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GLes origines Un Allemand d'une tren- taine d'années, «né trop tard pour voir la guerre, trop tôt pour l'oublier », est à la recherche de ses origines. Dans une espèce de fuite qui le conduit d'un kibboutz en Israël, à Paris, puis en Grèce et tinaleIllent aux États- Unis, il s'agit Pour le nar- rateur d'éprouver les rela- tions humaines avec au- trui en tant qu'Allemand. Cette description d'une évolution intellectuelle et affective à l'égard d'un p_é trop lourd à porter, menée avec une sensibi- lltê d'écorché vif, nous inoubliable.

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GLesoriginesUn Allemand d'une tren­taine d'années, «né troptard pour voir la guerre,trop tôt pour l'oublier»,est à la recherche de sesorigines. Dans une espècede fuite qui le conduitd'un kibboutz en Israël, àParis, puis en Grèce ettinaleIllent aux États­Unis, il s'agit Pour le nar­rateur d'éprouver les rela­tions humaines avec au­trui en tant qu'Allemand.Cette description d'uneévolution intellectuelle etaffective à l'égard d'unp_é trop lourd à porter,menée avec une sensibi­lltê d'écorché vif, nousY8~despagesd'unaccent

inoubliable.

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LES ORIGINES

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REINER SCHÜ'RMANN'II

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LES ORIGINES

FAYARD

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© Librairie Arthème Fayard, 1976.

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c Nous autres Allemands, noussommes les contemporains du pré­sent dans la philosophie, sans êtreses .contemporains: dans l'histoire. »

'Ludwig F~UERBACH.

« C'est en découvrant la malédic­tion que constitue le. fait~ d'êtreallemand: que .. j'ai. pris consciencede mon appartenance à ce peuple.Parce que l'Allemagne était mépri­sée, je me suis aperçu soudain quelpour rien au monde, je n'auraisreiusé d'en faire. partie. »

Heinrich BaLL.

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1.Comment j'apprends à serrer les poings

I}I< y al<itrente aI!S, j'étais bien -à 'l'aise. Entouré deliquide chaud et nutritif, parasite, dans le ventre d'uneAllemande indifférente aux idées politiques. Dehorstombaient ~la neige et les bombes, J'apprenais à "serrerles poings ..et à cogner contre la paroi qui m'enfermait.Des ongles me poussaient aux doigts et aux orteils.Aujourd'hui, j'en ai vingt en tout. Né trop lard pourvoir la guerre., trop tôt pour I'oublier. Bercé par desévénements que .je n'ai pas vécus. Parfois je les secouecomme des jnouches, sur ma chemise. Ils rappliquentsous d'autres formes -sons, dans. l'air, odeurs dans lesnarines, -films, pierres tombales, plaques commémora­tives, visages affolés, discours de maires et de prési­dents, cauchemars... solitaires, éclats de rire, éclats. decolère, éclats tout court. Je .tâte mon corps, biceps,cuisses, sexe ..et tout être né ...au milieu des massacreset avoir un corps qui fonctionne normalement, c'estdélirant. Seulement, J'ai .. une façon -de penser qui n'estpas normale. Penser, pour moi, .c'est construire desbarrages. Endiguer les accusations. Je bricole des pare­brise contre le 'langage; contre le va-et-vient des syllabesmauvaises. Toujours' les mêmes mots. Juif ou nazi?Allié ou .?U~~. Gagnant ou perdant de l'histoire? Per­dant.. moi. A la fin de la guerre.. j'avais quatre ans. Jene sais dope pas ce que signifient .les mots et les images

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qui me poursuivent, Je ne sais pas bien ce qu'est laréalité. Parfois il me semble que les persécutions dupassé sont plus réelles que.... le confort du présent. Jene sais pas bien oublier non plus. Je ne le sais pas dutout... Ni si j'ai raison de .m'adonner à ces faux souve­nirs du" nazisme. Ni ce que tout cela veut dire.

Donc, Anna était enceinte de moi. J'ai été mis enchantier quand l'Allemagne a envahi la France. Récem­ment, à table, j'ai dit à mon père

«Mai quarante, vous avez dû fêter ça- Comment?- Enfin... je suis né neuf mois après.- Des bêtises.»Je trouvai cela bizarre. Mon père grommelait, pro­

testait. J'insistai.« De toute évidence, un soir vous avez ...- Pas du tout! Ta mère et moi, nous étions à des

centaines de kilomètres l'un de l'autre.- Mais c'est de plus en plus intéressant! »

III reprit de la soupe, avala tranquillement deux cuil­lerées. Mystère donc. Le premier d'une longue série.Accepter que mes origines soient pour toujours liéesà 'la guerre. Anna vivait à Amsterdam. Tout le mondeparlait la bonne, de dîner; la radio, d'attaques aérien­nes; Anna, de la paix. Pendant 'ce temps, je procédaisà ma première division Célrltilaire dans la petite bulleà l'intérieur d'Anna. Elle ne se doutait de rien, personnene se doutait de rien. Quand je pense à tout cela, aubçnt 'd'un moment je vois le plancher se redresser dou­cement. Entre- les premiers serrements de poings etaujourd'hui, quelque chose s'est passé. Quelque chosequi n'est pas fait pour me desserrer 'les doigts. Rien degrave. Seulement, les symptômes -en sont apparus trèstôt. Démarche vacillante, mutisme. J'ai bien appris àrire et a faire rire, à écouter, même, mais je ne suisjamais entièrement présent. Une partie de moi lie s'estpas 'développée depuis mil neuf cent quarante et un.EllIe en est restée au 'stade prélogique. Savoir, c'est

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tout ce que je veux. Savoir d'où, comment et pourquoij'ai été lié aux exterrninations. Qu'on me donne le mot.Le nom de ce vers quoi j'avance à hue et à dia. Qu'onme dise pourquoi je viens de cette ère '<le hurlementet pourquoi je cours. Une rencontre avec soi-même quin'accède pas au- langage est le plus lamentable deséchecs. Mais personne, jus-qu'ici, n'a été fichu de la pro­noncer, la parole qui m'expliquerait. J'ai interrogé ceuxqui: ont pris part aux événements, Stalingrad et le reste.Leurs rabâchages! Ils ressassaient les mêmes argu­ments fastidieux. Ils m'assommaient. 'Malgré leur frag­ment d'obus dans le fémur et leurs coupures dejournaux, irIs n'avaient j rien compris. ~Je m'expatriaismentalement. Je me suis entraîné à détaler bien avantceux' qui fuient aujourd'hui bureaux, salles de cours,salles d'audience, familles, lettres classiques, llettres.nrodernes, steak-frites, hamburgers, choucroutes, toutesles croûtes. Ma croûte à moi, c'est d'être né avec des"millions de morts sur les bras. D'avoir une trop bonnemémoire aussi. Ne vous en faites pas si ce 'n'est pasclair, Je m'en vais la formuler, la question qui me tour­mente. Et comme je m'apprête à la formuler; elle metourmente aussitôt Pourquoi ce passé? Pourquoi cepassé à moi? Pourquoi à moi ce passé-là? Que je n'aimême pas connu? ,

~

Aujourd'hui, j'ai trente ans. Comme personne n'estlà pout:' me faire un cadeau d'anniversaire, j'entreprendsce livre. Il est naturel 'qu'il soit dédié à moi-même.

A propos d'anniversaires. J'ai grandi sur le terraind'une usine. Explosifs miniers. II y avait là uneouvrière rousse, Une bonne femme un peu désœuvrée,énorme, boudinée d'ordinaire dans une robe presquetransparente. Je n'ai jamais su !li son.. âge 'ni son nom.Je la revois accoudée au capot· d'une vieille voiture enpanne. Le bras perpendiculaire au corps, appuyéecomme sur le zinc d'un bar. Elle avait des yeux langou..reux. Je"trouvais cette. femme belle. Elle me parlait avec

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une sorte de tendresse, Cela -me plaisait, Les. visages quiexpriment de la méfiance à mon égard, je ne les aimepas. 'J'ai horreur surtout de la méfiance muette. Elle,c'était de la pure approbation. Ses yeux glissaient surmoi de la tête aux pieds.

