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Voyage au bord du vide

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Voyageaubordduvide

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Tousdroitsdetraduction,d’adaptationetdereproduction

réservéspourtouspays.

©2015,GroupeArtègeÉditionsDescléedeBrouwer10,rueMercœur-75011Paris

9,espaceMéditerranée-66000Perpignan

www.editionsddb.fr

ISBN:978-2-22006-708-7ISBNepub:978-2-22007-613-3

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nemesenspasmieux.Parfois je déambule dans les rues, sans but, au hasard ; je

m’assiedsdansuncaféetj’observelesgenscommeunfantôme,de derrière la vitre invisible qui me sépare d’eux. Et si maperception actuelle du monde était la vraie ? Et si la réalitén’était en fait que ce qui se présente à moi désormais : ununiverschaotique,plat,absurde ;etsi lavienormalene l’étaitqueparcequenousnousberçonsd’illusions…Toutestvideetirréel.Celameterrifie.

Le cours se termine et je rentre par les allées humidesjusqu’àma petite chambre d’étudiante. Les feuilles d’automnecollent aux pavés des rues piétonnes. En arrivant devant chezmoi, alors que j’essaie de tourner la clé dans la serrure, lespensées bruyantesm’obligent à rester dehors. Jem’assieds surun banc balayé par la bruine et j’allume une cigarette. Je lafume,vite,maisdèsqu’elleest finie ilme fautenallumeruneautre.J’aifroidmaispeuimporte: lesmotsdeplombdansmatêtenemelâchentpas,ilsmevissentaubanc,m’interdisentdeme lever,de rentrer. Je leurdisque j’ai froidet ilsm’envoientuneclaquedans lecerveau.Turestes, tufumes,sinontapetitesœurvamourir.Tuneveuxpasqu’ellemeuretoutdemême?

Aprèscinqcigarettesj’ailatêtequitourneetj’argumente.Jeveux rentrer. D’accord, ditma tête, à condition que j’en fumeencoreuneetque,pendant toute laduréede lacigarette, jenepensepasune seule fois àquelqu’unque j’aime.Évidemment,celanemarchepas. J’aivraiment froid.À la finde ladixièmecigarette,j’ailespoumonsquibrûlentetjejettelafindupaquetà la poubelle, rageuse et désespérée. Laissez-moi tranquille…J’enaimarre!D’oùviennentcesfiletsdansmatête?Commentse sont-ils faits si solides ?Comment leur échapper, s’il vousplaît, quelqu’un, comment leur échapper ? Si je ne les écoute

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pas ilsmeréveillent lanuit,marchandent,megriffent lesnerfssous la peau du crâne. Je grimpe les escaliers qui mènent aupremier étage et j’ouvre la porte de la cuisine. J’ai défiél’obligationenvenantmemettreauchaud–petitearrogante:ilvafalloircompenser ladésobéissance.J’ouvre l’armoireet j’ensorsunpaintoutfrais;j’attrapeuncouteau,unpotdechoco,etje me mets à tartiner. J’avale une première tranche, à grossesbouchées, allez, plus vite !, la mie à peine mâchée m’étouffemais déjà il faut en pousser une deuxième, une troisième, unequatrième…Tout lepainypasseet ladernière trancheàpeineavalée,mesjambesfébrilesmepoussentauxtoilettesetpliéeendeuxau-dessusdelacuvette,jecracheenpleurantl’aciditéquimebrûlecommeunreproche.Quesurtoutriennemerestedansl’estomac,encoreunspasme,toutdoitsortir,j’aimalauventre,à la gorge etmonnez pique,arrêtede teplaindre, pardon, jem’essuie la bouche et je ferme derrière moi la porte de machambre. Je tire les rideaux, j’éteins la lumière et je disparaisdans le noir, roulée loin sous les couvertures, cachée de toutsaufdesgrandsyeuxmoqueursquim’observent,infatigables,del’intérieur.

***

Février1997,vingt-troisans

J’ai pris rendez-vous chezunmédecindu campuspour cetaprès-midi.J’aisouvent levertigeet lespalpitationsnesesonttoujours pas améliorées. À la fin du cours, je rassemble mesaffaires et me dirige vers la sortie. Vite, dehors. J’ai juste letemps d’aller prendre un café et de fumer une cigarette avantmonrendez-vous.

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J’entredanslecabinetdumédecin.Ilmesalueetm’ordonnedemedéshabiller.«Vousêtesbien fine»,dit-il enhochant latête. Il prendma tension, écoutemon cœur etme demande demontersurlabalance.45kilos.Cen’estpasdramatique,dit-il,mais il ne faut pas continuer à perdre du poids. Bien sûr, jecomprends,dis-je.Cequejeneluidispas,c’estquemangerlemoins possible est la seule chose qui me soulage. Quand j’aifaimtoutsefaitplusléger,matêtesetaitunpeu,lavitrequimesépare du monde semble moins sévère. Sentir mes os, leurstructure solide et précise, me rassure. Dans la faim, quelquechose me simplifie, me ramène à la terre, à ses courantsnourriciers, absorbe le vertige intellectuel. Si je deviens assezfine, peut-être pourrais-je échapper aux filets quim’emprisonnent,mefaufilerloind’eux…

Ilmedemandepourquoijesuisvenuelevoiretjeluidisquejesuisinquiète,quequelquechosenetournepasronddansmatête, que j’ai déjà consulté une psychologue mais que ça nem’aide pas. Ilm’encourage à lui décrire ce qui se passe. Je lefais volontiers, j’en ai tellement besoin. Je parle, je parle et ilcontinue de hocher la tête. Finalement, après de longuesminutes, je m’arrête et, après un temps de silence, il me dit,gentiment, qu’il faut que j’aille voir un psychiatre. Qu’enattendant, ilvameprescrireunantidépresseuretduRisperdal,maisqu’ilestimpératifquejeconsulteunspécialiste.Bon.Detoutefaçonjem’endoutais.

