande Bretagne, les rcits de crime montrent des criminels monstrueux, mythiques, tellement loigns du lecteur, si totalement inhumains quils sont rassurants. Ils semblent encore fortement marqus par la vision dun criminel monstrueux ou mythique. Puis le criminel va se rapprocher de lhumanit et remettre en cause cette distance rassurante entre lhumain et linhumain. Le criminel est l, parmi nous, tapi dans lombre, il nous ressemble comme un frre. Voici que le crime devient un comportement humain . Lhumain ne dfinit plus une thique commune qui exclut tous les criminels mais lappartenance une espce naturelle. Ce qui est effrayant et conduit une recherche des frontires naturelles de lhomme, faute de frontires morales. Cette question des marges de lhumanit se retrouve dans lexhibition de curiosits humanodes la mme poque aux tats-Unis et en Europe5. Il sagit de monstres humains ou des sauvages . La publication des ouvrages de Darwin suscite lengouement des foules pour lanthropologie physique : la thorie de lvolution en affirmant un continuum entre les3

Claire Bourhis-Mariotti loigner lautre pour prserver sa propre part dhumanit : les premires tentatives de colonisation des Noirs-Amricains vers Hati dans les annes 1820 . 4 Ccile Bertrand Le monstre sublime et lhumanit criminelle : mtamorphoses du sujet dans les rcits de crime du dbut du XIXe sicle en Angleterre . 5 Anglique Quillay Monstres et merveilles au XIXe sicle .

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singes et les hommes donne de dlicieux frissons aux spectateurs admirant ces tres qui sont eux sans tre eux, ces chanons manquants fabriqus par Barnum. La situation est la mme pour la folie6. La tendance actuelle, en particulier dans les mdias, est de repousser les malades mentaux hors de lhumanit, dans le sens o leur maladie serait une aberration, un garement et non une forme dhumanit. Lhistoire du traitement social de la folie permet de reprer lirruption dune gestion de populations recluses dans des institutions spcialises. quoi soppose un mouvement critique, rcent, de linstitution asilaire, fonde sur une anthropologie, dans laquelle la maladie mentale est une dimension de lhumain. Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, cest lhomme mme qui disparat . Nous sommes bien ici dans une proccupation de la folie constitutive de lhumain. Une certaine psychiatrie humaniste. Cette notion dhumanisme revient dun article lautre pour dsigner une forme de rsistance lexclusion et recommander des pratiques daccueil et dintgration des individus marginaux ou stigmatiss. Luvre de la romancire amricaine Dorothy Allison en apporte une dmonstration magistrale7. Cet humanisme thique fait appel au sentiment dvidence partage que nous signalions prcdemment, une humanit faite de chaleur, de tendresse, dattention la personne. Pourtant cet humanisme thique ne peut tre convoqu par les victimes de lHolocauste. La figure de Sarah Kofman illustre cette impossibilit, travers une criture autobiographique et autoanalytique qui aboutit littralement la disparition du sujet8. Face cet Homme englob malgr ses bizarreries dans une vision unitaire fonde sur des pratiques humanistes du care, on trouve lusage dune anthropologie diffrentielle qui permet de caractriser un auteur par sa vision personnelle de lhomme. Lhomme est apprhend de lextrieur, objectiv et donc dfini. Que Barthes parle de lhomme brechtien quil croit retrouver dans le Bunraku montre quoi peut servir une anthropologie particulire attribue un artiste ou une forme dart9. Le thtre, les marionnettes japonaises ou les pices de Brecht prsenteraient des hommes symboliques dun certaine vision de lhumanit, comparable dune culture lautre. Barthes identifie dans lun et lautre thtre des hommes sans dieu . Il en est de mme avec lhumanit de Dickens : dans des lectures publiques il tablit une relation de reconnaissance entre son public et ses personnages, fonde

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Catherine de Luca-Bernier L'humain en procs dans la psychiatrie . Mlanie Gru Dshumanisation, rification et clbration de lhumain: le tmoignage minoritaire de Dorothy Allison . 8 Kyriaki Samartzi Lcriture du traumatisme et la psychanalyse . 9 Meiko Takizawa La reprsentation de lhumain Lexprience du Japon chez Roland Barthes .

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sur une part dhumanit partage. Une synecdoque dhumanit quon pourrait appeler lhomme dickensien 10. Autre faon daborder une dfinition de lhumanit : la question de la ressemblance et du comique est examine dans les uvres de Jean Paul, Bergson et Blanchot, partir du constat que le rire nest pas le propre de lhomme11. Lhumain est plus facile apprhender quand il sagit dune culture dont Dieu ou les dieux sont constitutifs. Lhumain soppose au divin. Cest le cas de la civilisation grecque o les nymphes disent un continuum entre hommes et dieux en mme temps quelles en affirment la polarit ontologique. Lhomme est un mortel qui mange et se reproduit, la diffrence des dieux immortels, mais il participe comme les dieux aux valeurs de beaut, de jeunesse et de sduction12. La cration de lhbreu isralien issu de lhbreu liturgique, langue profane venue dune langue sacre, montre un processus dhumanisation. La langue humaine se distingue du langage, elle est la mmoire, elle garde les traces de lhistoire de ceux qui la parlent13. Enfin lhumanit comme runion de tous les hommes de la terre, invention du

XVIIIme sicle europen, a suscit lbauche dune histoire globale ou du moins veill des questions quimpliquerait cette histoire. Comme celle de lorigine de lhumanit civilise : quel est le peuple le plus ancien ? Question dj dbattue dans lAntiquit, qui redevient centrale dans lhistoire de lInde par les Europens. Les monuments, analyss par rapport aux pyramides gyptiennes, tendent tre utiliss comme preuves pour dmontrer lantriorit de lInde par rapport aux autres nations14. Ces communications dessinent deux faons dapprhender lhumain par les sciences humaines. Une attitude critique lhomme est un objet de savoir problmatique, toujours redfinir en contexte , attitude issue du mouvement dconstructionniste de la fin du XXme sicle, illustre entre autres par Foucault et Derrida. Une attitude empathique, une pragmatique de lhumain partage par les auteurs et les lecteurs, qui fait lconomie de toute dfinition et qui renvoie la philosophie pratique contemporaine du care.

Florence DupontFlorence Bigo-Renault L'humanit de luvre de Dickens dans ses adaptations tlvises : dcalages, modes, rcritures . 11 Ayelet Lilti La ressemblance, le comique et le regard critique . 12 Sbastien Dalmon Entre lhumain et le divin : le statut intermdiaire des Nymphes dans la posie pique archaque . 13 Keren Gitai Lhbreu moderne ou la gense dune langue la croise des humanits . 14 Anne-Julie Etter Linfluence des dbats relatifs aux origines de lhumanit au XVIIIe sicle sur ltude des monuments de lInde .10

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La reprsentation de lhumain : Lexprience du Japon chez Roland Barthes

Meiko Takizawa Universit Paris-Diderot (UFR LAC)

Mots-cls : Roland Barthes, Japon, Brecht, thtre, LEmpire des signes Keywords: Roland Barthes, Japan, Brecht, theater, Empire of signs Rsum : La dcouverte du thtre de Brecht en 1954 a t dcisive pour Barthes, dans la mesure o il y a vu lhomme brechtien . Cet homme brechtien n de rien conteste la mtaphysique occidentale qui contamine le thtre franais auquel Barthes fait ses adieux en 1965. Or, Barthes retrouve son homme brechtien au Japon, en assistant un spectacle traditionnel de marionnettes, le Bunraku. Barthes apprcie le fait que les manipulateurs des marionnettes sont prsents sur scne, contrairement aux pratiques occidentales. Dans le thtre de Brecht ainsi que dans le Bunraku il ny a pas de Dieu. Barthes est fascin par le Bunraku, car il y retrouve son homme brechtien . Abstract: The discovery of Brechts theater in 1954 was decisive for Barthes, since he then discovered the Brechtian man. This Brechtian man, born from nothing, challenged the Western metaphysics which contaminated the French Drama to which Barthes bid farewell in 1965. It just so happened that Barthes found his Brechtian man again in Japan, while attending a traditional puppet show called Bunraku. Barthes appreciated the fact that the manipulators of the puppet were not hidden on stage. Both in Brechts theater and the Bunraku, there is no God. Barthes was fascinated by the Bunraku, as it enabled him to find his Brechtian man again.

1. Le Japon et le thtre de Brecht

Comme on le sait, le Japon est un pays exceptionnel pour Barthes. Cest en 1966 quil sy est rendu pour la premire fois, invit par Maurice Pinguet. Pinguet est un vieil ami de Barthes auquel LEmpire des signes est ddi ; il tait alors Directeur de lInstitut francojaponais de Tokyo. Pendant son sjour, Barthes a visit plusieurs villes et donn des confrences et des sminaires dans plusieurs universits japonaises. Le rsultat en est que le Japon la profondment impressionn, et il a fini par retourner encore deux fois dans ce pays, en 1967 et en 1968. Puis, il a publi LEmpire des signes en 1970.