« T'as quelque chose qui m'aurait plu il y a quelquesannées. »

Je me doutais bien qu'elle avait une idée de derrière..la tête. Mais je n'avais pas encore peur. Je lui dis :

« Pourquoi il y a 'quelques années ? Plus maintenant ?- Oh, tu sais, maintenant... »Elle" regardait autour d'elle. Souvent je lui ai vu ce

mouvement. Elle tournait la tête très lentement. D'abordau-dessus de l'épaule droite, puis au-dessus de l'épaulegauche: Toujours du monde circulait alentour. C'étaitprés d'un atelier de laminage. Les ouvriers allaient etvenaient. Cette femme n'avait -pas l'air de travaillerbeaucoup.

«Reviens demain.»Elle s'en allait d'un pas traînard. Ses robes étaient

toujours .sales. Elle avait les hanches larges. De ceshanches se dégageait une odeur fauve qui restera pourtoujours ma référence sensuelle. Cette femme a imprimé..au fond Ide moi une fascination pour le monstrueux.Elle avait du flegme et un caractère probablement détes­table. Quand elle parlait, Te passais du chaud au froid,ou, du froid au chaud. Elle disait : au moment où onsait, il est trop tard. Et que de toute manière on n'arri­vait jamais là savoir vraiment. Je me sentais gagné parune angoisse. Je ne comprenais pas tout, mais sa figureparlait mieux que ses mots. Je la consultais commeune pythie. Je revenais 'chaque après-midi. Puis, un "jour,elle décida que le moment était favorable. Elle sepencha soudain vers moi.

« Allez, on y va! C'est ton anniversaire. J'ai une sur­prise pour toi.»

Je jie comprenais pas. Elle était toute nerveuse. Je rtel'avais jamais vue dans cet état.

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« Tu me suis. Une distance de dix mètres entre nous.:»Elle contourna la voiture en panne; longea l'atelier,

tourna à gauche, puis -à droite et encore à gauche. Jen'étais jamais venu dans ce coin de l'usine. Mon pèrenous répétait chaque semaine que c'était interdit. Jesavais seulement qu'il y avait des corridors souterrainsavec des stocks de mélinite. «C'est très dangereux »,

disait mon père.« Attends ici que je t'appelle. Et que personne ne te

voie, malheureux!»Elle descendit 'quelques marches. Je l'entendis ..jurer,

puis .plus rien. Une porte grinça, loin sous terre. J'enten­dis .le déclic d'un interrupteur.

« Viens, mais pas de bruit! »

Je tâtonnai le long d'un mut suintant. Au bout d'uncouloir, je vis un rectangle de lumière. La porte. Der­rière, une ampoule électrique.

« Tu me suis. Je vais te montrer les pyjamas. A l'âgeque tu as, il faut que tu saches.»

Nous étions rà quelques mètres de profondeur. Ellemarchait très vite. Très décidée. Une résistance se levaiten moi, Mais pas assez forte pour me faire rebrousserchemin. Des salles humides, des couloirs humides, dessalles encore. Parfois il fallait déverrouiller une porte.Partout couraient des fils électriques. .La plupart desampoules fonctionnaient. J'évitais 'de marcher dans lèsflaques -d'eau 'brunâtre. Quand j'éérasais des cancrelats,ils faisaient un petit bruit sec.

«Derrière cette porte, ça pue.»Elle tourna deux leviers solides. Elle poussa la porte

du coude, ~puis elle recula d'un pas.«J\ttention.! Ne marche pas dessus.»D'abord je vis mal. Quelque chose comme un tas

d'ordures à mes pieds. Cela dégageait 'une puanteursucrée, écœurante.

«Regarde bien. »Je voyais les os d'une main crispés sur le manche

d'un "couteap rouillé. Je voyais d'autres os. "Je voyais

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deux crânes ·humains au milieu de cet amas informe.Ils étaient partiellement recouverts d'un conglomératsombre. Comme d'une épaisse moisissure. Je regardaiscomme un fou. Je voyais aussi des lambeaux de tissurayé.

« On les appelait les pyjamas. Les travaux forcés. Ilsles avaient logés dans ces souterrains.»

Je m'inclinai pour mieux voir. Soudain un liquidebrun sortit d'entre mes lèvres. Un jet régulier droit surl'un des deux crânes. C'est là que quelque chose s'estdéchiré en moi.

«On retourne. Tu te rinceras la bouche avant deparler à ta maman. Et rien sur la visite. Compris?»

Depuis cette excursion, j'ai vécu dans la crainte d'avoirà souffler des bougies. Le soir du même jour, tout lemonde me chantait : «Joyeux anniversaire.» J'aspiraiprofondément, vérifiai rapidement le nombre des petitesflammes, me "penchai en avant. Puis le gâteau fut cou­vert de vomissure.

Ces deux. gaillards dans les souterrains avaient voulus'échapper. Avec leur couteau, ils avaient essayé d'enle­ver la plaque de tôle sur la porte.. A l'arrivée des Alliés,les gardiens les avaient simplement abandonnés. Voilàcomment ils étaient morts. Que le passé n'existe qu'envue de JI)avenir, je le crois. Que la mémoire de mescompatriotes ne soit pas plus longue qu'une semaine,qu'une année au maximum, je le crois aussi. Mais qu'onpuisse se débarrasser du passé simplement en l'oubliant,cela, je ne le crois pas. Je ne crois pas que les années .

..effacent les morts par mllllers, ni que l'avenir est à lajeunesse, et patati et patata. Ni que la vie m'aime.Aujourd'hui j'ai un compte en banque, une Volkswagen,des pantalons avec des plis, des idées sur la poli­tique, une signature personnalisée, je peux parleravec un semblant de clarté sur quelques sujets quipeuvent intéresser le commun des mortels, et le soirje me couche avec des projets ~pour le lendemain.Mais je suis incapable de .m'accepter, Fuir. Je fuis. Je

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passe mon temps à m'éclipser. Je feins d'être intéressé,en fait je prépare une dérobade, Avec les années, jesuis devenu expert pour organiser mes fuites. J'aimequ'elles s'enchaînent sans perte de temps.

Pendant deux ou trois semaines, je ne suis plus re­tourné voir la femme rousse, Je restais aux envîronsde la maison. A cette époque, la plupart des ateliersétaient encore détruits ou démontés. Mon père, progrès­sivement, releva J'usine. L'œuvre de sa vie. Quelquesannées plus tard, il Ia vendit à l'étranger. Des machinesétaient installées à ciel ouvert. A quatre heures vingt..cinq, les ouvriers se préparaient à rentrer chez eux. Onne voyait personne dans les allées. Ils s'entassaientcomme des grappes derrière les portes des halls. Cinqminutes plus tard, la sirène. Fin du travail. Alors c'étaitla cohue. Toutes lès portes s'ouvraient en même temps.Ils se bousculaient pour être !les premiers aux douches.Trois cents mètres à courir. « L'horrible ruée », disaitma mère. Elle exigeait qu'à ce moment-là nous soyonsà l'intérieur. Depuis ma fenêtre, je regardais les ouvrierscavaler. La grosse rousse était toujours la dernière.Chaque fois elle me jetait ml regard. Çà me" donnaitdes battements de cœur. Pour cette raison seulement,je m'installais ~ la fenêtre. . ~

Un jour, je Iui fis signe. Elle s'arrêta,_ regarda autourd'elle. Toujours ce mouvement de la tête. Puis elleavança vers moi. Je sautai en bas du mur.

