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1 Icard Valérie. Mémoire de Master 2 de Recherche en Sociologie et Institutions du Politique, Sous la direction de Monsieur Daniel Gaxie. Année 2010/2011. UNE POLITIQUE PUBLIQUE DE VIDEOSURVEILLANCE A L’EPREUVE DES RAPPORTS SOCIAUX.

UNE POLITIQUE PUBLIQUE DE VIDEOSURVEILLANCE A … · 2012-07-16 · service de vidéosurveillance est rattaché à la division de la « sûreté publique », elle-même inscrite dans

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1

Icard Valérie.

Mémoire de Master 2 de Recherche en Sociologie et Institutions du Politique,

Sous la direction de Monsieur Daniel Gaxie.

Année 2010/2011.

UNE POLITIQUE PUBLIQUE DE

VIDEOSURVEILLANCE A L’EPREUVE DES

RAPPORTS SOCIAUX.

2

L’université Panthéon Sorbonne Paris 1 n’entend donner aucune approbation ni

improbation aux opinions émises dans ce mémoire.

Ces opinions doivent être considérées comme propres à son auteur.

3

Je tiens à remercier mon directeur de mémoire, Monsieur Daniel Gaxie,

pour son suivi et ses conseils.

4

CHAPITRE INTRODUCTIF

Aujourd’hui, un élu de Bretagne visite le service de vidéosurveillance de Polis. Il souhaite découvrir ce

service municipal car il songe proposer l’installation d’un dispositif de vidéosurveillance dans sa commune.

L’opératrice de vidéosurveillance et un des responsables du service trépignent. Il est midi. L’heure du

déjeuner. Et il n’est toujours pas là : « Ces gens-là, ils attendent toujours le moment où tu vas partir ou

quand tu vas manger. Voilà on attend». En aparté, l’opératrice me confie : « Tu as vu ! J’ai tout mis, la

totale, j’ai même allumé la radio [qui lui permet d’être sur la ligne de la police municipale]. Comme ça,

ils[les chefs] ne disent rien. C’est un sketch ! ».

Midi et quarante cinq minutes. L’élu arrive, accompagné par R1, le chef du service de vidéosurveillance. Il

me présente : « Voilà ma stagiaire, vous voyez, on a des stagiaires, nous aussi. ».

Nous rejoignons tous les trois la salle du PC vidéo. La vidéosurveillante est tellement concentrée sur les

écrans de vidéosurveillance qu’elle met quelques secondes à saluer l’élu et son responsable. Elle repère une

manifestation et renvoie immédiatement les images à la police municipale. Le chef de service lui demande

des précisions et loue son réactivisme professionnel : « Ah oui, très bien. ». Il entame sa présentation :

« -Responsable du service: Les images ne sont plus tellement bonnes. Mais avec les nouvelles caméras, la

vidéosurveillance verra tout. Stéphanie, montre lui ce que l’on voit, on peut zoomer.

- Elu : Ah ! L’autre il va faire quoi ? Il va sortir sa drogue.

- Responsable du service : On voit, on voit de tout, on a fait de la drogue. On voit, on voit ! Le problème,

c’est la police après.

- Elu : Oui, c’est ça, si c’est pour qu’ils soient relâchés tout de suite…

- Responsable du service : Oui, c’est ça. On a déjà eu du flag’. De plus en plus souvent, le service de la

police vient récupérer les images. Ils viennent nous voir.

- Elu : Mais, les mecs, ils ne savent pas qu’il y a des caméras ou ils s’en foutent ?

- Responsable du service : Elles ne sont pas cachées ! Mais ils s’adaptent. Et puis ils sont relâchés de suite.

Lui, là, il fait les clopes, mais il sait que c’est pas grave.

- Elu : Il n’est pas en grand danger, une heure après il recommence !

- Responsable du service : Oui, et après, on nous dit les caméras elles sont en chocolat, hein !

- Elu : Ah oui, j’ai lu ça dans un article de [nom d’un journal local], je me suis posé des questions. Mais

quand j’ai su que c’était un journal communiste, alors j’ai compris de suite. »

Un des responsables du service, présent depuis le début mais n’ayant pas pris la parole, prétexte devoir partir

chercher un ami à la gare pour s’éclipser et aller enfin déjeuner.

L’élu poursuit : « Mais vous êtes toute seule, mademoiselle, devant vos écrans ? ». Le chef de service ne

laisse pas le temps à l’opératrice de répondre :

5

« - Responsable du service : Non ! Ils sont trois ! Mais, actuellement y’en a deux en maladie.

- Elu : Oh… Vous êtes toute seule alors. Plus de vacances, alors ?!

- Responsable du service : Plus rien, on compte plus que sur elle !

- Elu, qui rit : Plus de vacances ! Ce n’est pas grave, vous allez sourire quand même ! »

Le chef détourne l’attention de l’élu pour la vidéo-opératrice et poursuit sur la valorisation du service de

vidéosurveillance :

« - Responsable du service : Vous voyez donc, on peut faire de la répression, on peut voir tout ce qu’il se

passe, mais on peut aussi aider les services municipaux pour les guider. Ca nous est arrivé aussi lors d’une

intervention de police municipale de braquer la caméra sur la voiture. On est là en aide, on peut protéger.

On les a tous en direct, on décroche et on les a [la police nationale, la police municipale et les pompiers].On

est là pour aider au niveau de la gestion urbaine. Chacun apporte un plus, il faut qu’on travaille ensemble.

- Elu : Et vous aurez combien d’écrans quand le projet sera étendu ?

- Responsable du service : Le bon terme est plutôt écran de surface. J’aurais douze écrans et vingt-cinq

agents en tout.

- Elu, qui s’adresse à Stéphanie : Ah ! Vous aurez des collègues!

- L’opératrice, qui s’exprime pour la première fois : Oui, mais c’est pas dit que je sois encore là ! ».

L’élu salue l’opératrice de vidéosurveillance : « Allez, je vous laisse déjeuner tranquille. » Nous sortons du

PC vidéo. Le chef de service hésite quelques secondes sur l’endroit où nous allons nous installer pour

poursuivre la présentation du projet. Il finit par s’installer dans la cuisine, bien que toutes les autres pièces du

service soient inoccupées, empêchant de facto Stéphanie de « déjeuner tranquille ».

Le chef de service poursuit en présentant le projet d’extension du dispositif. L’élu le questionne sur des

considérations politiques :

«- Elu : Mais qui pousse politiquement ?

- Responsable du service : Tout le monde y gagne, tout le monde est d’accord sur le projet. C’est quelque

chose de super ambitieux sur le papier, moi je me fais des cheveux blancs parce que je ne sais pas trop

comment je vais gérer tout ça… Parce que derrière, y’a toute la gestion dont il faut s’occuper. […]Mais, je

pense que les élus de Polis en savent moins que vous. Moi je vais à toutes les commissions, mais il n’y a

jamais de questions pour moi. Sur les questions techniques, moi je réponds, sur le politique, c’est l’élu ! »

La discussion se poursuivra encore quelques minutes, avant que le responsable du service et l’élu partent

déjeuner chacun de leur côté. A l’instant où ils passent le pied de la porte, l’opératrice sort de sa salle et

s’esclaffe: « C’est vraiment un enfoiré, ce *** [nom du chef] !!! Avec tous les bureaux ! Il m’a vu avec ma

casserole. Et l’autre [responsable], il est parti. Et nous, catégorie C, on reste. Comment tu veux rester

zen…».

*

* *

6

Un service de vidéosurveillance : un élu, des chefs de service et une employée subalterne.

Cet extrait issu de mon observation in situ du service municipal de vidéosurveillance de

Polis introduit l’objet de la recherche qui va suivre. J’espère que la lecture du présent

travail permettra d’éclairer la teneur de la scène qui y est donnée.

7

Section I - Présentation de mon objet de recherche : la mise en œuvre d’une politique

publique de vidéosurveillance

On s’attache dans ce mémoire à l’étude de la mise en œuvre d’une politique publique de

vidéosurveillance, sur le fondement de l’observation in situ d’un service de

vidéosurveillance municipal durant trois mois.

Le travail que nous avons mené s’est déroulé dans un service municipal de

vidéosurveillance d’une ville française. Pour des raisons de confidentialité, nous ne

donnerons que des caractéristiques très générales pour la décrire. Il s’agit d’une

municipalité de grande taille, tenue par la droite depuis 1995.

Le sujet sur lequel porte ma recherche – la vidéosurveillance – est une question d’actualité

à Polis qui le rend sensible. Afin de respecter la confidentialité des données recueillies, un

strict anonymat sera respecté par le changement des noms de lieu et de personnes pouvant

renseigner le lecteur.

- la ville : « Polis »

- le site pilote d’installation du dispositif de vidéosurveillance (cinq caméras) : « Doha »

- le maire de Polis : « le maire »

- l’élu adjoint à la sécurité : « l’élu »

- le chef de service de vidéosurveillance : « R1 »

- les deux autres responsables du service : « R2 » et « R3 »

- les opérateurs de vidéosurveillance : « Stéphanie » et « Marc »

On notera le degré de personnalisation croissant de notre système de nomination. Cela s’est

fait naturellement lors du travail d’écriture mais peut être justifié par le fait que mon terrain

de recherche porte avant tout sur l’observation des petits fonctionnaires.

Nous soulignons un autre préalable méthodologique avant de commencer à proprement dit

notre travail de recherche. Nous utiliserons tout au long de ce mémoire le terme de

« vidéosurveillance » bien que l’appellation officielle soit aujourd’hui « vidéoprotection ».

Nous n’utiliserons pas ce glissement sémantique, décidé politiquement, et qui peut

soulever des questionnements. Cependant, ce n’est pas le propos de notre travail,

contentons nous donc de cette précision de vocabulaire.

8

§1- Organisation administrative et politique de Polis.

S’agissant de l’organisation administrative de la ville de Polis dans laquelle se situe le

service de vidéosurveillance, nous nous attacherons à en faire une rapide présentation. Le

service fait partie d’une des cinq délégations générales de Polis, dénommée « Délégation

générale vie citoyenne et proximité » et rattachée au Directeur général des services de la

ville. A l’intérieur de cette délégation on répertorie deux directions : la direction de

« l’accueil et de la vie citoyenne » et la direction de la « gestion urbaine de proximité ». Le

service de vidéosurveillance est rattaché à la division de la « sûreté publique », elle-même

inscrite dans la direction de la « gestion urbaine de proximité ». Cette division comprend

elle-même quatre sous-divisions : la logistique de la sûreté, la police municipale et la sous-

division de la réglementation.

Les différents services qui occupent un positionnement homologue à celui du service

étudié au sein de la sous-division de la logistique de sûreté sont les services de la fourrière,

des timbres-amendes, de la sécurité des sites et la télésurveillance1 qui est associée au

service de vidéosurveillance. Cependant, l’organigramme de la ville est en cours de

modification depuis plusieurs années et les service de vidéosurveillance et celui de

télésurveillance sont séparés dans leur fonctionnement concret.

Par ailleurs, le maire de Polis est entouré d’une équipe municipale de vingt-neuf adjoints,

dont l’élu adjoint à la sécurité, à la prévention de la délinquance, à la police municipale et à

la police administrative. Le maire est un élu de droite (Union pour un Mouvement

Populaire) qui est en exercice depuis 1995. Il dispose aussi d’un mandat au Sénat.

§2 – Cadre légal entourant la mise en place de dispositifs de vidéosurveillance publics.

Nous nous devons de rappeler le cadre juridique et légal qui entoure les dispositifs

municipaux de vidéosurveillance, avant de présenter l’historique de cette politique

publique à Polis.

La loi du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité autorise

l’installation de la vidéosurveillance sur la voie publique. Elle est complétée par plusieurs

1 La télésurveillance se différencie de la vidéosurveillance à Polis en ce sens qu’elle a pour objectif la

surveillance à distance des bâtiments publics par un système d’alarme sans écrans.

9

décrets qui exposent les conditions relatives au déploiement de tels dispositifs par les

communes. Par ailleurs, la loi d’orientation et de programmation de la sécurité du 21

janvier 2003, la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant

dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers ainsi que la loi du

14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité

intérieure, dite LOPPSI 2, viennent définir plus précisément les objectifs assignés à la

« vidéoprotection » et, ce faisant, l’intègrent dans les dispositifs publics qui permettent de

garantir la sécurité intérieure.

La « vidéoprotection » y est définie comme un outil qui permet de surveiller, dissuader,

détecter, et identifier les actes de malveillance et leurs auteurs. A ce jour, on dénombre

près de huit cent communes équipées de dispositifs de vidéosurveillance, très différents

quant au nombre et type de caméras et quant à la gestion du système.

§ 3 – Historique de la politique de vidéosurveillance à Polis.

En novembre 2002, a été validée en conseil municipal la création d’une zone

expérimentale de vidéosurveillance urbaine sur le secteur de Doha, « quartier réputé

difficile pour ses problèmes de petite délinquance de voie publique (sauvette notamment) et

d’incivilités en matière de gestion urbaine »2.

En février 2003, le dispositif de cinq caméras a ainsi été mis en place avec la création d’un

service de vidéosurveillance.

Cette mise en service a été immédiatement suivie d’une étude d’impact dont le rapport

final a été rendu en novembre 2003, mais n’a pas été rendu public.

Le dispositif s’est étendu en juin 2006 par le lancement d’une seconde zone expérimentale

dans un quartier de forte chalandise de Polis (cinq caméras) et au sein des piscines

municipales. La ville a ainsi dix-neuf caméras de vidéosurveillance à sa charge.

Ce faisant, en novembre 2004 le secrétaire général a décidé de reporter le projet

d’extension de vidéosurveillance de cent cinquante caméras supplémentaires pour 2007

lors d’un comité technique de programmation des investissements.

En mars 2007 , est votée la première phase du projet d’extension vidéo en centre ville :

ajout de trente nouvelles caméras, dont le coût global s’élève à un million cinq euro.

2 Extrait tiré d’un document interne au service.

10

Cependant un recours administratif contre l’appel d’offre fait échouer le projet

définitivement en décembre 2008.

En mars 2009, il est validé en conseil municipal la relance du marché de la première

phase d’extension, en portant le dispositif vidéo à deux cent vingt caméras. Le coût

estimé est de cinq millions euros environ, sans prendre en compte les dépenses de

fonctionnement. Le fonctionnement du centre de supervision est prévu sept jours sur sept

et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une fois le projet mis en œuvre.

§4 – Situation actuelle et projet d’extension.

A ce jour, la ville de Polis dispose de dix caméras, implantées sur la voie publique et de

neuf caméras surveillant les piscines municipales. Les écrans sont surveillés a priori par

deux opérateurs du lundi au vendredi selon une amplitude horaire allant de sept heures à

dix-neuf heures quarante cinq.

Les images sont conservées durant quinze jours légalement et peuvent être renvoyées vers

la police nationale et municipale.

La mise en œuvre de la première phase du projet d’extension n’a toujours pas commencé.

Cependant, il est prévu la validation en conseil municipal le 27 juin 2011 d’une deuxième

phase d’extension du dispositif de vidéosurveillance portant le nombre de caméras de

dix à mille avant 2013. Le coût estimé est de neuf millions d’euros. Cela fait suite aux

décisions prises lors du conseil municipal extraordinaire du 31 mai 2011, consacré

entièrement aux questions de sécurité et tenu à huis-clos.

Pour cette deuxième phase d’extension, l’Etat s’est engagé à soutenir financièrement, par

le biais du Fonds Interministériel pour la Prévention de la Délinquance, le développement

du dispositif de vidéosurveillance à hauteur de cinquante pour cent.

11

Section II – Bilan de littérature se rapportant à mon objet de recherche.

Il s’agit dans cette section de procéder à un bilan de la littérature disponible qui se rapporte

à mon objet de recherche.

Afin d’éclairer l’apport de notre recherche vis-à-vis des travaux existants, nous nous

attacherons à répertorier, structurer et caractériser la littérature qui se rapporte à mon objet

réel, à savoir la mise en œuvre d’une politique publique de vidéosurveillance.

Nous ferons ensuite référence aux cadres d’analyse théoriques que proposent la sociologie

de l’action publique, la sociologie des organisations et la sociologie de l’administration

afin de situer notre recherche par rapport à la littérature scientifique pertinente pour notre

analyse.

§ 1 – Une politique publique de vidéosurveillance.

A- Travaux se référant au traitement de l’ « insécurité » par l’action publique.

Il s’agit avant tout de recadrer notre objet d’étude dans le domaine de l’action publique au

sein duquel il s’inscrit : les politiques publiques de vidéosurveillance.

Ce type de politique publique suscite et présente un intérêt considérable pour l’analyse de

l’action publique. La vidéosurveillance s’inscrit en effet dans une problématique

d’actualité prégnante d’engouement étatique général pour les politiques sécuritaires et de

contrôle au sens large.

On peut se référer aux articles et ouvrages, s’inscrivant dans une perspective militante et

dénonciatrice3, qui traitent des risques de dérive d’une société gouvernée par la

surveillance. Ces contributions plaident ainsi pour un dépassement de la seule perspective

de la logique sécuritaire de surveillance et de contrôle social mais ne permettent pas

d’approcher les politiques publiques de sécurité sous un angle scientifique.

3 « «Je te vois !» Filés ! Fichés ! Fliqués ! Comment nous sommes tous sous surveillance », Les dossiers

du Canard Enchainé, Editions Maréchal et le Canard Enchainé, octobre 2009, 84 pages ; Julie ZEH et Ilija TROJANOW, Atteinte à la liberté. Les dérives de l’obsession sécuritaire, Actes Sud, Arles, 2010, 192 pages.

« Sous Contrôle. Gouverner par les fichiers », Revue Mouvements des idées et des luttes, n°62, Editions La Découverte, Avril-juin 2010, 184 pages.

12

De nombreux travaux de science politique, criminologie et sociologie s’attachent à

l’analyse d’un « tournant sécuritaire » des politiques publiques qui serait à l’œuvre depuis

les années quatre-vingt dix4. Les réflexions qui y sont proposées, quant aux ressorts

sociaux et politiques d’un tel phénomène, ne seront pas développées ici, car elles font

justement l’objet d’une analyse dans les développements de ce mémoire. Nous nous

permettons toutefois de souligner un angle d’approche, qui renvoie à une construction

sociale des questions de sécurité/d’insécurité par le jeu d’une coproduction politique et

société civile5. Cette perspective permet d’appréhender la dimension symbolique de ce

type de politiques publiques, ce qui n’est pas sans importance pour notre recherche. Il

existerait ainsi une convergence d’intérêts vers une représentation sociale de la réalité,

issue d’une configuration complexe d’acteurs, qui permettrait aux questions sécuritaires de

devenir une problématique politique saillante.

B- Littérature se rapportant aux dispositifs publics de vidéosurveillance.

Cette thématique de l’insécurité appelle une réflexion sur les moyens mis en œuvre par les

pouvoirs publics afin d’y apporter des remèdes : la vidéosurveillance en fait partie.

1- Rapports officiels et documents administratifs sur l’efficacité du dispositif.

Les rapports officiels établis par des instances publiques en France évaluant les conditions

d’efficacité ainsi que les capacités préventives et/ou répressives des dispositifs de

vidéosurveillance municipaux sont peu nombreux6. Seules deux études conduites par

l’IAU d’Île-de-France (Institut d’aménagement et d’urbanisme) à la demande de la région,

4 Voir, à ce titre, les ouvrages, qui feront l’objet de développements plus approfondis dans le chapitre

I : Laurent MUCCHIELLI (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008 ; Philippe ROBERT, L’insécurité en France, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 2002 ; Loïc WACQUANT, Les prisons de la misère, Paris, Editions Raisons d’agir, 1999, 190 pages.

5 Laurent BONELLI, La France a peur. Une histoire sociale de l’ « insécurité », Paris, La Découverte,

2010 ; Luc VAN CAMPENHOUDT, « L’insécurité est moins un problème qu’une solution », Revue de droit pénal et de criminologie, 6, 1999, p.727-738.

6 Rapport sur l’efficacité de la vidéosurveillance, Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des

collectivités territoriales, juillet 2009 ; La vidéosurveillance et la lutte contre le terrorisme, rapport dirigé par Philippe Melchior, Ministère de

l’intérieur, Ministère de la défense et Ministère des transports, de l’équipement, du tourisme et de la mer, octobre 2005.

13

l’une sur les transports en commun, l’autre sur les lycées ont permis d’identifier

rigoureusement les usages et les impacts de la vidéosurveillance dans ces espaces7.

Par ailleurs, il est fait mention des divers textes juridiques8 qui encadrent la mise en œuvre

de cette politique publique sur le site officiel du gouvernement9 dédié à la « vidéo

protection ».

Un sondage réalisé par Ipsos10 auprès de 972 personnes en mars 2008 vient appuyer les

rares études évaluatives publiques sur l’efficacité de la vidéosurveillance en présentant une

opinion publique largement favorable. 71% des personnes interrogées se disent favorables

à la présence de vidéosurveillance dans les lieux publics, 43% pensent qu’il n’y a pas assez

de caméras dans les espaces publics et 65% considèrent que la vidéosurveillance permettra

de lutter efficacement contre la délinquance et le terrorisme.

Le faible nombre d’études évaluatives publiques françaises à ce jour, la quasi-inexistante

diffusion des études conduites à l’étranger, et enfin les critiques11 quant aux arguments

présentés dans le rapport officiel du Ministère12, nous permettent de questionner la

dimension symbolique de cette politique publique. L’article dans Le Monde et la note de T.

Le Goff et d’E. Heilmann soulignent tous deux des lacunes méthodologiques considérables

dans ce rapport officiel : « Quant à l’efficacité de la vidéosurveillance, les manquements et

les approximations de ce rapport en disent sans doute plus long que la présentation de ses

investigations ou de ses résultats. On est en droit de soupçonner en effet que les enquêteurs

ont été dissuadés de construire des catégories d’analyse plus pertinentes pour étudier le

phénomène, tellement les données empiriques pour les instruire auraient fait défaut.»13.

7 Sophie MARIOTTE, Evaluation de l’impact de la vidéosurveillance sur la sécurisation des transports en

commun en Région Ile-de-France, IAU Île-de-France, mars 2004 ; Tanguy LE GOFF, La vidéosurveillance dans les lycées en Ile-de-France. Usages et impacts, IAU Île-de-

France, juillet 2007. 8 Pour exemples, voir la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité

intérieure dite LOPPSI 2 ; la loi du 05/03/07 relative à la prévention de la délinquance ; la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure dite LOPSI du 21/01/95.

9 « Vidéo protection, la sécurité au service de la liberté » (site officiel) :

http://www.videoprotection.interieur.gouv.fr/. 10

Les français et la vidéosurveillance, Enquête IPSOS pour la CNIL, mars 2008. 11

A titre d’exemples, Noé LE BLANC, « Vidéosurveillance, un rapport aux ordres », Le Monde, mardi 27 octobre 2009 ; Tanguy LE GOFF et Eric HEILMANN, « Vidéosurveillance : un rapport qui ne prouve rien », 24 septembre 2009, disponible sur internet sur le site www.laurent-mucchielli.org/publi/videosurveillance.pdf.2009.

12 Rapport sur l’efficacité de la vidéosurveillance, Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des

collectivités territoriales, juillet 2009. 13

Noé LE BLANC, « Vidéosurveillance, un rapport aux ordres », Le Monde, mardi 27 octobre 2009.

14

Pourtant, ce dispositif de vidéosurveillance est mis à l’agenda politique de façon de plus en

plus systématique par la plupart des collectivités municipales. Il semble de sens commun et

accepté par tous que l’efficacité de ce dispositif ne soit plus à prouver et s’impose de

manière évidente. En témoigne le discours Michèle Alliot-Marie lors de l’installation de la

Commission Nationale de la vidéosurveillance14, qui consacre une politique étatique

incitative envers les collectivités territoriales pour développer les dispositifs de

vidéosurveillance.

2- Traitement médiatique des politiques publiques de vidéosurveillance.

Nous pouvons par ailleurs faire mention des articles médiatiques consacrés à la

vidéosurveillance que l’on peut retrouver dans les archives internet des différents sites. Je

ne m’attacherai pas à dresser ici un panorama des différents points de vue adoptés et des

esquisses de problématiques qui y sont abordées. En effet, ces différents articles recoupent

les perspectives que nous pouvons répertorier par le biais d’articles scientifiques. On peut

toutefois noter que certains s’attachent à une certaine rigueur scientifique15 alors que

d’autres s’inscrivent clairement dans un objectif contestataire de dénonciation16.

Toutefois, un article de Noé Le Blanc17, bien qu’il ne s’inscrive pas dans le cadre d’une

analyse scientifique, a particulièrement attiré mon attention. Il renvoie à des pistes de

réflexion que je serai amenée à travailler pour ce mémoire. Il s’intéresse ainsi aux

vidéosurveillants afin d’interroger les causes de l’inefficacité de la vidéosurveillance. Cet

14 Intervention de Michèle ALLIOT-MARIE lors de l'installation de la Commission Nationale de

Vidéosurveillance le vendredi 9 novembre 2007 : http://www.videoprotection.interieur.gouv.fr/document/downloadDocuments/id/89.

15A titre d’exemples, voir :

- « Le totem de la vidéosurveillance », www.mondediplomatique.fr, mercredi 18 août 2010

- Noé LE BLANC, « Juteux marché », Le Monde diplomatique, septembre 2008 - Jacky DURAND, « Des caméras peu efficaces pour prévenir la délinquance », Libération, mardi 10

juillet 2007 - « Surveillance Camera Players : 1984. Des performers américains dénoncent par l’absurde la

vidéosurveillance », Télérama, n°2975, 17 janvier 2007

- Fréderic OCQUETEAU, « Cinq ans après la loi “vidéosurveillance” en France, que dire de son application ? », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°43, 2001, p.101-110.

16 A titre d’exemples, voir :

- « Vidéosurveillance: inefficaces, les caméras prolifèrent », Rue89, 28 juin 2008 : http://www.rue89.com/2008/06/28/videosurveillance-inefficaces-les-cameras-proliferent ;

- « Les fiascos de la vidéosurveillance », Libération, 17 juillet 2008 : http://www.liberation.fr/france/010185633-les-fiascos-de-la-videosurveillance ;

- « Souriez, vous êtes tracés », Libération, 28 mars 2009 : http://www.liberation.fr/societe/0101558562-souriez-vous-etes-traces ;

- « La vidéosurveillance, nouveau leurre de l’Intérieur », Bakchich, 26 mars 2009 : http://www.bakchich.info/La-videosurveillance-nouveau,07166.html .

17 Noé LE BLANC, « Sous l’œil myope des caméras », Le Monde diplomatique, septembre 2008, p.4 et 5.

15

aspect du système est le plus souvent négligé, alors même que se joue ici véritablement le

fonctionnement du dispositif au sein de ces salles de PC vidéo. L’auteur note aussi que les

opérateurs ne sont pas des professionnels du maintien de l’ordre. De ce fait, l’identification

des « attitudes suspectes » constitue la part la plus déficiente de la formation : les images

seraient analysées selon des a priori et préjugés stéréotypés. Enfin, Noé Le Blanc insiste

sur le manque de formation des agents qui pèse sur les relations avec la police, celle-ci

mettant en doute leur professionnalisme et l’exactitude des récits. Cette absence de

partenariat ferait ainsi obstacle à une utilisation fructueuse de cette technologie.

3- Littérature scientifique sur la vidéosurveillance et les opérateurs de

vidéosurveillance.

Nous nous intéressons ici aux articles scientifiques, ouvrages et recherches universitaires

qui se rapportent à diverses caractérisations de mon objet réel.

La question de l’efficacité réelle de la vidéosurveillance dans ses objectifs de prévention

ou de répression constitue l’angle d’approche le plus commun. Néanmoins, la plupart des

recherches en ce domaine sont des travaux étrangers, cette lacune en France étant

soulignée par la communauté scientifique. On peut donc se reporter à des études

britanniques18, pour la plupart à caractère public et menées par le Home Office ou des

autorités locales. La problématique qui recoupe ces différents travaux est le

questionnement de l’efficacité de la vidéosurveillance dans les espaces publics. Les

résultats convergent pour souligner que l’efficacité dissuasive de la vidéosurveillance est

peu évidente et, en tous les cas, très difficilement démontrable.

Les politiques publiques de vidéosurveillance ont aussi pu être abordées sous l’angle de ses

effets sur les comportements des délinquants eux-mêmes et l’impact induit sur leurs

pratiques déviantes : déplacement, évitement, dissimulation d’identité, stratégie

18

Notamment : - Martin GILL and Angela SPRIGGS, « Assessing the impact of CCTV», Home Office Research

Study, 2005 ; - Jason DITTON and Emma SHORT, «Yes, It Works, No, It Doesn’t: Comparing the Effects of

Open CCTV in Two Adjacent Scottish Town Centres», Crime Prevention Studies, Vol.10: 201–224, 1999 ;

- Rachel ARMITAGE, Gavin SMYTH, Ken PEASE, « Burnley CCTV evaluation», Crime Prevention Studies, Vol.10, 1999 ;

- Jeen RUEGG, Vidéosurveillance et risques dans l’espace à usage public – Représentations des risques, régulation sociale et liberté de mouvement, Etude du centre d’étude, de technique et d’évaluation législatives (CETEL), Université de Genève et de Fribourg, octobre 2006.

-

16

d’adaptation au dispositif. Cet aspect de la vidéosurveillance, déterminant quant à la

vérification de réels effets dissuasifs, a toutefois été très peu abordé par les études

menées19.

La vidéosurveillance peut aussi être envisagée en termes de réception chez les

vidéosurveillés et de son acceptabilité sociale20. Ce type d’analyse s’éloigne à mon sens

d’un cadre de recherche en sociologie politique et relèverait plus d’une sociologie de la

réception ou d’une analyse psychologique des effets impliqués par de nouveaux dispositifs

de contrôle chez les individus. Cependant, dans la même caractérisation de l’approche de

la vidéosurveillance - sa réception chez le vidéosurveillé -, on peut l’aborder selon une

problématisation plus politique : l’impact de cette politique publique sur les sentiments de

sécurité/d’insécurité.

La vidéosurveillance peut être abordée sous un angle proprement politique21. La thèse

d’Audrey Freyermuth s’attache à articuler l’analyse des policies et des politics en

s’interessant aux concurrences dans les configurations politiques – au sens éliasien- qui

entrainent la mise en place de politiques de vidéosurveillance au sein des collectivités

municipales. Cette approche est utile à ma réflexion, en ce sens qu’elle met en évidence les

logiques propres à l’œuvre dans le champ politique dans la définition de l’action publique.

La vidéosurveillance peut être étudiée sous la question des usages politiques et sociaux

qui en sont réellement faits. Des études étrangères22 et une étude française menée dans

trois villes23 (Lyon, Saint-Etienne, Grenoble) permettent d’apporter des éléments de

réponse empiriques quant aux usages concrets des dispositifs. Les trois monographies de S.

Roché se basent sur des entretiens avec les différents acteurs impliqués dans la production

19

Voir à ce propos l’étude de Jason DITTON et d’Emma SHORT, "Seen and Now Heard: Talking to the targets of Open Street CCTV", British Journal of Criminology, Vol. 38, No. 3, Summer, pp. 404-428.

20 Par exemple, communication de Murielle ORY lors du colloque « Regards croisés sur la régulation des

désordres » à propos de son sujet de thèse « L’acceptabilité sociale de la vidéosurveillance », Université de Strasbourg.

21 Voir à ce propos la thèse de doctorat en science politique d’Audrey FREYERMUTH, « Les facteurs

locaux de la question sécuritaire. Neutralisation et saillance d’un problème politique (1983-2001)», sous la direction de Vincent DUBOIS, Université de Strasbourg, 12 octobre 2009 ; ou encore Jeen RUEGG, Vidéosurveillance et risques dans l’espace à usage public – Représentations des risques, régulation sociale et liberté de mouvement, Etude du centre d’étude, de technique et d’évaluation législatives (CETEL), Université de Genève et de Fribourg, octobre 2006.

22 Par exemple, voir Christian BOUDREAU et Monica TREMBLAY, L’utilisation des caméras de

surveillance dans les lieux à accès public au Canada, Ecole Nationale d’Administration Publique, Université du Québec, décembre 2005.

23Sébastien ROCHE (dir.), Les usages techniques et politiques de la vidéosurveillance : une comparaison

entre Lyon, Saint-Étienne et Grenoble, INHES, 2007.

17

de la sécurité, des observations permettant d’appréhender les relations entre le centre de

supervision urbaine et le centre d’information de la police. Les auteurs soulignent la

difficulté pour obtenir des données chiffrées sur l’efficacité réelle du dispositif. Ils se sont

donc consacrés à l’étude du processus de banalisation de cette politique publique et aux

usages dans les faits constatés.

Enfin, il nous faut faire référence aux travaux qui s’intéressent aux employés subalternes

de cette politique publique : les pratiques professionnelles des opérateurs de

vidéosurveillance, approche qui vient poser les jalons à notre réflexion. Cet aspect des

politiques publiques est peu abordé dans les études menées, quelques fois totalement

éclipsé ou d’autres fois simplement signalé. Il est pourtant essentiel et crucial car il

conditionne la réalisation concrète des objectifs assignés aux caméras et le bon

fonctionnement des systèmes de vidéosurveillance, comme les enquêteurs du seul rapport

mené en France le reconnaissent eux-mêmes en introduction :

« La vidéoprotection n’est pas une fin en soi, elle n’identifie pas seule les victimes ou les

agresseurs.[…] L’efficacité des centres de supervision repose sur la qualité du travail des

opérateurs et sur les bonnes relations qui doivent exister entre les services de police ou de

gendarmerie, les CSU et la police municipale»24. Peu de travaux se consacrent à l’étude

des salles de PC vidéo et au travail concret des opérateurs de vidéosurveillance. En France,

il n’en existe aucun à ce jour, hormis une étude en cours menée par Tanguy Le Goff25. Il

faut donc se référer aux quelques travaux anglo-saxons, qui, bien que peu nombreux, sont

d’une grande qualité.

L’étude la plus complète à ce jour menée par Clive Norris et Gary Armstrong26, chercheurs

en criminologie, s’attache à questionner sociologiquement les pratiques des opérateurs par

le biais d’une observation ethnographique. Cette enquête permet de mettre en évidence des

pratiques discriminatoires dans le ciblage des individus. Les quelques autres études qui

s’intéressent au travail quotidien adoptent les mêmes questionnements. Au-delà de la mise

en évidence de ces pratiques discriminatoires par les opérateurs de vidéosurveillance, il est

utile d’en comprendre les raisons d’être. L’étude de Clive Norris et Gary Armstrong est ici

utile à mon travail de recherche car elle questionne les caractéristiques sociales, le rapport

24 Rapport sur l’efficacité de la vidéosurveillance, Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des

collectivités territoriales, juillet 2009, p. 1 et 2. 25

Elle n’a pas encore été publiée, d’où l’absence de référence. 26

Clive NORRIS and Gary ARMSTRONG, The Maximum Surveillance Society. The Rise of CCTV, Oxford, Berg, 1999, 256 pages.

18

au travail, le rapport à l’institution et aux partenaires que présentent ces opérateurs.

Toutefois, ces questions sont simplement abordées dans la perspective d’expliquer les

pratiques discriminatoires et donc, de fait, peu approfondies dans une perspective plus

sociologique.

Les travaux menés sur les opérateurs de vidéosurveillance sont utiles à ma recherche, en ce

sens que nous avons en commun un protocole d’enquête fondé sur l’observation in situ des

opérateurs de vidéosurveillance. Par ailleurs, les travaux français menés sur les usages

sociaux et politiques de la vidéosurveillance sont pertinents pour ma recherche car ils

s’attachent à expliciter les considérations politiques à l’œuvre dans la mise en place de

dispositifs municipaux.

Toutefois, nous nous attachons à dépasser ces travaux en mettant en lien une approche en

termes de sociologie politique et une approche ethnographique des agents metteurs en

œuvre, dans une perspective d’analyse sociologique de la mise en œuvre des politiques

publiques.

Il s’agit pour nous d’aborder le travail de vidéosurveillants en tant que « metteurs en

œuvre » des orientations définies dans la sphère politique et par la hiérarchie

administrative. Il nous faut donc compléter ce bilan bibliographique par la littérature qui

est consacrée aux organisations bureaucratiques dans leur fonctionnement concret et au

processus de mise en œuvre des politiques publiques.

§ 2 – La sociologie des organisations : une analyse du fonctionnement concret d’une

administration.

Le problème essentiel des travaux classiques de sociologie de l’action publique réside dans

leur focalisation sur des agents dotés de fortes ressources et la préférence pour une

approche top-down des politiques publiques. La sociologie des organisations, initiée par

19

Michel Crozier en France27, offre un nouvel angle d’approche en s’intéressant aux

organisations administratives bureaucratiques dans leur fonctionnement concret.

Ainsi, ce courant sociologique s’attache à rompre avec la vision wébérienne de la

bureaucratie rationnelle en faisant porter l’attention sur la logique de fonctionnement

interne et les relations réelles entre les agents inscrits dans une organisation

bureaucratique. Le concept de « système d’action concret » développé dans L’acteur et le

système28 permet d’orienter l’analyse sur la compréhension des choix et des stratégies

adoptés par les individus au sein des organisations, à la lumière des relations de pouvoir

qu’ils entretiennent. Une organisation, même bureaucratique, est en effet caractérisée par la

vie en commun de groupes qui ont leurs stratégies et qui s'efforcent de défendre et

d'exercer leurs pouvoirs. Empruntant à la théorie des décisions, Michel Crozier définit le

pouvoir comme le « contrôle d'une zone d'incertitude »29.

Ce faisant, la sociologie des organisations permet de déconstruire la représentation des

fonctionnaires en tant qu’agents neutres mais souligne au contraire qu’ils sont mus par des

valeurs et des intérêts qui peuvent interférer avec le fonctionnement de l’organisation

administrative. Par ailleurs, le principe d’obéissance hiérarchique est infirmé par la mise en

évidence des marges d’autonomie dont disposent les agents, quelle que soit la position

occupée, ce qui érode la puissance du commandement hiérarchique : « la chaine

hiérarchique est coupée à tous les niveaux, ce qui produit une cascade d’autonomies

relatives. L’administration est de ce fait caractérisée à la fois par une faible capacité de

commandement et un faible degré d’obéissance.»30

Ce cadre théorique est indispensable pour poser les jalons à notre travail de recherche. Il

permet de mettre en évidence que toute organisation bureaucratique est avant tout une

organisation sociale, avec les conséquences que cela peut induire sur les relations

27

Michel CROZIER, Petits fonctionnaires au travail. Compte rendu d’une enquête sociologique effectuée dans une grande administration publique parisienne, Paris, CNRS, 1955, 127 pages.

Michel CROZIER, Le phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Paris, Editions du Seuil, 1963, 384 pages (et surtout l’enquête qui porte sur la SEITA)

Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L'acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977, 500 pages. François DUPUY et Jean-Claude THOENIG, Sociologie de l'administration française, Paris, Armand Colin,

1983, 206 pages. 28

Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système, Paris, Edition du Seuil, 1977, 500 pages. 29

Michel CROZIER, Le phénomène bureaucratique, essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d'organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, p. 338.

30 Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système, Paris, Edition du Seuil, 1977, p. 87.

20

entretenues entre les divers agents. Il est pertinent par ailleurs dans son approche des

relations de pouvoir non strictement définies par le degré hiérarchique. Le « cercle vicieux

bureaucratique », tel qu’il s’observe dans les relations de pouvoir, peut ainsi être à l’origine

de dysfonctionnements dans les organisations bureaucratiques.

Toutefois, si la sociologie des organisations permet de déconstruire la vision réifiée de la

machine bureaucratique, son apport est limité dans l’approche des politiques publiques.

L’approche stratégiste et interactionniste qui y est développée empêche de prendre en

considération les caractéristiques sociales et le positionnement dans l’espace social global

des agents participant à l’orientation des politiques publiques. Par conséquent, ce type

d’approche ne permet pas d’appréhender les spécificités de chaque agent. Elle postule que

tout procède d’un jeu d’interaction et de pouvoir au sein duquel le politique n’est qu’un

acteur parmi d’autres, impliquant ainsi une action publique dépolitisée et détachée de toute

considération électorale et symbolique.

Ce faisant, les rapports de force et de domination sont réduits à la question du contrôle de

l’incertitude sans prendre en compte les caractéristiques sociales des agents dans l’analyse,

donnant ainsi l’impression d’une vie administrative autonome et étanche à ce qui peut se

passer dans le reste de la vie sociale.

§3 – Sociologie de la mise en œuvre des politiques publiques.

Nous faisons ici référence aux travaux de sociologie de l’action publique, essentiellement

les ouvrages et articles qui s’attachent à l’analyse de la mise en œuvre, afin d’apporter un

éclairage sur la production scientifique disponible qui se rapporte à mon objet d’étude.

