Vies d'Hommes Infammes

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    Ce nest point un livre dhistoire. Le choix quon y trouvera napas eu de rgle plus importante que mon got, mon plaisir, unemotion, le rire, la surprise, un certain effroi ou quelque autresentiment, dont jaurais du mal peut-tre justifier lintensitmaintenant quest pass le premier moment de la dcouverte.

    Cest une anthologie dexistences. Des vies de quelques

    lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sansnombre, ramasss en une poigne de mots. Vies brves, rencon-tres au hasard des livres et des documents. Des exempla, mais la diffrence de ceux que les sages recueillaient au coursde leurs lectures ce sont des exemples qui portent moins deleons mditer que de brefseffets dont la force steint presqueaussitt. Le terme de nouvelle me conviendrait assez pour

    les dsigner, par la double rfrence quil indique : la rapiditdu rcit et la ralit des vnements rapports ; car tel est dansces textes le resserrement des choses dites quon ne sait passi lintensit qui les traverse tient plus lclat des mots ou la

    violence desfaits qui se bousculent en eux. Des vies singulires,devenues, par je ne sais quels hasards, dtranges pomes,voilce que jai voulu rassembler en une sorte dherbier.

    Lide men est venue un jour, je crois bien, o je lisais laBibliothque nationale un registre dinternement rdig au toutdbut du XVIIIesicle. Il me semble mme quelle mest venue delalecture que jai faite des deux notices que voici.

    Mathurin Milan, mis lhpital de Charenton le 31 aot 1707 :

    Sa folie a toujours t de se cacher sa famille, de mener la

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    campagne une vie obscure, davoir des procs, de prter usure

    et fonds perdu, de promener son pauvre esprit dans des routes

    inconnues, et de se croire capable des-plus grands emplois.

    Jean Antoine Touzard, mis au chteau de Bictre le 21 avril 1701 :

    Rcollet apostat, sditieux, capable des plus grands crimes. sodo-

    mite, athe si lon peut ltre ; cest un vritable monstre dabomi-

    nation quil y aurait moins dinconvnient dtouffer que de laisser

    libre.

    Je serais embarrass de dire ce quau juste jai prouv lorsquejai lu ces fragments et bien dautres qui leur taient semblables.Sans doute lune de ces impressions dont on dit quelles sont physiques comme sil pouvait y en avoir dautres. Et javoueque ces nouvelles , surgissant soudain travers deux sicleset demi de silence, ont secou en moi plus de fibres que cequon appelle dordinaire la littrature, sans que je puisse dire

    aujourdhui encore si ma mu davantage la beaut de ce styleclassique, drap en quelques phrases autour de personnagessans doute misrables, ou les excs, le mlange dobstinationsombre et de sclratesse de ces vies dont on sent, sous desmots lisses comme la pierre, la droute et lacharnement.

    Il y a longtemps, pour un livre, jai utilis de pareils docu-ments. Si je lai fait alors, cest sans doute cause de cette

    vibration que jprouve aujourdhui encore lorsquil marrive derencontrer ces vies infimes devenues cendres dans les quelquesphrases qui les ont abattues. Le rve aurait t de restituer leurintensit dans une analyse. Faute du talent ncessaire, jai donclongtemps remch la seule analyse ; pris les textes dans leurscheresse ; cherch quelle avait t leur raison dtre, quellesinstitutions ou quelle pratique politique ils se rfraient ; entre-

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    pris de savoir pourquoi il avait t soudain si important dansune socit comme la ntre que soient touffs (comme ontouffe un cri, un feu ou un animal) un moine scandaleux ou unusurier fantasque et inconsquent ; jai cherch la raison pourlaquelle on avait voulu empcher avec tant de zle les pauvresesprits de se promener sur les routes inconnues. Mais les inten-sits premires qui mavaient motiv restaient au-dehors. Etpuisquil y avait risque quelles ne passent point dans lordredes raisons, puisque mon discours tait incapable de les porter

    comme il aurait fallu, le mieux ntait-il pas de les laisser dans laforme mme qui me les avait fait prouver ?

    De l lide de ce recueil, fait un peu selon loccasion. Recueilqui sest compos sans hte et sans but clairement dfini.Longtemps jai song le prsenter selon un ordre systmati-que, avec quelques rudiments dexplication et de manire quilpuisse manifester un minimum de signification historique. Jy

    ai renonc, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai tout lheure ; je me suis rsolu rassembler tout simplement uncertain nombre de textes, pour lintensit quils me paraissaientavoir ; je les ai accompagns de quelques prliminaires ; et jeles ai distribus de manire prserver selon moi, le moinsmal possible leffet de chacun. Mon insuffisance ma vou aulyrisme frugal de la citation.

    Ce livre ne fera donc pas laffaire des historiens, moinsencore que les autres. Livre dhumeur et purement subjectif ?