« Je ·peux vous poser une question"?- Tout, mais pas sur l'amour. T'es trop jeune pour

ça.»~Je voudrais retrouver exactement ce qu'elle me dit.

J'ai beaucoup de mal à ramener le moindre détail decette époque. Les pressentiments ont agi comme unecensure. Je devinais déjà la décomposition généraliséeen moi etautour de moi. Mais je ne la connaissais pasencore. Je souffrais de quelque chose de très précis.D'une sorte de question colossale, sans mots. Le visageflasque de cette femme est môn seul point de" repère.

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Je lui parlais, debout, près de la vieille voiture. Aprèsquelques "Phrases, je ·devais m'asseoir sur le marche­pied. 'Les paroles de l'ouvrière m'enttaient dans lesjambes comme un ramollissement instantané. Parfoiselles déclenchaient une incontinence d'urine. Ou uneéchappée de gaz digestif incontrôlable. Alors je n'en­tendais plus rien de ce qu'elle disait. J'étais absorbépar mon pantalon.

« Vous avez dit tu m'aurais plu il y a quelquesannées.

- 'Mais oui, avec ta bouille mignonne. Comme surles affiches ùe la propagande nazie. T'aurais été splen­dide, portant un bel étendard.»

Autrement ·dit : tu aurais été un nazi comme noustous, un point c'est tout. Je sais qu'elle avait raison.Mais je ne comprenais rien. Le chatouillement .dansl'arrière-gorge œcommençalt. Bizarre que je viennechercher cette femme, alors que ces entrevues me fai­saient toujours rentrer avec des culottes ou des chemisessouillées, Mais comment se résigner à l'ignorance quandHitler s'en est allé il y a quelques années seulement?Aujourd'hui encore, je voudrais rendre le passé commeon vomitun repas. Depuis les consultations de la rousse,je n'ai rien appris. Jusqu'à ma mort, je n'apprendrairien. Ce sont les murs du concevable que je voudraisfaire sauter. Voilà ce que je demandais à cette femmeun peu amère : le mot de l'inconcevable. Je ne me suisjamais remis de mon étonnement initial. Les phrasesde l'ouvrière rousse me reviennent

« Ton père est arrivé ici fin quarante-cinq. Tout lemonde le respecte. III m'impressionne. Mais il ne doitpas être commode. Comme.. "père, je veux dire... Lamaison où vous habitez maintenant était le quartiergénéral de la police du travail. Dans ta chambre, on arra­chait .. les ongles aux pyjamas ukrainiens. Je te dis toutça parce que j'ai travaillé ici ma vie entière. Les patronsétaient de la Wehrmacht... Hier, on a rossé un English. )

Elle parlait, c'était mirifique. Mais toutes ses expli-

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tas ORIGINES

cations, je ne sais pas, il y avait par-derrière quelquechose qu'on me cachait exprès.

« Vous me cachez quelque chose. Vous faites exprès. »Rire énorme. Puis elle se lançait dans des déclarations

incompréhensibles. Cela tournait autour d'une phrase«Nous ne nous sommes pas battus pour le nazisme.--.!. Mais alors pour quoi ?- Notre dignité. On nous avait enlevé notre dignité.

Faire cela à un peuple, c'estImpardonnable. »Je pensais que la dignité 'était quelque chose comme

un portefeuille qui se perd. J'en avais justement égaréun quelques jours auparavant. Je comprenais au moinscette partie..là de son discours. Mais ma compréhensions'arrêtait là. Je suis incapable de trouver un sens aupassé. Iln'est pas sage d'enseigner l'histoire aux enfants.J'en suis une preuve vivante. Voici" les mots que jereconnais aussitôt dans une page imprimée : extermi­nation, allemand, torture, frontière, lobotomie, mort,tribunal, Voici ce que j'aime: King Kong, les gros ourspolaires, les grosses motos, le Rhin, les cerfs-volants,les bains trop chauds et qui n'en finissent pas. Ce queje ne prends pas au sérieux l'enseignement, les unifor­mes.Tes églises, Sigmund Freud, mes larmes quand ellessont ·dues à l'alcool. Ce que les autres ne prennent pasau sérieux mes colères. Quand je crois foudroyer unennemi, ma gorge se serra-On ne comprend plus ce queje dis. D'une voix étranglée, je profère des sons rauques.Je me trouve redoutable, mais on demande poliment« Que dites-vous? Pardon, monsieur? ) J'ai davantageJ'habitude des inflexions suppliantes. Reconnaître queje suis né dans l'horreur. Gela n'aide pas à ..vivre, disentles amis. Cela vient du foie, dit le docteur. Cela vient­du Karma ou de la bombe atomique, ou de l'incohé­rence du destin, ou d'un nationalisme à rebours. Làencore, je ne sais pas.

'Pour des années, la brutalité reste concentrée en cetterousse. Par un transfert curieux, le sang, les cris, c'est

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elle. J'ai fait un rêve. J'entre sous une tente, L'intérieurest humide, l'air vicié. Des centaines de visiteurs vontet viennent. Leurs vêtements sont mouillés. Un filmest projeté. Des biplans survolent une maison, On dis­tingue -les pilotes, ils portent des bonnets de cuir. Près.d'un mur, une femmè nue s'allonge sur le dos. Elle meparaît familière. 'Mais je n'arrive pas à la situer dansma mémoire. Les avions se jettent sur la maison,repartent, reviennent. Les .étages supérieurs s'écroulent.Les décombres et la poussière ensevelissent le corps nu.La femme se tord de tous côtés, non de douleur, maisde rire. Elle écarte les jambes. Les avions attaquent deplus en plus vite. La femme rit. Je reconnais son pubisroux. Des enfants sont assis par terre. Ils regardentsans rien dire. Derrière eux, les guitares électriqueschargent l'atmosphère de violence. Quelques spectateursse détournent. 'D'autres rient également. Des monceauxde débris couvrent le corps de la femme. En gros plan,on voit son sexe ensanglanté. ILes avions ont disparu.Le mouvement ralentit. Les poils brillent dé quelquesgouttes rouges, épaisses.

La tétanisation de l'esprit. Quand a..t-elle commencéau juste-? Dans les couloirs souterrains devant les deuxcadavrës ? Ou plutôt dans les conversations avec larousse quand je 'Iui demandais :

« Pourquoi ces Anglais en uniforme?- Tu les as donc vus.»Ou peut-être le jour où l'Anglais a refusé une place

d'autobus à mon amie rousse. L'Allemagne était occupée,Dans les rues défilaient des soldats de toutes les natio­nalités. Chaque jour, l'un des ouvriers de l'usine dépo­sait un sac. de charbon dans Ies arbustes, sous mafenêtre. Tantôt c'était un homme, tantôt une femme.Ils venaient à heure fixe. Un peu avant que la sirèneannonce la fin du travail. Quelques minutes plus tard, unsoldat anglais passait par là. Tout à fait par hasard appa­remment. J'attendais derrière le rideau. L'Anglais tra­versait la place, avançait la main dans les branchages.

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Le sac était caché à ses ..yeux. Il Je saisissait d'un gestesûr, routinier. Il ne prenait jamais de précaution pourle cacher. Il retraversait la place comme si de rienn'était.

