Upload
laurie-stein
View
227
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
Université de Montréal
Traduction d’extraits tirés de Valmiki’s DaughterDe Shani Mootoo
parLaurie Stein
Département de linguistique et de traductionFaculté des arts et des sciences
Travail dirigé présenté à la Faculté des études supérieuresen vue de l’obtention de la M.A.
en traductionoption « Traduction professionnelle anglais-français»
Août 2015
©LaurieStein, 2015
Université de MontréalFaculté des arts et des sciences
1
Département de linguistique et de traduction
Ce travail dirigé intitulé :
Traduire l’oralité de Valmiki’s Daughter, entre créolisation et création
présenté par :
Laurie Stein
a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :
directriceJudith Lavoie
deuxième lecteur……………………………………….
Août 2015
2
Table des matières
• Introduction
• Comment traduire la « créolité », et pourquoi ?
• L’approche bermanienne : théorie et pratique
• Quand il s’agit de créer une langue d’arrivée
• Compensation de créolisation par glissement sur une autre partie du discours
• Quelques exemples de créations « créolisantes » avec particularités d’ordre graphique ou grammatical
• Traduire le non-verbal
• Traduction française
• Texte anglais
• Bibliographie
3
Introduction :
Pour le projet de traduction de fin de maîtrise, mon choix s’est porté sur la nouvelle
Valmiki’s Daughter de Shani Mootoo. Ce roman publié en 2008 est le cinquième de
l’auteure canadienne, née en Irlande et élevée en République de Trinité-et-Tobago.
Valmiki’s Daughter nous transporte ainsi dans les Caraïbes contemporaines.
Shani Mootoo nous fait visiter l’île de Trinité, où elle a passé toute son enfance avant
d’émigrer vers le Canada, à l’âge de dix-neuf ans. L’auteure nous dépeint plus
particulièrement San Fernando, la plus grande ville du pays. Elle en dresse un portrait
extrêmement détaillé, en levant le rideau sur ses attraits comme sur ses zones d’ombres.
Shani Mootoo nous présente ainsi en toute transparence la culture trinidadienne, nous
faisant tantôt découvrir une cuisine riche, tantôt ouvrir les yeux sur la précarité et les
tensions sociales locales qui entourent la sexualité, le politiquement correct et la notion
de normalité dans une société conservatrice et paradoxalement faite de faux-semblants.
La perception de l’homosexualité et son acceptation, aussi bien par les personnes
homosexuelles que par leur entourage plus ou moins proche, est un des thèmes de
prédilection de Shani Mootoo. Or, on sait l’homophobie fortement ancrée dans les
Caraïbes, et je m’avancerais même à dire que cela semble être récurrent dans de
nombreuses communautés insulaires. En effet, les populations des îles, au même titre
que celles des villages, représentent souvent de petites communautés dans lesquelles tout
se sait très vite et où l’on juge très facilement son voisin. Étant moi-même originaire
d’une île, de Polynésie française cette fois, je me suis surprise au fil de la lecture de ce
roman à trouver des ressemblances plus que troublantes entre les îles de Trinité et de
Tahiti. J’avais l’impression d’être chez moi entre les lignes de Shani Mootoo. Et pas
toujours pour le mieux.
Dans les Caraïbes, plusieurs États ou territoires autonomes répriment l’homosexualité,
que beaucoup considèrent encore aujourd’hui comme un acte illégal. En 2009, le
gouvernement de la République de Trinité-et-Tobago allait par exemple jusqu’à
réaffirmer son opposition aux relations homosexuelles ainsi qu’au mariage entre
personnes du même sexe.
5
Auteure engagée, Shani Mootoo se confie dans une publication spéciale pour le
National Post :
“Yes, I’d love to change society, the world, even, but when I began writing I had no idea that anyone might think a writer could accomplish this with one book, let alone be charged with such a task.[…] In the end, do I expect or want to change my reader? A change, some flicker of recognition or understanding, may or may not happen, and I have no control over that. But like a child who makes a drawing and fills in areas, rather roughly, with bright colours, I want to run up to people and say, Look, read this, this is what I did today. Even when the story is a sad one, I want to know if it took you somewhere else, and if, in some very deep interior way, you enjoyed it. If you were changed by it, I suspect you were already hungry for the story.”
[Proposition de traduction] « Bien sûr, j’aimerais être capable de changer notre société,
de changer le monde, même! Mais lorsque j’ai commencé à écrire, j’étais loin de penser
que quiconque puisse imaginer changer le monde grâce à un seul livre. Je n’aurais même
jamais eu l’audace de penser qu’une telle tâche puisse être confiée à un écrivain […] En
fin de compte, est-ce que j’espère changer mon lecteur ? Est-ce que c’est ça mon
ambition ? Un changement peut s’opérer. Peut-être un semblant de reconnaissance ou de
compréhension. Et je n’ai aucun contrôle là-dessus. Seulement, comme une enfant qui
vient de dessiner quelque chose d’un trait plutôt grossier puis colorie avec des couleurs
vives, je veux courir vers les gens pour leur dire : « Regardez! Voilà, c’est ça que j’ai écrit
aujourd’hui. » Même s’il s’agit d’une histoire triste. Tout ce que je veux, c’est savoir si elle
vous a fait voyager, si elle est venue vous chercher, si elle vous a plu. Pour ce qui est de
savoir si en plus l’histoire vous a changé… Je dirais qu’à ce moment-là c’est parce que
vous l’attendiez déjà, cette histoire. »
C’était décidé : les thèmes de l’homophobie et des pressions sociales comme familiales
(récurrents chez l’auteure), combinés aux particularités de style du parler trinidadien en
littérature correspondaient à ce que je voulais réaliser pour ce projet de fin de maîtrise.
Première partie : Comment traduire la « créolité », et pourquoi ?
En effet, trouver un texte qui appartienne à la littérature créolisée était pour moi le
6
critère sur lequel je ne pouvais faire l’impasse pour ce projet de fin de maîtrise. Je me suis
essayée pour la première fois à traduire ce que j’appellerai de l’anglais « à saveur créole »
lors d’un cours de traduction littéraire suivi à l’Université de Montréal au semestre
d’hiver 2014. La littérature créolisée, aussi bien en français qu’en anglais, m’a toujours
beaucoup intéressée. Lors du cours intitulé Traduction littéraire et comparée, dispensé
par Madame Hélène Buzelin, mon choix s’était donc tout naturellement porté sur la
nouvelle de Samuel Selvon : Eraser’s Dilemma. Cette nouvelle faisait partie du recueil dans
lequel chaque groupe d’étudiants devaient choisir un texte sur lequel travailler pour le
projet de fin de session.
Dans le recueil de nouvelles Ways of sunlight (1958), Samuel Selvon utilise le créole
caribéen, que de nombreux spécialistes langagiers considèrent encore à l’époque comme
un simple dialecte qui se définit par rapport à l’anglais traditionnel. Samuel Selvon a
donné à ce créole ses lettres de noblesse en le propulsant au rang de langue officielle à
travers ses écrits. L’auteur trinidadien utilisait cette langue pour véhiculer l’identité
caribéenne au travers de textes « métissés », et les critiques l’ont salué pour ses
innovations linguistiques car il a réussi à modifier le créole de sorte qu’il soit compris par
tous les lecteurs anglophones. C’était ainsi une façon d’ouvrir les lecteurs à un autre
espace de langue en leur faisant vivre l’expérience de l’étrangeté et de l’étranger.
Je dois préciser que pour mon projet de travail dirigé de fin de maîtrise, j’avais
premièrement porté mon choix sur le roman Cereus Blooms at Night, également rédigé par
l’auteure trinidadienne Shani Mootoo. En plus d’apprécier particulièrement l’histoire de
ce roman, l’ouvrage correspondait à mes attentes puisqu’il me proposait donc des défis
de traduction et de créolisation du texte d’arrivée. Néanmoins, j’ai rapidement dû
changer mes plans lorsque j’ai réalisé qu’une traduction française était déjà parue : Fleur de
nuit. Mais après avoir découvert la plume de Shani Mootoo, je ne pouvais me résoudre à
continuer mes recherches pour un autre écrivain. Son style, tout comme les thèmes qui
composent son œuvre, ont éveillé en moi un mélange de curiosité et de motivation. Je
voulais relever ce défi. Tout comme son compatriote indo-trinidadien Samuel Selvon,
que les critiques saluaient pour ses innovations linguistiques, Shani Mooto réussit à faire
coïncider deux mondes pour que le créole soit compris des lecteurs anglophones. Ou
disons plutôt pour que les lecteurs anglophones aient l’impression de lire du créole.
7
Deuxième partie : L’approche bermanienne : théorie et pratique
Pour un texte hybride comme celui de Shani Mootoo, qui mêle anglais traditionnel et
langue créolisée, il m’a d’abord semblé pertinent de traduire à la lumière des principes
énoncés par Antoine Berman dans son ouvrage La traduction et la lettre ou l’auberge du
lointain. Dans ce texte de 1991, Antoine Berman rappelle que les traducteurs vers le
français ont presque toujours traduit de façon ethnocentrique. Cette démarche était
certainement motivée par le désir d’obtenir un texte qui ne laisse jamais paraître sa nature
de traduction. On voulait ainsi donner au lecteur l’impression de lire une œuvre
initialement écrite en français. Or, Antoine Berman s’oppose à ce modèle et propose une
nouvelle démarche traductive qui définit la traduction comme une épreuve destinée à
nous ouvrir à l’œuvre dans sa pure étrangeté.
Selon Berman pour que la traduction soit éthique, elle doit être fidèle à la lettre, c'est-à-
dire qu’elle se concentre à traduire le sens tout en s’efforçant de conserver la forme. Il
identifie ainsi un nombre de tendances déformantes qui compliquent la tâche de celui qui
traduit vers le français une langue de départ dans laquelle l’oralité et le vernaculaire
dominent.
De cette façon, les tendances de traduction ethnocentrique et antivernaculaire dont le
traducteur doit essentiellement se méfier seraient :
- la destruction des réseaux vernaculaires ou leur éxotisation : Antoine Berman affirme
que toute grande prose est enracinée dans le langage vernaculaire et qu’il considère
l’effacement des vernaculaires comme une atteinte très grave à la textualité de l’œuvre.
- la destruction des locutions et des idiotismes : la prose abonde en images, locutions,
tournures et proverbes dont la plupart véhiculent un sens ou une expérience.
Antoine Berman considère que remplacer un idiotisme par un équivalent est une
démarche ethnocentrique qui pourrait aboutir à une absurdité si elle est répétée plusieurs
fois.
- la rationalisation porte au premier chef sur les structures syntaxiques de l’original, par
exemple sur la ponctuation. Elle vise à débarrasser le texte de son imperfection et de ces
lourdeurs (répétitions, par exemple).
8
En effet, je suis d’avis qu’il aurait été dommage de se contenter de traduire le sens de
Valmiki’s daughter sans s’inquiéter de sa forme. Comme Antoine Berman le préconise, il
me tenait à cœur de conserver la polylogie informe de ce roman. Toutefois, en
commençant à traduire, j’ai réalisé à quel point la traduction selon l’approche
bermanienne, (approche mettant en garde contre la destruction ou l’éxotisation des
réseaux vernaculaires), est une entreprise ardue dans le cas du texte de Shani Motoo. En
effet, plusieurs difficultés se posent au traducteur devant un texte qui se distingue de la
sorte par l’utilisation d’une langue métissée, par sa musicalité, et par ses structures
syntaxiques peu communes.
Je me dois quand même de préciser que les difficultés que j’ai pu rencontrer ne sont
absolument pas comparables à celles, j’imagine, auxquelles un traducteur non-
francophone ou francophone « continental » (j’entends par là qui ne parle pas un français
des îles) aurait pu se heurter.
Tout d’abord, il semble évident que traduire de l’anglais créolisé en français représente
une tâche moins ardue que de le traduire vers une autre langue. En effet les
francophones disposent de nombreux termes créoles à base française. De surcroît, je
pense qu’avoir grandi sur une île m’aura beaucoup aidée non seulement à comprendre
certaines références mais m’aura aussi permis de ressentir une familiarité envers ce mode
de vie. J’estime que sans pour autant parler créole, ma connaissance du français d’outre-
mer m’aura aidée pour les étapes de compréhension, de traduction et de créolisation du
texte.
Troisième partie : quand il s’agit de créer une langue d’arrivée
De prime abord, il peut sembler difficile de faire du Shani Mootoo en français. La
solution qui s’offrait à moi était donc de recréer ce métissage linguistique mais à dose
homéopathique pour assurer la lisibilité du texte traduit. Mon défi n’était donc pas de
créer un texte métissé, mais bel et bien de rendre compréhensible le texte d’arrivée une
fois qu’il était créolisé. Mon ambition était de faire en sorte que le lecteur soit capable de
tout comprendre en savourant par la même, un texte différent de par une musicalité et
des structures syntaxiques peu ordinaires.
9
Comment ne pas penser alors au style de l’écrivain martiniquais Raphaël Confiant dans
Le Bataillon Créole : (Guerre de 1914 :1918) (entre autres). Je me souvenais encore de ce
français créolisé sans cesse rythmé de néologismes éblouissants qui font sa signature.