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Jusqu sa premire visite, Barthes stait trs peu intress ce pays. On ne trouve quun passage dans lequel Barthes mentionne le Japon avant sa visite. Ce passage se trouve dans un article trs court qui a paru dans le numro spcial sur Brecht du magazine France Observateur en juillet 1954. Cette anne-l, les premires reprsentations de Mutter Courage donnes par le Berliner Ensemble ont eu lieu Paris. La rencontre avec le thtre brechtien a t dcisive pour Barthes. Fascin par ce thtre, il crit de nombreux articles sur Brecht jusquen 1965, date laquelle il indique quil se dtourne dsormais du thtre. Ctait un an avant sa visite au Japon. En vrit, lune des raisons pour lesquelles Barthes est attir par le Japon est quil y a retrouv le thtre brechtien . Nous allons essayer de dcouvrir le lien qutablit Barthes entre le Japon et Brecht, travers lanalyse des reprsentations de lhumain . Larticle sur la pice Mutter Courage de Brecht indiqu ci-dessus est intitul Le comdien sans paradoxe . Barthes y mentionne pour la premire fois le Japon en se rfrant au N, le thtre traditionnel du Japon. Afin dindiquer les dfauts du thtre franais par rapport au thtre de Brecht, il dit : On se rappelle peut-tre que dans le N japonais (thtre noble, et non bourgeois), lexpression des sentiments est svrement codifie, ramene une trentaine de positions : ici, la norme cest que lacteur tue le mouvement naturel pour se soumettre entirement lintelligence collective de son public1. Selon Barthes, le N japonais est proche du thtre brechtien parce que les acteurs ne prtendent jamais tre naturels, tandis que les acteurs du thtre bourgeois franais font du pseudo-naturel et du pseudo-rel. Toutefois, Barthes rejette tout de suite le N, en prcisant nettement que lexprience japonaise nest pas pour nous un modle absolu (chaque chose ne vaut que dans son histoire) 2. Le N ne devient important que lorsquil invite les Franais mettre en doute leur propre thtre. Barthes souligne que le thtre de Brecht est idal, parce quil a fond un thtre qui dpasse lopposition entre lart vriste de lOccident et lart symboliste de lOrient . Bref, il mentionne le thtre japonais simplement pour mieux valoriser le thtre brechtien. Dailleurs, cette poque, Barthes ne sintressait quau thtre occidental. En 1955, il rdigeait les ditoriaux de la revue Thtre populaire. Dans lun des numros, il parle du succs remport par lOpra de Pkin, au IIe Festival dart dramatique de Paris . Il crit :1

Roland Barthes, Le comdien sans paradoxe (1954), in uvres Compltes, ditions du Seuil, 2002, Tome I, p. 512. 2 Ibid.

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Une fois calms les commentaires de presse, les critiques laudatives et la propagande parle, nous dsirons reprendre tranquillement le problme de la dramaturgie chinoise, et en donner, comme nous lavons fait pour Brecht, une premire image approximative, dordre dabord informatif sans doute, mais qui nexclut ni la sympathie, ni surtout la conscience dune leon possible pour notre thtre occidental, car fort gostement, cest en fonction de nous que nous nous intressons aux autres3. Barthes parle de lOrient titre dexemple, afin de mieux cerner le thtre occidental. Pour lui le thtre oriental, quil soit chinois ou japonais, compte peu en tant que tel.

2. Le concept dhomme chez Brecht

Dans son analyse du thtre brechtien, il est question du concept dhumanit. En 1957, dans larticle intitul Brecht, Marx et lHistoire , Barthes souligne que lide dHistoire chez Brecht est diffrente de celle de Marx, en particulier le point de vue sur lhomme . Pour Brecht, fonder son thtre sur lHistoire ne consiste pas seulement exprimer les structures du pass , comme Marx le demandait, mais aussi refuser lhomme toute essence et remettre le destin de lhomme lhomme lui-mme 4. la diffrence de Marx qui veut que le thtre claire la causalit de lHistoire, Brecht ne tente pas de lexpliquer. Il ny a jamais de destines dans les uvres de Brecht, de sorte que le destin de lhomme est remis lhomme lui-mme. Barthes reprend cet argument lanne suivante, en 1958, dans larticle intitul Brecht et notre temps . la fin de cet article, Barthes constate que Brecht met les hommes en face de leur propre histoire, cest--dire en face de leur responsabilit 5. La caractristique de lhomme brechtien est quil matrise son destin. En 1960, Barthes aborde ce concept de lhomme brechtien travers lanalyse du dcor de thtre. Il souligne la ressemblance entre la scne du Berliner Ensemble et les natures mortes de lart pictural, car dans une nature morte de lcole hollandaise, les verres, les poissons ou les pipes deviennent des objets pleins, insolites, dbarrasss de toute nature dans la mesure o ils sont extraits dun fond artificiel 6. Cest de la mme manire, selon Barthes, que laRoland Barthes, Editorial (1955), op. cit. Tome I, p. 597. Roland Barthes, Brecht, Marx et lHistoire (1957), op. cit. Tome I, p. 907. 5 Roland Barthes, Brecht et notre temps (1958), op. cit. Tome I, p. 923. 6 Roland Barthes, Commentaire : Prface Brecht, Mre Courage et ses enfants (avec des photographies de Pic) (1960), op. cit. Tome I, p. 1066.4 3

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population brechtienne devient pleinement, cest--dire artificiellement humaine, parce quelle nest tire daucun simulacre de nature 7. Et sur ce fond, il ne se produit jamais rien dautre que de lhumain , parce que la seule cration consiste dans des hommes, les objets quils ont crs et quils utilisent, la dialectique qui unit les uns aux autres 8. Rien dautre que de lhumain, cest--dire rien de divin. Barthes affirme : lhomme brechtien nat de rien, et cette naissance doit tre visible 9. Cest justement dans ce contexte quil compare lhomme brechtien une poupe anime du thtre oriental : Chez Brecht, lhomme est fait par le dramaturge ; il nest pas si loin quon le croit dune poupe anime ; on peut dire dune autre manire que le fond brechtien constitue la crature en artifice ; comme dans beaucoup darts populaires, du thtre oriental au guignol, cest parce que les hommes sortent dun milieu physique videmment informe, quils sont dj dmystifis10. De plus, dans un autre article qui traite des photos de la reprsentation de Mre Courage, Barthes prtend que dans lhumanit brechtienne, il ny a pas dattributs, parce quil ny a pas dessences 11. Lhomme brechtien ne reprsente pas lhumanit par sa nature, mais cest par ses actions quil arrive la reprsenter. En effet, en ce qui concerne ses personnages, Brecht donne de limportance leur fonction, non pas leur essence. Le personnage de Mre Courage apparat comme fonction, car Brecht substitue la Mre Essentielle une mre fonctionnelle. Dans ce sens, lhomme brechtien est proche dune poupe anime qui, par ses actions et par ses fonctions, peut ressembler lhomme. Or, aprs la publication de cet article qui date de 1960, Barthes cesse de parler de Brecht auquel il a consacr tant dcrits jusque-l. Par ailleurs, il pratique de moins en moins la critique de thtre. Finalement en 1965, il publie larticle intitul Tmoignage sur le thtre qui commence par les phrases suivantes : Jai toujours beaucoup aim le thtre et pourtant je ny vais presque plus. Cest l un revirement qui mintrigue moi-mme. Que sest-il pass ?

Ibid. Roland Barthes, Commentaire : Prface Brecht, Mre Courage et ses enfants (avec des photographies de Pic) (1960), op. cit. Tome I, p. 1066-1067. 9 Roland Barthes, Commentaire : Prface Brecht, Mre Courage et ses enfants (avec des photographies de Pic) (1960), op. cit. Tome I, p. 1067. 10 Ibid. 11 Roland Barthes, Sept photos modles de Mre Courage (1959), op. cit. Tome I, p. 1007.8

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Quand cela sest-il pass ? Est-ce moi qui ai chang ? ou le thtre ? Est-ce que je ne laime plus, ou est-ce que je laime trop12 ? En tant que critique, Barthes crivait souvent sur le thtre franais. Mais, en assistant la reprsentation du Berliner Ensemble, il a reu une illumination subite quil compare un incendie . Cette exprience est ainsi exprime : il nest plus rien rest devant mes yeux du thtre franais ; entre le Berliner et les autres thtres, je nai pas eu conscience dune diffrence de degr, mais de nature et presque dhistoire 13. Lexprience du thtre de Brecht a t si radicale que Barthes a fini par perdre le got de tout thtre imparfait . Le thtre franais ne peut plus lintresser. cause de Brecht, Barthes a ainsi tourn le dos au thtre.

3. La dcouverte du Bunraku

Cest juste aprs cette dclaration que Barthes visite le Japon et dcouvre vraiment le thtre classique japonais. Dans LEmpire des signes, il fait lloge du thtre traditionnel japonais, notamment du Bunraku, qui est un spectacle de marionnettes avec des manipulateurs de marionnettes. Barthes est profondment impressionn par le fait que les manipulateurs sont prsents sur la scne. Au Japon, il semble retrouver un intrt pour le thtre auquel il venait de renoncer. Il explique ainsi le Bunraku : Les poupes du Bunraku ont de un deux mtres de hauteur. Ce sont de petits hommes ou de petites femmes, aux membres, aux mains et la bouche mobiles ; chaque poupe est mue par trois hommes visibles, qui lentourent, la soutiennent, laccompagnent [...]. Ces hommes voluent le long dune fosse peu profonde, qui laisse leur corps apparent14. Barthes remarque que le Bunraku est soustrait la contagion mtonymique de la voix et du geste, de lme et du corps, qui englue notre comdien 15. Il apprcie le Bunraku parce quil est exempt des dfauts du thtre occidental qui consistent dans lopposition anim/inanim. On revient ici la question du concept de corps humain . Selon Barthes, au contraire de la marionnette occidentale, la poupe de Bunraku ignore lantonymie qui rgle

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Roland Barthes, Tmoignage sur le thtre (1965), op. cit. Tome II, p. 711. Roland Barthes, Tmoignage sur le thtre (1965), op. cit. Tome II, p. 712. 14 Roland Barthes, LEmpire des signes (1970), op. cit. Tome III, p. 390. 15 Roland Barthes, LEmpire des signes (1970), op. cit. Tome III, p. 396.

