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GILETS JAUNES – FRANCE DES MARGES – FRANCE PERIPHERIQUE Tribune Les gilets jaunes refont la géographie de la France Par Samuel Depraz, enseignant-chercheur en géographie-aménagement à Lyon-III et vice-président de l’Association de géographes français (AGF) — 16 janvier 2019 à 18:06 (mis à jour à 18:19) De façon inédite, le mouvement a mis en lumière des lieux voués à relégation : ronds-points, zones périurbaines et villes moyennes en crise. Les gilets jaunes refont la géographie de la France Tribune. Le malaise territorial dont témoigne le mouvement des gilets jaunes est étudié de près par les géographes depuis l’émergence du processus de périurbanisation, dans les années 70, à l’époque où l’idéologie de l’anti-urbanisme avait conduit le président Giscard d’Estaing à promouvoir la construction pavillonnaire et l’étalement urbain : «Il faut encourager la construction de logements individuels qui contribuent à la tranquillité sociale et aider tous les Français à accéder à la propriété, car celle-ci favorise chez chacun le sens de la responsabilité», disait-il dans son discours d’Orléans, en 1977. Sans non plus nier la vitalité des populations périurbaines, qui contribuent par leur profil familial et leur investissement foncier à revitaliser les villages proches des villes, les géographes ont tôt attiré l’attention sur l’enjeu de bonne gouvernance de ces territoires, sur la consommation du foncier et la question des mobilités, avec la contrainte du déplacement quotidien en voiture vers l’emploi urbain. Cette ville «émiettée» ou «franchisée», pour reprendre les termes des chercheurs, est aussi «insoutenable», voire un espace de «repli» générant du conflit d’usage et des formes de «captivité» face aux coûts réels du logement et des transports. Ce mal-être périurbain est clairement identifié dans les études de l’Observatoire du bien-être, par opposition aux cœurs de ville ou au rural plus éloigné. Bien mieux que les scientifiques ou les institutions, pourtant, le mouvement des gilets jaunes a su sortir cette marge territoriale de son invisibilité par une véritable intuition géographique, en faisant parler l’«esprit des lieux» et en donnant une spatialité inédite aux revendications sociales. 1

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GILETS JAUNES – FRANCE DES MARGES – FRANCE PERIPHERIQUE

Tribune

Les gilets jaunes refont la géographie de la France

Par Samuel Depraz, enseignant-chercheur en géographie-aménagement à Lyon-III et vice-président de l’Association de géographes français (AGF) — 16 janvier 2019 à 18:06 (mis à jour à 18:19)

De façon inédite, le mouvement a mis en lumière des lieux voués à relégation : ronds-points, zones périurbaines et villes moyennes en crise.

Les gilets jaunes refont la géographie de la France

Tribune. Le malaise territorial dont témoigne le mouvement des gilets jaunes est étudié de près par les géographes depuis l’émergence du processus de périurbanisation, dans les années 70, à l’époque où l’idéologie de l’anti-urbanisme avait conduit le président Giscard d’Estaing à promouvoir la construction pavillonnaire et l’étalement urbain : «Il faut encourager la construction de logements individuels qui contribuent à la tranquillité sociale et aider tous les Français à accéder à la propriété, car celle-ci favorise chez chacun le sens de la responsabilité», disait-il dans son discours d’Orléans, en 1977. Sans non plus nier la vitalité des populations périurbaines, qui contribuent par leur profil familial et leur investissement foncier à revitaliser les villages proches des villes, les géographes ont tôt attiré l’attention sur l’enjeu de bonne gouvernance de ces territoires, sur la consommation du foncier et la question des mobilités, avec la contrainte du déplacement quotidien en voiture vers l’emploi urbain. Cette ville «émiettée» ou «franchisée», pour reprendre les termes des chercheurs, est aussi «insoutenable», voire un espace de «repli» générant du conflit d’usage et des formes de «captivité» face aux coûts réels du logement et des transports. Ce mal-être périurbain est clairement identifié dans les études de l’Observatoire du bien-être, par opposition aux cœurs de ville ou au rural plus éloigné.

Bien mieux que les scientifiques ou les institutions, pourtant, le mouvement des gilets jaunes a su sortir cette marge territoriale de son invisibilité par une véritable intuition géographique, en faisant parler l’«esprit des lieux» et en donnant une spatialité inédite aux revendications sociales.

La géographie des gilets jaunes a donné à voir, en trois temps, trois types de lieux bien précis. On a vu tout d’abord émerger la désormais fameuse sociabilité des ronds-points - laquelle incluait aussi les barrières de péage ou les parkings de zones commerciales, rappelons-le. En choisissant ces non-lieux anthropologiques, qui ne sont habituellement pas habités, les gilets jaunes ont été en apparence contre-productifs puisqu’ils n’ont que très peu impacté les populations intra-urbaines, elles qui travaillent sur place, font la plupart de leurs achats en ville et utilisent beaucoup les transports en commun, le train ou l’avion pour leurs déplacements. A l’inverse, les gilets jaunes se sont d’abord bloqués eux-mêmes en ralentissant leur propre accès aux centres d’agglomération.

Pourtant, le choix de ces lieux n’est pas dû au hasard : cela permet de bloquer assez efficacement les flux économiques des camions de livraison et ralentit la fluidité des échanges routiers entre métropoles, puisqu’on se positionne exactement à la limite des unités urbaines, aux entrées de ville - la carte du 17 novembre montrait cette surreprésentation spatiale. Plus encore, c’est un territoire vécu, pleinement maîtrisé par les manifestantes et manifestants : ce sont les lieux de la «France contrainte», c’est-à-dire de cette population essentiellement périurbaine qui, sans être la plus pauvre de France (on a une voiture, un logement), est la plus pénalisée par les dépenses pré-engagées, c’est-à-dire les factures, le coût de l’essence et autres remboursements d’emprunts. On passe quotidiennement les ronds-points, on

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connaît les zones commerciales : on maîtrise ainsi le territoire, et on garde un coup d’avance par rapport à l’autorité publique. Enfin et surtout, pour reprendre une grille de lecture du géographe Bernard Debarbieux, le choix de ces lieux a été décisif en ce qu’ils ont fait office de «lieux de condensation» de la vie sociale, en ce qu’ils ont permis une auto-identification d’un groupe social, agrégeant efficacement des contestataires qui ne connaissaient pas encore leurs propres forces. Les ronds-points ont rendu réel un réseau social d’abord virtuel ; ils ont servi à donner une visibilité et une présence médiatique à des personnes anonymes et initialement isolées.

Forts de ce succès dans la constitution d’un réseau d’action, et sans pour autant abandonner leurs premières positions, les gilets jaunes ont ensuite investi ponctuellement les cœurs des grandes métropoles, des Champs-Elysées à Paris jusqu’à la place du Capitole à Toulouse, le boulevard Victor-Hugo de Bordeaux ou la place Bellecour de Lyon. Ces nouveaux lieux doivent être compris, toujours selon Debarbieux, comme des «lieux attributs» : ils symbolisent le pouvoir économique et politique urbain ; telles une synecdoque territoriale, ils sont «la partie pour le tout». Certes, les gilets jaunes ne sont plus ici en terrain conquis et ne restent sur place que le temps d’une action ponctuelle ; mais ils dénoncent symboliquement, à travers ces lieux, une certaine idée de la domination des «métropoles» - dont ils sont, en réalité, partie intégrante par leurs mobilités quotidiennes. L’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay ou l’intrusion dans le ministère du Porte-Parolat à Paris en sont ainsi le paroxysme, ces deux lieux étant expressifs d’une double réalité territoriale, à la fois urbaine (lieux centraux) et nationale (lieux de l’Etat).

Pour tenter de prolonger encore le mouvement, un troisième temps s’est ouvert avec la tentative de reporter la contestation dans la ville de Bourges, choisie pour sa position centrale et pour limiter - hypothétiquement - les tensions avec les forces de l’ordre. Que signifie cependant ce nouveau lieu ? Bourges fait, certes, une référence symbolique au site gaulois d’Avaricum, afin de traduire, dans l’esprit des gilets jaunes, une sorte de «vrai» cœur réfractaire du territoire. Mais ce n’est pas Bourges en soi qui est un symbole de la contestation ; on choisit à travers cette ville un «lieu générique», c’est-à-dire une agglomération de taille moyenne, qui, parmi tant d’autres, a connu une phase de croissance industrielle - ici autour de la production d’acier, de l’armement et de l’aéronautique - avant d’être marquée par le déclin et la fermeture de plusieurs sites ou administrations publiques : l’agglomération a perdu près de 10 % de sa population et 35 % de ses emplois industriels depuis 1990. L’essor des services a en partie compensé cela, mais pas pour les mêmes personnes. Bourges rappelle ainsi tant d’autres villes qui ont été aussi surreprésentées, par le nombre d’actions de blocage, dans le mouvement des gilets jaunes, telles - entre autres - Béthune, Lens, Vittel, Epinal, Montluçon, Roanne, Montauban, Sète, Istres, Martigues… des situations très variées, mais qui ont toutes en commun les difficultés économiques de populations qui peinent à se reconnaître dans les dynamiques de croissance et de mondialisation.