    Je dirai plutt mais cela revient peut-tre au mme que cestun livre de convention et de jeu, le livre dune petite manie quisest donn son systme. Je crois bien que le pome de lusurierfantasque ou celui du rcollet sodomite mont servi, de bout enbout, de modle. Cest pour retrouver quelque chose comme

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    ces existences clairs, comme ces pomes vies, que je me suisimpos un certain nombre de rgles simples :- quil sagisse de personnages ayant exist rellement ;- que ces existences aient t la fois obscures et infortunes ;- quelles soient racontes en quelques pages ou mieux quelquesphrases, aussi brves que possible ;- que ces rcits ne constituent pas simplement des anecdotestranges ou pathtiques, mais que dune manire ou dune autre(parce que ctaient des plaintes, des dnonciations, des ordres

    ou des rapports) ils aient fait partie rellement de lhistoireminuscule de ces existences, de leur malheur, de leur rage oude leur incertaine folie ;- et que du choc de ces mots et de ces vies naisse pour nousencore un certain effet ml de beaut et deffroi.Mais sur ces rgles qui peuvent paratre arbitraires, il faut que jemexplique un peu plus.

    Jai voulu quil sagisse toujours dexistences relles ; quonpuisse leur donner un lieu et une date ; que derrire ces nomsqui ne disent plus rien, derrire ces mots rapides et qui peuventbien la plupart du temps avoir t faux, mensongers, injustes,outranciers, il y ait eu des hommes qui ont vcu et qui sontmorts, des souffrances, des mchancets, des jalousies, des

    vocifrations. Jai donc banni tout ce qui pouvait tre imagina-tion ou littrature : aucun des hros noirs que celles-ci ont puinventer ne ma paru aussi intense que ces savetiers, ces soldatsdserteurs, ces marchandes la toilette, ces tabellions, cesmoines vagabonds, tous enrags, scandaleux ou pitoyables ;et cela du seul fait sans doute quon sait quils ont exist. Demme jai banni tous les textes qui pouvaient tre mmoires,

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    souvenirs, tableaux, tous ceux qui racontaient bien la ralitmais en gardant elle la distance du regard, de la mmoire, de lacuriosit ou de lamusement. Jai tenu ce que ces textes soienttoujours dans un rapport ou plutt dans le plus grand nombre derapports possibles la ralit : non seulement quils sy rfrent,mais quils y oprent ; quils soient une pice dans la dramatur-gie du rel, quils constituent linstrument dune vengeance,larme dune haine, un pisode dans une bataille, la gesticulationdun dsespoir ou dune jalousie, une supplication ou un ordre.

    Je nai pas cherch runir des textes qui seraient, mieux quedautres, fidles la ralit, qui mriteraient dtre retenus pourleur valeur reprsentative, mais des textes qui ont jou un rledans ce rel dont ils parlent, et qui en retour se trouvent, quellesque soient leur inexactitude, leur emphase ou leur hypocrisie,traverss par elle : des fragments de discours tranant les frag-ments dune ralit dont ils font partie. Ce nest pas un recueil

    de portraits quon lira ici : ce sont des piges, des armes, descris, des gestes, des attitudes, des ruses, des intrigues dont lesmots ont t les instruments. Des vies relles ont t joues dans ces quelques~phrases ; je ne veux pas dire par l quellesy ont t figures, mais que, de fait, leur libert, leur malheur,leur mort souvent, leur destin en tout cas y ont t, pour unepart au moins, dcids. Ces discours ont rellement crois des

    vies ; ces existences. ont t effectivement risques et perduesdans ces mots.

    Jai voulu aussi que ces personnages soient eux-mmesobscurs ; que rien ne les ait prdisposs pour un clat quelconque,quils naient t dots daucune de ces grandeurs qui sont tablieset reconnues celles de la naissance, de la fortune, de la saintet,de lhrosme ou du gnie ; quils appartiennent ces milliards

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    dexistences qui sont destines passer sans trace ; quil y ait dansleurs malheurs, dansleurs passions, dans ces amours et dans ceshaines quelque chose de gris et dordinaire au regard de ce quonestime dhabitude digne dtre racont ; que pourtant ils aient ttraverss dune certaine ardeur, quils aient t anims par une

    violence, une nergie, un excs dans la mchancet, la vilenie, labassesse, lenttement ou la malchance qui leur donnait aux yeuxde leur entourage, et proportion de sa mdiocrit mme, unesorte de grandeur effrayante ou pitoyable. Jtais parti. la recher-

    che de ces sortes de particules dotes dune nergie dautantplus grande quelles sont elles-mmes plus petites et difficiles discerner.

    Pour que quelque chose delles parvienne jusqu nous, il a fallupourtant quun faisceau de lumire, un instant au moins, vienne lesclairer. Lumire qui vient dailleurs. Ce qui les arrache la nuit oelles auraient pu, et peut-tre toujours d, rester, cest la rencontre

    avec le pouvoir : sans ce heurt, aucun mot sans doute ne serait plusl pour rappeler leur fugitif trajet. Le pouvoir qui a guett ces vies,qui les a poursuivies, qui a port, ne serait-ce quun instant, atten-tion leurs plaintes et leur petit vacarme et qui les a marquesdun coup de griffe, cest lui qui a suscit les quelques mots quinous en restent; soit quon ait voulu sadresser lui pour dnoncer,se plaindre, solliciter, supplier, soit quil ait voulu intervenir et quil

    ait en quelques mots jug et dcid.Toutes ces vies qui taientdestines passer au-dessous de tout discours et disparatre sansavoir jamais t dites nont pu laisser de traces brves, incisives,nigmatiques souvent quau point de leur contact instantan avecle pouvoir. De sorte quil est sans doute impossible jamais de lesressaisir en elles-mmes, telles quelles pouvaient tre ltatlibre ; on ne peut plus les reprer que prises dans les dclama-

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    tions, les partialits tactiques, les mensonges impratifs que suppo-sent les jeux du pouvoir et les rapports avec lui.