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toute notre morale du discours . La diffrence entre la marionnette occidentale et le Bunraku japonais rside dans le fait suivant : Chez nous, la marionnette (le polichinelle, par exemple) est charge de tendre lacteur le miroir de son contraire ; elle anime linanim, mais cest pour mieux manifester sa dgradation, lindignit de son inertie ; caricature de la vie , elle en affirme par l mme les limites morales et prtend confiner la beaut, la vrit, lmotion dans le corps vivant de lacteur, qui cependant fait de ce corps un mensonge. Le Bunraku, lui, ne singe pas lacteur, il nous en dbarrasse. Comment ? prcisment par une certaine pense du corps humain, que la matire inanime mne ici avec infiniment plus de rigueur et de frmissement que le corps anim (dou dune me )16. Tandis que la marionnette occidentale est strictement fonde sur lantithse anim/inanim, le Bunraku la trouble et la dtruit sans profit pour aucun de ses termes . En tant que simulation caricature et reflet grinant du corps humain, la marionnette occidentale appartient lordre humain . Bref, elle consiste dans lanimation de la poupe inanime, sans me. En revanche, le Bunraku ne vise pas animer un objet inanim , parce quil ne sagit jamais de la simulation du corps . Barthes affirme que le Bunraku refuse lantinomie de lanim/inanim et congdie le concept qui se cache derrire toute animation de la matire, et qui est tout simplement lme 17. Somme toute, Barthes critique le thtre occidental parce que celui-ci est obsd par le concept d me . La vie doit tre anime , de sorte que les marionnettes sont considres comme infrieures lhomme dou dune me. Par ailleurs, en empruntant ainsi le concept dunit organique du corps, lacteur occidental, quand il joue, devient son tour une marionnette.

4. Le Bunraku et Brecht

Rappelons-nous ici que lhomme brechtien dispose de sa propre histoire et de son propre destin, parce que Brecht ne suppose pas quil y ait une essence mtaphysique du monde. En un sens, Barthes constate la mme opration dans la mise en scne du Bunraku. Lhomme brechtien se cre par lui-mme, si bien que sa naissance est bien visible. Il ny a aucun mythe. Quant au Bunraku, les poupes sont prsentes par les agents du spectacle 16 17

Ibid. Roland Barthes, LEmpire des signes (1970), op. cit. Tome III, p. 398.

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qui sont la fois visibles et impassibles . Par ailleurs, les hommes en noir saffairent autour de la poupe, mais sans aucune affectation dhabilet ou de discrtion 18. Il ny a aucun mythe non plus. Selon Barthes, ce qui est mis en scne dans le Bunraku, cest laction ncessaire la production du spectacle . En somme, il ny a pas de Dieu derrire la scne : Le Bunraku ne pratique ni loccultation ni la manifestation emphatique de ses ressorts ; de la sorte, il dbarrasse lanimation du comdien de tout relent sacr, et abolit le lien mtaphysique que lOccident ne peut sempcher dtablir entre lme et le corps, la cause et leffet, le moteur et la machine, lagent et lacteur, le Destin et lhomme, Dieu et la crature : si le manipulateur nest pas cach, pourquoi, comment voulez-vous en faire un Dieu ? Dans le Bunraku, la marionnette nest tenue par aucun fil. Plus de fil, partant plus de mtaphore, plus de Destin ; la marionnette ne singeant plus la crature, lhomme nest plus une marionnette entre les mains de la divinit, le dedans ne commande plus le dehors19. Dans le Bunraku, il ny a ni me, ni Dieu. Barthes y voit le contraire du mythe occidental de lhumanit par lequel le thtre occidental est contamin. Le thtre occidental ne peut pas se dbarrasser de Dieu qui anime . Au contraire, tout comme la pice Mre Courage de Brecht, le Bunraku reprsente un homme qui na pas dessence. Cest la raison pour laquelle lexprience du spectacle de Bunraku est si fondamentale et si utopique pour Barthes. De ce point de vue, Bunraku et thtre brechtien se ressemblent. En 1968, dans larticle intitul Leon dcriture , Barthes compare carrment le Bunraku au thtre de Brecht. Et il affirme que le Bunraku fait comprendre comment fonctionne leffet de distance recommand par Brecht . En effet, si Barthes est fascin par le spectacle de Bunraku, cest parce quil a constat la rsonance profonde entre celui-ci et le thtre brechtien, en ce qui concerne le concept dhumanit. Aprs avoir fait ses adieux au thtre, Barthes a retrouv son thtre idal et lhomme brechtien dans un pays lointain, au Japon.

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Ibid. Roland Barthes, LEmpire des signes (1970), op. cit. Tome III, p. 399.

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Notice bio-bibliographique : Meiko Takizawa ([email protected]), Research Fellow of the Japan Society for the Promotion of Science, est rattache lUFR LAC, cole doctorale 131 Langue, littrature image : civilisation et sciences humaines (domaines francophone, anglophone et d'Asie Orientale) . Elle prpare actuellement une thse ayant pour sujet La prsence de la vie et labsence du Roman lantibiographie de Roland Barthes , sous la direction du Professeur ric Marty.

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loigner lautre pour prserver sa propre part dhumanit : Les premires tentatives de colonisation des Noirs-Amricains vers Hati dans les annes 1820

Claire Bourhis-Mariotti Universit Paris-Diderot (UFR Charles V LARCA)

Mots-cls : Colonisation, Hati, Africains-Amricains, abolitionnistes, dixneuvime sicle Keywords: Colonization, Haiti, African-Americans, abolitionists, nineteenth century Rsum: Parce que cette institution particulire qutait lesclavage ntait pas moralement justifiable ni acceptable dans une jeune Nation dont lidal galitaire avait t le pilier de la Rvolution, lon envisagea srieusement, dans les tats-Unis de la fin du XVIIIme sicle, lmancipation des esclaves noirs. Mais la sparation physique sembla trs vite tre linvitable condition sine qua non concourante une mancipation russie. Cest cette solution dloignement plus ou moins forc, ce phnomne de colonisation des Noirs libres et mancips, que nous nous proposons de discuter dans cet article c'est--dire lide, traduite par des faits concrets, de se sparer de lautre race humaine en lloignant de son territoire. Ainsi, nous verrons dans quel contexte et de quelle faon les premires tentatives de colonisation des NoirsAmricains vers Hati eurent lieu au dbut du XIXme sicle. Abstract : Because the "peculiar institution" slavery was neither morally justifiable nor acceptable in a young Nation whose egalitarian ideal had been used as main pillar of the Revolution, the United States seriously considered, in the late eighteenth century, the emancipation of black slaves. But a physical separation quickly appeared as being the inevitable prerequisite for a successful emancipation. We thus propose to discuss in this article this particular solution the more or less forced relocation or colonization of free and emancipated Blacks that is to say the idea, rapidly translated into concrete facts, of separating from the "other" human race by deporting this latter to foreign territories. Therefore, we will see in what context and how the first attempts at colonizing Black Americans to Haiti took place in the early nineteenth century.

Nous souhaitons voquer ici un aspect relativement mconnu de lhistoire des tatsUnis, savoir la volont de sparation spatiale des Blancs et des Noirs libres au XIXme sicle

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nous nentendons pas par l la sgrgation au sein de la socit amricaine, mais la sparation gographique, le transfert des Noirs libres, mancips ou affranchis, vers un territoire en dehors des limites frontalires amricaines. Si la cration dune colonie nordamricaine en Afrique, plus particulirement au Libria, est trs bien documente et a t beaucoup commente1, la colonisation des Noirs-Amricains en Hati lest elle beaucoup moins, et cest ce point que nous souhaitons dvelopper dans cet article. Au XVIIIme sicle, rares taient ceux, dans le monde anglo-amricain, qui ne considraient pas que lhumanit tait une. ce monognisme succda, dans la premire partie du XIXme sicle, la croyance pseudo-scientifique en une hirarchie des races, qui conforta, aux tats-Unis, lexpansion de lesclavage. En 1776, dans la Dclaration dIndpendance, Thomas Jefferson crivit que tous les hommes taient ns gaux . la suite de la Dclaration, des lois dmancipation, immdiate ou graduelle, furent votes, ou au moins discutes, pour librer les esclaves. Mais partir des annes 1780, il apparut de nombreux observateurs que la coexistence entre Blancs et Noirs librs ntait pas envisageable, et quil fallait isoler, sparer et peut-tre dporter les anciens esclaves2. Une conviction qui se renfora avec lmergence des thories racistes du dbut du XIXme sicle. Pour carter de lhumanit suprieure les groupes infrieurs, voire non-humains , des Amricains blancs envisagrent ds 1800 lide dune dportation des Noirs en dehors des frontires tats-uniennes, vers lAfrique notamment, o ils serviraient de relais colonial entre civilisation et sauvagerie, y apportant les fruits de la civilisation cest ce que nousVoir notamment : Amos Jones Beyan, The American Colonization Society and the Creation of the Liberian State: A Historical Perspective, 18221900, Lanham, Md., University Press of America, 1991; Eric Burin, Slavery and the Peculiar Solution: a History of the American Colonization Society, Gainesville (Fla.), University Press of Florida, 2005; Tom W. Shick, Behold the promised land: a history of Afro-American settler society in nineteenth-century Liberia, Baltimore, Md., London, Johns Hopkins University Press, 1980; Marie Tyler-McGraw, An African republic: Black & White Virginians in the making of Liberia, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2007. 2 Thomas Jefferson (1743-1826) lui-mme, pourtant co-auteur de la Dclaration dIndpendance et du fameux all men are created equal , voquait dj la dlocalisation des Noirs dans Notes on the State of Virginia ouvrage initialement publi en 1788, dclarant (cest nous qui traduisons) : Parmi les Romains, l'mancipation se suffisait elle-mme. L'esclave, une fois libr, pouvait se mlanger avec [le reste de la population], sans entacher le sang de son matre. Mais dans notre cas, une dmarche supplmentaire est ncessaire, encore jamais vue dans l'histoire. Libr, il doit tre dport de faon viter tout risque de mlange [des races]. (Thomas Jefferson, Notes on the State Of Virginia, Boston, Wells and Lilly, Court Street, 1829, p. 151: Among the Romans emancipation required but one effort. The slave, when made free, might mix with [the rest of the population], without staining the blood of his master. But with us a second is necessary, unknown to history. When freed, he is to be removed beyond the reach of mixture.) Notons nanmoins qu la fin du XVIIme sicle, une loi de Virginie avait dj exig que les Noirs mancips quittassent lEtat (1691, abroge en 1782) : voir Eric Burin, op. cit., p. 176. Mme au Nord, ds 1714, un rsident du New-Jersey avait suggr que les Noirs mancips fussent renvoys dans leur propre pays (Voir Eric Burin, op. cit., p. 7).1