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Je viens de déposer Caroline à l’hôpital. Je l’ai laisséeassise sur un lit en fer-blanc. Ses yeux perdus m’ont suiviejusqu’à la porte. J’ai retraversé le couloir, repassé la grandeporte et la grille,marché sous les platanes de la cour enmeretournant sans cesse vers les fenêtres de son étage. Je suisarrivée jusqu’au parking et je suis montée dansma voiture ;j’ai essayé de tourner la clé de contact et de démarrer lemoteurpourrentrercheznous,maisjen’yparvienspas.Quandnoussommesarrivées,ilyauneheureenviron,onnousafaitremplirdes formulaires, j’aidéposésavalisedansunevieillepetitechambreauxcouleurspassées, etpuisonm’ademandéde partir. Je ne sais pas comment la laisser là. Comment lalaisserlà,danscescouloirsgrisimbibésd’uneodeurdecafé,de cigarette et demaladie, parmi ces femmes enpeignoirquidéambulent avec tristesse, ces infirmières qui lui parlentlentement, avec pitié et condescendance, comme à une enfantattardée,commesiellen’étaitpasnormale.Jeneparvienspasà démarrer. L’idée m’est insupportable : la tête cassée, monenfant.Qu’est-cequis’estpassé?Qu’est-cequej’aimanqué?…

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Lefoun’estpasceluiquiaperdularaison.Lefouestceluiquiatoutperdu,exceptélaraison.

Chesterton

***

Honte,honte,honte.Devoirdéfilerletempsainsi,dénuédevie.Enspectateuraveugledel’universvirtuel,glissant.Tournerla page. Dormir pour casser le manège. Existence non fiable,nécessité absolue de l’approbation de la raison pure,désincarnée,parcequelaviec’esttropdangereux,çafaitmouriret puis ça damne pour avoir vécu au naturel alors qu’on étaitcorrompu, qu’il aurait fallu vivre à l’opposé de soi, depuis ledébut,refuserlabeauté,l’artetlessensationsvives…Çapunitpouravoirfailliàl’espritcritique,pourn’avoirpascorresponduaux exigences…dequoi déjà ?Terreur den’être sûrede rien.C’est quoi l’amour, c’est quoi le rire, c’est quoi la joie, c’estquoileslarmes,c’estquoilevent?…C’estquoietc’estpasséoù ? Trouver une réponse basée sur l’éternité cristalline, bâtiesous menace de perpétuité. Questions qui me somment,m’assomment.Vieenattentepardéfautdesolution.Commes’ilmanquaitunjointdanslaturbulencedemonsang.Jemetrouveàl’extérieurdelamembranedumonde,jeneparviensplusàyrentrer.

Tu dois tout savoir, absolument tout. Interdit de parlerd’ignorance.Sinon,si tunesaispas,commentsavoirsi tufaisjuste, si tune faispasdemal, tuenasassez fait parceque tun’as pas réfléchi assez, ah oui pardon tu écoutais ton cœur…Toncœur!Commesionpouvaitsefieràcetorganeimpulsifetimprévisible !Non,vraiment,nedispasquec’est impossible !

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Cherchesansfin,sansfin,maispasparlavie,non,cen’estpassûr, cherche par l’empilement des pensées, tours de verre,infranchissables,imprenables,sansfaille,aucune,absolument.

Demi-sommeil, à nouveau, « cure de sommeil », toujours.Commentfait-onpourenveniràcesmots-là.Savoirqu’onavaitunevie,avant.Lavouloir,brute,directe.Sepromettrequ’onlaretrouveramalgrélaparalysie.Ruserpourungesteinfimegagnésurlacourseaunéant.J’entendslesouffledel’angedéchuquis’infiltre comme un voleur, insidieux, qui fait des courbettescomme un intrus sans gêne. Il dit des mots noirs, acides, quidissolventtoutsurleurpassage.Ildit:Onnepeutpasêtredupecommetoi,petiteidiote, toutestesintentionssontpervertiesettulesaisbien,mêmel’amourquetuportesàceuxquicomptent,mêmetasoifderendreheureux,mêmetastupiditédevouloirleschosesbelles,mêmetoutcequit’approche,deprèsoudeloin.Onnepeutpasselaisserembobinerparlaviecommeça,tudoist’enfermer avec moi dans une petite cellule de ta tête, jet’apprendrai l’intégrité sinon vous finirez en cendres toi et lestiens,crois-moibien,j’aitoutpouvoirsurcequit’estlié.Situnem’écoutespasilsmourronttous,tum’entends,illeurarriveramalheur ! Désormais, tu élèveras des châteaux de cartes,pyramidesd’abstractionaucœurd’une tourdeverre aseptisée,infranchissable,imprenable.Tunet’abandonnerasplus,jamais,niàlachaleurd’unfeudecampniàlabeautéd’unpaysageniaucœurd’unaminiàl’ivressed’unedanse.Detoutefaçon,tune le pourras plus, je vais tout disséquer, même les mots enperdrontleursensetleursang,toutseravide,ilneresteraqu’untourbillon, vertige. Saveur inaccessible. Vide dans la bouche.Teneurdésertée.Fuitedanslatyrannieformelle.C’estleprixàpayer pour vivre dans le rien, tu dois m’écouter, je suisl’antidote, tu es le poison, tiens, c’est curieux, tu ne le savais

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Mars2000

Jesuisétenduesurunbrancardàroulettes,undrapjusqu’aumenton. Ils vontm’électrifier le cerveau pour la première fois.C’est du moins ce que j’ai compris, parce qu’on ne m’a pasexpliqué grand-chose. Je suis si fatiguée de me poser desquestions. J’entends des bruits dans la pièce à côté, des voixétouffées, presque des chuchotements, une vieille dame quitousse,unemachinequigrésille.Jenesuispaslaseuleàsubirce traitement. Apparemment, c’est monnaie courante. Lapsychiatre, vêtue d’un sweat-shirt et d’un jean, se penche surmoi:

–Vousallezvoir,toutsepasserabien,murmure-t-elled’unevoixchaleureuseetrassurante.