A quoi servait ce trafic de charbon? Visiblement, ilétait volé à l'usine. Un jour, je sautai de ma fenêtre,Je suivis l'Anglais qui s'éloignait d'un pas ferme. Il sedirigeait vers un car militaire délabré, de la ferraillesur quatre roues. Je 'm'approchai par un détour. Ildéposa le butin dans ce qui avait dû être les soutes. Lesportes manquaient, ainsi que la plupart des fenêtres.Je me glissai entre deux banquettes. Elles étaient toutestrouées. Les premiers ouvriers arrivaient. Je comptaispartir avec eux. Ils étaient tous maigres) vieux ou trèsjeunes. La génération intermédiaire était morte ouencore en Russie. Beaucoup de femmes au ·travail.Sous-alimentées pour la plupart. L'Anglais en désignaquelques-unes et quelques hommes. Comme notre moni­teur désignait les équipes de football, choisissant onzebienheureux dans une classe de quarante. 'L'Anglaisévitait les yeux du groupe. Les élus se dirigeaient versle car. -Aussitôt assis" ils somnolaient. Des jeunes fillesdormaient debout" quelques-unes le front appuyé contreune vitre. Figures terreuses, vieillies avant' l'heure. Maiselles avaient assez d'énergie pour voler un sac decharbon. Une fois par mois c'était leur tour. Le prixd'une place dans cet autobus que tout le monde croyaitappartenir aux Alliés. Plus tard seulement on a su quele conducteur était un escroc allemand. Il s'était pro­curé ce véhicule, un uniforme, des plaques -d'immatri­culation et un accent anglais. 'Pendant plus .d'un an,son petit commerce de charbon fut florissant. Personnene semblait noter que les Occupants, les vrais, prati­quaient des méthodes plus directes. Eux confisquaientcarrément.

..Est-ce là, calé entre les sièges" que, pour la premièrefois, cette torpeur s'est abattue sur mon "cerveau? Elles'emparait et s'empare encore de moi sans que j'y

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prenne garde. Le car était plein. Personne ne se souciaitde moi. La rousse approchait, pour une fois pressée.Le faux Anglais était déjà installé au volant. EUe Ilesuppliait. Puis je la vis s'éloigner. Elle pleurait. Alorsje bondis

« Il y a encore une place! »Une main me saisit, me lança sur l'asphalte. L'autobus

démarra dans un vacarme assourdissant. IMan amie s'enalliait sans me regarder. 'Depuis, j'ai voulu rraîner enjustice tous les voleurs de charbon. J'ai voulu vivre dansles plus anciennes épopées, comme Patrocle. J'ai vouluêtre citoyen d'honneur de tous les pays et ainsi abolir lesfrontières. J'ai voulu rouler dans tous les autobus dumonde, essayer toutes les banquettes, sans jamais 'payerma place. J'ai voulu désapprendre le langage, remplacerles 'mots" par des rites de plumes. On se caresseraitdiverses parties du corps. J'ai voulu être l'homme deNéanderthal, l'Allemand Ide qui descend l'humanité.J'ai voulu lancer des interdits : plus d'Histoire auxenfants, -plus de journaux aux enfants, plus d'histoires,J'ai voulu dénombrer les origines, en dresser l'inven­taire complet. Les origines qui font mal. Les originesminus, morveuses. Les choux gras et les choux maigres.Les- origines qu'on bégaye. Les origines laborieuses,inconnues, inavouables. Les origines ·qui se lisent surle front de nos politiciens à la télé. Les origines ·m'as-tuvu. Les outrecuidantes. Les' bachiques. Les originesfantasques, inventées pour la circonstance. ILes originesqui se trahissent à la façon de revenir des lavabos. Ouà la démarche devant une terrasse de café. Les origineslymphatiques qui vous clouent sur place dans Ies conver­sations. Les origines barbares qu'on associe aux massa­cres. Les origines bazardées un soir et qui rappliquentau galop. J'ai voulu les recenser toutes. Les Esquimauxconnaissentquatre..vingt-dix-huit variétés de neige. Pourchacune ils ont un nom. J'ai voulu savoir le nom demon origine à moi. Et j'ai su j'ai été conçu dansla jubilation, parce que quarante millions de Fran-

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çais faisaient dans leur froc comme un seul 'homme.L'autre jour encore: «Hitler, éyidemment c'est dou­

lourèux! Mais cela fait un quart de siècle.» Phrase àmoi dite un soir du Onze Novembre, après le discoursde M. ,le Maire de la commune d'Etiolles. Une «haseplus ancienne que moi parle en moi. Cela s'est infiltrédans le lacis des nerfs, un jour de distraction. J'obéisaux injonctions d'une parole masquée. Elle dit que lemême sang coule en moi et dans les veines d'AdolfEichmann. Une fois distillé en dates pour manuels,même un passé de terreur prend un aspect ordonné.J'ai lu que la moitié des Allemands d'aujourd'hui sontnés après quarante-cinq. 'Mais moi je ne puis consi­dérer ce passé-là comme quelque chose d'extérieur.L'éloignement m'est interdit qui Ile rendrait incom­préhensible. Il m'envahit par bouffées d'affolement.Comme s'il y avait un manque inadmissible dans mavie. Comme si j'étais en retard par rapport à moi­même. A dix-sept "ans, j'avais un seul désir : être ùnvieillard le plus vite possible. Avoir sur-le-champquatre-vingts ans. Comme par magie. J'ai probablementmanqué un départ essentiel. Peut-être le jour où untroupeau d'oies me poursuivait. Elles baissaient leurlong cou, cacardaient horriblement. Elles agitaientles ailes, fonçaient sur moi. Ainsi ai-je appris à fuir.Le portail de l'usine était déjà fermé. Je me glissaidessous, mais je restai coincé: Impossible d'avancer. Là,les hanches calées entre l'asphalte et la porte en fonte,le criaillement des oies de plus en plus proche, j'aicompris. J'ai compris la condition humaine, la mienneen tous cas. La dispersion consentie.

Pour détecter la 'lumière, j'énumère les passagessombres. Ceci se passe très tôt. Probablement avant quej'entre dans le giron animal de la rousse. Ma mèrerevenait de la ville en décombres. Elle était partie àvélo. Elle revenait à pied. Elle arrivait par le chemin

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de labour, entre le terrain de foot et la voie ferrée.A la main, elle tenait un objet bizarre. Une. roue debicyclette. Tout c~ qui, en restait. A cette époqu~, lesPolonais étaient partout. Anciens du .travail forcé. lisétaient venus à dix. Elle avait saisi cette roue des deuxbras. Ils 'avaient frappé, longtemps. Avec la pompe àvélo, La roue a lâché, mais pas ses mains. Elle était-en sang jusqu'à l'épaule.

A force d'être exclu de la vie, une tendresse est néeen moi pour la dispersion. Je l'accepte, je l'aime. Grâceà elle, je me sais plus loin que toutes les organisations,institutions, communautés, 'plus loin.. que le coude àcoude. Quand je vois trois personnes discuter ensemble,d'instinct je sais que l'une d'elles se fait subtilementappliquer une torture. Quand je vois des gens serrésen foule, calmes ou tumultueux, en uniforme ou non,je tourne de l'œil. Je vis en retraite forcée. J'ai toujoursun tube de calmants dans la poche. Pour des énerve­ments qui ne viennent jamais. Quand je gare la voitureSUIt· nn parking, je l'oriente vers la sortie. Je ne tolèrepas qu'une autre puisse se placer devant ~IJe. Etre prêtpour un éventuel départ en catastrophe. Enfant, j'étaishanté par les préparatifs. Comme par inadvertance, jefaisais couler l'eau dans la baignoire. Qu'on ait de l'eaupotable pour les désastres sans doute imminents. Corn..ment ces obsessions ont-elles commencé? Pas de malà ·renouer le fil. Mon premier souvenir est de fuite.J'étais calé entre mes parents, à l'arrière d'un camionouvert, contenant beaucoup de gens. Il pleuvait à verse.Le vcamîon avait quitté la route. Les roues s'étaientembourbées, Les bombes américaines tombaient à quel­ques kilomètres de là. Je revois le terrain argileuxinondé, le camion qui patinait, le Rhin tout proche.Sous nos yeux, on essayait de faire sauter le pont deRemagen. Mais les charges étaient trop faibles. Il sebalançait légèrement pendant que des soldats américainsle traversaient au pas de course. Le premier 'réflexe dema. vie consciente : ficher le camp...