La mise en œuvre d’une politique publique peut se définir comme « l’ensemble des

processus qui, après la phase de programmation, visent la réalisation concrète des

objectifs d’une politique publique »31.

31

Peter KNOEPFEL, Corinne LARRUE, Fréderic VARONE, Analyse et pilotage des politiques publiques, Genève, Helbing et Lichtenhahn, 2001, p.214-215.

21

A- Approche top-down de la mise en œuvre.

La mise en évidence des dynamiques concrètement en jeu dans la mise en œuvre d’une

politique publique a été initiée par l’ouvrage d’A. Pressman et de J. Wildavsky,

Implementation32. Il est pionnier dans le domaine, en ce sens qu’il est consacré à l’étude de

l’échec d’un programme fédéral de développement local à travers l’analyse de la mise en

œuvre de celui-ci. Il s’attache à la mise en évidence des facteurs de distorsion entre la

décision et la mise en œuvre. Toutefois, bien que cet ouvrage oriente sa réflexion sur les

politiques publiques en soulignant l’importance de l’« étape » de mise en œuvre, la

perspective qui y est adoptée se distingue de la nôtre. En effet, il part de la décision pour

mieux comprendre pourquoi elle n’est pas appliquée concrètement, ce, dans l’objectif de

l’améliorer dans une perspective qui peut ainsi être définie comme top-down.

Cette perspective doit par conséquent être complétée par une analyse sociologique des

acteurs participant aux politiques publiques, notamment dans les administrations qui

exécutent les politiques publiques.

B- Les politiques publiques revisitées par le « bas ».

1- Une approche bottom-up de la sociologie de l’action publique.

Analyser la mise en œuvre, c’est s’intéresser à la façon dont une politique publique est

appropriée par les agents en dépassant la seule perspective de sa conception et de sa

structuration. On cherche à expliquer de façon compréhensive les logiques d’une

dynamique imprévisible, dans ses formes et ses effets. Certains auteurs ont poussé cet

angle d’analyse à son extrême en considérant que la réalité sociale d’une action publique se

situe essentiellement dans sa mise en œuvre, le reste s’analysant comme de simples

annonces politiques volontaristes dont les effets sont tout au plus symboliques. Cette

approche « par le bas » est heuristique car elle permet de se détacher de la focalisation sur

les acteurs centraux de la décision pour se préoccuper avant tout des agents administratifs

de base, qui sont considérés comme des acteurs majeurs des politiques publiques du fait de

leur rôle central dans la concrétisation de celles-ci.

32

Aaron WILDAVSKY et Jeffrey L. PRESSMAN, Implementation: How Great Expectations in Washington are Dashed in Oakland; or, Why it’s Amazing that Federal Programs Work at All, Berkeley, University of California Press, 1973.

22

Il s’agit ainsi de mettre en évidence les dynamiques à l’œuvre concrètement de par

l’analyse des modifications de position des acteurs, des transformations des façons de faire

et d’être issues des interactions. B. Hjern33 remet ainsi en cause la distinction entre

décision et mise en œuvre en mettant en évidence que certains acteurs peuvent participer

aux deux à la fois. E. Bardach34, en 1977, parle de « jeu de mise en œuvre »

(implementation game), c’est-à-dire d’un jeu de pouvoir entre des acteurs qui cherchent à

contrôler la mise en œuvre. La mise en œuvre reflète ainsi les rapports de pouvoir et les

ressources détenues par les différents acteurs. Enfin, nous pouvons faire référence à

l’analyse en termes de « structures de mise en œuvre » (implementation structure)35, en

tant que configurations d’acteurs reposant sur des négociations et des conflits dont le

fonctionnement permet de mieux comprendre la traduction effective d’un programme

d’action publique.

La littérature scientifique qui s’inscrit dans une approche bottom-up présente toutefois

deux difficultés. On peut lui reprocher d’occulter le processus de construction des

problèmes publics en se focalisant uniquement sur sa concrétisation. Par ailleurs, on peut,

dans cette perspective, sous-estimer l’impact de la décision politique sur la mise en œuvre.

On s’attachera justement dans le cadre de notre recherche à ne pas éliminer l’analyse de la

décision politique. Bien que non exclusivement déterminant dans la définition de la

concrétisation de la politique de vidéosurveillance, le processus décisionnel encadre

néanmoins la mise en œuvre en balisant le champ des possibles et les manières de faire

pour les acteurs administratifs à la base.36

On adopte ainsi une approche médiane entre les approches par le haut et par le bas en

consacrant notre recherche au fonctionnement concret d’un service administratif de

vidéosurveillance sans pour autant négliger l’approche politique de ce dispositif d’action

publique.

33

Benny HJERN, “Implementation Research- the Link Gone Missing”, Journal of Public Policy, 2(3), 1982, p.301-308.

34 Eugene BARDACH, The Implementation Game: What Happens after a Bill Becomes a Law?,

Cambridge, MIT Press, 1977. 35

Benny HJERN et David O. PORTER, « Implementation Structures : a New Unit of Administration Analysis », Organisation Studies, 2, P. 211-227.

36 Paul SABATIER, « Top-Down and Bottom-Up Approaches to Implementation Research: a Critical

Analysis and Suggested Synthesis “, Journal of Public Policy, 6(1), 1986, p. 21-48.

23

2- La street-level bureaucracy, une approche par le bas renouvelée.

Les travaux de street-level bureaucracy37 ont permis un renouvellement de l’approche de

la mise en œuvre des politiques publiques. Ils relèvent d’une microsociologie

interactionniste qui permet déplacer le regard, des discours aux pratiques, des principes

juridiques à leur application ; et ainsi de penser les processus d’élaboration et de mise en

œuvre des politiques publiques par les agents administratifs dans leurs interactions aux

usagers.

Ils ont été initiés par M. Lipsky38, en 1980, qui s’est intéressé aux street-level bureaucrats,

c’est-à-dire les agents de base dans l’administration, au contact direct avec les administrés.

Il met ainsi en avant le différentiel existant entre les principes régissant l’action publique et

la mise en œuvre sur le terrain par des agents administratifs. Le pouvoir de ces

fonctionnaires de base est ainsi mis en évidence, en montrant la marge d’autonomie et de

liberté dont ils disposent dans la définition des politiques publiques telles qu’elles sont

appliquées concrètement. Il s’appuie ainsi sur un résultat essentiel de la sociologie des

organisations, à savoir l’autonomie relative de l’acteur au sein de l’organisation

administrative et les assimile à de véritables policy-markers. De cette façon, des travaux de

street-level bureaucracy mettent en évidence que même dans les systèmes perçus comme

les plus hiérarchiquement contrôlés39, la possibilité de jouer40 avec les règles

bureaucratiques permet systématiquement l’usage des marges de manœuvre.

37

Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010, 204 pages ;

Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, 124 pages ;

Vincent DUBOIS, « Politiques au guichet, politiques du guichet » in Olivier BORRAZ et Virginie GIRAUDON (dir.), Politiques publiques 2. Des politiques pour changer la société ?, Paris, Presses de Sciences-po, 2010 ;

Jean-Marc WELLER, L’Etat au guichet. Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.

38 Michael LIPSKY, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Service, Russell Sage

Foundation, 2010 (1980), 275 pages. 39

Vincent DUBOIS et al., « Jeux bureaucratiques en régime communiste » , Sociétés contemporaines, 2005/1, n°57, p. 5-19 ;

Jay ROWELL, « Les paradoxes de « l’ouverture bureaucratique » en RDA », Sociétés Contemporaines, 2004, n° 54, p. 21-40.

40 Pierre BOURDIEU, «Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars

1990, p. 86-96.

24

L’enquête de V. Dubois41 sur les formes et enjeux de la personnalisation de la relation

administrative aux guichets des caisses d’allocation familiale a introduit la street-level

bureaucracy en France. Cette approche est d’un grand apport pour ma recherche, car elle

dépasse la perspective de la sociologie des organisations pour expliquer les pratiques de

ces agents au guichet. Ainsi, bien que les interactions soient fondamentales dans ce courant

sociologique, des considérations de la sociologie de la domination, des rapports sociaux et

des institutions sont réintroduits dans l’analyse afin de retrouver dans l’interaction un

principe d’intelligibilité. Il introduit ainsi à la caractérisation de mon objet de recherche en

appréhendant la sociologie de l’action publique articulée à la question des rapports

sociaux : les institutions produisent des choses en même temps qu’elles intègrent des

choses qui les précèdent et qui sont déjà là.

Les réflexions qui sont menées par V. Dubois s’avèrent très utiles pour construire mes

hypothèses de recherche quant aux pratiques professionnelles des opérateurs de

vidéosurveillance, déterminées par des dispositions et des positions sociales. En définitive,

les street-level bureaucrats « procèdent à des arrangements, jouent avec leur marge de

liberté et appliquent la règle en fonction de leur intérêt. […]L’arbitrage ouvre aussi la

voie à l’arbitraire […], et compte aussi au nombre des failles de l’ordre institutionnel »42.

Ainsi, l’application des normes dépend, en partie, des caractéristiques sociales de ceux qui

mettent en œuvre. L’objectivation des pratiques professionnelles de ces metteurs en œuvre

se fait par un travail d’observation qui permet d’appréhender la manière dont les agents se

représentent leur mission et se positionnent socialement.

L’intérêt de cet ouvrage pour mon travail se situe aussi dans sa démarche méthodologique.

Il présente de façon rigoureuse son protocole empirique ; détaille de façon exhaustive ses

observations, entretiens et l’interprétation qui en découle ; et s’attache même à souligner

les difficultés rencontrées. Mon terrain se rapprochant de celui décrit, il peut donc me

servir de « guide méthodologique ».

Toutefois, notre analyse, bien que dans la lignée des travaux de street-level bureaucracy,

s’en distingue par l’approche en termes de structures et dynamiques relationnelles entre les

divers agents qui participent au processus d’action publique. Cette perspective nous

41

Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010, 204 pages.

42 Ibid., p.159.

25

permettra d’expliciter les ressorts aux pratiques professionnelles des agents d’exécution

d’une politique publique.

Section III – Cadre d’analyse propre à notre recherche : problématisation et hypothèses

de travail

Les pratiques et actions observées au sein de services administratifs chargés de l’exécution

d’une politique publique peuvent être pensées comme de simples applications mécaniques

des décisions centrales, prises au niveau politique ou de la haute fonction publique. Cette

première lecture, que l’on retrouve dans des représentations spontanées mais quelques fois

aussi scientifiques, cristallise et entérine « l'opposition entre les lieux “centraux” de

"commandement" et de "conception" et les postes "locaux" et "extérieurs"

d'"exécution" »43. Dans cette perspective, les agents politiques représentent l’input qui

vient mettre en branle la machine bureaucratique d’exécution des politiques publiques,

composés de fonctionnaires qui exécuteraient les ordres sine ira et studio. Il existerait ainsi

une délimitation claire entre les compétences politiques qui permettent de prendre des

décisions politiques et les compétences techniques de l’administration, qui s’attacherait à la

stricte mise en œuvre technique des décisions.

On a ainsi tendance à se laisser convaincre par l’idée d’une administration subalterne

dépendante, au sein de laquelle des agents municipaux s’insèrent dans une hiérarchie rigide

et sont étroitement contrôlés par leurs supérieurs hiérarchiques administratifs et politiques.

On fait ici référence à l’idéal-type, développé par Max Weber44 dans le cadre de sa

sociologie de la domination, d’une bureaucratie rationnelle. Les organisations

bureaucratiques seraient ainsi caractérisées par une délimitation claire des compétences

entre l’administratif et le politique, des normes dictées et appliquées à la lettre, des

fonctionnaires voués à la neutralité et au parfait respect de l’obéissance aux échelons

supérieurs, sur la base d’une relation définie en termes de commandement/obéissance.

43

Pierre BOURDIEU, « Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars 1990, p. 86.

44 Max WEBER, Economie et société (tome 1), Paris, Pocket Poche, 1995 (1922), 416 pages.

26

Il s’agit justement dans le présent travail d’opérer une opération de déconstruction de ces

représentations, d’ouvrir la « boîte noire » d’un service administratif de vidéosurveillance,

afin d’en comprendre le fonctionnement réel. Le fil conducteur de notre analyse sera

l’articulation entre les propriétés sociales des agents, la structure des relations entre eux et

les prises de position qui en découlent. Je n’ai pas la prétention de poser comme postulat

que la monographie que j’ai effectuée peut servir de matrice de réflexion transposable à

n’importe quel service administratif. Toutefois, l’intérêt que j’ai eu à réfléchir sur cette

problématique me permet de mettre en évidence dans cette partie préliminaire l’apport de

ce travail de recherche.

§1 – Evolutions des questions de recherche aux grès de l’observation empirique.

Avant que je ne commence mon observation de terrain au sein du service de

vidéosurveillance de la Ville de Polis, dans la perspective de vérifier empiriquement mes

hypothèses, j’avais pour ambition de mener un travail de recherche sur les opérateurs de

vidéosurveillance chargés du contrôle de la voie publique. Mon sujet cumulait deux

approches : une sociologie qui permet d’appréhender le travail au quotidien de ces

opérateurs à travers le cadre ethnométhodologique, articulé à une sociologie de la déviance

dans une perspective constructiviste. Il s’agissait ainsi de mettre en lumière les

mécanismes sociaux et cognitifs mis en œuvre par les opérateurs de vidéosurveillance pour

repérer les personnes suspectes, et, ce faisant, participer à une construction de la déviance.

Ma problématique initiale pouvait se formuler en ces termes : dans quelles mesures les

usages qui sont faits de la vidéosurveillance par les agents placés derrière les écrans sont-

ils susceptibles de constituer des mécanismes autonomes de construction de la déviance ?

Toutefois, l’approche empirique de mon terrain d’étude a totalement bouleversé ma

problématique et m’a orientée vers la mobilisation de nouveaux outils d’analyse.

Mes hypothèses de réflexion quant à l’approche de la mise en œuvre d’une politique

publique de vidéosurveillance, à travers l’observation des pratiques professionnelles des

vidéosurveillants, ont été irrémédiablement et catégoriquement invalidées par un constat

qui s’est imposé :

Les opérateurs de vidéosurveillance développent diverses stratégies afin de ne jamais

travailler et, in fine, ne surveillent pas les écrans.

27

C’est une éventualité à laquelle ni mes professeurs, ni moi-même n’avions songé.

Enfermés dans une logique ethnocentrique, nous n’avions pas envisagé que des agents

metteurs en œuvre peuvent s’opposer à ce point à une exécution mécanique des

instructions définies par leur hiérarchie. Il s’agit pourtant d’un problème classique souligné

par l’analyse de la mise en œuvre des politiques publiques, notamment les travaux de la

street-level bureaucracy, mais ici poussé à son extrême.

Cela m’a dans un premier temps fait perdre mes moyens : je n’ai pas pu concevoir que

durant une journée entière de travail, ils ne se préoccupent pas une seule fois de la fonction

pour laquelle ils sont employés. Mais une observation in situ de longue durée appuyée par

des entretiens informels avec les opérateurs et les responsables du service m’ont permis de

réorienter ma recherche afin de mettre en lumière les ressorts de cette « grande surprise

empirique ».

§ 2 – Problématisation spécifique dans l’analyse de la mise en œuvre d’une politique

publique.

L’observation in situ du travail quotidien des opérateurs de vidéosurveillance a donc

entrainé un renouvellement des questions de recherche et des hypothèses de travail. Le

retour sur les logiques d’actions des agents intervenant à différents degrés hiérarchiques et

poursuivant des objectifs parfaitement hétérogènes a largement contribué à redéfinir le

questionnement.

Si le constat qu’une politique publique dépend de sa mise en œuvre dans son orientation

n’est pas remis en cause, de quoi dépend concrètement la mise en œuvre même d’une

politique publique?

Il a fallu, pour en expliquer les ressorts, adopter une approche relationnelle et resituer les

pratiques professionnelles des opérateurs au sein d’une organisation bureaucratique. Ainsi,

dans l’objectif d’appréhender la mise en œuvre d’une politique publique selon une logique

bottom-up, il est nécessaire de prendre en considération l’univers social dans lequel les

« metteurs en œuvre » sont inscrit et les relations qu’ils entretiennent avec les agents qui

participent à l’orientation de la politique publique.

Il est donc opéré une extension de mon terrain initial. L’objet de recherche sur lequel porte

le présent travail est la mise en œuvre d’une politique publique de vidéosurveillance au

sein d’une collectivité municipale en France. Plus précisément, nous caractérisons notre

28

approche par l’analyse des rapports entre trois catégories d’agents qui participent à

l’orientation d’une politique publique. En premier lieu, les dirigeants politiques qui

impulsent la politique publique et s’assurent a priori de son effectivité. Nous nous

intéressons ensuite à l’échelon administratif intermédiaire : les chefs du service

administratif qui pilotent a priori la mise en œuvre. Enfin, l’attention se porte sur les

agents subalternes qui exécutent a priori la politique publique : les vidéosurveillants.

Confrontés au constat que des agents subalternes de la fonction publique peuvent tout

simplement ne pas exécuter les missions auxquelles ils sont assignés, nous abordons la

mise en œuvre concrète d’une politique publique de vidéosurveillance à la lumière des

relations à l’œuvre et des rapports en jeu entre les agents politiques, les fonctionnaires

intermédiaires et les exécutants.

Ainsi, la problématique peut se poser en ces termes : Quels sont les enjeux sociaux sous-

jacents qui déterminent la mise en œuvre d’une politique publique et l’orientent de

facto? Quelles sont les incidences de ces enjeux sociaux sur le processus d’action

publique ?

Il s’agit ici de comprendre quels sont les mécanismes qui permettent d’éclairer la façon

dont est produite l’action publique et les dysfonctionnements observés. Ainsi, nous

expliciterons dans quelles mesures les rapports sociaux de domination et les résistances

qui s’y rapportent peuvent avoir une incidence sur la mise en œuvre d’une politique

publique.

§ 3 – Hypothèses de travail et outils d’analyse sociologique.

Cette question de recherche permet de mobiliser plusieurs outils d’analyse sociologiques

afin d’apporter des éléments de réponse pertinents. Nous y ferons référence pour appuyer

la teneur scientifique des hypothèses de travail que nous mobilisons. Notre hypothèse de

travail principale peut se formuler en ces termes : en nous attachant à dépasser l’idée selon

laquelle une politique publique est toute entière déterminée par une solide logique

institutionnelle, qui sous-tend une parfaite cohérence et cohésion entre les divers niveaux

hiérarchiques impliqués, il s’agit de démontrer que nous sommes confrontés à des agents

qui appartiennent à des systèmes sociaux différenciés, autonomes qui répondent à des

logiques externes à la logique bureaucratique.

29

« [L’administration] n’est jamais un bloc monolithique ni un mécanisme au

fonctionnement implacable. C’est un espace de tensions et de rivalités internes, régi par

des rapports de force et des logiques de pouvoir, et non mû par un programme ou une

idéologie. C’est autrement dit un espace de « jeu ».

« Le jeu bureaucratique, écrit en ce sens Pierre Bourdieu, sans doute le plus réglé de tous

les jeux, comporte pourtant une part d’indétermination ou d’incertitude (ce que, dans un

mécanisme, on appelle le “jeu”) »45. […] Cela signifie qu’à la dialectique obéissance vs

résistance évoquée plus haut, il faut substituer l’analyse des marges de manœuvre dont

disposent, même de manière interstitielle, les agents situés aux échelons inférieurs, et

l’observation des usages qu’ils en font. » 46.

A- Une organisation bureaucratique qui est avant tout une organisation sociale.

Si l’on considère les différents agents qui participent à la définition d’une politique

publique dans sa conception et sa mise en œuvre, on peut questionner les différents

présupposés accolés aux organisations bureaucratiques. Il s’agit de poser l’hypothèse

qu’une organisation bureaucratique est avant tout une organisation sociale, avec les

conséquences que cela induit dans son fonctionnement interne.

A la lumière de la sociologie des organisations, des administrations et des travaux de

street-level bureaucracy, nous nous attacherons à déconstruire la représentation d’un

système politico-administratif fonctionnant comme un tout coordonné strictement. Mon

travail de recherche questionnera ainsi plusieurs des présupposés et des évidences accolés à

une politique publique : effectivité réelle d’un programme, distinction entre compétences

politiques et compétences bureaucratiques, obéissance stricte à la hiérarchie.

1- Des agents qui bénéficient d’une marge d’autonomie poussée à l’extrême dans

l’exécution des politiques publiques.

Il sera ainsi démontré qu’à chaque niveau hiérarchique d’exécution des politiques

publiques, les acteurs disposent d’une marge d’autonomie dans la façon dont ils exécutent

les orientations définies par la sphère politique, lorsqu’elle définit celles-ci, ce qui n’est pas

45 Pierre BOURDIEU, « Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars

1990, p. 88. 46

Vincent DUBOIS et al., « Jeux bureaucratiques en régime communiste » , Sociétés contemporaines, 2005/1 n° 57, p.13.

30

acquis. Les chefs du service de vidéosurveillance doivent bien souvent prendre des

décisions qui influencent la définition même de la politique publique. Les opérateurs de

vidéosurveillance disposent aussi d’une marge de manœuvre dans la façon dont ils vont

exécuter leur fonction : surveiller les écrans.

La logique d’autonomie des agents administratifs subalternes est, dans le cadre de notre

propos, poussée à son extrême. Au-delà de la perspective initiée par les travaux portant sur

les street-level bureaucrats qui souligne la façon dont les agents « au contact » peuvent

jouer avec les orientations définies dans les textes publics, nous montrerons que les agents

subalternes peuvent tout simplement ne pas tenir compte des instructions définies

hiérarchiquement en ne les exécutant pas.

Dans ce cadre, nous nous attacherons à expliciter les raisons aux attitudes professionnelles

des metteurs en œuvre dans l’exécution de la politique publique de vidéosurveillance, en

soulignant l’absence d’articulation entre les différents niveaux hiérarchiques qui prennent

part au processus de politique publique.

2- La non articulation entre les différents niveaux hiérarchiques qui s’avèrent être de

véritables univers sociaux.

Un des fils conducteurs de notre réflexion sera la question du contrôle hiérarchique dans

les organisations bureaucratiques et de ses limites. On peut supposer que les agents sont

reliés entre eux hiérarchiquement, chacun ayant un rôle précis dans la politique publique et

chacun étant solidement dépendant de tous les autres acteurs.

Pourtant, il sera mis en évidence le fait que les organisations bureaucratiques sont avant

tout des organisations sociales au sein desquelles les agents mobilisent leurs propres

logiques, intérêts et stratégies et peuvent être guidés par de telles considérations lorsqu’ils

participent au processus de politique publique. Ainsi le supposé contrôle hiérarchique des

élus sur les agents administratifs et des chefs de service sur les employés subalternes peut

présenter ses limites aux vues des relations de coopération et de lutte, de ségrégation, de

mépris, d’ignorance, de ressentiment, de stigmatisation et retournement de stigmates qui

peuvent être à l’œuvre.

Nous pouvons ainsi faire l’hypothèse que les différentes catégories d’agents sont animées

par des considérations sociales qui leur sont propres lorsqu’ils prennent part au processus

d’action publique et dans les relations qu’ils entretiennent avec les agents qui sont placés

31

sous leur contrôle hiérarchique. En dépassant la représentation d’une politique unifiée, où

le politique vient impulser, les chefs de service coordonner, et les employés mettre en

œuvre, selon une logique implacable strictement coordonnée, on se rend compte que la

politique publique est déterminée par les pratiques et représentations d’individus qui

agissent dans des univers totalement étanches les uns aux autres sans aucune

communication ni coordination. Partant, l’étanchéité entre ces divers niveaux hiérarchiques

peut être expliquée par le fait que les agents appartiennent à des univers sociaux

strictement différenciés.

B- La mise en œuvre de la politique publique déterminée par des rapports

sociaux de domination : mépris et ressentiment.

Lorsque l’on s’intéresse à la configuration d’agents qui prennent part au processus de

politique publique, on suppose spontanément un univers officiellement structuré selon une

logique bureaucratique. Pourtant l’observation empirique nous a plutôt donné à voir un

univers qui est structuré socialement par des relations de supériorité, d’infériorité, de

mépris et de ressentiment.

Il s’agit ici de poser l’hypothèse que « comprendre une politique publique (son orientation,

la forme qu’elle prend, l’importance qu’elle revêt) implique de connaître

(sociologiquement) ceux qui la font et les relations qui les lient »47. Ainsi, à la lumière de

la sociologie de la domination, nous mettrons en évidence l’importance que revêt une

analyse positionnelle des agents dans l’espace social afin d’éclairer les logiques de

production des politiques publiques. Nous pouvons considérer que nous sommes

confrontés à une logique classique de tout système social : le jeu social, où qu'il s'exerce, y

compris au sein de la fonction publique, repose sur des mécanismes structurels de

concurrence et de domination48.

Dans cette perspective, nous formulons deux hypothèses qui découlent de la réintroduction

de la sociologie des rapports sociaux dans l’analyse de la mise en œuvre des politiques

publiques. Il s’agit de considérer « l’action publique comme le produit des pratiques et

47

Vincent DUBOIS, « L’action publique », in Antonin COHEN, Bernard LACROIX, Philippe RIUTORT (dir.), Nouveau manuel de science politique, Paris, Edition La Découverte, 2009, p. 320.

48 Pierre BOURDIEU et Rosine CHRISTIN, « La construction du marché », Actes de la recherche en

sciences sociales, Vol. 81-82, mars 1990, p. 65-85.

32

représentations des agents qui y sont engagés, ces pratiques et représentations étant

déterminées par les caractéristiques sociales, les intérêts, la position objective de ces

agents, et donc par la structure des relations qui les unissent »49 pour comprendre

comment est menée concrètement une politique publique.

1- Des dispositions et caractéristiques sociales déterminantes dans les prises de

position et pratiques professionnelles des agents.

Il s’agit de mettre en évidence que le positionnement dans l’espace social de petits

fonctionnaires subalternes, déterminé par leur trajectoire sociale et professionnelle passée,

influe sur la façon dont les agents investissent leur fonction dans le service de

vidéosurveillance et, partant, participe à la production de l’action publique.

2- La position occupée dans l’administration, conçue relationnellement, au fondement

des prises de position et pratiques professionnelles des agents.

L’analyse des rapports de force et des rapports de domination qui se jouent entre les élus,

les chefs de service et les agents subalternes est par ailleurs indispensable à la

compréhension des pratiques professionnelles de chacun de ces agents. Ainsi, la position

occupée dans l’administration, en fonction des capitaux respectifs et des structures

relationnelles, est au fondement des pratiques professionnelles des agents.

*

Ainsi, sur le fondement d’une analyse positionnelle de différents agents participant au

processus d’action publique en matière de vidéosurveillance, nous abordons l’action

49

Vincent DUBOIS, « Champ et action publique », http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00498020/fr/, p. 8.

33

publique comme déterminée par les pratiques et représentations des agents qui y sont

engagés. On articule, en ce sens, l’analyse de la trajectoire sociale, de la position occupée

dans l’espace social et les perceptions qui en découlent aux prises de position et pratiques

des agents dans la compréhension de la production des politiques publiques.

Comme le souligne P. Bourdieu dans son étude sur la politique du logement, il s’agit de

considérer les orientations qu’une politique publique suit comme « l’objectivation

provisoire d’un état du rapport de force structurel entre les différents agents ou

institutions intéressés qui agissent en vue de conserver ou de transformer le statu quo »50.

Tout l’objet de notre recherche est donc de se détacher d’une vision mécaniste de la façon

dont est produite une politique publique de vidéosurveillance.

L’action publique est ainsi analysée à la lumière d’enjeux de pouvoir, indissociables des

questions de domination et de résistance et d’enjeux de légitimité à la détention du pouvoir

entre les élus, les chefs de service et les employés subalternes. Notre raisonnement, qui

s’est construit sur l’observation des pratiques professionnelles de petits fonctionnaires

subalternes, se fonde ainsi sur une analyse des trajectoires et positions sociales des agents,

appréhendées relationnellement dans l’espace social global.

Nous ferons ainsi référence aux concepts développés par P. Bourdieu dans sa sociologie

des rapports sociaux, des champs et de la domination pour appuyer notre réflexion. Il

s’agira de considérer l’espace social global comme un espace structuré de positions et

comme un réseau de relations objectives entre des agents. Ces agents s'interdéfinissent par

la distribution inégale des capitaux (ressources culturelles, économiques et sociales) et

entretiennent des relations déterminées par une lutte symbolique portant sur la position

occupée et la représentation de cette position.

Les actions et pratiques des agents s’expliquent, dans cette perspective, en tenant compte

de la structure relationnelle dans laquelle ils évoluent et de l’habitus des individus, c’est-à-

dire de l’intériorisation subjective et durable par les agents des représentations et des

perceptions qui dominent leur espace social.

50

Pierre BOURDIEU et Rosine CHRISTIN, « La construction du marché », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars 1990. P.66.

34

Section IV – Terrain et protocole d’enquête.

« Se focaliser sur des micro-relations peut de fait s’avérer le meilleur moyen de rendre

compte d’un rapport structurel. »51

Le travail de recherche qui suit est basé sur une observation in situ du fonctionnement

concret d’un service de vidéosurveillance municipal de mars à mai 2011, complétée par

des entretiens informels avec les agents qui s’y inscrivent et de la documentation primaire

d’archive52.

Ce service est composé de trois opérateurs de vidéosurveillance et de trois cadres qui ont la

responsabilité du service. Comme je l’ai présenté en début de chapitre, ce service est inscrit

dans une organisation administrative municipale et dépend de l’élu adjoint au maire en

charge des questions de sécurité à Polis. Afin d’expliciter notre constat empirique de départ

– des vidéosurveillants qui ne surveillent pas – il s’agit d’aborder le processus d’action

publique à la lumière des relations et rapports sociaux qui sont en jeu entre les différents

agents participant à la politique publique : élus, chefs de service et opérateurs de

vidéosurveillance.

§ 1 - De la difficile généralisation des résultats obtenus et des avantages d’une enquête

ethnographique.

J’ai conscience du fait que mon terrain n’est pas idéal pour une généralisation. Il porte sur

une monographie « réduite » à un seul service, composé de trois responsables et de trois

employés subalternes.

Cette difficulté a été redoublée par le fait que, bien que trois officiellement en poste à ce

jour, je n’ai pu mener mon enquête qu’auprès d’une des vidéosurveillantes : Stéphanie. En

effet, un des agents est en congé maternité (puis maladie) depuis juillet 2010 et Marc a été

en congé maladie pendant deux mois lors de mon observation. Cependant cet obstacle à la

51

Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010, p.15.

52 Expression utilisée pour désigner les documents élaborés au cours du fonctionnement ordinaire de

l’institution : Jean-Pierre BRIAND Jean-Pierre et Jean-Michel CHAPOULIE, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, Paris, Éditions du CNRS, 1992, p. 448.

35

portée scientifique de mon travail peut être en partie dépassé. Par un travail de va-et-vient

entre mon terrain et la construction d’un type idéal, nous pouvons faire l’hypothèse que

Stéphanie présente des caractéristiques généralisables aux « petits fonctionnaires ». Je me

suis intéressée dans cette perspective aux travaux menés sur les petits employés de la

fonction publique, afin de retrouver des homologies de position entre mon cas empirique et

les travaux menés53.

Ce faisant, je n’ambitionne pas d’établir « des lois sociologiques » mais de repérer des

invariants dans le fonctionnement concret d’une organisation administrative de base, sur le

fondement de mon travail de terrain dans un service de vidéosurveillance municipal.

L’observation ethnographique, sur laquelle prend appui mon travail de recherche, implique

des méthodes qualitatives54. Néanmoins, il est aujourd’hui reconnu que la quantité ne fait

pas la preuve dans le domaine de la recherche en sciences sociales. L’étude de cas

particuliers est ainsi envisageable pour appréhender des invariants de la réalité sociale,

notamment par la mise en relation de certaines propriétés sociales et structures

institutionnelles avec des manières de faire et de penser observées. A ce titre, l’ouvrage de

Vincent Dubois55 est illustrateur du dépassement et de la mise à profit d’un terrain

« réduit ». Par ailleurs, les avantages d’une observation directe et ethnographique « par le

53

Sybille GOLLAC, « La fonction publique : une voie de promotion sociale pour les enfants des classes populaires ? Une exploitation de l’enquête « emploi 2001 » », Sociétés contemporaines, 2005/2 n°58, p.41-64.

Christelle AVRIL et al., « Les rapports aux services publics des usagers et agents de milieux populaires : quels effets des réformes de modernisation ? » , Sociétés contemporaines, 2005/2, n°58, p. 5- 18.

Yasmine SIBLOT, Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires. Presses de Sciences Po, 2006, 347 pages.

Marie CARTIER, Les facteurs et leurs tournées. Un service public au quotidien, Paris, La Découverte, 2003, 329 pages.

Dominique LHUILIER et Nadia AYMARD, L’univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, 287 pages.

Dominique MONJARDET, « La culture professionnelle des policiers, une analyse longitudinale », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°56, 1

er trimestre 2005, p. 291-304.

Antoinette CHAUVENET, François ORLIC, Georges BENGUIGUI, Le personnel de surveillance des prisons : essai de sociologie du travail, Paris, CNRS, EHESS, Centre d’études des mouvements sociaux, 1992.

Alain CHENU, Sociologie des employés, Paris, Ed. La Découverte, 2005, 122 pages. Jean-François TANGUY, « Jean Le Bihan, Au Service de l’État. Les fonctionnaires intermédiaires au

XIXe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 117-2, 2010. 54

Pour un dépassement de l’opposition entre méthodes qualitatives et quantitatives, voir Daniel GAXIE, « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science politique, vol. 52, n°2-3, 2002, p. 145-178.

55 Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed.

Economica, 2010.

36

bas » d’un nombre de cas limités ont été soulignés par certains travaux sociologiques56 qui

envisagent la possible élaboration d’une « jurisprudence ethnographique »57.

§2 – L’accès au terrain et les difficultés qui en découlent.

Il n’est pas aisé de pénétrer les centres de supervision des dispositifs de vidéosurveillance

publics. On m’avait souligné cet obstacle lors de discussions que j’avais pu avoir avec des

chercheurs spécialisés dans ce domaine, rencontrés lors de ma participation à un

colloque58. Tanguy Le Goff, lui-même en train d’effectuer un travail sur les opérateurs de

vidéosurveillance dans deux villes franciliennes, a confié que la procédure d’accès au

terrain avait été très laborieuse et avait nécessité plus de six mois. J’ai donc conscience de

la chance que j’ai d’avoir pu, à mon modeste niveau, intégrer un service de

vidéosurveillance. Cela m’a été permis pas la présence d’une personne de ma famille au

sein des services municipaux de Polis, sans laquelle cette recherche n’aurait pu être menée.

Il a fallu, à ce titre, être attentive aux biais que cette entrée sur le terrain pouvait provoquer

dans mon approche des différents agents.

Par ailleurs, je n’ai pas pu présenter mes objectifs de recherche tels quels lors de ma

rencontre avec la personne responsable du service de vidéosurveillance de la ville de Polis.

Mon travail de terrain s’est déroulé dans le cadre d’un stage, m’étant présentée comme une

étudiante de Master en Science Politique - Communication politique locale -, avec un

intérêt vif pour les politiques publiques de sécurité et leur mise en œuvre par les

municipalités.

Cette présentation induit intrinsèquement certaines difficultés. En effet, le responsable du

service a donc été « mon tuteur de stage ». Lors de notre première entrevue, il m’a présenté

le cadre dans lequel il entendait conduire son tutorat et les exigences auxquelles je devais

répondre. Il avait ainsi pour ambition de m’initier et me familiariser à la mise en œuvre de

56

Voir à ce titre Jérémie GAUTHIER, « Esquisse du pouvoir policier discriminant. Une analyse interactionniste des cadres de l’expérience policière », Déviance et société, 2010, vol. 34, n° 2, p. 267-278 ; Vincenz LEUSCHNER, « Interactions asymétriques – scènes de rue et institutions de contrôle étatique », Déviance et société, 2010, vol. 34, n° 2, p. 163-174.

57 Nicolas DODIER et Isabelle BASZANGER, « Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique »,

Revue française de sociologie, 1997, 38-1, p.51. 58

Colloque « Regards croisés sur la régulation sociale des désordres », organisé par l’Association Française de Sociologie, tenu à L’Institut du développement social de Rouen, les 26 et 27 octobre 2010.

37

ce projet, aux marchés publics et à tous les aspects techniques qui précèdent la mise en

place du dispositif.

Cette première rencontre m’a ainsi faite prendre conscience que l’accès quotidien à la salle

même où les opérateurs de vidéosurveillance travaillent n’était pas acquis. Afin de mener

une enquête sociologique sur ces agents subalternes, il a fallu que je travaille à

l’instauration d’une relation de confiance avec la vidéo-opératrice. J’ai ainsi adopté une

certaine présentation de mon parcours social et scolaire afin de ne pas marquer une trop

grande distance sociale entre ma position et la sienne. Je me suis attachée à rester le plus

souvent auprès des opérateurs en déjeunant avec eux ou lors de pauses cigarettes et cafés.

Par ailleurs, mon inscription dans ce service sur trois mois a permis que je me « fonde dans

le décor » et m’a ouvert la possibilité de mener mon observation comme je l’entendais.

§3- Approche épistémologique adoptée et méthodes empiriques déduites.

A la lumière de la sociologie développée par Pierre Bourdieu, « il s’agit de saisir les

significations enfermées dans les propos et les manières d’être et de faire, saisir un sens

objectivé, produit de l’objectivation de la subjectivité, qui n’est jamais donné

immédiatement ni à ceux qui sont engagés dans la pratique ni à celui qui les observe de

dehors »59.

Les trois moments indissociables60 de la démarche scientifique sont donc, au regard de

l’analyse proposée par Pierre Bourdieu :

- La compréhension du vécu immédiat, saisi à travers des expressions qui voilent le

sens objectif autant qu’elles le dévoilent.

- L’analyse des significations objectives et des conditions sociales de possibilité de

ces significations.

- Enfin, la démarche implique la construction du rapport entre les agents et la

signification objective de leurs conduites.

59

Pierre BOURDIEU, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Editions de Minuit, 1965, p.20.

60Ibid., p.20.

38

Ainsi, ma démarche sera conduite selon trois axes.

L’observation in situ de ce service de vidéosurveillance me permettra d’analyser les prises

de position des chefs de service et des employés subalternes. De même, nous nous

appuierons sur les prises de parole des élus à propos de la vidéosurveillance, sur la base de

conseils municipaux retranscrits intégralement et d’articles de presse locale.

Cette observation du « vécu immédiat » sera articulée à des entretiens informels qui me

familiariseront avec les dispositions et caractéristiques sociales des responsables et les

opérateurs de vidéosurveillance. Ainsi, les pratiques et représentations des agents, déduites

de la position qu’ils occupent au sein de l’organisation administrative, pourront être

articulées à leur position dans l’espace social global.

Enfin, l’intérêt de ce travail en dépend, il sera fait l’hypothèse que ces prises de position,

dispositions et positions sociales peuvent être déterminantes dans la production de l’action

publique.

* *

*

39

Notre réflexion s’articulera autour de trois idées principales.

Dans un premier chapitre, nous nous intéresserons aux prises de position des élus de Polis

quant à la politique publique de vidéosurveillance. On y étudiera le volontarisme des

leaders politiques qui mettent en avant des valeurs et des représentations afin de justifier,

ou non, leur soutien à l’installation d’un dispositif de vidéosurveillance au sein de Polis. Il

s’agira de mettre en évidence l’autonomie du champ politique dans ses préoccupations et

enjeux face à une politique de vidéosurveillance. Ce faisant, nous formulerons des

hypothèses explicatives à l’étanchéité entre l’univers politique et l’univers administratif.

Dans un deuxième chapitre, nous nous attacherons à l’étude des agents intermédiaires en

charge du pilotage de la mise en œuvre du dispositif de vidéosurveillance : les responsables

du service. On étudiera la manière dont ces agents sont pris dans des interactions et des

mécanismes de coordination ou de conflictualité. Il s’agira de valider l’hypothèse selon

laquelle la position qu’occupent ces agents intermédiaires, entre les élus et les agents

subalternes, est déterminante dans la façon dont ils pilotent le service.

Enfin, nous aborderons la question du dernier échelon de la mise en œuvre de cette

politique publique à travers l’étude des agents en charge de la surveillance des écrans. Il

s’agit de l’aboutissement de notre démonstration, tout en étant au fondement de notre

questionnement. On articulera les pratiques professionnelles de ces agents subalternes à la

position qu’ils occupent dans l’espace social et aux rapports de domination qui

caractérisent les relations qu’ils entretiennent avec les agents du service. Il s’agit ainsi de

montrer que la marge d’autonomie dont disposent ces petits fonctionnaires dans leurs

pratiques professionnelles peut être investie en considération de la position sociale occupée

et peut influencer, partant, le processus d’action publique.