Ellepassesamaindansmescheveux,puiss’éloigneaupasde course. Je voudraisme lever,me jeter dans ses bras, hurlerqu’ilyaerreur,quecen’estpasvraimentmoi,cettejeunefilleperdue dans le fond d’un hôpital psychiatrique empestant lerance,qu’ellen’estpasvraimentmienne,cettevieàdemi-mortequi m’étreint impitoyablement, que j’existais, avant, que moiaussijeportaisdesjeansetdessweat-shirts,passeulementdespyjamas,quemoiaussijefaisaisdusportetdelamusique,quemoi aussi je regardais les gens bien en face, quemoi aussi jevoulais le bonheur de toute la planète… Que je n’étais pasparfaite, mais que je me sentais vivante ! Elle consolerait mapeine,toutmonchagrintroplourd,ellem’emmèneraitchezelle,et m’écouterait, m’écouterait, m’écouterait… Bizarrement onpressent ça, parfois, chez certaines personnes, qu’ellespourraient vous repêcher dumarécage où vous vous enfoncez.C’estàcausedelalueurdansleursyeux.Dutondeleurvoix,

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chaude,grave.Deleurfaçondebouger,attentive,vivante.Jeluidemande l’aumône du regard, je dois être épuisante d’avidité.C’estpeut-êtreleseulmoyendetenirpourmonespritretenuenotage.Pardonsi jevousmange.Detoutefaçon,c’estdéjàtroptard:elles’éloigneaupasdecourse…

Deux infirmières empoignent ma civière et m’emmènentdans une petite salle éclairée d’une lumière crue. Je suistétanisée.Jefixeaveuglémentlesseringuesquipassentdemainenmain.

– Nous allons vous endormir. Vous ne sentirez rien. Vousvousréveillerezdansvotrechambre.

On m’attache un garrot, on me place des électrodes auxtempes. Quelque chose me pique le bras, mes membress’engourdissent,mon espritm’échappe, les voix s’éloignent etpuis…plusrien.

Où suis-je ?Quel jour est-on ?Que s’est-il passé ? Je nereconnaispas l’endroitoù jesuis.Qu’est-cequimanque?Lesyeuxauplafond,jefouillelesdécombresdemessouvenirs.Trounoir. Je dois bien être quelque part.Une dame vêtue de blancentredanslapièce.

–Ah,vousêtesréveillée.Commentvoussentez-vous?Je n’en sais rien. Perdue. Des images me reviennent par

bribes.C’étaitcematin.C’étaitilyauneéternité.Jevaisdormirencoreunpeu.

Au réveil, tout s’est éteint. Les rares zones de clarté senoientdansdesbullesd’ombre,lesjourssemêlentauxjoursetseconfondentensoupeépaisse.Jenesaisplusoùjesuis,quijesuis, quand je suis. Je vois les oiseaux déchirés au bord deschemins auxquels je souriais, petite, en revenant de l’école.Cette étrange fixité qu’ils avaient de dormir, et la mort paraît

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douce,danscevideeffrayant.

***

Mai2000

Ilyadeuxmoisquejesuisici,ausous-sol,àprésent.Deuxmois et seize électrochocs. Nous sommes sept patientes àdéambulerdanscecouloirmorbide.Seullecalendrieraccrochéaumurdemachambreme le rappelle.Parcequemamémoire,elle,défaille.Où,quand,déjà? Ilyadix secondes,ouunan,c’estpareil.Letempss’estvidé.Lesjoursseressemblenttous.Les frontières habituelles ont pris des contours flous. Nouspassons ensemble quelques heures par jour dans une piècecommune, et le reste du temps nous sommes enfermées dansnotre chambre. La nuit, j’ai peur, parce qu’il fait noir, que lalumièreestdanslecouloir,àl’extérieur,etquejen’aipaslaclé.Pour les toilettes, ilyaunpotdechambrepar terre.J’entendsun bruit de serrure et je me dis qu’il doit être quatre heuresparcequec’estl’heureàlaquelleonnouslibèrepourretournerdanslapièceprincipaleaprèslasieste.Jeviensmeblottirdanslasalledeséjour,danslesailesdesapetitebaievitrée.Lesoleilfiltre à travers les fenêtresmaculées de taches de doigt. Titines’assiedàcôtédemoi.Elletrembleetnecessederépéter:«Jesuisnerveuse,çanevapas, jesuisnerveuse…»Cabrelégrènesesnotesàlaradio.Titines’agiteincessamment.Elleapeur.Jeluidemandedequoi.Ellemerépond:deschiffres.Sesparentssont morts. Son mari et sa fille l’ont quittée. Elle frotte sescheveux sales pour les remettre en place. Quelle tristesse. Àtable,j’observeMarianne.Elleesttoutentièreabsorbéedanslacontemplation de son doigt. Elle prend son index pour la

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Carolineareprisdupoids,c’estvrai.Elleestpluscalme,apparemment, elle attend que les journées passent, assise surunechaise,leregarddanslevide.Lesmédecinspensentqu’ilyaduprogrès,qu’elleparvientàmieuxgérersesaccèsdecolèrecontre elle-même, que ses pensées galopantes sont mieuxmaîtriséesgrâceauxtraitements.Moi,jepensequemafilleesten train de disparaître plus encore sous des débris de nerfsbrûlésetsouslessédatifs.Celasuffit.J’aidemandécombiendetemps encore ils pensaient la garder à l’isolement (elle y estdepuis troismois)etonm’aréponduqu’unpetitmoisdevraitsuffire.Ilesthorsdequestionquejel’ylaisseunjourdeplus.Onm’aexpliquéque si je la reprenais, ilsdéclineraient touteresponsabilitéaucasoù il luiarrivaitquelquechose.CommeCaroline estmajeure, elle devra signer unedécharge.Elle neveutpasrentreràlamaisonmaiselleneveutplusresterlànonplus.IlyaunhôpitalàBruxellesquioffreunaccompagnementplus individualisé, qui possède un service pour les jeunes,propose des thérapies familiales ainsi que des groupes deréflexion,desactivitésartistiques,duthéâtre,quilaisseplusdeliberté aux patients et n’essaie pas de les soigner à coup depunitions et récompenses.Nous avons rendez-vous dans deuxjours. Caroline va signer une décharge cet après-midi. Unechoseestsûre:ellerentreavecmoiaujourd’hui.