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Aujourd'hui l'instinct de cavale est ce que j'ai de plusprécieux. Ainsi ai-je acquis une liberté que beaucoup neme pardonnent pas. L'éducation par Anna confirmaitmon indépendance. Anna était d'un non-conformismeahurissant. Elle passait sans préavis des conventionsaux provocations. Elle enlevait souvent ses vêtements.Corn-me ça, pour rien. Elle disait que le corps humainest une splendeur. «Je ne comprends pas pourquoi lesgens ne vivent pas nus, » Un jour, je répétai à la maisonla phrase d'un camarade « Au début de chaque viehumaine il y a la èochonceté.» Anna me remit sévère­ment à ma place. Le sérieux dans sa voix me frappa.Elle dit qu'au début de chaque vie, il y a au contrairela chose la plus belle sur terre. Depuis lors, dans mavie, tout ce qui touche au sexe est resté pour moi joieet merveille. Mes scrupules ont duré exactement un jour.Je' dois ma liberté à Anna et à la guerre. Et à Ia chanced'avoir grandi sans instruction religieuse. J'allais "àl'école anthroposophe. J'y ai appris l'alphabet en dansantpieds nus sur l'herbe. Beaucoup de peinture, toujoursabstraite, beaucoup de sculpture} de jardinage, de trico­tage même. L'anglais et le français à l'âge de- six ans,latin et grec à onze. Et beaucoup dé musique surtout.

L'envers de l'errance l'exclusion. Son endroit laliberté. Un exclus ne vit plus sous la loi. L'école, Anna,la guerre ont planté en moi le goût de l'origine, l'unique,par-delà les origines. Le goût de l'un. A seize ans j'aidécouvert les voyages en chemin de fer. Malgré l'inter­diction de mon père, je suis parti pour l'étranger. Voirles îles des Cyclades sortir de l'eau comme des épaules.Depuis, je n'ai plus vraiment d'attaches. J'ai été loin demes origines si longtemps que l'origine me paraît touteproche. Les gens des autres peuples s'évitent à l'étranger.Moi j'ai pris le large si définitivement que la vue d'uncompatriote m'attendrit. Peut-être suis-je soulagé qu'ilcontredise souvent l'image enfants-de-boucher qui s'estarrêtée dans l'inconscient de l'Europe. Je rêve encore àdes 58 postés devant un immeuble, c'est vrai. Ils com-

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mandent d'obturer les fenêtres avec des couvertures. Puis"ils tirent. A la mitrailleuse.. et, à la (grenade. Mais je nedemande plus pourquoi. Je me .suis 'mis à vivre sanspourquoi. A laisser le passé, A ne plus le fixer par descrispations de la mémoire. Ainsi je le vois mieux.

JOtJRNAL A PLUSIEURS VOIX

Pour la France. Chaquedernier dimanche d'août, levillage rend hommage auxmorts de la Libération. Lafanfare n'est plus la, et seulsles pompiers et le gardechampêtre représentent, enuniforme, l'autorité. Le cor­tège est cependant plus nom­breux. Mais surtout, cetteannée, une surprise nous at­tend. L'inscription du monu­ment a été changée. Elleportait les noms de deuxmaquisards fusillés avec lamention « lâchement assas..sinés par -les Allemands».Cette année, on lit « mortspour la France, face aunazisme ». Au premier abord,ça m'ennuie : en vérité, cesgarçons ont bel et bien étéassassinés, et lâchement.C'est toujours mauvais detrafiquer l'histoire. Mais onl'a fait dans un bon espritpour effacer les haines na..tionales, on a remplacé Alle-

..mands par': nazisme. Lestouristes germaniques ne se­ront plus gênés et les ami-

Ma seule expérience del'extase la musique. Jejouais dans un orchestre. Leviolon, et parfois la trom­pette. L'Amitié franco-alle­mande organisait des échan­ges entre jeunes musiciens.D'une salle à l'autre des deuxcôtés du Rhin, d'un concertà l'autre, oette extase .se ré­pétait. Dois..je dire ces cho­ses-là ou les garder pourmoi? A Strasbourg nousjouions Haydn. L'auditoireétait bon. Il connaissait, sui­vait. Je plongeais dans unesorte d'unité. Je continuaisde jouer, bien sûr. Je restaislucide. Les deux pays avaientenvoyé un nombre égal demusiciens. Je regardais dis­crètement autour de moices visages étaient beaux,entièrement adonnés à l'exé­cution de La Création. Lachorale était placée derrièrenous, les membres de' l'or­chestre. Mes idées sur l'exis..tence disloquée me parais­saient fausses, soudain. Jecomprenais le fond des cha-

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cales d'Outre-Rhin pourrontvenir déposer une gerbecomme j'en verrai à un au­tre monument du maquisEhren und Bedenken (hon­neur et souvenir). Nazisme,ce vocable abstrait rend àla Résistance son meilleurcontenu, même s'il tend àfaire oublier que ce sontdes Allemands, probablementpas nazis, qui tuèrent. Ace «nazisme» .s'oppose la« France», qui prend ainsiun aspect abstrait, universel.« Mourir pour la France »,

n'était-ce pas mourir pourla liberté des peuples? Voilàce que je me dis. Mais lecortège remonte vers le mo­nument aux morts, où l'onsalue également la mémoiredès morts de 1914-1918, de laguerre d'Indochine et de laguerre d'Algérie... Morts pourla France, ces derniers, éga­lement - mais dans un sensassez différent. Ce n'étaitpas leur faute, et il est bonde se le rappeler. Mais cetteéquivalence trouble moncontentement et donne à toutcela" une autre signification,une saveur de confusion quitourne à l'oubli.

J~·M. D.

ses, harmonie et simplicité. Jeme disais à moi-même ceciest probablement l'un desmoments les plus heureuxde ma vie. Aussitôt l'unitéétait rompue. L'entente étaitpensée, donc perdue. Jefaisais une fausse note. Lechef d'orchestre tournait versmoi un regard furieux. Il

"nous voyait tous, individuel­lement. La moindre distrac­tion vous attirait un roule­ment vengeur de ses yeux.Je n'ai jamais compris com­ment, avec tant de mondesur la scène" il pouvait ainsihypnotiser chacun de nous.L'Accord total des voix etdes instruments, de l'audi­t6ire et des musiciens, desdeux pays traditionnellementennemis... c'était trop beaupour durer. Je comprendsl'exaltation des mystiques,suivie de tristesse. "J'ai sentijusqu'où peut aller l'inté­gration. J'étais parfaitementheureux. Ayant dit cela, j'ai

. tout 'lit.

'Mon père, je l'ai toujours craint. Un professeur deman­dait « A quels animaux comparerais-tu tes parents?»Lui un morse. J'avais un camarade de classe, A'lex.

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Quand la République fédérale célébrait ses quatre ans,son père avait été"inculpé. Criminel de guerre. Depuis cejour-là, Alex me harcelait de questions.

«Et ton papa.. il était officier aussi?- Le mien n'a jamais porté d'uniforme. Suffit?»Mais cela ne suffisait pas. Alex m'énervait avec ses

questions.« T'es bien né à Amsterdam. Qu'est-ce qu'il y faisait?-=-- En tous cas je ne suis pas un fils d'assassin. Comme

toi. »Alex avait ramassé des crottes de la vieille jument qui

apportait le 'lait à l'école, et me les avait lancées. A mamère j'expliquais qu'elles m'étaient tombées dessus, duhaut d'un camion.