Même si la créolisation du texte cible représentait un défi, il ne m’a pas été si difficile que
cela de trouver des moyens de créer une langue respectant l’étrangeté présente dans le
texte source. Bien loin de prétendre pouvoir rédiger en créole, j’ai donc naturellement
opté pour un dialecte artificiel, bricolé de toutes pièces au moyen de néologismes et
renforcé de quelques termes issus de différents créoles français (créoles martiniquais,
guadeloupéen ou encore mauricien). Ici, il ne s’agit pas de créole à base française, mais
bel et bien d’une langue créée pour ce projet de traduction.
Je trouvais intéressants les allers-retours empruntés par Shani Motoo entre anglais
traditionnel et langue créolisée comme l’on passe de la voix du narrateur aux discours des
différents personnages. Ainsi, Valmiki Krishnu s’exprime toujours en anglais traditionnel,
qu’il soit jeune enfant (fils d’un homme d’affaires) ou adulte (exerçant alors la médecine).
Ici, le discours sert donc encore une fois d’indicateur de statut social, qui permet au
lecteur de situer un personnage dans l’histoire et par rapport aux autres.
Quatrième partie : Compensation de créolisation par glissement sur
une autre partie du discours
Les particularités syntaxiques, et je choisis volontairement de ne pas parler ici de fautes
de syntaxe, mises en place par Shani Mootoo en anglais ne pouvaient selon moi pas être
rendues de la même façon en français. Effectivement, l’anglais peut se permettre plus de
libertés langagières là où le français, travaillé de manière similaire, tomberait très vite
dans le cliché du parler « petit-nègre ». En français, on court très facilement le risque de
tomber dans des stéréotypes péjoratifs, comme ceux prétendument véhiculés par la
bande dessinée taxée de racisme d’Hergé : Tintin au Congo. Il est question entre autre de la
fameuse réplique d’un personnage congolais s’exprimant dans un français approximatif :
« Li missié blanc très malin ». On se rappellera aussi le célèbre slogan publicitaire « y’ a
bon Banania » critiqué à juste titre car considéré comme porteur de stéréotypes racistes
doublés d’une symbolique colonialiste.
10
Je considère que le créole anglais, comme l’anglais créolisé, ne sont jamais à considérer
dans un rapport hiérarchique avec l’anglais traditionnel mais bel et bien dans un rapport
d’horizontalité, en tant que langues à part entière. Il n’y a donc pas de sous-langues ou de
mauvais anglais. Logiquement, la traduction française se devait de respecter cette
différence sans pour autant que l’on puisse appliquer l’étrangeté aux mêmes endroits
dans la phrase. Tout était une question d’équilibre. J’ai ainsi souvent opté pour un
procédé de compensation par glissement en reportant la « touche créole » à un autre
endroit dans la phrase.
Par exemple, lorsque dans le texte de Shani Mootoo la prononciation du personnage de
M. Deoraj Deosaran est mise en évidence à la fois au moyen d’une « graphique
phonétique » et de particularités syntaxiques et grammaticales, comme dans la phrase
suivante :
“he so licle and walking two mile one way to reach he school barefoot” (page 30)
Là où l’anglais traditionnel pourrait être formulé de cette manière, par exemple :
• him, so small and barefoot, walking two miles to reach his school.
J’ai choisi non pas de traduire en reportant les particularités stylistiques exactement aux
mêmes parties dans le discours, ce qui aurait pu ressembler à la phrase suivante :
• il très p’tit et marchant trois kilomètre l’aller pour se rendre au école pieds nus.
Mais je suis plutôt arrivée à la solution ci-dessous, à savoir une solution de traduction qui
se démarque en effectuant un glissement des particularismes sur une autre partie du
discours. Cela, tout en veillant à « équilibrer » le tout, comme s’il convenait de respecter
un certain « degré » de créolisation. Ainsi, dans la traduction française que je propose,
M. Deoraj Deosaran se souviendra alors comment, dans son enfance, il était :
- [ce] toupetit gars qui devait marcher plus de trois kilomètres pour aller à lékol,
nipié-sans-chaussures.
Dans la phrase ci-dessus, j’ai d’abord opté pour l’emploi d’un néologisme, en proposant
une contraction des mots « tout » et « petit ». J’ai aussi décidé d’orthographier
« kilomètres » au pluriel, là où « mile » était rédigé au singulier. Je justifierai ce choix parce
qu’à mon sens, l’élision du pluriel n’offre absolument pas le même effet dans les deux
11
langues, l’absence du « s » ne se remarquant pas à l’oral en français quand il s’agit
justement d’une spécificité de prononciation en anglais. J’ai ensuite utilisé deux termes
créoles, « nipié » (pieds-nus) et « lékol » (transparent), répertoriés dans un lexique
électronique français-créole tenu à jour par l’auteur et enseignant martiniquais, Jean-
Pierre Arsaye. Au terme créole « nipié » déjà existant, j’ai choisi, pour différentes raisons,
de rajouter les mots « sans-chaussures » reliés par des traits d’union. Premièrement il
s’agissait selon moi de conforter le lecteur dans sa compréhension supposément évidente
du mot créole « nipié ». Deuxièmement, parce qu’en anglais, il s’agit d’un passage qui nous
offre le point de vue d’un médecin, Valmiki Krishnu, inattentif et impatient face au flot
verbal incessant de son patient, un homme âgé, au discours rébarbatif et extrêmement
détaillé. Détails qui à cet instant de l’intrigue paraissent clairement inutiles au docteur
dans son travail de diagnostic, en plus de l’ennuyer sérieusement. De cette façon, je
cherchais à recréer la même impression de redondance dans le discours du patient en
ajoutant plus de mots que nécessaire.
Le style de Raphaël Confiant, comme celui de la traductrice Hélène Devaux-Minie dans
L’ascension de Moïse, m’ont offert une piste. Je pouvais parfois emprunter des formules aux
différents créoles français, employer des expressions archaïques, faire preuve de créativité
en contractant deux mots ou encore procéder à des déformations orthographiques
(« paké » pour « paquet » par exemple). Ces différentes techniques permettent de mettre
en évidence la singularité du parler d’un personnage ou du narrateur. Comme le fait
Shani Mootoo dans son roman, rédigé dans un anglais traditionnel la plupart du temps, je
me suis permis quelques libertés mais de façon parcimonieuse.
Devoir faire preuve d’imagination pour parsemer le texte de formes créatives a
définitivement été ma préoccupation première durant ce travail. Cependant, il n’était pas
question de truffer la traduction de ces recréations pour ne pas dérouter le lecteur. La
stratégie adaptée était de produire un certain « exotisme » sans chercher à en faire trop.
Aussi, j’ai d’abord traduit dans un français plus ou moins traditionnel, puis, à mesure que
je relisais des phrases, des paragraphes ou le texte en entier, je trouvais des façons de dire
ou des termes qui venaient ajouter un effet de créolité.
Parfois donc, j’ai intégré des termes créoles trouvés dans des dictionnaires ou autres
ouvrages terminologiques. Je me suis documentée dans plusieurs ouvrages, comme le
Dictionnaire pratique du créole de Guadeloupe de Henry Tourneux et Maurice Barbotin, par
12
exemple. J’ai aussi reçu l’aide d’amis et autres connaissances originaires de la Réunion, de
la Guadeloupe, de la Martinique ou encore d’Haïti. Force est de constater que le texte
anglais, avec toutes ces déformations morphosyntaxique, est parfaitement
compréhensible et lisible pour les lecteurs anglophones non-créolophones. Ce qui n’est
pas le cas d’un texte français jalonné de tournures syntaxiques erronées. Ả mon sens, la
langue française est plus rigide que la langue anglaise. En effet, elle n’est pas très flexible
dans la création de nouvelles formes syntaxiques ou lexicales et se prête moins à ce genre
de variations.
L’éxotisation de ma traduction se manifeste ainsi par quelques marqueurs grammaticaux et
graphiques plutôt que lexicaux. J’ai aussi choisi de ne pas reporter les particularités
graphiques du créole avec des élisions telles que « p’tit » comme on le fait d’habitude en
français pour les discours familiers. En effet, comme le souligne Christine Raguet-
Bouvart dans une retranscription du débat Comment traduire l’oralité d’un texte métissé? :
« Une des premières réactions pour nous, traducteurs, a été de raccourcir les formules en choisissant l’élision et de produire des « j’te » et autres tournures abrégées qui détruisent complètement le rythme très plein de la phrase créole dans laquelle on s’occupe de l’espace sonore. »1
Cinquième partie : Quelques exemples de créations « créolisantes » avec particularités d’ordre graphique ou grammatical
À la page 30 du roman, lorsque le personnage de M. Deoraj Deosaran s’exprime :
“ when he was a licle-licle boy, so small’n’tin nobody ad a think he’d a make man”
J’ai choisi de contracter les mots suivant pour créer un adjectif par apposition :
- il était un si-petit garçon, tellement toupetit-maigre-marmot que personne
croyait qu’un jou il deviendrait un nonm
Lorsque, par la suite, le narrateur nous fait entrer dans les pensées du personnage de
Vashti Krishnu, fille du docteur, j’ai choisi de reporter la créolité en portant atteinte à la
règle grammaticale d’emploi du subjonctif.
13
Pour l’anglais :
“No wonder they put she out the house” (page 23)
J’ai traduit comme suit :
• Pas étonnant qu’ils l’ont chassée de la mézon.
Retour dans le cabinet de consultation du docteur Valmiki Krishnu.
Pour l’anglais :
“Everything okay, Doc? You look like you seeing a dead” (page 31)
J’ai traduit comme suit :
• Toutébien, doc? Vous êtes blanc comme un lenj.
Plutôt que, par exemple :
• Tout bien, Doc? On dirait que vous voir un fantôme.
J’ai ainsi choisi d’employer l’expression peu usitée et pourtant très parlante « être blanc
comme un linge » tout en insérant le mot créole « lenj », complètement transparent en
contexte.
Dans l’extrait suivant, la domestique de Valmiki Krishnu lorsqu’il était enfant s’adresse à
des petits villageois venus frapper à la porte de la demeure. On sait que la domestique ne
voit pas cette visite d’un bon œil parce que les enfants n’appartiennent pas à la même
caste que le fils de son patron.
Pour l’anglais :
“What you want him for?” (page 32)
J’ai traduit comme suit :
• Qu’est-ce que vous venez chèché là?
Plutôt que, par exemple :
• Qu’est-ce vous voulez à lui?
14
Dans l’extrait suivant, un employé de ferme s’adresse au jeune Valmiki.
Pour l’anglais :
“Your pappy ent go like for you be in here. You go dutty up your clothes.” (page 36)
J’ai traduit comme suit :
• ton papa va pas être kontan que tu es là. Tu vas sali ton lenj.
Plutôt que, par exemple :
• Ton papa va pas aimer toi être là. Toi va salir tes habits.
Sixième partie : Traduire le non-verbal
Dans sa Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie francaise de
l'isle Saint Domingue, l’historien Moreau de Saint-Méry s’exprime à propos du créole :
« Il est mille riens que l’on n’oserait dire en français, mille images voluptueuses que l’on ne réussirait pas à peindre avec le français, et que le créole exprime ou rend avec une grâce infinie. Il ne dit jamais plus que quand il emploie des sons inarticulés, dont il fait des phrases entières.»
Étrangement, la plus grande difficulté à laquelle je me suis heurtée ne réside pas dans le
processus de créolisation du discours mais bien dans un terme quasiment
intraduisible : « steups ». Il s’agit ici d’un terme typiquement trinidadien qui aurait la même
signification que les expressions, [en anglais] : « to suck one’s teeth » ou « teeth kissing ». Dans
l’ouvrage Dictionary of Jamaican English, l’acte est défini comme suit :
« to make a sound of annoyance, displeasure, ill-nature, or disrespect by sucking air audibly
through the teeth and over the tongue »
En français, on parlera tantôt du « tchip » tantôt du « kip ». Il s’agit ici d’une onomatopée
bien singulière qui peut avoir différents sens. Si le « tchip » est souvent signe de simple
désapprobation, il est considéré comme une insulte extrêmement vulgaire dans plusieurs
pays d’Afrique de l’Ouest.
Dans le texte anglais, Shani Mootoo choisit d’utiliser le terme typiquement trinidadien
15
« steups » sans donner plus d’informations que ce soit entre parenthèses ou en notes de
bas de page. Cependant, elle l’intègre dans la phrase suivante : « You’d hear theatrical
steupses and people hawking unabashedly » (page 8). Le lecteur anglais qui ne connaît pas le
terme « steups » bénéficie donc néanmoins d’un indice qui lui laisse comprendre qu’il
s’agit d’un son, ou bruitage effectués par des personnes. Plus loin dans le texte,
Shani Mootoo continue :
« You will realize that some of the teeth-sucking you’ve been hearing came from pedestrians on
the hospital side of the intersection forced to cross over the sleeping body of a homeless man »
(page 8).
Pour la traduction française, j’ai ainsi choisi d’utiliser le mot « tchip » en le qualifiant de
« dignes d’un studio de bruitage ». J’ai aussi choisi de parler de « tchips désapprobateurs »,
là où Shani Mootoo se contentait de parler de « theatrical steupses ». Selon moi, cet ajout
rend la compréhension du mot plus aisée. Le lecteur français comprend qu’il s’agit ici
d’un son qui exprime un sentiment négatif (dédain, mépris, etc.). Je me suis aussi refugiée
dans l’utilisation d’une note de bas de page afin de situer davantage le lecteur quant à la
signification du mot « tchip » et à ses origines.