40

Chapitre I – Contexte, enjeux et impensés politiques autour de la vidéosurveillance.

Dans un premier chapitre, nous nous intéresserons à la politique publique de

vidéosurveillance à travers le prisme proprement politique, en s’attachant aussi bien à sa

conception qu’à son suivi effectif de la mise en œuvre par les élus. Il s’agit ici

d’approfondir la façon dont le champ politique s’approprie cette politique publique par

l’analyse du contexte social faisant de l’insécurité un enjeu politique des discours, débats et

luttes politiques qui s’y rapportent.

La politique publique de vidéosurveillance à Polis s’inscrit dans une problématique

politique d’actualité et fait l’objet d’un débat politique selon des formes standardisées et

classiques. Cependant, bien que les élus impulsent la politique publique, en défendent la

cohérence, définissent les objectifs assignés à ce type d’action publique et jouent, en

somme, le jeu politique selon les règles du jeu, on se rend compte qu’ils ne se préoccupent

pas de la mise en œuvre de ce dispositif. On observe ainsi une indifférence profonde quant

à la vérification de l’application de la décision politique dans les services administratifs

subalternes, qui n’est jamais évoquée, car considérée comme « allant de soi ».

Les représentations spontanées, reprises par les élus, les analystes et les commentateurs,

renvoient au présupposé selon lequel les directives définies hiérarchiquement ne peuvent

qu’être suivies par les niveaux subalternes.

Tout le débat politique se construit autour du présupposé que si l’on met en place de la

vidéosurveillance, ça va forcément vidéosurveiller.

Pourquoi la mise en œuvre constitue-t-elle un impensé de la part des élus? Comment

s’explique l’absence de toute référence à la mise en œuvre dans les services administratifs

municipaux dans les discours et préoccupations politiques? Dans quelles mesures la prise

de décision de mettre en place de la vidéosurveillance est-elle l’unique préoccupation des

élus ?

Il s’agit ici de mettre en évidence l’absence d’articulation entre les différentes catégories

d’agents qui prennent part au processus de politique publique. Elus, responsables de

service et exécutants sont a priori reliés entre eux hiérarchiquement. Ainsi, on suppose

41

que les élus ont une fonction d’impulsion et d’orientation. Ils sont censés définir des

instructions que les fonctionnaires du service de vidéosurveillance devront suivre

mécaniquement. Face à cette non articulation des différents niveaux hiérarchiques à

laquelle nous avons été confrontés empiriquement et à l’indifférence politique à la mise en

œuvre, il s’agit de proposer des hypothèses afin d’en expliquer les ressorts. En mettant en

évidence la logique propre au champ politique, nous pouvons supposer que la portée

symbolique de la politique publique de vidéosurveillance est au fondement de l’intérêt des

élus. Par ailleurs, nous nous attacherons à analyser les prises de position politiques à la

lumière de la question de rapports sociaux.

Nous mobiliserons, à ce titre, les cadres d’analyse que nous offre la sociologie classique de

l’action publique, notamment dans son approche du moment de la décision et de sa portée

symbolique. Il sera aussi heuristique de réintroduire des éléments de la sociologie de la

domination et des champs dans la compréhension de l’attitude des élus.

Ce chapitre est une étape liminaire à notre propos. Dans cette perspective, nous nous

attacherons dans une première partie à resituer l’émergence d’une volonté politique

d’installer de la vidéosurveillance dans un contexte général d’engouement politique et

« sociétal » pour les questions d’insécurité. Cette étape est essentielle pour expliciter notre

propos. En effet, elle permet d’éclairer le lecteur sur les représentations de la réalité sociale

qui s’imposent aux élus de Polis et, ce faisant, définissent les faits sociaux dont le politique

doit se saisir.

Nous nous intéresserons dans une deuxième section à l’affichage volontariste et à la vision

enchantée des élus de Polis quant à une politique publique de « vidéoprotection ». La

sécurité constituant un bien politique local, on fera ainsi état de la mise en scène politique,

des luttes politiques, mais aussi des croyances et des représentations qu’ils donnent à voir.

Ces éléments seront mis en perspective avec l’attitude et les pratiques réelles des élus, que

l’on présentera dans une troisième section. Il sera ainsi mis en évidence la contradiction

entre un grand intérêt de façade, illustré par l’importance de la politique de

vidéosurveillance dans le champ politique, et un désinvestissement paradoxal dans les

faits. Cette opposition nous permettra de faire l’hypothèse que la politique de

vidéosurveillance à Polis est avant tout une politique symbolique et que les prises de

position des élus peuvent être influencées par la question des rapports sociaux.

42

Section I - « L’insécurité est à la mode, c’est un fait »61.

Il est essentiel, bien que cela ne concerne qu’indirectement notre objet d’étude, de nous

référer au contexte dans lequel cette politique publique s’inscrit. La thématique de

l’insécurité est une question saillante de l’actualité, surtout depuis les années quatre-vingt

dix. Ce contexte peut en partie expliquer la nécessité pour les élus de Polis de reprendre à

leur compte les représentations qui sont véhiculées au sein du gouvernement, mais aussi

dans les autres collectivités municipales de France, elles-mêmes reprises dans le discours

médiatique.

§1 - Enjeu symbolique pour l’Etat de se poser en garant de la sécurité : de l’Etat social à

l’Etat répressif.

L’analyse d’une politique publique de vidéosurveillance peut s’inscrire dans le cadre plus

général des questions de sécurité, de surveillance et de contrôle. Ces problématiques

relèvent d’une prise en charge par les pouvoirs publics dans une conception d’Etat

régalien. On peut observer depuis les années quatre-vingt-dix un « tournant sécuritaire »

des politiques publiques. Cette orientation s’est accentuée depuis les élections de 2002, qui

se sont déroulées principalement sur le champ de la « tolérance zéro » et de l’insécurité.

Tous les six mois environ, une nouvelle loi est votée sur ce thème, ce qui entraîne une

inflation législative concernant les questions sécuritaires et, partant, un manque de clarté,

voire de cohérence. De nombreuses contributions permettent d’approfondir cette

thématique et d’en comprendre les ressorts sociaux et politiques, elles nous serviront

d’appui dans le fil de notre démonstration.

A- Approche sociologique de l’Etat.

D’après la définition qu’en donne Max Weber, l’État est « une entreprise politique à

caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec

succès, dans l’application de ses règlements, le monopole de la contrainte physique

légitime sur un territoire donné »62. Dans le cadre de la sociologie wébérienne, la

61

Citation issue du journal La petite république datant de 1907, D. KALIFA, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Epoque, Paris, Fayard, 1995. 62

Max Weber, Economie et Société, Paris, Plon coll. Pocket, 1995 (1921), p.57.

43

souveraineté résulte de la capacité de l’État, à travers son appareil administratif, à

s’emparer du monopole de la violence physique et symbolique. On retrouve ainsi, parmi

les grandes fonctions régaliennes de l’Etat, celle d’assurer la sécurité intérieure et de

garantir l’ordre public. L’avènement de l’Etat-providence a supplanté l’image d’un Etat-

gendarme pour penser cette institution comme le garant de la protection sociale. Cependant

la crise de l’Etat-providence et l’incapacité des structures étatiques à répondre aux attentes

en matière sociale viennent bouleverser à nouveau la question de l’Etat dans son essence.

Certains auteurs avancent ainsi l’hypothèse que, face à l’échec de l’Etat en matière sociale,

la dimension répressive est réinvestie et l’Etat se pose comme premier garant de la

sécurité, de manière symbolique.

L’analyse que propose Loïc Wacquant63 s’inscrit dans cette perspective. Il aborde la

question de l’engouement répressif sous un angle macrosociologique, en posant comme

hypothèse une transformation de l’Etat et de ses missions. Selon cet auteur, il existerait un

lien étroit entre la montée du libéralisme, qui entraine un affaiblissement des missions

sociales de l’Etat, et le renforcement des politiques sécuritaires aux Etats-Unis d’abord,

puis en Europe. Son hypothèse peut être résumée comme suit : «Effacement de l’Etat

économique, abaissement de l’Etat social, renforcement et glorification de l’Etat pénal »64.

Il s’intéresse à la panique morale qui caractérise les sociétés européennes depuis quelques

années face à une prétendue montée du sentiment d’insécurité, de la délinquance et des

incivilités. En mettant en évidence la présence excessive au sein du débat politique,

médiatique et académique des questions de sécurité et de la logique de la « tolérance zéro »

développée par la politique municipale de New-York, il met en lumière le lien entre la

banalisation de ces lieux communs et la modification structurelle des missions de l’Etat,

qui se retire de son rôle social et durcit son intervention pénale.

63

Loïc WACQUANT, Les prisons de la misère, Paris, Editions Raisons d’agir, 1999, 190 pages. 64

Ibid., p.10.

44

B- En France, une « frénésie sécuritaire »65 au cœur du jeu politique et

médiatique.

La diffusion de ce nouveau « sens pénal » s’est généralisée à l’ensemble des pays

occidentaux selon L. Wacquant. Il est surtout interessant pour notre propos de remarquer

qu’il dépasse les clivages partisans classiques entre la gauche et la droite.

En 1995, le « droit à la sécurité » a été érigé comme une liberté fondamentale en France

par le parlement. Si l’on s’intéresse à l’évolution des politiques de sécurité et du

fonctionnement des institutions pénales depuis les années deux mille, on peut faire le

constat d’un réel « tournant sécuritaire ».

En effet, depuis les élections présidentielles de 2002, on ne cesse d’assister à une flambée

de lois pénales, souvent votées dans l’urgence et conçues comme des réponses à des faits

divers. Entre 2002 et 2010, treize lois concernant la sécurité ont été votées66. La

multiplication des discours alarmistes en la matière est aussi observable.

Il semble que les acteurs politiques soient délégitimés dans leur position s’ils ne se

saisissent pas des questions de sécurité. Elles sont devenues un des enjeux politiques

principaux dans la compétition électorale, tant nationale que locale. La gauche s’est ralliée

à cette nouvelle logique répressive depuis le congrès de Villepinte en 199767 et

l’affirmation par la « gauche plurielle » de la sécurité comme « première des libertés ».

Aujourd’hui, toutefois, on assiste à une revalorisation du débat contradictoire, afin de

maintenir des écarts distinctifs dans le jeu politique, la gauche mettant en avant l’argument

de la protection des libertés contre le tout sécuritaire, notamment quant à l’installation

massive de la vidéosurveillance68.

Cependant, au-delà des jeux de distinction, le plus souvent relevant de la symbolique, les

mesures renforçant cette « frénésie sécuritaire » se sont poursuivies selon une logique

cumulative. On peut ainsi se référer au renforcement de la place et des pouvoirs des maires

pour prévenir les troubles à l’ordre public, au durcissement de la répression des petits délits

65

Laurent MUCCHIELLI (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008, 138 pages. 66

www.viepublique.fr/politiques-publiques/securité-nationale/chronologie. 67

Colloque tenu par la « gauche plurielle » les 24-25 octobre 1997 sur les questions de sécurité : « Des villes sûres pour des citoyens libres ». 68

PARTI SOCIALISTE, La France en libertés surveillées. La République en danger, Paris, Solfé Communications, 2009.

45

et enfin au développement des technologies de surveillance dans de nombreuses

municipalités, notamment des dispositifs de vidéosurveillance rebaptisée

« vidéoprotection ».

La place qu’occupe la sécurité dans le champ politique peut s’analyser à la lumière du

social constructivism, comme nous allons le voir.

§2- Une construction sociale de l’insécurité : « L’insécurité est moins un problème

qu’une solution »69.

Il est possible d’aborder sociologiquement cet engouement politique, médiatique,

académique pour les questions d’insécurité en faisant l’hypothèse que la saillance de cette

thématique est le résultat, en partie, d’une construction sociale de la réalité.

A- De l’usage du « problème social de l’insécurité » en politique.

Nous pouvons reprendre l’hypothèse selon laquelle la « frénésie sécuritaire » révèle une

mutation de la fonction de la loi dans ce domaine : de réformatrice, elle est devenue

symbolique et déclarative70. La lutte contre l’insécurité devient moins un problème qu’une

solution pour les pouvoirs publics, il s’agit avant tout d’afficher la détermination et le

volontarisme politique71. On se situe ici dans la dimension symbolique des politiques

publiques de sécurité.

Il est intéressant, à ce propos, de rappeler le sens premier du terme « sécurité ». D’après la

définition qu’en donne le Petit Robert de la langue française, la sécurité est l’« état d’esprit

confiant et tranquille d’une personne qui se croit à l’abri du danger ». On se situe donc

dans la perception de la réalité sociale, et non pas dans l’état des faits concret, qui renvoie

69

Luc VAN CAMPEHOUDT, « L’insécurité est moins un problème qu’une solution », Revue de droit pénal et de criminologie, 6, 1999, p. 727-738. 70

Christine LAZERGES, « De la fonction déclarative de la loi pénale », Revue de sciences criminelles et de droit pénal comparé, 2004, 1, p. 194-202. 71

Luc VAN CAMPEHOUDT, « L’insécurité est moins un problème qu’une solution », Revue de droit pénal et de criminologie, 1999, 6, p. 727-738.

46

plutôt au terme de sûreté : « état, situation d’une personne qui n’est pas en danger, qui ne

risque rien »72.

Les politiques publiques de sécurité, qui sont conçues dans l’objectif officiel de garantir la

sécurité plus que la sûreté, peuvent donc être ramenées à un objectif d’agir sur les

représentations et à leur dimension symbolique. En témoigne un rapport datant de 1977,

Réponses à la violence73, qui estime que les pouvoirs publics doivent agir sur « les

représentations des individus, fussent-elles de nature émotionnelle »74.

En ce sens, nous pouvons faire l’hypothèse qu’elles sont effectives si elles jouent sur le

sentiment d’insécurité75, sans même que l’on se préoccupe si elles agissent concrètement

sur la délinquance réelle. Cette hypothèse fera l’objet de développements plus approfondis

dans la troisième section de notre chapitre, à propos de la politique publique de

vidéosurveillance à Polis.

B- Convergence d’acteurs vers une construction sociale de l’insécurité76.

En appui à une analyse de la dimension symbolique des politiques publiques, il

semble pertinent de mentionner l’angle d’approche d’une construction sociale des

questions de sécurité/d’insécurité par le jeu d’une coproduction politique et société civile.

Il existerait ainsi une convergence d’intérêts vers une représentation sociale de la réalité,

issue d’une configuration complexe d’acteurs, qui permettrait aux questions sécuritaires de

devenir une problématique politique saillante.

La constitution de l’insécurité comme enjeu politique peut être appréhendée comme le

résultat d’une configuration d’acteurs qui ne poursuivent pas forcément les mêmes

objectifs, mais qui parviennent à faire exister cette question dans le champ politique à un

moment donné. L’insécurité est ainsi devenue un enjeu légitime mais aussi inévitable du

débat politique, tant national que local.

72

Voir pour une analyse plus poussée de la distinction entre « peur personnelle » et « préoccupation sociale pour le crime » : Sébastian ROCHE, « Expliquer le sentiment d’insécurité. Pression, exposition, vulnérabilité et acceptabilité », Revue française de science politique, 48(2), 1998, p. 274-305. 73

Alain PEYREFITTE, Réponses à la violence, rapport du Comité d’étude sur la violence, la criminalité et la délinquance présidé par le garde des Sceaux, juillet 1977. 74

Sébastian ROCHE, « Le sentiment d’insécurité », thèse de science politique, Grenoble, CERAT, 1991, p. 5. 75

Sébastian ROCHE, Sociologie politique de l’insécurité, Paris, Presse Universitaire de France, 2004, 283 pages. 76

Voir sur la construction sociale d’un sens commun sur l’immigration, par analogie : Gérard NOIRIEL, Immigration, antisémitisme et racisme (XIXème- XXème siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007.

47

Dans cette perspective, il est indispensable de se référer à l’étude sociologique de Laurent

Bonelli77 sur l’histoire sociale de l’insécurité, qui est une recherche d’une grande rigueur

scientifique et exhaustive. Cet ouvrage traite du processus par lequel, en une trentaine

d’année, le discours autour de l’ « insécurité » a été formulé comme un enjeu politique

primordial, effaçant les clivages partisans. L’insécurité devient en ce sens le prisme au

travers duquel sont pensés des problèmes sociaux de plus en plus divers. L’auteur identifie

les processus complexes de catégorisation et de perception du monde social par lesquels

certains faits de déviance accèdent au statut de « problème social ». Ainsi, l’insécurité peut

être envisagée en termes de processus de construction sociale et politique.

La sécurité a débordé le champ des institutions spécialisées qui en avaient la charge, pour

devenir un enjeu politique, médiatique et académique de prime importance78. Il n’est

cependant pas acquis et évident que les faits d’insécurité soient, de fait, en recrudescence79.

Au contraire, l’auteur formule l’hypothèse d’une construction sociale de « l’insécurité » et

en interroge les mécanismes.

Le champ médiatique participe fortement à la constitution de « l’insécurité » comme enjeu

du débat politique80. Les cadres interprétatifs que fournissent les journalistes ne sont pas

sans répercussion sur la réalité sociale, en ce sens qu’ils cristallisent une certaine

représentation du monde : « Par leur capacité à choisir ce qu’ils vont transmettre et les

énormes audiences auxquelles ils vont le transmettre, les journalistes ont probablement

plus d’influence dans la construction de la déviance et participent davantage à son

contrôle que ne le font quelques-uns des agents les plus évidents du contrôle »81. Plusieurs

travaux font état du rôle qu’a joué le champ médiatique dans la constitution de l’insécurité

en problème de société primordial82 et, ce faisant, en enjeu du débat politique de prime

importance.

77

Laurent BONELLI, La France a peur. Une histoire sociale de l’ « insécurité », Paris, La Découverte, 2010, 422 pages. 78

Ibid., p.6. 79

Laurent MUCCHIELLI, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2001, p. 55 et suivantes. 80

Laurent BONELLI, La France a peur. Une histoire sociale de l’ « insécurité », Paris, La Découverte, 2010, p.207 et suiv. 81

Richard V. ERICSON, Patricia M. BARANEK, Janet B. CHAN, Visualizing Deviance. A Study of New Organization, Toronto, University of Toronto, 1987, p.3. 82

Annie COLLAVALD, « Violence et délinquance dans la presse. Politisation d’un malaise social et technicisation de son traitement » in Francis BAILLEAU et Catherine GORGEON (dir.), Prévention et sécurité : vers un nouvel ordre social ?, Paris, les éditions de la DIV, 2000, p. 39-53 ; Julien TERRAL, L’Insécurité au Journal télévisé. La campagne présidentielle de 2002, Paris, L’Harmattan, 2004 ;

48

Dans le cadre de notre recherche, il ne s’agit pas d’interroger les processus de fabrication

de cette doxa sécuritaire. Il semble néanmoins essentiel de poser cette hypothèse afin de

mieux appréhender les conditions de possibilité du discours politique et médiatique dans ce

contexte. Comme le souligne L. Bonelli, il faut s’attacher à ne pas réifier des notions

comme « insécurité » ou « politiques publiques de sécurité » devenues favorites du débat

politique et médiatique. Considérer l’insécurité comme un construit social permet de

comprendre comment se façonnent des perceptions et représentations du monde social qui

viennent modifier les règles du jeu politique de façon considérable.

*

L’insécurité n’est pas un problème politique « naturel » mais le devient à l’issue

d’un processus de construction sociale. Il s’agit de rompre avec la perspective

fonctionnaliste, qui sous-tend que les politiques publiques sont des « solutions » à des

« problèmes », sans que n’interfère la question des relations sociales dans la définition de

l’action publique.

Cette première section, bien que ne se référant pas directement à notre travail empirique,

était toutefois nécessaire pour recontextualiser la genèse de politiques publiques de

vidéosurveillance et expliquer leur succès dans les collectivités locales, à Polis plus

précisément. La vidéosurveillance est ainsi présentée par les acteurs politiques locaux

comme une « solution » efficace pour prévenir les comportements délinquants, bien que

son efficacité quant à la baisse de la délinquance ne soit pas prouvée83. Cette politique

publique s’inscrit dans un engouement généralisé pour les questions sécuritaires et occupe

une place centrale dans les débats et enjeux politiques locaux.

Il est donc nécessaire de réarticuler politics et policies, dans l’approche de ce dispositif de

vidéosurveillance. Les développements suivants (section II) seront consacrés à la question

de la compétition politique et des stratégies symboliques mises en œuvre par les élus dans

l’analyse de la politique publique de vidéosurveillance à Polis. Partant, il nous sera permis

de donner une explication à l’indifférence des élus à la mise en œuvre (section III).

Section II – La vidéosurveillance, enjeu politique local.

Eric MACE, « Le traitement médiatique de la sécurité » in L. MICCHIELLI et P. ROBERT (dir.), Crime et sécurité : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, p. 39 et suivantes. 83

Comme nous l’avons souligné dans le chapitre introductif.

49

Il s’agit, dans cette section, d’analyser la façon dont la politique publique de

vidéosurveillance constitue un enjeu politique local pour les élus. En effet, les équipes

politiques municipales se saisissent de l’insécurité et en font un bien politique de prime

importance. Ainsi, le jeu politique, appréhendé à travers les discours des élus, se déroule

conformément aux règles, sans même que ne soit fait allusion à la mise en œuvre de la

politique publique de vidéosurveillance.

§1 – « L’insécurité « saisie » par les maires »84.

Par un renforcement de leurs pouvoirs en matière de sécurité dans leur commune, les

maires sont contraints de se saisir des questions de sécurité qui deviennent alors des enjeux

électoraux, et d’afficher un volontarisme politique par le déploiement de dispositifs publics

pour « lutter contre l’insécurité ».

A- Le maire, garant de la tranquillité publique au sein de sa commune.

1- Compétences légales.

Selon l’article L2212-2 du code général des collectivités territoriales, le maire est chargé

d’assurer « le bon ordre, la sécurité, la sûreté et les salubrités publiques »85. Il y a ainsi un

transfert de compétence de l’Etat régalien vers les collectivités municipales dans la mission

de prévention ou limitation des troubles publics.

Si l’on s’attache à la compréhension historique du pouvoir du maire en matière de sécurité,

nous pouvons remarquer qu’il ne s’agit pas d’une compétence nouvelle mais qui figurait

déjà dans la loi du 5 avril 1884. L’évolution juridique consacre cette fonction du maire et

renforce ses pouvoirs en matière de sécurité urbaine. Ainsi, la loi du 5 mars 2005 relative à

la prévention de la délinquance édicte que la prévention de la délinquance devient une

composante intégrante des pouvoirs de police du maire et qu’il est responsable pénalement.

Le maire est placé au centre de la politique locale de lutte contre l’insécurité. En effet,

même si la sécurité reste un pouvoir régalien, les derniers textes placent le premier

magistrat de la commune au centre, en lui consacrant un rôle de pilote de la coordination 84

Tanguy LE GOFF, « L’insécurité « saisie »par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique, 2005/3 Vol. 55, p. 415-444. 85

Jean- Charles FROMENT, « le maire et la sécurité », Revue française d’administration publique, n°91, juillet – sept 1999, p. 455-469.

50

des différents acteurs administratifs, politiques, juridiques et civils autour des

problématiques de prévention de la délinquance.

2- Prévention situationnelle et vidéosurveillance.

C’est dans ce cadre que nous pouvons situer le pouvoir des élus municipaux de mettre en

place des dispositifs de vidéosurveillance de l’espace public, sur le fondement de la loi du

21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité autorisant

l’installation de la vidéoprotection sur la voie publique. La vidéosurveillance est ainsi

présentée, dans les textes et rapports officiels, comme un outil à la disposition des maires

afin d’assurer la prévention de la délinquance dans la commune et la tranquillité publique

des administrés.

La montée en puissance des théories de prévention situationnelle au sein des pouvoirs

publics implique de nouveaux modes d’actions et outils de l’action publique, dont fait

partie le dispositif de vidéosurveillance.

La prévention situationnelle cherche à prévenir le crime en modifiant la situation : celle-ci

est modifiée de telle façon que le passage à l’acte délictuel est rendu difficile, risqué et peu

rentable, ce qui est supposé entrainer une baisse de la délinquance. L’idée est de se

désintéresser de l’individu pour se concentrer sur les conditions de possibilités de

commettre un crime, dans une logique d’acteur pleinement rationnel86.

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, les principes d’action de la prévention

situationnelle ont exercé une influence considérable sur la conception des questions de

sécurité en France, détrônant au passage les objectifs traditionnels de la prévention sociale.

La vidéosurveillance s’inscrit dans cette perspective : le captage d’images de lieux

inciterait les individus à se conformer à un certain type de (bonne) conduite, dès l’instant

où ils pénètrent dans le champ des caméras.

86

La définition proposée par CLARKE est la suivante : “ La prévention situationnelle désigne les mesures de réduction des occasions qui sont : 1 / dirigées vers des types très particuliers de délits ; 2 / consistent en des modifications des circonstances immédiates du délit systématiques et permanentes ; et 3 / visent à rendre les délits plus difficiles, plus risqués, moins gratifiants et moins excusables pour bon nombre de délinquants. » (R. V. CLARKE (dir.), Situational Crime Prevention. Successful Case Studies, New York: Harrow and Heston, 1992).

51

3- Conseil local de sécurité et processus d’institutionnalisation locale de la

sécurité.

Parallèlement à ce renforcement des pouvoirs du maire, un processus

d’institutionnalisation de la sécurité est à l’œuvre par la mise en place de conseils locaux

de sécurité et par la création de services administratifs municipaux s’y rattachant.

Ainsi, depuis le 23 avril 2009, la municipalité de Polis a mis en place un conseil local de

sécurité et de prévention de la délinquance présidé par l’élu en charge des questions de

sécurité. Il a pour but de réunir les différents partenaires ayant des compétences sur les

questions de sécurité afin d’informer le maire sur les besoins de la commune en matière de

sécurité et de définir une « stratégie locale de sécurité et de prévention de la délinquance ».

Ce faisant, cela renforce l’obligation pour le maire d’agir sur les questions de sécurité dans

sa commune et d’afficher un volontarisme politique par la mise en œuvre de moyens

d’action publique.

B- L’obligation faite aux élus locaux de « lutter contre l’insécurité ».

1- Constitution de la sécurité comme bien politique local et déploiement de

dispositifs d’action publique.

T. Le Goff observe un phénomène de politisation, à l’échelle nationale et locale, de la

« lutte contre l’insécurité ». Elle est devenue une des principales préoccupations des

maires87 et constitue un enjeu central des élections municipales dès la fin des années

soixante-dix88. Les politiques publiques de vidéosurveillance sont, en ce sens, une réponse

politique aux « besoins » en sécurité exprimés par une pluralité d’acteurs.

Ainsi, les différents sondages à propos de la vidéosurveillance89 dévoilent une opinion

publique favorable au déploiement de dispositifs de vidéosurveillance et confirment ainsi

la nécessité pour les élus locaux de mettre en place de tels dispositifs publics. A Polis, les

conseils de quartier et les associations de commerçants insistent sur leurs besoins en

87

Sondage SOFRES réalisé en 1999 pour le compte de l’association des maires de France : l’insécurité serait la deuxième préoccupation des maires, après l’emploi. 88

Tanguy Le GOFF, « L’insécurité « saisie »par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique, 2005/3 Vol. 55, p. 422. 89

Voir notamment le sondage sur la vidéosurveillance réalisé par Ipsos pour le Ministère de l’Intérieur, « La vidéosurveillance », novembre 2007.

52

matière de sécurité et attendent des équipes municipales une décision politique pour

renforcer la vidéosurveillance sur la voie publique90. Ce type de demandes politiques peut

difficilement être négligé par les élus locaux. Les revendications des administrés sont

corroborées à Polis par la place qu’occupe l’insécurité dans le traitement médiatique des

faits d’actualité locaux91. Enfin, les discours et prises de position des acteurs politiques

nationaux entrainent la nécessité pour le pouvoir politique local d’agir en matière de

vidéosurveillance. En témoigne le discours tenu par Michèle Alliot-Marie92 en 2007 qui

invite les municipalités à installer de la « vidéoprotection » dans l’espace public. La

pression gouvernementale est aussi illustrée par les visites successives, suite à des faits de

délinquance, de différents ministres de l’Intérieur, ce, afin de signifier l’importance des

questions d’insécurité à Polis. A ce titre, le soutien financier, à hauteur de cinquante pour

cent par le Fonds Ministériel pour la Prévention de la Délinquance, pour le déploiement

d’un dispositif massif de vidéosurveillance (mille caméras) à Polis constitue une pression

supplémentaire pour les élus.

Ces différents éléments nous servent d’appui à l’analyse de la façon dont la politique

publique de vidéosurveillance est traitée à Polis. Nous comprenons qu’il est difficile pour

les élus locaux de ne pas « agir » en matière de vidéosurveillance. Il existe une agrégation

des pressions – de l’opinion publique, des médias et du gouvernement – pour imposer une

certaine représentation de ce que doivent être les « bonnes recettes » de l’action publique.

Partant, nous allons mettre en évidence comment les élus s’approprient cette politique

publique de vidéosurveillance dans les usages politiques qui en sont faits.

2- Les usages politiques de la vidéosurveillance.

« La lutte contre l’insécurité » s’est ainsi imposée comme un enjeu principal dans la

compétition électorale au niveau municipal. Le maire est compétent dans la mise en place

90

Pour une analyse du rôle des associations de commerçants et d’habitants dans la mise en place et la gestion d’un dispositif de vidéosurveillance, voir l’analyse de BETIN Christophe, MARTINAIS Emmanuel, RENARD Marie-Christine, « Sécurité, vidéosurveillance et construction de la déviance : l’exemple du centre-ville de Lyon », Déviance et Société 2003/1, 27, p. 3-24. 91

Sur le traitement médiatique de l’insécurité à Polis, on remarque l’insistance avec laquelle sont dénoncés les chiffres « catastrophiques » de la délinquance. Exemple de la première page d’un journal local : « EN CHIFFRES : 42 assassinats en deux ans. Une hausse de 14% des agressions en un an. 26 agressions par jour. Une délinquance qui n’a chuté que de 7% à Polis depuis 2007, contre 17% au niveau national. Des effectifs de police largement en dessous de la moyenne nationale.» 92

http://www.lagazettedescommunes.com/telechargements/documents/allocalliot.pdf.

53

de dispositifs d’action publique pour assurer la tranquillité, mais il semble surtout qu’il soit

dans l’obligation d’afficher un volontarisme politique en la matière, afin de se garantir un

soutien électoral.

Il est ici nécessaire « de s’intéresser aux formulations et aux usages symboliques des

enjeux de la sécurité locale »93 par les élites politiques locales. Ainsi, les élus locaux font

des usages politiques de la vidéosurveillance, par le bais de discours et prises de décisions,

afin de renforcer leur position dans le jeu électoral : « Les maires se saisissent de

l’insécurité pour renforcer, par leurs politiques et leurs discours, leur emprise au sein de

leur territoire d’éligibilité»94.

Dans cette perspective, l’analyse d’A. Freyermuth95 sur les usages politiques de la

vidéosurveillance est pertinente pour éclairer la situation à Polis. En effet, elle souligne le

rôle matriciel de la compétition politique dans la production de l’action publique. Les

enjeux électoraux et la trajectoire de la position dans le champ politique influencent les

pratiques des élus locaux. Ainsi, la décision politique de mettre en place un dispositif de

vidéosurveillance permet aux élus locaux de mettre en avant leur volonté d’agir et

entretient la croyance des électeurs en la « capacité » des élus d’améliorer leur quotidien.

Selon A. Freyermuth, au-delà d’un instrument de logique de contrôle des corps (qui

renvoie à la théorie du Big Brother), les caméras de vidéosurveillance sont avant tout un

instrument de contrôle des votes. Il s’agit ainsi de dépasser la simple perspective selon

laquelle la production de l’action publique n’est impactée par le jeu politique que dans des

conjonctures ponctuelles96 afin de comprendre que les enjeux électoraux déterminent les

attitudes politiques tout au long des mandats.

Par le moyen d’outils d’action publique, les élus renouvellement des pratiques clientélaires

et s’assurent une position dominante dans le champ politique. Nous rejoignons ici

93

Jérôme FERRET, « Y aura-t-il des élections cette année ? Technologie des partenariats de sécurité et oubli du politique », Les cahiers de la sécurité intérieure, 50, 2002, p. 7-17. 94

Tanguy Le GOFF, « L’insécurité « saisie »par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique, 2005/3 Vol. 55, p. 416. 95

Audrey FREYERMUTH, « Les facteurs locaux de la question sécuritaire. Neutralisation et saillance d’un problème politique. Une comparaison des villes de Lyon, Nice, Rennes et Strasbourg (1983-2001) », thèse de doctorat en science politique sous la direction de Vincent Dubois, Université de Strasbourg, 12 octobre 2009. 96

Yves SUREL, « Quand la politique change les politiques. La loi Lang de 10 aout 1981 et les politiques du livre », Revue française de Science Politique, vol.47 n°2, p. 147-172.

54

l’hypothèse formulée par M. Edelman97, selon laquelle les véritables destinataires d’une

politique publique sont ceux qui se plaignent et formulent des demandes politiques.

L’objectif affiché de prévention de la délinquance n’est ainsi peut être pas la raison d’être

principale à la mise en place d’un dispositif de vidéosurveillance. Le choix de mettre des

caméras dans les piscines et dans un quartier commerçant de Polis peut ainsi s’analyser

comme stratégie politique, ce que m’expliquait une des responsables du service de

vidéosurveillance.

A la lumière des considérations précédentes, nous pouvons analyser les discours et

croyances politiques quant à la politique publique de vidéosurveillance à Polis.

§2 – Discours et croyances relatifs à la vidéosurveillance dans le débat politique local.

Dans ce paragraphe, nous analyserons la manière dont la politique publique de

vidéosurveillance est saisie par les élus à Polis, suite aux éléments exposés

précédemment98. On mettra ainsi en évidence la façade qui est donnée à voir de cette

politique publique dans le jeu politique.

A- Un débat politique « dans les règles ».

L’analyse de la production discursive et rhétorique des élus lors des conseils municipaux

ou dans les communiqués de presse révèle le volontarisme des élus, qui mettent en avant

des valeurs et des objectifs afin de justifier -ou non- leur soutien à l’installation d’un

dispositif de vidéosurveillance au sein de Polis.

Le débat autour de la vidéosurveillance est ainsi structuré par le jeu politique et des

clivages classiques (majorité/opposition). Nous nous attacherons à répertorier les

différentes prises de position des élus en fonction de leur positionnement politique.

97

Murray EDELMAN, Political Language :Words That Succeed and Policies That Fail, New York, Academic Press, 1977. 98

Les citations proviennent de retranscriptions intégrales de divers conseils municipaux de Polis et d’articles de journaux locaux. Pour des raisons de confidentialité, il n’est pas possible de faire apparaitre les références des archives qui m’ont permis d’avoir connaissance de ces prises de parole politiques.

55

1- Prises de position au sein de la majorité municipale, Union pour un Mouvement

Populaire.

Les élus appartenant à la majorité municipale, ainsi que le maire, s’attachent à faire preuve

d’un grand volontarisme politique dans leurs discours, afin de répondre aux besoins des

habitants de Polis : « Aujourd'hui, les [habitants de Polis] demandent de la

vidéoprotection, assure l’élu adjoint à la sécurité. Il faut un plan Marshall de la sécurité

pour nos citoyens ».

Ainsi, ils mettent en avant les mesures qui sont prises pour répondre aux préoccupations de

la population et investissent des sommes considérables99 dans le déploiement de la

« vidéoprotection » sur la voie publique. Au cours du mois de mai a aussi été organisé un

conseil municipal extraordinaire uniquement consacré aux questions de sécurité. Cela

témoigne de l’importance qu’accorde le maire à l’affichage de son implication : « La

sécurité est ma préoccupation majeure. Je dois rétablir un sentiment de sécurité ».

Conscients de la récurrence des problèmes de sécurité à Polis, les élus s’attachent à se

montrer responsables et ce faisant, dignes de la position occupée.

Une étude d’impact sur la délinquance des cinq caméras positionnées sur le site pilote avait

été demandée par les pouvoirs publics municipaux. Le rapport n’a jamais été rendu public

à cause des doutes qui y sont émis sur l’efficacité du dispositif100. Malgré le constat d’un

échec sur le site pilote, l’ancien élu adjoint à la sécurité persiste : « On continue parce que

l'on a commencé et que ce que l'on a commencé ne sera efficace que si on continue. […]

Une étude d’impact sur les cinq caméras n’est pas significative ». La question de

l’efficacité ne constitue pas un obstacle à l’extension du dispositif.

Enfin, les élus de la majorité s’attachent à utiliser le débat pour dénoncer l’irresponsabilité

de l’opposition en la matière : « Je voudrais que vous [élus de gauche] arrêtiez

d’instrumentaliser le débat », chose que le maire lui-même fait : « peut-être que

l’opposition, qui est si critique, pourrait demander aux collectivités locales gérées par ses

99

Coût de la vidéosurveillance : - Un budget de 7 632 000 euros a été voté pour la phase 1 du projet. - Complétée par une phase 1 bis dont le coût est estimé à 1 200 000 euros. - L’annonce d’une phase 2 lors du conseil municipal extraordinaire dont le coût est estimé à 9 000 000 euros. 100

Cette interprétation des raisons à l’absence de publicité de ce rapport me sera confirmée par les responsables du service de vidéosurveillance.

56

amis socialistes de nous aider. Mais elle a d’autres chats à fouetter. ». Le débat s’inscrit

ainsi dans le cadre de lutte classique selon le clivage droite/gauche.

2- Prises de position au sein l’opposition, Parti Socialiste.

Comme nous l’avons souligné dans la première section, les élus socialistes se sont

appropriés la thématique « sécurité » dans une stratégie de reconquête de l’électorat

populaire et des classes moyennes inquiètes : « En matière de sécurité, je ne fais pas

d’idéologie. A [Polis], le PS est enfin sorti d’une posture qui laissait penser que les

socialistes ne s’intéressaient pas à la sécurité » explique le chef du Parti Socialiste à Polis.

Cependant, ils marquent leur opposition à la majorité dans le débat sur la vidéosurveillance

sur un autre plan.

Les effets d’annonce de la droite sont ainsi dénoncés. Sont soulignés le véritable

volontarisme et la prise de responsabilités des élus de gauche : « Ce conseil nous a paru

surréaliste. La droite ne va pas dans le fond des problèmes. Alors que nous posons

réellement la question des solutions à mettre en place contre la délinquance. […] Ils

parlent, ils promettent. Ils le font depuis toujours et c’est pire chaque jour » ; « Les gens

ne se contenteront pas de la remontée du ministre de l’Intérieur accompagné du maire sur

[nom d’une avenue principale de Polis]. […] La vidéosurveillance doit être mise en place

depuis des années, mais le maire n’a jamais pris ses responsabilités. »

Par ailleurs, ils attaquent la majorité sur le choix de l’emplacement des caméras, les

quartiers défavorisés étant délaissés. Ils dénoncent aussi l’absence de volonté politique

d’augmenter les effectifs de la police municipale, qui doit être complémentaire à un

dispositif de vidéosurveillance. Enfin, les élus de gauche ne manquent pas de souligner

l’absence de publication de l’étude d’impact par l’équipe municipale, sans pour autant se

préoccuper du contenu des conclusions qui ont été dévoilées par un journal local.

En bref, sur divers terrains, les élus de l’opposition s’attaquent à la majorité quant à la

façon dont est conçue la politique de vidéosurveillance par la droite. Ce faisant, ils

délégitiment la position de pouvoir qu’occupe la droite à Polis : « On a un maire qui n’est

plus capable de diriger sa ville ».

57

3- Prises de position chez les élus du Parti Communiste et des Verts-Europe Ecologie.

Enfin, les élus communistes et verts dénoncent la politique de vidéosurveillance sur la

question de l’atteinte aux libertés individuelles. La théorie du Big Brother ayant toutefois

perdu en pertinence dans la doxa et dans le champ politique, notamment par la mise en

place de « comités et chartes d’éthique » autour des dispositifs de vidéosurveillance, ils

s’emploient à de nouvelles stratégies d’opposition.

Ainsi, ils dénoncent les défaillances techniques des caméras et l’inaction de la droite afin

que le dispositif fonctionne réellement : « « Il suffit d’aller à [site pilote] pour constater

que ces caméras ne sont que du décor. […] Ce sont des caméras en chocolat, elles ne

marchent pas ».

Ils adoptent par ailleurs des stratégies distinctives par rapport à l’UMP et au PS. Une

nouvelle fois, le débat sur la vidéosurveillance permet de revaloriser sa position dans le

champ politique : « Je regrette la tournure politicienne que prend le débat sur la sécurité,

le vrai débat sur le fond n’a pas eu lieu » déclare un élu du Parti Communiste sur le

conseil municipal extraordinaire. « Nous avons assisté à des empoignades politiques entre

la droite et la gauche qui n’avaient pas lieu d’être. D’autant plus qu’il n’y avait pas de

public ni de journalistes » poursuit un autre élu. Un élu vert confirme : « C’est un jeu de

dupes, un affichage de la majorité municipale qui fait semblant de parler de sécurité ».