Dans ces agglomérations, la contrainte des ménages est différente du périurbain : elle est ici principalement alimentée par la précarité du marché de l’emploi et par le sentiment d’injustice fiscale. Avec des taxations globalement à la hausse, on y constate en parallèle la fermeture de services publics, un processus qui s’est subitement accéléré depuis 2007 (loi RGPP) et 2014 (loi Maptam) : disparition de 60 % des sites militaires d’ici à 2020, surtout dans le Grand Est ; de 30 % des tribunaux d’instance entre 2007 et 2010 dans toutes les petites villes ; et de 15 % des maternités en sept ans, surtout dans les régions rurales ; à la violence perçue de ce processus s’ajoute l’absence de réponse publique efficace à la désindustrialisation.

Le mouvement des gilets jaunes, de par sa diversité et son efficacité spatiale inédite, nous force ainsi à refaire de la géographie de la France. Non pas la géographie officielle des programmes du secondaire, qui reste encore beaucoup axée sur les enjeux de puissance économique du pays en considérant d’abord le territoire au filtre de ses «pôles» et lieux de pouvoir, selon une idéologie implicite de la «compétitivité» et de l’«excellence» que savent déconstruire les sociologues. Non pas la géographie des livres de voyage, elle qui ne voit la France que sous l’angle de l’esthétique de ses paysages et de son patrimoine, dans une

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réification des lieux qui nie leur épaisseur vécue. On parle bien ici d’une géographie pleinement sociale, attentive aux difficultés mais aussi aux initiatives spontanées des populations locales. La mission de la géographie redevient alors primordiale, puisque «décrire la terre», c’est combattre les généralisations en parlant aussi de la diversité des territoires encore trop souvent laissés dans l’ombre de la mondialisation.

Samuel Depraz enseignant-chercheur en géographie-aménagement à Lyon-III et vice-président de l’Association de géographes français (AGF)

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https://www.anti-k.org/2019/01/07/la-marge-est-partout-entretien-avec-samuel-depraz-geographe/

« La marge est partout », entretien avec Samuel Depraz, géographe

Observatoire des Inégalités , 2019-01-04 – Vincent Riou

Vous parlez de « France des marges », au pluriel. Pourquoi ?

Samuel Depraz : Parce que les processus de marginalisation, de mise à l’écart, sont complètement différents en fonction de l’espace concerné. On entend beaucoup parler d’une France en marge, périphérique, qui serait une France rurale, des petites villes, et qui s’opposerait mécaniquement à une autre France, bien intégrée à la mondialisation, connectée, innovante et qui, pour l’essentiel, est la France des métropoles. Comme s’il y avait qu’une sorte de fracture territoriale.

C’est très efficace, très politique, mais la réalité est beaucoup plus nuancée. Et la raison en est toute simple : la marge la conséquence d’un processus d’inégalités sociales. Les personnes en marge peuvent être partout, en ville comme à la campagne, en outre-mer comme dans les stations balnéaires touristiques ou dans les villes anciennement industrielles. La pauvreté monétaire est concentrée aux deux tiers dans les grands pôles urbains.

Vous placez en exergue de votre premier chapitre cette formule de Jean-Luc Godard : « La marge, c’est ce qui permet aux pages de tenir ensemble ». Mais encore ?

Je voulais montrer que les marges sont de toute façon observables en permanence, à côté des centres. Elles en sont le miroir nécessaire en ce qu’elles nous permettent d’avoir un regard critique sur la norme sociale, sur la manière dont on produit l’espace, dont on l’organise et dont on produit ou entretient parfois, de façon plus ou moins consciente, des inégalités. Donc il ne faut pas forcément les voir comme un dysfonctionnement. Je crois qu’on a trop tendance à voir les marges en négatif. Alors qu’elles peuvent être riches de sens, notamment quand on assiste à des processus de marginalité choisie, et je ne parle pas là

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seulement d’épiphénomènes comme l’entre-soi des ultrariches, les « ghettos du gotha » définis par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon [1].

Vous pensez à quels autres exemples de marginalité choisie ?

Aux populations alternatives, contestataires, qui investissent des territoires par rejet ou par critique de la norme sociale. On parle beaucoup des ZAD mais il existe des populations qui, de façon plus discrète, sont dans la continuation des néoruraux des années 70 et qui aujourd’hui investissent les Cévennes, les Corbières, la Drôme provençale. Elles ont un fort capital culturel, intellectuel, avec des idées politiques et des choix de vie arrêtés. Et elles sont dans des situations plus ou moins précaires matériellement, mais choisies, pour développer des modèles communautaires plus ou moins autonomes. Ce genre de comportements est intéressant parce que cela montre qu’il n’y a pas de norme absolue. Le sociologue Hugues Bazin en parle comme des « tiers lieux » ou des « contre-espaces ». Ce sont des territoires à l’écart de l’action publique et privée, qui laissent une brèche pour la troisième économie, l’économie circulaire, sociale et solidaire [2]. Avec des systèmes locaux de débrouille, d’entraide, des bases associatives, coopératives, qui négocient bien sûr avec le modèle social dominant, mais qui produisent aussi des solutions innovantes en termes de durabilité sociale ou environnementale. Voilà ce que les marges peuvent nous apporter : au minimum une réflexion critique, et parfois même, ponctuellement, des solutions innovantes pour la société.

Il faut donc faire une différence entre ceux qui sont mis à l’écart, ceux qui se mettent à l’écart, ceux qui se sentent à l’écart…

Sauf que c’est très difficile de savoir si une personne se sent à l’écart ou si elle est vraiment mise à l’écart. La marginalité n’est pas toujours choisie ou subie, c’est un peu un mélange des deux. On choisit, par exemple, d’aller habiter dans le périurbain. C’est un choix de vie parce que c’est un espace rural, vert, agréable, mais c’est aussi une contrainte budgétaire parce qu’on n’a pas forcément les moyens de se payer un logement en centre-ville. Et une fois qu’on y est installé, on s’aperçoit qu’il y a des coûts cachés qui apparaissent, comme le besoin d’une deuxième voiture dans le ménage, par exemple. On est donc toujours entre le subi et le choisi.

Comment faudrait-il procéder ?

C’est un enjeu qui nécessite une approche transversale. On fait face à une très grande variété de situations qui rend difficile, même impossible, leur appréhension sous une politique unique. Reprenons l’exemple des marges en milieu rural : les espaces ruraux des plaines agricoles du Nord et du Nord-est de la France et ceux du Sud-ouest, c’est un peu le jour et la nuit. Certes, dans les deux cas, on a affaire à des espaces à distance des centres, avec, très clairement, des problèmes d’accessibilité aux services publics, et notamment à ceux de la santé. Mais les situations sociales sont radicalement opposées, puisque dans le Sud-ouest, on assiste à une reprise démographique avec l’arrivée de jeunes retraités, de résidents étrangers aisés, qui vont doper économiquement ces territoires et réanimer leur vie culturelle. Ce qui n’est pas le cas dans le Nord ou le Nord-est. Dans les campagnes du pourtour du Massif central, la précarité est essentiellement matérielle, avec des logements vieillis, mal rénovés, de l’isolement social, mais le budget des ménages n’est pas le plus bas de France, tant s’en faut… Donc le problème est là : fondamentalement, on n’a pas une catégorie d’espaces homogène, donc pas une politique publique qui pourrait être dédiée à un territoire donné.

Mais nos gouvernants font-ils seulement attention à ces marges ?

C’est le lot quotidien des élus de la ruralité, des petites villes désindustrialisées, des centres-bourgs, de l’Outre-mer, que de réclamer une meilleure attention de la part des politiques publiques. Je pense que la

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prise en charge est tout simplement partielle, on ne peut pas dire qu’il n’y en a pas, c’est quand même une constante dans l’aménagement du territoire en France ; simplement, est-elle toujours faite de la meilleure manière ? Au moins jusqu’aux années 1960 et 70, c’était une intégration au forceps : on tentait de faire entrer ces marges dans le modèle territorial de la croissance économique des Trente Glorieuses, avec les grands programmes d’aménagement industriel, de développement touristique… On avait une certaine vision de la marge, pauvre, en retard de développement, qu’il fallait intégrer et rapprocher du modèle. Ça a porté un certain nombre de fruits sur le plan matériel, territorial, mais pas du point de vue social.

La population marginale s’est simplement déplacée dans d’autres zones sur ces mêmes territoires. Aujourd’hui, on pourrait dire que les territoires les plus visibles et les plus denses sont souvent les plus proches de l’action publique. Typiquement, les territoires de banlieue. Ce sont eux qui focalisent l’action publique. Ce qui, contrairement à des critiques qui ont pu être émises, est totalement nécessaire et justifié, car ces territoires souffrent toujours de processus de désaffiliation, de pauvreté, du fait de nombreux facteurs qui sont à la fois résidentiels, de composition sociologique, d’éloignement du centre…

Ensuite, en fonction des agendas politiques, des élections, on va s’intéresser également à d’autres types de marges, comme celles de l’Outre-mer ou, aujourd’hui, aux territoires des populations captives du périurbain, ces habitants contraints au quotidien par leur budget transport, en plus du logement. Mais évidemment, c’est beaucoup plus difficile, on le conçoit, de traiter des territoires diffus et éloignés, des territoires dans lesquels les situations de pauvreté sont plus ou moins masquées, les mises à l’écart subies et pas forcément revendiquées. Là, c’est un travail de longue haleine. Et pour le coup, cela dépasse la seule action publique, c’est aussi un travail d’entraide, avec des associations qui sont en première ligne et qui ont besoin du soutien de l’État pour agir. Et puis, au-delà de ça, l’idée n’est pas de traiter seulement de la question de la marginalité. C’est aussi de traiter de celle du « centre » et de la manière dont il partage ses bénéfices avec le reste du territoire.