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tudierons dans un premier temps. Puis progressivement, Hati fut perue comme lieu possible de cette colonization : ce sera notre deuxime partie. Enfin, nous terminerons en analysant la premire exprience concrte dmigration vers Hati dans les annes 1820. 1. mergence de l'ide de colonization3 en Amrique du Nord et premiers projets de dlocalisation hors des frontires tats-uniennes

Pendant la Rvolution, alors que, un par un, les tats nordistes instauraient des dispositions prvoyant labolition immdiate ou graduelle de lesclavage, on ne se proccupa pas de ce qui allait advenir des Noirs libres. Ce nest que lorsquils se furent masss dans les villes, sans travail, ou pauvres, entrans dans la prostitution ou le crime, que se posa la question de la cohabitation. On fit peser sur eux la responsabilit de leur ignorance, au lieu de prvoir de les aider. Aux yeux de leurs critiques, leur pauvret indiquait leur humanit infrieure et incompatible, et nourrissait lide de la colonisation vers dautres rgions et continents. Car bien que les abolitionnistes reconnussent aux tres de couleur noire la part dhumain ncessaire leur mancipation, il nen reste pas moins quils jugeaient, pour la plupart, les Noirs infrieurs , incapables notamment de sassimiler au sein de la population au sens large et de devenir de vrais citoyens. Il est clair que la sparation, lloignement plus ou moins forcs, semblaient tre linvitable condition sine qua non concourante lmancipation des esclaves noirs. Par consquent, le mouvement de colonization se dveloppa la fin des annes 1790 et au dbut des annes 1800 dans les tats du nord, connaissant aussi un certain succs en Virginie. La proximit dHati, rcente rpublique noire, fit natre la peur dune contagion rvolutionnaire parmi les esclaves, confirme par le nombre grandissant de conspirations et rbellions menes par des esclaves dans le Sud. Ainsi se trouvrent produites un certain nombre de propositions concrtes de colonisation des Noirs. Nous nous contenterons den voquer une : le programme dmancipation fdral et de dplacement des Noirs labor par

Lon utilisera ici le terme colonization ou colonisation , dans lacception toute particulire quil prit dans les Etats-Unis du XIXme sicle, savoir la cration de colonies dex-esclaves (mancips ou affranchis) noirs et de Noirs libres en-dehors des limites du territoire amricain, soit lmigration des populations noires vers des territoires plus ou moins loigns des Etats-Unis, propose essentiellement par des abolitionnistes blancs (pour la plupart Quakers et/ou Nordistes), mais aussi par une certaine lite blanche souvent Sudiste, et/ou rsolument raciste. Ce terme est distinguer clairement du phnomne migratoire parallle que nous appellerons simplement migration des populations noires, qui lui fut un mouvement de dpart volontaire des Noirsamricains, linitiative des Noirs eux-mmes. Voir Eric Burin, op. cit.

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le Virginien Ferdinando Fairfax en 1790. Fairfax suggra que le Congrs soutnt linstallation dune colonie de Noirs mancips en Afrique. Le Congrs aurait d alors assurer la dfense, le soutien financier et lorganisation politique de la jeune colonie jusqu ce que celle-ci ft capable de sauto-gouverner et de devenir une nation indpendante. Afin dassurer le succs de cette colonie, Fairfax indiqua quil tait ncessaire dduquer les enfants des futurs migrants avant que ceux-ci nembarquent vers leur nouvelle terre daccueil. LAfrique tait vue comme lieu idal de dplacement du fait de son climat, et de son loignement des Blancs, qui permettait dviter les mariages interraciaux. Fairfax tait convaincu quaprs un certain temps, les tats-Unis obtiendraient un retour sur investissement non ngligeable et que ctait galement une bonne occasion de prcher la bonne parole sur des terres barbares4. Cette ide de colonization se fit plus prsente encore dans les esprits des Virginiens aprs la tentative avorte dinsurrection de lesclave Gabriel lt 1800. Thomas Jefferson communiqua avec James Monroe, alors gouverneur de ltat, autour de la possibilit de dplacer les rebelles et autres trouble-ftes hors de ltat. Colonisation rima alors avec protection des intrts de ltat, et la dportation apparut comme une forme de punition des esclaves rebelles : Leur accorder une remise de peine et les garder en prison jusqu' la runion de lassemble ne fera quencourager les actions en faveur de leur libration. Ny at-il pas de fort et de garnison de l'tat ou de l'Union o ils pourraient tre confins, et o la prsence de la garnison dcouragerait toute envie de tenter une vasion ? Assurment, lassemble de ltat devrait adopter une loi pour leur dportation, celle-ci tant la juste mesure adopter en cette occasion et toute occasion semblable5. Ainsi, tandis que certains abolitionnistes voyaient la colonisation comme suite logique lmancipation, dautres, les hommes politiques notamment, la percevaient comme une faon de protger les intrts conomiques et dassurer la paix civile ; enfin dautres encore

Ferdinando Fairfax, "Plan for Liberating the Negroes within the United States," American Museum, 8 (Dec. 1790), p. 285-87. Retranscrit comme document annexe dans Gary B. Nash, Race and Revolution, Madison, Wis., Madison house, 1990, p. 146-150. 5 To reprieve them and keep them in prison till the meeting of the legislature will encourge [sic] efforts for their release. Is there no fort & garrison of the state or of the Union, where they would be confined, & where the presence of the garrison would preclude all ideas of attempting a rescue. Surely the legislature would pass a law for their exportation, the proper measure on this & all similar occasions. Extrait de la lettre date du 20 septembre 1800 de Thomas Jefferson James Monroe (alors Gouverneur de Virginie), retranscrite dans The Writings of Thomas Jefferson, Collected and Edited by Paul Leicester Ford, Volume VII, 1795-1801, G.P. Putnam's Sons, The Knickerbocker Press, 1896, p. 457-458. Cest nous qui traduisons.

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limaginaient comme une faon de rgler le problme racial que posait le fait de devoir vivre ct de Noirs libres considrs comme infrieurs et pouvant potentiellement inciter les esclaves se rvolter nayant de surcrot aucun ou peu de droits au regard de la loi.

2. Hati comme lieu de colonization : premires vocations et premiers dbats dans les annes 1820 Pendant que certains voquaient lOuest amricain, La Sierra Leone6 ou lAfrique dune faon plus gnrale, dautres se mirent proposer Hati comme possible lieu de colonisation des Noirs. Le climat, que lon disait semblable celui de lAfrique, tait un argument majeur. Ds 1801, Thomas Jefferson affirmait dj que la zone carabe avait lavantage dtre la fois peuple de gens de leur propre race et couleur les mmes race et couleur que les esclaves afro-amricains, donc mais aussi davoir un climat agrable leur constitution naturelle , sans parler du fait quils y seraient isols des autres sortes dhommes nous comprenons par l les Blancs : Les Antilles offrent une retraite que l'on peut plus probablement mettre en uvre pour eux. Dj habites par un peuple de leur propre race et couleur; possdant des climats compatibles avec leur constitution naturelle; isoles des autres sortes dhommes, la nature semble avoir cr ces les dans le but quelles reoivent les noirs transplants dans cet hmisphre. (...) La portion la plus prometteuse partir de la seconde moiti du XVIIIme sicle, des mouvements philanthropiques, qui s'taient dvelopps autour de fortes personnalits comme Granville Sharp et en raison de la mobilisation de l'opinion, s'indignrent en Angleterre et en Amrique de la traite ngrire et de l'esclavage ; ce qui conduisit leur interdiction et la cration de la Sierra Leone en colonie pour servir de terre d'accueil aux esclaves noirs librs. En 1772, le ministre de la Justice de la Couronne proclame que sera libre tout esclave rfugi en Angleterre. La consquence immdiate de cette mesure a t que de nombreux esclaves ont fui les plantations des colonies anglaises d'Amrique pour aller s'tablir en GrandeBretagne. Au lendemain de la guerre d'indpendance amricaine o les Anglais ont t dfaits en 1783, un grand nombre d'esclaves qui avaient combattu pour Londres se rfugirent en Angleterre. Pour ces esclaves pauvres, dpourvus de ressources, Granville Sharp et les mouvements philanthropiques imaginrent la cration d'une terre d'accueil sur leur continent d'origine et constiturent la Compagnie de Saint George charge d'organiser leur retour. C'est dans ce contexte que dbarqua le 9 mai 1787 en Sierra Leone une colonie de trois cent cinquante esclaves affranchis et une soixantaine de prostitues blanches destines leur servir d'pouses. Mais la fivre dcima une grande partie de ces colons installs prs de Kru Bay, dans la presqu'le de Freetown. Le Parlement britannique dcida alors d'aider l'entreprise en fondant, en 1791, la Sierra Leone Company pour succder dans cette tche la Compagnie de Saint George. En fvrier 1792, elle dbarqua Kru Bay plus d'un millier d'esclaves affranchis, venus pour la plupart de Nouvelle-cosse via la GrandeBretagne. En accord avec le roi temn Naimbanna, la Compagnie de Saint George fonda, la mme anne, Freetown dont la population s'accrotra rapidement partir de 1800 avec l'arrive d'autres ngres marrons , venus de Jamaque.6