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3

Août2000

Je ne suis plus à l’isolement. J’aimême changé d’hôpital,changédeville,changédetraitement.Abrutiedemédicamentsetde décharges électriques, j’ai obéi à tout, j’ai repris du poids,cessédeme couper la peau, et j’ai puquitter la prison. Ici, jepeux sortir de temps en temps. Le médecin m’écouteattentivementdederrièresespetiteslunettes.Danslescouloirs,jecroisedes jeunesde tousâges.Desactivitéssontorganiséespournousoccuperl’esprit.

Dans la salle de séjour, l’ambiance est réconfortante.Certains écoutent de la musique, d’autres jouent aux dés,d’autres regardent un film. Tous un peu paumés, tous un peufragiles,sansdoute,commemoi.

J’aiunechambreoù jesuisseule, spacieuseetcalme,avecunepetitesalledebainsetunbureau.Lesvisitesdemafamilleetdemesamissontcommedestachesdeclartédansledécoursdesheures.

Aujourd’hui j’ai osé sortir, malgré ma peur de me diluer,horsdesmursconfinésde l’hôpital.Jesuisassiseà la terrassed’uncaféetjeboisunlaitrusse.Marcherdanslesrues,regarderles étalages, profiter du beau temps… cela m’est-il permis ?Légalement,oui,maisdanslefond,aulieuducombatentremoietmoi?Jel’ignoreetcelamefaittournerlatête.Quoiqu’ilensoit, je suis à l’air libre et c’est déjàmieux que l’atmosphèrepoisseuse de l’isolement. Je règle l’addition, j’attrape mon

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écharpeetjequittelecafé.Unlivreattiremonattentiondans lavitrined’une librairie.

On y voit une petite fille, le visage à demi masqué par uneombre. Son regard est vide, triste et silencieux. J’entre et jel’achète, sans trop savoir pourquoi. Puis je me dirige vers laclinique,monpaquetsouslebras.

Assisesurmon lit, jesuis incapablederelever lesyeuxdeces pages,même s’ilm’est difficile de lire et que je doism’yreprendreàplusieursfois:jenesuispasseule.Ondiraitquecebouquin parle demoi.De ce quim’arrive, depuis des années.Avec quelques nuances… Mais je trouve dans ces lignes ladescriptiondequelquechosede tellementprochedeceque jevis, la terreurde soi, lapersonnalitéassiégée, lemondeperdu.Des mots me sautent aux yeux : nuit éternelle, rémissioncomplète, esprit obscur, transes, soutien inconditionnel. Desquestionsseprécipitent:où,comment,pourqui?Jeretournelelivre dans tous les sens : pas d’adresse, pas de numéro detéléphone. Juste le nom de la maison d’édition. Au fur et àmesuredemalecture, jedécouvrequecertainssontrevenusdecetterupturequim’enferme.Maisoùont-ilspuisélacapacitéetle droit à cette liberté ? J’atteins petit à petit le chapitreexposant lesétapesde laguérison.Jenepeuxpas. Jenepeuxpas.Guérirestinterdit.Nepoursuispastalecture!Évade-toidecepiège,outubrûlerasdanslesflammesdel’enfer!Jerefermele livre à contrecœur. Un endroitmagique, quelque part…Unrêve.

***

Octobre2000

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l’hôpital… Tout ce bois…Non, c’est la chambre canadienne.L’avion…

–Ellenousattend?jedemande.–Oui,àdixheures.Allezviens,lepetit-déjeunerestprêt.Je soulève mon corps de carton et l’emmène jusqu’à la

cuisine.Dehorsilpleuttoujours.Jem’assiedsàtableetjefaislamouedevantlestranchesdepaingrilléetlaconfiture.

–Justeunpeu,ditmamère.Bon.Justeunpeu.

Unpeuplustard,onfrappeàlaporte.Mamèrevaouvriretladamepasselatêteparlaportedusalon.

– Tu crois que je peux te kidnapper une petite heure ? Jevoudraistemontrerquelquechose.

–Oui.–Mets-toi quelque chose sur le dos, ou tu vas attraper la

mort.J’aidéjàlamort.Dehors le ciel fâché déverse ses seaux d’eau sur la terre

indifférente.Desmyriadesdegouttes,chacunefaitedemilliersdemolécules :deuxmoléculesd’hydrogènepourunemoléculed’oxygène. Entre les molécules le vide. Beaucoup plus loin,horsdeportée,leverttendredel’herbemouillée,lasenteurdubitume.C’estcela, leproblème,jenesuispassouslapluie, jesuisentrelesmoléculesdepluie,danslechaosdésordonnédespoussièresd’universquis’entrechoquentsansparvenirencoreàprendrecorps.Jemesuisarrêtée,indécise.Pourquoilasuivresitoutestpareilet fragmenté,ausud,aunord.Pourquoiprendredesdirectionsquinemènentqu’aumêmetrounoir.Quandtouts’estégaliséiln’yaplusnullepartoùaller.Jeneparvienspasàfaireunpasdeplus.

Ladames’estapprochéeetm’aprislamain.

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–Allez,dit-elle.Mavoitureestgaréelà.Jelasuiscommeuneenfant.Danslavoitureellemeparle.Desmots,desmots.Onarrive

àunemaisonblanche.Onmontedesescaliers. Il faut s’arrêtertroisfois,jesuisessoufflée.Onentredansunepetitecuisine.Ilyadesphotossurlesmurs.