Propos recueillis par Vincent Riou

Samuel Depraz, géographe à l’Université de Lyon, est l’auteur de La France des marges paru chez Armand Colin. Entretien extrait de Society n° 80, paru le 3 mai 2018 .

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La France contrainte des Gilets Jaunes

Par Samuel Depraz , https://aoc.media/analyse/2018/12/12/gilets-jaunes-france-contrainte/

Géographe

Mise à toutes les sauces depuis des années, la notion fourre-tout de « France périphérique » a servi à de nombreux médias de première clé de lecture du mouvement des Gilets Jaunes. Rien pourtant de plus faux : dans les bassins de contestation on trouve à la fois des lieux de désindustrialisation et des carrefours du monde périurbain pétri par l’influence des métropoles. De là proviennent des militants hétérogènes, que rallie davantage une certaine idée de la justice fiscale plutôt qu’un ancrage territorial défini.

Les trois semaines qui ont séparé le moment fondateur du mouvement des gilets jaunes, le 17 novembre, des premières annonces gouvernementales relatives à l’abandon de la hausse des prix du carburants puis

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au soutien du pouvoir d’achat, le 10 décembre 2018, ont permis aux analystes et aux chercheurs de faire la découverte d’un mouvement social totalement inédit dans son origine, dans ses vecteurs de mobilisation comme dans ses effets territoriaux.

Faute de précédent, et avec aussi peu de recul, l’analyse se doit de rester humble sur le sujet. Toute tentative de catégorisation tombe bien souvent dans la caricature et le réductionnisme. S’il est difficile de saisir toute la diversité des facteurs explicatifs à ce mouvement, il est cependant possible de dire au moins ce qu’il n’est pas. On souhaite en particulier revenir sur l’affirmation galvaudée d’un mouvement qui serait issu de la « France périphérique », et qui viendrait s’opposer à une autre France, celle de l’élite et des métropoles, en une sorte de répétition du jeu éternel des luttes entre dominants et dominés – mais qui prendrait, désormais, une forme spatiale. Cette explication est commode, car elle est binaire et simpliste ; elle permet de radicaliser les positions et galvanise les foules. Elle est pourtant fausse, tout comme l’est l’idée même de la France périphérique.

Plus qu’une périphérie, c’est la marge périurbaine qui domine

Il existe bien entendu un facteur géographique qui semble évident pour justifier l’idée d’une opposition entre métropoles privilégiées et France périphérique : celui de la distance, et du coût croissant de la facture d’essence à mesure que l’on s’éloigne des centres d’agglomération. La distance à la ville est bel et bien un paramètre incompressible pour accéder à un emploi, aux qualifications et/ou aux services, dans la mesure où ces facteurs tendent à se concentrer toujours plus dans les principales agglomérations du territoire national. Ce coût de la distance ouvre ainsi, selon Jérôme Vignon, vice-président de l’Observatoire national de la précarité énergétique, au risque de « grande vulnérabilité énergétique » (risque défini en 2018 comme « probabilité de subir des dépenses supérieures au double de la médiane nationale à la fois au titre du chauffage domestique et au titre des transports quotidiens »). Cette vulnérabilité est d’autant plus élevée que l’on demeure « loin des pôles urbains, pour atteindre le maximum de 9,5% en zone rurale hors de toute aire urbaine soit 3,5 fois plus que la moyenne nationale » . Certes, la plus forte proportion de populations à bas revenus dans l’espace rural éloigné (agriculteurs, ouvriers) influe sur ce résultat, mais le poids de la dépense en carburants joue aussi son rôle dans l’aggravation des chiffres.

Pourtant, plusieurs analyses (Aurélien Delpirou, Sylvain Genevois) ont montré que la mobilisation des « gilets jaunes » n’est en réalité pas proportionnelle à la distance aux centres des grandes agglomérations. Au contraire, elle s’inscrit dans une étroite dépendance aux métropoles, les lieux de la mobilisation étant, dans leur quasi-totalité, inscrits dans les « couronnes périurbaines », ces territoires ruraux qui sont hors des espaces bâtis en continu, mais sous la dépendance immédiate des villes pour l’emploi et les services rares ou intermédiaires. Et c’est précisément cette dépendance territoriale, ce lien nécessaire entre rural et urbain qui pèse sur l’essentiel des frondeurs : la hausse des prix des carburants est d’autant moins supportable que cette dépense est incompressible. Au-delà du périurbain, dans les espaces ruraux plus éloignés, la question des mobilités se joue en partie en-dehors de la ville et n’est pas forcément contrainte au quotidien, l’emploi pouvant être disponible sur place. En d’autres termes, la dépense liée au coût des transports est un peu plus arbitrable en rural que dans le cadre des migrations quotidiennes du travail des populations périurbaines. On ne trouve ainsi guère de points de mobilisation en Bourgogne, en Poitou ou sur les hauteurs du Massif central, de la Haute-Loire au Tarn et à la Corrèze.

Certes, on pourra arguer du fait que ces territoires ont surtout moins d’habitants que d’autres ; il faut pourtant voir plus loin. En effet, la typologie des lieux soumis à blocage ou occupation contient en elle-même l’essence de la vie périurbaine : ronds-points aux entrées de ville, barrières de péage, dépôts pétroliers, parkings des zones commerciales agrègent l’essentiel des rassemblements. Tout est lié à la voiture, ce qui est logique puisqu’on parle de taxes sur les carburants ; mais c’est aussi sans doute parce que l’on occupe plus aisément un territoire que l’on connaît bien et dont on maîtrise les points sensibles.

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Plus encore : en procédant ainsi, le mouvement des « gilets jaunes » vise d’abord à se rendre visible à lui-même, et à faire entrer dans la mobilisation toutes celles et ceux qui partagent les contraintes quotidiennes de la mobilité. A l’inverse, gares, nœuds de transports en commun ou aéroports n’ont que peu fait l’objet de blocages – or il est permis de supposer que c’est plutôt là que l’on pouvait interpeller la « France d’en haut ». Quant aux rassemblements de centre-ville, ils s’adressent quant à eux directement au pouvoir national (préfectures, palais de l’Elysée).

Autre élément fondamental : ce ne sont pas non plus les plus pauvres qui se sont mobilisés. Les premières analyses ont montré des populations dont les revenus sont « modestes », selon Olivier Galland, et compris quelque part entre 1000 et 2000€ par mois – bien entendu, l’ordre de grandeur est approximatif et il existe des personnes sous ces montants ; mais pour pouvoir se mobiliser sur les questions de carburant, encore faut-il être motorisé, et avoir un motif de déplacement, c’est-à-dire en général un emploi. Aurélien Delpirou parle ainsi des « fractions consolidées des classes populaires ». La France la plus pauvre, faut-il le rappeler, est d’abord intra-urbaine, et ce n’est pas cette France-là qui semble s’exprimer, elle dont la souffrance est malheureusement encore en-deçà des enjeux matériels des « gilets jaunes ». Au contraire, la France périurbaine, c’est bien celle qui a pu opter pour un logement hors de la ville et qui a un emploi : rappelons que le revenu médian des espaces périurbains est, d’une manière générale, supérieur à la médiane nationale, et que les taux de chômage comme les taux de pauvreté y sont les plus bas du pays.

Le rôle central des dépenses contraintes

Quelle est donc le mal-être spécifique qu’affichent ces populations d’abord périurbaines ? Elle est liée avant tout au poids des dépenses contraintes, c’est-à-dire à l’ensemble des frais pré-engagés, sur lesquels on n’a quasiment pas de prise : loyers ou remboursements de prêts, abonnements téléphoniques, eau, gaz, cantine, assurances, etc. Ainsi, en dépit d’une hausse globale du pouvoir d’achat, la part des dépenses contraintes a augmenté quant à elle encore plus vite, passant de 12 à 29% des revenus en moyenne en un demi-siècle, si bien que la part de revenu arbitrable – ce qui reste une fois les factures payées – est orientée à la baisse.

Or c’est ici que réside le cœur du problème périurbain : ce territoire est précisément celui du cumul des dépenses contraintes. On y trouve à la fois la plus grande part d’accédants à la propriété, avec une part des remboursements de prêt et charges dépassant le quart du montant de leurs revenus ; et la plus grande part de dépenses de carburant, qui est elle aussi à considérer comme une dépense contrainte dès lors qu’elle est liée essentiellement à l’emploi. On n’a pas encore pris, sans doute, toute la mesure des conséquences de cette extension historique de l’influence urbaine hors des villes. Le périurbain, un « urbanisme d’opportunité », a en effet été promu pendant plusieurs décennies comme une alternative aux banlieues, selon les préceptes de l’anti-urbanisme qui voulait développer une société de propriétaires. Dopée par les aides à l’accession et à la construction, motivée par un marché de promoteurs-constructeurs qui proposait une solution rentable face à l’envol des prix de l’immobilier en ville, l’offre périurbaine a ainsi fixé dans la campagne une France contrainte, plus que toute autre sensible aux variations de ses conditions matérielles de vie et enserrée dans ses dépenses de logement et de transport.