Lors d’une scène où Valmiki reçoit des coups de fouets dans son enfance, Shani Mootoo
choisit de mettre en majuscules sept groupes de mots qui ponctuent les sept coups de
fouets reçu. J’ai ainsi conservé cette représentation graphique dans le texte d’arrivée en
écrivant sept mots en majuscules.
“You BETTER LEARN the VALUE of business FAST, you hear? And take THIS!
For not being a MAN enough to STAND UP to those boys, for LETTING OTHER
children lead you into doing wrong.” (p.38.)
• « Tu ferais MIEUX d’apprendre le sens des affaires, et VITE. TIENS! Prends
ÇA! Pour n’avoir pas eu le COURAGE de résister à ces GARNEMENTS. Pour
t’être laissé INFLUENCER comme ça! »
J’ai commencé la lecture du roman Valmiki’s Daughter sans m’être auparavant
renseignée sur les détails de l’histoire. Je ne voulais rien lire sur le livre qui puisse
16
m’influencer de quelque façon que ce soit avant de m’y être personnellement frottée.
Pourtant, dès les premières pages, j’avais comme l’impression que le personnage de
Valmiki menait une double vie. J’étais intriguée par cette intuition et surtout par le fait
qu’elle s’était révélée clairvoyante. L’on parlait de Valmiki qui était médecin et semblait
avoir une vie idéale mais qui cependant voyait d’autres personnes en secret dans un hôtel
du centre-ville. Puis l’on croisait le personnage de Merle Bedi, reniée par sa famille et
jetée à la rue parce qu’homosexuelle. Ensuite, Shani Mootoo choisissait de parler de
Tony, un ami de Valmiki, en spécifiant que les souvenirs de leurs moments ensemble
restaient « indelibly etched in Valmiki’s body and mind » (p.26.)
Mais pourtant, toutes ces indications quant à l’intrigue principale du roman arrivaient
bien après le tout premier indice. En effet, dès le tout premier paragraphe, Shani Mootoo
choisit de décrire le paysage de San Fernando et ses routes en employant des mots qui
pourraient selon moi n’être absolument pas anodins. Elle ouvre ainsi son roman sur les
phrases suivantes :
« If you stand on one of the triangular traffic islands at the top of Chancery Lane just in front of the San Fernando General Hospital […] you would get the best, most all-encompassing views of the town. You would see that narrower secondary streets emanate from the central hub. Not one is ever straight for long. They angle, curve this way and that, dip or rise […] » (p.7.)
À la deuxième relecture de ce tout premier paragraphe, j’ai discerné une métaphore,
comme des clins d’œil à demi-masqués. Choisir de ponctuer le paragraphe de la sorte,
spécifier la nature triangulaire des éléments d’infrastructures, lorsque Shani Mootoo
choisit de nous montrer ces hommes et ces femmes qui mènent une double vie…Il y a
quelque chose de charnel et de presqu’humain dans cette mise en contexte descriptive. Je
vois dans ce paragraphe des indices subliminaux qui pourraient expliquer qu’avant même
d’en avoir la certitude, je savais déjà où le roman allait me mener. Aussi, j’ai voulu
m’efforcer de choisir des mots qui pouvaient laisser planer les mêmes ambiguïtés pour
une lecture avertie. J’ai donc choisi de parler de formuler les premières phrases de la
sorte :
« D’ici, on remarque les petites rues secondaires, plus étroites, qui s’échappent du centre, comme pour le fuir. Difficile de deviner leur orientation pour bien longtemps. Elles virent et se recourbent, à droite puis à gauche, montent et
17
descendent pour s’imbriquer dans un enchevêtrement de plus petites allées. »
Selon Umberto Eco, traduire nécessite une négociation permanente. Ainsi, tout est
affaire de négociation et de compromis. En ce qui me concerne, j’ai négocié d’abord
avec l’œuvre originale en essayant autant que faire se peut de reproduire le sens et la
forme, mais aussi avec le lecteur supposé en veillant à lui fournir une traduction honnête
et esthétique. Traduire un texte hybride n’est évidemment pas facile, mais je pense
cependant avoir mené cette tâche à bien puisque ce qui m’importait le plus dans cet
exercice traductionnel était d’ouvrir l’étranger à notre propre espace de langue et ne pas
le domestiquer en évitant à tout prix la fadeur d’une traduction « naturalisante » et
ethnocentriste.
Traduction française
Votre voyage. Première partie.
C’est depuis l’un des terre-pleins triangulaires de Chancery Lane, juste en face de
l’Hôpital général de San Fernando que l’on peut avoir la meilleure vue sur la ville, le
panorama le plus honnête. C’est là que le bras sud de la voie se confond avec l’avenue
Broadway et où la promenade Harris, parsemée d’édifices publics ou privés et de statues
commémoratives, court vers l’est. D’ici, on remarque les petites rues secondaires, plus
étroites, qui s’échappent du centre, comme pour le fuir. Difficile de deviner leur
orientation pour bien longtemps. Elles virent et se recourbent, à droite puis à gauche,
montent et descendent pour s’imbriquer dans un enchevêtrement de plus petites allées.
À cette intersection, sur Chancery Lane, les véhicules serpentent autour des îlots
triangulaires en béton peint de blanc. On se bouscule au rythme des klaxons de voitures
18
et des sonnettes de vélos qui accompagnent les jurons hauts en couleurs et autres insultes
à visée transgénérationnelle. Le ballet des voitures avance par secousses, freine trop
subitement puis comme par magie, ondoie de fluidité, rendant les feux et les agents de
circulation momentanément inutiles.
Imaginez-vous touriste, les yeux bandés et téléporté sur un de ces îlots à l’heure de
pointe, un jour de semaine. Submergé de stimuli sensoriels en seulement quelques
secondes. Emporté dans un tourbillon de bruits, et d’odeurs aussi.
Le concerto des klaxons, en véritable dysharmonie de durées et de tonalités, évoque
presque une symphonie de brouhaha moderniste rythmée par le mantra du vendeur de
noix : « nooooix, noix, noix, noix, nooooix, ciiiinquante centimes le paqueeet!» Vous
pouvez aussi entendre les « tchips » désapprobateurs dignes d’un studio de bruitages et les
vendeurs à la criée imperturbables qui ne se taisent que pour se racler le gosier avant de
cracher. Ouvrez les yeux un peu trop tôt et vous voyez atterrir sur le trottoir les môlards
jaune verdâtres, gras et gros comme des crapauds. Avec de la chance, vous serez là au
moment où la semi-gamme descendante des cloches retentit.
À peine l’orgue paroissial commence-t-il à prendre des envolées musicales que l’on
entend la chorale répéter : on chantonne des bribes de phrases, ressassées encore et
encore jusqu’à qu’elles soient maîtrisées. Puis graduellement, les paroles sont chantées
d’une traite, jusqu’à que les choristes soient imprégnés du cantique. Sur les marches de
l’église, les gens se saluent bruyamment. D’autres hèlent des taxis tandis que la première
scène de ménage du jour éclate inévitablement, et avec encore plus de croustillance
lorsque ce ne sont pas deux, mais trois bougres qui se donnent en
spectacle…triangulaire. Étant donné leur position stratégique, les chauffeurs de taxi et
vendeurs de noix, ancrés tels des gargouilles à tous les coins de rue, auront certainement
assisté à toute l’intrigue mélodramatique. Ils sont ainsi en mesure de s’improviser témoins
ou juges, mais leur sens aigu des affaires, combiné à leur instinct de survie, suffisent à les
dissuader de s’en mêler. Dans ce genre d’altercations, les paroles ne sont pas les seules à
être acérées et il n’est pas rare que couteaux et autres machettes servent d’argument,
rendant la proximité de la salle d’urgence vraiment appréciable.
On entend les commentateurs du dernier match de criquet grésiller à travers les
nombreuses radios. Le fracas d’un orchestre de tambours d’acier, porté par le vent depuis
une rue voisine, arrive jusqu’à vos oreilles. Les cris humanoïdes surplombant la ville vous
19
surprendront, mais votre oreille fait vite la différence entre les mouettes bataillant pour
quelques miettes et les lamentations d’agonie et de désespoir, qui traversent les murs de
l’hôpital, de jour comme de nuit.
Malgré ce méli-mélo de bruits, ce ne sont pas vos oreilles mais bien votre nez qui risque
de succomber à ce voyage. Avant même de le discerner, les yeux encore fermés, le
brouillard bleuté formé par les voitures, les scooters et autres camionnettes, aura déjà
attaqué vos narines et agressé votre peau, maintenant grasse. L’arôme des arachides en
train de rôtir, les épis de maïs plongés dans l’eau bouillante infusée à l’ail, l’huile de friture
utilisée pour la énième fois, saturée par les nombreux beignets de pois cassés et les
graines de cumin qu’on y a préparés, l’odeur étrangère et réjouissante des pommes et des
raisins qui attendent d’être vendus sur l’étal au coin de la rue… Tout titille vos papilles et
persuade votre estomac pourtant rassasié il y a peu : malgré les alentours peu ragoûtants,
il y a encore beaucoup de choses à déguster. Un passant s’approche juste assez pour que
vous soyez frappé par les effluves d’un corps privé d’une douche depuis trop longtemps.
D’autres dessous de bras vous agressent. Cette fois-ci c’est l’odeur intense du déodorant,
entêtante et décuplée par la chaleur. Sans surprise, l’âpreté de l’urine flotte dans les airs.
Étonnement, elle est mêlée à la pestilence d’excréments humains, véritable note de tête
de cette composition odorante urbaine. L’odeur est d’abord dominante mais
heureusement très volatile.
Les embruns du golfe voisin font naviguer jusqu’à vous les effluves émanant des algues
enduites d’huile et des barnaches séchés, agglutinés sur les coques des bateaux de pêche
qui sont ensablés au quai situé un peu plus bas. On sent aussi les effluves provenant de
ports lointains. Si ce ballet d’odeurs pouvait parler, il en résulterait une véritable
cacophonie olfactive. Les reflux acres et piquants des déchets médicaux, mêlés à la fumée
du linge de lit que l’on incinère émanent tour à tour des deux grandes cheminées dressées
en arrière de l’hôpital. Votre estomac, d’humeur gourmande il y a peu, se sent
soudainement accablé par cette trahison. Poussons votre imagination un peu plus loin.
Nous sommes en pleine saison de l’arbre à pluie, devenu le symbole officieux de la ville,
après que les premiers plants ont décidé de faire des rejets à tous les coins de rue.
Partout, les arbres samans sont habillés de leurs longues cosses. Celles-ci ressemblent aux
doigts crochus des sorcières et leur odeur enveloppe la ville. On se croirait alors
directement plongé dans un panier de chaussettes sales que des foreurs de pétrole marin
20
auraient portées des heures durant. L’odeur, aussi nauséabonde que celle provenant de
l’incinérateur de l’hôpital, est persistante. Tout cela se passe sous une chaleur locale
évidemment accablante, là où le zénith flirte avec l’équateur. Quelques minutes planté
sur ce terre-plein et votre peau paraît brûlée par le soleil, sensible comme si on y avait
frotté de la pâte de piment-oiseau.
Bien. Maintenant, ouvrez-les yeux. À l’abri du soleil, faites-vous observateur. Par où
commencer? Regarder au loin semble toujours plus agréable et ce, peu importe la
direction. D’autant plus si vos yeux ne s’attardent pas sur le premier plan. Les
quémandeurs accroupis sur le trottoir y tendent les bras, approchant toujours plus leurs
mains des vêtements des passants, mais sans jamais les toucher vraiment. Ils s’essayent à
plonger leur regard dans le vôtre, dégoupillant leur fameuse litanie suppliante : « que
Dieu vous bénisse ».
Peut-être avez-vous remarqué, selon le secteur où vous avez atterri, que les passants sont
pour la plupart d’origine indienne ou africaine. Et vous relèverez très certainement que,
sur les trottoirs, assis par terre, on retrouve surtout des personnes d’origine indienne.
Peut-être aussi que cela vous aura complètement échappé.
Maintenant, vous réalisez que les tchips entendus plus tôt viennent des piétons situés du
côté de l’hôpital, excédés de devoir enjamber les corps des sans-abris endormis à même
le sol. Ces manifestations sonores trahissent aussi la désapprobation de certains passants
face au corps de la jeune femme juste là, complètement ivre et recouverte d’urine.
D’accord, ce n’est peut-être pas si difficile de choisir par où commencer la visite. Levez
les yeux, loin des mendiants, loin des sans-abris et des corps imbibés d’alcool qui
jonchent les trottoirs. Prenez par exemple les bâtiments de six étages qui constituent
l’hôpital général. Vous remarquerez que d’un côté, ils forment une toile de fond
imposante et d’une beauté funeste. D’un blanc colonial éclatant, l’hôpital semble
surplomber la ville. Pourtant, chaque bâtiment est coiffé d’un simple toit pentu, comme
ceux des maisons. Ceux-ci tentent de réprimer l’aspect à la fois imposant et menaçant du
bâtiment.