B- La représentation politique du pouvoir « magique » des caméras.

Quels éclairages nous apportent ces divers éléments empiriques dans le cadre de notre

analyse ? Nous avons mis en évidence le fait que le débat politique sur la vidéosurveillance

est déterminé par les formes et règles convenues du jeu politique. Comme le résume la

présidente de la confédération des comités inter-quartiers de Polis : « L’ambiance était plus

dans l’affrontement que dans la coproduction, personne ne s’est écouté ». Ce faisant, le jeu

politique se déroule sans même que la question de la mise en œuvre pratique par des agents

municipaux ne soit posée.

Ceci révèle la croyance politique en un pouvoir « magique » attribué aux caméras, que le

dispositif soit dénoncé ou plébiscité. L’ensemble du débat politique se construit autour de

58

l’idée et du présupposé que « si l’on met en place de la vidéosurveillance, ça va forcément

vidéosurveiller ».

Cette croyance se retrouve dans le discours des élus de droite, qui mettent en avant

l’efficacité du dispositif : « La vidéoprotection est un système qui illustre la puissance de

l’image. Elle remplit trois objectifs dont les effets sont prouvés : la prévention

situationnelle, l’aide à l’intervention et à la répression, la mise en sécurité des citoyens. »

affirme l’élu adjoint à la sécurité. Confronté à l’inefficacité actuelle du dispositif, l’élu

identifie des défaillances sans se soucier des résistances que des employés subalternes

peuvent opposer à la mise en œuvre. Il souligne les améliorations et performances

techniques des nouvelles caméras, précise que les élus « travailleront en partenariat avec

la police nationale pour choisir les lieux pertinents » et prévoit un fonctionnement continu

du centre de supervision pour améliorer l’efficacité du dispositif : « La vidéo est un outil de

prévention et de répression de la délinquance essentiel. Il fallait un projet ambitieux pour

[Polis]. Jusqu'à présent, le projet était expérimental. […] L'efficacité ne pourra que se

développer, puisque le centre de supervision […] fonctionnera 24h/24 et 7j/7. Ce qui

n'était pas le cas jusqu'à présent.»

Le même présupposé se retrouve dans les critiques qu’apporte l’opposition quant à la mise

en place d’un dispositif de vidéosurveillance. Que ce soit l’emplacement des caméras qui

soit dénoncé, les défaillances techniques des caméras, ou encore une atteintes aux libertés :

« je dirai que la vidéosurveillance surveille, mais qu’elle ne protège pas ! », il est toujours

évident que les opérateurs de vidéosurveillance surveillent.

*

Ainsi, le travail de mise en œuvre par des fonctionnaires subalternes est totalement

éludé du discours politique. La vidéosurveillance est réifiée et on lui attribue des vertus ou

des mauvaises intentions sans que les pratiques des exécutants soient conçues comme

pouvant interférer dans le processus de mise en œuvre et, ce faisant, orienter le sens de la

politique publique. Il s’agit dans la troisième et dernière section de ce chapitre d’apporter

un éclairage théorique à cette représentation politique, qui fait de la mise en œuvre un

impensé.

59

Section III – Un univers politique clos sur lui-même.

Il s’agit ici de réfuter la représentation d’une politique publique qui serait définie par un

acteur politique central qui interviendrait dans le champ des politiques publiques, à partir

d’un objectif prédéfini, et mettrait en œuvre des moyens d’autorité publique pour les

atteindre.

On s’intéresse ainsi à l’analyse des positions et intérêts des élus qui participent à la

structuration et mise en exécution d’une politique publique à travers leurs interactions,

pratiques et représentations. Les élus affichent un volontarisme politique en définissant des

objectifs (lutter contre l’insécurité) et en se donnant les moyens pour atteindre ces objectifs

(politique publique de vidéosurveillance), mais on se rend compte qu’ils ne s’attachent pas

pour autant à vérifier en pratique l’effectivité de la suite du processus de politique

publique.

Nous mettrons en évidence dans une première partie les pratiques politiques qui révèlent

une indifférence à la mise en œuvre de la politique publique de vidéosurveillance. La

seconde partie sera consacrée aux hypothèses qui permettent d’en appréhender les raisons.

§1 – « La vidéo, en parler, c’est tout ce qu’ils savent faire. »101 : Contrastes entre

attitudes et discours.

Depuis 2003 et l’installation des premières caméras sur un site pilote à Polis, le nombre de

caméras a connu une croissance impressionnante : de dix à mille caméras en moins de dix

ans, si l’on se réfère aux prises de position politiques.

La première décision municipale prévoyait l’installation de quatre-vingt caméras

supplémentaires. Suite à un référé administratif et l’échec subséquent du premier projet, il

a été voté un rapport qui portait à deux-cent vingt le nombre de caméras installées à Polis

(phase 1). Puis, quatre vingt caméras supplémentaires ont été ajoutées lors d’une phase 1

bis, par une extension du premier marché. Enfin, lors du conseil municipal extraordinaire,

le maire a annoncé un dispositif de mille caméras pour 2013 (phase 2).

101

Citation issue d’un entretien informel auprès d’un des responsables du service de vidéosurveillance.

60

Pourtant, dans les faits, la ville n’est équipée que des dix-neuf premières caméras, dont

huit sont affectées à la surveillance de la voie publique, six à celle des piscines et cinq ne

fonctionnent plus. Reprenons les divers éléments qui dévoilent cette contradiction entre

discours et attitudes des élus.

A- Un désinvestissement politique dans la concrétisation réelle du projet :

« anecdotes » et faits divers au principe de la prise de décision.

Le maire de Polis, en exercice depuis 1995, a défendu depuis son premier mandat l’idée

selon laquelle la sécurité est une prérogative régalienne qui n’est pas du ressort des

collectivités territoriales. Ainsi, son équipe et lui-même montrent des réticences à

augmenter et armer les effectifs de la police municipale et montrent un soutien concret très

timide à l’installation d’un dispositif de vidéosurveillance. En effet, avec le développement

des politiques incitatives de l’Etat, la vidéosurveillance n’est plus conçue par les élus

locaux uniquement comme un outil de prévention locale mais aussi comme un instrument

de répression, au service de la police nationale, délégué aux municipalités à moindre coût.

Dans cette perspective, les fonds versés par l’Etat constituent certes une ressource

financière, mais peut-être plus une contrainte pour certains élus locaux. Ils se retrouvent

dans l’obligation d’agir, de répondre positivement à la demande croissante d’installation de

caméras dans une certaine logique de marketing politique, corrélée à la pression des

assurances, des administrés, des médias et de l’Etat.

Cette pression, exercée par divers acteurs, peut expliquer une attitude politique désinvestie

dans les faits et les ressorts des prises de position politiques afin d’étendre le dispositif

numériquement. Il est très intéressant ici de mettre en lumière la façon dont est née la

volonté de passer de quatre-vingt caméras à deux-cent102. Lors d’une réunion entre le

Directeur général des services et le service de vidéosurveillance, il était prévu

d’abandonner le projet d’extension suite au référé administratif. Pourtant, une anecdote est

venue modifier radicalement la tournure des choses. Quelques heures avant la réunion, le

même jour, la femme du Directeur général des services a subi un vol à l’arraché de son

portable. Ainsi, sous l’effet de cet événement qui aurait pu tout aussi bien ne pas se

produire ou se passer à un autre moment, au lieu d’abandonner le projet, il a été prévu

102

Les propos qui suivent ont pour source les entretiens informels effectués auprès des responsables du service de vidéosurveillance.

61

l’installation non plus d’une centaine de caméras mais de deux cent. Cette prise de décision

repose sur un raisonnement conjoncturel fondé sur l’émotion. Le modèle de la décision

politique, issu d’un choix rationnel et réfléchi, est ici mis à mal : les intérêts individuels

sont au principe de la prise de décision d’ordre public.

De même, la volonté affichée d’étendre le dispositif à mille caméras fait suite à une série

de faits divers de délinquance. Ils ont suscité une dramatisation des questions d’insécurité

dans l’opinion publique, relayée par la presse et une pression étatique afin de mettre en

œuvre des moyens concrets de lutte contre la délinquance. La décision ne relève pas d’un

processus de réflexion rationnel sur les moyens à mettre en œuvre, mais est prise dans

l’urgence pour afficher une réponse politique aux pressions.

Ainsi, sans qu’une cohérence d’ensemble ne soit perçue dans les décisions politiques

successives se rapportant à la vidéosurveillance, il est mis en évidence une gestion

politique désordonnée. Les objectifs assignés à ce dispositif et le nombre de caméras sont

perpétuellement modifiés. Si l’on en retrace l’historique, on perçoit un désinvestissement

profond de la sphère politique dans son implication pour rendre concrète la mise en place

d’un dispositif de vidéosurveillance à Polis. Un désinvestissement qui a pu être ponctué par

quelques sursauts de volontarisme politique, nés d’effets de pression conjoncturels.

B- Un élu adjoint à la sécurité qui ne se préoccupe pas du service de

vidéosurveillance.

Dans le même sens, lorsque l’on s’intéresse aux relations que l’élu en charge des questions

de sécurité entretient avec le service de vidéosurveillance, on perçoit un décalage certain

entre le volontarisme politique affiché et le suivi effectif de la mise en œuvre dans les

services administratifs correspondants.

L’élu n’est venu visiter le service qu’une seule fois depuis le début et ce, dans le cadre

d’une conférence de presse. Il est intéressant par ailleurs de signaler qu’aucun autre élu de

Polis ne s’est déplacé jusqu’au centre de supervision. Cela témoigne d’une indifférence

politique au fonctionnement concret de ce dispositif, qu’il faut mettre en perspective avec

la représentation enchantée de la vidéosurveillance qui est mise en avant dans les discours.

62

L’adjoint n’entretient aucun contact avec les responsables du service de vidéosurveillance

et les quelques réunions prévues entre l’élu et les fonctionnaires sont systématiquement

annulées. Il n’a, de facto, aucune connaissance des difficultés concrètes que rencontrent

les agents chargés de l’exécution de la politique publique et du pilotage du projet

d’extension. Ainsi, les élus locaux ignorent totalement les conditions de fonctionnement de

la vidéosurveillance à Polis et font, à plusieurs reprises, de nombreuses erreurs dans les

prises de parole publique ou médiatique, comme le soulignent les responsables du service

vidéosurveillance.

Par l’absence de contact, les élus ne donnent, par conséquent, aucune instruction aux

fonctionnaires qui mettent en œuvre la politique dont ils ont la charge. Contrairement à la

représentation d’une machine bureaucratique au sein de laquelle le politique définit les

orientations, impulsions et les objectifs majeurs que les fonctionnaires subalternes

s’emploient à appliquer mécaniquement, les responsables de service se retrouvent en

possession d’un large pouvoir de décision dans la façon dont est orientée la politique

publique de vidéosurveillance. En effet, les élus n’ont priorisé à aucun moment les

objectifs assignés aux caméras, les fonctionnaires subalternes prenant cette décision à leur

place. Par ailleurs, la question cruciale du choix des espaces vidéosurveillés n’est pas

réglée par le politique. Ils ne définissent aucune méthodologie et instruction pour le service

de vidéosurveillance, au sein duquel les agents se trouvent contraints de prendre des

décisions politiques, qui ne sont pas de leur compétence a priori.

Les rares directives qui sont données aux responsables sont laissées sans suite. En

témoigne par exemple la demande faite par l’élu à ses services administratifs d’élaborer

une charte d’éthique. Pourtant, cela me sera souligné par les chefs de service, cela fait deux

ans que la charte a été conçue, mais l’élu ne s’est jamais préoccupé de vérifier la

réalisation effective de ses instructions et le contenu de cette charte. L’indifférence au

travail que peut fournir le service, conformément aux instructions hiérarchiques, est ainsi

soulignée.

Enfin, pas plus que le politique ne se préoccupe des fonctionnaires subalternes chargés de

la mise en œuvre, il délaisse ce qui a trait à l’amélioration du dispositif de

vidéosurveillance. Ainsi, il n’a pas été accordé au service de faire une demande de

renouvellement du marché de maintenance des caméras, ce qui implique des

63

dysfonctionnements quant au bon fonctionnement technique du dispositif actuel. De même,

le simple fait d’avoir commandé une étude d’impact évaluant l’efficacité de la

vidéosurveillance sur le site pilote semble pleinement satisfaire la conscience politique,

sans que les élus ne se préoccupent des conclusions de cette étude et réfléchissent à des

solutions afin de remédier aux dysfonctionnements latents observés dans la mise en œuvre.

§2 – La mise en œuvre « impensée » : dimension symbolique et rapports de domination.

Aux vues des développements précédents, nous pouvons constater que la mise en œuvre

est un impensé du jeu et des pratiques politiques se reportant à la politique publique de

vidéosurveillance. Les attitudes et le contenu des débats sont déterminés par des

considérations propres au champ politique, sans même que la question de la mise en œuvre

pratique ne soit posée. Nous allons tenter de formuler des hypothèses pour éclairer ce

constat, en mobilisant les analyses se rapportant à la dimension symbolique des politiques

publiques et à la sociologie des rapports sociaux pour étayer notre propos.

A- Une politique symbolique ?

Afin d’expliquer cette indifférence à la mise en œuvre, nous pouvons questionner

l’importance de la dimension symbolique de cette politique publique de vidéosurveillance

à Polis. En effet, à la lumière de la sociologie de l’action publique, il s’agit de poser

l’hypothèse suivante : l’intérêt politique principal à l’installation d’un dispositif de

vidéosurveillance n’est pas d’assurer la sécurité des habitants de Polis, mais de montrer et

d’afficher un volontarisme politique en la matière.

« Dire, c’est faire » : montrer que les élus se saisissent d’un problème est bien plus

important qu’agir concrètement sur ce problème. L’intérêt se situe ici dans l’affichage du

volontarisme politique.

La politique publique de vidéosurveillance peut de cette façon s’analyser comme une

politique symbolique103. Ce concept, développé par M. Edelman, illustre l’idée suivante :

« les mots qui réussissent quand les politiques échouent ». Ainsi, le sens qui réside dans la

103

Murray EDELMAN, Political Language: Words that Succeed and Policies that Fail, New York, Academic Press, 1977.

64

décision politique dépasse le dispositif même de politique publique, pour expliquer

l’effectivité ou ineffectivité d’une politique publique.

Les élus sont contraints de montrer un volontarisme puissant dans « la lutte contre

l’insécurité » à Polis, aux vues du contexte décrit précédemment. Bien que le maire ne

considère pas que la sécurité soit du ressort des collectivités locales mais de l’Etat, il

semble que les pressions sociales, qui imposent une certaine représentation de la réalité,

l’aient obligé à montrer que le politique prend en charge les demandes des administrés. On

peut, dans cette perspective, expliquer la contradiction entre la mise en scène, les discours

politiques et les pratiques.

Les prises de position politiques sur la vidéosurveillance sont essentiellement déterminées

par la volonté des élus d’agir sur les représentations, de montrer qu’ils se saisissent d’un

problème et d’afficher qu’ils se sentent concernés par un enjeu.

Ce faisant, ces prises de position pour assurer la sécurité locale trouvent toute leur vertu et

utilité dans l’effet d’annonce. Elles sont effectives en ce sens qu’elles agissent sur les

représentations, les peurs collectives et le sentiment d’insécurité, bien plus que dans leur

réelle capacité à diminuer les troubles dans la commune. Il s’agit de rassurer les

administrés par l’affichage d’un volontarisme politique.

Définir la politique publique de vidéosurveillance comme symbolique nous permet ainsi

d’articuler la portée symbolique de cette politique publique pour conquérir l’électorat et la

production discursive et rhétorique qui consiste à agir sur les perceptions et les

représentations.

Néanmoins, nous pouvons dépasser cette hypothèse en introduisant les enjeux de

positionnement des élus au sein de l’espace social. L’analyse en termes de politique

symbolique implique une stratégie volontariste et conscientisée des élus locaux dans

l’indifférence à la mise en œuvre. Or, plus que sujets à l’indifférence politique, les

metteurs en œuvre relèvent quasiment de l’ordre de l’impensé dans les représentations

politiques.

65

B- Une position dominante dans le champ politique et dans l’espace social.

1- Autonomie du champ politique et enjeux spécifiques.

La spécificité des préoccupations et les enjeux propres au champ politique peuvent ainsi

être au fondement de cet impensé. Le champ politique étant le lieu d’une concurrence pour

le pouvoir, les élus agissent selon la logique propre au champ politique et jouent le jeu afin

de conserver leur position dominante (majorité) ou de rétablir celle-ci (opposition).

Nous nous appuyons ici sur la sociologie des champs développée par P. Bourdieu104. Il

existe une relation d’homologie entre les positions et les prises de position : la façon dont

les élus agissent est ainsi rapportée aux intérêts associés à la conservation de leur position.

L’approche structurale et relationnelle de la sociologie des champs nous permet ici de

rendre compte de la spécificité d’espaces dotés de leurs propres logiques de

fonctionnement et de restituer les relations que les agents politiques et administratifs

entretiennent concrètement entre eux dans une logique sociale plus générale.

Ainsi, « le point de vue des politiques qui, étant placés au sommet de la hiérarchie

bureaucratique, sont censés être situés « au-dessus de la mêlée », donc être inclinés et

aptes à « prendre du recul » et à « voir les choses de haut », à « voir grand » et à « voir

loin », s'oppose à la vision ordinaire des simples exécutants ou des agents ordinaires, que

leurs « intérêts à courte vue » inclinent à des « résistances » anarchiques ou des

« pressions » contraires à l'intérêt général »105.

Dans une logique de distinction et de différenciation des fonctions selon la position

occupée dans l’espace social, les agents qui occupent une position dans le champ politique

ne se préoccupent que des enjeux spécifiques au champ, sans que les préoccupations

relatives à la mise en œuvre, propres au champ bureaucratique, n’entrent dans leurs

considérations. Ainsi, dans les représentations mobilisées par les élus, la mise en œuvre

n’est pas l’affaire du politique, qui doit s’attacher à ne se soucier que des orientations

104

Pierre BOURDIEU, « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°36/37, 1981, p. 3-24. 105

Pierre BOURDIEU, « Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars 1990, p. 86.

66

générales et de la protection de l’intérêt général lorsqu’ils définissent des politiques

publiques.

2- Une position dominante légitimée.

D’après l’hypothèse développée par J. Lagroye106, l’élu local se doit d’agir et d’adapter son

rôle en fonction de l’état des rapports sociaux, des logiques propres à la compétition

politique et de l’état des techniques disponibles à un moment donné.

Il s’agit ici de comprendre que la politique de vidéosurveillance est requalifiée dans le

champ politique local, qu’elle est politisée107. Les acteurs politiques retirent un intérêt à ce

processus car « non seulement cette politisation peut être constituée comme ressource dans

leurs activités spécifiques (campagnes électorales, conflits avec des rivaux ou associés-

rivaux, acquisition d’une notoriété accrue, capacité à s’approprier la responsabilité de

manifestations auxquelles est assignée une signification politique, etc.) mais encore elle

contribue à accréditer la croyance en la nécessité de l’action politique et en la légitimité

supérieure de cet ordre d’activités ; ce faisant, elle les grandit eux-mêmes, elle ennoblit

leur rôle social. »108.

Cette analyse que propose J. Lagroye de la politisation des politiques publiques introduit

aux intérêts que peuvent retirer des agents politiques dans cette intervention dans les

policies.

La décision de mettre en place une politique publique de vidéosurveillance peut ainsi être

assimilée à une stratégie déployée par les élus afin de conserver et légitimer leur position

dominante dans l’espace social.

Dans cette perspective, l’importance de la dimension symbolique produite dans les

discours et prises de positions sur la vidéosurveillance peut s’analyser comme des

stratégies de légitimation de la position occupée par la mise en avant d’une

responsabilisation politique. Lorsque le maire et l’élu s’attachent à montrer autant de

volontarisme dans le discours et les communications, l’électeur a la possibilité d’imputer

des décisions et des actions à ces derniers, de donner du sens à son vote. Ce faisant,

106

Jacques LAGROYE, « Etre du métier », Politix, n°28, 1994, p. 5-15. 107

La politisation peut se définir de manière générale comme « une requalification des activités sociales les plus diverses », Jacques LAGROYE, « Les processus de politisation » in Jacques LAGROYE, La politisation, Paris, Belin, 2003, p.360. 108

Ibid., p.367.

67

l’imputation causale109 mythifie la capacité des élus à agir sur l’action publique en

mobilisant le mythe du décideur politique. Ainsi, la capacité d’action des élus qui est

donnée à voir permet la légitimation de leur place au sein du champ politique.

L’ensemble des mesures prises pour lutter contre l’insécurité, dont la vidéosurveillance fait

partie, permet ainsi aux élus de se présenter comme les garants de la sécurité des citoyens.

Ce faisant, les élus valorisent leur position en entretenant la croyance chez les administrés

de leur capacité à agir sur la réalité sociale. Ainsi, la représentation que se font les

administrés de la position occupée par le politique dans l’espace social vient conforter les

élus dans leur position de dominant. Ils ont donc tout intérêt à accorder leurs pratiques à

cette représentation valorisée de la position en signifiant leur volontarisme politique.

*

Ainsi, en dépassant la représentation d’une machine bureaucratique coordonnée, on

a pu mettre en évidence l’étanchéité entre la sphère politique et les administrations

subalternes qui mettent en œuvre les décisions politiques. Les politiques publiques,

présentées comme des solutions aux problèmes sociaux, peuvent servir les élus dans

l’objectif de conserver leur position dominante dans le champ politique. Ce faisant, les

prises de position politiques, déterminées par les intérêts et enjeux propres au champ

politique, peuvent influencer le processus d’action publique.

Nous pouvons approfondir la question de la mise en œuvre impensée d’une politique

publique et pousser plus loin l’introduction de la question des rapports sociaux dans la

sociologie de l’action publique.

La position occupée par les agents politiques dans l’espace social global serait au

fondement de leurs représentations et pratiques. Partant, nous pouvons expliquer le fait que

les élus ne questionnent pas la façon dont sera mise en œuvre la politique publique par une

profonde différence des rapports au monde et au travail entre élus et petits fonctionnaires,

qui elle-même renvoie à une distance sociale. Dans cette perspective, nous nous attachons

à considérer la position qu’occupent relationnellement les élus vis-à-vis des petits et

moyens fonctionnaires dans l’espace social global. De par une position sociale

109

Pour un développement des processus d’attribution causale et d’imputation politique, voir : Christian LE BART, « Le système des attributions causales dans le discours des candidats à l’élection présidentielle de 1988 », Revue française de science politique, 40(2), p.212-229.

68

structurellement à distance et un travail de mise à distance sociale, les élus sont incapables

de soupçonner et d’envisager le rapport au travail qu’entretiennent ces petits

fonctionnaires.

Les hommes politiques entretiennent en effet un certain type de rapport au travail et au

monde, caractérisé par la position dominante qu’ils occupent. Ils sont a priori intéressés

par les enjeux et le jeu du champ politique. Ce faisant, ils n’envisagent pas la prégnance du

rapport ressentimental développé quant à la domination sociale subie par des

fonctionnaires subalternes et qui peut influencer leurs pratiques professionnelles.

Nous nous attacherons dans le chapitre suivant à questionner la position sociale

qu’occupent les chefs de service, fonctionnaires intermédiaires. Il s’agira de mettre en

lumière l’articulation entre leur position en « porte-à-faux », les pratiques et

représentations qui y sont associées et la façon dont ces éléments sont déterminants dans le

fonctionnement du service administratif qu’ils pilotent.

69

Chapitre II – Les chefs de service : une position en « porte-à-

faux »

Dans ce chapitre, nous nous concentrerons sur les fonctionnaires « intermédiaires »

qui interviennent dans le processus de mise en œuvre de la politique publique de

vidéosurveillance : les responsables administratifs du service de vidéosurveillance de la

ville de Polis. Ils sont actuellement trois. Je les nommerai pour des raisons pratiques et de

confidentialité respectivement R1, R2 et R3. Je me permettrai aussi, par abus de langage si

on s’en tient à la stricte définition juridique, de les réunir sous l’appellation « chefs de

service » ou « responsables » car ils ont tous trois le statut de cadre A de la fonction

publique et sont en charge de responsabilités respectives. Il s’agit dans ce chapitre de

mettre en évidence que les rapports sociaux qu’ils entretiennent avec les élus et leur

hiérarchie administrative ont des répercussions sur la façon dont ils investissent leur

position hiérarchique vis-à-vis des employés subalternes et, ce faisant, sur la manière dont

ils conduisent la mise en œuvre de la politique publique de vidéosurveillance.

Comme nous l’avons présenté dans l’introduction, la tradition de recherche sur les « petits

fonctionnaires » et les agents intermédiaires des administrations s’est renouvelée depuis

une dizaine d’années. Les développements qui suivent s’inscrivent dans la continuité de

ces travaux. Il s’agit de dépasser cette perspective cependant, en nous intéressant aux

relations que ces agents intermédiaires entretiennent avec le personnel politique qui

encadre leur activité et le personnel subalterne dont ils sont les responsables hiérarchiques.

A l’issue de notre observation, il nous est apparu que les chefs de service occupaient une

position en « porte-à-faux », qui implique des contradictions entre les représentations

qu’ils adoptent et leurs pratiques professionnelles vis-à-vis de la politique publique de

vidéosurveillance. Ils ont un rapport enchanté à la vidéosurveillance et se montrent

cependant désinvestis au quotidien.

Il s’agit dans cette perspective de nous pencher sur la position intermédiaire et

ambivalente qu’occupent ces individus. En effet, ils entretiennent des relations avec les

élus et les hauts fonctionnaires en charge des questions de sécurité au niveau municipal,

tout en étant des agents municipaux chargés de la mise en œuvre opérationnelle et

responsables des opérateurs de vidéosurveillance qu’ils côtoient tous les jours dans leurs

70

locaux. Nous allons essayer d’appréhender le rôle qu’ils ont dans l’application concrète

d’une politique publique, sur la base d’une lecture sociologique de leur position au sein de

l’organisation administrative et des dispositions qu’ils présentent.

Comment la position qu’occupent les trois responsables influe-t-elle la façon dont ils

endossent leur fonction au sein du service et leur pratique professionnelle ? Dans quelles

mesures les rapports sociaux que les responsables entretiennent participent-ils de facto à

des dysfonctionnements dans la mise en œuvre de la politique publique de

vidéosurveillance à Polis ? Pourquoi, contrairement à ce que les représentations communes

laissent entendre, l’accomplissement des directives politiques n’est pas au fondement des

pratiques de ces fonctionnaires intermédiaires ?

L’objet de ce chapitre est de mettre en lumière le fait que le commandement sanctionné par

le politique n’est pas suivi d’une mobilisation immédiate et inconditionnelle des acteurs

concernés par la mise en œuvre de cette politique publique, sans qu’ils n’apportent

d’interférences au processus.

Bien loin de la représentation wébérienne de la bureaucratie, il sera mis en évidence que

les différents niveaux hiérarchiques ne sont pas articulés les uns aux autres selon une

logique implacable. Nous sommes plutôt confrontés à des univers totalement étanches les

uns aux autres sans aucune communication ni coordination. Il s’agit de montrer que la mise

en œuvre d’une politique publique est ici conditionnée par les relations de domination qui

se jouent entre les différents niveaux hiérarchiques. En nous intéressant aux trajectoires,

perceptions et pratiques de R1, R2 et R3, nous essaierons de caractériser des manières de

faire et d’être en les articulant à leur rapport au monde social et à leur positionnement

social.

Ainsi, dans ce chapitre, nous étayerons notre propos de références à la sociologie de

l'action publique et de la domination, afin de comprendre comment des propriétés de

position sociale peuvent influer des pratiques professionnelles. Tout l’intérêt est ici

d’articuler ces cadres théoriques afin de proposer une analyse pertinente de la façon dont

ces responsables administratifs pilotent concrètement leur service.

Il s'agira en ce sens de présenter la position intermédiaire qu’ils occupent dans l’espace

professionnel et social. Ces éléments seront mis en perspective avec la façon dont ils

71

perçoivent la politique publique de vidéosurveillance et la représentation de leur rôle au

sein de l’institution. Ensuite, nous nous attacherons à analyser le rapport qu'ils

entretiennent avec leur hiérarchie administrative et avec les élus, afin de mieux

appréhender les pratiques professionnelles qui en découlent. Enfin, notre attention se

portera sur les relations entretenues par les responsables du service de vidéosurveillance

avec les agents en charge de la surveillance même des écrans. Ces trois angles d'approche

nous permettront d’expliciter le constat d'une logique contradictoire à l’œuvre entre les

représentations des responsables et les pratiques professionnelles que nous avons pu

observer.

72

Section I – Des fonctionnaires intermédiaires, simples rouages dans la mise en œuvre

d’une politique publique ?

On travaille ici à la présentation de la trajectoire sociale et professionnelle de ces agents

intermédiaires et à la façon dont ils s’inscrivent dans la machine bureaucratique. L’intérêt

de cette section est de cerner une réalité sociologique définie à la fois par la position dans

la hiérarchie sociale et dans la hiérarchie professionnelle.

Ceci nous permettra de poursuivre notre réflexion quant aux effets que la position occupée

peut induire sur des pratiques professionnelles, et, ce faisant, sur le processus de mise en

œuvre d’une politique publique.

§1 – Un positionnement intermédiaire dans l’espace social et professionnel.

A- Origines sociales.

Il s’agit ici de présenter la trajectoire sociale et professionnelle passée des trois chefs de

service, ce afin de la mettre en lien avec la position occupée dans le champ de la fonction

publique. Je tiens cependant à souligner les difficultés que j’ai rencontrées pour obtenir des

éléments heuristiques à notre analyse. En effet, comme cela a été présenté dans le chapitre

introductif, mon entrée dans le service n’a été possible que dans le cadre d’un stage ayant

pour objet les questions de sécurité. Il était donc difficilement envisageable de procéder à

des entretiens sur leurs origines. Par ailleurs, la possibilité de recueillir des éléments par le

biais d’entretiens informels ne s’est pas montrée plus efficace, de par les réticences qu’ils

montraient à se confier à « la stagiaire ». La présentation qui suit est par conséquent, sur de

nombreux points, incomplète. Mais elle permet d’établir un probable lien entre leur

positionnement intermédiaire dans l’espace social et sur la scène professionnelle.

R1 est mon tuteur de stage. Il est un homme d’une cinquantaine d’années environ ayant des

origines italiennes. Il est marié, avec deux enfants qui ne vivent plus au domicile conjugal.

Il habite un appartement dans un quartier aisé du centre-ville de Polis. Il est en charge du

service depuis le début du projet d’installation d’un dispositif de vidéosurveillance à Polis

et occupe à ce titre la position de responsable hiérarchique vis-à-vis des deux autres

responsables. Il est titulaire d’un diplôme d’ingénieur en télécommunications et a

73

commencé sa vie professionnelle chez France Telecom. Il n’est actuellement pas syndiqué

et vote à droite.

R2 est un homme de quarante-trois ans qui est marié et a deux enfants de douze et quinze

ans. Ses parents étaient des commerçants sur la Côte d’Azur. Il habite aujourd’hui un

pavillon dans une petite commune limitrophe de Polis. Il est arrivé dans le service un an

après R1, grâce à ce dernier. En effet, tout comme R1, il est titulaire d’un diplôme

d’ingénieur en télécommunications et a travaillé chez France Telecom avant d’intégrer les

services de la mairie auprès de R1. Il affirme ses convictions politiques de gauche et est

syndiqué à la CGT.

Enfin, R3 est une femme de trente-trois ans, d’origine italienne. Elle est mariée à un

militaire de profession et a deux enfants en bas-âge. Elle vit dans un pavillon dans une

petite commune proche de Polis. Elle est la dernière à avoir intégré le service et travaille à

quatre-vingt pour cent depuis la naissance de ses enfants. Elle a aussi suivi une formation

d’ingénieur, a été recrutée après un début de carrière à la SNCF dans le domaine de la

sécurité. Elle n’est pas syndiquée.

Les trois responsables présentent un parcours scolaire et professionnel relativement

similaire. Ils ont tous trois intégré une entreprise publique ou la fonction publique

directement après l’obtention de leur diplôme. Le diplôme d’ingénieur technique dont ils

sont titulaires laisse supposer un capital culturel intermédiaire. De même, ils disposent

d’un revenu mensuel de deux mille euros environ, sont tous trois propriétaires et occupent

a priori une position intermédiaire économiquement. Nous pouvons faire l’hypothèse

qu’ils occupent une position intermédiaire dans l’espace social, dont leur poste actuel en

est la continuité.

B- Positionnement professionnel intermédiaire.

Les responsables peuvent être considérés comme des fonctionnaires territoriaux

intermédiaires. Nous pouvons le déduire de leur double positionnement, proprement social

d’abord, par leur niveau d’études et de revenus et d’autre part par leur position dans la

hiérarchie administrative entre ceux qui conçoivent et donnent les orientations majeures,

d’une part et ceux qui exécutent « sans discuter », de l’autre. Comme le remarque A.

74

Spire110, les chefs de bureau au sein de collectivités territoriales peuvent être qualifiés

d’ «agents intermédiaires » au double sens du terme : un statut entre les hauts

fonctionnaires et les agents de base, une position entre l’administration centrale et le terrain

local.

Si l’on considère l’idéal-type wébérien de l’administration bureaucratique111, les agents

administratifs sont cantonnés à un rôle d’exécution des décisions prises dans la sphère

politique et sont inscrits pour cela dans une pyramide des fonctions hiérarchiques

strictement définie. Les fonctionnaires sont ainsi caractérisés par le fait « qu’ils n’obéissent

qu’aux devoirs objectifs de leur fonction, dans une hiérarchie de la fonction solidement

établie, avec des compétences de la fonction solidement établies en vertu d’un contrat »112.

A partir de cette définition, trois principes se dégagent quant à la position qu’est censé

occuper tout fonctionnaire : principe de neutralité, principe de la hiérarchie avec

centralisation du pouvoir de décision au niveau politique et contrôle étroit des subordonnés

par les supérieurs et enfin principe de spécialisation des tâches et compétences.

Si l’on se réfère ici à cette définition juridique de la façon d’occuper la position de

fonctionnaire, c’est parce qu’elle est reprise par les responsables lorsqu’ils parlent de leur

fonction. Ils se cantonnent à un rôle de cadres intermédiaires situés entre les élus et les

employés subalternes. Ils considèrent qu’ils doivent participer à la mise en œuvre du projet

politique de vidéosurveillance et bénéficient à ce titre des moyens hiérarchiques, matériels

et humains pour mener à bien l’exécution des décisions prises par le politique. Durant la

période d’observation, les trois responsables n’ont jamais abordé les problèmes de fond

afférents à la mise en place du dispositif car ils ne sont pas considérés du ressort du

service par les responsables eux-mêmes. Ils reprennent ainsi la représentation que propose

Max Weber en ne se préoccupant que de la mise en exécution de la décision politique et

s’attachent à un principe de neutralité sur les raisons d’être qui peuvent guider leurs

actions, à savoir les objectifs et l’évaluation de la vidéosurveillance.

Leur inscription dans l’institution depuis le début peut être à l’origine d’un tel discours

donné à entendre. En effet, le service dans lequel ils œuvrent quotidiennement est

entièrement dédié à l'élaboration et à la mise en œuvre du dispositif municipal de

vidéosurveillance. Ils ont été tous trois recrutés au sein de la ville de Polis dans la

110 Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions

Raisons d’agir, 2008, 124 pages, p. 24. 111

Max WEBER, Économie et Société, Paris, Plon, 1995.

112 Ibid., p. 294.

75

perspective même de participer à la mise en place du service, qui n'existait pas avant

l'arrivée de R1 à la mairie.

Nous pouvons comprendre, en ce sens, que toute remise en cause de l'utilité et de

l’efficacité d'un tel dispositif représente un danger car elle attaquerait directement leur

légitimité et leur position dans l’administration de Polis. Ils entretiennent ainsi un rapport

enchanté avec cette technologie et s’approprient pleinement le rôle que l’institution leur

assigne. La position intermédiaire qu’ils occupent peut ainsi bénéficier d’une valorisation,

par la mise en évidence de leur participation à la garantie de la sécurité dans Polis.

§2 – Une dévotion à l’institution. Reprise des représentations véhiculées par le politique

et valorisation de la position : « on est là pour rendre “sécur” [sécurisé] Polis, nous ! ».

Le positionnement intermédiaire qu’occupent les responsables a des répercussions sur les

représentations qu’ils mobilisent et le rapport qu’ils entretiennent à l’institution, tout au

moins dans leurs discours. Ainsi, nous montrerons que le fait de montrer un degré de

dévotion élevé à l’institution peut être dû à une socialisation longue au sein du service et à

la volonté de valorisation de leur rôle au sein de celui-ci.

A- Participer à la garantie de la sécurité : mission noble et position valorisée.

Les trois responsables adoptent et reprennent à leur compte les schèmes véhiculés sur la

sécurité par les discours politiques et médiatiques. Ils adhèrent très largement ainsi aux

représentations communes : prégnance du sentiment d’insécurité à Polis, hausse de la

délinquance depuis quelques années, dramatisation des faits divers etc… Il s’agit de

comprendre dans quelles mesures leur inscription dans un service de vidéosurveillance,

dont l’objectif est la « prévention et la répression de la délinquance » peut agir sur la

représentation de leur position dans l’espace social.

A ce titre, nous pouvons faire un parallèle avec l’enquête qu’a mené A. Spire auprès des

guichets et des chefs de bureau de l’administration « des étrangers »113. Il explique ainsi

l’adhésion des agents au maintien de l’ordre national par une socialisation institutionnelle.

Les fonctionnaires font appel à un socle de croyances qu’ils ont intériorisé au sein de

l’institution dans l’application des décisions politiques : ils sont convaincus d’être investis

113

Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008.

76

d’une mission de maintien de l’ordre national. Pourtant, les agents qui rejoignent ces

services ne sont pas obligatoirement prédisposés à adhérer à un tel objectif. « A la

différence des autres métiers de la police, l’administration des étrangers ne suscite que

très rarement des vocations : les agents y arrivent soit par hasard, soit en y ayant été

contraints. On peut donc se demander comment se fabrique la cohésion idéologique »114.

Nous pouvons appliquer un tel raisonnement au service de vidéosurveillance de Polis. Les

trois chefs de service adoptent une certaine vision du monde social et des questions

d’insécurité. Ils mobilisent des logiques et des catégorisations que l’on a évoquées dans le

premier chapitre telle que « acteur délinquant rationnel » ou encore « prévention

situationnelle », qui s’inscrivent dans le sens commun sur la délinquance et les questions

de sécurité.

Pour anecdote, le fait que R1 au cours d’une réunion emploie à plusieurs reprises le terme

inadéquat de « prévision situationnelle » au lieu de « prévention situationnelle » révèle que

les contraintes institutionnelles l’obligent à faire sienne une telle notion, à la reprendre à

son compte, bien qu'il n’en perçoive pas le sens.

Par ailleurs, R2 ne semble présenter aucune disposition à s’inscrire dans une institution

répressive (opinions politiques d’extrême-gauche, tatouage de trois points en triangle anti-

police sur la main). A la manière d’un « réfractaire minoritaire » identifié par Spire115, il

marque une distance voire une opposition à l’égard du discours sécuritaire de R1, que l’on

peut assimiler à un « entrepreneur de morale»116. L’entrée dans l’institution n’a pas

constitué pour R2 un choix délibéré mais représente plutôt une voie d’accès au statut de

fonctionnaire dans une administration moins concernée par la concurrence que d’autres.

Mais, de la même façon que cela s’observe chez les agents de police117, la représentation

de sa mission a évolué et se calque plus facilement sur la dimension répressive. Il reprend

aujourd’hui le même discours sur la répression et se réfère systématiquement aux besoins

de sécurité pour justifier la vidéosurveillance.

Il est ici possible que la représentation du monde social que les responsables partagent soit

donc issue d’une socialisation longue au sein du même service, qui garantit une adhésion à

114

Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, p. 41. 115

Fonctionnaires dont les convictions politiques sont perçues comme contradictoires avec les tâches et les missions de répression qui leur sont imposées (Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, p.71). 116

Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, p.67. 117

Dominique MONJARDET, « La culture professionnelle des policiers, une analyse longitudinale », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°56, 1

er trimestre 2005, p. 291-304.

77

la vision sécuritaire. En effet, pour que les agents soient en adéquation avec les objectifs de

l’institution, il faut qu’ils les aient incorporés et intériorisés118. Les agents sont ainsi

« institutionnellement » contraints d’endosser le rôle d’agent du maintien de l’ordre public,

même s’il est mal ajusté à la trajectoire, comme cela semble être le cas pour R2.