A la contrainte périurbaine, on peut enfin ajouter – toujours avec prudence – une autre surreprésentation géographique, si l’on rapporte toutefois le nombre de points de blocage à l’importance démographique des agglomérations : celle des petites villes ouvrières touchées par la désindustrialisation. Elles aussi possèdent leur propre couronne périurbaine ; mais s’y ajoute un contexte défavorable de crainte sur l’emploi, avec des revenus médians plus modestes que la moyenne. Ce sont ces villes laissées à l’écart de la dynamique métropolitaine qui génèrent d’ailleurs, en moyenne, les plus grands sentiments d’insatisfaction de conditions de vie : non pas le rural, ni même le cœur des grandes villes, mais bien les petites agglomérations qui voient avec perplexité la réduction des services publics alors même que leur effort fiscal doit se renforcer. La fragilité sociale de ces petites villes industrieuses se manifeste ainsi par leur

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mobilisation élevée dans le Nord-Est, en basse Seine ou dans l’Est parisien, mais aussi de Fos-sur-Mer à la Ciotat, ou encore les pôles anciens de l’industrie et du textile de Roanne ou Montluçon.

Un moteur transversal : l’idée de justice fiscale

Ceci étant dit, il est difficile d’aller plus loin dans l’interprétation géographique du mouvement des « gilets jaunes ». En effet, il n’y a pas de déterminisme des lieux. Dans une société devenue très mobile, les inégalités sont partout : « les modes de vie brouillent les cartes, recomposent les catégories territoriales. Les « gilets jaunes » ne sont pas des ruraux ou des périurbains, ils sont à la fois des résidents périurbains, des usagers ou salariés des services de la ville moyenne et d’anciens habitants ou d’actuels consommateurs des métropoles », tranche Daniel Béhar. L’idée de la « France périphérique » serait ainsi un miroir rassurant d’auto-identification, binaire, face à une société qui ne l’est plus. De fait, la grande richesse peut être rurale et éloignée : certaines localités touristiques ou villages gentrifiés ne posent pas problème à ceux qui ont les moyens du voyage. L’espace périurbain est lui-même très segmenté socialement, les couronnes de l’Ouest parisien ou de l’Ouest lyonnais étant particulièrement aisées, rejetant les catégories socio-professionnelles les plus modestes vers des marges plus éloignées, ou bien vers l’Est. Enfin, toutes les petites villes ne sont pas non plus en crise, loin s’en faut, elles qui bénéficient, notamment au sud-ouest du territoire, de la « circulation invisible des richesses » et des apports redistributifs de l’économie résidentielle théorisée par l’économiste Laurent Davezies.

En somme, il est vain de chercher une explication géographique ultime à la crise des « gilets jaunes », tout comme au mal-être social qui s’exprime plus largement dans la société française dans son ensemble. Les territoires ne sont pas la cause des problèmes, ils en sont le révélateur : l’espace périurbain ou les petites villes du déclin industriel, par leur composition sociale particulière, rendent plus visibles qu’ailleurs des revendications de fond qui traversent en réalité la société dans son ensemble. Les arguments de fond du mouvement en cours relèvent avant tout d’une exigence de justice fiscale, laquelle s’est cristallisée autour du refus de transférer les produits d’une fiscalité proportionnelle aux revenus, relativement équitable, vers une fiscalité à la consommation, qui est l’impôt le plus inéquitable qui soit. En négligeant la réalité quotidienne des dépenses contraintes des ménages, et en ignorant le poids des représentations sociales de l’inégalité, on en vient à provoquer une dégradation d’ensemble du consentement à l’impôt, et l’on sape ainsi dangereusement les bases du modèle républicain.

Samuel Depraz

Géographe, Enseignant-chercheur à l'Université de Lyon III

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GEOCONFLUENCES

Que disent les sciences sociales sur le mouvement des gilets jaunes ?

Publié le 27/11/2018Et que dit le mouvement des gilets jaunes sur la société française ? La position de Samuel Depraz, Daniel Oster, Alexis Spire, Laurent Mucchielli, Benoît Coquard, Arnaud Brennetot, Christophe Guilluy, Aurélien Delpirou, Sylvain Genevois, Gérard Noiriel et Jacques Lévy sur le mouvement de protestation.

Le mouvement des gilets jaunes est un mouvement spontané de protestation, à l'origine contre la hausse de la fiscalité sur les hydrocarbures, puis exprimant progressivement un ensemble de revendications plus larges, notamment sociales. Ses participants ont adopté comme signe de ralliement le gilet de sécurité, un équipement obligatoire en France dans tous les véhicules motorisés.

Dans le flot des commentaires politiques et médiatiques, les sciences sociales ont cherché à porter un discours analytique dépassant les jugements à l’emporte-pièce et les raccourcis géographiques. Voici quelques-unes de ces analyses, classées par date de publication.

Dernière mise à jour : 12 décembre 2018

Samuel Depraz

Samuel Depraz, « La France contrainte des Gilets Jaunes », AOC (Analyse Opinion Critique), 12 décembre 2018. (3 articles gratuits par mois sur inscription).

L'analyse des lieux de blocage suggère l'appartenance des gilets jaunes à une culture périurbaine, le choix des lieux traduisant l'importance de la voiture (ronds-points, péages, parkings et dépôts pétroliers) mais surtout une recherche de visibilité publique. Il rappelle que ce ne sont pas les plus pauvres qui sont mobilisés mais les catégories consolidées des classes populaires : celles qui sont motorisées et qui ont un emploi. C'est donc le cumul des dépenses contraintes, incompressibles, qui explique le mal-être spécifique des populations périurbaines. Mais l'explication, explique Samuel Depraz, n'est pas géographique. Ce n'est pas le territoire qui est la cause du problème, il n'en est que le révélateur : la crise révèle le mal-être social d'une société dans son ensemble, et pas des territoires périurbains ou ruraux.

Daniel Oster

Daniel Oster, « "Gilets jaunes" (suite) : les sciences sociales pour y voir plus clair », Les Cafés Géographiques, rubrique Vox Geographica, 8 décembre 2018.

L’auteur commence classiquement par les thèses de Christophe Guilluy et par les critiques qui leur sont fréquemment adressées (voir ci-dessous). Il rappelle les nuances introduites par Daniel Béhar et Aurélien Delpirou (voir ci-dessous). L’article continue en résumant les thèses d’Hervé Le Bras (dans une section qui aurait pu s’intituler « L’apport de la démographie ») puis successivement l’apport de la sociologie, de l’histoire, des sciences économiques, de la science politique, de la psychologie.

Alexis Spire

Alexis Spire, « Les classes sociales face à l'impôt », SES-ENS, 5 décembre 2018.

L’auteur présente son ouvrage dont le titre lui-même semble condenser parfaitement la subtile contradiction du mouvement des gilets jaunes : Résistances à l'impôt. Attachement à l'État. Citation de l’auteur reprise par SES-ENS : « "contre toute attente, ce sont les ménages bénéficiaires des politiques

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sociales qui se montrent les plus critiques à l'égard des prélèvements. À l'inverse, l'adhésion au système fiscal est d'autant plus fièrement revendiquée par les membres des classes supérieures qu'ils peuvent en apprivoiser les règles". C'est un des paradoxes explorés par Alexis Spire dans le livre, qui montre que la défiance à l'égard du système fiscal s'explique par la position sociale, plutôt que par la richesse économique ou le clivage droite/gauche, et se renforce avec l'appartenance territoriale et l'éloignement social et géographique à l'État. »

>>> Voir la conférence en vidéo sur SES-ENS (1h05)

Laurent Mucchielli

Laurent Mucchielli, « Deux ou trois choses dont je suis presque certain à propos des "gilets jaunes" », The Conversation, 4 décembre 2018. Mise à jour le 8 décembre 2018, consulté le 10 décembre 2018.

L’auteur commence par rappeler que la violence « n’est pas une catégorie d’analyse, ni un ensemble homogène de comportements. C’est une catégorie morale. La violence, c’est ce qui n’est pas bien. » Il précise sa pensée : « dès lors, on comprend que le spectacle de la violence produise des effets de sidération-fascination-répulsion qui empêchent de penser. » Dans la liste des biais qui « empêchent de penser » la crise des gilets jaunes, le chercheur en sociologie cite la surpolitisation, au sens d’une récupération politique, soit pour revendiquer, soit pour déconsidérer le mouvement, et la dépolitisation : le reproche fait aux gilets jaunes de ne s’intéresser qu’au prix du carburant plutôt qu’à des considérations plus collectives et plus politiques. L’auteur rappelle que c’est oublier trop facilement à la fois l’importance du coût du carburant dans le quotidien des personnes et la dimension fortement politique des revendications dénonçant une insuffisante écoute des besoins des classes populaires par l’exécutif. Laurent Mucchielli en tire les conclusions suivantes : le mouvement des gilets jaunes doit être pris au sérieux, le cas contraire traduisant un « mépris de classe » ou au moins une « distance sociale », et il est impératif d'éviter l’escalade. Il estime que tout n’a pas toujours été fait en ce sens.