    On me dira : vous voil bien, avec toujours la mme inca-pacit franchir la ligne, passer de lautre ct, couter et faire entendre le langage qui vient dailleurs ou den bas ;toujours le mme choix, du ct du pouvoir, de ce quil dit oufait dire. Pourquoi, ces vies, ne pas aller les couter l o, del-les-mmes, elles parlent ? Mais dabord, de ce quelles ont tdans leur violence ou leur malheur singulier, nous resterait-il

    quoi que ce soit, si elles navaient, un moment donn, croisle pouvoir et provoqu ses forces ? Nest-ce pas, aprs tout, lundes traits fondamentaux de notre socit que ledestin y prennela forme du rapport au pouvoir, de lalutte avec ou contre lui ? Lepoint le plus intense des vies, celui o se concentre leur nergie,est bien l o elles se heurtent au pouvoir, se dbattent aveclui, tentent dutiliser ses forces ou dchapper ses piges. Les

    paroles brves et stridentes qui vont et viennent entre le pouvoiret les existences les plus inessentielles, cest l sans doute pourcelles-ci le seul monument quon leur ait jamais accord ; cestce qui leur donne, pour traverser le temps, le peu dclat, le brefclair qui les porte jusqu nous.

    Jai voulu en somme rassembler quelques rudiments pourune lgende des hommes obscurs, partir des discours que

    dans le malheur ou la rage ils changent avec le pouvoir. Lgende , parce quil sy produit, comme dans toutes les

    lgendes, une certaine quivoque du fictif et du rel.Mais ellesy produit pour des raisons inverses. Le lgendaire, quel quesoit son noyau de ralit, nest rien dautre finalement que lasomme de ce quon en dit. Il est indiffrent lexistence ou linexistence de celui dont il transmet la gloire. Si celui-ci a

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    exist, la lgende le recouvre de tant de prodiges, elle lembellitde tant dimpossibilits que tout se passe ou presque comme si

    jamais il navait vcu. Et sil est purement imaginaire, la lgenderapporte sur lui tant de rcits insistants quil prend lpaisseurhistorique de quelquun qui aurait exist. Dans les textes quonlira plus loin, lexistence de ces hommes et de ces femmes seramne exactement ce qui en a t dit ; de ce quils ont t oude ce quils ont fait rien ne subsiste, sauf en quelques phrases.Cest la raret ici et non la prolixit qui fait que rel et fiction

    squivalent. Nayant rient dans lhistoire, nayant jou dansles vnements ou parmi les gens importants aucun rle appr-ciable, nayant laiss autour deux aucune trace qui puisse trerfre, ils nont et nauront plus jamais dexistence qu labriprcaire de ces mots. Et grce aux textes qui parlent deux, ilsparviennent jusqu nous sans porter plus dindices de ralitque sils venaient de La Lgende dore1

    ou dun roman daven-

    tures. Cette pure existence verbale qui fait de ces malheureuxou de ces sclrats des tres quasi fictifs, ils la doivent leurdisparition presque exhaustive et cette chance ou malchancequi a fait survivre, au hasard de documents retrouvs, quelquesrares mots qui parlent deux ou quils ont eux-mmes pronon-cs. Lgende noire, mais surtout lgende sche, rduite ce quifut dit un jour et que dimprobables rencontres ont conserve

    jusqu nous.Cest l un autre trait de cette lgende noire. Elle ne sest

    pas transmise comme celle qui est dore par quelque ncessitprofonde, en suivant des trajets continus. Elle est, par nature,

    1. Nom donn au recueil de vies de saints compos au milieu du XIIIesicle par le domi-

    nicain Jacques de Voragine. La Lgende dore, Garnier-Flammarion, Paris, nos132-133,

    1967, 2 vol. .

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    sans tradition ; ruptures, effacement, oublis, croisements, rap-paritions, cest par l seulement quelle peut nous arriver. Lehasard la porte ds le dbut. Il a fallu dabord un jeu de circons-tances qui ont, contre toute attente, attir sur lindividu le plusobscur, sur sa vie mdiocre, sur des dfauts finalement assezordinaires le regard du pouvoir et lclat de sa colre : alaqui a fait que la vigilance des responsables ou des institutions,destine sans doute effacer tout dsordre, a retenu celui-ciplutt que celui-l, ce moine scandaleux, cette femme battue,

    cet ivrogne invtr et furieux, ce marchand querelleur, et nonpas tant dautres, ct deux, dont le tapage ntait pas moinsgrand. Et puis il a fallu que parmi tant de documents perdus etdisperss, ce soit celui-ci et non pas tel autre qui soit parvenu

    jusqu nous et qui ait t retrouv et lu. De sorte quentre cesgens sans importance et nous qui nen avons pas plus queux,nul rapport de ncessit. Rien ne rendait probable quils surgis-

    sent de lombre, eux plutt que dautres, avec leur vie et leursmalheurs. Amusons-nous, si nous voulons, y voir une revan-che : la. chance qui permet que ces gens absolument sans gloiresurgissent dau milieu de tant de morts, gesticulent encore,manifestenttoujours leur rage, leur affliction ou leur invincibleenttement divaguer, compense peut-tre la malchance quiavait attir sur eux, malgr leur modestie et leur anonymat,

    lclair du pouvoir.Des vies qui sont comme si elles navaient pas exist, des

    vies qui ne survivent que du heurt avec un pouvoir qui na vouluque les anantir ou du moins les effacer, des vies qui ne nousreviennent que par leffet de multiples hasards, voil les infa-mies dont jaivoulu rassembler ici quelques restes. Il existe unefausse infamie, celle.dont bnficient ces hommes dpouvante