–Qu’est-cequec’est?–Mesarchives.Mamanièreàmoidefairedesstatistiques,

répond-elledansunsourire.Uneautredamearrive.Ellemeditsonprénom.Mona.Jelui

tendslamainetellem’attiredanssesbras.–Jesuissiheureusedeterencontrer,dit-elle.Elle verse de l’eau bouillante dans une tasse, y ajoute un

sachetdethé,metendlebreuvagefumant.–Tiens,dit-elle.Celavatefairedubien.Peggy me reprend la main et m’emmène dans un bureau

derrière lapetitecuisine.Ellemefaitasseoirdansunimmensefauteuildecuir.

Surlafenêtre,lesgouttesglissenttoujours.Ellemedemandesijemerappellecedontnousavonsparlé

laveille.Maismêmeenfouillantleszonesblanches,jenesaisplus.Jesuisgênée.C’étaithier.Etjenesaisplus.Ellevasedirequejesuisfolle.Sansblague.

Jenesaispluscedontj’aiparléhier.Nicequej’aimangéce matin. Je ne sais pas retenir un numéro de téléphone, unchemin,unnouveaumotdevocabulaire. Jeneme rappellepaslesprénomsdespatientes et des infirmièresdeshôpitaux.Despans entiers de ma mémoire d’avant sont partis, voilà, partis,simplement.Commentvais-jefaire?Commentvais-jeretrouvermonchemindans lavie,si jem’éveille tous les joursavecunevie qui fuit ? Comment vais-je retrouver la route, souleverma

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têtehorsdel’oubli?J’aienviedepleurer,commeàchaquefoisque ma mémoire évidée vient m’effrayer de son néant. Messouvenirs…Qui est-on, quand on ne se rappelle pas de soi ?Comment se reconstruit-on ?Comment tient-on debout sur untrounoir?

Jemesuisrecroquevilléeauplusprofonddugrandfauteuil.Je voudrais disparaître sous le tapis. Jemurmure que ce n’estpaslapeined’essayer,quejevaisrentrerchezmoi.MaisPeggys’est approchée, s’est assise sur l’accoudoir etm’a enveloppéecontre elle. Elle dit qu’elle a déjà vu des gens sortir de cettenuit-là. Elle le répète, en me serrant un peu plus fort. À soncontact, quelque chose s’effondre. Unemarée venue de toutesles nuits accumulées, seule avec mes terreurs, sourd du plusprofond de mes barricades et traverse en grondant mes terresméfiantes. Je pleure longtemps dans ses bras. Au bout d’untemps interminable, mes sanglots se calment et elle lisse mescheveux sur mon front trempé, puis me tend un mouchoir enpapier,prendmesmainsdanslessiennesetmerelève.

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Il nous faut mettre en place des choses simples, trèssimples, pour réapprendre. Nous devons chercher ce quimarche et oublier le reste. Par exemple, le fait de refairetoujours le même trajet pour aller au centre de consultation,celasemblemarcher.Nousempruntonsàchaque fois lemêmechemin : à gauche en sortant du chalet, encore à gauche,monterlaroutequilongelagrandesurface,enhautàdroite,leparc, cent mètres, et c’est là. Lorsque nous dévions de latrajectoire,mêmed’unerue,Carolineestperdue.Maissinousprenons la même route, je vois bien qu’elle commence à s’yretrouver.Quandelleseraàl’aiseaveccechemin-là,mêmes’ilfautlefairedixfois,vingtfois,centfois,nousferonslamêmechoseavecuneautredestination, laMarina,parexemple.Unpetit pas à la fois… Je n’abandonnerai jamais. Si elle est«partie»petitàpetit…ellenepeutrevenirquepetitàpetit.Cela reviendra, cela doit revenir, c’est tout, de baby step enbabystep,c’estàcelaque jem’accroche,un jourà la fois,etpourlereste…onverra.Lamusiqueaussi,celamarche.Jelesremercie en secret, Francis Cabrel, Lynda Lemay, PhilippeLafontaine,Mauraneetlesautres,quichantezdanssesoreillesplus fortquelesdémonsdanssatête, le tempsd’une,puisdedeux chansons, demain de trois ou quatre peut-être. Une oudeux chansons de répit, c’est déjà ça, quelques minutes demusiqueoùjevoissonvisagequis’apaiseavantdesefermerànouveaudans cet endroit debruit et de silenceoù jenepeuxpas la rejoindre. Lui faire la lecture aussi, cela marche,quelqueslignesàlafois.EllefermelesyeuxetlesphrasesdeChristian Bobin qui sortent de ma bouche parviennent àretrouver le lieu où quelque chose frémit encore. Quelqueslignes, quelques pages même parfois, c’est déjà ça, avantqu’elleneselèvenerveusementetmedised’arrêter.Lanature

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sauvageaussi,celamarche,labourrasquequiretourne,lamerqui frappe les rochers, la pluie qui ruisselle sur le visage, lesoleilquibrûlelapeau,touscescontrastesfortsquiréveillentlapetiteflammeendormie.

Chaquefindesemaine,jefaislepointdansunpetitcarnetoù j’ai dessiné trois colonnes pour tâcher de repérer uneévolutionqui ne soit pasqu’une impressiondumoment : unecolonne à gauche avec ce qui empire, une colonne au centreavec ce qui ne change pas, une colonne à droite avec ce quis’améliore.J’avaisdéjàcommencécesystèmeàlamaisonilyaquelques mois, mais la colonne de gauche ne faisait que serempliràvued’œil.Depuisquenoussommesici,iln’yariendans la colonnedegauche.Rienqui change vraimentmais…rienquisembles’aggraver.Celafait longtempsqu’onn’apaspuendireautant.J’aimêmequelquesamorcesdanslacolonnededroite…

Aujourd’hui, elle est descendue seule au bord de l’océan.Seule, vous comprenez, seule face au bleu de l’océan qui sebrisedanssatête,elleestdescendue,elleestrestée,jelavoyaisauloinàtraverslafenêtre…Quelquesmètresàlafois.Unpas,unseul,àlafois.