Benoît Coquard

Éric Aeschimann, « Des femmes, des abstentionnistes, des bandes de copains... Un sociologue raconte les gilets jaunes », Bibliobs, 1er décembre 2018.

Le sociologue dresse modestement un portrait en première approche des 80 gilets jaunes qu’il a rencontrés sur les barrages de cantons ruraux « plutôt en perte de vitesse qui perdent des habitants, ont été désindustrialisés, privés des services de proximité », en prenant soin de rappeler les limites méthodologiques d’un tel exercice.

Sans surprise, il a observé une appartenance marquée aux classes populaires, en bas à droite de la grille bourdieusienne (organisée selon deux axes : capital économique et capital culturel). Contrairement à une représentation qui a pu être véhiculée, le mouvement concerne aussi des personnes qualifiées de « non blanches » dans l’entretien, vivant dans les mêmes réseaux de sociabilités et appartenant aux mêmes professions et catégories socio-professionnelles (PCS). L’autre observation du chercheur est la part importante des femmes, dans des milieux où la parole publique est souvent accaparée par les hommes. Benoît Coquard montre que les réseaux de sociabilité, virtuels et réels, ont joué un rôle dans le succès de la mobilisation, qui en miroir a elle-même été une opportunité de tisser ou resserrer des réseaux de sociabilité.

Sylvain Genevois

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Sylvain Genevois, « Comment interpréter la carte des gilets jaunes ? », blog Cartographies numériques, 14 novembre 2018, régulièrement remis à jour (dernière en date mentionnée : 5 décembre).

Analyse poussée et détaillée des différentes cartes montrant la mobilisation des gilets jaunes. L’auteur rappelle quelques règles de la sémiologie graphique, interdisant par exemple de représenter une donnée brute, par exemple un nombre de manifestants, par des aplats de couleur. À l’échelle du pays, les cartes de la mobilisation révèlent un truisme démographique : ce sont dans les départements les plus peuplés et des grandes aires urbaines que les manifestants sont les plus nombreux. La carte du nombre de manifestants par département est plus intéressante, permettant au démographe Hervé Le Bras de ressusciter la vieille « diagonale du vide ». Une diagonale qui comprendrait cependant les Pyrénées-Orientales mais pas l’Indre ni le Gers… Les géographes parlent plutôt (depuis des décennies), d’une diagonale des faibles densités.

Part des ménages en situation de vulnérabilité énergétique pour les déplacements. Source : Insee (RP, ERFS et RDL), SOeS, Anah, cité in Cartographies numériques

C’est à l’échelle plus fine que les cartes apportent davantage d’informations : certaines analysent les types de lieux choisis pour les blocages, montrant une prédilection pour les marqueurs spatiaux et paysagers de la France périurbaine comme les ronds-points, les bretelles d’accès ou les parkings de supermarchés. À l’échelle de l’Île-de-France, la carte du taux de pauvreté et taux de véhicules concernés par l’interdiction de circulation de la « vignette noire » (crit’air 5) et celle du nombre de véhicules par habitant soulignent bien les effets inégaux des mesures environnementales entre banlieues riches et banlieues pauvres de Paris.

>>> Sylvain Genevois a écrit un article pour Géoconfluences en 2005 : « Lyon-Confluence, un exemple de rénovation urbaine »

Olivier Ertzscheid

Olivier Ertzscheid, « #Giletsjaunes : de l'algorithme des pauvres gens à l'internet des familles modestes », billet sur le blog de l’auteur, 30 novembre 2018.

Alors que les analyses évoquées plus haut s'intéressent plutôt à l'espace topographique et à la sphère sociale publique et matérielle, cet article d'un chercheur en sciences de l'information aborde le rôle joué par un espace majeur des sociabilités virtuelles : Facebook. Il lui applique une grille d'analyse

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bourdieusienne et montre aussi que cette plateforme n'est pas un support passif mais un acteur à part entière qui joue un rôle conscient et délibéré dans la formation des bulles informationnelles.

Arnaud Brennetot

Boris Maslard et Stéphane Siret, « Arnaud Brennetot, géographe : ce que révèle le mouvement des gilets jaunes », Paris Normandie, 26 novembre 2018.

« L’idée que la mobilisation des gilets jaunes traduirait une nouvelle lutte de classes, opposant les ruraux aux urbains, ne résiste pas à l’analyse ». L’auteur replace cette crise dans la tendance lourde à l’étalement urbain, reposant sur le choix politique de l’automobile et de l’encouragement à la propriété privée à travers le modèle de l’habitat pavillonnaire. L’absence de volontarisme politique en matière de planification urbaine et d’offre de transports publics (y compris alternatifs) dans les zones peu denses, explique la dépendance à l’automobile des habitants de nombreux territoires.

>>> Arnaud Brennetot avait écrit avec Sophie de Ruffray « Une nouvelle carte des régions françaises », Géoconfluences, 2015.

Christophe Guilluy

Christophe Guilluy, entrevue avec Léa Salamé, France inter, 26 novembre 2018. https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-26-novembre-2018

« Les territoires n’existent pas, ce qui existe ce sont les gens qui vivent sur les territoires ». L'essayiste Christophe Guilluy profite de cette entrevue pour répondre aux (nombreuses) critiques qui lui ont été adressés par plusieurs chercheurs en sciences sociales, lui reprochant de faire de la France périphérique une catégorie de pensée non opérante car fourre-tout : « La France périphérique n’est pas une France rurale, n’est pas une France périurbaine, et n’est pas une France urbaine, elle est un peu tout ça », revendique-t-il. Cette catégorie regroupe finalement toutes les classes populaires et la partie paupérisée de la classe moyenne qui forment les déçus ou les exclus de la mondialisation. L’une des principales causes de la crise, pour Christophe Guilluy, est l’absence de dialogue entre les élites et les classes populaires.

>>> Lire aussi notre synthèse des remarques de géographes sur les travaux de Christophe Guilluy

Aurélien Delpirou

Aurélien Delpirou, « La couleur des gilets jaunes », La Vie des Idées, 23 novembre 2018.

Pour le géographe Aurélien Delpirou, les propos tenus sur le mouvement – parfois tenus dans une escalade de la formule-choc –, « disent sans aucun doute moins de choses sur les gilets jaunes que sur les représentations sociales et spatiales de leurs auteurs ». Il détruit quatre oppositions trop souvent affirmées dans les discours et qui, pour lui, ne résistent pas à l’analyse :

Paris contre province ? La plupart des initiateurs du mouvement vivent dans l’agglomération parisienne, et beaucoup de Franciliens dépendent de la voiture, tout autant que les habitants des autres régions. En outre la pauvreté n’est pas limitée à l’espace peu dense : deux tiers des ménages vivant sous le seuil de pauvreté vivent dans les zones densément urbanisées.

Centres-villes contre couronnes périurbaines ? Il y a un lien incontestable entre la politique de fort encouragement de la périurbanisation menée pendant plusieurs décennies et la dépendance à l’automobile. Mais la France périurbaine « n’est pas un zoo ! Elle est vivante, active, plurielle. Elle crée plus d’emplois que les centres des villes, y compris dans des secteurs à forte qualification (Nessi et al., 2016).

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Elle accueille, à l’image des représentants charismatiques des gilets jaunes, aussi bien des chefs d’entreprises installés que des ouvriers qui quittent le logement social, des petits commerçants attirés par la faiblesse relative des prix fonciers et immobiliers que des employés du secteur public se rapprochant de leur lieu de travail, des retraités à la recherche d’un cadre de vie paisible que des jeunes cadres qui ont besoin d’un logement adapté à leur projet familial (Rivière, 2012). À l’échelle nationale, ces périurbains disposent d’un revenu médian annuel plus élevé (20 975 €) que celui des habitants des villes-centres (19 887 €, Source INSEE). »

Bobos contre prolos ? Autant ou plus que les ouvriers, ce sont les classes moyennes et les « fractions consolidées des classes populaires », qui sont en lutte (c’est-à-dire pas la fraction la plus pauvre de la société, mais celle qui craint le plus le déclassement). Si leurs dépenses automobiles sont stables en moyenne, leur budget restreint les expose de plein fouet à toute mesure fiscale ou toute augmentation des prix, même légère. Par ailleurs, on ne saurait réduire les 20 % de Français non-motorisés aux « bobos des métropoles » : on les retrouve surtout dans les classes populaires.

France privilégiée contre espaces abandonnés ? Les grandes villes ont en effet beaucoup bénéficié des politiques d’aménagement depuis vingt ans, notamment pour le transport. Cependant il faut rappeler que cela succède à quatre décennies de politiques de rééquilibrage destinées à contrebalancer la suprématie parisienne. Aujourd’hui, il faux de dire que les territoires ruraux et périurbains sont oubliés par les dépenses d’argent public : ils bénéficient d’importantes aides, en particulier de l’Union Européenne.