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    ou de scandale quont t Gilles de Rais, Guillery ou Cartouche,Sade et Lacenaire. Apparemment infmes, cause des souve-nirs abominables quils ont laisss, des mfaits quon leur prte,de lhorreur respectueuse quils ont inspire, ce sont en fait deshommes de la lgende glorieuse, mme si les raisons de cetterenomme sont inverses de celles qui font ou devraient fairela grandeur des hommes. Leur infamie nest quune modalitde luniversellefama. Mais le rcollet apostat, mais les pauvresesprits gars sur les chemins inconnus, ceux-l sont infmes en

    toute rigueur ; ils nexistent plus que par les quelques mots terri-bles qui taient destins les rendre indignes, pour toujours, dela mmoire des hommes. Et le hasard a voulu que ce soient cesmots, ces mots seulement, qui subsistent. Leur retour mainte-nant dans le rel se fait dans la forme mme selon laquelle on lesavait chasss du monde. Inutile de leur chercher un autre visage,ou de souponner en eux une autre grandeur ; ils ne sont plus

    que ce par quoi on a voulu les accabler : ni plus ni moins. Telleest linfamie stricte, celle qui, ntant mlange ni de scandaleambigu ni dune sourde admiration, ne compose avec aucunesorte de gloire.

    Par rapport au grand recueil de linfamie, qui en rassembleraitles traces dun peu partout et de tous les temps, je me rends

    bien compte que le choix que voici est mesquin, troit, un peumonotone. Il sagit de documents qui tous datent peu prsde la mme centaine dannes, 1660-1760, et qui viennent dela mme source : archives de lenfermement, de la police, desplacets au roi et des lettres de cachet. Supposons quil sagit ldun premier volume et que la Vie des hommes infmespourrastendre dautres temps et dautres lieux.

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    pargnera une si fltrissante instruction, moi, ma famillelopprobre et linfamie, et mettra hors dtat de faire aucun tort la socit un mauvais citoyen qui ne peut que lui nuire. On rirapeut-tre ; mais il ne faut pas loublier : cette rhtorique qui nestgrandiloquente que par la petitesse des choses auxquelles ellesapplique le pouvoir rpond dans des termes qui ne nous parais-sent gure plus mesurs ; avec cette diffrence cependant quedans ses mots lui passe lclair de ses dcisions ; et leur solennitpeut sautoriser sinon de limportance de ce quils punissent, du

    moins de la rigueur du chtiment quils imposent. Si on enferme jene sais quelle tireuse dhoroscopes, cest qu il est peu de crimesquelle nait commis, et aucun dont elle ne soit capable. Aussi nya-t-il pas moins de charit que de justice dlivrer incessammentle public dune femme aussi dangereuse, qui le vole, le dupe et lescandalise impunment depuis tant dannes . Ou propos dun

    jeune cervel, mauvais fils et paillard : Cest un monstre de

    libertinage et dimpit En habitude de tous les vices : fripon,indocile, imptueux, violent, capable dattenter la vie de sonpropre pre de propos dlibr toujours en socit avec desfemmes de la dernire prostitution. Tout ce quon lui reprsentede ses friponneries et de ses drglements ne fait aucune impres-sion sur son cur ; il ny rpond que par un sourire de sclrat quifait connatre son endurcissement et ne donne lieu dapprhender

    quil ne soit incurable. la moindre incartade, on est dj danslabominable, ou du moins dans le discours de linvective et delexcration. Ces femmessans murs et ces enfants enrags neplissent pas ct de Nron ou de Rodogune. Le discours dupouvoir lge classique, comme le discours qui sadresse lui,engendre des monstres. Pourquoi ce thtre si emphatique duquotidien ?

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    La prise du pouvoir sur lordinaire de la vie, le christianismelavait, pour une grande part, organise autour de la confession :obligation de faire passer rgulirement au fil du langage le mondeminuscule de tous les jours, les fautes banales, les dfaillancesmme imperceptibles et jusquau jeu trouble des penses, desintentions et des dsirs ; rituel daveu o celui qui parle est enmme temps celui dont on parle ; effacement de la chose ditepar son nonc mme, mais augmentation galement de laveului-mme qui doit rester secret, et ne laisserderrire lui aucune

    autre trace que le repentir et les uvres de pnitence. LOccidentchrtien a invent cette tonnante contrainte, quil a impose chacun, de tout dire pour tout effacer, de formuler jusquaux moin-dres fautes dans un murmure ininterrompu, acharn, exhaustif,auquel rien ne devait chapper, mais qui ne devait pas un instantse survivre lui-mme. Pour des centaines de millions dhommeset pendant des sicles, le mal a d savouer en premire personne,

    dans un chuchotement obligatoire et fugitif.Or, partir dun moment quon peut situer la fin du XVIIe

    sicle, ce mcanisme sest trouv encadr et dbord par unautre dont le fonctionnement tait trs diffrent. Agencementadministratif et non plus religieux ; mcanisme denregistre-ment et non plus de pardon. Lobjectif vis tait, pourtant, lemme. En partie au moins : mise en discours du quotidien,

    parcours de lunivers infime des irrgularits et des dsordressans importance. Mais laveu ny joue pas le rle minent que lechristianisme lui avait rserv. Pour ce quadrillage, on utilise, etsystmatiquement, des procds anciens, mais jusque-l locali-ss : la dnonciation, la plainte, lenqute, le rapport, le mouchar-dage, linterrogatoire. Et tout ce qui se dit ainsi senregistre parcrit, saccumule, constitue des dossiers et des archives. La