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d'entre elles est l'le de Saint-Domingue, o les noirs sont tablis dans une souverainet de facto, tant rgis par les lois et le gouvernement quils ont mis en place eux-mmes7. Mais les partisans dHati taient clairement minoritaires au dbut du XIXme sicle. Si lAfrique semblait trop loigne gographiquement (ce qui aurait invitablement entran des cots de transport levs), largument de proximit dHati tait invoqu par les opposants pour la plupart Sudistes sa colonisation. Il faut dire que depuis la Rvolution hatienne, les esclavagistes du Sud taient plus que mfiants lgard de cette nouvelle rpublique noire, si proche de leurs terres. Entre 1793 et 1820, la peur de Saint Domingue (renomme Hati en 1804 lissue dune guerre antiesclavagiste qui avait dur treize ans), la crainte dune sorte de contagion rvolutionnaire , tait palpable du ct des planteurs. Il ne se passait pas une semaine sans quun journal ne parlt de cet vnement8. Au sein du Congrs de chaque tat, la question fut discute. Avec larrive de Gens de Couleur libres rfugis dHati dans tous les tats aprs 1793, une sorte de mythe Hati fit surface. Au dbut du XIXme sicle, alors mme que s'tiolaient les contacts conomiques avec l'le la demande de la France aprs 18069, les planteurs craignirent que la simple vocation de lle donne des ides, voire des espoirs dmancipation leurs esclaves. Du coup, certains tats lgifrrent rapidement afin dempcher lentre de rfugis et/ou de leurs esclaves en provenance de SaintDomingue, sans grand succs. En fait, de par leur position gographique, les tats du Sud accueillaient beaucoup de rfugis de Saint-Domingue souvent accompagns de leurs esclaves, et avec leur arrive les rumeurs dinsurrection plus ou moins ralistes fleurirent. Ces craintes taient-elles fondes ? en croire lhistorien Robert J. Alderson Jr., oui, car les esclaves avaient dexcellents rseaux de communication, notamment par le biais des Noirs (esclaves ou non) travaillant sur les navires10.

The West Indies offer a more probable & practicable retreat for them. Inhabited already by a people of their own race & color; climates congenial with their natural constitution; insulated from the other descriptions of men; nature seems to have formed these islands to become the receptacle of the blacks transplanted into this hemisphere. () The most promising portion of them is the island of St. Domingo, where the blacks are established into a sovereignty de facto, & have organized themselves under regular laws & government. Extrait dune lettre de Thomas Jefferson James Monroe, date du 24 novembre 1801, tlchargeable ici : . Cest nous qui traduisons. 8 Voir Alfred N. Hunt, Haiti's Influence on Antebellum America: Slumbering Volcano in the Caribbean, Baton Rouge and London, Louisiana State University Press, 2006. 9 Voir Marie-Jeanne Rossignol, Le ferment nationaliste, Belin, 1994, Chapitre 6. 10 Robert J. Alderson Jr., This Bright Era of Happy Revolutions, Columbia, S.C., The University of South Carolina Press, 2008, p. 105-107.

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Ainsi, Hati ne simposa pas immdiatement comme lieu idal de dportation cause des vnements violents qui y firent rage jusquen 1804. Dans limaginaire collectif amricain, Hati tait alors plutt associe un lieu de rvolte qu un lieu possible de dlocalisation. Cette premire priode de peur sembla se clore au dbut des annes 1820, car ce nest qu partir de ce moment-l que lon admit plus facilement quHati pt tre un lieu de transport acceptable (et rentable !) pour la population noire, libre et affranchie, amricaine. Les principales raisons voques taient alors conomiques ; Hati semblait tre un lieu idal dexpatriation des Noirs grce sa proximit, et donc grce lconomie substantielle ralise, lacheminement vers Hati tant moins coteux que vers lAfrique. Cest sans doute aussi parce quHati elle-mme avait maille partir avec ses propres problmes politiques, sociaux et conomiques, que la premire tentative concrte, documente et quantifiable de colonisation des noirs en Hati neut lieu que dans les annes 182011. Prcisons quentretemps stait cre, en 1817, lAmerican Colonization Society, dont les motivations taient aussi philanthropiques que racistes : aider lmigration des Noirs vers lAfrique, pour leur offrir un sort meilleur, mais galement sassurer quils quittaient bien les tats-Unis, rpublique blanche .

3. Engouement dune partie de la population abolitionniste blanche et des leaders de la communaut noire pour l'migration vers Hati : la premire exprience concrte dmigration des annes 1820.

La plupart des Noirs ne se reconnaissaient pas dans ces projets de colonisation vers lAfrique, notamment parce quils estimaient que lAmerican Colonization Society, socit compose uniquement dhommes politiques et dabolitionnistes blancs, ne pouvait pas lgitimement prtendre travailler dans lintrt de la population noire. Farouchement opposs la colonisation, certains Noirs laborrent des projets, certes semblables, mais quils prfraient nommer migration volontaire. Il sagissait pour eux de rassembler, selon leurs propres rgles du jeu, la diaspora noire-amricaine en dehors des tats-Unis. Cest ainsi quun jeune Noir libre de Nouvelle-Angleterre du nom de Prince Saunders12 faonna son propre plan dmigration vers Hati en 1818. Envoy en Angleterre pour parfaire son ducation par des philanthropes blancs, il rencontra deux abolitionnistes,11

Voir Jean-Franois Brire, Hati et la France 1804-1848 : le rve bris, Paris, Karthala, 2008 ; Robert Debs Heinl & Nancy Gordon Heinl, Written in Blood: The Story of the Haitian People, 14921995, University Press of America, 2005. 12 Parfois orthographi Sanders .

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Thomas Clarkson et William Wilberforce, qui le recrutrent afin de persuader Henry Christophe, le roi dHati, daccepter de recevoir sur son le des migrs Noirs-Amricains13. Lors de sa premire visite en Hati, Saunders fut accueilli par Christophe, et renvoy vers Londres dans le but de recruter des enseignants pour les nouvelles coles du roi14. Cest depuis Londres que Prince Saunders publia ses Haytian Papers15, dans lesquels il fit lapologie de ladministration de Christophe. lautomne 1818, de retour Philadelphie, il fit tout ce qui tait en son pouvoir pour vanter les mrites dHati auprs des Blancs comme des Noirs, de New-York Boston son plan dmigration des Noirs libres vers Hati tait n. Associ Clarkson, Prince Saunders finit par convaincre Christophe de cooprer. Ce dernier semblait mme dispos fournir un navire et une premire donation de 25 000 dollars. Au cours de lt 1820, Saunders fut convoqu en Hati pour discuter des modalits de ce programme dmigration. Cependant, au moment o Saunders arriva sur lle, Christophe tait paralys par une crise cardiaque, et alors quil attendait toujours dtre reu par le roi, une rbellion eut lieu et le roi se suicida en octobre 1820. Ceci mit un coup darrt net au projet de Saunders. Cependant Saunders restait convaincu que des milliers de Noirs libres ou rcemment mancips attendaient impatiemment de pouvoir migrer vers Hati. Et finalement, ce fut larrive au pouvoir du Prsident Jean-Pierre Boyer qui permit au plan de se mettre progressivement en place. Boyer, aprs avoir en 1820 rattach le nord du territoire, puis en 1822 envahi la partie espagnole de l'le, avait besoin de main duvre pour exploiter le pays. Afin de dynamiser l'conomie agricole, Boyer lana une campagne de recrutement, sans doute inspire des projets avorts de Christophe et Prince Saunders, encourageant les Noirs-amricains migrer vers Hati. Les futurs migrs offraient une solution tous ses problmes : la main duvre non-qualifie pourrait travailler dans les champs, voire grossir les rangs de son arme, tandis que les artisans et marchands revitaliseraient lconomie du pays. Et peut-tre que puisquil

Christophe avait entrepris une correspondance avec Wilberforce en 1814, puis Clarkson en 1815, esprant ainsi quavec leur aide il pourrait obtenir la reconnaissance de lindpendance dHati par le gouvernement britannique, car sans le soutien de la Royal Navy, Christophe doutait que son peuple puisse rester libre trs longtemps. Voir Hubert Cole, Christophe: King of Haiti, London, Eyre and Spottiswoode, 1967, p. 223-224. 14 Le projet le plus cher Christophe concernait lducation de son peuple. Tout en demandant Saunders de dnicher pour lui les meilleurs enseignants de Londres, il envoya 6000 dollars Wilberforce afin de payer des avances de salaires et les dpenses de transport pour ses futures recrues (Hubert Cole, op. cit., p. 229). 15 Prince Saunders, Haytian Papers, a collection of the very interesting proclamations and other official documents... of the kingdom of Hayti, London, W. Reed, 1816.