>>> Aurélien Delpirou a publié deux articles sur Géoconfluences dont Aurélien Delpirou, « L'élection, la carte et le territoire : le succès en trompe-l’œil de la géographie », Géoconfluences, 2017.

Gérard Noiriel

Gérard Noiriel, « Les gilets jaunes et les « "leçons de l’histoire" », Fondation Copernic, 22 novembre 2018.

Partant du mésusage du mot « jacquerie » dans plusieurs médias, l’historien rappelle que celui-ci illustre depuis l’époque médiévale le mépris des classes dominantes à l’encontre des révoltés, mépris que son usage prolonge. L’expression a toutefois le mérite de souligner la spontanéité du mouvement.

Si « les luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans l’histoire populaire de la France », Gérard Noiriel estime qu’on aurait tort « de réduire les aspirations du peuple à des revendications uniquement matérielles ». La protestation contre les nouvelles taxes recouvre en fait un sentiment beaucoup plus généralisé de malaise qu’il faut savoir écouter, derrière les mots d’ordres antifiscaux. La dénonciation du mépris des puissants est en effet un puissant moteur de la contestation.

Daniel Béhar, Hélène Dang-Vu et Aurélien Delpirou

Daniel Béhar, Hélène Dang-Vu et Aurélien Delpirou, « "France périphérique", le succès d’une illusion », tribune dans Alternatives économiques, le 17 novembre 2018.

Dans un article paru dans Alternatives économiques, les trois auteurs remettent en question l'idée d'un ancrage de la révolte des gilets jaunes dans la « France périphérique ». Ils retracent l'histoire du concept en rappelant l'origine de ce qu'ils qualifient de « prophétie autoréalisatrice » qui s'inscrit dans la lignée des discours simplificateur sur les « deux France ». Ils reviennent également sur plusieurs raccourcis comme ceux qui assimilent les gilets jaunes aux ruraux exclusivement.

Jacques Lévy

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Antoine Lagadec, entretien avec Jacques Lévy, « Gilets jaunes : "une nouvelle forme de mobilisation qui pourrait se développer sur tous les sujets" » Revue des deux mondes, 16 novembre 2018.

Contrairement aux autres analyses précédentes, Jacques Lévy ancre la mobilisation dans l’éloignement par rapport aux centres urbains, d’une manière presque mécaniste. Pour lui, il y a une géographie dessinée par « les gens qui utilisent beaucoup la voiture ». Il distingue dans cette catégorie deux groupes. D’une part, les plus favorisés vivant dans les espaces périurbains (qui « sont les zones qui concentrent le moins de pauvres en France ») ont fait « le choix d’économiser sur le foncier ce qu’ils perdent sur la mobilité. ». D’autre part, l’auteur distingue un groupe qui serait « captif » des espaces les plus éloignés des métropoles, où le taux de pauvreté est plus élevé, et composé d’habitants habitant dans les zones peu denses par contrainte. Jacques Lévy estime que dans le discours porté par le mouvement des gilets jaunes, l’idée d’absence de choix n’est pas une réalité : pour lui, les choix de localisation résidentielle sont des « arbitrages tout à fait raisonnés ».

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De la France périphérique à la France des marges : comment rendre leur juste place aux territoires urbains marginalisés ?

https://urbs.hypotheses.org/411 Mathilde Girault 20/04/2018

Samuel Depraz, enseignant-chercheur, géographie, Université Jean Moulin Lyon 3, UMR Environnement, Villes et Sociétés

Ce billet s’appuie en particulier sur la parution de l’ouvrage : Depraz S., 2017, La France des marges, géographie des territoires « autres », Paris, Armand Colin, 288 p.

Le Ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, interrogé sur les ondes de France Inter le 28 mars 2018 au sujet de la politique de la ville en France, a déclaré que « le véritable enjeu pour notre pays, ce sont ces quartiers. On a beaucoup focalisé ces derniers mois sur le rural et l’urbain. Non : le vrai problème, c’est les quartiers, où finalement un certain nombre de jeunes désespèrent ». Cette réflexion venait répondre à la démission très médiatisée du maire de Sevran (Seine-Saint-Denis) qui entendait ainsi protester face aux difficultés de sa commune de banlieue parisienne et à la faible efficacité de l’action publique en faveur des quartiers prioritaires. Mais la phrase mentionne aussi, plus fondamentalement, une remise en question de la lecture binaire du territoire national opposant les métropoles, bien intégrées à la mondialisation, et la « France périphérique ». Cette théorie, développée par l’essayiste populaire Christophe Guilluy (2010 ; 2014), a été largement reprise derrière lui par les acteurs politiques les plus variés – la France périphérique désignant tous ces territoires à distance des métropoles, composés des petites villes de province et des espaces ruraux délaissés à la fois par la croissance économique et par l’action publique.

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Il est en effet temps de dénoncer avec force ce schéma de pensée dichotomique, tant il fausse la lecture des enjeux territoriaux en France et produit une sélection idéologique néfaste entre espaces en difficulté. La France périphérique, c’est une triple erreur intellectuelle.

La France périphérique, ou la paresse intellectuelle de la dichotomieC’est, d’abord, une lecture simpliste qui nie ce qui fait l’essence même de la géographie, c’est-à-dire l’attention à la nuance et à la diversité des territoires. « Décrire la terre », c’est être sensible aux différences et à la pluralité des mondes sociaux. Ainsi, dans les périphéries, les situations de pauvreté ne sont jamais identiques d’un espace à l’autre, et on trouvera tantôt de la pauvreté monétaire, tantôt de la précarité matérielle, parfois aussi un déclassement social et un isolement des personnes. La pauvreté, c’est aussi un rapport social défavorable, souvent entretenu par des politiques publiques défaillantes. Le tout se recoupe souvent, mais pas toujours : on rappelle ainsi les dimensions – complexes – de la pauvreté, au sens de Serge Paugam (2005) ; ceci nécessite une lecture plus détaillée des territoires, comme le propose par exemple Catherine Sélimanovski dans son analyse de « la frontière de la pauvreté » (2008) ou encore l’analyse de Raymonde Séchet sur la relation entre espaces et pauvreté (1996). Et l’idée de périphérie, souvent réduite à sa dimension économique, s’appréhende également par de multiples autres outils : mobilités et transports, flux migratoires, modes de vie alternatifs et contestation sociale ou électorale – sans que l’on puisse raisonnablement combiner tous ces indicateurs thématiques, au risque de produire des corrélations hasardeuses et des indices agrégés absurdes.« Décrire la terre », c’est être sensible aux différences et à la pluralité des mondes sociaux.Il y a autant de périphéries que de situations de difficulté sociale, et la petite ville désindustrialisée ne saurait être envisagée de la même manière qu’un espace rural éloigné, souffrant de difficultés d’accès aux services, ni comme l’Outre-mer en dépendance économique, et dont les sociétés sont particulièrement inégalitaires, ni comme les campagnes agricoles productivistes surendettées des grands bassins céréaliers. Le pluriel est de mise pour parler des périphéries.

Contre les dangers du spatialisme : tout territoire contient ses périphériesLa France périphérique, c’est aussi et surtout commettre l’erreur du spatialisme. On désigne par « spatialisme » une forme de déterminisme qui consiste à expliquer des faits sociaux par l’espace, c’est-à-dire par des éléments physiques et matériels, et non par des construits politiques et sociaux. En brandissant la « France périphérique », on affirme que c’est l’espace – ici, la distance aux métropoles – qui fait la périphérie. Et on en vient même à gommer les réalités sociales internes aux métropoles pour mieux accuser le contraste supposé avec les périphéries. Ainsi, s’il existe certes des difficultés sociales dans les banlieues, cela serait largement atténué par les capacités des populations à profiter de la circulation économique – même informelle – dans l’espace urbain, tout comme des opportunités d’ascension sociale ou de mobilité résidentielle ; la banlieue serait un sas d’intégration, plus qu’un lieu de relégation. De plus, la banlieue bénéficie aussi des aides de la politique de la ville : l’action publique se focalise justement sur ces quartiers sensibles parce que c’est à la fois proche, visible et parce que cela témoigne d’une attention aux communautés étrangères qui peuvent s’y trouver. À l’inverse, la France périphérique et ses « petits blancs » seraient largement oubliés, puisque l’éloignement les rend diffus et silencieux et que l’action publique s’épuise face à des territoires aussi vastes et complexes. Ce sont des lieux immobiles, la dynamique économique y est en panne. C’est de cette « fracture territoriale » que viendraient en particulier le désengagement politique et le vote protestataire des périphéries.(…) on en vient même à gommer les réalités sociales internes aux métropoles pour mieux accuser le contraste supposé avec les périphériesUn tel raisonnement, séduisant et qui a rencontré un large écho politique, est en réalité dangereux et spécieux. Dangereux, parce qu’il attise des réflexes populistes opposant une élite urbaine aux « classes populaires » rurales, et des communautés étrangères aux populations souvent dites « de souche ». Par paresse intellectuelle, on habille de déterminants sociaux des logiques de domination qui sont d’abord