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Essayerd’écouter lesvagues, fairede l’anglais, écrireàPeggy,aller au centre, parfois parler parfois se taire, selon les flux etrefluxdemesmaréesqu’icijenesuisplusobligéed’empêcher.Peut-êtreque je suis commeça, rythméepardes trop-pleinsetdes trop peu. Peut-être que toute ma vie j’aurai des cycles.Parfois tournée vers la lune et parfois vers le soleil. Peut-êtreque…chuuut.Icijesurvis.Ici,jouraprèsjour,jesurvis.

Couchéepar terresurduparquet,dansunlocal intimeauxlumièrestamisées,jechercheàfaireplace.Lebutdecetatelier:respirer. On ne fait même que cela, pendant une heure. Onrespireetons’étire.Ons’étireetonrespire.Jetâchedelaisserle flux d’oxygène trouver sa voie sous ma peau. Inspirez ensortantleventre.Expirez,lentement,lepluslentementpossible.Prendrel’air.J’écoutelesconsignesquisuggèrentd’orienterlaconscienceversdifférentespartiesducorps.J’essaiedetrouverl’espace intérieuroùunefrêlesilhouettedeconfiance tâchedeprendre racine. La présence solide de Mona, son écoutebienveillante.LeregarddePeggy,confiant,son intuitionclaireet sûre. Les voix douces et chantantes. Les mouvements dupinceau, ronds, colorés.L’air entre, sort, lent, régulier, adoucitmon corps pendant que je m’y blottis. J’avais oublié que machair était tendre. Je me niche sous ma peau qui retrouve lamémoire de quelques zones de soleil. Une sensation qui merevientdufonddesâges.Rivièreslancinantes.Nostalgiezébréed’espoir.

L’ateliersetermine,jedisaurevoirauxquelquespersonnesquiyparticipentetjedescendslesescaliersquidonnentsurlarue.Dehorsilpleutàgrossesgouttes,unepluied’étéfraîcheetlourde.Jerenverselatêteenarrièreetjelaisseleciels’écrasersurmonvisage.Lesgouttesmetombentsurlapeau,ploc,ploc,ruissellentdansmoncou.Deuxsecondes.Deuxvraiessecondes.

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Lecielsurmapeau,rafraîchissant,mamémoirequisedéchireetlacrevureducielquimesoulèvedanscesretrouvaillesavec lapluie.Maisaussitôtjesuisaspiréesousmesyeux,loin,lapluiedétruite par la distance qui me sépare de l’été, derrière unmasquesansviedontjenevoisquel’intérieur.J’essaiederestersouslapluie,jemepoussesousleciel,j’ouvregrandlesyeuxetlabouche–l’aciditérampesousmapeauet l’orageinternemeretire avec lui.Combiende temps encore ?Combiende tempssanspouvoirrevenir?Combiendetempsdansuneviedécoupéeentranches?

Jememets àmarcher, vite, à grandes enjambées.Où allerpouréchapper?Fondresousmesosetpuislesdissoudrepourqu’ilneresterien,voirlesang,brûlerlespeauxvaines,cognerlatête,délogerlespenséesobstruantes,giflerlevisage,frapperlemalà l’intérieur.Jemarche.Mescheveuxmouilléscollentàmoncrâne.Lapluiesefaufiledansmoncou,sousmontee-shirt,chaude et glaciale. Jemarche.Où aller, pour être plus près demoi, pour être plus loin de moi. Exploser, être en paix pourtoujours. Je marche. Il est quatre heures. Mona est peut-êtretoujours au centre.À ce rythme, j’y suis dans dixminutes. Jepresselepas.Couper,dégagerlavie,desouslespeauxprisons.Trouver un couteau.Non.Ne pas le faire. Laisser la pluiemefrapper. Marcher, plus vite. Ne pas couper. Penser juste à lapluie, àMona.Ne pas couper, ne pas griffer. Laisser battre lapluieàlaplace.

J’arriveaucentre, jemonte lesescaliersextérieursquatreàquatre. Je tourne lapoignée– fermée. J’essaieencore.Fermée.Jesonne.Lebruitmevrillelesoreilles.Jesonneànouveau.Jelaisse mon doigt sur la sonnette, venez ouvrir, allez, venezouvrir. J’attends. Personne ne vient. Personne, et le diablememangelecorps.Venezouvrir.Please.

Jeme laisseglisser le longde laporte, les fessesdansune

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flaque,latêteentrelesgenoux.Venezouvrir,allez.Maisnepascogner, ne pas couper. Laisser la pluie laver la rage. Laisse lapluie,laisselapluie,respire.Iln’yarienàbrûler.Pouvoirdiredemain:iln’yavaitpersonne,etj’ailaisséfairelapluie.Jen’aipasécoutélarage.Laisselefroidfairetairel’orage.

Je reste assise longtemps, le dos contre la porte, bien calécontrelebois.Leboissolide.Lelieusolide.Jereste.Jereste.Jepeuxattendredemain.Lesgouttess’espacent.Jemerelève,etjerentreàlamaison.

***

Juillet2002

Jeme suis inscrite à un cours de danse.QuandMonam’aparlédecettecompagniepouradultes,j’aid’abordrefusé.Jemevoyais mal apprendre un enchaînement de pas alors que jecommence à peine à pouvoir me concentrer sur une liste decourses. Elle a tellement insisté, avec sa manière de forcetranquille, que j’ai fini par aller jeter un coup d’œil. Et parm’inscrire. J’ai choisi le cours d’improvisation, dont l’intituléexpliquequ’il«laisselaparoleaucorps».