« Tu sais bien, dans le virage en épingle à cheveux,près du tpassage à. niveau. »

La question d'Alex m'était entrée dans la tête. Le pro­fesseur racontait le procès de Nuremberg. Alex avait une

.façon ..stupide de tirer. Ia bouche près de l'oreille quandil glissait une vacherie.

« Ton p~pa, peut-être qu'il y était ? »Pauvre Alex. Cracheur de venin. Pauvre con.« :E,t puis après ? »·Mes réponses étaient faibles. II fallait lui clouer Ie bec,

définitivement. 'Pendant les récréations, je me cachaisaux toilettes. Echapper à Alex et à ses insinuations.Quand je sortais, il était Ià. Il ricanait.

« Tu te 'branles seul maintenant ? »

Un jour où mon père était parti en voyage, j'avaiscompris les bribes d'une conversation. Dans ces cas-là,il parlait hollandais avec ma mère. Il serait nommédirecteur quelque part. Son absence était la bienvenue.J'avais quinze jours pour fouiller dans ses papiers, Troisarmoires. Je procédai systématiquement. Chaque jour,deux rayons. Factures, quittances, récépissés, catalogues,lettres de commander lettres de faire..part, lettres dacty­lographiées, manuscrites, circulaires ministérielles, let­tres de- recommandation, lettres d'engueulade, lettres de

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LES ORIGINES

renvoi, brochures des- Alliés sut le démontage de 'l'indus­trie allemande, brochure d'une invention brevetée, pho­tos d'excursions avec des employés, prospectus d'hôtelsen Suisse, énfln une carte postale de moi. Mais riensigné -Hitler. Ni Lord-Justice Lawrence. Ni Wehrmacht.Déception, mais tout de même. C'était mieux. Alex Iafermerait désormais. Cependant, avant de lui parler, jetenais à demander-à ma mère: Pour être tout à fait sûr.Elle essuyait mon petit frère ap-rès 'Ie bain. Le meilleurmoment. J'y assistais toujours. Ce spectacle me donnaitdes idées, comme on dit. Après, je me sentais costauddans ·ma culotte.

« Où était papa quand je suis né ?- En Hollande, bien sûr.»J'avalai ma salive" :« Militaire ? »Elle, saits lever la tête«Non. Il avait une sciatique.»Je guettai Alex à la sortie du cours. Avec une indiffé­

rence totale, je le lu] fis savoir.« Il avait une sciatique. »Cela lui en bouchait un coin. J'avais la paix. Pour un

après-midi. Mais le lendemain, tout était à reprendre.Alex me- cueillit à la descente du bus. Je n'avais pasencore mis. Iès pieds sur le trottoir qu'il me lança, ensautillant comme une grenouille

« La sciatique ça dure une semaine! »

Je dois avoir l'air assez marqué. Au fin fond de laTurquie, je passais devant un préau d'école. Une petitefille alertait les autres «Turist almân l » Comment lesavait-elle? Tous reprenaient : « Turist 'almân, turistalmân l » Ils me couraient après. Une foule qui m'arri..vait "'tout juste aux hanches. Le maître d'école agitaitsa canne, Le passé connaissable à peu de frais. Unregard dans la glace. Cette lisibilité de mes originessur 'mon visage ·me rend maussade. Je me sens chaque

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LES ORIGINES

jour plus exposé. A la merci du premier ancien combat­tant venu dont je dois partager la" table.

« Quand je te vois entrer dans la pièce; malgré ..moij'entends des airs de marche. On te dirait dans un per­pétuel défilé militaire.»

A seize ans" dans un restaurant en Crète, on refusede me servir. Pendant Ia guerre, les soldats allemandsavaient fusillé toute la population mâle du village. Jecampe avec deux amis, un garçon et une fille. Allémandseux aussi, et pas. plus vieux que" moi. 'Le patron nousdit de quitter la salle.- Nous ne paraissons pas savoirque nous sommes d'une race de tueurs. .Cela le remplitd'exaspération. Les fils doivent payer. Il a vite comprisquelle langue nous parlons. Le prochain village est àdeux heures de là. II faut traverser la montagne. Nousavons l'estomac dans les talons. Seuls au milieu de laplace, nous discutons que faire? Mon camarade parlede honte. La fille pleure. Elle dit

« Fuyons. Je vous en supplie! »Elle raconte que la veille un garçon de café avait ..servi

'de l'eau tiède à un couple français. Ils se sont plaints. Ellea entendu la réponse du serveur : «On vous a: prispour des Allemands. » Elle me prend par lé coude. Elleveut -m'extirper de cette place, me mettre à l'abri loinde la Grèce et la guerre, loin des fusillades d'otages.Elle a seize ans. Elle en a assez de se sentir viséepar Ies formules stéréotypées : « Les Allemands aboientdes ordres », « L'Europe écrasée par la botte allemande ».Elle veut vivre.. Le patron du café d'en face observe nosconciliabules. Il nous fait signe d'entrer. Pour nous jeterdehors, lui aussi? Il -dit

« Vous avez de 'la chance. Personne dans le village nevous servirait> Mangez cette soupe aux fèves. »

A 'la fin, il refuse notre argent..Une autre anomalie s'est développée en moi avec le

temps. Quand je tiens un corps dans mes bras, je le vois'soudain réduit en squelette. Ma main se promène amou­reusement sur le dos, tâte la colonne vertébrale, et ça

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y est. Dans ma tête il n'y a plus que dés ossements. Jenous vois tous deux tels que nous serons dans quelquesdécennies, à deux mètres sous terre. Des os décharnéset, desséchés. .:

« Qu'est..ce que t'as? Plus envie?- Si si. Je nous voyais tous deux. en cadavres. »

Cela jette un froid. Raison de plus de se réchauffer.Seulement l'élan n'y est plus. J'incline un peu la lampede -chevet pour ranimer les ardeurs. Voir des yeuxvivants, de la peau vivante. 'Mais ç'est pire. Sous l'am..poule, le globe en verre est 'bourré de mouches crevées.Je m'immobilise sur le dos. Attendre que ça passe. Maisdepuis trente ans ça ne passe ·pas. Quelque chose refusede descendre. C'est la mort que je n'avale pas. La chairjolie.comme elle cache mal le macchabée que nous serons.Un voile d'étamine. J'aime les hâles après l'été. Maisl'automne venu, on voit bien ce qu'il en est des vête­ments de gaze jetés sur la mort. Au fond de mon cœurla décomposition se poursuit. Je l'ai toujours su. Uencore, les années ne m'ont rien appris. J'observe mesamis qui changent d'idées, de femme, de goût, de métier,de voix, d'angoisse, d'espérance, de bagarre, de foi,d'identité. Moi, rien de tel. Un bel exemple, de stabilité.J'ai habité plusieurs pays, c'est vrai. Mais je ne suis pasun déraciné. J'ai seulement des racines envasées. Commeles algues. Les racines dans la boue des trépassés. Russes,Polonais, Allemands, Juifs, Aryens} Français, Japonais,Anglais, Américains par hécatombes. Parfois je voudraism'allonger avec eux. Que je les rejoigne aujourd'hui oudemain me laisse indifférent. Prenez les parcs en une find'après-midi ensoleillée. L'herbe est couverte de papiers,restes de nourritures, boîtes, .épluchures d'oranges. Uncorps bien fait s'en vient, piqué sur deux jambes élan­cées. Qu'il se couche avec les ordures tout de suite ouplus tard, sincèrement, qu'est..ce que ça peut faire? Quele sable lui entre par le nez et Iles oreilles aujourd'huiou demain, quelle différence?

Expulser. Evacuer le fatras qui encombre la mémoire.