Une barrière dessine les limites de l’hôpital. Elle est composée d’une partie basse de
béton peint en blanc et de barreaux en fer argentés, affûtés tels d’imposantes épées. À
l’entrée principale, l’abri en béton du gardien délimite les voies d’entrée et de sortie. Le
21
garde est souvent absent, laissant les voitures et les piétons défiler à leur guise.
Aujourd’hui cependant, il est à son poste. Du treillis à la casquette kaki enfoncée sur son
crâne, tout son uniforme repassé et amidonné semble le maintenir debout alors qu’il est
nonchalamment adossé à l’extérieur de son cagibi. Seules ses épaules sont lascivement en
contact avec le mur alors qu’il conte fleurette à une jeune femme qui retient toute son
attention. Elle lui fait face et est la seule à comprendre ce qu’il dit. Il plie un genou et
rajoute un pied à son appui sur le mur. Ses bras sont croisés sur son torse. S’il la touchait
comme il la regarde, elle serait à ses pieds. La valse des voitures continue.
Un peu plus loin dans l’entrée, un groupe d’hommes est suspendu aux lèvres du
chroniqueur de radio. C’est de là que les commentaires sur le criquet émanent et les
hommes que tout sépare, des habits aux manières, sont agglutinés autour du poste avec
pour seul point commun leur passion pour ce sport.
D’ici, vous tentez encore de deviner la provenance du bourdonnement des tambours
d’acier. À chaque minute, le vrombissement porté par la brise semble émaner d’une rue
différente. Même en essayant de s’y accrocher, la mélodie taquine se fait rapidement
fuyante. À l’intérieur des palissades, une pelouse impeccable entoure l’hôpital tandis que
les îlots d’arums d’Éthiopie rouges, jaunes et mauves rythment le passage des piétons.
Des palmiers hauts de deux mètres embrassent de chaque côté la voie goudronnée qui
parcoure l’espace hospitalier. Leur tronc sont peints en blanc, vestige de l’époque
coloniale, quand on pensait que la peinture permettait de protéger les arbres des
parasites. La couleur blanche s’étend jusqu’aux quelques bancs de béton semi-circulaires
qui habillent la pelouse çà et là, à l’ombre des flamboyants dont les troncs n’auront pas
échappé à la peinture. Les bancs, d’abord destinés aux patients et à leurs visiteurs, sont
néanmoins plus souvent occupés par les sans-abris et les malades mentaux laissés à eux-
mêmes. Sur chaque banc gît l’ombre d’une silhouette, un corps nimbé de vieux oripeaux
saturés de crasse, les genoux repliés et un bras pour seul oreiller pour se protéger de
l’austérité du béton.
En plus des patients admis en soins de longue durée qu’on ne voit jamais se presser
(parfois même se déplacer), l’hôpital compte ses habitués parmi les infirmières, les
docteurs Peters, Rajkumar, Krishnu (quand il n’exerce pas dans son cabinet privé du
centre-ville), Tsang, Chu et Mahabir. Bon, maintenant retournez-vous pour faire face au
nord. Là, votre perchoir s’étend sur environ neuf mètres avant de dévaler une route :
22
l’abrupte Chancery Lane. L’inclinaison rappelle le manche renversé d’une grande louche.
Le creux de la louche accueille l’hôpital, les commerces et leurs parcs de stationnement.
En contrebas et tout le long de la pente, plusieurs bâtiments de style colonial bordent la
voie. On y retrouve cabinets d’avocats et autres bureaux de notaires. La principale rue
commerciale prend naissance là où la pente s’adoucit, avant de changer de direction,
comme pour échapper à votre regard. Ce tournant accueille une station-service et son
enseigne tournoyante Texaco rouge et blanche. Ici, la banque Chase Manhattan, là le
magasin de vêtements et articles ménagers Chez Khan, la caverne de Bissessar où l’on
trouve meubles et tapis, et on aperçoit même un pan de la boutique de sport Samuel. La
rue s’évanouit ensuite dans sa courbe. Si toutefois vous poursuivez dans le tournant,
vous trouverez un supermarché puis un immeuble accueillant plusieurs médecins privés
(le docteur Krishnu y a son cabinet) ainsi qu’un salon de coiffure, et enfin la bijouterie
Maraj et fils, proche de la seule librairie en ville.
Si vous levez les yeux vers les eaux aux reflets d’or et d’argent du Golfe de Paria, vous
verrez les pétroliers rouges et noirs attendre que leurs cales soient remplies dans les
bassins de la raffinerie. Un bras de verdure sépare la ville de l’horizon. Les palmiers et les
cocotiers, mêlés aux arbres sampans, aux flamboyants, aux orgueils de Chine et aux
manguiers, laissent percevoir une multitude de toits nus ou colorés de rouges, de verts et
de bleus. On y repère le quartier résidentiel de Luminada Heights. Les beaux quartiers…
Le docteur Krishnu y réside avec sa femme et ses deux enfants dans une maison
d’architecte à côté de la famille Prakash. Quand les Prakash ont acheté leur terrain il y a
quelques années, leur fils Nayan était tout jeune adolescent. Ils y ont construit un hôtel
particulier selon les plans de Ram Prakash. De longues nuits blanches passées à
griffonner sur du papier ministre : quatre chambres, trois salles de bains, une famille de
trois personnes. Les Moretti (uniquement riches de leur peau blanche) sont toujours
propriétaires à Luminada Heights. Ils sont pourtant rentrés chez eux depuis longtemps,
abandonnant l’île de Trinité où ils avaient rêvé trouver richesse et indépendance. Leur
maison, juste au-dessus de celle des Krishnu, est maintenant louée par une compagnie de
forage marin et occupée par un célibataire. Un Américain gagnant très bien sa vie sur une
plate-forme pétrolière du Golfe, qu’il peut d’ailleurs apercevoir depuis son patio.
Jetez un coup d’œil par-dessus votre épaule. C’est l’avenue Broadway qui fuit vers le sud.
Large et séparée par une bande de pelouse bien entretenue, ombragée par une
23
interminable haie de flamboyants nains. À gauche comme à droite de l’avenue, du béton
s’élève sur deux étages. Les rangées de maisons sont cachées derrière des murs défraîchis,
à la peinture délavée ou écaillée depuis longtemps. Sur Broadway vivent entre autre le
cordonnier, quelques travailleurs hospitaliers et infirmières, des greffiers du Palais de
justice voisin, des chauffeurs de taxi, des enseignants, des domestiques, un blanchisseur,
une sage-femme et la professeure de piano qui a transformé le dernier étage de la maison
qu’elle loue en « école ». La rue accueille aussi cet éternel célibataire, un homme à la
jeunesse intemporelle qui s’habille en robe (on dit qu’il rêvait de vivre de sa passion pour
la mode et la couture, mais n’ayant jamais trouvé de clients, il est aujourd’hui le seul à
porter ses créations). Comme l’avenue disparaît progressivement dans sa courbe,
entraînant avec elle le souvenir d’un ancien quartier prospère, votre regard part tout
naturellement vers l’Est où se trouvent encore plus de maisons et d’arbres. La végétation,
aussi luxuriante qu’aléatoire, semble ici avoir repris ses droits sur la ville, sans que
personne ne s’y oppose. On perçoit néanmoins des maisons ici et là. Cependant, comme
il est ardu d’identifier clairement ce qui constitue ce paysage, vos yeux retournent se
réfugier dans le capharnaüm de l’intersection. Les voitures qui vous entourent (pour la
plupart de simples berlines) défilent de toute part des terre-pleins. Beaucoup donnent
l’impression d’avoir été rafistolées avec du ruban adhésif, et il n’y a que les bruyants jeux
de klaxons, intenses et continus, qui semblent retarder l’accident inévitablement
imminent.
Il vous reste à découvrir la Promenade Harris. Pour cela, quittez l’îlot et rejoignez-la le
plus lentement possible en étant sûrs de créer un contact visuel avec chaque conducteur
pendant que vous traversez. À cette heure-ci, le soleil est votre pire ennemi. Il se reflète
dans les pare-brise des voitures et vous aveugle dangereusement. Si les vitres et les pare-
brise teintés (chez nous, la mode est aux reflets mauves) protègent les occupants des
voitures du soleil et des regards indiscrets, ils constituent néanmoins un danger
supplémentaire pour les piétons, incapables de dire si le conducteur l’a bien remarqué.
Redoublez de vigilance.
En traversant, vous ne pourrez manquer les nombreux policiers présents sur votre droite
(le côté droit de la promenade, donc). Vous pourriez vous demander pourquoi aucun
d’entre eux ne s’occupe de réguler la circulation, à juste titre. La police, agglutinée devant
le poste, baille à s’en décrocher la mâchoire. À mesure que vous approchez de la
24
promenade, vous les voyez regroupés, semblant attendre que quelque chose, n’importe
quoi, se passe. Ils ne bougent que sur ordre de leurs supérieurs, ne prenant aucune
initiative. La promenade est une route très large qui coupe l’intersection d’une ligne
relativement droite quand on part vers l’Est. Plusieurs églises rythment le paysage. De ce
côté, l’église anglicane et sa tour d’horloge moderne; ensuite, la caserne de pompiers, puis
l’hôtel de ville, un long bâtiment de trois étages qui héberge les conseillers municipaux et
une partie des bureaux du Ministère de la Santé (la plus grande partie étant située dans la
capitale). On retrouve d’autres bâtiments administratifs de style colonial, mais ceux-ci
sont interdits au public et personne ne sait vraiment ce qui s’y passe. Plus loin, la paroisse
Saint Patrick jouxte la bibliothèque de l’église catholique. Ici, une maison coloniale abrite
le diocèse, la bibliothèque de l’Église Catholique et les prêtres officiants locaux. Un peu
plus loin, on retrouve le bâtiment où les bureaux gouvernementaux délivrent toutes
sortes de permis : permis de chasse, de pêche, de véhicule, de vente ou autres certificats
de naissance, de décès et de mariage. C’est ici, juste après le magasin Woolworth, que la
promenade touche à sa fin. Les véhicules poursuivent leur course dans une seule et
même direction. Un îlot large come trois voies sépare ce flux incessant.
Reprenons depuis l’hôpital, mais de l’autre côté cette fois-ci. Plusieurs édifices rappellent
le passé colonial de la ville. Au coin de la rue, on tombe sur différents cabinets d’avocats.
Employés comme clients passent et repassent les portes de ces petits deux-pièces
construits à la fin du XIXème. Les bureaux vétustes voient leurs boiseries en filigrane se
déliter et pendouiller ici et là, attendant désespérément d’être rénovés. Étonnement, le
bâtiment ne bénéficie toujours pas de l’eau courante, ce qui oblige les avocats et autres
employés à se rendre aux palais de justice plus récent pour utiliser les toilettes publiques.
Un peu plus loin, le spectacle qui se joue sous vos yeux est des plus habituels. Devant le
commissariat, trois prisonniers sont pieds nus sur l’asphalte brûlant et menottés les uns
aux autres. Ils sont escortés par huit officiers armés. Les bougres viennent très
probablement de se faire arrêter et on les conduit ainsi aux cellules de garde à vue
adjacentes au poste de police. Les piétons, les chahuteurs et autres curieux, parmi
lesquels des proches des prisonniers ou de leurs victimes, assistent au spectacle. Ils sont
alignés dans la rue, baignant dans une ambiance de stupeur et de crainte. Après les
cellules de détention provisoire, on trouve les locaux de police, le bâtiment du palais de
justice (et ses toilettes publiques), d’autres cabinets d’avocats puis finalement, sur
plusieurs mètres, la propriété des Sœurs de l’Immaculée Conception, sur laquelle on
25
retrouve l’une des plus importantes écoles secondaires pour fille de la ville, et finalement
le Couvent des Sœurs de l’Immaculée Conception. Il partage un mur mitoyen avec une
salle de cinéma indien qui se trouve à l’extrémité de la promenade, à l’exact opposé de la
bibliothèque municipale.
Le pavage d’asphalte orange vif de la promenade piétonne est tapissé de fleurs
fraîchement tombées des arbres qui l’habillent sur toute sa longueur. En marchant sur ce
tapis éthéré de couleurs vives, à l’ombre des arbres, on tombe d’abord sur un kiosque à
musique abrité par un toit, avec suffisamment de place autour pour recevoir un public.
Une rampe fait le tour de l’estrade, à laquelle on peut accéder par un large escalier faisant
face à l’hôtel de ville. Un policier se tient sur la rampe du kiosque. D’une main, il manie
sa matraque et la dirige vers un corps prostré à terre et lourd de sommeil. Le jeune
officier, élancé et d’origine africaine, semble perplexe. Indubitablement, cette personne
par terre est un sans-abri, mais il y a aussi ce panneau qui dit « entrée interdite ». Le
policier tourne autour du corps et sa démarche, si on voulait l’interpréter, dirait « allez,
laissons-le donc dormir. Mais d’un côté, je peux pas risquer de perdre ce boulot. Si
quelqu’un regarde en ce moment, je devrai dire à cet homme de bouger, faire bonne
impression. D’un autre côté, si je le réveille, il se passera quoi? S’il s’emporte, ça pourrait
empirer la situation. Il ne fait que dormir, et si je le réveille, il va aller où? » Le policier
détourne son regard et retourne à la rampe, la matraque à la main. Adossé, il préfère
regarder vers l’intersection agitée.