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produites par la pauvreté. Spécieux, parce que ce n’est pas l’espace ni la distance aux métropoles qui fait la périphérie : on se porte relativement bien, en moyenne, à Saint-Barthélemy (Antilles françaises), ou à Saint-Tropez et au Cap Ferret, autant de lieux de villégiature des célébrités médiatiques et économiques. De même, les stations de ski de montagne, en hiver, ouvertes à une clientèle aisée et internationale (Courchevel, les Arcs, Méribel par exemple) sont largement équipées en services supérieurs, et desservies au quotidien par TGV et par de multiples liaisons TER, sans mentionner les altiports et les infrastructures routières de premier ordre. Inversement, il suffit de rappeler que 65 % des populations vivant en-dessous du seuil monétaire de pauvreté se concentrent dans les grands pôles urbains (INSEE, 2015), et c’est dans les villes-centre des agglomérations que les taux de pauvreté sont maxima (19,5 % des habitants, contre 14,3 % en moyenne nationale). L’intensité de cette pauvreté (niveau moyen de revenus des personnes pauvres) y est également plus vive qu’ailleurs, tout comme la fréquence des disqualifications sociales : si l’agglomération parisienne représente environ 1/6e de la population nationale, elle concentre 25 % des personnes sans domicile et plus de la moitié des personnes sans abri. Autrement dit, le processus de métropolisation produit de la pauvreté, générant ainsi en permanence des processus d’exclusion au plus près des cœurs du pouvoir politique et économique. Bien entendu, la ville est aussi, simultanément, le lieu de concentration des plus hautes richesses : il en découle donc que c’est l’espace le plus inégalitaire qui soit à l’échelle nationale, les indices de Gini ne s’y trompent pas.(…) on habille de déterminants sociaux des logiques de domination qui sont d’abord produites par la pauvretéAu total, ce n’est pas l’espace qui produit la périphérie, mais bien le social – et c’est précisément en tant que géographe que l’on peut l’affirmer : l’espace n’est qu’un révélateur des processus sociaux de production et de reproduction des inégalités. C’est là l’objet d’étude central de la géographie sociale contemporaine (Backouche et al., 2011). Partant, tout territoire contient en son sein, telle une poupée gigogne, ses propres périphéries.

Une lecture abductive de la mobilité sociale dans les banlieuesL’ultime erreur de la France périphérique, c’est de n’explorer que les arguments qui servent à construire le mythe de la fracture territoriale, en oubliant ceux qui l’infirment : c’est ce que l’on nomme l’abductivisme en épistémologie. Ainsi, la banlieue est considérée comme un espace de mobilité sociale, un territoire d’intégration aux métropoles, la pauvreté mesurée à un instant T ne concernant pas les mêmes personnes que la pauvreté de l’instant T+1. Cette idée, heureusement vérifiée pour une partie des habitants de banlieue, doit cependant être confrontée à la mobilité sociale des autres territoires nationaux. Or le constat de l’INSEE est sans appel : la plus grande mobilité sociale concerne les quartiers urbains les plus riches (de 10 à 12 % de mobilité interannuelle), lorsque celle des quartiers prioritaires ne dépasse guère 4 à 5 %.Quant à la « France périphérique », les situations y sont très contrastées, et il n’existe pas de règle, même si la moyenne est plutôt intermédiaire (7 à 8 %). Des villages ruraux connaissent une redynamisation forte, avec de nouveaux arrivants, attirés par le cadre de vie ; des petites villes en déclin voient des départs, témoignant de la possibilité de s’extraire de la périphérie. La systématisation du raisonnement est donc une erreur logique, tandis que les banlieues ne constituent en aucun cas le territoire « le plus mobile de France ». On ajoutera, enfin, que l’analyse des banlieues méconnaît par ailleurs le processus de « désaffiliation sociale », au sens de Manuel Castel (1994), par les verrous discriminatoires à l’emploi, qui entretiennent le provisoire des bricolages et des stratégies d’adaptation des jeunes de banlieue, par exemple. La proximité géographique aux cœurs des métropoles n’est aucunement une garantie d’intégration.

Une proposition : parler des « marges » territorialesComment, en définitive, surmonter l’image de la France périphérique ? C’est en ce sens que l’introduction de la notion de « marge » en géographie peut être féconde. La marge, c’est surtout un modèle d’analyse

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pour penser la mise à l’écart d’une partie de la population, révélée par les territoires qu’elle habite. Ainsi, dans La France des marges, on étudie toute une série d’espaces géographiques en suivant des catégories classiques, données d’avance : l’Outre-mer, les forêts, les littoraux, les montagnes, le rural éloigné, les franges périurbaines, les petites villes et les métropoles. Aucun de ces territoires n’est considéré en soi comme une périphérie. C’est un donné culturel, un cadre commun de réflexion. Par contre, dans chacun d’eux, on analyse alors comment les inégalités se manifestent dans l’espace, et comment se produisent des mécanismes spécifiques de ségrégation socio-spatiale. Quelles sont, dans chaque cas de figure, les formes d’exclusion ? Existe-t-il aussi des formes choisies d’évitement et de mise à l’écart ? Quelles sont aussi, en réaction à cela, les dynamiques d’innovation et d’adaptation ?La marge, c’est surtout un modèle d’analyse pour penser la mise à l’écart d’une partie de la population, révélée par les territoires qu’elle habite.On trouvera ainsi, en particulier, quelques réflexions sur les couronnes périurbaines comme produit économique : cet espace n’est pas un construit politique, mais bien le résultat de processus spéculatifs guidés par le marché immobilier et faiblement encadrés par l’action publique ; les ségrégations y sont donc fortes, à la fois par l’individuation des trajectoires de vie (Mangin, 2004), par le tri spatial qui s’y produit (Berger et al., 2014) et par les phénomènes occultés de « captivité » de segments de population (Rougé, 2009) – mais on n’oublie pas non plus la richesse d’ensemble de ces couronnes et leur jeunesse démographique, deux moteurs potentiels de recomposition sociale de ces campagnes sous influence urbaine.On étudie aussi la transformation des petites villes sous l’effet du déclin des activités industrielles et de service (tourisme, transports, armée). La question de la reconversion économique de ces marges est cruciale : bien loin de l’expérience des SPL, rapidement devenue obsolète du fait de la concurrence croissante des marchés internationaux (Vanier, 1999), on tente de souligner les difficultés à trouver des voies de diversification économique, entre le miroir aux alouettes de l’économie des loisirs et les espoirs d’une reconversion verte (Le Blanc, 2011), avec l’invention d’un modèle d’ « urbanisme frugal » (Haëntjens, 2011) adapté aux profils des villes rétrécissantes.Enfin, au cœur même des métropoles, l’entrée par les marges permet de rappeler l’existence de nombreuses situations de marginalité et de pauvreté, tout en soulignant le contraste entre la surexposition réelle des quartiers de banlieue – justifiée – et l’invisibilité relative de bien d’autres situations marginales : processus d’éviction sociale dans les quartiers en cours de gentrification (Chabrol et al., 2016) ; fonctionnement réticulaire et adaptatif des « ethnoterritoires » (Dufoix et Foucher, 2007 ; Delage & Weber, 2014) ; spatialités contraintes des personnes sans domicile (Fleuret &Zeneidi, 2007), mais aussi territoires de la nuit (Gwiazdzinski, 2005), des sexualités, de l’informalité, du jeu urbain qui « ruse » avec la norme (Gwiazdzinski, 2014) ou des antimondes. Chaque entrée thématique est une invitation à la nuance sociologique et à la mise en évidence de l’inscription des inégalités dans l’espace, tout en rappelant l’exigence scientifique élevée que suppose un raisonnement géographique digne de ce nom.

Références :Backouche I., Ripoll F., Tissot S., Veschambre V., 2011, La dimension spatiale des inégalités. Regards croisés des sciences sociales, Rennes : PUR, coll. « Géographie sociale ».Berger M., Aragau C., Rougé L., 2014, « Vers une maturité des territoires périurbains ? Développement des mobilités de proximité et renforcement de l’ancrage dans l’ouest francilien », EchoGéo, 27 : http://journals.openedition.org/echogeo/13683Castel R., 1994, « La dynamique des processus de marginalisation : de la vulnérabilité à la désaffiliation », Cahiers de recherche sociologique n°22 : « Marginalité et exclusion sociales », p. 11-27.Chabrol M., Collet A., Giroud M., Launay L., Rousseau M., Ter Minassian H., 2016, Gentrifications, Paris : Éditions Amsterdam.Delage M., Weber S., 2014, « L’espace résidentiel des étrangers dans la métropole parisienne. Une exploration statistique », Hommes & Migrations, 1308, p. 13-26.Depraz S., 2017, La France des marges, géographie des territoires « autres », Paris : Armand Colin, 288 p.Dufoix S., Foucher V., 2007, « Les Petites Italies (et les autres…), éléments de réflexion sur la notion d’ethnoterritoire », in Vial E. (dir.), Les Petites Italies dans le monde, Rennes : PUR, p. 423-436.