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    voix unique, instantane et sans trace de laveu pnitentiel quieffaait le mal en seffaant elle-mme est relaye dsormaispar des voix multiples, qui se dposent en une norme massedocumentaire et constituent ainsi travers le temps comme lammoire sans cesse croissante de tous les maux du monde. Lemal minuscule de la misre et de la faute nest plus renvoy auciel par la confidence peine audible de laveu ; il saccumule surla terre sous la forme de traces crites. Cest un tout autre typede rapports qui stablit entre le pouvoir, le discours et le quoti-

    dien, une tout autre manire de rgir celui-ci et de le formuler.Nat,pour la vie ordinaire, une nouvelle mise en scne.

    Ses premiers instruments, archaques mais dj complexes,on les connat : ce sont les placets, les lettres de cachet ou lesordres du roi, les enfermements divers, les rapports et les dci-sions de police. Je ne reviendrai pas sur ces choses dj sues ;mais seulement sur certains aspects qui peuvent rendre compte

    de lintensit trange et dune sorte de beaut que revtent parfoisces images htives o de pauvres hommes ont pris, pour nousqui les apercevons de si loin, le visage de linfamie. La lettre decachet, linternement, la prsence gnralise de la police, tout celanvoque, dhabitude, que le despotisme dun monarque absolu.Mais il faut bien voir que cet arbitraire tait une sorte deservice public. Les ordres du roi ne sabattaient limproviste,

    de haut en bas, comme signes de la colre du monarque, quedans les cas les plus rares. La plupart du temps, ils taient solli-cits contre quelquun par son entourage, ses pre et mre, lunde ses parents, sa famille, ses fils ou filles, ses voisins, le cur delendroit parfois, ou quelque notable ; on les qumandait, commesil sagissait de quelque grand crime qui aurait mrit la colredu souverain, pour quelque obscure histoire de famille : poux

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    bafous ou battus, fortune dilapide, conflits dintrts, jeunesgens indociles, friponneries ou beuveries, et tous les petits dsor-dres de la conduite. La lettre de cachet qui se donnait commela volont expresse et particulire du roi de faire enfermer lunde ses sujets, hors des voies de la justice rgulire, ntait quela rponse cette demande venue den bas. Mais elle ntait pasaccorde de plein droit qui la demandait ; une enqute devaitla prcder, destine juger du bien-fond de la demande ; elledevait tablir si cette dbauche ou cette ivrognerie, ou cette

    violence et ce libertinage mritaient bien un internement, et dansquelles conditions et pour combien de temps : tche de la police,qui recueillait, pour ce faire, tmoignages, mouchardages, et toutce murmure douteux qui fait brouillard autour de chacun. Lesystme lettre de cachet-enfermement ne fut quun pisode assezbref : gure plus dun sicle et localis la France seulement. Ilnenest pas moins important dans lhistoire des mcanismes du

    pouvoir. Il nassure pas lirruption spontane de larbitraire royaldans llment le plus quotidien de la vie. Il en assure plutt ladistribution selon des circuits complexes et dans tout un jeu dedemandes et de rponses. Abus de labsolutisme ? Peut-tre ; nonpas cependant en ce sens que le monarque abuserait purement etsimplement de son propre pouvoir, mais en ce sens que chacunpeut user pour soi, ses propres fins et contre les autres, de

    lnormit du pouvoir absolu : une sorte de mise la dispositiondes mcanismes de la souverainet, une possibilit donne, quisera assez adroit pour les capter, den dtourner son profit leseffets. De l un certain nombre de consquences : la souverainetpolitique vient sinsrer au niveau le plus lmentaire du corpssocial ; de sujet sujet et il sagit parfois des plus humbles ,entre les membres dune mme famille, dans des rapports de

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    voisinage, dintrts, de mtier, de rivalit, de haine et damour,on peut faire valoir, outre les armes traditionnelles de lautoritet de lobissance, les ressources dun pouvoir politique qui a laforme de labsolutisme ; chacun, sil sait jouer le jeu, peut devenirpour lautre un monarque terrible et sans loi : homo homini rex;toute une chane politique vient sentrecroiser avec la trame duquotidien. Mais ce pouvoir, faut-il encore, au moins un instant selapproprier, le canaliser, le capter et linflchir dans la directionquon veut ; il faut, pour en faire usage son profit, le sduire ;