Derrière le kiosque à musique, il y a une zone pavée. Une boîte de bronze, semblable à
une caisse d’oranges retournée, est ancrée au centre de cette place, mieux connue sous le
nom de « coin de l’orateur ». Un homme élancé d’origine indienne, mais à la peau pâle et
pigmentée de jaune, fait les cents pas autour de la boîte. Comme il marche tête baissée,
on croirait qu’il examine les tommettes d’argile rougeâtres, les mains jointes dans son
dos. Son crâne est dégarni et l’on jurerait qu’il parle tout seul. Il ne fait pas partie de ceux
qui ont élu domicile sur la promenade Saint Harris. Pourtant, il fait partie du décor.
Depuis son domicile situé dans une ville voisine, il se rend jusqu’ici en taxi et passe la
journée à marcher autour de la boîte de l’orateur. Il arrive toujours à 08h30 exactement
et repart à bord d’un autre taxi à 15h00, respectant scrupuleusement les horaires de
l’école où il enseignait autrefois. Dans une autre vie, il était un jeune et brillant professeur
de littérature anglaise qui écrivait ce que certains aimaient à appeler de la poésie (deux de
26
ses connaissances qui produisaient eux aussi ce qui s’apparente à de la poésie disaient que
c’en était). Ainsi, une revue étrangère avait publié quelques-uns de ses vers et il se faisait
même rémunérer. Par la suite, l’éditeur de la revue l’avait contacté pour obtenir
davantage de poèmes et lui suggérer la création d’un recueil destiné à une éventuelle
publication. Il s’était alors entièrement dédié à cette tâche, se heurtant aux moqueries de
ses collègues comme de sa famille et perdant le respect de ses étudiants. On parlait dans
son dos, le qualifiant d’écrivain cucul la praline à la prose fleurie. Il écrivait sans relâche
mais demeurait un auteur éternellement insatisfait face à son œuvre. Finalement, l’éditeur
en chef s’était fait remplacer et la revue étrangère ne le recontacta plus jamais. Son travail
ne fut plus jamais publié et ses collègues comme ses étudiants, ainsi que sa propre
famille, longtemps inquiète au sujet de leur situation financière après qu’il se soit destiné
à une carrière de poète, s’en étaient réjouis. Il finit par contre par démissionner pour
peaufiner des vers tels que « Rivière, Ô rivière soulève-toi et comble les champs
d’entrailles vidées. » Ses proches laissèrent échapper des soupirs, puis des ricanements, et
finirent par l’abandonner. Tout ça remonte à plus de vingt ans. Personne ici ne se
souvient de son nom, mais il lève le regard avant de s’échapper rapidement dès qu’on
l’appelle « Monsieur », comme ses étudiants le faisaient autrefois.
Juste avant d’avancer plus, vos papilles sont titillées par une odeur tenace d’ail, d’oignon
vert et de gingembre que l’on fait revenir dans de l’huile d’arachide et de sésame, une rue
plus loin. Bien qu’il soit hors de votre vue, vous serez capable de sentir que vous vous
rapprochez du Dragon d’or, le restaurant chinois abrité par l’hôtel Victory;
respectivement meilleur restaurant et meilleur hôtel de ce côté de la raffinerie. La
clientèle de l’hôtel est principalement composée de touristes, mais sur l’île, personne
n’ignorent que certains hommes d’affaires et autres professionnels prêts à y mettre le prix
loueront de temps à autre une chambre en achetant la discrétion du personnel au sujet de
leurs plaisirs interdits. Sur l’heure du midi, le Dragon d’or est le repaire des conseillers
municipaux, du maire et des avocats mais aussi de certains médecins. Vous y apercevrez
parfois le docteur Krishnu. Il demande généralement à être installé sur une des
nombreuses tables dissimulées au fond du restaurant. Il sera évidemment en bonne
compagnie mais le personnel sait fermer les yeux et tenir sa langue.
Les effluves qui émanent du Dragon d’or ne suffiront toutefois pas à vous désintéresser
de la nourriture vendue un peu plus loin dans la rue. Une nourriture exceptionnelle
27
d’originalité, qui se vend proche du portail de l’école des filles. Vous voudrez y goûter,
vous voudrez un acheter, mais ayez la force de continuer sur la promenade.
Derrière le coin de l’orateur se trouve une piscine ronde, large mais peu profonde avec
une fontaine en son centre : une bouillabaisse de poissons de bronze, couverts d’écailles
et entrelacés. Leurs bouches ouvertes laissaient autrefois jaillir de l’eau. Mais depuis des
années la piscine est asséchée et la fontaine a cessé de fonctionné. Les petits carreaux
turquoise sont eux aussi tapissés de pétales orange encore frais. Les bancs qui entourent
la fontaine accueillent les personnes qui sont là pour une audience au tribunal, les
employés de bureau et autres paresseux qui regardent le temps passer. Les vendeurs de
noix balayent la promenade, les épaules chargées de sacs en toile couleur crème. Ils
tendent vers vous des sachets de papier brun, remplis d’arachides non décortiquées.
Bientôt, tout le monde sortira pour la pause déjeuner et l’air est déjà empli des odeurs de
cuisine de rue auxquelles se rajoutent celle des hot-dogs et des burgers qui sont cuits puis
vendus sur la fin de la promenade. Les barbecues sont installés sur un espace de
stationnements, juste à côté des jeeps qui les ont transportés jusqu’ici. Ce fumet d’odeurs
de cuisson qui s’élève des quatre coins de la ville est un pur ravissement.
Agglutinés aux pieds d’arbres majestueusement grands, plusieurs personnes qui se
revendiquent propriétaires de ces quelques mètres carrés de terre chassent quiconque ose
s’aventurer trop proche d’eux. Ils leur offrent un mélange de cris, d’insultes et de
mouvements brusques, ayant pour seules armes leurs poings mollement serrés et des
effluves corporels redoutables. Même les policiers préfèrent rester à l’écart. Si vous y
regardez de plus près, vous discernerez des silhouettes assoupies dans les parties les plus
feuillues des massifs entretenus par les jardiniers municipaux. Après la fontaine, vous
apercevrez un immense piédestal en bronze qui accueille une statue
disproportionnément petite du Mahatma Gandhi, vêtu d’un dhoti et semblant être sur le
point de faire un pas dans le vide, sûrement pour échapper au sort que lui réservent les
pigeons qui l’ont déjà baptisé à plusieurs reprises. Derrière lui, au centre de la promenade
ombragée grâce aux arbres, vous remarquerez la plus grosse de toutes les statues : un
bronze entier et extrêmement détaillé de la Reine Victoria. Vêtue d’une jupe ample dont
chaque pli a été rendu, elle arbore couronne et sceptre, recouverts aux-aussi de fientes de
pigeons. À perte de vue, se reproduit le même schéma de fontaines hors service et de
statues d’anciens gouverneurs, maires et autres bienfaiteurs.
28
Les élèves de l’école secondaire rattachée au couvent viennent juste d’être libérés pour la
pause-déjeuner. Le portail mécanique en fer forgé s’ouvre dans un vacarme de
grincements et de grondements laissant s’échapper les jeunes filles surexcitées qui font
presqu’autant de bruit. Elles se dirigent tout droit vers la vendeuse de doubles pour qui
tout se joue lors de ce coup d’envoi. À peine ont-elles passé le portail et posé un pied
hors de l’environnement d’apprentissage et de retenue pour plonger dans le monde de la
consommation et des désirs, qu’elles semblent dégringoler une à une de faux-pas en
hésitations. Alors, elles se perdent ou s’aventurent trop loin.
Si quelqu’un vous confiait une caméra pour enregistrer leur sortie (ou plutôt leur entrée
en scène) pour pouvoir ensuite la visionner au ralenti, vous seriez capables de voir la
raison de ce mystérieux changement d’apparence et d’allure. Vous verriez leur mains
rouler machinalement l’élastique de leur jupe pour les raccourcir; un, deux, parfois même
trois tours pour dévoiler leur genoux et une bonne partie de leurs cuisses. Ce
mouvement, étudié et répété, est exécuté avec tant de fluidité que les yeux alentours ont
l’impression d’être témoins d’un mauvais raccord entre deux images. Les chemises
immaculées des jeunes filles, en temps normal boutonnées jusqu’au cou et surmontées
d’une broche, ont vite fait de laisser entrevoir un peu de peau, une fois qu’elles ont
atteint le stand de nourriture et fait disparaître le badge de leur école. Toute la matinée, la
vendeuse s’est affairée à ce que ces quelques minutes de folie furieuse soient un succès.
Pour cela, elle aura fait frire sur place des fournées de doubles (des boulettes à base de
farine de pois cassés) tout en faisant réchauffer une très grande casserole de curry de pois
chiches (channa) qu’elle aura préalablement cuisiné chez elle. Des élèves de l’école des
garçons, située trois rues plus loin, fourmillent déjà autour du stand. Les filles sont la
raison principale de leur présence et les doubles font office d’accompagnement. Et
justement, les voilà. Vashti Krishnu est là. Ses parents, le docteur Krishnu et son épouse,
considèrent être de descendance noble et préfèrent ainsi ignorer le fait que leurs deux
filles sont clientes et consommatrices de nourriture de rue. Ils savent bien qu’il s’agit d’un
effet de mode. La rubrique culinaire du quotidien local ne tarit pas d’éloges sur
l’inventivité de cette cuisine aux saveurs empreintes de l’hybridité culturelle
trinidadienne. Les doubles, les samoussas végétariens (aloo), les boulettes de tamarin, les
pains de maïs et les gâteaux au sucre sont selon leurs écrits certains des mets les plus
savoureux au monde. Malgré tout, les Krishnu ne peuvent se résoudre à ingérer quoi que
ce soit qui a été cuisiné par des personnes à l’hygiène incertaine. Ils n’y voient que de la
29
nourriture préparée et servie en milieu urbain, là où grouillent les germes comme les
insectes. Pria Castano, la fille d’un avocat qui travaille dans un bureau à l’extrémité de la
promenade, est aussi présente. Tout comme Felicia Clark, fille d’une employée de bureau
au commissariat de police. Il y a aussi Lloyd Gobin. Sa mère enseigne au couvent et son
père gère le magasin de tapis et de meubles du centre-ville. Si ce dernier est plus ouvert
d’esprit que la majorité de ses concitoyens indiens et ne voit ainsi aucun mal à manger de
la cuisine de rue il ne contredirait pas son épouse pour autant.
Les surveillantes de l’école des filles sont savamment placées de manière à pouvoir
vérifier que les élèves ne s’aventurent pas trop loin. Le rendez-vous interscolaire ne dure
pas plus qu’une dizaine de minutes. Tout est orchestré pour n’avoir l’air de rien d’autre
qu’un simple hasard voulant que filles et garçons se retrouvent coude à coude dans les
files d’attente. Mais tout le monde sait que dix minutes c’est déjà bien long pour une
nourriture si rapidement préparée et les filles doivent d’ailleurs s’empresser rentrer
manger à l’intérieur de la cour. Les jeunes adolescents ne doivent pas être surpris en train
de discuter ensemble. Ils ne se regardent jamais dans les yeux et font tout pour que
personne ne devine les échanges de la veille, pour organiser cette rencontre. Ces
quelques minutes nourriront toutes leurs pensées pour le reste de la journée, les rendant
incapables de se concentrer en classe ou même de dormir cette nuit.
L’assistante de la vendeuse, très certainement sa fille, fait elle aussi attention à ne pas
regarder les étudiants dans les yeux car plusieurs d’entre eux sont plus âgés qu’elle.
Vashti Krishnu sait qu’il vaut mieux ne pas rester dehors trop longtemps et éviter de se
faire attraper en train de parler à des garçons. Elle commande ainsi ses doubles tout de
suite. D’une main, la vendeuse attrape une des galettes à base de farine de pois chiches
posées en pile sur un linge. Dans l’autre main, elle place un morceau de papier sulfurisé,
y dépose le premier pain bara sur lequel elle lance une cuillère de pâte de tamarin. Après y
avoir créé un puit avec le dos de la cuillère, elle ajoute une portion de curry de pois
chiches, place le deuxième pain frit, replie le tout et d’un tour de main, elle forme une
enveloppe avec le papier. Il lui aura fallu quinze secondes pour livrer commande.
Vashti Krishnu donne l’argent à la jeune fille et se dirige déjà vers le portail. Elle est prête
à traverser la rue qui sépare la promenade de son école lorsqu’une femme toute
débraillée qui se cachait jusqu’alors derrière des arbustes clopine vers elle avec une
rapidité tout à fait surprenante. Elle appelle Vashti par son nom. Celle-ci se retourne et
30
son cœur fait un bond lorsqu’elle l’aperçoit. La femme paraît vieille et défaite, mais
Vashti sait bien qu’elle est à peine plus âgée qu’elle. En fait, elle a l’âge de Viveka, la sœur
aînée de Vashti. La femme est mince. Non, disons plutôt que son corps est décharné,
ravagé par l’alcoolisme. Ses longs cheveux noirs sont sales et emmêlés. Elle porte une
chemise qui aura apparemment été blanche, autrefois une chemise d’uniforme, mais qui
est aujourd’hui jaunie et crasseuse. Son pantalon, un pantalon pour homme, est souillé et
recouvert aussi bien de poussière que d’urine. Il est beaucoup trop grand et elle le
maintient à la taille grâce à une ceinture et un morceau de corde. Elle ne porte pas de
chaussures.