Lasalleestpetite,avecdegrandsmiroirsquicourentlelongdes murs, du parquet verni, très lisse, sur le sol. Les élèves,hommes, femmes, jeunes et moins jeunes, s’approprientl’espace, livrés à la liberté de choisir la manière dont ilsbougent. Dans un coin, assis à un piano à queue, le pianistealterne les rythmes, les thèmes. Les corps se laissent porter,racontent des morceaux d’histoire. Parfois ils se croisent, separlent quelques instants puis se séparent à nouveau. Lamusique ralentit et les mène au sol, à la tristesse ou à la

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fluidité.Finalement, il ne reste plus qu’à finir la vaisselle, à

débarrasser les tables et à les dresser pour le lendemain. Jem’assiedsdanslacuisine,épuisée.Jimmetapedanslamain.

–Goodwork!dit-ildesavoixgraveetrieuse.Jeresteassise,fatiguée,soulagée.Jesorsdemontablierles

pourboires que les hôtesm’ont laissés.Vingt-cinq dollars ! Jesensmonterunsourirequivientdebienbasetdebienloin,unsourirenonmécanique,quejenepeuxpasréprimer.J’airéussi.C’était impensable ilyaquelquesmoisencore.Etaujourd’huij’airéussi.Jelesaideraitroisfoisparsemaine.

Cettenuit-làjefaismonpremierrêvedepuisdesannées:jesuisassiseaubordd’unefalaiseetjeregardel’à-pic.Jerespirelesvagues,sansbarrière.Ungraind’universenlacéàlaterre.

Jemeréveilleensueur.Etsic’étaituncauchemar?Sij’étaistoujoursàl’hôpital,sitoutcecin’étaitqu’unrêve?Jemelèveetje prends sur l’étagère un gros caillou rond, lisse, que j’airamassé sur la plage. Je le serre dansmon poing fermé. Il estchaud,solide,lourd.Bienréel.Jemerendors,sapeaurugueusecontremajoue.

***

There’snothingtofear,exceptfearitself.

WimWenders

***

Le long chemin qui mène à soi. Il faut tout défaire, toutsaccager, remuer la terre, creuser profond.Ôter les pierres qui

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bloquentlessources,lesrocherslourdsquipèsentsurlecœur,auxquelsonn’osepastoucher.Onpréfèrecesserderespirerquedevoircequ’ilscachent.Nepasdéranger,don’trock theboat,nepas fâcherDieu, lesvoiesancestrales.Au lieud’écouter lespremiers signes de remue-ménage, on les fait taire. Loin dedisparaître, ils s’amplifient, grossissent sans trouver la sortie.Pourpréserverlapaixexterne,onentreenguerrecontresoi.Unjourlaguerredevienttotale.

Il y a la vie bruissante des premières heures. La viebouillonnante de la première enfance.Puis vient la consciencede soi, le miroir du monde. Il faut dompter la vie sauvage,s’asseoir sur les bancs et écouter en silence ce que disent lesmaîtres, quand on a envie de courir dans les bois. Il fautapprendreà sedéfinir, il faut lisser soncœurébouriffé. Il fautorganiser son être. Il faut canaliser la vie souterraine, quicontinue de sourdre avec la force des étoiles. Il faut tenir enfunambuleentrelesnuagesetlaterre,s’abandonnersansgravitéàlapesanteur,entrecensureetlégèreté.L’exerciceestdifficile.Tropdecensureet tropd’enviesnefontpasbonménage.Pourprendre saplacedans le traficonmet sous tutelle les énergiesoriginelles, vitales, quitte à en perdre un peu la terre, le vent.Quandlescruesderivièreinquiètent,onconstruitdesbarrages.Onbarreleseaux.Onapeurducourant,alorsonnageàcontre-vie.

Lentement, peut-être, ondécrispe lesdoigts.Onaccepte lechaos des profondeurs, la vie brouillonne qui bourdonne aufonddumonde.Onfinitparlalaisserfaire,oùqu’ellemène.Detoutefaçon,c’estlaseulemanièredevivre.

***

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Février2003

Lecoursdedansesetermine.Undernierexerciceetilseral’heure de rentrer. Je sensmesmuscles, une fatigue de tout lecorpsquiprésageunebonnenuit.Jecommenceàmieuxdormir,etmon corps peu à peu se renforce. J’ai si longtemps cherchémonrefletdanslamaigreur,danslecœurenfoui,cachésouslesos. Pour revenir à l’essentiel, je brûlais deme défaire demesenveloppesexternes.Maisauplusjerétrécissais,auplusjemeperdais.L’extérieur,c’estaussil’essentiel,lapeauaucontactdumonde.Cela,jenelesavaisplus.

Unedernièreconsigneduprofesseur,surunemusiquelente,avant de clôturer. Improvisation à deux, avec mouvement debalancier:onserapproche,ons’éloigne;onsecherche,onsequitte,onseretrouve.Ilfautsemettrepardeux.Uncoupd’œilversmavoisinequi faitouide la tête ; c’estune jeune femmed’unetrentained’années,lescheveuxblonds,courts,enbataille.Elle est belle.Quelques notes de piano emplissent la pièce ettoutlemondesemetenmouvement.Nouscommençonsàterre,nos mains se cherchent sur le sol et peu à peu nous nousrelevons–àquelquescentimètresl’unedel’autre,nouslaissonsla musique trouver son chemin entre nos gestes. Nos corpsbougentsouplementpourremplirl’espace.Etpuislalenteurdelamusiquesecasseetdesmesuresplushachéesnousséparent;le tempo s’accélère et sa main cogne mon épaule, m’envoievalser à quelquesmètres, pendant qu’elle s’éloigne elle aussi.Nousjouonsàcache-cacheletempsdequelquesmesuresetpuiselle revient, me dévisage ; son regard s’adoucit et elle mesoulève contre elle avant deme laisser glisser à terre, où elletermine à son tour, la tête dans le creux de mon épaule. Lamusique s’arrête. Je voudrais que cela continue. Nous nous

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s’ébranler,seraconteraussi.Jesaiscombienonabesoinparfoisde simplement déposer quelques cailloux blancs dans lamaind’unautre,pourqu’il lesemporte,qu’ilenprennesoin,mêmes’iln’apasforcémentderéponseàoffrir.