Si ces agents intermédiaires s’approprient cette mission et les représentations qui lui sont

concomitantes, c’est aussi parce que ce processus permet de revaloriser la position qu’ils

occupent en leur assignant un rôle dans le maintien de l’ordre public et de donner du sens à

leur profession. Ils reprennent les schèmes de pensée et les représentations véhiculées par

les discours politiques et médiatiques119, que l’on s’est attaché à présenter dans le chapitre

premier, entretiennent un rapport enchanté à la vidéosurveillance, tout comme les élus à

Polis.

B- Reprise du discours politique : représentation enchantée de la

vidéosurveillance.

Il est intéressant dans notre perspective de réintroduire la question des rapports sociaux

dans l’analyse de la mise en œuvre d’une politique publique en s’attachant à la manière

dont se situent ces fonctionnaires intermédiaires vis-à-vis des représentations véhiculées

par les discours politique et médiatique. Sur le sujet de la vidéosurveillance, plus

particulièrement, ils adoptent la même représentation enchantée de l’efficacité du dispositif

et, ce faisant, se rapprochent de la vision que peuvent développer les élus. En effet, par des

effets de mise à distance sociale et de rapports de domination, il leur semble évident que si

l’on met des agents derrière les écrans, ils surveilleront. Il n’est pas envisageable dans ces

perceptions que le dispositif de vidéosurveillance présente des « dysfonctionnements » à ce

niveau précisément.

1- Confiance absolue dans la technologie de vidéosurveillance.

Les trois responsables entretiennent un rapport enchanté à la technologie de la

vidéosurveillance et à son utilité dans la lutte contre la délinquance. Ils considèrent que

118

L’institution « ne trouve sa pleine réalisation que par la vertu de l’incorporation » : Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Editions de minuit, 1980, p. 257. 119

On peut faire ici le parallèle avec la construction d’un sens commun sur l’immigration au travers des discours politiques et médiatiques : Gérard NOIRIEL, Immigration, antisémitisme et racisme (XIXème- XXème siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, p. 605 et suivantes.

78

toute la ville doit être « protégée » le plus rapidement possible. R1 adopte ainsi les mêmes

attitudes que les élus en s’attachant à des objectifs quantitatifs : « tu peux marquer qu’il y a

plus de mille trois cent caméras à Paris … Nous, on peut facilement arriver à deux mille

caméras ». Tout comme les élus, il ne se concentre pas sur les difficultés rencontrées lors

de la première phase et se consacre à la phase deux.

Nous sommes dans l’ordre du symbolique. « Elle [la vidéosurveillance] est véritable

révolution culturelle […] qui va voir des choses, et toujours plus de choses ». La

contribution humaine dans le fonctionnement et le perfectionnement du dispositif est mise

de côté et oubliée de par le poids des présupposés incorporés quant aux bienfaits des

améliorations technologiques : « La vidéo, elle verra et elle signalera ». Les responsables

me parlent souvent de l’émission télévisée Les experts quand ils évoquent les nouvelles

technologies appliquées aux futures caméras installées : « ça sera comme à la télé, tu

t’rends compte ! On pourra retrouver n’importe quel visage, n’importe quelle plaque

d’immatriculation ». La vidéosurveillance est un sujet actif, auquel on incombe des actions

et des résultats.

2- Des caméras avant tout, et des vidéosurveillants en complément.

Dans cette perspective enchantée de la technologie, le rapport au travail des opérateurs de

vidéosurveillance est un pur et simple impensé, qui n’est jamais mentionné comme

pouvant interférer dans les retombées de cette « technologie révolutionnaire ». Le rapport

actif/inerte et humain/machine est inversé : le vidéosurveillant est un objet passif,

automatisé, qui vient en complément de la technologie afin de regarder les écrans.

Bien qu’aujourd’hui confrontés à des obstacles évidents de « management humain »

comme nous le soulignerons dans notre recherche, ils s’attachent à entretenir une vision

idéalisée des futurs opérateurs par l’activation de présupposés naïfs et intériorisés de

manière inconsciente. Ils perpétuent en ce sens la vision dominante – des positions

dominantes socialement - selon laquelle les opérateurs de vidéosurveillance correspondent

mécaniquement à la représentation que l’on se fait de leur fonction : des exécutants qui

s’inscrivent dans la machine bureaucratique en effectuant automatiquement les tâches

qu’on leur assigne. Tout comme les agents s’inscrivant dans le champ politique, les

responsables ne se préoccupent pas du rapport au monde et au travail que les exécutants

adoptent ; pas plus d’ailleurs des pratiques, ressources, stratégies et résistances que les

individus qui occupent le poste peuvent opposer au fonctionnement tel qu’il est conçu. Les

79

chefs de service appliquent ici un raisonnement naïf : ils perçoivent le service comme une

institution fonctionnant comme un tout réifié et répondant de manière systématique aux

objectifs définis préalablement.

*

La position intermédiaire, socialement et professionnellement parlant, qu’occupent

ces fonctionnaires est déterminante pour comprendre leurs attitudes et pratiques

professionnelles et, ce faisant, le rôle qu’ils jouent dans le processus de mise en œuvre

d’une politique publique.

Les représentations qu’ils déploient autour des questions de vidéosurveillance sont

partiellement déterminées par l’inscription de ces fonctionnaires dans l’institution, qui

implique l’incorporation de manières d’être et de penser. Néanmoins, ils adoptent dans leur

pratique quotidienne une attitude en totale contradiction avec la représentation enchantée

qu’ils donnent à voir. Ils sont désinvestis et « n’y croient plus, même s’ils font semblant d’y

croire », comme le décrypte une des vidéo-opératrice. Comment expliquer cette opposition

entre représentations et pratiques ?

Ce contraste peut s'expliquer par la réintroduction de la question des rapports sociaux dans

la sociologie de l'action publique. Cela permet de comprendre comment des trajectoires

sociologiques et des propriétés de positions sociales viennent influer des pratiques et

représentations professionnelles. Nous sommes confrontés en quelques sortes à une lutte

sociale dans l’administration sur un double plan : vis-à-vis des opérateurs de

vidéosurveillance, mais aussi vis-à-vis de la hiérarchie supérieure. Nous verrons, dans la

suite de ce chapitre, comment s’articulent et s’influencent réciproquement les rapports

entre cette position intermédiaire et les positions supérieures et inférieures.

On s'attachera ainsi dans la deuxième section à une analyse positionnelle des chefs de

service vis-à-vis du politique et de la hiérarchie administrative, en observant les rapports de

force, les capitaux respectifs en présence, et les oppositions ou alliances à l'œuvre au sein

du service. Ceci nous permettra d’expliquer les pratiques professionnelles qu’ils adoptent

et qui participent au processus d’action publique.

80

Section II – Une mise à distance par le haut : positionnement dominé, ressentiment et

renversement de stigmate120.

En s’attachant à dépasser la perspective des propriétés intrinsèques qui caractérisent le

poste de fonctionnaire intermédiaire, nous nous intéressons à la position des agents qui

dirigent le service de vidéosurveillance relationnellement. Ils sont en position d’infériorité

hiérarchique par rapport aux élus et à leur direction administrative. En sus, ils sont

renvoyés à une position de dominé dans l’espace social, par le sentiment d’abandon et de

mise à l’écart qu’ils ressentent. De fait, les pratiques professionnelles qu’ils adoptent sont

marquées par cette représentation dévalorisée de leur position et du ressentiment envers les

agents en position de supériorité. En contrepartie, leurs pratiques sont peu encadrées et ils

disposent à ce titre d’une large marge d’autonomie qui leur ouvre des perspectives de

pouvoir, de revalorisation et de gratification de la position.

Il existe ainsi une tension permanente entre les représentations de leur positionnement. Ils

oscillent entre une valorisation de leur position de pouvoir et un ressentiment, produit de la

mise à distance dont ils font l’objet.

En effet, il s’agit de concevoir la position qu’ils occupent dans l’espace social de façon

relationnelle121. Cet espace social est une scène conflictuelle, définie par l’exclusion

mutuelle, la domination symbolique de positions sur d’autres et la distinction des positions

qui la constituent. Il s’agit donc de comprendre les stratégies de distinction et

d’investissement que les chefs de service déploient en fonction de la position qu’ils

occupent.

Ainsi, à la lumière de la sociologie structurelle de la domination122 et des organisations123,

il faut questionner les dysfonctionnements latents que l’on observe dans le fonctionnement

du service de vidéosurveillance et dans l’articulation entre les divers niveaux

hiérarchiques. En portant notre attention sur les rapports de force et les jeux de pouvoir qui

se jouent dans les relations concrètes entre agents, on met à jour le système d’action qui

120

Erving GOFFMAN, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1975, 180 pages. 121

Pierre BOURDIEU, « Condition de classe et position de classe », Archives européennes de sociologie, Tome VII, 1966, n°2, p. 201-209. 122

Notamment, Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale d’un jugement, Paris, les Editions de Minuit, 1979, 670 pages. 123

Michel CROZIER, Le phénomène bureaucratique, essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d'organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culture, Paris, Editions du Seuil, 1963, 384 pages.

81

gouverne les rapports entre les chefs de service et les personnes qui occupent une position

hiérarchiquement supérieure à la leur.

§1 – Des fonctionnaires intermédiaires mis à l’écart au sein d’une organisation

bureaucratique.

A- Le désintérêt des élus pour le suivi réel du service de vidéosurveillance.

« La politique, c’est un monde à part » m’expliquera R2. Cette citation permet d’introduire

la façon dont les responsables se représentent leur position dans le monde social et vis-à-

vis des personnes qui occupent un positionnement politique: ce sont deux univers étanches

qui ne poursuivent pas les mêmes intérêts.

Le service de vidéosurveillance et les trois responsables n’entretiennent aucun contact

direct avec l’élu en charge de la sécurité au sein de la ville de Polis. Il est intéressant de

mettre en évidence ce décalage entre la place qu’occupe la vidéosurveillance dans les

discours politiques actuels et le complet désinvestissement des élus dans le suivi effectif du

service. Bien que R1, R2 et R3 se qualifient comme les « seuls collaborateurs » de l’élu en

charge de la sécurité sur la politique publique de vidéosurveillance, les deux univers

sociaux sont complètement étanches l’un à l’autre.

Il n’y a aucune communication et articulation entre la sphère politique et la sphère

administrative et de facto, il n’existe quasiment aucune relation hiérarchique entre les élus

qui prennent la décision d’installer un dispositif de vidéosurveillance et les fonctionnaires

censés mettre en œuvre les directives formulées par la hiérarchie. Dans les faits, depuis la

création du service, l’élu en charge des questions de sécurité ne s’est déplacé dans le

service qu’une seule fois, dans le cadre d’une conférence de presse qui plus est.

Il s’agit de percevoir dans quelles mesures le politique ne se préoccupe que des effets

d’annonce et symboliques dans la décision de mettre en place un dispositif de

vidéosurveillance sans que le fonctionnement du service ne soit soumis à un contrôle

hiérarchique des élus. Les responsables sont conscients de la dimension symbolique de ces

prises de position politiques. Ils développent ainsi un ressenti d’abandon du politique, qui

ne se préoccupe pas de leur travail, et témoignent de la jalousie car l’élu passe la plupart de

son temps à « s’occuper du service de prévention de la délinquance, et nous, jamais rien ».

82

B- Un service mis à l’écart par la hiérarchie administrative.

Le service de vidéosurveillance occupe une position géographique isolée. Il est confiné à

l’écart des autres services et se trouve éloigné des bureaux qui abritent la hiérarchie de la

Direction de la Gestion Urbaine de Proximité (DGUP). Ils occupent la totalité du rez-de-

chaussée du bâtiment consacré aux locaux des services de la DGUP : sur les huit pièces

pouvant servir de bureaux, seuls deux sont occupées par R2 et R3 et le service parait en

conséquence vide et sans vie. Cette mise à l’écart géographique reflète une mise à l’écart

institutionnelle, renforçant et confortant les agents dans leur sentiment d’être délaissés par

la hiérarchie.

En effet, le manque de considération de la part du politique est renforcé par le peu

d’importance et de valeur que leur accordent leurs chefs hiérarchiques, c’est-à-dire le

directeur de la DGUP et le chef de la division « sûreté publique » dans laquelle le service

de vidéosurveillance est inscrit.

Les responsables souffrent d’une mise à l’écart sociale de la part de leurs collègues, qui

occupent une position similaire à la leur. Ils ne sont conviés que très rarement aux

événements tels que les pots de départ ou les déjeuners organisés communément. Par

ailleurs, ils dénoncent le manque de considération que les autres agents municipaux leur

témoignent lorsqu’ils ne les saluent pas en début de journée. R1 a dû monter à l’étage

« avec tous les autres » pour prendre en charge le personnel de télésurveillance qui a

déménagé du rez-de-chaussée vers le premier. Il se plaint sans cesse du fait que « même les

secrétaires ne prennent pas la peine de le saluer le matin » et passe d’ailleurs la plupart du

temps dans les locaux de vidéosurveillance, ne trouvant pas sa place au premier étage.

Au-delà de ces faits qui marquent le quotidien des trois responsables, ils sont renvoyés à

une position dévalorisée car ils ne peuvent pas assister aux réunions administratives qui

concernent la sécurité et quelques fois même la vidéosurveillance : « J’en ai marre d’être

la cinquième roue du carrosse. On me fait jamais venir aux réunions stratégiques, alors

qu’on me fasse pas chier ! » témoigne R3. Un autre élément vient illustrer le propos. Lors

de la grande réunion concernant l’ouverture des plis des candidatures des entreprises

postulant pour le projet d’installation des deux-cent vingt caméras, les trois responsables

ont jugé nécessaire d’être tous les trois présents. J’ai alors assisté à une situation

humiliante : le directeur a appelé R1 pour lui signifier, outré, qu’il était inadmissible que

83

les trois soient présents et qu’il n’y ait plus personne pour s’occuper du service de la

vidéosurveillance. R2, qui occupe une position un peu plus marginalisée dans la

configuration, s’est de lui-même retiré de la réunion. Cette anecdote, peu significative a

priori, vient souligner la dévalorisation de leur position par la hiérarchie. Ils sont les

premiers concernés par cette ouverture de plis, chacun apportant sa propre expertise à

l’évaluation des candidats et ne sont pourtant pas légitimes à participer à ce type de

réunion. On perçoit l’humiliation ressentie par les trois responsables dans le cadre de ce

renvoi perpétuel à une position dévalorisante de la part de direction administrative.

Un dernier élément empirique permet d’appuyer notre propos. Au sujet du recrutement des

futurs opérateurs de vidéosurveillance, R1 dénonce le peu d’importance accordée à la

qualification de ces derniers de la part de la direction des ressources humaines et, ce

faisant, au service : R1 est ainsi très exigeant quant au profil de ses futurs vingt-cinq

employés : « Moi, je veux les meilleurs, avec un profil défini. On veut me refiler tous ceux

dont on ne veut pas ou qu’on ne sait pas où mettre, mais ça va pas se passer comme

ça ! Ils vont me refiler que des bras cassés dont ils ne veulent plus, hein… ».

Ainsi, la mise à distance et à l’écart systématique de ces fonctionnaires intermédiaires par

la direction administrative renforce la représentation dévalorisée que se font les

responsables de leur position.

La citation qui suit est un extrait d’une discussion entre R2 et R3. Il permet de mettre en

évidence la dissonance entre les préoccupations du directeur de la DGUP et celles des

fonctionnaires chargés de la mise en œuvre de la politique de vidéosurveillance. Est ainsi

révélée la distance hiérarchique, mais aussi symbolique, qui sépare les deux univers

sociaux. L’emploi systématique du pronom « lui » pour faire écho au directeur de la DGUP

est sur ce point significatif.

« R3 : Lui , il est déjà en phase deux. Les petits soucis métaphysiques, lui, il s’en fout,

il me dit « ah ben c’est simple à régler, ça ». Lui, il est déjà parti loin.

R2 : L’autre, lui , ce qu’il veut c’est des beaux power point, des beaux projets, des

beaux papiers, la présentation quoi !

R3 : Il est dix étages au-dessus par rapport à nous. Après, c’est du fonctionnel et

de l’opérationnel pour lui, c’est plus de son ressort.

R2 : Ouais, mais bon ça aide pas. On a besoin de savoir où mettre les caméras et

pour lui, c’est fait ça. C’est bien beau de changer de philosophie de projet, moi je m’en

fous, mais faut qu’on me dise quoi faire, je suis trop dans le flou là !

84

R3 : Non, mais lui , il est en phase deux, la phase une c’est fini ! Lui, il est dans

l’affichage politique, il s’en fout finalement où elles sont [les caméras]. »

C- L’invisibilité du service auprès des partenaires et une collaboration inexistante.

Les rapports officiels et la littérature consacrée à l’évaluation de l’efficacité de la

vidéosurveillance insistent sur l’importance des relations de partenariat et de coordination

entre les services de police et le service de vidéosurveillance pour assurer une efficacité au

dispositif124. Les responsables eux-mêmes reconnaissent que les caméras permettent de

réduire les faits de délinquance par l’information en temps réel des forces de l’ordre des

faits délictueux et la transmission des images a posteriori aux services de police. Une

coopération entre les agents municipaux responsables de la vidéosurveillance et les

services des polices nationale et municipale est ainsi au fondement de toute la logique du

système : le travail des opérateurs de vidéosurveillance consiste à « signaler tout

dysfonctionnement sur la voie publique aux services concernés, à savoir la police

municipale et nationale »125.

Cependant, dans les faits, le service de vidéosurveillance n’est jamais en relation avec la

police. Il entretient au contraire des relations conflictuelles avec les agents de la police. Le

manque de considération vis-à-vis du service de la part des forces de l’ordre induit une

représentation du service marquée par l’inutilité dans la participation à la garantie de

l’ordre public.

La plupart des agents de police ne connaissent pas l’emplacement des dix caméras qui se

trouvent sur la voie publique actuellement, lorsqu’ils sont au courant que la ville de Polis

dispose d’un système de vidéosurveillance. Les demandes de statistiques de la délinquance

de la part du service à la police sont toujours sans suite. Par ailleurs, les responsables

s’attachent à expliquer l’impossible coordination entre la police nationale et le service, car

animés par des objectifs structurellement contradictoires. « On s’occupe tous de sécurité,

mais on ne parle pas de la même » : la police nationale lutte contre la « grande

délinquance » tandis que la vidéosurveillance sert à prévenir la « petite délinquance », dite

de proximité.

124

Se reporter au chapitre introductif. 125

Eléments issus de la fiche de poste d’opérateur de vidéosurveillance du service de vidéosurveillance de Polis.

85

Par ailleurs, la plupart des villes qui ont mis en place un dispositif de vidéosurveillance ont

pensé le fonctionnement du service de vidéosurveillance urbaine en relation étroite avec la

police municipale. A Polis, les services de la police municipale et de vidéosurveillance

s’ignorent l’un l’autre. Il n’existe aucune relation entre ces deux services, qui, pourtant,

appartiennent à la même Direction. Les responsables mettent en avant l’argument que les

agents de la police municipale sont trop peu nombreux pour que certains soient affectés à

un partenariat avec leur propre service.

Enfin, le partenariat n’est pas plus effectif avec le service de prévention de la délinquance

de la ville. Bien qu’officiellement l’un et l’autre soient intrinsèquement liés, les agents ne

se coordonnent jamais afin de poser un diagnostic sur les besoins pour assurer la sécurité

préventive de Polis.

L’absence de liens avec les services de police et de prévention de la délinquance, quelques

en soient les différentes raisons invoquées, renforce la mise à l’écart du service de

vidéosurveillance et de ses agents au sein du champ administratif.

Cette mise à distance de la part des élus, de la Direction et des services partenaires les

renvoie à une position dévalorisée, nous l’avons vu. Ainsi, après cette présentation

descriptive de la position qu’occupe le service concrètement, attachons-nous à comprendre

les effets que cela peut avoir sur les représentations et pratiques de ces fonctionnaires

intermédiaires.

§ 2 – Des pratiques professionnelles marquées par du ressentiment.

A- « Si ça marche pas, c’est leur faute ».

1- L’absence de pilotage, à l’origine des dysfonctionnements de la vidéosurveillance

selon les responsables.

Les trois responsables se plaignent continuellement de n’avoir aucun « schéma directeur,

pour utiliser les grands mots de là-haut » qui leur permette d’être guidés et accompagnés

dans leur travail au quotidien. Ils expliquent « l’échec de la mise en œuvre » et les retards

accumulés dans la mise en place d’un dispositif élargi de vidéosurveillance par la faute

86

exclusive des élus et de la direction administrative. Tout serait dû à une absence de volonté

réelle des politiques, au-delà de leur discours : « Les politiques, ils veulent se faire

mousser, et c’est tout ! Ils ne savent faire que ça : parler de la vidéo, faire des conseils

[municipaux] à huis-clos…Mais après ? ».

R3 me conseillera ainsi, sur le ton de la plaisanterie, de travailler sur la problématique :

« Comment une politique publique locale est empêchée d’être mise en œuvre par un

manque de gouvernance et de pilotage ? ».

Selon les responsables, les jeux et stratégies qui se jouent dans le champ politique sont les

seuls éléments responsables de la mise en échec actuelle du dispositif. Ils empêchent le

maire et l’élu en charge des questions de sécurité de se préoccuper réellement du suivi des

décisions politiques et de définir les objectifs concrets de cette politique publique.

2- Incompétence des partenaires et des élus.

Par ailleurs, les trois responsables développent un ressentiment envers tous les acteurs avec

qui ils sont en relation et dénoncent leur incompétence de façon systématique. La

revalorisation de leur position se concrétise en fait par la dévalorisation des compétences

des agents participant à la mise en œuvre de la politique.

En effet, le service de vidéosurveillance et la police municipale entretiennent des rapports

conflictuels, qui ne manquent pas d’être rappelés. D'après R1, on ne peut pas leur

demander de participer à la réflexion sur le projet car ils ne leur « servent à rien » et « ont

toujours été contre » l'installation du dispositif de vidéosurveillance. Les responsables

adoptent vis-à- vis de la police municipale une position de mépris. La représentation de ce

service est marquée péjorativement : « La Municipale ! Pff… Ce sont des « branleurs »,

c’est juste la milice personnelle du maire en fait, ils servent à rien, ils ont même pas

l’arme… ». A une autre occasion, lors du signalement d’un problème de délinquance dans

une gare de Polis, les responsables se féliciteront : « T’as vu, ils ont pas appelé la

municipale, hein ?! Ils feraient rien, ils le savent ça! ».

Par ailleurs, une logique d’opposition au politique est entretenue de façon récurrente, en

soulignant l’incohérence des prises de position politiques, perçues comme uniquement

déterminées par des stratégies électoralistes à court terme sans se soucier du bien-être

87

sécuritaire. « Le maire et l’élu, ils veulent juste faire des effets d’annonces. Il va dire “ça y

est j’ai la solution pour lutter contre l’insécurité, et comme j’suis pas un menteur, voilà

j’ai inscrit un rapport au conseil municipal”. Mais après, ils s’en sortent pas. Ca, c’est le

politique ». Ils m’illustrent leur mépris par le surnom de « boulette » qu’ils ont donné à

l’élu. Ils dénoncent l’incompétence des élus qui se trompent de façon systématique dans

les communiqués de presse et qui prennent des décisions inutiles (l’installation des dix

caméras dans les piscines municipales par exemple, résultat de stratégies clientelaires des

élus).

Enfin, ils sont totalement hermétiques à l’idée de collaborer avec les services de police

nationaux. Face au peu d’intérêt que ces agents de l’Etat leur accordent, ils s’attachent à

adopter une stratégie punitive en considérant qu’il n’est pas du ressort de leur rôle de

collaborer avec eux et de pouvoir les aider.

B- D’une position dévalorisée à du ressentiment et des pratiques désinvesties.

On peut ainsi supposer que les ressentiments sociaux qu’ils ont développés sont en partie

responsables de leur attitude résignée et de leur manque d’investissement dans la recherche

de solutions afin que le dispositif de vidéosurveillance fonctionne efficacement. Les

dispositions de ces agents et les intérêts liés à la position actuelle qu’ils occupent (dans la

double relation, verticale, auprès de la hiérarchie politique et administrative, et horizontale

auprès des partenaires) sont ainsi placés au centre de l’analyse afin d’appréhender la façon

dont ils gèrent le service de vidéosurveillance.

En opposition avec la représentation et les croyances qu’ils portent quant à la mise en place

d’un dispositif de vidéosurveillance, ils ne s’investissent pas dans l’aboutissement de ce

projet et dans le bon fonctionnement du service. Ils adoptent au contraire une attitude

résignée. Plusieurs éléments empiriques me permettent d’avancer ce constat : l’absence

d’efforts pour instaurer une collaboration avec les services de police ; le strict respect de

l’heure de départ : seize heures et quarante cinq minutes ; la volonté de mutation de R2 ;

l’absence de volonté dans la recherche de solutions pour pallier aux absences répétées des

opérateurs de vidéosurveillance en recrutant de nouveaux vidéosurveillants.

Ces quelques exemples empiriques témoignent du rapport au travail négatif des

responsables. Ils ne retirent de leur position aucune rétribution symbolique et une

rétribution fiduciaire insuffisante. Ils adoptent ainsi une attitude de rejet de la position

88

qu’ils occupent au sein de ce service municipal de Polis. La lenteur dans l’avancée du

projet et le sentiment d’être abandonnés engendrent chez ces trois fonctionnaires des

comparaisons systématiques avec le poste qu’ils occupaient avant d’intégrer la mairie :

« Moi je commence à en avoir marre, petite ingénieure de merde payée trois francs six

sous… Hein, dans ce cas là, je retourne là où j’étais moi ! ». Ils mettent en avant

l’investissement dont ils faisaient preuve lorsqu’ils travaillaient chez France Telecom :

« Aller travailler le dimanche, si on avait besoin de moi, pas de problème. Mais ici … ».

Le ressentiment et le malaise que ressentent ces fonctionnaires intermédiaires se

répercutent ainsi sur les attitudes qu’ils adoptent : résignation, philosophie du laissez-faire,

culture du strict minimum, désinvestissement, refus de responsabilités et moindre adhésion

à la mission dont ils sont investis126.

§ 3 – Renversement de stigmate et valorisation de la position.

La mise à distance par le haut et la position dévalorisée que les responsables occupent au

sein de leur hiérarchie et vis-à-vis du politique sont investies de manière stratégique, afin

de retrouver une marge de pouvoir. En effet, ils trouvent un intérêt à s’approprier cette

position de simple fonctionnaire technique dépourvu de tout pouvoir et perpétuent, en ce

sens, l’étanchéité entre les sphères politique et administrative.

Ce faisant, la stricte délimitation entre les compétences politiques et techniques leur permet

de renverser le stigmate et leur position dévalorisée, en légitimant la marge d’autonomie

dont ils bénéficient.

A- Position de repli sur leur rôle d’exécutant : « on est que des techniques,

nous ».

La question de la mise en place d’un comité d’éthique par exemple, qui accompagne

généralement toute politique municipale de « vidéoprotection », ne semble pas relever de

leur compétence à leurs yeux, mais de celle du politique : « C’est pas une décision que je

peux prendre à la place de l’élu, moi. C’est à lui de choisir si on fait quelque chose de

126

Pour une analyse détaillée de ce malaise dans le monde du travail privé, voir François DUPUY, La Fatigue des Elites. Paris, La République des idées, Seuil, 2005.

89

creux pour faire beau ou quelque chose qui a vraiment un rôle ». La volonté de l’élu est

indispensable selon les responsables pour comprendre s’il s’agit d’un comité vivant avec

de réelles recommandations afin d’évaluer la priorité entre les différentes demandes, ou

d’un simple faire-valoir. Cet extrait met ainsi en évidence leur représentation dichotomique

entre le rôle du politique qui définirait les grands axes et le rôle du technique qui

bénéficierait des compétences d’expertise pour mettre en œuvre ces axes définis a priori. Il

semble acquis donc, à leurs yeux, que les fonctionnaires se préoccupent simplement

d’assurer les conditions techniques du bon accomplissement des fonctions que le politique

et la Direction leur assignent : « On inverse les rôles, là. J’ai pas à définir la stratégie

politique moi. Je suis le technique qui dit derrière si c’est possible techniquement ou pas ».

Il est très intéressant d’observer que les responsables, bien que pris dans la configuration

d’acteurs (au sens éliasien) et donc pleinement acteurs dans la définition de la façon dont

est exécutée et pilotée cette politique publique, se situent dans une position de victimes du

système politique. Ils légitiment leur position et leurs pratiques par cette séparation entre le

politique et l’administratif.

Ce faisant, les responsables se dédouanent de toute responsabilité dans la construction du

sens de cette politique publique et ne se considèrent que comme des agents devant exécuter

les instructions, peu importe les convictions qu’ils peuvent entretenir. Ils revendiquent

perpétuellement leur statut de « simples fonctionnaires » qui exécutent les directives

politiques grâce à des compétences techniques propres à mettre en œuvre le dispositif de

vidéosurveillance.

Ils opposent ainsi un ensemble de qualités individuelles - neutralité, désintéressement,

technicité, objectivité, capacité à penser sur le long terme - qu'ils opposent aux défauts

politiques127 – recherche d’intérêt, ignorance et éloignement du terrain, logique d'affichage,

inconsistance et incohérence, vision à court terme et électoraliste. Ce positionnement

renvoie à la légitimité sur laquelle ont été fondées historiquement la naissance et la montée

127

Extraits d’entretiens informels qui dénoncent les défaillances du politique. - Logique d’affichage : « Le maire, aujourd’hui il est au pied du mur, il a dit « je fais de la vidéo » mais au final, il s’en est toujours foutu. » - Méconnaissance du terrain et des difficultés techniques : « Y’a plus d’arrêt là, ça y est ils sont lancés ! Ouais mais faut savoir, parce qu’on en fait d’abord deux cent, puis mille! Et le réseau ? Et l’argent ? » - Recherche d’intérêts personnels : « Comment il s’appelle, lui là [l’élu] ? Il veut qu’on mette des caméras où? Sur sa maison ou celle de sa belle-sœur ? »

90

en puissance de l'administration128. En marquant leurs strictes compétences techniques, ils

signifient toutefois la légitimité de leur position dans l’organisation administrative.

B- Renversement du stigmate et création d’une marge de pouvoir.

La stratégie de se réduire à un agent dépersonnifié peut s’analyser comme le produit d’une

façon de « jouer le jeu bureaucratique », tout aussi subtile que le choix opposé qui consiste

à jouer avec la règle, si l’on se réfère à l’analyse que propose P. Bourdieu dans son article

« Droit et passe-droit »129. Le jeu bureaucratique, même s’il s’apparente à un jeu fortement

réglé, implique forcément des incertitudes. Toute administration est un espace de tensions

internes, régie par des logiques de pouvoir et des rapports de force.

Ainsi, les responsables peuvent avoir intérêt à reprendre cette représentation qui les associe

à de simples exécutants : « l’image qui se précise, et dans certains cas que les agents ont

même intérêt à entretenir, est celle d’une société et d’une économie hypercentralisées où

dominent les volontarismes idéologiques et politiques »130.

Ainsi, lorsque nous questionnons les raisons d’être à une telle insistance sur leur statut de

technique et sur la position de subalterne qu’ils revendiquent systématiquement, il est

possible d’émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’un choix stratégique131. Cette stratégie leur

permet de bénéficier d’une légitimité et d’une marge de pouvoir, qu’ils ne pourraient

acquérir s’ils adoptaient passivement la représentation dévalorisée de leur position.

Il s’agit de renverser le stigmate132 qu’ils vivent au quotidien : la mise à distance par le

haut est réinterprétée en leur faveur. « Tout se passe comme si, en France, la légitimité du

128

Max WEBER, Économie et Société, Paris, Plon, 1995. 129

Pierre BOURDIEU, «Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars 1990, p. 88.

130 Jacques SAPIR, L’économie mobilisée. Essai sur les économies de type soviétique, Paris, La

Découverte, 1990, p. 88.

131 On s’inspire ici des travaux qui portent sur les utilisations de la différenciation des sphères politiques

et administratives par des fonctionnaires européens ou municipaux : Cécile ROBERT, « La Commission européenne dans son rapport au politique : Pourquoi et comment faire de la politique sans en avoir l'air ? », Pôle Sud, N°15, 2001, p. 61-75 ; Olivier ROUBIEU, « Des « managers » très politiques. Les secrétaires généraux des villes » in Vincent DUBOIS et Delphine DULONG (dir.), La question technocratique. De l’’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, PUS, 1999, p. 217-231. 132

Erving GOFFMAN, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1975, 180 pages.

91

service public ne pouvait se construire que dans un rejet du politique, ou tout du moins une

sérieuse prise de distance à son égard »133.

On reprend ici l’idée développée par P. Duran selon laquelle le fait que les catégories

institutionnelles ne correspondent pas aux réalités observées ne signifie pas qu'elles soient

dépourvues d'effets dans la réalité sociale. En effet, dans la lignée des travaux sur la street-

level bureaucracy, nous mettons en évidence que la différenciation entre les compétences

administratives et politiques, telle qu'elle est mobilisée par les responsables, est un

construit social dont ils peuvent faire des usages tactiques afin de légitimer la marge de

manœuvre dont ils disposent.

Sous couvert de simples fonctionnaires techniques, R1 explique : « on a trois-quarts du

pouvoir de décision en fait. Lui [le politique], il donne ses principes et après, nous, on

choisit ».

C- Une position revalorisée : « Sans nous, ils ne font plus rien ».

La position des responsables est ainsi revalorisée. L'effacement de la dimension créatrice

de leur travail par le repli sur un rôle de simple exécutant leur permet de ne pas révéler les

marges de manœuvre dont ils disposent dans la mise en œuvre concrètement.

De fait, pourtant, ces agents sont en position d’infléchir voire de déterminer le contenu de

la politique de vidéosurveillance, comme cela a été démontré dans de nombreux travaux

portant sur la street-level bureaucracy. Les responsables disposent en effet d'une très large

marge d'autonomie dans le pilotage du projet.

En témoigne la façon dont est décidé le positionnement géographique des cent vingt

caméras du marché complémentaire. Il est surprenant de constater que l'emplacement,

essentiel à l'effectivité et à la dimension symbolique du dispositif, est laissé à l'intime

conviction de ce service. La dissociation classique entre décision politique et mise en

œuvre technique, reprise dans les représentations des responsables, est mise à mal

lorsqu’on observe la réalité sociale. Ils doivent eux-mêmes élaborer des stratégies et des

plans d'implantation qui pourraient être un compromis acceptable entre tous les objectifs

que l'on assigne à la vidéosurveillance. Confrontés à un panel d'objectifs134, ils se doivent

133

Patrice DURAN, Penser l’action publique, Paris, LGDJ, coll. « Droit et société », 1999, p. 122. 134

Pour exemples : fluidification du trafic pour la communauté urbaine, surveillance des grands axes routiers pour déterminer les axes d'évasion pour la police nationale, gestion urbaine de proximité pour leur direction administrative, surveillance et sécurisation de l'hypercentre pour l'opinion publique etc..

92

eux-mêmes de définir les priorités données à la vidéosurveillance, bien que cette

compétence soit réservée au politique dans la conception classique des rouages de

l’administration.

Ainsi, les responsables se définissent comme les « premiers collaborateurs » de l’élu de

par les responsabilités qu’ils détiennent : il s'agit d'une stratégie de revalorisation de la

représentation de leur position sociale, face à la mise à distance subie en pratique.

Dans leurs explications, ils insistent sur le fait que s'ils n'étaient pas là, les responsables

hiérarchiques et l'élu seraient dépourvus de toute capacité d’action s'ils devaient reprendre

en main tout le projet. Ils sont « les gardiens du temple », selon leurs propos. Le pouvoir

est ainsi confirmé et la mise à distance par les supérieurs investie stratégiquement.

Une marge d’autonomie est déduite de la position sociale à l’écart qu’ils occupent. Lorsque

je questionne les responsables sur les directives de la hiérarchie, ils reprennent mes

termes : « Mais quelle hiérarchie ? ».

Par des mécanismes de mise à distance de la position dominée à laquelle ils étaient

renvoyés, il leur est permis de revaloriser leur position sociale et la représentation de celle-

ci. C’est ce que nous pouvons retrouver dans les relations qu’ils entretiennent avec leurs

employés subalternes, que nous allons dès à présent traiter.

*

Les fonctionnaires qui ont la responsabilité du service de vidéosurveillance sont

mis à l’écart et occupent une position dévalorisée par leur hiérarchie, comme cela a été

présenté. Cette représentation de la position entraîne une certaine manière d’occuper la

position, c’est-à-dire des manières de faire et d’être.

Ainsi, il s’agit de mettre en évidence la façon dont des propriétés sociales de position

peuvent influer sur le fonctionnement concret d’un service administratif. La problématique

des rapports sociaux est essentielle dans une analyse, sociologiquement pertinente, de

93

l’action publique. Dans la continuité de la deuxième section de ce chapitre, nous nous

intéressons aux relations concrètes que les responsables du service de vidéosurveillance

entretiennent avec leurs employés subalternes, les vidéosurveillants. Il s’agit de mettre en

lien la position qu’ils occupent vis-à-vis « du haut » avec la façon dont ils investissent la

position qu’ils occupent vis-à-vis « du bas » et de mettre en évidence l’importance des

rapports sociaux dans la compréhension du fonctionnement d’un service.

94

Section III – Une mise à distance par le bas : domination hiérarchique et sociale.

Les responsables du service entretiennent avec les opérateurs de vidéosurveillance des

relations qui méritent une certaine attention, afin de les analyser à la lumière de la

sociologie de la domination. Il s’agit de démontrer que la domination hiérarchique qu’ils

exercent envers les vidéosurveillants est un moyen de signifier leur domination sociale,

dans la perspective d’une « lutte des classes » qui se joue sur le plan symbolique. Cette

hypothèse nous permet ainsi d’appréhender les effets d’une mise à distance sociale par le

bas sur les rapports entre chefs et employés subalternes et, ce faisant, sur le fonctionnement

d’un service administratif de vidéosurveillance.

§ 1 – De la domination hiérarchique à la domination sociale.

La position d’autorité hiérarchique légitime que les chefs de service occupent auprès des

opérateurs de vidéosurveillance sert avant tout leur volonté de marquer et signifier leur

domination sociale.

A- Signifier sa supériorité hiérarchique : une position d’autorité légitime.

Les responsables du service entretiennent des relations marquées par une hiérarchie stricte.

Ils adoptent à l’égard de leurs employés subalternes des attitudes uniquement fondées sur

un principe de contrôle et de sévérité et s’attachent à signifier de façon systématique

l’importance du respect des règles. R1 justifie de tels rapports par les responsabilités que sa

position implique : « S’il y a un problème, c’est moi qui vais en prison. La règle, elle est

là, et tu peux pas en dévier ».

Ainsi, au cours des entretiens de recrutement, il se montre sévère et rappelle l’importance

du respect des instructions que donnent les responsables. Stéphanie me rapportera ainsi le

questionnement de la psychologue affectée aux relations humaines de la ville sur le fait

qu’il n’y ait aucun candidat au poste de vidéosurveillant. « R1, c’est un fou au recrutement.

Il arrive, il te dit “moi, quand je vous dis un truc, c’est comme ça et pas autrement”. Il

fait peur et personne ne veut venir, on est pas à l’armée ici. Même la psy, elle a compris

que c’est à cause de lui qu’y a personne. Il dresse un tableau noir du poste ».

Dans le même sens, on ne permet pas aux opérateurs de conserver leurs effets personnels

au sein du PC vidéo (téléphone portable et veste).

95

Les jours de congés ne sont pas toujours choisis par les opérateurs, en fonction des besoins

du fonctionnement effectif du service : les responsables jouent ainsi sur la conscience

professionnelle de leurs agents en précisant que tout jour de congé déposé, même des mois

à l'avance, ne peut être garanti comme accordé en fonction des nécessités de

fonctionnement du service.

R1 est aussi favorable à la mise en place de « techniques managériales » qui permettraient

de mieux contrôler l’activité de ses employés telles que l’enregistrement de toutes les

conversations téléphoniques des vidéosurveillants ou encore l’installation d’une caméra au

sein de la salle de PC vidéo.

Les horaires doivent être strictement respectées par les opérateurs et les responsables

s’attachent à contrôler rigoureusement que les opérateurs ne partent pas avant l’horaire

convenue et ne dépassent pas le temps de la pause déjeuner.

Dans la même logique, à propos des usages de la vidéosurveillance, R1 est favorable pour

sanctionner les services municipaux lorsqu’ils ne remplissent pas leur fonction et que la

preuve en est donnée par le dispositif de vidéosurveillance, bien que ce type d’usage soit

éthiquement dénoncé : « Attention, on ne s’autocensure pas ! ». Il parle avec fierté de la

façon par laquelle il a réussi à imposer à ses anciens employés à France Telecom

l’utilisation des ordinateurs en déchirant toutes les notes manuscrites de ces derniers.