Vashti est tentée de prétendre qu’elle ne la connaît pas. Elle veut continuer sa route et se
dépêcher de traverser pour regagner l’école. Pourtant, elle veut tout autant aller vers cette
femme, rester avec elle et lui proposer son aide. Mais elle ne peut imaginer que ses amies,
ou qui que ce soit d’autre sur la promenade, même des étrangers, puissent la voir en
compagnie de celle à propos de qui toutes sortes de rumeurs courent partout en ville.
Certaines viennent jusqu’ici en voiture pour essayer de la voir. On dit qu’elle vend son
corps, ici même sur la promenade, derrière les statues la nuit et dans les fourrés quand il
fait encore jour. On dit qu’elle se vend pour une cigarette ou pour de quoi acheter une
bouteille de rhum. On parle beaucoup. Et Vahsti les entend parler. En fait, au moment
où son regard rencontre les yeux de cette femme, elle pense comme eux : « Mais si elle
fait ça, alors ce qu’on dit est faux. C’est pas une goudou. Si elle aimait les mamzelles,
pourquoi elle se donnerait à des zom? Hmmm, peut-être c’est pour le miè. Peut-être ça
va la guérir. En plus, on n’aurait jamais cru ça. Une si bonne famille, là. Pauvre parents.
Pas étonnant qu’ils l’ont chassée de la mézon.»
Mais Vashti connaît cette femme : Merle Bedi. Elle venait chez elle voir Viveka, la sœur
de Vashti. Elle venait jouer du Beethoven au piano et Vashti et Viveka s’asseyaient dans
le salon, attentives. Elle jouait du Debussy aussi. « Au clair de la lune ». Leur préférée.
Quand elle jouait, plus rien n’existait autour d’elle. On aurait cru que chaque note qu’elle
créait avait une signification spirituelle qui envahissait son corps et emplissait ses
poumons, jusqu’à la rendre vulnérable. On retenait son souffle quand on l’observait
jouer. Ses doigts couraient sur les touches et chaque touche s’abandonnait à son bon
vouloir, comme si elles avaient attendu ce contact depuis toujours. Vashti et Viveka
savaient que Merle deviendrait une fabuleuse pianiste. C’est ce qu’elle voulait. Mais ses
31
parents n’en démordaient pas : comme la musique était bien trop facile pour elle, elle
devait en faire sa passion mais jamais sa profession. Ils la poussèrent à étudier en
médecine parce qu’elle avait aussi des facilités en science. Si seulement… pense Vashti
alors qu’elle s’avance vers Merle, si seulement les autres élèves et les passants savaient le
don et le talent qu’elle renferme. Si seulement ils savaient que le piano est sa destinée.
Était sa destinée.
« Vashti, t’as un peu de monnaie? » demande Merle.
Douche froide. Merle aurait pu commencer par demander comment elle allait. D’instinct,
Vashti lui tend le paquet de papier brun, rempli de doubles.
« Non, mais je peux te donner ça. »
Maintenant qu’elle fait face à Merle, elle veut lui poser mille et une questions, trouver
quelque chose à dire, mais elle est incapable de penser. Merle refuse la nourriture.
« Tu n’as pas d’argent? J’ai besoin d’argent. »
« Je n’en n’ai plus sur moi. »
Vashti répond d’une voix étouffée par la crainte. Si bien que Merle ne l’entend pas et se
rapproche un peu plus.
« Vashti, écoute, tu peux faire passer un message pour moi? Tu peux passer un mot à
Mademoiselle Seukeran pour moi, s’il te plaît?
Horreur. Vashti s’éloigne dans un mouvement de recul.
« Attends, Vashti, attends. Fais ça pour moi, s’il te plaît. Il faut que tu dises quelque
chose à Mademoiselle Seukeran de ma part. »
Vashti secoue la tête de droite à gauche, avec insistance. Les larmes roulent sur ses joues
alors qu’elle court de l’autre côté de la rue. Une fois au portail, elle s’arrête pour jeter un
dernier coup d’œil à Merle, qui a déjà disparu.
Étrangement, le couvent et le cinéma sont mitoyens, et si vous vous concentrez vous
pourrez entendre la séance du midi commencer. Les murs du cinéma sont fins comme
du papier et les bandes annonces diffusées en début de séance sont parfaitement
audibles. Elles couvrent les bruits de la circulation comme les rires et les discussions des
32
élèves, des commerçants et des passants.
Sur l’autre trottoir, à quelques secondes de marche de la promenade, vous apercevrez le
dernier bâtiment officiel de ce côté de la promenade. Autrefois grandiose, on y voit
désormais la marque du temps.
On appelle cet endroit le Library Corner. C’est ici que le charme de la promenade
s’évanouit, dans une intersection qui ne paye pas de mine. Trop de rues convergentes et
pas assez de feux de circulation. Cette dernière se fait à l’aveugle et n’est pas sans
rappeler l’ambiance à l’entrée de la promenade, tout en étant plus soignée cependant.
Vous êtes désormais entouré d’espaces commerciaux privés, construits non pas pour
impressionner, ni même pour l’enrichissement culturel de la communauté qui les abrite,
mais bien pour des raisons purement mercantiles. Ici, les matériaux et la conception
n’ont eu qu’un mandat : maximiser le potentiel lucratif de chaque centimètre carré. Une
avenue étroite bordée de bâtiments vétustes vous mène dans un parc public : terrain de
football, piste cyclable et piétonne, courts de netball, volleyball et basketball y sont
accessibles. Des gradins encadrent le parc. Derrière eux se dresse la colline San
Fernando, autrefois magnifique promontoire naturel et paradis sauvage au cœur de la
ville. Une véritable forêt où bambous, kapokiers, poui et flamboyants qui abritaient la vie.
Un paradis pour les passionnés d’ornithologie, un sanctuaire pour les reptiles, un refuge
pour les amoureux de la nature… aujourd’hui balafré par les tranchées qui l’encerclent au
profit d’un déboisement sauvage. La colline grouille de tracteurs et de camions. Ils
montent et descendent ces routes-cicatrices dans un pillage effréné des roches de
soubassement jaunes et blanches. Ici, la beauté la plus parfaite est débitée chaque jour,
un hectare cube de roche après l’autre, au nom de l’argent.
S’il y a une chose que vous devez faire, après avoir été catapulté ici, c’est vous laisser
porter le long d’une de ces rues. Admirez les bâtiments et les monuments, observez
minutieusement les individus que vous dépassez et ceux qui vous dépassent dans la rue :
ce nouvel endroit se livrera alors à vous sans pudeur. C’est bien mieux ainsi, d’aucun
dirait même plus responsable. Cette façon de vous abandonner pour ensuite être capable
de dire que oui, vous avez mis les pieds ici, que vous connaissez l’endroit. Pour cela,
entrez dans les foyers, prenez part aux négociations privées comme publiques, immiscez-
vous même jusque dans la tête de quelques locaux.
Vous avez déjà fait connaissance avec le docteur Krishnu et une de ses filles, Vashti. On
33
pourrait rester avec eux, rencontrer le reste de la famille et quelques-unes de leurs
connaissances. Ça viendra, toudou… N’oubliez pas : vous êtes désormais à l’heure
trinidadienne. Il faut visiter au moins une autre partie de l’île, puisque connaître un seul
quartier ne vous donne pas un aperçu fidèle de cet endroit qui renferme autant de variété
(tant d’un point de vue géographique, que par rapport à l’environnement, à l’aspect social
ou encore linguistique). Attention! On dirait qu’on parle d’un bazar incohérent, mais en
réalité, voyez plutôt ça comme un ragoût bien assaisonné qui a mijoté pendant très
longtemps.
Contentons-nous d’ouvrir la porte sur le monde du docteur Valmiki Krishnu.
Valmiki
C’était en septembre l’année dernière, n’est-ce pas? Un jour de pluie, plus précisément.
La porte à peine refermée sur son dernier patient, Valmiki Krishnu, encore assis dans son
fauteuil, rassemble toute ses forces pour se pencher en avant et appuyer ses coudes sur
son bureau. La pluie battante frappe la tôle au-dessus de la fenêtre persienne avec une
force comparable à celle d’une lance à incendie. Le réveil avait été difficile, sortir du lit
encore plus. Il n’aurait définitivement pas dû.
Le carnet d’adresse sur son bureau est ouvert à la page des A : Tony Almirez. Un
numéro de téléphone à Goa. Un décalage horaire de neuf heures et demie. Minuit là-bas.
S’il l’appelait il allait le réveiller, et sa femme aussi. Mais il n’y avait qu’à lui qu’il voulait
parler. Vingt ans plus tôt, ils étudiaient la médecine en Écosse. C’était dans une autre vie,
trop de choses s’étaient passées depuis. Mais le souvenir de chaque minute passée
ensemble à l’époque était gravé en Valmiki. Même s’ils ne s’étaient pas vus depuis une
vingtaine d’années. Même s’ils ne s’étaient parlé au téléphone qu’une dizaine de fois.
Même si c’était toujours Valmiki qui prenait la peine d’appeler. Même si la dernière
conversation remontait à un an. Peu importait. À chaque fois qu’il était perdu, comme à
l’instant, Valmiki se tournait vers Tony. Jamais vers son épouse, ni aucun de leurs amis
ici.
Les mains jointes, son front est comme posé sur un trépied formé par ses doigts. La tête
lourde des discussions d’hier et de ce matin. Si ce n’était pas sa femme, alors c’était une
de ses filles. La plus jeune, Vashti, était aussi calme que l’eau du Golfe de Paria. Mais son
aînée, Viveka, renfermait la fougue d’un torrent. Avant d’entrer à l’université elle était
34
encore gérable. Les mains cèdent. Le front se loge dans leurs paumes.
Il n’appellera pas Tony. Même pas à cause du décalage horaire. Ne pas céder. Ce réflexe
de toujours appeler Tony à l’aide était suivi d’un rappel à l’ordre personnel : c’était
stupide. Plan B : Saul. Saul et ses yeux rieurs qui pardonnent toutes les idioties. Ses cils
interminables. Mais Saul n’offre qu’un confort de surface. Du plaisir charnel. Le temps
de sortir la tête hors de l’eau. Oublier le quotidien, sûrement, mais toujours dans l’ombre
et en catimini. Non, personne ne peut l’aider.
L’interphone sur le bureau sonne. Zoraida, la réceptionniste, est étonnée de ne pas l’avoir
vu raccompagner le patient. Normalement, c’est un rituel pour Valmiki : escorter les
malades jusqu’à la porte avec une main légèrement posée sur leur dos et des petits mots
d’encouragement. Le juste milieu entre fermeté et finesse, pour que les patients prennent
la porte sans jamais se rendre compte qu’on les y a conduits. Mais aujourd’hui c’est
différent. La salle d’attente est en ébullition, pleine de toussotements, de patients et
d’impatience. Valmiki ne pourra pas recevoir tout le monde. Il faudra revenir demain.
Il ne s’était même pas levé lorsque le patient avait quitté son bureau. Beaucoup d’entre
eux considèrent les médecins comme des demi-dieux capables de les guérir en levant le
petit doigt, effleurant ceci, titillant cela. Valmiki et ses confrères trouvent ça vieux jeu,
évidemment. Et s’ils ne peuvent les empêcher de penser ainsi, cette pression pèse lourd
sur les épaules de Valmiki. Nombreux sont ceux qui se laissent aller et attendent que leur
médecin les guérisse comme par magie.
Il y avait ça, entre autres, qui lui donnait envie d’être n’importe où ailleurs aujourd’hui
plutôt que coincé ici. Ce n’était pas non plus uniquement à cause de la dispute avec
Viveka ce matin. Ni celle qui avait suivi, avec sa femme cette fois. Il ne s’agissait pas non
plus de celle de la veille, avec Devika et Viveka. Après tout, c’était maintenant habituel. Il
y avait presque toujours maille à partir avec l’une ou l’autre, et certains jours avec les
deux.
Non, Valmiki était accablé par les faux-semblants. Enseveli sous ses responsabilités
quotidiennes.
S’il avait raccompagné ce patient, Zoraida lui aurait fait signe. Les pannes de courant
récurrentes et le caractère aléatoire du service de téléphonie locale avaient rendu
nécessaire l’élaboration d’un langage secret entre le docteur et sa réceptionniste (c’était
35
du moins comme ça que Zoraida, en poste depuis douze ans, aimait à y penser). Tout
était agencé de manière stratégique, de son bureau à elle aux sièges dans la salle d’attente.