GR – Quand tu partages ce voyage, tu l’expliquessimplement, sans tristesse.Lesouvenirdesbarreauxne t’apasgardée enfermée. Il arrive pourtant qu’une cage soit ouverte etquel’oiseaunes’envolepas…Commentas-turepristonenvol?Unechoseestd’allermieux,mais…commentsereconstruit-on,comment retrouve-t-on le fil de sa vie ? Ou comme le dit uncontedeBrigitteJacques:Est-cequeçarepousse,lesailes?

CV – Je ne sais pas, cela vient petit à petit, par touchesinvisibles,parpousséessouterraines…Comment?Cen’estpassi clair. Peu à peu, on retrouve la force de se tenir sur sesjambes, on fait un pas, puis un autre, on s’émerveille, on voitquelesoltient…Onexploreunpeuplusloin,onseréapproprieun territoire, une histoire, des souvenirs. Le tissu de la vie serenoue, un peu différent, avec de nouvelles couleurs, avec lesfilssombresaussi,entrelacésauxautres,maisilsfontpartiedudessin,ilsnel’envahissentplus.Laviereprendsesdroits–toussesdroits.Puisunjour,onseretrouvebienloindecesterres-là,lesmoispassent,lesannéespassent,etonporteensoilesecretd’une nuit profonde, gravée au cœur, à des années-lumière duvécud’aujourd’hui,quiensouligneenclair-obscurlamerveilleet la chance. Ces années-là font partie des anneaux de monarbre, elles ont été terribles mais elles me portent également,autant que les années de soleil. Si nos expériences nousfaçonnent, elles ne nous définissent pas ; nous sommes plusgrandsquenoshistoires.J’adorecetteversiond’unecitationdeCamus que m’a envoyée il n’y a pas longtemps un de mes

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anciensprofesseurs:

Aumilieudel’hiver,j’aifinalementapprisqu’ilyavaitenmoiuninvincibleété.

GR–Invincibleneveutpasdiresansfaille…

CV–Bienentendu,vousleditesassezsouvent…Plusnoussommes au contact de notre fragilité, de notre précaritéd’hommeset de femmes, plusnous sommes en lien avecnotreterre,notrehumus, notre « humilité » !Et plus nous avonsdeforcepourembrasserpleinementnotrevie.

GR–Tuasraisondesoulignerquelafragilitémepoursuit.Noussommestousfragiles,moilepremier.Cen’estpasgrave!Maiscequiestgrave,c’estdelecacheretdepasserainsiàcôtédenous-mêmes,denouséloignerdenotrehumus,commetudis.Parce quemalgré nos fragilités etmême à cause d’elles, noussommescapablesdegrandeschoses.«Laviealesdoigtsfins»,confiait un jour France Quéré. Elle est même capable de«sculptersesplusbellesœuvresdans l’argilede ladétresse».Maisonnenousditpascela.Tuconnaislediscoursdominant:« Si vous voulez réussir dans la vie, surtout ne laissez pasparaître vos failles. »Quelle bêtise !Et quelmensonge !Celadit… quand j’encourageais mes étudiants à accueillir leursfailles,jemarchaissurdesœufs.C’estqu’ilenfautdelaforcepourvivreàdécouvert…

CV – Inviter à la fragilité, si je vous entends bien, c’estinviteràlarésistance?

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GR –Exactement.La fragilité « ébranle les idéologies, lesinstitutions,lescroyances,lesvaleurs»,commelesuggèremoncollèguequébécoisMarcVeilleux.

CV–Etlafragilitésupposedebienconnaîtresavoilepourpouvoir s’orienter face aux vents et courants de l’existence.C’estlorsquenousprenonslamersanségardpournous-mêmeset sans mesurer la précarité de notre embarcation que nousrisquonslenaufrage!J’ensaisquelquechose…

GR–Puisquetuparlesdevoile,jetrouvequ’ilyacinqans,tut’esembarquéepourunfameuxvoyage.Toutendonnantdescours de français et d’anglais – pour gagner ton pain –, tu asentrepris des études de psychologie à l’université. Et te voilàdiplômée. J’ai senti que cette démarche comptait énormémentpourtoi.

CV–C’estvrai.Quellejoie,cejourdelaproclamation!Etquellefête!Vouslesavezbien,vousyétiez…

GR–Etj’étaistrèsému.J’aipeineàexprimeràquelpointl’événementdetamagnifiqueréussitemeremuaitlesentrailles.Car c’est bien plus qu’une reconnaissance professionnelle quetu obtenais ce jour-là. Comment appeler cette disciplinesilencieuse, si cachée et si vivante, sous ta maîtrise enpsychologie ? Est-ce que ça existe, un diplôme en traverséeprofonde?

CV – Quelle belle expression : un diplôme en traverséeprofonde… J’ai tant aimé ces études. Ellesm’ont passionnée.Elles m’ont ouvert à ce que d’autres ont vécu, cherché,découvert,inventépoursoigner,pourremettredebout.Avecplus

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Table

PréfaceDemainseramonjourdedanse

1Octobre1991,dix-septans

Juin1992,dix-huitans

Mai1993,dix-neufans

Juin1994,vingtans

Octobre1996,vingt-deuxans

Février1997,vingt-troisans

Janvier1998,vingt-quatreans

Juillet1998

Novembre1998

2Avril1999,vingt-cinqans

Décembre1999

Janvier2000,vingt-sixans

Mars2000

Mai2000

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Juin2000

3Août2000

Octobre2000

4Canada,janvier2001,vingt-septans

Mars2001

Avril2001

Juin2001

Octobre2001

Février2002,vingt-huitans

Mars2002

Mai2002

Juillet2002

Mai2009

Août2002

Octobre2002

Décembre2002

Février2003

Mars2003

Bruxelles,septembre2004

Liège,mai2009

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Épilogue

Postface«J’avaisoubliéquemachairétaittendre»

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Achevéd’imprimerparXXXXXX,endécembre2015N°d’imprimeur:

Dépôtlégal:XXXXXXX2015

ImpriméenFrance