Ces différents éléments empiriques, dont la liste n’est pas exhaustive, montrent

l’importance accordée à la signification aux employés subalternes de la position d’autorité

dont jouissent les responsables. On va tâcher d’en expliquer les ressorts.

B- Une « lutte des classes » symbolique : marquer sa domination sociale.

L’observation empirique nous permet d’introduire notre réflexion sur les ressorts aux

relations entre supérieurs et employés subalternes. Les lacunes dénoncées quant à

l’élaboration d’une stratégie et d’une définition des objectifs de la vidéosurveillance sont

soulignées par la littérature afférente aux dispositifs de vidéosurveillance135, mais le

constat est le plus souvent dressé à l’échelon des pratiques professionnelles des opérateurs

de vidéosurveillance. Il est surprenant que le problème se pose dans les mêmes termes aux

responsables du service de Polis lorsqu’ils doivent décider de l’emplacement des caméras.

135

Se reporter au chapitre introductif.

96

Nous pouvons faire ici l’hypothèse que les situations professionnelles respectives des

responsables du service de vidéosurveillance et des vidéosurveillants se sont pas si

éloignées et présentent des homologies positionnelles.

1- Une homologie de position entre petits et moyens fonctionnaires : la peur d’un

déclassement social en jeu ?

Notre observation nous permet donc de faire un parallèle entre la position qu’occupent les

responsables du service vis-à-vis de la hiérarchie politique et administrative avec la

position qu’occupent les opérateurs de vidéosurveillance au sein du service, comme cela

sera approfondi dans notre dernier chapitre. L’insistance avec laquelle ils marquent leur

supériorité hiérarchique et sociale vis-à-vis de leurs employés subalternes renvoie à la

position déclassée dont eux-mêmes souffrent dans la relation qu’ils ont avec leurs

supérieurs.

En effet, d’après l’approche structurelle des classes sociales bourdieusienne, il peut exister

des propriétés semblables entre des classes sociales qui occupent des positions homologues

dans des structures sociales différentes136.

Chefs de service et vidéosurveillants adoptent la même représentation dévalorisée de leur

position, définie par les relations qu’ils entretiennent avec les individus qui les dominent

dans l’espace social considéré. Ils sont mis à l’écart géographiquement et socialement par

leur hiérarchie, ils développent du ressentiment envers leurs chefs et ils mettent en œuvre

de stratégies pour résister à une représentation dévalorisée de leur position.

Face à cette homologie structurale de la position, la sociologie de la domination

bourdieusienne nous permet de comprendre la nécessité pour les chefs de service d’investir

des stratégies distinctives.137 Ces prises de position s’expliquent par le besoin de marquer

leur appartenance à la classe dominante et de mettre à distance ces « petits

fonctionnaires », dont ils se rapprochent trop. A travers la mise en évidence de leur

position de supériorité sur le fondement d’un rapport professionnel défini

136

Rémi LENOIR, « Espace social et classes sociales chez Pierre Bourdieu », Sociétés & Représentations 1/2004 (n° 17), p. 387. 137

Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale d’un jugement, Paris, les Editions de Minuit, 1979, 670 pages.

97

hiérarchiquement, ces fonctionnaires intermédiaires légitiment symboliquement leur

position de dominant dans l’espace social global.

Ainsi, la façon dont le service est piloté par les responsables est commandée par des

attitudes qui viennent signifier systématiquement leur domination sur les vidéo-opérateurs.

2- Stratégies de distinction : une position dominante consacrée et entretenue.

Les classes dominantes sont dans une perpétuelle « recherche anxieuse de la

distinction »138 afin de se démarquer des classes sociales inférieures. Pierre Bourdieu pense

ainsi qu’une partie de la lutte entre groupes sociaux prend la forme de luttes symboliques,

informelles et non objectivées dans une confrontation explicite entre des classes sociales

mais signifiées par des stratégies distinctives. Ainsi, les rapports conflictuels que les

responsables entretiennent avec leurs employés subalternes peuvent s’inscrire dans cette

lutte des classes, qui est révélée par des attitudes et discours de la vie quotidienne.

Les responsables s’inscrivent dans une logique condescendante, pas seulement envers les

deux vidéosurveillants qu’ils côtoient actuellement, mais envers tout petit employé

subalterne qu’ils se représentent comme occupant une position socialement inférieure à la

leur.

La mise à distance sociale est perçue comme légitime mais elle avant tout affichée. Par

exemple, les responsables ne se déplacent jamais jusqu’à la salle de PC vidéo pour saluer

leurs employés lorsqu’ils commencent leur journée (une demi-heure après l’arrivée des

opérateurs).

Ce type d’attitudes marquant une mise à distance, qui se retrouve chez les trois

responsables, n’est pas inhibé par ma présence mais plutôt favorisé par celle-ci. En

témoigne la logique d’affichage de leur mépris pour les opérateurs qui est récurrente. Cela

permet de faire l’hypothèse que la représentation de la position inférieure qu’ont les

responsables des opérateurs de vidéosurveillance révèle une problématique plus profonde

qu’un simple rapport hiérarchique d’un chef à son employé subalterne. La mise à distance

138

Pierre BOURDIEU, « La représentation de la position sociale », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 52-53, juin 1984, p. 15.

98

sociale et les stratégies distinctives doivent être signifiées et affichées explicitement, afin

de les conforter dans le positionnement dominant socialement.

Ils marquent ainsi leur domination à partir des trois dimensions principales que l’on

recense classiquement : culturellement, économiquement et socialement.

3- Une domination culturelle, économique et sociale : « les gens du bout »139.

Sur le plan des ressources culturelles, les chefs de service se positionnent comme

socialement supérieurs aux « petits fonctionnaires », en faisant essentiellement référence à

leur capital culturel : « Nous, tu vois, on a fait des études, on sait réfléchir, eux… ».

Cette représentation est légitimée par une classification sociale en fonction des titres

scolaires. En témoigne cet extrait : « tu sais, toi, tu as bac plus cinq, mais eux … ». Ils

poursuivent : « Attends, c’est même nous qui avons dû leur dire qu’il fallait faire une

demande de mutation pour pas faire les horaires en trois-huit. Tu vois la limite, hein ?

[…]En plus, ils sont tellement démotivés, c’est pas méchant hein… Mais tu peux rien leur

demander… J’ai essayé de les associer mais ça a rien donné […] par exemple, j’ai voulu

leur demander de m’aider à refaire la main courante, ils m’ont fait un truc vachement

scolaire avec des listes… Voilà quoi, tu vois le genre. C’est vraiment limite

intellectuellement… ».

L’opérateur de vidéosurveillance, dans la conception des responsables, se résume à un

agent bête, inintéressant et totalement étranger à des perspectives de réflexion et

d’ascension intellectuelle. On ne leur laisse aucune chance de mobiliser des capacités

intellectuelles car ils n’ont « ni la volonté ni la capacité de réfléchir ». Une représentation

infantilisée de leurs employés subalternes les place dans une position de domination

culturelle et intellectuelle : « la petite » et « les autres » ne semblent pouvoir répondre qu’à

des stimuli simplistes et abrutissants. On me raconte ainsi qu’ils ont essayé de les motiver

en leur mettant des fonds d’écran correspondant à leurs « centres d’intérêt » : « Pour le

fond d’écran, on a mis Hello Kitty et des danseuses orientales pour la petite, le club de

foot de Polis pour l’autre, et des petits chiens ou un bébé pour celle qui est en congé

mat’ ».

139

Expression utilisée par les responsables pour qualifier les opérateurs de vidéosurveillance. Elle dévoile explicitement la représentation de la position de ces « petits fonctionnaires » : des dominés.

99

Cette représentation se retrouve lorsque je discute avec R1 et R2 des cantonales. R2 dit

qu’il y a eu des bureaux de vote fermés, d’après Stéphanie. R1 réplique : « Non, mais

attention ! Elle a pas tout compris Stéphanie, elle a pas compris que dans certains cantons,

on votait pas. Elle a rien compris ». Il semble inenvisageable pour R1 que Stéphanie

puisse avoir raison, il ne conçoit pas qu’elle puisse comprendre quelque chose aux

élections.

Le besoin de marquer une position économiquement supérieure est aussi constaté au

quotidien, surtout chez R1. Il entretient un rapport de fierté au fait de posséder de l’argent

et le met en valeur. Lorsqu’il parle de voyages, il n’hésite pas à préciser : « Après faut

avoir de l’argent pour faire ça, moi ça va ! Mais c’est pas donné les voyages comme

ça ! ». Il signifie ainsi publiquement des pratiques sociales, reflets de son appartenance à

des groupes sociaux dominants.

S’agissant des ressources en capital social, défini comme l’ensemble des ressources qui

sont liées à la possession d’un réseau durable de relations d’interconnaissances et de

d’inter-reconnaissances, une attitude de valorisation de la position occupée est aussi

observable chez R1 : « Hier, je suis allé au séminaire. J’ai vu plein de gens, j’ai vu tous les

gens qui comptaient ». R3 insistera lors de la visite d’un élu : « Voilà ma stagiaire, vous

voyez, nous aussi on a des stagiaires ! », ce qui lui permet d’afficher des attributs d’une

position dominante socialement.

§2 - Le fonctionnement d’un service administratif à la lumière de rapports sociaux.

Ainsi, les chefs de service occupent une position en porte-à-faux définie par une mise à

distance par le haut et par le bas. Ils se représentent les opérateurs de vidéosurveillance

comme « les gens du bout », tout comme eux peuvent être mis à distance et être les « gens

du bout » dans la vision de l’espace social des élus et des hauts fonctionnaires.

Ces considérations sont essentielles dans la compréhension du fonctionnement concret du

service. Comme nous allons le voir dans ce second paragraphe, les jeux de mise à distance

sociale produisent une étanchéité entre les divers univers sociaux, notamment entre les

chefs de service et les vidéosurveillants. Cette absence d’articulation entre les niveaux peut

ainsi influencer le fonctionnement concret du service de vidéosurveillance et, ce faisant, la

mise en œuvre de la politique publique.

100

A- Représentation et gestion du personnel subalterne.

1- Une simple « machine à regarder des écrans ».

Les agents en charge de la vidéosurveillance sont perçus par les responsables comme des

automates, insusceptibles d’interférer dans le processus de mise en œuvre de la politique

publique de vidéosurveillance. Ils sont considérés comme des agents passifs qui doivent

juste « apporter une valeur ajoutée dans la surveillance des écrans ». Ainsi, les

responsables entretiennent une représentation du travail d’opérateur de vidéosurveillance

fortement mécanisée, simpliste et ne demandant aucun effort de réflexion.

Il y a ainsi une volonté chez les chefs de service de rendre le travail quotidien des

vidéosurveillants le plus aseptisé et simplifié possible. Il existe un réel présupposé selon

lequel « ils ne sont pas capables » et que si l’on attend d’eux un travail bien fait, il est

absolument nécessaire qu’il se résume à des pratiques simples, répétitives et abrutissantes.

Ils ne doivent surtout pas faire appel à leur intuition ou réflexion.

Cette perception est, par exemple, révélée lorsque je propose aux responsables de miser sur

une formation juridique des opérateurs. On me répond : « sincèrement, est-ce qu’ils ont

intérêt à connaître les distinctions entre atteinte aux biens, atteinte aux personnes, ou

trouble à l’ordre public ? Tu sais, il faut que ce soit le plus simple possible ».

Cette représentation de la fonction d’opérateur de vidéosurveillance n’est pas sans

incidence négative sur le rapport au poste que ces derniers peuvent avoir. Néanmoins, les

responsables considèrent que la façon d’encadrer le travail du personnel subalterne ne peut

être différente, aux vues de leurs capacités intellectuelles.

2- « C’est un travail usant » : conscience de la pénibilité du travail d’opérateur de

vidéosurveillance et passivité dans la recherche de solutions pour y pallier.

La pénibilité du travail de vidéosurveillant est reconnue par les responsables du service.

Toutefois, cela n’engendre pas chez eux la volonté de trouver des solutions pour que le

rapport au travail de leurs employés soit rendu plus agréable. En sus de rapports

101

uniquement définis par de l’autorité et du mépris, que l’on a présentés précédemment, nous

pouvons nous référer à des exemples tirés de notre observation pour éclairer notre propos.

Le poste de vidéosurveillant étant très pénible physiquement et psychiquement, il est

recommandé dans les rapports officiels140 d’offrir des perspectives de carrière vers de

nouveaux postes plus gratifiants, afin de motiver les agents, au bout de quatre ans.

Cependant, les responsables ne s’en préoccupent pas : « les gars en ont marre au bout de

quatre ans, ils sont usés parce qu’il s’agit d’un travail lassant, sans perspective de

carrière […] et on doit tous les changer ! Faudrait donner des tremplins de carrière …».

Au contraire, ils demandent à leurs employés de rester au poste tant que de nouveaux

agents ne sont pas recrutés, bien que Stéphanie et Marc soient dans le service depuis six

ans.

De même, lors des discussions à propos du recrutement des futurs opérateurs, les

responsables font à nouveau allusion à la nécessité de perspectives de mobilité et de

passerelles. Une solution est envisagée : la rotation entre les carrières d’agent de

surveillance de la voie publique et de vidéosurveillant. Ils ont intégré la grande difficulté

de management à laquelle ils ont à faire : «Y’a une réelle problématique du grade dans

cette profession … Si le gars, il a rien comme perspective, ça peut pas marcher … ».

Pourtant, cette solution est écartée, car le fait que leurs employés subalternes ne soient pas

totalement sous leur contrôle est inenvisageable : « Faut que ce soit les tiens… Aussi non,

ils vont pas être motivés ».

Cette logique se retrouve enfin à propos de la question des astreintes. Les responsables

veulent que figure dans le contrat l’obligation qui est faite aux opérateurs de

vidéosurveillance d’être disponibles lorsque « la force majeure le justifie » : « maintenant,

c’est trop facile l’astreinte. Y’a des règles, ça marche pas comme ça ». Avant même d’être

recrutés, un rapport négatif est instauré entre l’agent futur et son poste. Toute perspective

de récompense est supprimée.

Ces différents éléments empiriques présentés, en tant qu’illustrations de la façon dont les

responsables gèrent leur personnel, il nous est permis de réintroduire la question de la

position sociale des responsables et des rapports de domination dans l’analyse du

fonctionnement concret de ce service de vidéosurveillance.

140

Se reporter au chapitre introductif.

102

B- Un impensé du fait d’une mise à distance sociale : les réactions des « petits

fonctionnaires ».

Il s’agit alors de comprendre et resituer les attitudes décrites ci-dessus, dans une

perspective sociologique. Nous pouvons faire l’hypothèse que les relations

qu’entretiennent les responsables avec leurs employés subalternes servent avant tout de

faire-valoir à la domination sociale qu’ils exercent sur eux.

La représentation qu’ils se font des vidéosurveillants – des individus dépourvus de toute

capacité de réflexion - leur permet de mettre en avant leur position culturellement et

intellectuellement supérieure. L’absence de volonté pour trouver des palliatifs à la

pénibilité du poste de vidéo-opérateur témoigne de stratégies, afin de marquer leur position

de pouvoir dans la définition du rapport au poste que leurs subalternes entretiennent.

Ils contribuent ainsi, en partie, à l’instauration d’un rapport négatif de l’opérateur de

vidéosurveillance avec son poste.

Il est permis de faire l’hypothèse, aux vues de notre démonstration, que le bon

fonctionnement du service n’est pas l’objectif qu’ils poursuivent prioritairement.

Tout du moins, sans que cela ne soit le fait de stratégies conscientes et volontaristes, leur

position et la représentation de celle-ci sont les principaux déterminants dans les rapports

qu’ils entretiennent avec les vidéosurveillants. Ces employés subalternes leur permettent

de valoriser la position qu’ils occupent dans l’espace professionnel, mais surtout

socialement. Le bon fonctionnement du service est donc écrasé par des jeux et enjeux de

pouvoir symboliques, qui révèlent une lutte sociale.

La mise à distance de ces employés subalternes, renvoyés à une position de dominés,

hiérarchiquement de facto et socialement par les stratégies déployées par les responsables,

a toutefois des répercussions sur la façon dont les vidéosurveillants vont « exécuter » les

directives définies hiérarchiquement. Les responsables ne soupçonnent pas, cependant, les

formes de résistance que peuvent opposer les opérateurs à l’image que ces mêmes chefs de

service leur renvoient.

103

*

Ainsi, l’analyse du rapport au travail et au monde social que les opérateurs de

vidéosurveillance entretiennent fera l’objet de notre dernier chapitre. Il s’agit de l’étape

déterminante de notre démonstration.

Le rapport au travail et au monde de ces petits fonctionnaires est peu connu et décrit dans

la littérature sociologique. Les élus n’y accordent aucune importance. Il s’agit d’un

impensé dans la représentation que se font les responsables de leurs subalternes.

Les diverses prises de position, représentations et pratiques sont toutes accordées sur un

présupposé : si l’on met des vidéosurveillants derrière des écrans, ils vont surveiller. Ils

sont ainsi insoupçonnés de stratégies de résistance à la domination qu’on leur impose.

Il s’agit, dans les développements qui suivent, de questionner la position occupée par ces

« petits fonctionnaires », la représentation qu’ils s’en font et les pratiques professionnelles

qui en découlent. De façon similaire aux responsables, les opérateurs de vidéosurveillance

peuvent bénéficier d’une marge d’autonomie, pourtant insoupçonnée à ce niveau

d’exécution. Il s’agit de comprendre dans quelles mesures le rapport au travail, lui-même

conditionné par la position occupée dans l’espace social, influe sur la mise en œuvre

politique publique.

104

Chapitre III - Les opérateurs de vidéosurveillance : domination et résistance.

Nous abordons ici l’aboutissement de notre démonstration. Tout au long de ce

chapitre, nous allons nous intéresser aux opérateurs de vidéosurveillance, Marc et

Stéphanie. Il s’agit dans ce chapitre de porter notre attention sur le dernier échelon de la

mise en œuvre de la politique publique de vidéosurveillance : des « petits

fonctionnaires »141, a priori insignifiants dans la réelle effectivité d’un dispositif de

vidéosurveillance. Pourtant, même s’ils sont le plus souvent oubliés par les élus et relégués

à une position dévalorisée par leurs propres responsables hiérarchiques, tout notre propos

est de s’écarter des prénotions qui sont accolées à ces fonctionnaires.

Comme je l’ai signalé dans le chapitre introductif, mon intention première était de

m’intéresser aux acteurs invisibles des politiques publiques de vidéosurveillance et à leurs

pratiques professionnelles. Mais l’observation empirique n’a pas permis la poursuite de

ma recherche comme je l’entendais. L’observation de terrain que j’ai effectuée a d’abord

été une expérience décevante. Mais elle m’a surtout permis de comprendre et d’explorer un

résultat auquel mes professeurs et moi-même n’avions pas initialement pensé : il est

possible que des vidéosurveillants ne surveillent pas, que des exécutants n’exécutent pas.

Le regard ethnocentrique et naïf duquel nous étions prisonniers provient d’un présupposé

commun à tous les acteurs inscrits dans le dispositif public concerné : si l’on met des

personnes derrière des écrans de surveillance, alors ils vont obligatoirement surveiller.

Il est indispensable d’utiliser mon revirement de problématique afin d’appréhender de

manière pertinente le chapitre qui suit. Bien que j’aie pu me positionner dans la perspective

de travailler sur ces agents en particulier, j’ai mobilisé un jugement ethnocentrique. La

façon dont vivent ces agents, leur rapport au monde social et au travail sont finalement très

141

Michel CROZIER, Petits fonctionnaires au travail. Compte rendu d’une enquête sociologique effectuée dans une grande administration publique parisienne, Paris, CNRS, 1955, 127 pages.

105

peu connus142, notamment par les élus et les responsables administratifs, du fait de

stratégies de distinction et de mises à distance sociale143.

Or, le travail d’observation que j’ai effectué durant trois mois m’a justement permis de

pénétrer ce monde des petits fonctionnaires et de mener une réflexion sur la façon dont ils

investissent la réalité sociale. La familiarisation avec leurs perceptions et représentations

m’a partiellement été offerte, de par ma présence inscrite dans la durée au sein du service

de vidéosurveillance. Cela n’a pas été évident : j’ai dû m’efforcer de lever les barrières

sociales qui pouvaient nous séparer afin d’appréhender une certaine vision du monde

social.

Confrontés au fait que les opérateurs de vidéosurveillance ne surveillaient pas, il s’agit de

réintroduire des éléments d’analyse que nous offre la sociologie de la domination et des

classes populaires dans l’analyse d’une politique publique. Les vidéosurveillants ne sont

pas des objets passifs ou des automates qui, une fois placés devant des écrans, vont

mécaniquement surveiller.

Quelles influences a la question des rapports sociaux dans le rapport au travail de petits

fonctionnaires? Dans quelles mesures la mise en œuvre d’une politique publique est-elle en

partie gouvernée par des logiques de résistance à la domination sociale ?

Nous nous attacherons à mettre en évidence et à articuler un certain rapport au monde

social et au travail des agents chargés de la surveillance des écrans. Nous faisons

l’hypothèse que la position sociale dominée qu’ils occupent influence la façon dont ils

perçoivent le monde social et, ce faisant, la manière d’occuper leur poste. Tout en même

temps, ils développent des stratégies de résistance afin de réenchanter et revaloriser leur

position sociale.

Ainsi, nous attacherons à mettre en lien les pratiques et représentations de ces agents de la

petite fonction publique et leur appartenance aux classes populaires. Il est important de

signaler la difficulté méthodologique dans la définition de la notion de « classe

populaire »144. Toutefois, afin d’éclaircir notre propos, nous nous référons à la définition

142

On peut toutefois nuancer notre propos en faisant référence à la littérature qui se consacre aux classes populaires, notamment à l’ouvrage de Richard HOGGART, La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Editions de Minuit, 1970, 409 pages.

143 Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale d’un jugement, Paris, les Editions de Minuit, 1979,

670 pages. 144

Difficulté qui est soulignée dans l’introduction de Richard HOGGART, La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Editions de Minuit, 1970, 409 pages.

106

que propose O. Schwartz145 des « classes populaires ». Elles sont constituées de groupes

sociaux divers, caractérisés par leur position dominée -économiquement, culturellement et

symboliquement-, leur faible chance d’améliorer leur destin social et par des traits

communs de mode de vie.

Nous essaierons dans ce chapitre de traiter de ces petits fonctionnaires, invisibles et oubliés

de tous. Nous adoptons une perspective de sociologie compréhensive146, qui sous-tend une

analyse au sein de laquelle nous tentons de nous mettre à la place de ceux sur qui porte

notre réflexion. Toute la difficulté de notre travail se situe ici, il s’agira bien sûr de décrire

où ils sont, mais l’intérêt principal de notre travail se trouve dans la mise en évidence de la

façon dont ils perçoivent où ils sont et pourquoi ils sont là, par une analyse détaillée et

empirique des représentations des vidéosurveillants.

La première section est consacrée à la présentation de la trajectoire sociale et

professionnelle de ces agents, afin de mieux appréhender la position qu’ils occupent dans

le monde social et le sens de leurs pratiques professionnelles. Nous nous intéressons

ensuite à leur poste, mais surtout à la façon dont ils perçoivent leur travail. Après que leur

rapport au travail a été exposé, nous mettons en évidence dans une dernière section les

stratégies et résistances qu’ils mobilisent afin de revaloriser leur position sociale.

Ce chapitre sera construit autour de récits de vie, de descriptions d’une journée type et de

détails issus de mon observation. Il peut se présenter comme un travail monographique

portant sur un terrain très réduit, à savoir une seule employée municipale.

Ce type d’approche implique deux biais inhérents qu’il s’agit de contourner. Nous ferons

attention à ne pas faire un récit de vie sans l’aborder dans une perspective sociologique

donnant un sens à notre propos, il s’agira ainsi de ne pas formuler de jugements

ethnocentriques. Le second problème afférant à ce chapitre est la possible absence de

portée scientifique d’un tel travail, qui ne porte que sur deux agents de la fonction

publique, voire sur une seule fonctionnaire. En effet, je n’ai pu observer et interroger

qu’une seule personne car les deux autres opérateurs étaient en congé maladie durant la

quasi-totalité de ma présence (trois mois). Néanmoins, nous nous devons de rappeler ici

145

Olivier SCHWARTZ, La notion de classes populaires, Habilitation à diriger des recherches, Versailles Saint-Quentin, Université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines, 1998.

146 La sociologie est définie par Max Weber comme« une science qui se propose de comprendre par

interprétation l'action sociale et par là d'expliquer causalement son déroulement et ses effets.» : Max WEBER, Économie et société, tome 1, Edition de poche, Pocket, 1995 (1921), p. 28.

107

qu’il est question d’une simple monographie qui n’a pas l’ambition de proposer des lois

sociologiques. Je m’attacherai cependant à faire des va-et-vient entre les éléments

d’analyse que j’ai pu recueillir au cours de mes entretiens et mon observation et la

construction d’un rapport au travail idéal-typique de petits fonctionnaires.

Nous ferons appel pour éclairer notre propos aux outils que nous offrent la sociologie de

l’action publique, de la domination et des classes populaires.

Il existe peu de travaux qui se sont intéressés aux pratiques et représentations de petits

employés de la fonction publique, en lien avec la position sociale qu’ils occupent. Nous

nous situons dans la continuité avec les travaux de la sociologie des organisations147, mais

surtout avec les enquêtes s’inscrivant dans le cadre de la street-level bureaucracy148. Notre

analyse peut, à ce titre, rejoindre les hypothèses formulées par ce courant en termes de

marges d’autonomie détenues par des metteurs en œuvre dans la définition d’une politique

publique.

Néanmoins, notre travail de recherche s’en différencie car l’articulation centrale de la

démonstration ne se situe pas dans la mise en évidence d’écarts entre la norme juridique et

sa mise en application par des agents de terrain. Notre fil conducteur est plutôt la

réintroduction de la question des rapports sociaux dans la compréhension de la mise en

œuvre d’une politique publique. De plus, la logique d’autonomie y est poussée à son

extrême : des exécutants peuvent ne pas exécuter, dans une logique de résistance à la

domination sociale et hiérarchique.

147

Voir notamment Michel CROZIER, Le phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Paris, Editions du Seuil, 1963, 384 pages.

148 Voir notamment Michael LIPSKY, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public

Service, Russell Sage Foundation, 2010 (1980), 275 pages ; DUBOIS Vincent, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010, 204 pages; SPIRE Alexis, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, 124 pages.

108

Section I – Trajectoire sociologique et professionnelle de « petits fonctionnaires ».

Avant d’exposer la principale découverte de notre période d’observation, il s’agit de mettre

en évidence les variables sociales et professionnelles qui conduisent les opérateurs de

vidéosurveillance à adopter un certain rapport au poste et à s’investir – ou non – dans leur

fonction. En effet, les pratiques professionnelles dépendent de la représentation que l’agent

se fait du poste, des conditions de travail, de l’ancienneté au sein du service et des

ressources disponibles pour résister à certaines injonctions de la hiérarchie. Mais elles

dépendent aussi de la socialisation primaire et secondaire de l’agent, c’est-à-dire de son

origine sociale, de son parcours d’étude et de sa trajectoire professionnelle. Il faut ainsi

s’attacher à exposer les histoires sociales individuelles afin de reconstruire le sens donné à

la position qu’occupent actuellement les opérateurs de vidéosurveillance.

§ 1 - Une position structurellement dominée : parcours social et professionnel.

Nous nous intéressons ici au parcours social et professionnel de Stéphanie avant son entrée

dans le service de vidéosurveillance. Le détail est, dans cette perspective, essentiel car il

ouvre à une réflexion qui n’est pas automatiquement idiosyncratique et permet de

comprendre un rapport au monde social que l’on retrouve chez de nombreux petits

employés. Il s’agit ainsi de mettre en évidence son inscription dans ce que nous pouvons

appeler « les classes populaires » afin d’appréhender sa perception du monde social.

A- Trajectoire sociale et professionnelle.

1- Origines sociales populaires et position économiquement dominée.

Stéphanie est une jeune femme de trente-trois ans, mariée et sans enfant. Elle est issue

d’une famille de milieu modeste qui vit depuis plus de trente ans dans une cité HLM des

quartiers populaires de Polis. Ses parents sont français, avec des origines espagnoles et

italiennes.

La mère de Stéphanie a depuis toujours fait des ménages. Son père est, tout comme elle, un

petit employé de la mairie. Il est cantonnier dans les cimetières. Ces deux professions

renvoient à une situation familiale d’origine populaire, avec laquelle elle entretient une

109

certaine distance honteuse. Elle ne m’en parlera qu’au bout d’un mois, de façon discrète à

voix basse.

Au cours de discussions, elle me fait part de son enfance difficile : une mère très sévère

dans la condamnation de tout plaisir ; un père dépressif et violent qui aurait fait plusieurs

tentatives de suicide. Durant toute son enfance, elle n’a jamais profité « d’un moment au

restaurant ou d’un voyage » et regrette d’avoir été élevée dans des rapports si négatifs aux

petits plaisirs de la vie. Néanmoins, elle en parle avec détachement, comme s’il fallait bien

marquer une position de recul vis-à-vis de cette situation familiale lourde et une distance

sociale entre elle et ses parents. Stéphanie s’est échappée de cette structure familiale en

s’installant très jeune avec son mari, qu’elle a rencontré à seize ans. Il est un petit

fonctionnaire municipal qui s’occupe de la propreté des piscines. Ils vivent ensemble

depuis ses dix-huit ans, dans son quartier d’origine.

La socialisation primaire de Stéphanie s’est donc opérée dans un cadre populaire, qui a

engendré chez elle un certain « habitus de classe »149 et les dispositions qui en découlent.

Ces dispositions inconscientes et durables qu’a intériorisées Stéphanie durant sa

socialisation primaire se retrouvent dans son parcours professionnel et sa socialisation

secondaire.

2- Parcours d’étude et faible capital culturel : « j’ai jamais su ce que je voulais faire ».

Un jour, à propos de ses parents, Stéphanie me fera une remarque importante sur la valeur

qu’elle accorde aux diplômes : « Ils sont jobards tous les deux je t’dis … Encore moi, ça

va, j’ai eu mon diplôme tandis que ma sœur elle est complètement rejetée… Ils ne se

parlent plus ». Le fait de réintroduire la variable des diplômes comme moyen de se

distinguer socialement du reste de sa famille est essentiel pour comprendre son rapport à

son travail et à l’institution. On peut percevoir l’importance et la signification qu’elle

accorde à la réussite scolaire et professionnelle.

149

« L’habitus de classe, entendu comme un système des dispositions organiques ou mentales et des schèmes inconscients de pensée, de perception et d’action, est ce qui fait que les agents peuvent engendrer, dans l’illusion bien fondée de la création d’imprévisible nouveauté et de l’improvisation libre, toutes les pensées, les perceptions, et les actions conformes aux régularités objectives, parce qu’il a lui-même été engendré dans et par des conditions objectivement définies par ces régularités. […] En tant que praxis structurée, mais non structurale, l’habitus, intériorisation de l’extériorité, enferme la raison de toute objectivation de la subjectivité. »

Pierre BOURDIEU, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Ed. De Minuit, Paris, 1965, p. 22-23.

110

Elle a commencé son parcours d’étude par un certificat d’aptitude professionnelle

d’esthéticienne, qui lui a fortement déplu car elle ne souhaitait pas « faire la boniche » et

ne supportait pas de travailler uniquement avec des femmes. Elle m’explique qu’elle n’a

jamais réellement défini ses désirs professionnels et qu’il s’agissait plutôt d’un non-choix :

« à la fin de la troisième, c’était soit l’esthétique, soit la coiffure ! ». Face à ce premier

échec, elle s’est ensuite dirigée vers un bac professionnel en imprimerie. Elle s’attendait à

pouvoir y apprendre le dessin et la peinture, comme le lui avait laissé espérer une

conseillère d’orientation. Pourtant, elle n’y a trouvé, à nouveau, aucune satisfaction, par la

découverte d’un travail à la chaîne sur de grosses machines d’imprimerie. Elle a dû

cependant poursuivre jusqu'à son terme son bac professionnel, sous la pression de ses

parents qui souhaitaient initialement l’envoyer au chômage, suite à son échec du CAP

d’esthéticienne.

Ainsi, elle a obtenu son baccalauréat, mais « pour rien », si ce n’est pour marquer une

résistance à la représentation dévalorisante que sa mère lui renvoyait : « Elle ne croyait pas

que j’allais l’avoir. En fait, je suis restée presque … par défi, tu vois ? Comme pour lui

dire, tiens ton bac, dans la “tronche” ! ».

3- De « petit job » en « petit job » : une difficile construction de l’identité

professionnelle.

Après l’obtention de son baccalauréat, Stéphanie a enchainé sur des petits emplois sans

rapport avec sa formation scolaire et qui ne lui procuraient aucune satisfaction au travail.

Elle me dit « avoir tout fait » : travailler dans les rayons d’un supermarché, faire des

animations en grande surface, faire le « stop » devant les écoles etc.…. Son objectif était

d’obtenir un emploi à durée indéterminée à la mairie de Polis, tout comme son père et son

mari. Elle a ainsi obtenu plusieurs emplois précaires au sein de Polis durant cinq ans en

tout, par le biais de contrats d’emploi jeune de six mois. Elle a été vacataire aux consignes

sur les plages « pour garder les chaussures et nettoyer les “chiottes” ». Elle a ensuite

travaillé dans la propreté urbaine. On lui a proposé un emploi pour les horodateurs, pour

ensuite la muter au service « d’un élu pour faire un peu de tout ». Les rapports conflictuels

qu’elle entretenait avec son chef l’ont conduite finalement à retourner aux horodateurs.

Nous pouvons déduire de ce parcours professionnel plusieurs observations. Son sentiment

de n’être pas actrice dans ses choix se retrouve, comme pour ses études. Il semble que le

111

travail ne soit envisagé dans ses perceptions uniquement comme un moyen de subvenir à

ses besoins matériels. La façon dont se dessine sa trajectoire professionnelle n’est pas

gouvernée par de choix et de préférences et elle se laisse finalement porter par les

« hasards » de la vie. Elle adopte ainsi une philosophie du « laisser-aller » dans la façon

dont elle construit son parcours professionnel.

Par ailleurs, il est important de souligner qu’elle a déjà entretenu des rapports conflictuels

avec sa hiérarchie, ce qui est le cas aujourd’hui dans le service de vidéosurveillance. Nous

nous garderons évidemment de toute généralisation hâtive, mais il est cependant permis de

remarquer la récurrence de sa résistance aux rapports de domination au sein des différents

postes qu’elle a occupés.

B- Une position dans l’espace social dominée.

Il n’est pas approprié de parler d’une conscience de classe populaire150 mais plutôt d’un

habitus de classe chez cette petite fonctionnaire. La façon dont elle appréhende

subjectivement sa propre place dans l’espace social met en évidence l’intériorisation d’une

position dominée et implique des représentations et pratiques qui confortent cette position.

Il est possible de faire l’hypothèse d’une correspondance entre les dispositions qu’elle a

acquises au cours de sa socialisation et la façon dont elle se positionne actuellement dans le

monde social. En effet, d’après la sociologie de la domination bourdieusienne, chaque

agent développe un « sens pratique de sa position »151 c’est-à-dire une connaissance

pratique, corporelle de sa position dans le champ social qui n’a rien à voir avec une

conscience de classe mais renvoie plutôt à une intériorisation de l’extériorité avec

corrélation des espérances subjectives et probabilités objectives.

1- Un rapport complexé aux agents dotés de fortes ressources culturelles.

Le capital culturel mesure l’ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu

dans la sociologie bourdieusienne. Le volume et la composition de ces ressources

culturelles, que possèdent les agents sociaux, jouent un rôle essentiel dans la position

150

Notion qui se réfère plutôt à la définition marxiste des classes sociales et ne permet pas de prendre en compte le fait que les relations objectives n’existent et ne se réalisent réellement que dans et par le produit de l’intériorisation des conditions objectives qu’est le système de dispositions, c’est-à-dire l’habitus de classe.

151 Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Editions de minuit, 1980, 475 pages.

112

occupée dans l’espace social. Il se présente sous trois formes : incorporée comme la façon

de parler, institutionnalisée par des titres scolaires et objectivée par la possession d’objets

culturels. Stéphanie entretient un rapport très ambigu avec les individus qui la dominent

sur ce plan. On perçoit dans sa façon de se présenter et dans des remarques anodines

l’importance qu’elle accorde à la possession de titres scolaires : « Moi, j’ai eu le diplôme,

ma sœur, elle a tout raté, on l’a envoyée au chômage direct ».

Elle se situe dans une position classique de ressentiment et d’admiration vis-à-vis de ceux

qui présentent plus de ressources culturelles qu’elle: « Ce type [à propos d’un homme

gagnant systématiquement un jeu télévisé et employé de mairie comme elle], il savait tout

sur tout. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il fout à la mairie, il est trop intelligent !». Elle

entretient la même position d’infériorité avec ses cousins « qui ont fait cinq ans d’étude et

tout ».

On comprend bien la position d’infériorité dans laquelle elle se place d’emblée face à des

personnes qui possèdent des titres scolaires et qui sont « cultivées ». Etre petit

fonctionnaire municipal et avoir des diplômes sont deux choses inconciliables à ses yeux.

Il existe une barrière sociale, dans sa conception, entre des classes sociales qui

entretiennent un rapport privilégié à la culture et une position d’employé de mairie,

associée à une position de dominé dans la hiérarchisation de l’espace social.

2- Intériorisation de sa position dominée : pratiques et rapport au monde social.

Stéphanie a conscience de sa position et se qualifie elle-même de petite employée : « Des

petits emplois, le SMIC, comme nous quoi !» L’intériorisation de sa position dominée, en

termes économique et culturel, a des répercussions sur ses pratiques et représentations.

Ses origines populaires et sa trajectoire professionnelle impliquent ainsi chez cette petite

employée une certaine façon de percevoir les conditions du possible qui lui sont offertes.

Cela lui fait apercevoir immédiatement telle espérance ou telle ambition comme

raisonnable ou déraisonnable, tel bien de consommation comme accessible ou inaccessible,

telle conduite comme convenable ou inconvenante.

Elle est très angoissée par un éventuel déclassement social et montre un grand attachement

aux choses matérielles qu’elle possède, elle-même me le concédera au cours de nos

discussions. Lorsqu’elle me raconte que son mari a failli la quitter, elle insiste avant tout

113

sur la perte de revenus que cela engendrait : « Comment j’aurais fait moi ? Avec un SMIC

de mille cent euros pout tout payer ? ».

S’agissant de la façon dont elle envisage l’avenir, elle m’explique que son rêve serait de

travailler dans une agence de voyage, qu’elle se « sentirait enfin à sa place ». Mais cette

perspective lui semble inaccessible de par son positionnement social dans la structure des

capitaux qu’elle possède : « Ben… si j’avais le niveau et les sous, oui… ». Ainsi, elle ne se

permet pas d’espérances qui ne correspondent à son statut social et à un espace des

possibles relativement restreint. Elle agit selon une logique du « choix du nécessaire ».

Cette remarque renvoie à la façon dont Stéphanie et, plus généralement, les individus des

classes populaires, peuvent envisager leur place dans le monde social. Elle n’adopte pas

une vision du monde qui lui est ouverte sur de nombreuses possibilités. Au contraire, il

semble plutôt que sa perception de l’avenir consiste en un parcours tout tracé dont les

rebords sont strictement définis et infranchissables. Dans son récit de vie, nous

comprenons dans quelles mesures une trajectoire biographique peut se construire selon une

suite ininterrompue de petits embranchements dont on ne maitrise pas et dont on ne

poursuit pas l’issue.

Rappelons que, dès son entrée dans la « vie adulte », rien n’a été fait par choix ou poussé

par une réelle envie de s’inscrire dans tel cadre de vie futur. Son parcours ne s’est construit

que par le biais de petits embranchements qui l’ont amenée à occuper ce poste aujourd’hui.

Elle a occupé de très nombreux petits emplois, tous peu gratifiants, qui n’ont finalement

jamais été le fait de sa propre volonté. Déçue par ses études d’esthéticienne, puis déçue de

ne pas dessiner dans la formation qu’elle avait pourtant choisi pour cette raison

précisément, elle a fini par « atterrir », selon ses termes, au service de vidéosurveillance de

la ville de Polis afin de s’assurer une sécurité de l’emploi : « C’est pas ça, mais bon, au

moins on a l’assurance de travailler à la mairie ».

3- L’accès à un emploi stable au sein de la fonction publique : mise à distance d’une

position dominée et perspective d’ascension sociale ?