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dbarrassait les tats-Unis de sa population noire libre non-dsire, ceux-ci lui accorderaient la reconnaissance diplomatique dont il avait dsesprment besoin16. De son ct, depuis New-York, le Rvrend Loring D. Dewey, abolitionniste blanc et agent de lAmerican Colonization Society, constatant que la plupart des Noirs libres de NewYork ne souhaitaient pas se rendre au Libria, entreprit de sa propre initiative une correspondance avec Boyer concernant les conditions dmigration vers Hati, profitant sans doute de la notorit grandissante de lAmerican Colonization Society pour atteindre le Prsident hatien. Dans ses lettres, Dewey demanda explicitement de nombreuses prcisions englobant tous les aspects dune migration des Noirs-Amricains vers Hati ; depuis le montant des aides que Boyer comptait leur accorder jusqu la faon dont lle tait administre en termes dcoles, de religion, ou encore de lois concernant le mariage. Boyer rpondit point par point toutes ces interrogations, prcisant mme quHati tait prte financer trs largement lmigration des Noirs amricains, pour des raisons avant tout humanistes , nexcluant cependant pas un certain intrt conomique, et diplomatique : Il ne faut pas croire que le besoin daugmenter la population en Hati est le motif qui me pousse vous faire cette rponse avec les dtails dans lesquels je suis entr. Des considrations d'un ordre bien suprieur me dirigent. Anim du dsir de servir la cause de l'humanit, j'ai pens que plus belle occasion naurait pu se prsenter doffrir une hospitalit agrable, un asile sr, aux malheureux hommes, qui ont l'alternative de se rendre sur les rives barbares de l'Afrique, o la misre ou une mort certaine les attend peut-tre. (...) Tout le monde peut parfaitement percevoir que ce sera un moyen infaillible daccrotre le commerce des tatsUnis, en multipliant les relations entre deux peuples, dont la similitude des principes rgissant les lois et le gouvernement doivent ncessairement les rendre amis, bien quun prjug aveugle semble jusqu' prsent avoir mis des obstacles dans le chemin menant des relations plus directes entre l'un et l'autre17.

Rayford W. Logan, The Diplomatic Relations of the United States with Haiti 1776-1891, Chapel Hill, New York, Kraus Reprint Co., 1969 (1941), p. 217. 17 It must not be imagined that the want of an increased population in Hayti, is the motive which determines me to make this answer with the details into which I have entered. Views of a higher order direct me. Animated with the desire to serve the cause of humanity, I have thought that a finer occasion could not have presented itself to offer an agreeable hospitality, a sure asylum, to the unfortunate men, who have the alternative of going to the barbarous shores of Africa, where misery or certain death may await them. () Every one can perceive perfectly that it will be an infallible means of augmenting the commerce of the United States, by multiplying relations between two people, the similarity of whose principles of legislation and government ought necessarily to render them friends, although a blind prejudice seems until now to have put obstacles in the way of more direct relations

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Dans sa lettre du 25 mai 1824, Boyer annona Dewey quil allait envoyer un missaire hatien vers les tats-Unis, le citoyen Granville, avec linstruction de cooprer avec la socit amricaine en gnral et lAmerican Colonization Society en particulier La socit philanthropique dont Dewey est le reprsentant 18. Le citoyen Jonathan Granville arriva New-York le 13 juin 1824, muni des instructions manant de son gouvernement. Dans ces instructions en dix-neuf points, Boyer voquait largement laspect financier de sa proposition, ainsi que le nombre de Noirs quil consentait accueillir. Au total, Boyer prvoyait de faire venir 6 000 personnes. Bien entendu, au regard du nombre desclaves ou mme du nombre de Noirs libres et affranchis prsents sur le territoire amricain lpoque, ce nombre peut sembler drisoire. Il est vrai quen 1820, la population noire (totale) tait estime 1 800 000 personnes, soit 18% de la population globale des tats-Unis. Seuls 13% taient libres, et parmi cette population de 230 000 Noirs libres, 57% (soit 131 000) vivaient dans les tats esclavagistes en 182019. Cela nenlve cependant, lpoque, rien au caractre exceptionnellement attractif de cette proposition. Boyer offrait aux futurs migrs, sils promettaient de se comporter en bons citoyens , de devenir propritaires de leurs propres terres, pour peu quils les exploitassent de faon profitable : Le gouvernement leur confiera une portion de terres suffisamment importante pour employer douze personnes (...), et aprs qu'ils auront mis en valeur ladite surface de terre, surface qui ne sera pas infrieure 36 acres, (...) [le] gouvernement attribuera un titre de proprit dfinitif ces douze personnes, leurs hritiers et ayants droit 20. Pour les Noirs-amricains les plus pauvres, Boyer proposait mme davancer une partie du cot du transport soit six dollars : S'il y a des familles de sang africain, disposes migrer en Hati, dont la situation de pauvret est telle quelle les empche de payer les frais de dplacement vers un lieu d'embarquement, vous tes autoris (...) leur avancer le montant de leurs frais, condition qu'ils ne dpassent pas six dollars par tte

between the one and the other. Loring D. Dewey, Correspondence Relative to the Emigration to Hayti, of the Free People of Colour, in the United States. Together with the Instructions to the Agent Sent Out by President Boyer, New York, Mahlon Day, 1824, p. 11. Cest nous qui traduisons. 18 The philanthropic Society of which [Dewey is] the agent. Loring D. Dewey, op. cit., p. 14. Cest nous qui traduisons. 19 Henry Gannett, Statistics of the Negroes in the United States, Baltimore, The Trustees of the John F. Slater Fund, 1894, p. 6-11. 20 The government will give them a portion or land sufficient to employ twelve persons (), and after they have well improved the said quantity of land, which will not be less than 36 acres in extent, () [the] government will give a perpetual title to the said land to these twelve people, their heirs and assigns. Loring D. Dewey, op. cit., p.22. Cest nous qui traduisons.

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pour les jeunes comme pour les adultes ; l'avance sera remboursable six mois aprs leur arrive en Hati21. De nombreuses organisations colonisationnistes lchelle des tats, qui taient toutes, de rares exceptions prs, diriges par et composes uniquement de Blancs, voyaient le dpart vers Hati dun trs bon il, car elles le percevaient comme la suite logique lmancipation des Noirs, et la solution aux problmes raciaux des tats-Unis. Clairement, la plupart de ces socits philanthropiques ignoraient ou sous-estimaient les considrables problmes logistiques et psychologiques que posaient le transport puis linstallation des Noirs-Amricains dans un environnement qui ne leur tait pas familier. leurs yeux, Hati offrait une relle solution daccueil proche, ce qui permettait de conjuguer arguments conomiques, humanitaires et scuritaires. Les promoteurs blancs dune migration spcifique vers Hati crrent, en dehors de lAmerican Colonization Society, la Society for Promoting the Emigration of Free Persons of Colour to Hayti. Cette socit tablit un partenariat srieux avec certaines socits noires du Nord, dont celle mene par Samuel Eli Cornish, un Noir de New-York n libre et fondateur de la Colored Presbyterian Church. Suite la proposition de Boyer, en 1824, Richard Allen et James Forten, deux riches abolitionnistes Africains-

Amricains, formrent de leur ct depuis Philadelphie la Haytian Emigration Society of Coloured People, afin dorganiser lmigration des Noirs libres vers Hati. Ils publirent en 1824 une sorte de notice dinformation lattention des Noirs libres ayant lintention dmigrer vers Hati, dans laquelle ils ne tarirent pas dloges sur lle tout en donnant tous les dtails quun aspirant migr devait connatre, tels le climat, la faon dont il fallait se vtir et se comporter sur place, ou encore tout ce qui concernait les questions de religion22. Loptimisme des Philadelphiens tait partag par les New-Yorkais, qui crrent leur tour une branche locale de la Haytian Emigration society23. Lenthousiasme de nombreuses socits abolitionnistes contrastait en fait fortement avec les rserves mises par lAmerican Colonization Society. De nombreux journaux se firent lcho de cet engouement pour Hati,

If there are any families of African blood, disposed to emigrate to Hayti, whose unfortunate situation prevents them from defraying the expense of removal to a place of embarkation, you are authorized () to make advances to them, provided they do not exceed six dollars a head for young people and adults; the advance will be repayable six months after their arrival in Hayti. . . Loring D. Dewey, op. cit., p.24. Cest nous qui traduisons. 22 Address of the Board of Managers of the Haytian Emigration Society of Coloured People, to the emigrants intending to sail to the island of Hayti in the Brig De Witt Clinton, New-York, Mahlon Day, 1824, p. 3. 23 Elizabeth Rauh Bethel, Images of Hayti: The Construction of An Afro-American Lieu De Mmoire. Callaloo, Vol. 15, No. 3, Haitian Literature and Culture, Part 2 (Summer 1992), p. 827841. 834. 12 fvrier 2010. .

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publiant rgulirement des articles louangeurs, depuis de simples communiqus dcrivant le climat, la gestion conomique et politique ou encore la population de lle, jusquaux lettres louant laccueil rserv aux Noirs-Amricains. Parmi ces priodiques largement acquis la cause hatienne, on peut citer le Genius of Universal Emancipation24 du Quaker abolitionniste Benjamin Lundy, qui publia ds 1824 des articles caractre publicitaire pour Hati, vantant ici labondance de denres facilement accessibles sur lle, l le cot raisonnable de lmigration et insistant sur la possibilit pour les Noirs de spanouir et progresser . Comme si, dans cette priode si raciste, mme les militants les plus honntes de la cause abolitionniste se ralliaient lide de la dlocalisation des Noirs, pourtant si irraliste et si contraire aux volonts de la plupart des Africains-Amricains. Mais Hati offrait latout dun pass glorieux, et constituait une dlocalisation noble en quelque sorte. Paralllement aux actions menes par les abolitionnistes noirs cits prcdemment, lon trouve lengagement de quelques autres Noirs clbres tels que George Vashon (premier Africain-Amricain diplm dOberlin College), qui passa une anne en Hati. Dautres Noirs minents dclarrent avoir lintention de partir sinstaller en Hati, mais durent changer leurs plans au dernier moment, tel Edward J. Roye (qui deviendra le cinquime prsident du Libria). Fallait-il voir dans ces actes manqus le signe dune dbcle imminente de la colonization dHati ? Facile dire a posteriori, mais dans les annes 1820, peu de militants pro-migration virent venir le fiasco.