La porte du bureau de Valmiki était ainsi à l’abri des regards autres que le sien. D’un
signe, elle lui indiquerait la présence de sa femme. D’un autre, elle le préviendrait :
quelqu’un d’important est là, dépêche-toi. Celui-là, elle le réservait pour la famille, les
amis de longue date, le banquier, l’avocat, une poignée de personnes blanches
(surprenant?), et certaines femmes, blanches elles-aussi. Ça marchait avec ou sans
rendez-vous. Il y avait aussi le signe qui disait : épouse ET patient privilégié. Elle avait
tout élaboré elle-même : tour de poignet, main dans les cheveux, un, deux ou trois doigts
posés sur sa joue. Zoraida lui avait même rédigé un petit aide-mémoire. S’il riait d’elle au
début, il y a vite trouvé son compte et s’est très volontairement prêté au jeu. Ses
bizarreries et autres grimaces lui auront très souvent permis d’éviter un divorce. En effet,
à voir le nombre de fois où Mme Krishnu arrive à l’improviste alors qu’il reçoit un «
patient » spécial dans son bureau, on croirait que le hasard s’efforce de satisfaire le désir
inconscient du docteur d’enfin se faire prendre la main dans le sac. Dans ce genre de
situation, Zoraida se félicite d’avoir déjoué un esclandre. Effleurant tout juste la porte du
poing, elle ferait irruption dans le bureau de Valmiki pour l’informer de la situation. La
femme avec lui, derrière le rideau qui cache la table d’examen, serait immédiatement
raccompagnée par une Zoraida fière de se rendre utile. Zoraida conduit l’officieuse dans
une salle connexe, passant par un couloir privé, pour qu’elle s’y rhabille. Elle s’occupe
ensuite de faire entrer l’officielle dans le bureau de son patron, qui aura eu juste assez de
temps pour se rendre présentable. Zoraida se délecte de cette mise en scène, aux dépends
de Mme Krishnu, qu’on disait naïve. Mais une épouse peut-elle jamais être vraiment
menée en bateau?
Valmiki ne s’était pas levé et Zoraida n’avait pas pu l’informer de l’arrivée d’une de ses
nouvelles amies : Tilda Holden. Le dernier de ses soucis aujourd’hui. S’il pouvait, il
claquerait la porte de son cabinet et enverrait tout valser. Absolument tout et pour de
bon.
L’effet domino. Valmiki était au bout du rouleau, empêtré entre incohérence et précision,
prêt à baisser les bras. Vingt ans. Ça faisait vingt ans qu’il portait toutes ces casquettes :
médecin, patron, amant, mari, père. Autant de rôles dans lesquels il se sentait pourtant
incompétent comme au premier jour et pour lesquels il n’avait pas la moindre trace
36
d’enthousiasme.
Pour sa dernière consultation de la journée, un certain M. Deoraj Deosaran, Valmiki y
avait mis tout son cœur. Il avait pris son pouls, manipulant le corps jaunâtre et osseux,
alors qu’il se concentrait sur son stéthoscope et essayait de discerner le rythme cardiaque
sous le vacarme de la pluie qui s’écrasait sur le toit. Valmiki avait ensuite attrapé un
abaisse-langue pour jeter un œil à la trachée, se risquant même à humer son haleine : son
nez trouverait peut-être quelque chose de symptomatique là où ses yeux, ses mains et ses
oreilles n’avaient rien décelé. Bref, il avait été attentif, captivé même, jusqu’à la fin de la
consultation. Une fin imposée puisque Valmiki ne savait plus quoi faire ni quoi chercher,
et donc une fin frustrante pour le médecin comme pour son patient. M. Deosaran,
d’humeur bavarde, voulait raconter l’histoire de sa vie au docteur Krishnu, comme si ces
données allaient changer son diagnostic et ses recommandations. Ainsi, il racontait
koman il était un si-petit garçon, tellement toupetit maigre-marmot que personne croyait
qu’un jou’ il deviendrait un nonm. Un toupetit gars qui devait marcher plus de trois
kilomètres pour aller à lékol, nipié-sans-chaussures, sous la pluie, lapli plus forte
qu’aujourd’hui, qui l’éclabousse et qui salit son linge et son petit frè, son ptit frè qu’il
tient par lanmen et … et le docteur laissait son esprit vagabonder. M. Deosaran avait
sûrement continué à détailler son histoire pendant de longues minutes mais le docteur
Krishnu n’avait rien entendu. M. Deosaran avait bien vu que le regard du docteur s’était
fait lointain et qu’il était désormais plongé dans ses pensées, mais d’un autre côté, il était
encore assis derrière son bureau, et n’avait pas encore fait mine d’abréger la consultation
en se dirigeant vers la porte comme à son habitude. Le patient avait continué son récit
avec moins d’assurance, mais cette fois-ci pour observer la réaction du docteur. Ayant
réalisé l’inattention totale chez son auditeur, M. Deosaran s’essaya à reculer sa chaise, la
faisant brusquement grincer sur le parquet. On aurait dit qu’une voiture venait de faire
crisser ses pneus dans un virage en épingle. Toujours pas de réaction. D’une main
hésitante, M. Deosaran prend son chapeau de feutre kaki posé jusqu’ici sur son genou et
le place sur le bureau. Il se penche alors en avant pour faire porter sa voix au-dessus de la
pluie.
« Toutébien, doc? Vous êtes blanc comme un lenj. »
Déconcerté par le silence persistent du docteur, il frappa la table du poing. « Doktè! »,
cette fois-ci d’un ton assez assuré pour ramener Valmiki à la réalité, mais pas assez sec
37
pour qu’il le prenne mal.
Enfin, le docteur Krishnu reprend ses esprits : « Désolé, M. Deosaran. Vous m’avez
ramené à de vieux souvenirs. »
Une période où tout était tellement plus simple. Valmiki devait avoir douze ans. Trop
ravis de le taquiner, ses oncles (les frères de son père), avaient pour habitude de lui tirer
les oreilles avant de le voir partir en pleurnichant. Son père était strict mais aimant. Lui,
n’avait jamais levé la main sur Valmiki. C’est pour ça que Valmiki n’avait jamais pu
oublier la seule et unique fois où son père l’avait blessé. Valmiki était ce petit garçon
dodu et propre sur lui, avec des joues roses aussi grosses que son appétit pour les
sucreries au lait de vaches (leurs vaches), préparées quotidiennement aussi bien par sa
mère et ses tantes que par les domestiques. Un enfant bichonné, avec une cuillère en
argent dans la bouche. Littéralement. Son père était le nanti des environs, un homme
riche de l’héritage familial : une entreprise de produits laitiers hissée au sommet à la sueur
du front de ses ancêtres et léguée au père et aux oncles de Valmiki. L’exploitation laitière
se trouvait sur leur propriété, au Sud de San Fernando. La caste à laquelle ils
appartenaient, les brahmanes, ne pouvait toucher les vaches eux-mêmes. Ils géraient leur
affaire dans le confort d’un bureau de la maison de maître et employaient des villageois
pour les tâches salissantes : de l’alimentation à la traite des vaches, en passant par le
récurage des enclos isolés sur la propriété.
Valmiki était enfant unique. Apparemment futur héritier d’une grosse part de cette
entreprise prospère. Et malgré son jeune âge, les employés le traitaient comme leur
patron. C’est pour cela que ce jour-là ils n’avaient pas osé l’arrêter. Valmiki avait ramené
dans la grange trois garçons qu’il considérait à tort comme des amis (des camarades de
classe qui tantôt se moquaient de son physique rondouillard, tantôt lui demandaient de
l’aide pour les devoirs, puisqu’il était le plus brillant de sa classe et qu’eux n’étaient
vraiment pas futés). Un jour après l’école, Valmiki a déjà troqué son uniforme pour des
shorts et un t-shirt rayé de jaune, rouge et marron, un cadeau ramené d’Angleterre par
son père. Ses amis, comme il s’aimait à les appeler, portent encore leurs chemises à
manches longues et leurs pantalons gris réglementaires. Ils ont cependant déjà libéré
leurs gorges des cravates rayées grises et blanches, et ce, à peine le pied posé hors de la
cour d’école. Elles servaient depuis à tenir ensemble leurs différents manuels scolaires.
Les garçons s’étaient présentés à la porte de derrière, sachant très bien que des fils de
38
villageois n’avaient pas intérêt à être vus à l’entrée principale. Ils avaient demandé à la
domestique d’appeler Valmiki. Ce dernier avait entendu les tchips vibrants qu’elle avait
eus pour seule réaction. Même si elle venait du même village qu’eux, la domestique était
offusquée à l’idée de les voir jouer avec le fils de son patron. Elle n’avait pas essayé de
masquer son mépris une seule seconde : « Missié prend le thé là. Qu’est-ce que vous
venez chèché là? Y’a lékol, c’est mitan de semaine. Allez akaz travailler les devoirs. Missié
il doit étudier. Il peut pas sortir jouer déwò, là. Il a beaucoup de dévwas. » Valmiki est
agacé par l’attitude de la domestique : elle n’était pas sa mère après tout. C’était encore
pire d’entendre les rires et les moqueries de ses camarades : « Il prend le thé! Et il menj
quoi avec? Le pen et la konfiti? Des biskwis à la krem? » Un d’entre eux quémande un
biscuit à la domestique, il a faim. Elle lui demande s’il n’a pas honte de mendier ainsi, et
qu’est-ce que dirait sa mère si elle savait ça. Valmiki ne peut plus rien avaler. Il repousse
son assiette sur la table avant de courir à la porte et de pousser la domestique. Tous
savent très bien qu’il ne peut pas les inviter à entrer ou même leur offrir un peu de thé au
lait chaud et sucré ou de semoule au lait, dont ils se seraient pourtant délectés au lieu de
se moquer de lui. Mais Valmiki veut ardemment se montrer généreux envers ceux qui
l’ont tant raillé. Ils s’étaient quand même présentés à sa porte. Il veut leur partager des
choses qu’ils n’ont pas la chance d’avoir. Il tire deux des garçons par la main, les
entraînant sous la clôture en bois qui délimite le pâturage où les vaches sont immobiles à
l’exception de leur queue qui chassaient instinctivement les mouches. Alors qu’ils
dépassent un amas de bouse, les petits villageois persistaient dans leurs moqueries,
demandant à Valmiki quelle sorte de thé on lui servait et pourquoi donc il ne leur avait
pas amené un biscuit fourré à la crème. Un d’entre eux lui demande pourquoi il étudiait
ainsi. Il n’y avait pas de contrôle cette semaine, et même s’il y en avait un, il aurait une
super note de toute façon. Il ajoute : « T’es peut-être entèlijan, mais t’es anmerdan,
anmerdan, anmerdan. Telman entèlijan que t’es chiant. C’est quoi le mieux? Être l’idiot
avec qui tout le monde veut passer du temps ou être si-tellement grangrèk et premier en
classe mais pas être capable de diskité avec lézot parce que ta tête est trop plen avec
toutes ces informations? »
Et un autre de continuer : « Cinq fois ça qui est égal à tant de fois cinq et un qui font
cinq et deux fois cinq fois trois qui est égal à cinq fois trois et ça fait combien déjà?
Oups! »
39
Gloussements. Le premier garçon continue : « Krishnu, dis-nous là. T’as déjà essayé
diskité avec les manuels de lékol? Des fois tu donnes rendez-vous au livre de sciences et
vous rigolez ensemble … ?»
Valmiki acquiesce et parvient même à feindre un sourire, comme pour leur donner
raison. Il ne laisse pas deviner sa tristesse.
Les vieux arbres de samaan, tels des parasols émeraude, abritent du soleil les nombreux
hectares de terrain ondoyant qui appartiennent aux Krishnu depuis plus de soixante-dix
ans. La lumière du soir teinte de doré le ciel comme les arbres, leur feuillage et leurs
troncs. Plus haut, les cimes crépitent sous les nombreuses perruches. C’est l’heure des
oiseaux : entre caquetage incessant et bruissement d’ailes à l’atterrissage, ils cherchent le
meilleur emplacement pour la nuit, sautillant d’impatience dans un vacarme singulier. Les
garçons cherchent dévotement des cailloux pour les catapulter sur les perruches, en vain.
Ils se rabattent sur des bouts de bois morts et des morceaux de branches séchés, mais les
projectiles sont bien trop légers; ou alors ils ne sont pas assez forts pour les lancer aussi
haut. Ils essayent ensuite avec des mangues doodose. Quand ils n’y n’en a plus, ils utilisent
d’autres mangues, déjà picorées par les oiseaux, pour en faire tomber d’autres. Ils
grimpent ensuite dans le prunier du gouverneur, parce qu’il est accueillant, bas et
s’escalade facilement.
Valmiki peut souffler : la propriété de son père semble être assez intéressante pour les
tenir occupés. Le répit est cependant de courte durée : très vite, les discussions et les
moqueries reprennent au sujet du goûter de Valmiki. Il n’a rien à dire pour sa défense. Il
sait qu’il s’était resservi du dessert et en est gêné. Être le fils de l’homme le plus riche aux
alentours ne le réjouissait pas du tout : c’était une tare. Eux, fils d’ouvriers dans les
plantations de canne à sucre ou à la sucrerie voisine, et de transporteuses d’eau
employées par le gouvernement pour les travaux routiers, pouvaient le rabaisser d’une
simple remarque. Il se sentait faible. Eux, le taquinaient parce qu’il était privilégié, parce
que sa famille était maniérée, mais Valmiki ne pouvait dire un mot au sujet de leur
pauvreté ou des opportunités limitées qui constituaient leur futur. Soudain, il réalise que
rien ne l’empêchait de se montrer bienveillant, même si eux ne l’étaient pas. Il était
décidé. Lancer bêtement des bouts de bois sur des oiseaux ne suffisait pas : il leur fallait
quelque chose de plus concret. Valmiki les mène à travers champs, vers une des étables
qui abrite une trentaine de vaches. Il avait entendu dire que plus personne dans le village
40
ne possédait de vache. On disait que son père, M. Krishnu, le grand manitou du
commerce de bétail, l’avait interdit. Peu importe, les vaches allaient les distraire de toutes
façons.