Pourtant, il est assez surprenant aux vues de sa présentation des choses, que Stéphanie se

considère dans une position aujourd’hui confortable et honorable de par son inscription

dans la fonction publique territoriale. Elle semble se sentir fière d’être titulaire d’un contrat

à durée indéterminée dans le public. Elle se distingue des petits employés travaillant en

114

supermarché ou d’ouvriers travaillant sur des machines, de par son diplôme et son

appartenance au corps des fonctionnaires : « Moi, j’ai réussi, c’est pas comme si je

travaillais à Carrefour ».

Face à l’insécurité économique et d’insertion, l’accès à la fonction publique – même pour

un poste de catégorie C - rompt avec sa trajectoire professionnelle passée. Cette entrée

dans le public peut engendrer chez les petits fonctionnaires des perspectives d’intégration

durable et de reconnaissance sociale. Elle adopte ainsi certaines manières d’être et de faire

auxquelles elle n’est pas prédisposée. En témoigne son rapport à la politique, révélateur de

la façon dont elle se positionne socialement. Elle se désintéresse de la vie politique, car elle

l’associe à de simples « magouilles entre les riches » et confond les élections cantonales et

nationales : « ah, mais alors je suis obligée de voter Sarkozy ? » [À propos du second tour

dans un canton de Polis où le Front national et l’UMP étaient en compétition]. Cependant,

lors des élections cantonales, elle s’est révélée soucieuse de montrer un intérêt de façade.

Elle s’est justifiée de ne pas avoir pu voter au premier tour et a certifié qu’elle irait le

dimanche suivant devant les responsables. Elle m’explique ainsi que les fonctionnaires de

la ville se doivent d’aller voter, car « c’est important ». Elle n’a pas voté au premier tour et

on perçoit un sentiment de culpabilité de sa part. Elle semble assimiler son désintérêt à son

appartenance aux classes populaires et n’est pas à l’aise dans le fait que ça puisse être

perçu dans le service.

Toutefois, la spécificité des emplois subalternes du public tend à s’affaiblir152. Les petits

fonctionnaires sont de plus en plus proches de leurs homologues du secteur privé, dans une

logique de précarisation de l’emploi et de rémunération au SMIC horaire. Par ailleurs,

l’appartenance collective au corps de fonctionnaires, lié à la diversification des statuts

d’emploi et à la diminution de la syndicalisation, tend à décliner153. Le statut non syndiqué

des deux opérateurs et leur rémunération calculée sur la base du SMIC témoignent de la

similitude des conditions objectives de la position des petits employés du privé et du

public. De plus, comme nous allons le voir, le contenu même des tâches des services

publics est redéfini au profit d’une approche managériale ou commerciale, au sein de

152

Christelle AVRIL et al., « Les rapports aux services publics des usagers et agents de milieux populaires : quels effets des reformes de modernisation ? » , Sociétés contemporaines, 2005/2 no 58, p. 8.

153 Sybille GOLLAC, « La fonction publique : une voie de promotion sociale pour les enfants des classes

populaires ? Une exploitation de l’enquête « emploi 2001 » », Sociétés contemporaines, 2005/2 n°58, p.41-64.

115

laquelle il faut « faire du chiffre ». Cette logique se retrouve dans de très nombreux postes

de la petite fonction publique154, y compris chez les vidéosurveillants.

Malgré ce rapprochement objectif entre les postes du privé et du public, Stéphanie persiste

dans l’idée que la fonction publique reste une voie privilégiée pour les membres des

fractions populaires en voie de précarisation. On vérifie ici l’hypothèse que les petits

fonctionnaires, bien que ne se différenciant que très peu concrètement de leurs homologues

dans le privé, perçoivent leur position comme supérieure car non précaire.155

Nous allons à présent articuler la trajectoire sociale de Stéphanie et la position qu’elle

occupe dans l’organisation administrative de Polis.

§2 –L’occupation du poste de vidéosurveillant : un emploi « adapté » à une position

dominée dans l’espace social.

Stéphanie occupe le poste depuis cinq ans. Marc est vidéosurveillant depuis six ans. A

travers la description de la façon par laquelle ils ont été amenés à occuper cet emploi, la

présentation des tâches assignées à cette fonction et la mise en évidence d’une difficile

construction d’une identité professionnelle, nous tâcherons dans ce paragraphe de mettre

en relief la continuité entre la trajectoire de Stéphanie et l’accès à la fonction de

vidéosurveillant. Les conditions objectives d’occupation de ce poste, en sus, procurent

difficilement une satisfaction au travail.

On met en évidence ici le lien entre la trajectoire sociale de Stéphanie et l’emploi qu’elle

occupe actuellement.

154 Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions

Raisons d’agir, 2008, 124 pages. 155

Sybille GOLLAC, « La fonction publique : une voie de promotion sociale pour les enfants des classes populaires ? Une exploitation de l’enquête « emploi 2001 » », Sociétés contemporaines, 2005/2 n°58, p.41-64.

116

A- Comment on devient opérateur de vidéosurveillance ?

1- « Ca n’est pas par choix ».

L’occupation du poste se fait en général de façon fortuite et ne renvoie pas à une vocation.

Cette observation se retrouve chez les deux vidéosurveillants que j’ai pu rencontrer, mais

est aussi soulignée par les travaux156 qui s’intéressent à la façon dont les opérateurs sont

amenés à occuper le poste. Ainsi, Clive Norris et Gary Armstrong, dans une étude

remarquable, s’intéressent ainsi à la position sociale qu’ils occupent, à leur rapport à cette

profession et aux perspectives d’avenir envisagées. Il en ressort que les agents n’occupent

pas cette position par choix, mais plutôt à la suite d’une conjoncture défavorable (telle qu’

une longue période de chômage, un manque de formation professionnelle). Cette absence

de culture professionnelle commune serait une des explications du rapport désinvesti qu’ils

entretiennent avec leur emploi.

L’absence de vocation pour ces petits emplois de la fonction publique n’est pas une

surprise et se retrouve chez la plupart des petits fonctionnaires157. Stéphanie a « atterri » à

ce poste sans que l’on en lui laisse le choix, mais elle n’a pas hésité car la perspective

d’intégrer définitivement le corps de fonctionnaires territoriaux la rassurait. De même, on a

proposé à Marc ce poste à la suite de la suppression des contrats « emploi jeune ». Il

occupait, tout comme Stéphanie plusieurs emplois précaires au sein de la mairie et

m’explique ironiquement qu’il a eu le choix : «Un choix … ? Oui, c’était soit le cimetière,

soit la vidéo… ! »

L’occupation de leur poste n’est donc pas la conséquence d’un choix délibéré : l’entrée

dans ce type de « carrière » se fait essentiellement par défaut. Il s’agit souvent de saisir

l’opportunité d’accéder au statut de fonctionnaire, afin d’obtenir un emploi stable, dans le

contexte actuel de « crise de l’emploi » qui incite les individus à rechercher la sécurité

professionnelle.

156

Clive NORRIS et Gary ARMSTRONG, The Maximum Surveillance Society. The Rise of CCTV, Oxford, Berg., 1999.

157 Voir à ce titre pour exemples : Vincent DUBOIS, opus cité ; LHUILIER Dominique, Nadia AYMARD,

L’univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 205.

117

2- Répercussion sur la manière d’occuper le poste.

Cette orientation professionnelle « faute de mieux » ou du fait du hasard joue sur le rapport

que les agents entretiennent avec les finalités de l’institution.

En l’absence donc de vocation et d’adhésion préalable aux objectifs de l’institution qu’ils

pénètrent, il est compréhensible que l’occupation du poste perde en sens et implique un

désengagement dans la façon d’exercer la fonction de vidéosurveillant. Comme le souligne

V. Dubois, les street-level bureaucrats adhèrent donc moins à la finalité globale et la

logique générale de l’institution que ne se plient aux exigences des applications techniques.

On peut de ce fait émettre l’hypothèse que l’absence d’une conscience professionnelle et

d’une vocation à exercer le poste qu’ils occupent induit des pratiques non conformes aux

attentes portées quant à la mise en exécution d’une politique publique 158.

B- Vidéo-opérateur : un « petit emploi ».

Bien que Stéphanie et Marc ne présentent aucune disposition à exercer le métier de

vidéosurveillant ni aucune qualification ou formation à l’occupation d’une telle fonction,

ils m’expliquent qu’ils se sont adaptés très facilement à ce nouvel emploi.

1- Description administrative de la fonction.

Le poste de vidéosurveillant est un emploi de la fonction publique de catégorie C. Les

agents sont recrutés soit par concours externe ou interne, soit par un accès direct au poste

de second grade. La plupart du temps, on devient opérateur de vidéosurveillance par

mutation au sein de services municipaux. Cette fonction ne nécessite pas de formation

particulière et reste ouvert aux personnes ayant des compétences administratives,

techniques ou de police administrative.

Telles que décrites dans les textes réglementaires et les fiches de poste, les missions d’un

opérateur de vidéosurveillance se déclinent selon les axes suivants :

- Il doit tout d’abord assurer une surveillance générale des écrans de

vidéosurveillance, qualifiée de passive et dissuasive. Il balaie ainsi du regard les

158

Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010, p.93.

118

différents écrans de vidéosurveillance et manipule les caméras pour anticiper et/ou

détecter un événement survenant sur la voie publique.

- Ensuite, il doit effectuer des phases de surveillance active, au cours desquelles il est

à la recherche d’un individu ou d’un fait précisément. Ce type de surveillance est

en général provoqué par une demande d’un service particulier auprès du centre de

vidéosurveillance.

- Le vidéo-opérateur doit transmettre des informations relatives à des évènements

remarqués auprès des services compétents (sécurité publique, services internes de

la ville ou de la communauté urbaine).

- Il se doit d’assurer la recherche d’évènements sur les images numérisées sur

demande du responsable d’exploitation ou des services de police, bien que cela ne

soit pas de leur ressort officiellement.

- Il doit consigner tous les évènements constatés sur la main courante informatisée et

en référer au chef de service.

- L’opérateur de vidéosurveillance peut être investi d’une mission de sécurisation des

patrouilles de police sur le terrain, en surveillant par exemple la voiture de police

lors d’une intervention sur le terrain.

- Il peut aussi exercer des activités connexes, telles que la tenue du standard

téléphonique ou encore la gestion des bâtiments publics télésurveillés.

2- Description de la fonction par un vidéo-opérateur.

Cette présentation des principales tâches du poste seront reprises par Stéphanie lorsqu’elle

m’expliquera en quoi consiste son métier. Elle consacrera une heure dans son après-midi

pour me montrer les manipulations techniques, l’utilisation des logiciels, la main courante,

les différents postes qui les relient directement à la police nationale et à la police

municipale et leur permettent de leur transmettre les images. Ils remplissent par ailleurs la

fonction de standard téléphonique de la Direction de la gestion urbaine de proximité. Sa

présentation sera très minutieuse et détaillée.

Elle conclura : « Tu vois, en une heure, tu peux faire comme nous ! En fait, c’est très

facile, t’as plus besoin de réfléchir quand t’as l’habitude, c’est toujours la même chose

[…] On doit juste signaler tout dysfonctionnement sur la voie publique à la police

nationale ou à la police municipale », selon ses propres termes, qui sont en fait repris du

discours officiel. Lorsque je la questionne sur ce qu’ils voient le plus souvent, elle me

119

répond qu’ils signalent en général des stationnements gênants, des ventes à la sauvette de

cigarettes ou de portable, des dysfonctionnements sur la voirie tels que des ordures

ménagères, « rien de très passionnant ».

La présentation officielle du poste, mais surtout celle que j’ai pu obtenir auprès d’une

opératrice de vidéosurveillance soulignent l’absence de difficulté dans la compréhension

de l’accomplissement des missions qui y sont associées.

Il s’agit d’un emploi qui semble être dénué de toute satisfaction intellectuelle ou de

mobilisation de capacités réflexives, qui est dans la continuité avec la position que cette

petite fonctionnaire occupe dans l’espace social. Il est important de souligner que cette

observation ne provient pas d’un jugement ethnocentrique, mais est présente dans la façon

dont les opérateurs décrivent leur travail.

C- Une difficile construction de l’identité professionnelle.

1- Un métier qui « va de soi » : absence de formation et de savoir-faire.

Tout comme le poste de guichetier159, et d’une certaine façon celui de surveillant

pénitentiaire160, les vidéosurveillants ne bénéficient à ce jour d’aucune formation adéquate

à leur métier. On peut remarquer que dans les documents administratifs et

gouvernementaux161, il n’est pas fait mention, ou de façon très allusive, à la formation des

agents de vidéosurveillance ou à l’encadrement de leurs pratiques. Un seul document sur le

site officiel162 renvoie à un exemple de formation mis en place par une communauté

d’agglomération spécifique, mais sans aucune allusion à une formation nationale ou à des

recommandations générales du Ministère en la matière. Les municipalités, et plus

159

Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010.

160 Dominique LHUILIER et Nadia AYMARD, L’univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison,

Paris, Desclée de Brouwer, 1997. 161

Rapport sur l’efficacité de la vidéosurveillance, Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des collectivités territoriales, juillet 2009 ;

La vidéosurveillance et la lutte contre le terrorisme, rapport dirigé par Philippe Melchior, Ministère de l’intérieur, Ministère de la défense et Ministère des transports, de l’équipement, du tourisme et de la mer, octobre 2005.

162Un exemple d’organisation de formation à la prise de poste d'un opérateur pour la CAVAM

(communauté d’agglomération de la vallée de Montmorency), mais il n’existe pas sur le site un document présentant une formation nationale : http://www.videoprotection.interieur.gouv.fr/document/downloadDocuments/id/38.

120

spécifiquement les fonctionnaires en charge du pilotage de la politique de

vidéosurveillance, sont donc autonomes dans le choix d’assurer une formation.

A cela s’ajoute le fait que le poste d’opérateur de vidéosurveillance est officiellement

défini de façon floue et très succincte par les textes réglementaires.

On peut supposer que les fonctions qui doivent s’y accomplir vont de soi a priori : tout

comme les guichetiers doivent naturellement accueillir des administrés, les vidéo-

opérateurs n’ont qu’à regarder des écrans et surveiller. Pourtant une formation organisée

est essentielle. Elle permettrait une socialisation professionnelle afin de faire naître une

certaine conscience partagée du poste, une formalisation du rôle, et une familiarisation

avec les principes définis par les pouvoirs publics. Ce faisant, les opérateurs donneraient

du sens à leur présence au sein du service et sans doute leur représentation du poste

pourrait en être modifiée. Il semble pourtant tenu pour acquis que les savoir-faire propres à

cette profession relèvent du bon sens163.

Cette hypothèse s’est vérifiée au cours de mon observation. Dès le troisième jour de mon

enquête, j’ai en effet pu assister à un moment d’effervescence au sein du service de

vidéosurveillance. Quelques minutes après une agression, la police nationale a contacté le

service de vidéosurveillance afin de retrouver les images où l’on apercevait la personne qui

avait commis l’acte délictueux. Stéphanie s’est montrée très impressionnée par le

visionnage des images en direct du vol, tout comme si c’était la première fois qu’elle

voyait ce type de faits à l’écran. Il s’avère, en effet, que le flagrant délit est très rare : « t’as

eu de la chance ! ».

Dans son euphorie, j’ai toutefois pu percevoir de la déstabilisation chez l’opératrice. Elle

était toute excitée et ne savait pas réellement quelle attitude adopter : « Faudrait qu’il y ait

des spécialistes qui nous disent quoi faire », « Mais c’est trop flou, on sait pas quoi faire ».

Elle n’est pas familiarisée et semble perdue dès lors qu’elle doit mobiliser des savoir-faire,

elle aimerait qu’on la guide dans sa démarche professionnelle, ce qui peut être le signe de

sa bonne volonté mais révèle surtout de lourdes lacunes quand à la professionnalisation des

opérateurs de vidéosurveillance.

163

Marjorie BULOS and Chris SARNO, Codes of Practice and Public Closed Circuit Television Systems, London Local Government Information Unit, 1996, p.24.

121

2- Un turn-over important, qui empêche toute perspective de carrière et rend difficile

l’installation dans le poste.

Dans une logique cumulative avec l’absence de vocation, le personnel de vidéosurveillance

subit un turn-over très important, tous les quatre ans environ. Les textes réglementaires, les

responsables et les agents chargés de la vidéosurveillance sont sur ce point d’accord : on ne

peut rester plus de quatre ans au poste, du fait de l’usure que le poste implique164.

Les employés sont ainsi susceptibles de montrer une réticence à s’investir dans leur poste

et leur service. Ils ont conscience qu’ils ne peuvent espérer aucune évolution sociale de par

leur ancienneté au sein du service : « et après ? Ben, retour à la case départ ! ».

Stéphanie souhaite depuis longtemps changer de service, tout comme Marc. Ils ont, à ce

titre, déposé leur mutation depuis plus d’un an. Le fait est qu’ils sont « contraints » de

rester dans le service tant que de nouveaux opérateurs ne sont pas recrutés : « On y est pour

dix ans encore, personne va venir, tu vas voir ! ». Cette perspective ne les réjouit guère et

elle influe de façon automatique leur manière de percevoir leur travail.

Par ailleurs, le développement supposé de savoir-faire propres à la profession ne leur est

guère utile, car difficilement transposables à d’autres emplois dans la fonction publique.

Leur expérience de plusieurs années au sein du service de vidéosurveillance ne leur permet

pas de choisir ou de postuler pour un poste à la mairie : « C’est la psychologue qui me dira,

je suis un agent technique là, mais tant on va me mettre à faire la secrétaire, on verra ».

Dans la continuité avec sa trajectoire professionnelle, Stéphanie n’envisage pas de choisir

un poste en fonction de ses aspirations.

Il en résulte une absence de socialisation et culture professionnelle qui faciliteraient la

construction d’une identité professionnelle commune au « corps de tous les opérateurs de

vidéosurveillance ». Ces lacunes et les conditions objectives de l’exercice du métier

d’opérateur sont d’une grande importance quant à la compréhension de la position occupée

dans l’espace social par ces « petits » fonctionnaires. Ainsi, les pratiques et les

représentations qu’ils mobilisent dans leur rapport au travail sont empreintes de ces

propriétés de situation.

164

Il est fait mention de la « forte pénibilité limitant la durée d'exercice du métier » dans la fiche officielle descriptive du métier d’opérateur de vidéosurveillance.

122

*

L’absence de vocation, des tâches décrites comme difficilement intéressantes et une

improbable construction d’une identité professionnelle sont autant d’éléments qui

marquent la continuité entre la condition sociale des opérateurs de vidéosurveillance et les

conditions de travail en tant que vidéo-opérateur. Toutefois, il s’agit à présent

d’approfondir l’analyse de la position sociale qu’occupent ces petits fonctionnaires, en

s’appuyant sur les perceptions et ressentis de ces derniers. L’observation ethnographique

d’une vidéosurveillante nous permet de mieux appréhender comment des petits

fonctionnaires peuvent se représenter la position qu’ils occupent au sein d’un service

public.

On s’attache ici à analyser le rapport au travail, afin de rendre compte d’un quotidien

professionnel qui manque profondément de sens et renvoie de façon systématique à une

position dominée.

Nous ne sommes pas familiers avec la perception et le rapport au travail que peuvent

développer des petits fonctionnaires. Cette approche nous permettra alors de mieux

appréhender les ressorts du rapport au travail qu’ils entretiennent. Ce faisant, nous pouvons

faire l’hypothèse que la question des rapports sociaux et les enjeux de domination

caractérisent la façon dont les vidéosurveillants vont occuper leur poste.

123

Section II – Le ressenti quotidien : Dévalorisation et absence de sens.

§1- L’importance du rapport subjectif au monde social dans la compréhension de

pratiques professionnelles.

Derrière la notion de domination, se trouve un large spectre de phénomènes sociaux

observés : des positions, des pratiques et des comportements. Au-delà des relations de

pouvoir induites par la division du travail, nous nous attachons à comprendre le pouvoir et

la violence symbolique qui sont exercés dans l’espace social et aux répercussions que

peuvent avoir ces éléments sur les représentations de petits fonctionnaires publics.

La présentation officielle de la fonction ne manque pas de souligner les différentes

contraintes de travail, physiques et psychiques. Les responsables du service sont conscients

de la pénibilité des conditions pratiques de travail et elles sont rappelées dans les différents

textes réglementaires ou dans les discours. Pourtant, la façon dont ces petits fonctionnaires

se positionnent dans le monde social reste largement méconnue, voire s’analyse comme un

impensé, comme nous l’avons vu précédemment.

En s’attachant à dépasser la perspective des difficultés inhérentes au métier, il s’agit ici de

mettre en évidence la façon dont est perçue par les intéressés la position qu’ils occupent.

En effet, comme le souligne Alexis Spire, les petits fonctionnaires réagissent différemment

aux injonctions de la hiérarchie selon leur rapport subjectif au monde social et la

représentation qu’ils se font de leur position dans le service165. Ce faisant, ces

considérations viennent influencer la façon dont ils mettent en œuvre une politique

publique.

La signification accordée à la situation par l’agent, son système de représentation de soi et

de la tâche déterminent de façon significative le rapport au travail. Les conditions de

travail peuvent affecter la personne au-delà de simples « souffrances au travail », comme

on l’entend communément, telles qu’elles peuvent être dénoncées par les syndicats de

travailleurs. Elles viennent laisser leur empreinte sur la façon dont l’agent se représente sa

position dans le monde du travail, mais aussi dans le monde social. Nous nous situons ici

dans une approche de sociologie compréhensive bourdieusienne. Il s’agit d’appréhender

165

Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, 124 pages.

124

« la relation pratique ou représentée à la position qui dépend elle-même, entre autres

choses, de la trajectoire […] passée (donc de l’habitus) [conduisant à la position occupée]

et des cadres de référence possibles »166. La position sociale et la représentation de celle-ci

viennent donc influer les pratiques, ici professionnelles. Cette position occupée est elle-

même guidée par le sens pratique de la position qui lui-même est fortement liée à la

trajectoire sociale passée.

Cette approche de la position occupée nous permet ainsi de relier la trajectoire sociale de

Stéphanie, la façon dont elle se représente sa position actuellement et ses pratiques

professionnelles.

Nous pouvons faire l’hypothèse que les développements qui vont suivre peuvent être

transposés à la plupart des petits fonctionnaires.

§2 - L’absence de sens au travail : « ça n’est pas ici que je vais me booster ! »

A- L’ennui.

1- Une journée semblable à toutes les autres.

A partir du moment où Stéphanie a franchi le seuil de la porte du PC vidéo pour entrer

dans le « cagibi », elle semble mettre la vie de côté. Ce n’est qu’en fin de journée, les

heures de travail accomplies, qu’elle pourra alors reprendre « la vraie vie ». En effet, les

journées des opérateurs de vidéosurveillance se déroulent rigoureusement toujours de la

même manière. Ils arrivent à huit heures et trente minutes, garent leur voiture au même

endroit pour aller s’assoir sur leur siège - ergonomiquement pensé afin qu’ils bénéficient

de «conditions de travail favorables » - et qu’ils ne quitteront pas jusqu’à seize heures

quarante cinq. Ils peuvent aujourd’hui conserver leurs effets personnels au sein de la salle

de PC vidéo, le portable sera donc soigneusement caché dans le tiroir afin que les

responsables ne soupçonnent pas son utilisation pendant les heures de travail. On ne les

revoit pas jusqu’à onze heures et cinquante neuf minutes, heure à laquelle on peut entendre

systématiquement le bruit de la porte du PC vidéo s’ouvrir. Marc va en général acheter son

déjeuner au supermarché du coin. Stéphanie allume la télé de la cuisine, met la chaîne TF1

166

Pierre BOURDIEU, « La représentation de la position sociale », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 52-53, juin 1984, p. 14.

125

pour regarder une émission qu’elle a l’habitude de ne jamais manquer : les douze coups de

midi. Elle se justifie : « oui, je regarde par habitude tu vois, mes parents y s’ont toujours

regardé ça, alors moi aussi, j’aime bien ». Elle téléphone systématiquement à son mari

avant la première bouchée et le rappelle tout aussi systématiquement avant la reprise de

poste. Elle a en général préparé son repas la veille chez elle. A midi et dix minutes, elle a

en général fini son déjeuner et conclut : « Et voilà, tu attends ça toute la journée, et ça

dure juste quelques minutes. » Je ne peux qu’acquiescer, me rendant à l’évidence de

l’ennui qu’elle subit. A douze heures quarante cinq pile, les opérateurs rentrent dans leur

salle de travail jusqu’à seize heures quarante-cinq. Une journée monotone est passée.

2- Regarder l’heure le plus souvent, et les écrans quelques fois.

Mais que se passe-t-il à l’intérieur de leur « boite noire » ? Que font les vidéo-opérateurs

toute la journée ? Je me suis attachée à passer plusieurs heures à leur côté, en m’asseyant

sur une des chaises vacantes de la salle afin de mieux comprendre ce en quoi consiste le

quotidien de ces petits fonctionnaires.

Son mari l’appelle et la questionne sur ce qu’elle fait. Elle rit : « Ben qu’est ce tu veux que

je fasse avec mes écrans ?! Rien, comme toujours ! »

Tout comme un travail d’ouvrier à la chaine, le métier de vidéosurveillant implique et

exige la répétition de mêmes tâches très simples, confiné dans la même pièce, sans pouvoir

bouger de son siège. Il faut regarder les écrans placés devant soi. L’ennui est l’aspect de

leur travail qui ressortira le plus fréquemment.

Dès la première rencontre, Stéphanie m’a précisé qu’ils n’ont « jamais de trucs pris sur le

fait, c’est souvent le standard, c’est calme, un peu trop même ». La problématique de

l’ennui est soulignée sans cesse : « On s’ennuie, et on mange, et on grossit… Moi j’ai pris

des kilos depuis que je suis là », « le travail se restreint », « c’est toujours les mêmes

affaires, par exemple, ce poteau, je l’ai signalé y’a trois mois à la mairie de Polis, et ils

ont toujours rien fait ». A plusieurs reprises, elle se plaint du manque d’ingéniosité pour

faire passer le temps : « je sais plus quoi regarder sur Internet… » ; «C’est encore plus

long quand je suis toute seule… je m’endors… ». Marc aussi me soulignera la prégnance

du sentiment de devoir faire passer le temps coûte que coûte : « Ben c’est long… Y’a

Internet… Mais bon… ».

126

Regarder des écrans toute une journée, surtout lorsqu’il ne se passe rien, est une tâche

extrêmement pénible et ennuyeuse. La main courante, qui est censée retracer la totalité de

leur activité, ne comporte presqu’aucun fait : il ne se passe rien. L’activité intellectuelle

toute entière est finalement consacrée au décomptage des heures, avant la fin de la journée

et des jours, avant les prochains congés.

B- Des petits fonctionnaires dépités.

Les vidéo-opérateurs sont condamnés sur la scène professionnelle à un emploi subalterne

usant physiquement, ne leur apportant aucun prestige, ni aucune autonomie a priori. Il en

découle la perte de la signification subjective de leur rôle professionnel. Il est difficile,

dans ce contexte, de ne pas penser à la souffrance que peut générer le manque de sens au

travail. Il y a bien, pour les vidéo-opérateurs de Polis, un hiatus entre leurs tâches

quotidiennes et leurs justifications. Le but est dangereusement perdu de vue. Aussi, on

comprend qu’il devient urgent de réinjecter du sens, même minime, dans une pratique

professionnelle qui en a été subjectivement vidée.

1- Une seule « récompense » : le SMIC.

« Dans les pays de la civilisation presque tous les hommes se ressemblent maintenant en

ceci qu’ils cherchent du travail à cause du salaire; pour eux tous, le travail est un moyen

et non le but lui-même; c’est pourquoi ils mettent peu de finesse au choix du travail,

pourvu qu’il procure un gain […] »167.

Le sentiment d’inutilité favorise un désinvestissement au quotidien : le seul objectif des

opérateurs est de changer de service dès que la possibilité leur en sera offerte, il s’agit

simplement aujourd’hui d’attendre et de rester au poste pour percevoir un salaire. La

volonté de se rendre utile ou d’apporter sa contribution à un tout - que l’on peut espérer

d’une activité professionnelle- est vaine et inexistante. La rétribution financière est conçue

comme l’unique raison de la présence quotidienne.

167

Friedrich NIETZSCHE, Le gai savoir §42, GF Flammarion, 2e édition, 2000.

127

Les deux opérateurs signifient de façon insistante et avec amertume qu’ils en ont

profondément marre et qu’ils n’attendent qu’une seule chose : « changer de job ». Les

opérateurs entretiennent ainsi un rapport très négatif à leur travail. Apparentés aux

« pragmatiques »168 identifiés par A. Spire, les vidéo-opérateurs sont dans l’indifférence

par rapport à la signification de leur mission et entretiennent un rapport totalement

dépassionné à l’égard de celle-ci.

Ils ne peuvent envisager que des personnes se présentent de façon volontaire au poste de

vidéosurveillant. Stéphanie ne comprend pas, en effet, pourquoi une jeune femme souhaite

être recrutée : « Nous, on veut partir, mais elle, elle veut venir, c’est pas normal, je suis

sûre qu’elle est pas au courant de ce que c’est ». Elle suppose ainsi que les responsables

ont menti sur la réalité des conditions de travail de ce poste : « Faut être fou pour accepter

ce travail […] je suis sûre qu’ils lui ont pas dit la vérité…Je vais te la décourager, moi ! ».

2- La recherche du « flag’ ».

La recherche du flagrant délit occupe une place très importante dans le quotidien des

opérateurs de vidéosurveillance. Lorsque nous avions dû visionner les images demandées

par la police à la suite d’un vol, Stéphanie rapportera les événements de la veille à sa

supérieure hiérarchique en exprimant son excitation : « C’était génial, on s’est régalées ! ».

Il ne s’agissait pas ici d’un flagrant délit à proprement parlé, car les images étaient

visionnées a posteriori, mais il en prenait la signification aux yeux de Stéphanie, qui avait

pu retrouver les images de l’acte délictueux grâce à l’enregistrement automatique.

S’il conserve une telle importance néanmoins dans les représentations des opérateurs de

vidéosurveillance, ce n’est pas pour les suites qu’il engendre dans l’enquête judiciaire qui

n’aboutit pas le plus souvent, par manque de preuve, absence de plainte ou qualité

défectueuse des images.

Il alimente avant tout une représentation valorisée du travail des opérateurs, qu’ils

associent à celui d’un officier de police judiciaire « à la chasse » de délinquants. Faire du

« flag’ », c’est s’assurer le gage de leur réussite, de leur utilité sociale et le seul moyen

d’obtenir une gratification professionnelle dans le service et la reconnaissance de la part de

168

Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, p.75.

128

leurs partenaires. Le rôle est ainsi revalorisé. Il est même récompensé dans certains

services municipaux par des heures de congé supplémentaires, mais pas à Polis : « Même si

c’est fatiguant, c’est vrai que c’est intéressant, au moins on se rend utile… ».

Toutefois, le flagrant délit est généralement très rare169 : depuis six ans qu’ils occupent le

poste, Stéphanie et Marc n’ont jamais surpris quelqu’un en flagrant délit de vol ou

d’agression. L’ennui est, de facto, ce qui caractérise leur quotidien. Ce rapport au travail

entraine du ressentiment envers les responsables, qui persistent dans l’idée que les

opérateurs doivent continuer à s’investir de façon totale dans leur pratique professionnelle.

Ils ne semblent pas comprendre que le découragement que ressentent les opérateurs les

pousse à adopter une stratégie du moindre effort : « On fait vite le tour, hein ?! … C’est

toujours les mêmes lieux, les mêmes choses … Mais les chefs y comprennent pas … Ils

nous disent qu’on doit tout signaler, mais ça sert à rien… Ils font croire qu’ils y croient,

mais même eux ils y croient pas ».

§3 - « On ne sert vraiment à rien, c’est désespérant » : absence de considération, de

reconnaissance et invisibilité.

En dépassant la simple perspective de la représentation que les opérateurs se font de leur

travail, dans ses conditions propres, il s’agit d’envisager la fonction d’opérateur de

vidéosurveillance dans les relations qu’elle implique. En effet, l’espace social est conçu

relationnellement dans la sociologie de la domination : il est un espace au sein duquel

différentes positions hiérarchisées sont reliées par des jeux de domination, de distinction et

d’exclusion mutuelle.

Il faut donc poursuivre notre analyse de la représentation qu’ont les opérateurs de

vidéosurveillance de leur position sociale en s’attachant aux relations qu’ils entretiennent

avec les chefs hiérarchiquement et socialement supérieurs et avec les partenaires du métier

de vidéosurveillant. Le manque de reconnaissance et de considération à leur égard est

abordé systématiquement. Oubliés, méprisés, inutiles et disqualifiés sont des qualificatifs

169

Se reporter au bilan de littérature portant sur la vidéosurveillance présenté dans le chapitre introductif.

129

qui peuvent résumer l’image négative d’eux-mêmes qui leur est renvoyée par les

responsables et les partenaires institutionnels et qui pérennisent leur position dominée.

A- Relations conflictuelles et dévalorisantes avec les chefs : aucune rétribution

symbolique.

1- Une relation aux supérieurs mal vécue.

Comme nous l’avons exposé dans le chapitre précèdent, les responsables du service

signifient en permanence la position dominante qu’ils occupent à leurs employés

subalternes. La manière dont ils se représentent et traitent les opérateurs de

vidéosurveillance témoigne d’un profond mépris. Comment les vidéosurveillants vivent-ils

et perçoivent-ils ces relations aux chefs au quotidien ?

Les rapports tendus avec la hiérarchie sont une des thématiques qui sera le plus abordée

tout au long de mon observation, avec l’ennui. De nombreuses discussions, notamment lors

du déjeuner, y seront consacrées. Les opérateurs les nomment rarement par leurs noms et

préfèrent des appellations telles que « l’autre » ou « les chefs » lorsqu’ils parlent d’eux

globalement. Stéphanie m’a souligné de façon systématique le mépris qu’elle ressent pour

les chefs, du fait de leur comportement et du manque de considération qu’ils lui portent. Je

ne reviens pas sur la violence symbolique qu’ils subissent quotidiennement, car elle a été

présentée précédemment. Il est plutôt intéressant d’analyser les éléments à partir desquels

elle construit son discours sur « les chefs ».

Stéphanie parle le plus souvent de son ressenti d’injustice. Elle insiste sur le fossé qu’il

existe entre la façon dont « des catégories C » et « des chefs » peuvent se comporter

professionnellement. Cela se concrétise le plus souvent lorsqu’elle aborde le sujet des

horaires de travail. Elle ne comprend pas pourquoi les catégories C n’ont droit qu’à

quarante-cinq minutes de pause alors que les chefs se permettent de prolonger leur

déjeuner jusqu’à quinze heures souvent et qu’ils ne partent pas pour autant après eux. Elle

reviendra sur les vacations qui contraignent les opérateurs à travailler selon un régime

d’horaires modifiées (cinq heures-treize heures ou treize heures-vingt heures): « C’est le

monde qui tourne à l’envers, le patron qui part avant l’agent de catégorie C », « Attends,

moi j’suis pas rentrée à la mairie pour finir à vingt heures, je veux finir à dix-sept heures

130

comme eux ». Il est très heuristique pour notre travail qu’elle utilise cette division du

monde social spontanément : petits fonctionnaires et chefs. Nous comprenons que le

ressentiment s’applique aux trois chefs de service, mais aussi à tous les chefs et finalement

aux individus qui occupent une position sociale dominante.

Elle fait aussi souvent allusion au sentiment de persécution et d’acharnement des

responsables sur sa personne, et non sur la qualité de son travail. Il lui semble que R1 et R3

rappellent continuellement leur position de dominants : « je ne sais pas, c’est comme s’ils

avaient besoin …de montrer qu’ils sont chefs ». Ils s’attachent ainsi à montrer leur mépris

en n’accordant aucune marque de considération et de reconnaissance. En témoigne son

discours lorsque je la questionne sur la contradiction entre sa volonté affichée de quitter

son poste avec le fait qu’elle accepterait le poste si on lui permettait de garder ses horaires

lors du passage aux horaires en trois/huit (qui implique un travail de nuit). Les chefs ne lui

permettent pas de conserver ses horaires de jour : elle ne se sent pas récompensée de son

inscription dans la durée au sein de l’institution. Il lui semble qu’elle devrait pouvoir

choisir ses horaires de par son ancienneté, les nouveaux devant se plier aux horaires

contraignants sans avoir le choix, comme elle autrefois. L’ancienneté qui est généralement

une variable qui permet d’évoluer au sein de la profession, en obtenant des gratifications et

des avantages, n’est pas prise en compte en ce qui concerne les opérateurs de

vidéosurveillance. Ils sont traités de la même manière que les « nouveaux » s’ils veulent

rester dans le service : toute perspective d’amélioration de la position occupée est freinée

par les chefs de service.

Les vidéosurveillants sont souvent totalement ignorés ou traités sans considération. Un des

faits les plus marquants auxquels j’ai assisté est « l’oubli » de la part des responsables de

saluer le matin leurs employés. Chaque matin, R1 et R3, qui arrivent tous deux une demi-

heure après que Marc et Stéphanie aient débuté, ne se déplacent pas jusqu’à la salle de

supervision pour les saluer. Stéphanie le souligne, dépitée : « l’autre qui dit même pas

bonjour … Et ouais, c’est comme ça ».

Ce type de comportements de la part de la hiérarchie entraine des rapports très conflictuels

avec leur hiérarchie, mais surtout les renvoie en permanence à leur position de dominés.

131

2- Ressentiment social : « eux » et « nous »170.

Pourtant, les opérateurs adoptent une attitude docile face aux responsables. Ils ne se sentent

pas légitimes à signifier leur mécontentement explicitement. Ils acceptent leur position de

dominée dans le service qui s’inscrit dans la continuité avec leur trajectoire passée.

Ce n’est qu’en « coulisses » qu’ils se permettent d’exprimer leur ressentiment et de

développer des stratégies de résistance à la domination, comme cela sera explicité dans la

troisième section.

Le ressentiment déguisé sous les dehors de l'indignation morale peut être historiquement

associé à une position inférieure dans la structure sociale171. En effet, les rapports

conflictuels que ces petits fonctionnaires ont avec leur hiérarchie, le ressentiment et le

sentiment d’injustice dont ils témoignent renvoient à une « lutte des classes » classique :

dominants contre dominés. Elle dépasse la perspective de rapports professionnels

hiérarchiques et s’inscrit dans une logique de lutte de positions au sein de l’espace social.

En témoigne la récurrence du ressentiment que Stéphanie a pu entretenir envers tous ses

supérieurs précédents et avec les individus qui occupent une position supérieure dans

l’espace social. Une remarque à propos du comportement de R3 vient confirmer cette

hypothèse : « tu verras, au début, elle fait bonne impression… Mais peut être qu’avec toi,

elle fera la gentille ». La dernière partie de cette citation marque la différence que fait

Stéphanie entre ma position et la sienne. Elle poursuivra lors d’une nouvelle discussion :

« ton père, il est chef à la mairie, hein ? Ah ben c’est pour ça qu’elle t’aime bien. Parce

que moi, ils s’en foutent. Ils savent qu’il est à la mairie, mais il est cantonnier, alors que

dalle ! ». C’est explicite dans ses propos : si les chefs la méprisent, c’est à cause de son

origine sociale populaire et de sa position dominée. Elle se représente le monde social

comme clivé entre dominants et dominés, selon la position occupée, elle-même définie par

le volume en capital scolaire, économique et social.

170

Titre du troisième chapitre de Richard HOGGART, La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Editions de Minuit, 1970.

171

Rémi LENOIR, « Espace social et classes sociales chez Pierre Bourdieu », Sociétés & Représentations 1/2004 (n° 17), p. 387.

132

La représentation de la position que s’est appropriée cette petite fonctionnaire influe la

façon dont elle envisage sa place dans le service en pratique. Perpétuellement renvoyée à

sa position de dominée, elle s’avoue démotivée et ne trouve pas de sens à son emploi. A

partir du moment où elle a compris que la position qu’elle occupait au sein du service était

dévalorisée et discréditée par les responsables, elle n’a plus voulu s’investir.

A cela s’ajoutent l’absence de reconnaissance de la part des partenaires et le sentiment

d’inutilité sociale qui en découle.

B- Absence de reconnaissance de la part des partenaires : d’une invisibilité

professionnelle à une inutilité sociale ?

Quand Stéphanie en vient à m’expliquer plus précisément les rapports que les

vidéosurveillants entretiennent avec les divers services de la police le premier jour, elle me

souligne de manière désabusée son ressenti quant à l’inutilité de son rôle dans le circuit

répressif. Ils sont censés signaler les dysfonctionnements et entrent donc dans une relation

de partenariat avec les acteurs inscrits dans le dispositif de prévention/répression de la

délinquance. Ils disposent, à cette fin, d’une ligne directe avec la police afin de leur

transmettre les images qu’ils estiment utile de montrer à leurs partenaires. Cependant, «

ils viennent si ça les intéresse, mais en fait, ils ne viennent jamais ou toujours trop tard ».