Conclusion : chec de la premire vague d'migration vers Hati, et brve analyse de sa dimension humaine ; son impact sur la communaut noire-amricaine

En dfinitive, relativement peu de Noirs libres et affranchis firent la traverse vers Hati. Lhistorien Alfred N. Hunt considre que probablement plusieurs milliers de Noirs migrrent dans les annes 1820 ce qui est une estimation trs vague. Les leaders antiesclavagistes estimrent lpoque quentre 1820 et 1840, environ 7000 10 000 Noirs avaient migr en Hati. Lhistorien John Edward Baur25 avance le nombre de 13 000 migrs en 1828 ; cela dit lon nest pas en mesure destimer combien dentre eux survcurent et sinstallrent durablement sur place, ou retournrent aux tats-Unis aprs un bref passage sur lle car il apparat quaprs une priode initiale de grand enthousiasme, de nombreux24

La plupart des numros de ce journal sont tlchargeables sur le site des archives des bibliothques amricaines : . 25 John Edward Baur, Mulatto Machiavelli, Jean Pierre Boyer, and The Haiti of His Day, The Journal of Negro History, Vol. 32, No. 3, July 1947, p. 326.

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migrs se plaignirent de leur situation. Il semblerait que les Noirs-Amricains aient eu beaucoup de mal faire face la barrire de la langue, et aux diffrences sociales et religieuses. Baur et Hunt saccordent dire que les Noirs-Amricains avaient finalement connu, aux tats-Unis, de meilleures conditions de vie, et taient par consquence dus de leur exprience hatienne, ce qui poussa nombre dentre eux retourner sur le sol amricain qui avait le mrite de leur tre, sinon favorable, du moins familier. Quoi quil en soit, force est de constater que cette tentative de colonization fut au final un chec. Pour conclure, nous avons essay de montrer au travers de cet article que la

communaut libre noire-amricaine, mme si elle n'adhra jamais massivement aux ides de sparation spatiale entre tres humains en fonction de leur couleur, car elle ne voyait pas dans la sgrgation une solution durable ouvrant une porte vers lgalit entre races, trouva dans la proposition d'installation en Hati un projet sduisant. En effet, au-del des diffrentes raisons voques prcdemment, et paralllement une volont d'ancrage en Amrique du Nord, qui s'exprima dans les mmes annes (les Noirs libres ayant parfaitement conscience du rle quavait jou leur race dans le dveloppement de la Nation amricaine, et se sentant euxmmes amricains et non africains puisque ns pour la plupart sur le sol amricain), cette communaut reconnut aussi de plus en plus, au XIXme sicle, son identit dans une diaspora noire issue de l'esclavage. Ainsi, pour les adeptes de lmigration vers Hati, s'installer en Hati, c'tait avant tout asseoir son humanit dans l'identit diasporique, et revendiquer la race comme facteur de cohsion d'un groupe humain opprim, face au racisme ambiant des Blancs.

Notice bio-bibliographique : Claire Bourhis-Mariotti ([email protected]), professeur certifie danglais en poste lUFR Lettres et Sciences Humaines de lUniversit de Cergy-Pontoise, prpare un doctorat lUniversit Paris-Diderot (cole doctorale Langue, Littrature, Image : Civilisation et Sciences Humaines ) sous la direction de Marie-Jeanne Rossignol. Ses recherches portent sur labolitionnisme africain-amricain et lexprience hatienne au XIXme sicle (1817-1895) (sujet de sa thse en cours). Rattache au Laboratoire de Recherche sur les Cultures Anglophones (LARCA) de lUniversit Paris-Diderot, et membre de RDEHJA (Rseau pour le dveloppement europen de l'histoire de la jeune Amrique), elle a publi Aux origines des politiques de sgrgation gographique : les premires tentatives de colonization et dmigration des Noirs-Amricains vers Hati dans les annes 1820 dans le numro 4 de la revue Corridor, en juin 2010.

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Lhbreu ou la gense dune langue maternelle la croise des humanits

Keren Gitai Universit Paris-Diderot (UFR LAC CERILAC)

Mots-cls : Hbreu, langue maternelle, humanisation, texte. Keywords: Hebrew, Mother tongue, humanization, text. Rsum : Les langues ne sont pas prtes lemploi ; elles ont une histoire et sont issues de cette histoire. Lhbreu moderne, langue quotidienne dont le fondement est spirituel, culturel et religieux, permet dclairer la gense dune langue maternelle contemporaine. Quels sont les matriaux ncessaires pour crer une nouvelle langue maternelle ? Quel est le processus aboutissant ladoption dune nouvelle langue pour ces locuteurs ? Abstract: Languages are not ready-made; they have a history and are produced out of that history. An everyday secular language whose basis is spiritual, cultural and religious, Modern Hebrew assesses the genesis of a contemporary mother tongue. What material is needed to create a new Mother Tongue? What process leads to the adoption of a new language by its speakers?

Dans une lettre date de 1916, Walter Benjamin expose Gershom Scholem, illustre matre de la kabbale, une thorie du langage. Les proprits du langage humain sont celles dun langage vhiculant une essence aussi bien linguistique que spirituelle . Sans avoir pour objet une parfaite communicabilit, le spirituel fonde le linguistique : lhomme communique sa propre essence spirituelle (autant quelle est communicable) en nommant toutes les autres choses 1. la diffrence des autres tres vivants, lhomme est dou dun langage articul qui a la particularit de reprsenter une chose par un mot. Sa mmoire et son aptitude raisonner de manire abstraite lui octroient la capacit de se dpartir de son instinct et ainsi de se diffrencier du reste du rgne animal. Cette rflexion sur lorigine du langage sera reconsidre ultrieurement un autre moment charnire de lhistoire moderne qui culmine dans la destructivit humaine. En 1935, Benjamin runit dans son article Problmes de sociologie du langage des thories qui

Walter Benjamin, Sur le langage en gnral et sur le langage humain (1916), uvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 146.

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concourent lexplication de la gense des langues : langue matricielle ou langue originaire de laquelle dcoulerait lensemble des langues, telle que formule dans le mythe de Babel ; thorie onomatopique du langage selon laquelle le langage rsulte de limitation de la nature par lhomme et partant de son interaction avec lenvironnement ; ou encore celle, plus rcente, concevant la constitution des langues au regard de phnomnes psychopathologiques, notamment laphasie. Monogense langagire de laquelle merge la pluralit, reproduction sonore, tude comparative du pathologique au normal ; toujours est-il que ces thories aussi htrognes que disparates reposent sur des postulats dpourvus de preuves matrielles ou de tmoignages. Les premiers lments attestant lexistence de langues restituent dj leur phase crite, ne nous permettant pas de tracer litinraire de la cration linguistique orale. Parce quil y a une diffrence entre ce qui est dit oralement dans le flux dune discussion et la langue arrte dans lcriture, le texte ne sidentifie pas au langage rel tel quil est conu un moment donn et nen est quune expression ; il ny a ainsi pas de superposition entre le langage parl et le langage crit. De mme, si toutefois nous disposons dcrits primaires, nous restons dans lincapacit de savoir si loral prcde ncessairement lcrit. Cest notamment pourquoi, en dpit de la profusion des thories relatives lexplication de ce phnomne de gense linguistique, on ne saurait en expliquer lapparition. Pourtant, une langue maternelle ne la fin du XIXme sicle nous permet dclairer dun nouveau jour la cration linguistique. Quels sont les matriaux ncessaires pour crer une nouvelle langue maternelle? Quel est le processus de substitution des idiomes dorigine (de la diaspora) par une nouvelle langue? Voici les enjeux que nous proposons daborder partir de lhbreu, cas sui generis dans lhistoire des langues. Dans la mesure o une langue est symptomatique du mouvement qui la produit, monde de traces qui complexifient le rapport hermneutique lobjet fini, en quoi la potique de cette nouvelle langue maternelle atteste-t-elle dune ncessaire humanisation de la langue ?

1. Potique dune nouvelle langue maternelle

Communment considr depuis le Moyen-ge comme langue originelle la source de toutes les langues, connue aussi sous lappellation de langue adamique en rfrence lpisode de la gense o le dmiurge cre le monde et lhumanit2, lhbreu jusquau XIXme2

Ltymologie du mot humain en hbreu est adame (Adam), qui a la mme racine que le mot adama (la terre) et adom (rouge) par rapport humanit bne Adam (fils dAdam) ou enoshut (humanit), anoush (mortel ou fatal).