    il devient la fois objet de convoitise et objet de sduction ; dsi-rable donc, et cela dans la mesure mme o il est absolumentredoutable. Lintervention dun pouvoir politique sans limitesdans le rapport quotidien devient ainsi non seulement acceptableet familier, mais profondment souhait, non sans devenir, du faitmme, le thme dune peur gnralise. Il ny a pas stonnerde cette pente qui, peu peu, a ouvert les relations dapparte-

    nance ou de dpendance traditionnellement lies la famille surdes contrles administratifs et politiques. Ni stonner que lepouvoir dmesur du roi fonctionnant ainsi au milieu des passions,des rages, des misres et des vilenies, ait pu devenir, en dpit ouplutt cause mme de son utilit, objet dexcration. Ceux quiusaient des lettres de cachet et le roi qui les accordait ont t prisau pige de leur complicit : les premiers ont perdu de plus en

    plus leur puissance traditionnelle au profit dun pouvoir adminis-tratif ; quant lui, davoir t ml tous les jours tant de haineset dintrigues, il est devenu hassable. Comme le disait le duc deChaulieu, je crois, dans lesMmoires de deux jeunes maries2, en

    2. Allusion aux propos du duc de Chaulieu, rapports dans la Lettre de Mademoiselle

    de Chaulieu Madame de LEstorade, in Balzac (H. de), Mmoires de deux jeunes

    maries, Librairie nouvelle, Paris, 1856, p. 59 : En coupant la tte Louis XVI, la

    Rvolution a coup la tte tous les pres de famille.

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    coupant la tte au roi, la Rvolution franaise a dcapit tous lespres de famille.

    De tout cela je ,voudrais retenir pour linstant ceci : avec cedispositif des placets, des lettres de cachet, de linternement,de la police, une infinit de discours va natre qui traverse entous sens le quotidien et prend en charge, mais sur un modeabsolument diffrent delaveu, le mal minuscule des vies sansimportance. Dans les filets du pouvoir, le long de circuits assezcomplexes, viennent se prendre les disputes de voisinage, les

    querelles des parents et des enfants, les msententes des mna-ges, les excs du vin et du sexe, les chamailleries publiques etbien des passions secrtes. Il y a eu l comme unimmense etomniprsent appel pour la mise en discours de toutes ces agita-tions et de chacune de ces petites souffrances. Un murmurecommence monter qui ne sarrtera pas : celui par lequel les

    variations individuelles de la conduite, les honteset les secrets

    sont offerts par le discours aux prises du pouvoir. Le quelcon-que cesse dappartenir au silence, la rumeur qui passe ou laveu fugitif. Toutes ces choses qui font lordinaire, le dtailsans importance, lobscurit, les journes sans gloire, la viecommune, peuvent et doivent tre dites mieux, crites. Ellessont devenues descriptibles et transcriptibles, dans la mesuremme o elles sont traverses par les mcanismes dun pouvoir

    politique. Longtemps navaient mrit dtre dits sans moque-rie que les gestes des grands ; le sang, la naissance et lexploit,seuls, donnaient droit lhistoire. Et sil arrivait que parfoisles plus humbles accdent une sorte de gloire, ctait parquelque fait extraordinaire lclat dune saintet ou lnormitdun forfait. Quil puisse y avoir dans lordre de tous les joursquelque chose comme un secret lever, que linessentiel puisse

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    tre, dune certaine manire, important, cela est demeur exclujusqu ce que vienne se poser, sur ces turbulences minuscules,le regard blanc du pouvoir.

    Naissance, donc, dune immense possibilit de discours.Un certain savoir du quotidien a l une part au moins de sonorigine et, avec lui, une grille dintelligibilit que lOccident aentrepris de poser sur nos gestes, sur nos manires dtre etde faire. Mais il a fallu pour cela lomniprsence la fois relleet virtuelle du monarque ; il a fallu limaginer assez proche de

    toutes cesmisres, assez attentif au moindre de ces dsordrespour quon entreprenne de le solliciter ; il a fallu que lui-mmeapparaisse comme dot dune sorte dubiquit physique. Danssa forme premire, ce discours sur le quotidien tait tout entiertourn vers le roi ; il sadressait lui ; il avait se glisser dansles grands rituels crmonieux du pouvoir ; il devait en adop-ter la forme et en revtir les signes. Le banal ne pouvait tre

    dit, dcrit, observ, quadrill et qualifi que dans un rapport depouvoir qui tait hant par la figure du roi par son pouvoir relet par le fantasme de sa puissance. De l la forme singulirede ce discours : il exigeait un langage dcoratif, imprcateurou suppliant. Chacune de ces petites histoires de tous les joursdevait tre dite avec lemphase des rares vnements qui sontdignes de retenir lattention des monarques ; la grande rhto-

    rique devait habiller ces affaires de rien. Jamais, plus tard, lamorne administration policire ni les dossiers de la mdecineou de la psychiatrie ne retrouveront de pareils effets de langage.Parfois, un difice verbal somptueux pour raconter une obscure

    vilenie ou une petite intrigue ; parfois, quelques phrases brvesqui foudroient un misrable et le replongent dans sa nuit ; ouencore le long rcit desmalheurs raconts sur le mode de la

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    supplication et de lhumilit : le discours politique de la banalitne pouvait tre que solennel.