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LES ORIG1NaS

Mais ce qui est facile pour le corps ne l'est pas 'pour.l'esprit. Une trépanation ferait merveille. Un trou dansla boîte 'crânienne et pclichcliéht - les revenants dupassé s'échapperaient comme d'une chambre à air per­forée. Du reste, les revenants soni 'de' famille. Ma sœuraînée occupait une mansarde âu second étage, ~roùs lesautres enfants el mes parents couchaient' au -rez-de­chaussée. Pendant des ànnées, je subissais presque cha­que nuit la- même sèêne. Hurlements -en haut de l'esca­lier, une parié violemment ouverte; le vacarme de 9.uel.qu'un descendant les marches qtïatre à-quatre, ma porteenfoncée, puis une autre, le halèieïnënt effrayé, enfinles voix rassurantes dé rnes parents. Ma sœur finissaitla nuit dans le 'lit ~tl~ ma mère. J'avais pris l'habitudede ces âppariifons précipitées. Je me rendormais aus­sitôt. Elle était néé .au début de la guerre: Jusqu'à sonmariage elle~ verra, .la .nuit, des poignées ~.~'âbaisser ·1Idou­cement, des mains ensanglantées voler à travers [a pièce,des têtes d'aveugles la regarder, des culs-de-jatte la pour­suivre, un homme "eri- noir s'approcher de son fit. sur lapoint des pieds. Je n'ai jamais compris ptnïrquoi ellerestait exiléé là-haut. Mais j'ai bien compris sdn "désirde se marier. Elle s'est adaptée au monde qui n'étaitpourtant ni le sien ni' le mien. 'Moi je refuse dé m'adap­ter. Je refuse de lécher-des bottes et' d'envoyer des' vœnxde Noël. Jé refuse d'oublier mon enfance terrorisée, depasser aux. affaires du [our, de rigoler des monstres noc­turnes, de couvrir les râles avecdës formules de politesse.Je refuse aussi de rendre la -guerre responsable de tout.Mais, sans elle, mé serais-je levé si tôt? Aurais-je apprisà maudire les consolations? Aurais-je- talonne l'origine,l'unique, comme un" extasié et un incrédule?

J'écris pour revenir à la parole, Assez de la vie muettecomme les gestes des hôtéssës avant le décollage desavions elles enfilent le gilet de sauvetage orange, semontrent de face, de dos, font semblant dè tirer surles"sangles qui Ile remplissent d'air. comprimé. tes haut­parleurs distillent les explications d'Une voix aimable,

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L'hôtesse, elle, reste muette. D'une main, elle se couvrele nez et' la bouche d'un masque en plastique, de l'autreelle déroule un petit tuyau transparent et l'approched'un dispositif dans Ile plafond. Puis elle désigne lesportes de devant et de derrière ainsi que les portes desecours. Avec un sourire imperturbable, elle agite uncarton sur lequel sont imprimées les instructions encas de danger. La vie sans langage, répétitive - merci.Une passion pour le présent et une parole pour le passé,voilà la conjonction d'où naîtra pour moi une existencevivable, un avenir splendide.

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2.Comment lç suis défenestré

pendant qu~au kibboutz on fait la sieste~

« Joan.v-le passé qu'on m'impose, je n'en veux pas.j\"èc 'toi j'en choisirai un autre. Plus drôle.

- Il y a un pique-nique cet après-midi. Près de Iapetite cascade, Tout Je monde y va,

- J'aime cêtte espèce d'afro-look que.. tu portes.-:..wtouche: "Du crin- de" cheval. .-' J~y plongerai lès mains. ~M'agriRperai. J'y cacherai

ma tête Tu me traîneras au-dehorsde- ces vapeurs mau­vaises.~ Vapeurs, vapeurs. Elles sont au-dedans, Derrière

ce front, c'est là que ça fume.-=- Non, elles viënnent, sans contours- Même toi quand

tu parles, me regardes... »

Nos corps ién SUeur attirent.. les mouches. L'air estétouffant. Même les taons sont engourdis. Ils n'essaientplus d~ s'envoler- quand on les 'écrase. Les gestes sontautomatiques. Je me brûle à ma propre boucle de cein­'ture. L'ombré' forme une tache noire autour de _nous,mais la chaleur y est la même. J'al perdu la .notion dela fraîcheur. Devant nous, l'immense- champ de coton.Les filamerrts blancs. 'partout, comme de.. la bave. Joanet moi les avons enlevés sur la première rangée, celle·quI -longe ..le fossé. Les moissonneuses .n'y passent pas.Trop près du bord. Un wagon de chemin de fer estmonté sur une remorque basse. Les machinés s'y pen-

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cheront, se videront. Comme des montagnes dans lesdouleurs. Avalanche stérile; informe. Elle s'en ira direc­tement aux usines de filature. Le tissage se fait à l'étran­ger. Les balles partiront de"Haïfa.

Joan si heureuse de vivre. I'm hapPYI I'm alive. Quandelle chante, elle ferme les yeux. Je voudrais qu'elles'arrête, qu'elle m'écoute. Lui répéter la phrase quirésonne dans mes oreilles : « Votre présence ici aété remise en question.» Voir comment elle réagirait.Je me tairais un moment. Le temps de tamiser la vérité,de la réduire, par le silence, à une taille maniable. Unepause 'pour diminuer la terreur, en faire une quantitéavec laquelle je pourrai vivre. Puis je lui sortirais« Joan, ils vont me flanquer dehors. » Je lui parleraisdu passé. De la grande économie de mémoire qu'ilm'inflige. Du destin taciturne auquel il m'a habitué.Un passé de mâchoires serrées. Mais elle se méfierait.L'élan lui paraîtrait suspect. Elle croirait que ce n'estpas I'amour qui parle, mais la crainte de perdre l'amour.

« Avoir peur du passé. Quel gamin tu fais!»Je réponds simplement« D'accord pour la cascade. Ici on se 'liquéfie. »Le champ est profond. Plus d'un kilomètre. Pendant

cinq heures nous nous sommes éreintés. Le dos courbé,traînant les sacs de jute. Quand ils étaient pleins, Joanse redressait péniblement. « Je sens toutes mes ver­tèbres.» Il fallait tasser le contenu, ficeler les sacs, lesabandonner sur place. Dès l'arrivée, ...nous en avionsdisposé des stocks sur le parcours. A intervalles régu­liers un petit tas de jute. Puis l'arrachage des barbichesd'ouate. Billes ont l'air mignonnes. Mais elles -renfermentla folie. D'abord le travail se faisait dans la plaisanterie,Lés gestes simples avaient quelque chose de réconfor­tant. La gaieté s'en est vite allée. Un mutisme graveest venu. Appliqué. La matinée avançait, la monotoniedevenait exaspérante. Des cailloux se glissaient dans lessandales. Une ampoule éclatait dans la main. Joan trans..pirait. Des ruisseaux se formaient sur le front, traver-

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saient les sourcils et les cils. Ses yeux se coloraientlentement de petites veines rouges.

Au début, pendant la récolte des pommes, je parlaissans arrêt. 'Un monde second était là. Il fallait l'appri­voiser, expliquer. Les anciens du kibboutz écoutaient.De temps en temps quelqu'un criait « un scorpion! »

-Manœuvre pour me faire taire. Maintenant, dans lenouveau travail, les équipes ne sont plus que de deuxou trois. Nous vidons les moissonneuses et les net­toyons. Elles s'en viennent, repartent aussitôt. Ellesdisparaissent à l'horizon, grandes comme des navires.Quand elles sont au loin, nous avons du répit, La masseblanchâtre augmente de volume. Elle ressemble à dela neige ramassée sur les trottoirs et déshydratée. Joanme tire dans le monticule d'ouate suffocant. Ces englou­tissements me terrorisent. Joan jubile.