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sicle tait une langue morte. Utilis essentiellement en tant que langue savante, en tant que lingua franca et dans un cadre religieux entre les IIme et XIXme sicles parce que tenu pour une langue sacre, lhbreu na plus t utilis comme vecteur de communication quotidien des sicles durant. Cependant, le corpus littraire de lhbreu volua au fil des gnrations et cest ce matriau textuel qui a t utilis pour crer lhbreu parl de nos jours. Autrement dit, cest par le truchement dun corpus littraire consquent, rservoir dhumanits, que le passage dune langue sacre une langue profane parle sest effectu. Lhbreu parl a t postul et tabli en rfrence aux textes hbraques qui lont prcd et a subi linfluence dautres langues. Selon Claude Hagge, il sagit d une langue parle construite partir dun ensemble de langues crites 3. Cest une fusion dhbreu (biblique, talmudique, mdival et moderne), de langues smites (aramen, arabe), de langues europennes (yiddish, allemand, franais, anglais) ou slaves (principalement le russe)4. Lcrivain isralien Amos Oz traduit trs bien cette ide de stratification et de construction de cet difice langagier o gt lhybridit et dans lequel les formes littraires entretiennent des relations de productivit : Notre nouvelle langue hbraque est en partie solide comme le roc, et en partie sables mouvants. Ce roc n'est pas monolithique : il existe des couches bibliques de roc de la Gense , et il y a des pierres plus friables, de la Mishna, et il y a aussi la langue de la prire ; puis viennent les combinaisons plus tardives : la langue des faiseurs de vers, celle des potes d'Espagne, la langue des uvres de Mendele, de Bialik, d'Agnon, etc. et les sables mouvants : des expriences de langue parle , des courants de syntaxe issus du yiddish, du russe, de l'allemand, de l'anglais et nouveau comme au Moyen-ge de l'arabe, et encore, et encore5. Les apports textuels et langagiers au contact des socits dans lesquelles vivaient les Juifs sont intgrs dans les strates textuelles de l'hbreu de manire verticale. Lhbreu parl de nos jours subsume toutes les poques de la diaspora. Travers de reliquats de mmoire, le texte hbraque sest imprgn des mutations de lhistoire autochtone du peuple juif, palimpseste qui ouvre une rflexion sur linvention dune langue maternelle partir dun corpus crit.

Claude Hagge, Halte la mort des langues, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 323. Claude Hagge, op. cit., p. 294, 327, 330-339. 5 Amos Oz, Sous cette lumire flamboyante, Tel-Aviv, Sifriat Poalim,1979, p. 26-27. Cest nous qui traduisons.4

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Les textes hbraques prsentent une intertextualit, faisant lheure o ils taient crits toujours rfrence aux textes qui les prcdaient (la Mishna et le Talmud sont par exemple des textes dexgse) pour traduire les ides des contemporains, et ne manquaient pas dtre interpntrs sous la plume de leurs auteurs au fil des sicles par le contact des langues indignes. Il en rsulte une contigut, voire un change et un rapport de permutation, entre lhbreu et les autres langues. Ainsi, cette langue maternelle, entendue comme la premire langue parle et propre chaque individu, langue de transmission, substrat de toute langue et de la pense, nmerge pas ex nihilo mais plutt ex scripto. Dpassant ses sources dinspiration, lhbreu sdifie sur les fondations du livre, dun hritage culturel. Le choix dimposition de cette langue savre la pierre angulaire de la gense dune culture isralienne, dune nouvelle humanit compose essentiellement de communauts qui migrrent pour se concentrer en Palestine partir du XIXme sicle. Mais parler la langue hbraque se fit au dtriment des langues vernaculaires des Juifs, encore florissantes au XIXme sicle6. Les autres langues maternelles ne se sont pas effaces mais subsistent comme substrat altr dans lhbreu. Cherchant puiser dans une source ternelle les mille et une facettes du sens propre aux textes, la rfrentialit est le lieu o le sens se meut toujours sans jamais en venir pouser une forme arrte. Le procd nonciatif suppose un assouplissement des rgles de grammaire. Fixe jusqu lavnement dun nouvel ordre, la grammaire se modifie pour rpondre sa fonction langagire. Pour ne pas compromettre le sens et son adquation avec une ralit perue, ladaptation et la flexibilit de ses rgles sont requises. Au point dachoppement entre langue crite et langue parle, si un carcan littraire venait sinstaller, la dynamique et la vivacit de la langue viendraient stioler. Les constantes et les variations dans lhbreu constituent des jeux de langage o les nologismes et les calembours permettent de faonner la ralit pour lui octroyer un espace de parole.

2. Une ncessaire humanisation de la langue

Nous avons voqu jusqu prsent les matriaux htroclites qui composent lhbreu, il nen demeure pas moins que cette langue est devenue parle conformment une dcision6

Les dialectes sont nombreux et comprennent des varits de judo-arabe (dont le judo-irakien, le judo-marocain, le judo-ymnit etc) ; de judo-aramens ; de judo-persan (comme le boukharique ou le dzhidi); de judo-espagnol (comme la ladino et le judesmo) ; le judo-italien : le judoportugais ; le judo-provenal ; le judo-franais ; le judo catalan ; le judo-allemand (dont le yiddish) ; le judo-alsacien ; le judo-grec ; le judo berbre ; le judo-gorgien, etc.

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collective (qui na pas manqu de connatre des rsistances), et au dtriment des langues de la diaspora. Afin dinsuffler vie la langue presque morte qutait lhbreu, il tait indispensable de cesser de parler ces langues qui rappelaient lexil (notamment le yiddish, lallemand, le russe, larabe). La parole, qui fait partie du langage, dploie cet aspect de la mmoire immdiate qui prend forme au prsent parmi la somme des possibilits de dnomination. En ce sens, elle est lexpression de linstantanit. Elle se rflchit dans un rapport direct au temps avant de se mtamorphoser. Pour reprendre les termes employs par Benjamin, qui analyse le rapport intime entre lhomme, son langage et le crateur : le langage sincorpore en quelque sorte le cr, il le dnomme. Ainsi le langage est ce qui cre, ce qui achve, il est verbe et nom. En Dieu le nom est crateur parce quil est verbe, et le verbe de Dieu est savoir parce quil est nom 7. Or quen est-il dune langue dont lessence est clive entre sacralit et humanit, entre le verbe et le nom ? En effet, lhbreu tant encore considr comme une langue sacre, lapparition de lhumain l o le divin habitait fait surgir une ambivalence. Cette transgression de la dnomination, taboue, est interprte comme une profanation du divin. La lettre quadresse Gershom Scholem Franz Rosenzweig, depuis Jrusalem en 1926, tmoigne de cette rserve: Cette langue sacre dont on nourrit nos enfants ne constitue-t-elle pas un abme qui ne manquera pas de souvrir un jour ? Le dpouillement de sa signification premire entranerait inluctablement une asyndte, veil cauchemardesque des noms et des sigles de jadis 8. Ressusciter le langage du livre sacr mettrait en pril ceux qui lemploieraient jusquau moment apocalyptique o le pouvoir religieux enfoui dans cette langue se retournerait violemment contre eux car il est impossible de vider de leur charge les mots bourrs de sens, moins dy sacrifier la langue elle-mme9. A ce moment, dit Scholem, il [leur] faudra se soumettre ou disparatre. Car au cur de cette langue o nous ne cessons pas dvoquer Dieu de mille faons le faisant revenir ainsi, en quelque sorte, dans la ralit de notre vie Dieu lui-mme son tour ne restera pas silencieux 10. Durant ce processus de lacisation ou dhumanisation de la langue, les dbats, dont ce dernier nest quun exemple, ne manquaient donc pas de souligner la problmatique de la

Walter Benjamin, op. cit., p. 153-154. Gershom Scholem, Une lettre indite de Gershom Scholem Franz Rosenzweig. A propos de notre langue. Une confession , (26 dcembre 1926), Archives de sciences sociales des religions, No. 60/1 (juillet- septembre 1985), traduction de S. Moses, p. 84. 9 Gershom Scholem, op. cit., p. 83. 10 Gershom Scholem, op. cit., p. 84.8

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transformation du rapport du mot au sens. Lorsquune langue articule lontologie de son systme temporel autour du nom de Dieu, et en dcrte limprononabilit, cest, dans sa scularisation, toute la question de son mode de signifiance qui se pose. Le pouvoir enseveli dans le texte religieux est dans le cas de lhbreu celui dune langue profrante, o le sens est invocation et le mot chose, dans une incantation propre la pense magique. Lhumanisation de la langue passe par un processus de dmystification, de dsenchantement du pouvoir sacralis dans la langue, mais aussi par une appropriation requrant un effort psychique considrable pour repousser nergiquement de la conscience toute autre langue que lhbreu. Ce ncessaire dsinvestissement de toute reprsentation par linvolution de lensemble des signifiants prexistants la cration de lhbreu sexprime manifestement chez Elizer Ben-Yehuda11, figure prominente de la renaissance de lhbreu, bien quil ne parvienne pas cacher son dsarroi face lapparition de contenus langagiers non hbraques : La langue hbraque a dsormais envahi, non seulement mon langage, mais aussi ma pense, et je raisonne en cette langue jour et nuit, pendant ma veille comme pendant mon sommeil, que je sois bien portant ou malade, et ceci mme lorsque je souffre de violentes douleurs physiques. Nanmoins, il me faut nouveau le reconnatre, il arrive, quand ma pense plonge dans les souvenirs du pass, de lenfance et de la jeunesse, quelle se libre un instant, sans que je men rende compte, de ce joug hbraque que je lui ai nergiquement impos pendant des annes, alors, pendant une seconde, je me surprends en train de ne pas penser en hbreu, que sous ma pense en mots hbreux surgissent quelques mots trangers, en yiddish, mais aussi en russe et en franais12 ! radiquer de la pense les langues dorigines, les supprimer pour assurer la suprmatie de lhbreu et partant faire tabula rasa de toute les langues que ses locuteurs connaissaient : telle tait la devise de ce temps, porte par lidologie sioniste avant mme la naissance de

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lizer Isaac Perelman Elianov (1858 (Luzhky, Lituanie) - 1922 (Jrusalem)) est considr comme la figure centrale dans la rsurrection de lhbreu moderne. Il suivit une ducation classique, consistant en lapprentissage des textes sacrs. Pourtant ladolescence, il adopta rapidement les idaux nihilistes russes, dlaissant ses liens avec sa communaut. En dpit de son adhsion ces idaux, persista nanmoins sa fascination envers la langue hbraque. Ds son arrive en Isral, celuici changea son nom pour Elizer Ben-Yehu