    Mais il se produit aussi dans ces textes un autre effet dedisparate. Souvent il arrivait que les demandes dinternementsoient faites par des gens de trs petite condition, peu ou pasalphabtiss ; eux-mmes avec leurs maigres connaissancesou, leur place, un scribe plus ou moins habile composaientcomme ils le pouvaient les formules et tours de phrase quilspensaient requis lorsquon sadressait au roi ou aux grands,

    et ils les mlangeaient avec les mots maladroits et violents,les expressions de rustre par lesquels ils pensaient sansdoute donner leurs suppliques plus de force et de vrit ;alors, dans des phrases solennelles et disloques, ct demots amphigouriques, jaillissent des expressions rudes, mala-droites, malsonnantes ; au langage obligatoire et rituel sentre-lacent les impatiences, les colres, les rages, les passions, les

    rancurs, les rvoltes. Une vibration et des intensits sauva-ges bousculent les rgles de ce discours guind et se font jouravecleurs propres manires de dire. Ainsi parle la femme deNicolas Bienfait : elle prend la libert de reprsenter trshumblement Monseigneur que ledit Nicolas Bienfait, cocherde remise, est un homme fort dbauch qui la tue de coups, etqui vend tout ayant dj fait mourir ses deux femmes dont la

    premire il lui a tu son enfant dans le corps, la seconde aprslui avoir vendu et mang, par ses mauvais traitements la faitmourir en langueur, jusqu vouloir ltrangler la veille de samort La troisime, il lui veut manger le cur sur le gril sansbien dautres meurtres quil a faits ; Monseigneur, je me jetteaux pieds de Votre Grandeur pour implorer Votre Misricorde.

    Jespre de votre bont que vous me rendrez justice, car ma

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    vie tant risque tous moments, je ne cesserai de prier leSeigneur pour la conservation de votre sant

    Les documents que jai rassembls ici sont homognes ; etils risquent fort de paratre monotones. Tous cependant fonc-tionnent au disparate. Disparate entre les choses racontes etla manire de les dire ; disparate entre ceux qui se plaignentet supplient et ceux qui ont sur eux tout pouvoir ; disparateentre lordre minuscule des problmes soulevs et lnormitdu pouvoir mis en uvre ; disparate entre le langage de la cr-

    monie et du pouvoir et celui des fureurs ou des impuissances.Ce sont des textes qui regardent vers Racine, ou Bossuet, ouCrbillon ; mais ils portent avec eux toute une turbulence popu-laire, toute une misre et une violence, toute une bassesse comme on disait, quaucune littrature cette poque nauraitpu accueillir. Ils font apparatre des gueux, des pauvres gens, ousimplement des mdiocres, sur un trange thtre o ils pren-

    nent des postures, des clats de voix, des grandiloquences, oils revtent des lambeaux de draperie qui leur sont ncessairessils veulent quon leur prte attention sur la scne du pouvoir.Ils font penser parfois une pauvre troupe de bateleurs, quisaffublerait tant bien que mal de quelques oripeaux autrefoissomptueux pour jouer devant un public de riches qui se moqueradeux. cela prs quils jouent leur propre vie, et devant des

    puissants qui peuvent en dcider. Des personnages de Clinevoulant se faire couter Versailles.

    Un jour viendra o tout ce disparate se trouvera effac. Lepouvoir qui sexercera au niveau de la vie quotidienne ne seraplus celui dun monarque proche et lointain, tout-puissant etcapricieux, source de toute justice et objet de nimporte quellesduction, la fois principe politique et puissance magique ;

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    il sera constitu dun rseau fin, diffrenci, continu, o serelaient les institutions diverses de la justice, de la police, de lamdecine, de la psychiatrie. Et le discours qui se formera alorsnaura plus lancienne thtralit artificielle et maladroite ; il sedveloppera dans un langage qui prtendra tre celui de lob-servation et de la neutralit. Le banal sanalysera selon la grilleefficace mais grise de lAdministration, du journalisme et de lascience ; sauf aller chercher ses splendeurs un peu plus loinde l, dans la littrature. Au XVIIeet au XVIIIesicle, on est lge

    encore rugueux et barbare o toutes ces mdiations nexistentpas ; le corps des misrables est affront presque directement celui du roi, leur agitation ses crmonies ; il ny a pas non plusde langage commun, mais un heurt entre lescris et les rituels,entre les dsordres quon veut dire et la rigueur des formes quilfaut suivre. De l, pour nous qui regardons de loince premieraffleurement du quotidien dans le code du politique, dtranges

    fulgurations, quelque chose de criard et dintense, qui se perdrapar suite lorsquon fera, de ces choses et de ces hommes, des affaires , des faits divers ou des cas.

    Moment important que celuio une socit a prt des mots,des tournures et des phrases, des rituels de langage la masseanonyme des gens pour quils puissent parler deux-mmes enparler publiquement et sous la triple condition que ce discours

    soit adress et mis en circulation dans un dispositif de pouvoirbien dfini, quil fasse apparatre le fond jusque-l peineperceptible des existences et qu partir de cette guerre infimedes passions et des intrts il donne au pouvoir la possibilitdune intervention souveraine. Loreille de Denys tait une petitemachine bien lmentaire si on la compare celle-ci. Comme lePouvoir serait lger et facile, sans doute, dmanteler, sil ne

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    faisait que surveiller, pier, surprendre, interdire et punir ; maisil incite, suscite, produit ; il nest pas simplement il et oreille ;il fait agir et parler.