Elle m’explique : « tu vois là, ils ont demandé les images et ils ne sont toujours pas venus

les chercher, ça sert à rien ». Une fois, Stéphanie remarque une vente à la sauvette de

cigarettes dans un des secteurs vidéosurveillés. Elle transmet les images à la police

nationale et ajoute : « Je l’envoie à la police nationale, mais ils regardent jamais, c’est

pour faire beau […] Attends, en deux minutes, je vais te trouver un truc moi, mais après ça

suit pas … Moi je vais pas me casser les yeux pour rien ».

Ce manque de reconnaissance du rôle que jouent ces opérateurs de vidéosurveillance de la

part des partenaires se vérifie dans le fait que, la plupart du temps, les commissariats ne

sont pas au courant de la présence de caméras dans les deux secteurs vidéosurveillés, ou

encore qu’ils appellent pour avoir des images dans des secteurs qui ne le sont pas.

133

Une anecdote illustre mes propos. Suite à un viol commis sur une avenue de Polis, la

police nationale a contacté le service de vidéosurveillance pour récupérer les images mais

le secteur n’était pas vidéosurveillé par la ville, comme lui explique Stéphanie.

Ainsi, au bout de huit ans, la police nationale ne connait toujours pas l'emplacement des

dix caméras municipales, ce qui démontre l'absence totale de coordination entre les deux

services publics. Pourtant, on ne semble pas vouloir y pallier, quelque soit le degré

hiérarchique ou le service concerné, chacun reléguant la faute sur l’autre.

Mais surtout, le professionnalisme de Stéphanie est remis en question par les agents de la

police nationale. En effet, après un premier appel, un second a été passé pour vérifier que

la caméra en question n'était réellement pas du ressort de la ville, l’agent en question

mettant en doute les propos de Stéphanie. Elle lui répond : « Mais, Monsieur, c'est mon

métier, je sais ce que je dis ». Son professionnalisme est remis en cause par la police, ce

qui la renvoie à une position dévalorisée, à nouveau.

Ces éléments engendrent des conséquences considérables sur le rapport au travail et à

l’institution des opérateurs de vidéosurveillance. Ils ont l’impression que, même en faisant

preuve de bonne volonté, leur travail est inutile, invisible et oublié de tous. Leur

professionnalisme n’est pas reconnu et ils sont simplement employés comme complément

des technologies de surveillance. Le rapport à la machine est inversé : on investit et on

porte beaucoup d’espoirs sur de nouvelles caméras et des logiciels de détection, sans

s’inquiéter de la qualité du travail humain sur ces objets, qui n’est qu’un outil en

complément à l’efficience des caméras.

Ces considérations influent le rapport au travail de ces petits fonctionnaires, mais il a des

répercussions avant tout sur leur rapport au monde social et à la représentation de la

position qu’ils y occupent. Les relations avec la police nationale sont ainsi marquées par un

refus de la domination sociale qui s’y exerce : « Ils me prennent de haut en plus, mais

pour qui ils se prennent ? ». Les opérateurs par ailleurs tentent de revaloriser leur position

en se distinguant des agents de la police municipale. Ils les considèrent comme une simple

« milice personnelle du maire », qui ne fait qu’acte de présence dans les rues de Polis, sans

pour autant remplir leur fonction de sécurisation de l’espace public. Stéphanie souligne à

plusieurs reprises le manque de professionnalisme de la police municipale et dévalorise la

134

position qu’ils occupent dans le champ de la force publique : « Faut pas leur donner

l’arme, on sait pas, ils sont pas assez … tu vois ? Ils ont pas la capacité.»

L’absence de reconnaissance de la part des partenaires institutionnels, essentiellement la

police nationale et municipale, entraine chez les vidéo-opérateurs un sentiment de

dévalorisation de leur professionnalisme et, ce faisant, de la position qu’ils occupent.

C- Des petits fonctionnaires isolés spatialement, institutionnellement et

socialement : « On est seuls au monde ».

En sus d’une mise à distance par la hiérarchie et les partenaires, il est essentiel de

comprendre que les caractéristiques propres au poste d’opérateur de vidéosurveillance

entretiennent un certain isolement. En effet, il s’agit d’un poste à part qui dénote vis-à-vis

des autres postes dans l’organisation administrative, de par sa fonction et son isolement

spatial des bureaux administratifs.

Les opérateurs de vidéosurveillance se démarquent des agents administratifs classiques,

dans leur activité (qui ne consiste pas en un travail de bureau habituel) et leur horaire

différencié (en trois/huit).

De plus, ils sont isolés spatialement des autres bureaux dans la salle de PC vidéo, dont

l’accès est strictement réglementé.

La configuration spatiale du service de vidéosurveillance conforte cette mise à l’écart. Le

service de vidéosurveillance se situe au rez-de-chaussée. On entre dans ce service par le

biais d’un badge, il est composé d’un long couloir avec des bureaux destinés aux divers

responsables qui sont, pour la plupart, tous inoccupés. Tout au bout du couloir, clairement

à l’écart, il y a le PC vidéo dans lequel on ne peut qu’accéder par badge à nouveau. La

salle dispose de fenêtres, mais qui sont recouvertes de larges feuilles de papier A3, pour

empêcher que les personnes à l’extérieur ne voient l’intérieur du PC. On y est confiné et

coupé du monde extérieur. Cette disposition spatiale vient appuyer et renforcer la mise à

l’écart des agents : ils sont « les gens du bout »172.

172 Expression utilisée par un des responsables pour qualifier les opérateurs.

135

Ainsi, ils se sentent « seuls au monde » et se plaignent : « de toute façon, il n’y jamais

personne qui vient, c’est toujours comme ça ».

L’isolement institutionnel et spatial de la salle du PC vidéo implique une certaine

autonomie des agents dans leurs pratiques professionnelles. En effet, ils ne bénéficient que

de très rares visites des chefs hiérarchiques, qui ne se déplacent même pas lors de leur

arrivée dans le service en début de journée. Les « collègues » ne sont pas autorisés à

pénétrer dans le service de vidéosurveillance.

*

Confrontés à une absence de sens, un ressenti d’inutilité et un manque de reconnaissance,

les opérateurs de vidéosurveillance occupent une position professionnelle qui n’apporte pas

de bénéfices au processus de construction d’une identité sociale valorisante. Ils ont ainsi un

rapport au monde social désenchanté et une représentation des possibles très restreinte.

C’est à travers l’analyse positionnelle de ces petits fonctionnaires et des perceptions et

représentations qui en découlent que nous pouvons revenir sur notre constat initial – des

exécutants qui n’exécutent pas – afin d’en expliciter les ressorts. C’est tout l’objet de notre

dernière section, qui s’attache à éclairer la résistance à la domination sociale que ces petits

fonctionnaires peuvent déployer.

136

Section III – Résistance à la domination : stratégies professionnelles et vie « à côté ».

« Il y a toujours place pour une lutte cognitive à propos des choses du monde. »173

Cette dernière section est le point final à notre travail de recherche. On s’intéresse aux

coulisses de la scène, à cet espace au sein duquel ces petits fonctionnaires peuvent mettre à

mal les représentations qui sont associées à leur position dans l’espace social.

Dans la continuité avec les développements précédents, qui permettent d’appréhender la

position sociale dominée qu’occupent les opérateurs de vidéosurveillance, nous pouvons in

fine éclairer le constat qui est au fondement de cette recherche : des exécutants qui

n’exécutent pas obligatoirement.

La trajectoire sociale et professionnelle, les relations entretenues avec les divers agents et

avec leur hiérarchie professionnelle, l’absence de satisfaction au travail et de gratification

sociale sont autant d’éléments qui renvoient ces petits fonctionnaires à une position

dominée dans l’espace social global.

Toutefois, la position et les dispositions ne sont pas des faits immuables et les individus

sont susceptibles d’y opposer des résistances. Ainsi, il est possible d’envisager une

évolution de la position occupée et de la représentation de celle-ci dans l’espace social, par

les résistances et stratégies que peuvent déployer ces petits fonctionnaires. L’espace social

est ainsi conçu de manière dynamique : « La position d’un individu ou d’un groupe dans la

structure sociale ne peut jamais être définie complètement d’un point de vue strictement

statique, c’est-à-dire comme position relative (supérieure, moyenne, ou inférieure) dans

une structure donnée à un moment donné du temps »174.

De cette façon, à défaut de développement de savoirs-faires professionnels, les opérateurs

de vidéosurveillance développent des stratégies de résistance à la domination subie dans le

cadre professionnel et social. Ce type d’attitudes vient en partie modifier la situation de

travail. Mais nous faisons l’hypothèse qu’elles servent avant tout un objectif symbolique

de résistance à la domination sociale et de valorisation de la position sociale. Ce faisant,

173

Pierre BOURDIEU, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 19-20. 174

Alain ACCARDO et Philippe CORCUFF, La sociologie de Bourdieu (Textes choisis et commentés), Le Mascaret, 1986, p.153-154.

137

ces stratégies visent à rouvrir « l’espace des possibles »175, dans la représentation

subjective de la position occupée par des agents dominés.

§ 1 – Des vidéosurveillants qui ne surveillent pas : Une résistance à la domination dans

le champ professionnel.

A- « On regarde quand on a rien d’autre à faire » : panel de stratégies

occupationnelles.

Suite à l’observation in situ des opérateurs de vidéosurveillance pendant des journées

entières, il est apparu clairement que le temps de travail est rarement consacré à la

surveillance des écrans de contrôle. Il s’agit d’une occupation parmi d’autres, très

nombreuses176. La monotonie et l’ennui qui caractérisent cet emploi permettent

d’expliquer, en partie, la mobilisation de tactiques de divertissements et de stratégies

occupationnelles. Ils sont ainsi abandonnés à leurs propres ressources pour inventer de la

satisfaction au travail177.

Ainsi, une journée classique des vidéosurveillants est remplie de diverses occupations,

grâce auxquelles ils ne surveillent que très rarement les écrans de surveillance.

Au cours des premières tentatives d’approche ethnométhodologique des pratiques

professionnelles des opérateurs de vidéosurveillance, j’ai pu remarquer que, dès que je

pénétrais la salle du PC vidéo, Stéphanie s’arrêtait a priori de surveiller pour pouvoir

discuter avec moi. Elle a ainsi trouvé en ma présence une nouvelle façon de lutter contre

l’ennui et de ne pas exécuter sa fonction.

Lorsque je questionne l’opératrice sur la façon dont se déroule sa journée lorsqu’ils sont

plusieurs dans la salle, elle m’explique qu’ils discutent tout le temps ou s’occupent : « on

trouve toujours quelque chose à faire, on fait des jeux en ligne, ah là on rigole bien !

Aussi non, on regarde internet ou la télé... ». D’après mes observations, j’ai pu recenser

diverses occupations : pauses toilette à répétition, télévision, appels téléphoniques,

175

Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 276. 176

Ce constat se retrouve dans de nombreux travaux ethnographiques portant sur les opérateurs de vidéosurveillance. Voir à ce propos le chapitre introductif.

177 Henry DE MAN, The Psychology of Socialism, Henry Holt et Company, New-York, 1927, p.80-81

138

échanges de textos, surfer sur le web, dormir, aller faire l’essence de la voiture de fonction

du chef de service etc,... Il semble que quelle que soit l’activité envisagée, elle leur sera

toujours moins pénible que la tâche à laquelle ils sont assignés dans le cadre professionnel.

B- Une marge d’autonomie réactivée et une position valorisée.

Comme le souligne P. Bourdieu, « la conduite disciplinée qui présente tous les dehors de

l’exécution mécanique peut être elle même le produit de stratégies tout aussi subtiles que

le choix opposé qui consiste à jouer avec la règle. Le jeu bureaucratique implique

forcément des incertitudes. A la différence d’un simple rouage d’un appareil, ils peuvent

toujours choisir, dans la mesure où leurs dispositions les y incitent, entre la pure

obéissance et la désobéissance (ou la résistance et l’inertie) et cette marge de manœuvre

possible leur ouvre la possibilité d’un marchandage, d’une négociation sur le prix de leur

obéissance, de leur consentement »178. Ainsi, bien que les opérateurs jouent le jeu

bureaucratique en façade, l’observation de ces petits fonctionnaires nous montre qu’ils

déploient des stratégies afin de marquer leur autonomie et leur résistance en n’exécutant

pas la fonction pour laquelle ils occupent leur position dans l’organisation bureaucratique.

Ce faisant, les opérateurs, lorsqu’ils ne travaillent pas, interviennent dans la façon dont la

politique publique de vidéosurveillance est concrètement mise en œuvre. Si les

vidéosurveillants ne surveillent pas, les objectifs de prévention de la délinquance et de

gestion de l’espace urbain assignés à la mise en place d’un dispositif de vidéosurveillance

deviennent en partie caducs179.

Nous nous situons ici dans la continuité de la perspective que proposent les travaux de

street-level bureaucracy qui mettent en évidence la marge d’autonomie et de pouvoir dont

bénéficient de simples agents d’exécution des politiques publiques dans le processus de

mise en œuvre. On comprend que les agents qui mettent en œuvre les politiques publiques

disposent d’une importante marge de manœuvre dans l’application des textes légaux et des

instructions hiérarchiques. Ils interférent ainsi dans l’effectivité de la vidéosurveillance du

fait d’arrangements et de stratégies, mais de façon beaucoup poussée que cela n’a pu être

observé dans les études de street-level bureaucrats. Ils ne modifient pas simplement les

178 Pierre BOURDIEU, «Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82,

mars 1990, p. 88. 179

Si l’on considère que l’effectivité de la politique publique se situe dans la surveillance active des écrans par des vidéosurveillants à des fins préventives et dans l’utilisation des images enregistrées a posteriori par la police à des fins répressives.

139

orientations que peut prendre une politique publique dans sa mise en œuvre effective, mais

rendent, partiellement tout au moins, ineffective la politique publique. Loin de la

représentation de petits fonctionnaires qui ne font qu’appliquer les instructions définies par

leur hiérarchie, qui elles-mêmes reprennent les orientations définies par le politique, nous

sommes confrontés à une prise de pouvoir, insoupçonnée mais considérable, de la part de

simples exécutants.

Ils se saisissent ainsi des marges de liberté et zones d’incertitudes180 que la situation

organisationnelle leur offre pour activer une position de pouvoir au sein du service. De la

même façon que Donald Roy identifie des techniques de freinage mobilisées par les ouvriers

qui travaillent en usine, il s’agit de marquer sa marge d’autonomie et, partant, la résistance à la

domination hiérarchique181.

Une illustration de cette attitude est donnée à voir dans le dialogue qui suit entre les deux

opérateurs : Stéphanie part en vacances dans deux jours et Marc se retrouve donc seul au

centre de vidéosurveillance. Cette situation est problématique pour les responsables car,

non seulement ils peuvent être sanctionnés légalement du fait qu’un minimum de deux

agents soit exigé par les textes, mais aussi dans le cas où le seul agent restant en vient à

tomber malade. Stéphanie propose alors à Marc : « Dis tu veux pas être absent, comme ça

ils sont dans la merde ?! ». Marc lui répond : « Peut-être pas vendredi, mais la semaine

prochaine, oui franchement, j’y pense sérieusement… ». La logique de marquer la position

de pouvoir sur les chefs de service est évidente.

La pénibilité du travail de vidéosurveillant peut expliquer en partie de telles attitudes au

travail. Cependant, on ne peut réduire cette absence de surveillance par le seul fait des

caractéristiques intrinsèques du poste. Les éléments recueillis au cours de notre observation

et la littérature sociologique nous permettent d’articuler les pratiques professionnelles de

ces exécutants à la position qu’ils occupent dans l’organisation bureaucratique, qui est une

organisation sociale avant tout.

180

On fait ici référence aux concepts développés par les auteurs français de la sociologie des organisations :

«Une situation organisationnelle donnée ne contraint jamais totalement un acteur. Celui-ci garde toujours une marge de liberté et de négociation. Grâce à cette marge de liberté (qui signifie source

d’incertitude pour ses partenaires comme pour l’organisation dans son ensemble) chaque acteur dispose ainsi de pouvoir sur les autres acteurs» : CROZIER Michel et FRIEDBERG Erhard, L'acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977, p. 90.

181 Donald ROY, « Deux formes de freinage dans un atelier d’usinage », in Un sociologue à l’usine, Paris,

La Découverte, 2006.

140

Dans ce cadre, notre travail consiste à articuler une sociologie de la mise en œuvre d’une

politique publique à des considérations qui relèvent de la sociologie de la domination. Ce

qui est important de retenir ici, c’est qu’au-delà de la mise en évidence d’une marge de

manœuvre de petits fonctionnaires dans l’orientation concrète que prend une politique

publique lorsqu’elle est appliquée dans des services administratifs subalternes, il existe un

enjeu social au fondement de telles pratiques professionnelles.

Si les exécutants n’exécutent pas, il est nécessaire de resituer ces pratiques à la lumière de

leur trajectoire, de la position qu’ils occupent au sein de l’organisation administrative et

dans l’espace global aussi. Ils utilisent la marge d’autonomie qui est donnée pour aller à

l’encontre de la représentation de la position dominée qui leur est renvoyée

systématiquement par leur hiérarchie.

Face à la représentation dévalorisée de leur position que l’organisation administrative leur

renvoie, en les assimilant à de simples agents d’exécution dominés hiérarchiquement,

représentation qui vient confirmer certaines dispositions acquises au cours de leur

socialisation primaire, ils se saisissent de la seule marge de manœuvre dont ils disposent

pour mettre à distance la représentation d’une position dominée. On peut se référer ici à la

sociologie goffmanienne pour illustrer la résistance à laquelle s’emploient les

vidéosurveillants. Confrontés à la destruction de leur identité par leur inscription dans des

institutions totalitaires, les individus déploient des stratégies. Le concept d’adaptations

secondaires est pertinent pour éclairer les résistances qu’opposent les opérateurs, en

mettant à distance le rôle qui leur est assigné dans la machine bureaucratique. La résistance

prend la forme d’adaptation secondaire entendue comme « toute disposition habituelle

permettant à l’individu d’utiliser des moyens défendus, ou de parvenir à des fins illicites

(ou les deux à la fois) et de tourner ainsi les prétentions de l’organisation relatives à ce

qu’il devrait faire ou recevoir, et partant à ce qu’il devrait être. Les adaptations

secondaires représentent pour l’individu le moyen de s’écarter du rôle et du personnage

que l’institution lui assigne tout naturellement »182.

Les opérateurs envisagent ainsi leur rapport au travail comme le moyen de marquer leur

ressentiment et d’opposer une résistance à la domination que leur impose l’institution dans

sa globalité et plus précisément leurs chefs hiérarchiques. Ils déstabilisent de facto le

fonctionnement du service avec les moyens qui se trouvent à leur portée.

182

Erving GOFFMAN, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1979, p. 245.

141

Les opérateurs justifient de telles attitudes en soulignant l’absence de reconnaissance, de

considération et de gratitude sociale que leur portent leurs chefs et les agents de la mairie

plus globalement. En effet, Stéphanie m’explique qu’elle a fait preuve de bonne volonté

lorsqu’elle est arrivée au poste, mais que l’absence de rétribution symbolique ou fiduciaire

pour le travail qu’elle effectuait a modifié ses pratiques professionnelles : « Faut donner la

carotte un peu, et nous, on l’a jamais eu ! ».

Par ailleurs, l’opératrice de vidéosurveillance déploie des stratégies en dehors de ses

strictes pratiques professionnelles dans le service afin de revaloriser la position qu’elle

occupe dans l’espace social et la représentation qu’elle en a.

§ 2 – La vie « à-côté » : stratégies de valorisation de la position et réenchantement du

rapport au monde social.

La position dominée que les opérateurs occupent au sein de l’espace professionnel et dans

l’espace social plus généralement induit un rapport désenchanté au monde social et à la

place qu’ils y occupent. La caractérisation de cette représentation du monde social est peu

abordée dans la littérature sociologique de l’administration. Il faut se tourner vers les

travaux portant sur les classes populaires pour appréhender de façon scientifique les

perceptions et représentations des agents qui occupent une place dominée.

A la lumière de nos observations et des références sociologiques mobilisées, nous nous

attachons dans cette dernière partie à éclairer une certaine résistance à la domination

sociale qui prend la forme chez cette petite employée d’une revanche sociale par le réussite

dans sa vie « à-côté ». Ainsi, elle peut assurer le « maintien de sa face »183 dans les

interactions qui ont lieu en dehors du service de vidéosurveillance.

Certains travaux de la street-level bureaucracy184 soulignent les processus et stratégies des

guichetiers qui visent à valoriser la représentation subjective qu’ils se font de leur mission

et de leur position sociale par conséquent. Le sentiment d’impuissance que peuvent

ressentir des agents qui mettent en œuvre des objectifs définis de façon abstraite dans des

183

La face se définit comme « étant la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne de conduite que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » : Erving GOFFMAN, Les rites d'interaction, Paris, Minuit, 1974, p. 9.

184 Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed.

Economica, 2010

142

instances supérieures étatiques peut impliquer des pratiques professionnelles sujettes à de

la lassitude voire de l’ennui. La transformation sociale du public des CAF, des facteurs

organisationnels tels que la complexité croissante technique du travail, les horaires,

l’isolement, la faible reconnaissance par la hiérarchie, l’absence de réelles perspectives de

carrière et enfin l’occupation du poste par défaut ou hasard sont autant d’éléments qui

impliquent un constat désabusé de la part de ces petits fonctionnaires.

V. Dubois souligne toutefois un paradoxe intéressant : l’exposition à la misère et les

désillusions de carrière n’entrainent pas seulement une attitude de repli ou de distance.

Elles peuvent au contraire fournir les conditions d’un investissement plus fort : les agents

d’accueil peuvent eux-mêmes se convaincre de leur utilité sociale au cours d’interactions

individualisées et ainsi mettre à distance l’image socialement dévalorisée du bureaucrate

inutile et préservé du monde.

Nous pouvons voir d’une certaine manière un même processus à l’œuvre chez la vidéo-

opératrice.

A- La vie « à-côté »: construction d’une nouvelle identité et affirmation dans la

sphère extra-professionnelle.

L’inutilité ressentie, corroborée à la pénibilité du travail, entraîne un vide de sens profond

chez les opérateurs de vidéosurveillance. La répétition de chaque fait et geste, le fait de

connaître dans le moindre détail le déroulement de la journée qui s’annonce et de celle qui

suivra peut être source de réconfort tout autant que d’angoisse. Cela peut créer la vive

sensation de vivre en dehors du vrai monde social. Ce sentiment est conforté par la mise à

distance sociale que leur signifient les chefs du service.

Afin de résister à cette représentation de leur position, les petits fonctionnaires - et les

agents placés dans une situation de domination plus globalement- développent des

stratégies afin de rendre leur rapport au monde social plus enthousiasmant et ouvrir

l’espace des possibles.

Aussi, Stéphanie s’investit dans le monde social sur un autre plan : son « travail à-côté »185.

185

Florence WEBER, Le travail à-côté. Etude ethnographique ouvrière, Paris, Editions de l’EHESS, 212 pages.

143

En effet, outre son poste de vidéosurveillante, elle est danseuse orientale professionnelle.

Cette activité lui prend presque autant de temps que sa profession officielle à la mairie car

elle donne des cours et se produit tous les week-ends.

Cette source de plaisir mais aussi financière est cachée à tous les responsables. Il semble

que face au vide ressenti dans son quotidien professionnel, elle s’est donné les moyens

d’exister sous une autre identité afin de ne pas perdre la face dans la réalité sociale. Elle

m’explique qu’elle a un nom de scène différent, qu’elle s’invente des origines kabyles pour

être mieux intégrée par les familles arabes et conclut : « Je m’invente une seconde vie,

quoi !».

Ainsi, Stéphanie dissocie la position qu’elle occupe au sein du service de vidéosurveillance

et la position qu’elle occupe dans l’espace social global. Le monde qui l’entoure et auquel

elle n’a plus accès une fois placée à son poste, est relégué à un autre plan : celui d’un

ailleurs qui l’attend, mais qui doit être mis en suspens durant la journée de travail. Cette

dissociation entre l’univers extérieur et celui du travail qu’elle occupe la journée est une

nécessité à ses yeux. Il s’agit en effet pour elle de ne pas réduire toute sa vie à ce manque

de sens qui la poursuit sur son lieu de travail principal. Ce faisant, Stéphanie valorise la

position qu’elle occupe dans le monde social et ne se positionne plus en dominée.

B- Une position sociale valorisée.

Sur le plan professionnel d’abord, l’idéal de la profession indépendante sans supérieur

hiérarchique lui permet d’investir et de se représenter comme possible une ascension

professionnelle et, ce faisant, une mise à distance de la trajectoire sociale dominée qui

caractérise sa position.

De plus, ce second travail lui permet d’acquérir des ressources économiques qui lui

permettent de s’affirmer dans le service et de mettre à distance la représentation que

peuvent se faire les chefs de service de la position économiquement défavorisée qu’elle

occupe : « Quand j’ai refusé de faire les astreintes, que je lui ai dit que je n’avais pas

besoin d’argent, j’ai adoré ! Elle [R3] a tellement halluciné que je puisse refuser ! ».

Sur le plan social enfin, Stéphanie perçoit son activité extra-professionnelle comme une

sorte de revanche contre le service, mais avant tout comme une revanche sociale :

« Maintenant avec ma mère, ça va mieux [elle fait allusion aux déceptions parentales

quant à ses échecs scolaires et professionnels]. C’est vrai, maintenant que je danse, on

144

peut dire que j’ai réussi ma vie, que je peux voyager … ». Elle fait justement référence à

une ouverture des possibles que lui procure son second travail. Elle s’autorise des pratiques

et styles de vie qui ne correspondent pas à ses dispositions et sa trajectoire sociale et se

représente ainsi la position qu’elle occupe comme valorisée.

*

Les travaux sociologiques qui traitent de la culture populaire s’opposent sur

l’approche à adopter quant à ces stratégies de résistance à la domination sociale.

Ainsi, les Cultural Studies, marquées par l’ouvrage La culture du pauvre de R. Hoggart186,

considèrent que « la part d'autonomie des cultures populaires n'est pas à chercher du côté

des pratiques de résistance (s'opposer c'est reconnaître le principe même de la

domination), mais au contraire dans des moments d'oubli de la domination, ces zones de

consommation nonchalante »187. Ainsi le travail « à-côté » peut être envisagé sous l’angle

d’un loisir créateur, qui apporte en sus une rétribution financière. A l’inverse, la théorie

bourdieusienne de la légitimité culturelle invite plutôt à une analyse de ce second travail

comme relevant de la logique du « choix du nécessaire » dans un « univers des possibles

fermé » par un « principe de renoncement à des profits symboliques de toute façon

inaccessibles »188.

Ici, nous pouvons analyser le développement de telles stratégies professionnelles et

identitaires comme la volonté de la part de cette employée subalterne de marquer une

résistance à la domination qu’elle subit, dans le service de vidéosurveillance mais aussi

dans l’espace social global.

Nous pouvons appréhender l’absence de travail et le travail à côté comme une sorte de

revanche sociale qui passe par une revanche contre le service de vidéosurveillance.

Ainsi, il est mis en lumière les résistances insoupçonnées que peut opposer cette petite

employée subalterne de la fonction publique à la domination sociale qu’elle subit. Nous

186

Richard HOGGART, La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Editions de Minuit, 1970, 409 pages.

187 Dominique PASQUIER, « La culture populaire à l’épreuve des débats sociologiques », Hermès, 42,

2005, p. 63. 188

Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale d’un jugement, Paris, les Editions de Minuit, 1979, p. 441.

145

pouvons ici élargir nos perspectives en dépassant l’approche bourdieusienne des rapports

sociaux et de la domination qui « rejette l’alternative de la soumission et de la résistance

qui a traditionnellement défini la question des cultures dominées et qui, à ses yeux, nous

empêche de penser adéquatement des pratiques et des situations qui se définissent bien

souvent par leur nature intrinsèquement double et trouble. S’il est bon de rappeler que les

dominés contribuent toujours à leur propre domination, il est nécessaire de rappeler dans

le même mouvement que les dispositions qui les inclinent à cette complicité sont aussi un

effet incorporé de la domination.»189.

En mettant à jour les stratégies de résistance individuelles et clandestines que développe

cette petite fonctionnaire, il est montré que les agents dominés ne sont pas dénués de

ressources dans le déploiement de pratiques sociales informelles et individuelles pour

contourner les formes de domination. Ce type de pratiques, souligné par certains travaux

de la sociologie du travail190, offre de nouvelles perspectives quant à l’analyse de la

résistance à la domination sociale. S’éloignant de la vision d’une action résistante visible,

collective et protestataire, il s’agit plutôt ici de mettre en évidence l’écart entre la

domination sociale exercée sur des agents et l’expérience individuelle de celle-ci.

Ainsi, nous pouvons éclairer notre constat de départ à la lumière des rapports de

domination et des résistances qu’ils peuvent engendrer. Par une analyse positionnelle de

ces agents d’exécution des politiques publiques, nous mettons en évidence des formes de

résistance à la domination informelles, invisibles et clandestines191. Résistances qui sont

finalement ordinaires, mais en même temps méconnues et insoupçonnées par les élus, les

chefs de service et par nous-mêmes, analystes.

189

Loïc WACQUANT, « Introduction » in Réponses, Seuil, 1992, p. 28-29. 190

Alf LUDTKE, « La domination au quotidien. “Sens de soi” et individualité des travailleurs en Allemagne avant et après 1933 », Politix, 13, 1991 ; « Le domaine réservé : affirmation de l’autonomie ouvrière et politique chez les ouvriers d’usine en Allemagne à la fin du XIXe siècle », Le mouvement social, janvier-mars 1984 ; Florence WEBER, « Nouvelles lectures du monde ouvrier : de la classe aux personnes», Genèses, 6, 1991.

191 Stephen BOUQUIN, « Visibilité et invisibilité des luttes sociales : question de quantité, de qualité ou

de perspective ? » in Jean LOJKINE, Pierre COURS-SALIES et Michel VAKALOULIS (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, 2006, p. 103-112.

146

Conclusion

« Le sociologue […] croit que les classes populaires sont muettes parce qu'il ne sait pas qu'il est sourd. »

Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature.

Notre propos, tout au long de ce travail, a été d’éclairer et de proposer une analyse

sociologique de l’extrait qui se situe à son début. Il s’agissait de proposer une analyse de

sociologie de l’action publique, dans l’approche de sa mise en œuvre, articulée à la

sociologie de la domination et des rapports sociaux.

L’objet de ce mémoire n’est pas d’apporter des réponses sur l’efficacité ou l’inefficacité

des politiques publiques de vidéosurveillance. Mais notre ambition a été de proposer un

éclairage scientifiquement intéressant de l’objet réel sur lequel il porte : dans quelles

mesures les rapports sociaux et de domination entre les agents qui participent à une

politique publique affectent-ils le processus de sa mise en œuvre?

Par une observation in situ des petits fonctionnaires « metteurs en œuvre », il nous est

apparu que ce dernier échelon subalterne occupait une place tout aussi importante que les

agents qui impulsent ou pilotent une politique publique. Notre analyse vient ici confirmer

les conclusions de la street-level bureaucracy. Le travail de ces supposés agents

d’exécution se réduit rarement à une simple et stricte application de règles et

d’instructions. Ils peuvent procéder à des arrangements et, ce faisant, s’engager activement

dans la définition du contenu concret des politiques publiques. Ainsi, non plus cantonnés

au cadre de petits fonctionnaires au contact avec la population, l’apport scientifique de ce

courant sociologique peut être élargi à l’ensemble des petits fonctionnaires « metteurs en

œuvre ».

On a ainsi questionné le rapport au travail des agents subalternes en resituant la résistance

à l’exécution de leur fonction dans une perspective globale de rapports de domination

sociale et de résistance à celle-ci. On situe au premier plan les pratiques professionnelles

de ces petits fonctionnaires, ignorés par ceux qui conçoivent la politique - les élus -,

oubliés par ceux qui la commentent - les médias -, méprisés ceux qui la pilotent - les

responsables administratifs - et méconnus par ceux qui l’analysent - sociologues et

politistes-. Ainsi, on poursuit l’objectif de construire notre raisonnement à partir de

147

l’orientation que ces petits fonctionnaires donnent à une politique publique, en faisant état

des structures relationnelles et de domination qui caractérisent l’organisation

administrative dans laquelle ils s’inscrivent.

Nous tenons à souligner que le présent travail gagnerait en rigueur scientifique si nous

approfondissions certains aspects non analysés ici même, du fait du temps imparti pour

mener la présente recherche. Ainsi, il mériterait de compléter la réflexion conduite en

portant notre attention sur les relations qui se jouent entre les agents placés à un même

positionnement hiérarchique. Il faudrait se concentrer sur les rapports de domination en jeu

entre les responsables du service et, à un autre niveau, sur les relations qu’entretiennent les

petits fonctionnaires entre eux. Il eût été pertinent aussi de mener des entretiens auprès des

agents de police, afin de mettre en lumière la position qu’ils occupent au sein des structures

relationnelles du processus d’action publique. Ces éléments d’observation inviteraient à

une réflexion à la lumière de la sociologie des champs de Pierre Bourdieu, dans l’idée de

poursuivre la réintroduction de l’analyse bourdieusienne appliquée à l’action publique. Par

ailleurs, les prises de position politiques appellent à des entretiens auprès de ces agents afin

de mieux appréhender leur disposition et position sociales, ainsi que la représentation

qu’ils se font de leur position et de celle des agents administratifs subalternes.

L’observation ethnographique in situ des relations qui se jouent entre les trois sphères

sociales est ainsi au fondement des conclusions que l’on a pu formuler.

Elle vient nous aider dans le processus de rupture avec nos prénotions et présupposés en

dévoilant un élément capital que l’on a tendance à méconnaitre : le rapport au travail et

plus largement au monde social de ces petits fonctionnaires, que l’on ne questionne pas et

dont on ne soupçonne pas le rôle déterminant dans la façon dont est produite l’action

publique.

La mise à distance des prénotions est une étape indispensable pour toute étude à prétention

sociologique, dont l’importance a été signifiée par les travaux durkheimiens. Pourtant,

malgré un effort de déconstruction et de mise à distance des représentations communes qui

se rapportaient à mon terrain, mon approche empirique est venue révéler l’approche

ethnocentrique qui caractérisait mon hypothèse de travail principale. En questionnant le

caractère discriminatoire des pratiques professionnelles des opérateurs de

148

vidéosurveillance, je reprenais à mon compte le même présupposé ethnocentrique que les

élus, les commentateurs et les chefs de service ont : si l’on met des personnes derrière des

caméras, alors ils vont surveiller.

Ainsi, cette première expérience de recherche universitaire, qui avait pour ambition de

questionner scientifiquement la réalité sociale telle qu’elle nous est donnée à voir, est

venue souligner la nécessité d’un « retour sur soi ». Partir d’un donné –qui est l’objet

social- afin de construire un objet sociologique exige de remettre en cause le rapport

ethnocentrique avec lequel nous arrivons sur le terrain.

Ainsi, le rapport au monde social que peuvent entretenir des petits fonctionnaires ou plus

généralement des agents placés en position dominée dans l’espace social global est

impensé par les agents politiques et administratifs – tout notre propos en découle – mais il

l’est aussi dans la littérature sociologique de la mise en œuvre des politiques publiques. Il

peut cependant, nous espérons l’avoir démontré, être déterminant dans la réalisation de

l’action publique. Il s’agirait d’ouvrir à de nouvelles perspectives de recherche en cette

matière.

149

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SOMMAIRE

CHAPITRE INTRODUCTIF …………………………………………………….…4

Section I - Présentation de mon objet de recherche : la mise en œuvre d’une politique publique de vidéosurveillance……………………..……………………………………….7

§1- Organisation administrative et politique de Polis………………..……………………8

§2 – Cadre légal entourant la mise en place de dispositifs de vidéosurveillance publics....................................................................................................................................8

§3 – Historique de la politique de vidéosurveillance à Polis………………...……………..9

§4 – Situation actuelle et projet d’extension………………………………..……………..10

Section II – Bilan de littérature se rapportant à mon objet de recherche…….…………11

§1 – Une politique publique de vidéosurveillance………………………….……………..11

§2 – La sociologie des organisations : une analyse du fonctionnement concret d’une administration……………………………………………………………………………..18

§3 – Sociologie de la mise en œuvre des politiques publiques…………………...……….20

Section III – Cadre d’analyse propre à notre recherche : problématisation et hypothèses de travail…………………………………………………………………………………...25

§1 – Evolutions des questions de recherche aux grès de l’observation empirique…………………………………………………..………………………………26

§2 – Problématisation spécifique dans l’analyse de la mise en œuvre d’une politique publique…………………………………………………………………………………....27

§3 – Hypothèses de travail et outils d’analyse sociologique….………………………......28

160

Section IV – Terrain et protocole d’enquête……………………………………………..34

§1 - De la difficile généralisation des résultats obtenus et des avantages d’une enquête ethnographique…………………………….………………………………………………34

§2 – L’accès au terrain et difficultés qui en découlent............……...…………………….36

§3- Approche épistémologique adoptée et méthodes empiriques déduites…………..…....37

CHAPITRE I. CONTEXTES, ENJEUX ET IMPENSES POLITIQUE S AUTOUR DE LAVIDEOSURVEILLANCE …………………………………..40

Section I - « L’insécurité est à la mode, c’est un fait »………….………………………42

§1 - Enjeu symbolique pour l’Etat de se poser en garant de la sécurité : de l’Etat social à l’Etat répressif……………...……………………………….……………………………..42

§2- Une construction sociale de l’insécurité : « l’insécurité est moins un problème qu’une solution »….…………………………………………….…………………………………45

Section II – La vidéosurveillance, enjeu politique local….…….………………………..49

§1 – « L’insécurité « saisie » par les maires »………………..…………………………...49

§2 – Discours et croyances relatifs à la vidéosurveillance dans le débat politique local……………………………………………………………………………………..…54

Section III – Un univers politique clos sur lui-même…………………………………....59

§1 – « La vidéo, en parler, c’est tout ce qu’ils savent faire » : contrastes entre attitudes et discours………………………...……………………………………………………….....59

§2 –La mise en œuvre « impensée » : dimension symbolique et rapports de domination……………………...………………………………………………………….63

161

CHAPITRE II. LES CHEFS DE SERVICE : UNE POSITION EN PORTE-A-FAUX …………………………………………… ………...……..………69

Section I – Des fonctionnaires intermédiaires, simples rouages dans la mise en œuvre d’une politique publique ?...................................................................................................72

§1 – Un positionnement intermédiaire dans l’espace social et professionnel………...…..72

§2 – Une dévotion à l’institution : reprise des représentations véhiculées par le politique et valorisation de la position : « on est là pour rendre “sécur” [sécurisé] Polis, nous !»……………………………………………………………………………….…….75

Section II – Une mise à distance par le haut : positionnement dominé, ressentiment et renversement de stigmate…………………………………………………………………80

§1 – Des fonctionnaires intermédiaires mis à l’écart au sein d’une organisation bureaucratique…………………………………………………………………………….81

§ 2 – Des pratiques professionnelles marquées par du ressentiment………..…………..85

§ 3 – Renversement de stigmate et valorisation de la position……………………………88

Section III – Une mise à distance par le bas : domination hiérarchique et sociale...…..94

§ 1 – De la domination hiérarchique à la domination sociale…………………………….94

§2 - Le fonctionnement d’un service administratif à la lumière de rapports sociaux…..…99

162

CHAPITRE III. LES OPERATEURS DE VIDEOSURVEILLANCE : DOMINATION ET RESISTANCE ………….……..……………......…………104

Section I – Trajectoire sociologique et professionnelle de « petits fonctionnaires »......108

§ 1 - Une position structurellement dominée : parcours social et professionnel………...108

§2 –L’occupation du poste de vidéosurveillant : un emploi « adapté » à une position dominée dans l’espace social………………………….…………………….…………...115

Section II – Le ressenti quotidien : Dévalorisation et absence de sens.....……………..123

§1- L’importance du rapport subjectif au monde social dans la compréhension de pratiques professionnelles………………..…………………………………...………….123

§2 - L’absence de sens au travail : « ça n’est pas ici que je vais me booster ! »………..124

§3 - « On ne sert vraiment à rien, c’est désespérant » : absence de considération, de reconnaissance et invisibilité…………………………………………………….……....128

Section III – Résistance à la domination : stratégies professionnelles et vie « à-côté »..................................................................................................................................136

§ 1 – Des vidéosurveillants qui ne surveillent pas : Une résistance à la domination dans le champ professionnel…………….......……………………………………………………137

§ 2 – La « vie à-côté » : stratégies de valorisation de la position et réenchantement du rapport au monde social...……………………………………………………….…………………………..141

CONCLUSION………………………………………………………………………146

BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………………..149

SOMMAIRE ………………………………………………………………………….159