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Fleuret S., Zeneidi D., 2007, « Fixes sans domiciles : réflexions autour de la mobilité des SDF », L’espace géographique, 36 (1), pp 1-14.Guilluy C., 2010, Fractures françaises. Paris : Flammarion, coll. « Champs Essais ».Guilluy C., 2014, La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Paris : Flammarion, coll. « Champs Essais ».Gwiazdzinski L., 2014, « Éloge de la ruse dans les espaces publics ». Degros A., De Cleene M. (dir.), Bruxelles à la (re)conquête de ses espaces, Ministère de la Région Bruxelles Capitale, p.116-119.Gwiazdzinski L., 2005, La nuit, dernière frontière de la ville, La Tour d’Aigues : éd. de l’Aube.Haëntjens J., 2011, La ville frugale : un modèle pour préparer l’après-pétrole, Paris : FYP Éditions.INSEE, 2015, « Une pauvreté très présente dans les villes-centres des grands pôles urbains », Insee Première n°1552, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1283639Le Blanc G., 2011, « Les espaces de la dynamique industrielle : processus et scénarii », Territoires 2040 n°4, Paris, DATAR, p. 85-105.Mangin D., 2004, La ville franchisée. Formes et structures de la ville contemporaine, Paris : Éd. de la Villette.Paugam S., 2005, Les formes élémentaires de la pauvreté, Paris : PUF, coll. « Le lien social ».Rougé L., 2009, « L’installation périurbaine entre risque de captivité et opportunités d’autonomisation », Articulo – Journal of UrbanResearch, 5 [en ligne] : http://articulo.revues.org/1440Sélimanovski C., 2008, La frontière de la pauvreté, Rennes : PUR coll. « Géographie sociale ».Séchet R., 1996, Espaces et pauvretés. La géographie interrogée, Paris : l’Harmattan.Vanier M., 1999, « Les modèles territoriaux de l’après-fordisme : retour sur les figures obligées d’un débat », in Malézieux J., Fischer A. (dir.), Industrie et aménagement, Paris : l’Harmattan, p. 31-47.

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Encadré : controverse autour des ouvrages de Christophe Guilluy

Publié dans Géoconfluences à l’occasion de la biblio sur la ruralité

Avant d’être un essayiste à succès, Christophe Guilluy a été remarqué pour deux atlas consacrés aux fractures sociales (Guilluy, 2000, 2004). Dans ses ouvrages, Guilluy développe ensuite l’idée selon laquelle les banlieues auraient accaparé l’attention des élites dirigeantes, lesquelles auraient abandonné la France « périphérique », catégorie en creux regroupant le périurbain, le rural et les villes petites et moyennes, à la seule exception des grandes unités urbaines. L’auteur y voit l’explication d’un vote FN élevé dans cette vaste catégorie d’espace (Guilluy, 2014, 2016). Les titres de ses ouvrages tendent à perdre en nuance au fil des publications et du succès médiatique croissant de leur auteur. Les critiques qui lui sont adressées sont à la mesure de ce succès. D’abord, cette discrétisation en deux catégories satisfait peu les chercheurs en sciences sociales. Ceux-ci se méfient des oppositions binaires, or les livres de Christophe Guilluy alimentent un discours opposant deux France irréconciliables, métropoles contre périphéries, riches contre pauvres, médias contre « vrais gens », Front National contre partis de gouvernement. À l'inverse, les analyses statistiques fines se contentent rarement d’une discrétisation en classes de valeur, d’autant qu’en géographie les effets de seuils et de gradients sont souvent aussi intéressants que les ruptures et les cassures. Samuel Depraz (2018) qualifie ce « schéma de pensée dichotomique » de « paresse intellectuelle ». Ariette Roux (2016) a décomposé de manière détaillée le traitement statistique que Christophe Guilluy applique, sans l'expliciter, aux objets qu'il étudie, et a montré qu'il y aurait eu d'autre manière de représenter les choses. Autre argument de ses détracteurs, les inégalités intra-urbaines ne doivent pas être sous-estimées. Les métropoles ne sont pas des espaces de richesse uniforme. L’une des thèses de Christophe Guilluy revient à dire que les difficultés des quartiers pauvres des grandes métropoles sont compensées par d’importantes aides publiques, notamment par l’intermédiaire de la politique de la

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ville, ce dont ne disposent pas les territoires périurbains éloignés ou les espaces ruraux. Or, si la grande pauvreté rurale et périurbaine est une réalité, la concentration de la pauvreté dans certains quartiers des pôles urbains et le nombre de personnes concernées justifie les moyens mis en œuvre, même si on peut questionner leur efficacité (Observatoire des inégalités, 2017). Il existe aussi des périphéries recherchées. Éric Charmes (2013) évoque l’exemple de la « clubbisation » dans un article de 2013 de Métropolitiques, en rappelant que si certains espaces tendent à se refermer sur eux-mêmes pour devenir des « clubs résidentiels », ils ne sont pas incompatibles avec des mobilités. Il estime par ailleurs que la conscience politique et éthique des périurbains n’est pas très différente de celle des urbains. Un autre article montre bien comment les centres-villes peuvent être des espaces de repli sur soi (Charmes et al., 2013). L’idée selon laquelle les habitants des périphéries seraient assignés à résidence, par opposition à l’hypermobilité des habitants des métropoles, est également battue en brèche. En termes de mobilité quotidienne, si l’isolement et une moindre motorisation pénalise une partie des ruraux, notamment âgés, la saturation des réseaux complique la mobilité des urbains métropolitains. L’écart de mobilité n’est pas gigantesque : Si neuf personnes sur dix se déplacent quotidiennement à Paris et dans sa banlieue, c’est le cas de huit personnes sur dix dans l’espace à dominante rurale (Cerema, 2016). Quant aux périurbains, une partie d’entre eux travaillent dans les pôles urbains, ce qui invalide la thèse de l’assignation à résidence, et une autre partie travaille près du domicile, ce qui invalide la thèse du piège spatial. En termes de mobilité résidentielle (capacité à déménager), le taux mobilité résidentielle est mal corrélé au type d’espace : 12 % des Lyonnais, 8 % des Parisiens, 7 % des habitants de l’arrondissement de Châteaulin (Finistère) ou du Bassin lorrain, 6 % des habitants de Seine Saint-Denis, moins 5 % des Marseillais et des Niçois, ont déménagé au cours des 5 dernières années (Insee, RGP 2015). La seule manière de valider les thèses de Christophe Guilluy serait de modifier sa définition de la « France périphérique ». Au lieu d’en exclure toutes grandes agglomérations urbaines et d’y inclure l’espace rural et le périurbain éloigné, il faudrait définir la « France périphérique » comme l’ensemble des territoires en difficulté économique et sociale, et donc y inclure le centre de certaines villes moyennes, les quartiers de certaines grandes villes, des espaces ruraux en déprise, et en exclure le périurbain bien connecté et les espaces ruraux attractifs. On aboutit à un raisonnement tautologique qui définit les territoires en difficulté par les difficultés sociales et économique de leur population. Par ailleurs, à l’échelle du territoire français dans son ensemble, de puissants mécanismes de redistribution existent, et ne doivent pas être oubliés. Dans ses travaux, Laurent Davezies (2008) a montré que les mécanismes de redistribution indirects, par exemple par le versement du traitement des fonctionnaires, ou des pensions de retraites, ont beaucoup plus d’effets sur les territoires que les politiques publiques d’aides directes. Cette redistribution indirecte serait l’immense partie immergée de l’iceberg de la redistribution, or elle est souvent absente des analyses sur les inégalités territoriales.

Références

Cerema (2016), Le plan de mobilité rurale. Élaboration, mise en œuvre et évaluation. Novembre 2016, 109 p. [pdf]

Éric Charmes (2013), « Les communes périurbaines face à la métropole : sécession ou intégration fonctionnelle ? », Métropolitiques, juillet 2013.

Éric Charmes, Lydie Launay et Stéphanie Vermeersch (2013), « Le périurbain, France du repli ? », La Vie des idées , 28 mai 2013.

Laurent Davezies (2008), La République et ses territoires : la circulation invisible des richesses, La République des Idées, Seuil, 110 p.

Samuel Depraz, « De la France périphérique à la France des marges : comment rendre leur juste place aux territoires urbains marginalisés ? », Carnet des études urbaines, 2018.

Christophe Guilluy, Atlas des fractures françaises, L'Harmattan, 2000. Christophe Guilluy, Atlas des nouvelles fractures sociales en France, Paris, Éditions Autrement,

2004, réédité en 2006.

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Christophe Guilluy, Fractures françaises, Bourin Éditeur, 2010, réed. Flammarion, « Champs Essais », en 2013.

Christophe Guilluy, La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014.

Christophe Guilluy, Le Crépuscule de la France d'en haut, Flammarion, 2016, 272 p. Observatoire des inégalités (2017), « Les pauvres vivent dans les grandes villes, pas en périphérie »,

17 mai 2017. Ariette Roux, « Christophe Guilluy géographe? Cinq rappels de méthodologie scientifique », ESO,

travaux & documents, n° 41, octobre 2016.

Pour compléter

Revue de presse et mise au point sur les thèses développées par Christophe Guilluy : La France périphérique, débat autour d’un livre, brève de Géoconfluences, octobre 2014.

Une synthèse efficace en textes et dessins dans Alternatives économiques reprend les thèses de Christophe Guilluy et de Jacques Lévy (qui ne sont pas assimilables entre elles) et les confronte aux géographes Éric Charmes et Violaine Girard : Enzo et Xavier Molénat, « La France périurbaine a-t-elle été abandonnée ? », Alternatives économiques, 11 mai 2016.

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