    Cette machinerie a sans doute t importante pour la consti-tution de nouveaux savoirs. Elle nest pas trangre non plus tout unnouveau rgime de la littrature.Je ne veux pas direque la lettre de cachet est au point dorigine de formes litt-raires indites, mais quau tournant du XVIIeet du XVIIIesicle lesrapports du discours, du pouvoir, de la vie quotidienne et de la

    vrit se sont nous sur un mode nouveau o la littrature setrouvait elle aussi engage.

    La fable, selon le sens du mot, cest ce qui mrite dtre dit.Longtemps, dans la socit occidentale, la vie de tous les joursna pu accder au discours que traverse et transfigure par lefabuleux ; il fallait quelle soit tire hors delle-mme par lh-rosme, lexploit, les aventures, la Providence et la grce, ven-

    tuellement le forfait ; il fallait quelle soit marque dune touchedimpossible. Cest alors seulement quelle devenait dicible. Cequi la mettait hors daccs lui permettait de fonctionner commeleon et exemple. Plus le rcit sortait de lordinaire, plus il avaitde force pour envoter ou persuader. Dans ce jeu du fabuleuxexemplaire , lindiffrence au vrai et au faux tait donc fonda-mentale. Et sil arrivait quon entreprenne de dire pour elle-

    mme la mdiocrit du rel, ce ntait gure que pour provoquerun effet de drlerie : le seul fait den parler faisait rire.

    Depuis le XVIIe sicle, lOccident a vu natre toute une fable de la vie obscure do le fabuleux sest trouv pros-crit. Limpossible ou le drisoire ont cess dtre la conditionsous laquelle on pourrait raconter lordinaire. Nat un art dulangage dont la tche nest plus de chanter limprobable, mais

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    de faire apparatre ce qui napparat pas ne peut pas ou ne doitpas apparatre : dire les derniers degrs, et les plus tnus, durel. Au moment o on met en place un dispositif pour forcer dire l infime , ce qui ne se dit pas, ce qui ne mrite aucunegloire, l infme donc, un nouvel impratif se forme qui vaconstituer ce quon pourrait appeler lthique immanente audiscours littraire de lOccident : ses fonctions crmonielles

    vont seffacer peu peu ; il naura plus pour tche de manifesterde faon sensible lclat trop visible de la force, de la grce, de

    lhrosme, de la puissance ; mais daller chercher ce qui est leplus difficile apercevoir, le plus cach, le plus malais direet montrer, finalement le plus interdit et le plus scandaleux.Une sorte dinjonction dbusquer la part la plus nocturne et laplus quotidienne de lexistence (quitte y dcouvrir parfois lesfigures solennelles du destin) va dessiner ce qui est la lignede pente de la littrature depuis le XVIIe sicle, depuis quelle

    a commenc tre littrature au sens moderne du mot. Plusquune forme spcifique, plus quun rapport essentiel la forme,cest cette contrainte, jallais dire cette morale, qui la caractriseet en a port jusqu nous limmense mouvement : devoir dedire les plus communs des secrets. La littrature ne rsume pas elle seule cette grande politique, cette grande thique discur-sive ; elle ne sy ramne pas non plus.entirement ; mais elle y a

    son lieu et ses conditions dexistence.De l son double rapport la vrit et au pouvoir.Alors que

    le fabuleux ne peut fonctionner que dans une indcision entrevrai et faux, la littrature, elle, sinstaure dans une dcision denon-vrit : elle se donne explicitement comme artifice, mais ensengageant produire des effets de vrit qui sont reconnais-sables comme tels ; limportance quon a accorde, lpoque

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    classique, au naturel et limitation est sans doute lune despremires faons de formuler ce fonctionnement en vrit de la littrature. La fiction a ds lors remplac le fabuleux, leromansaffranchit du romanesque et ne se

    dveloppera que desen librer toujours plus compltement. La littrature fait doncpartie de ce grand systme de contrainte par lequel lOccident aoblig le quotidien se mettre en discours ; mais elle y occupeune place particulire : acharne chercher le quotidien au-dessous de lui-mme, franchir les limites, lever brutalement

    ou insidieusement les secrets, dplacer les rgles et les codes, faire dire linavouable, elle tendra donc se mettre hors la loiou du moins prendre sur elle la chargedu scandale, de la trans-gression ou de la rvolte. Plus que toute autre forme de langage,elle demeure le discours de l infamie : elle de dire le plusindicible le pire, le plus secret, le plus intolrable, lhont.La fascination quexercent lune sur lautre, depuis des annes,

    psychanalyse et littrature est sur ce point significative. Mais ilne faut pas oublier que cette position singulire de la littraturenest que leffet dun certain dispositif de pouvoir qui traverse enOccident lconomie des discours et les stratgies du vrai.

    Je disais, en commenant, que ces textes, je voudrais quonles lise comme autant de nouvelles . Ctait trop dire sansdoute ; aucun ne vaudra jamais le moindre rcit de Tchekhov,

    de Maupassant ou de James. Ni quasi- ni sous-littrature ,ce nest mme pas lbauche dun genre ; cest dans le dsor-dre, le bruit et la peine, le travail du pouvoir sur les vies, et lediscours qui en nat.Manon Lescaut3raconte lune des histoiresque voici.

    3. Prvost (A. F.), Les Aventures du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut,

    Amsterdam, 1733.