Hormis les employés, M. Krishnu, et ses frères, personne ne pouvait pénétrer dans la
grange. Celle-ci était saturée d’odeurs fétides. Véritable cocktail de miasme des vaches
cloîtrées dans la chaleur. Douceur laiteuse des veaux à peine nés. Fraîcheur sèche des
bottes de foin (certaines auront pourri et fermenté). Âpreté du lait que l’on a renversé et
qui a tourné. Puanteur ammoniaquée remontant de deux fosses béantes situées le long de
l’allée centrale. On les rinçait deux fois par jour pour en ôter le fumier, liquoreux ou
compact, la paille emmêlée et l’urine collante. Pourtant, Valmiki marche d’un pas décidé,
s’efforçant de faire abstraction des odeurs comme des ouvriers présents. Ceux-là même
qui ne manquaient jamais de le saluer lorsque le chauffeur le conduisait à l’école et l’en
ramenait. Et Valmiki répondait toujours à leurs saluts. Les trois autres condisciples sont
saisis de haut-le-cœur. Du bout des pieds, encore en chaussures d’uniforme, ils triturent
les piles de foin gardées dans l’allée répandant des brindilles partout sur le sol de béton
irrégulier. Les gestes obscènes qu’ils s’amusent à faire aux vaches ne créent chez elles
aucune réaction. Leurs yeux globuleux reflètent leur indifférence. Elles n’ont pour seule
réaction que de ruminer et de chasser de la queue les énormes mouches qui les
recouvrent et les piquent. Les garçons meuglent, et lorsqu’une vache fait de même, par
pur hasard ou pour leur répondre, ils reprennent de plus belle.
Valmiki interdit à un des garçons de toucher aux râteaux et aux pelles posées contre le
mur et cache son étonnement lorsque celui-ci lui obéit. Il s’empare ensuite d’un grand
seau en fer galvanisé suspendu à un crochet qu’il traîne bruyamment sur le sol puis fait
glisser sous la barrière en bois d’un des enclos. Il doit poser une main au sol pour passer
en-dessous lui aussi. C’est mouillé. Il ne sait pas dans quoi il a posé la main. Pas assez de
lumière. Il a le réflexe de vouloir sentir sa main mais il sait que s’il le fait et découvre qu’il
s’agit de fumier, l’odeur et même l’idée seule d’en avoir sur les mains anéantirait son
hardiesse devant ses camarades. Il s’essuie sur son pantalon. Un ouvrier est venu. Les
vaches, conditionnées par le son métallique du seau, s’agitent. Leurs queues rappellent le
métronome d’un pianiste nerveux. Les autres garçons veulent suivre Valmiki dans
l’enclos mais il les en empêche. Il caresse le flanc de la vache. Ses sabots tassent le tapis
de paille alors qu’elle se rapproche de Valmiki, comme pour se blottir contre lui. Un
41
garçon passe quand même sous la barrière.
Un des ouvrier marmonne, incertain de pouvoir contrarier le fils du patron et ne voulant
pas lui manquer de respect face à ses amis : « Bayta, ton papa va pas être kontan que tu es
là. Tu vas sali ton lenj. »
Maintenant adulte, Valmiki croit se souvenir que l’homme portait une chemise blanche
déboutonnée, les manches roulées jusqu’aux coudes et un linge blanc en guise de turban
improvisé. Il portait un pantalon gris. Il était pieds nus. Ses habits étaient immaculés,
aussi loin que Valmiki se souvienne. Mais pouvait-il vraiment se fier à sa mémoire?
Comment quelqu’un travaillant dans une étable et habillé de blanc pouvait-il résister aux
taches d’herbe et autres salissures? À quel point avait-il modifié ou créé ces souvenirs?
Avait-il vraiment senti son visage rougir de colère alors que cet homme avait osé
s’opposer à lui en face des autres enfants? Lui avait-il rétorqué sèchement que son père
ne pouvait pas être fâché pour quelque chose qu’il ignorait? Il entend encore très
clairement un des garçons restés hors de l’enclos se moquer : « Allez, on fout le kan. Ça
schlingue ici! Hey, Valmiki, ça pue chez toi boug’! Même les canivo devant makaz ça pas
santi mové kom ça! »
Valmiki avait ignoré cette remarque comme tout ce qui avait suivi.
“Qui veut du bon lait frais?”, insiste-t-il.
Il place le seau sous la vache. Aussitôt, l’ouvrier réagit en ouvrant l’enclos, placide.
Maintenant Valmiki se souvient de ses vêtements immaculés. Il était grand et se tenait
très droit. “Bayta, la vache a travayé déjà aujourd’hui. Laisse-la se reposer.”
Les dents serrées, Valmiki l’ignore une fois de plus et s’agenouille à côté de la vache.
L’homme laisse échapper un long soupir d’impatience. Même s’il n’avait que douze ans,
c’était le fils du patron. Décidé, Valmiki empoigne les pis et s’affaire comme il avait vu
les autres le faire et comme s’il l’avait déjà fait des centaines de fois. Finalement, le lait
gicle au fond du seau et l’on peut entendre le jet mousser, des bulles opaques se formant
en quelques secondes. Il avait enfin cloué le bec aux autres enfants. Ils se penchent pour
voir et sifflent, impressionnés. Dégoulinant de sueur, Valmiki lâche finalement prise et se
relève une fois le seau à moitié plein. Les autres veulent essayer mais Valmiki leurs
interdit. Il sait bien que ce serait pousser le bouchon beaucoup trop loin. Il essaye de
soulever le seau mais le lait se met à tanguer. Il en renverse un peu quand l’ouvrier
42
accoure pour l’aider. « Tu veux faire quoi avec ça? » Cette fois, l’homme n’avait pas
utilisé le mot hindi bayta, appellation affectueuse semblable à « fiston ». Il ne pouvait
cacher sa colère et sa frustration. Valmiki avait fait remplir trois bouteilles de lait qu’on
donna aux garçons pour ramener chez eux.
Ce soir-là, il reçoit des coups de fouet sur les fesses. Une branche de goyavier. Il était
sorti au lieu de faire ses devoirs. Il était entré dans la grange. Il y avait amené des
villageois. Il s’était montré prétentieux. Il avait crotté ses mains et son pantalon. Il avait
osé traire une vache. Une vache qui avait déjà donné du lait. Et par-dessus tout, il avait
offert le lait à ceux qui avaient l’habitude de l’acheter, comme tous les autres voisins.
La voix tremblante, Valmiki avait essayé de racheter sa cause : “C’est que du lait papa. À
peine trois bouteilles. Je te rembourserai avec mon argent de poche.”
Avec le calme d’un bourreau, son père avait eu pour seule réponse sept coups de fouets
supplémentaires. “Tu ferais MIEUX d’apprendre le sens des affaires, et VITE. TIENS!
Prends ÇA! Pour n’avoir pas eu le COURAGE de résister à ces GARNEMENTS. Pour
t’être laissé INFLUENCER comme ça!” La punition finie, son père le pousse. Valmiki
essaye de remonter ses sous-vêtements, mais la douleur n’en est que plus lancinante. Il
pose ses mains sur les brûlures mais ça ne fait qu’augmenter la sensation de chaleur. La
mère de Valmiki finit par le prendre par les épaules pour le conduire vers sa chambre. La
voix de son père résonne encore : “Qu’il aille donc vivre au village pour quelques jours
avec eux! Il ne ferait pas long feu. Tu crois que j’y suis allé trop fort? Ils lui botteraient le
cul jusqu’au sang.”
Sa mère avait passé de la gelée d’aloès sur ses blessures jusqu’à qu’il arrête de sangloter et
qu’il se calme. Il avait trempé ses draps de ses larmes. Son corps était mouillé de sueur.
Son père l’avait humilié, enragé. Sa mère le réconfortait : “Bayta, n’écoutes pas papa. Il
est kom ça. Il t’aime mais pour lui tu es trop bébé-douillet. Maman t’aime aussi. »
Perturbé que ses parents voient en lui tant de mollesse, Valmiki avait depuis cherché des
solutions à ce problème.
En trente ans, il n’avait jamais revu ces petits villageois ou les hommes qu’ils étaient
devenus. Même si l’île de Trinité était petite, leurs routes ne s’étaient pas recroisées. S’il
repensait à eux et à cette tranche de vie, c’était seulement à cause de l’histoire de son
patient. Il se demandait où les trois garnements, devenus hommes, étaient maintenant.
43
S’il pouvait les appeler tout de suite, leur proposerait-il de trouver une vache à traire, ou
bien d’aller boire un verre pour se raconter le temps perdu? Viendraient-ils au rendez-
vous? Peut-être continueraient-ils de le taquiner, et il aurait accepté leurs remarques bon
enfant parce qu’il avait changé et qu’ils s’en rendraient compte. Il n’était plus ce fils à
maman, l’enfant mollasson du patron.
À l’époque, il n’aurait jamais cru se retrouver là. Si son fils était encore en vie…Il ne
pouvait s’empêcher d’y penser. Il imaginait un enfant d’à peu près cinq ans, pas un jeune
de dix-huit ans, l’âge qu’il aurait logiquement. À cette même seconde, il aurait pris la
voiture pour aller le chercher à l’école. Ils auraient roulé jusqu’à la colline de San
Fernando ou jusqu’aux espaces boisés des collines centrales. Il lui aurait montré
comment chasser, ne serait-ce que des papillons. Il imaginait cette journée et pourtant
n’avait jamais vraiment sorti son fils nulle part. C’était un enfant malade, de sa naissance
jusqu’au jour de sa mort, à cinq ans. C’est Viveka, son aînée plus vieille de deux ans, qu’il
emmenait là. Il lui montrait les endroits où il chassait, se frayant un chemin à l’aide d’une
machette. Elle l’admirait alors, comme personne ne l’avait jamais admiré. Comment
votre enfant, votre propre fille, peut-elle vous déstabiliser ainsi, sans même que vous
sachiez pourquoi?
« Ça appartient à une autre époque, n’est-ce pas? » laisse échapper Valmiki, finalement de
retour à son patient, haussant les sourcils comme s’il était surpris par ses propres mots.
M. Deosaran répond d’une voix posée : « Des fois, le doktè doit aller voit un autre doktè,
pas vrai Doc? »
Valmiki frotte sa bouche d’un mouvement circulaire avant de déclarer : « Vous savez, la
vérité c’est que le docteur ne peut pas toujours tout arranger. »
Pensant qu’il s’agit d’un appel au secours, l’homme continue : « Bein, que le doktè peut
pas se soigner, ça je comprends. Mais j’espère que le doktè sait toujours koman soigner
les patients. »
Douche froide. Le docteur Krishnu plonge ses yeux dans ceux de son patient, lui
assurant que s’il était facile pour un médecin de soigner n’importe qui, il était lui-même le
pire de ses patients. Il marmonne : « Médecin, guéris-toi toi-même ».
« Elle est bonne celle-là, Doc! On devrait en faire un proverbe. C’est drôlement bien dit.
44
». L’homme attrape le parapluie qu’il a laissé dans l’entrée, remet son chapeau, le cale sur
sa tête et sort.
C’est à cet instant que Valmiki se penche en avant, rapproche son fauteuil et enfonce ses
coudes dans son bureau. Il joint les mains comme pour prier, lui, qui reste loin de ces
choses-là. Il tapote le bout de ses trois premiers doigts, laisse s’ouvrir ses paumes et y
loge son visage. Quand Zoraida sonne.
Texte en anglais
45
Bibliographie
Berman, A., (1991). La Traduction et la Lettre Ou l'Auberge du lointain. Seuil, 141p.
Cassidy, F.G., Le Page, R.B., (2002). Dictionary of Jamaican English. University of the West
Indies Press, 509p.
Charron, M., (2001). Berman, étranger à lui-même?. TTR : traduction, terminologie,
rédaction, Volume 14, numéro 2, 2e semestre 2001, p. 97-121 doi: 10.7202/000571ar
HERGÉ, (1946) Tintin au Congo. Bruxelles, Éditions Casterman, (1ère éd. révisée en
couleur, 62 p.
Mootoo, S., (2008). Valmiki’s daughter. House of Anansi Press, 408p.
Moreau de Saint-Mery,(1797). Description topographique, physique, civile, politique et historique de
la partie francaise de l'isle Saint Domingue (etc.). Tome I. 747p.
Pinalie, P., (1992) Dictionnaire élémentaire français-Créole. Paris, L'Harmattan; Presses
universitaires créoles, 237p.
Raguet-Bouvard, C., (2000) Palimpsestes N° 12, Traduire la littérature des Caraïbes ; La
plausibilité d'une traduction : le cas de La Disparition de Perec. Presses Sorbonne Nouvelle 251p.
steups. (s.d.). Dans Wiktionary, l'encyclopédie libre. Repéré le 18 juillet 2015 à
https://en.wiktionary.org/wiki/steups#English
Tourneux, H., Barbotin, M., (1990) Dictionnaire pratique du créole de Guadeloupe.
KARTHALA Éditions, 486p.
46