« C'est voluptueux.»La journée commence à trois heures du matin. Rivka

vient frapper à ma porte. J'habite une volière. Une..charpente de poutres recouverte d'un filet métalliquetrès serré. Comme les moustiquaires. Rivka et Uri at­'tendent cinq minutes que je sois prêt. Ils se 'bécotent.à deux pas de moi, dans Ie noir. Nous remontons l'alléecentrale. Dix minutes de marche à pied jusqu'au réfec-toire. Plus nous nous en approchons, plus la nuit s'anime.Portes qui s'ouvrent, salutations. De partout, des hom­mes et des femmes se dirigent vers la grande salle àmanger. Fromage blanc et café insipide. A cette heure-là,c'est un accablement. Le camion nous emmène à douzekilomètres. La route n'est pas asphaltée. Nous sommesneuf accroupis à l'arrière. Tous à peine réveil·lés. Lesnids-de-poule nous empêchent de dormir. Quand lasecousse est plus forte, c'est que nous quittons la routepour contourner un trou d'obus. Le sable volant sedépose sur la cornée. Il forme un ciment .qui obscurcitla vue. M Dans les chambres se trouve un liquide pour lesyeux.L~ repas de neuf heures. Les hommes font cuire

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les saucisses, les femmes apportent des carottes, desconcombres, des œufs, l'éternel fromage blanc et, aussiinévitable, le "jus de pamplemousse.

A une heure, la journée de .travail finit. Seuls restentquelques gardes armés... Les champs. sont bordés detranchées. Elles s'intègrent mal dans 'l'idylle agricole.De- petits blockhaus les jalonnent. Sur le chemin duretour, la' fatigue donne parfois le mot juste. Yoschkoaime à parler allemand. C'est le mécanicien en chef.Il se tient très droit, assis le dos contre la cabine. Saprononciation raboteuse dissimule péniblement le polo..nais de son "enfance. Il a plié une vieille veste, ladoublure dehors, et l'a posée soigneusement sur unecaisse. -Puis il s'est assis pour ne plus bouger pendantle trajet. Ses mains pendent, énormes. Immobiles commedeux fruits lourds.

«Nous viendrons à Ia cascade. 'Mais seulement enfin .d'après-midi.»

Comment avais-je pu oublier. Le Comité se réunit.La pensée me traverse comme une stridence. L'effare­ment doit se lire sur mon visage. Le Comité! Il m'avaitexclu de Kfar Ezra, voici un mois. Parce que je suisallemand. Ce fut J'aboutissement de minables intrigues.Elles avaient commencé avant mon arrivée. Ma présenceles faisait rebondir. Depuis longtemps je vis dans laterreur du renvoi. Yoschko me défend. Les autres luifont des cours d'histoire. Pendant tout le trajet duretour, il essaie de couvrir le bruit du moteur. Sesphrases maintenant sont solennelles. Presque avec drô­lerie. Elles mêlent une autre sueur à celle que·· faitperler le soleil, Yoschko crie. Rivka et Uri, malgré lachaleur, se tiennent serrés l'un contre l'autre. Ils n'en..tendent pas. Joan rêvasse à l'autre bout de la plate­forme. Elle joue avec ses orteils. Restent quatre hom­mes, deux Séphardites et deux Arabes. Aucun ne corn..prend I'allemand, Yoschko peut parler librement.

« Les enfants de ce pays ont un désir de vivre siintense qu'ils en sont tristes. Un passé acceptable, voilà

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LES ORIGINES

ce qu'ils veulent, Tu es comme eux. Je te reconnais-comme l'un des, nôtres. La même avidité absurde. Tune sais pas quitter le passé. Le monde déserté te rat­trape. »

« C'est pour cela qu'on me chasse ? »Yoschko approche de la soixantaine. Debout, il m'ar­

rive à l'épaule. Ses traits sont délicats. Ils ne s'accordentpas avec son métier de machiniste. Sa chevelure estépaisse, entièrement grise. Quand il se découvre, ellegarde "en creux la forme de la casquette. Les joues en­foncées, l'arête du .nez busqué, ce visage a quelquechose d'aquilin. Les pommettes sont larges, saillantes.Ses grands yeux se fixent interminablement ·sur leurobjet. Ils se déplacent lentement, comme son corps: Leregard est étonné, souvent.lourd, perçant, insupportable.On s'attarde à ses yeux comme à une ambiguïté. Enmême temps ils rassurent. Sa peau Lest pâle, C'est rareici. En comparaison avec les sabras, elle paraît trans­parente. Ses gestes sont calmes, nets. On soupçonne quepas un muscle ne se tend ou ne se relâche au hasard,Yoschko domine parfaitement son maintien. Le dosn'est jamais voûté. Sur cette stature si fine, seules lesmains surprennent. Quand il les lève en signe d'adieu,chacune est aussi grande que la tête.

Par moments il redevient le financier de Varsovie.Sa famille habitait sans faste une des plus belles maisonsde la ville. L'usine de teinture qu'elle possédait étaitl'estée longtemps la seule sur la place. La fortune étaitrécente. L'esprit économe avait marqué le jeune âge deYoschko, plus encore que la richesse. Il en garde la sévé­rité. Parfois il est féroce comme un parvenu. Quandil parle des tisserands Kalman et des banquiers Nis..selbaum, il est méconnaissable. J'imagine alors son père.La table- familiale. L'exposé sur la vie en société. Quelcomportement faillait-il adopter avec les familles lesplus en vue de la bourgeoisie P Souvent je taquineYoschko à ce sujet. Il ne s'émoustille jamais, m'enveut plutôt: Les contradictions de sa personnalité lui

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tl!8 QRIGtNÉS

échappent totalement. Mais sa vie mouvementée l'a ra­mené au centre. Quand il parle, chacun de ..ses -mots ytouche. '

« La vie nous accepte en echange d'une ascèse. Cha­cun a la sienne. Taillée pour lui, imaginée par lui,poursuivie avec ténacité. Tu aurais dû te mettre enmarche déjà. Tu sais ton chemin. Les lieux n'importentpas, ni les institutions, ni ce kibboutz. N'accuse personne.Tu dis qu'une ombre t'accompagne, projetée par d'au­tres que toi. ILes aînés, Tu veux t'en évader. Mais c'estencore une possession, Un jour le passé ne te posséderaplus. Tu verras les choses autour de toi, telles qu'ellessont. Tu verras leur présence. Maintenant elles t'ef­fraient encore.

- Yoschko, tu n'aimes pas la vie.- Après cela, tu verras. Le présent, et non le passé

at! le futur. Demain est plus difficile encore à quitterqu'hier. C'est vrai, je n'·attends rien. Mais en cet ins­tant, je ne sais pas, j'ai la vie entière.»

Ses mâts redoublent les battements du sang dans mestempes. III parle certainement du Comité. Plus rien àattendre, pour moi non plus? Je voudrais retrouver lafissure. Celle par où la peur s'est infiltrée dans ma vie.Voici longtemps de cela. J'ai les oreilles fragiles. Deslézardes dans les tympans par lesquelles entre la folie.Des mots sans importance font suinter l'angoisse. Elleentre au goutte à goutte dans la cavité interne. Je ré­ponds « Merci, très bien, et vous-même P » 1·1 seraitplus juste d'appeler au secours. Partout "où je vais, lapeur débarque avec moi. Une âcreté dans l'air. Le goûtde la mort.

«Ote-toi de là», disent les regards. Se mouvoir avecaisance au milieu de ceux qui vous refusent. Le plusardu des problèmes. L'inquiétude me prend partoutenterré dans la masse du coton qui part pour l'égrenage,à table, pendant l'amour, au cinéma, dans les réunions.Là surtout. Elle me bloque la respiration. Qui serai-jedémàin? J'en ai vu partir d'ici qui aujourd'hui parlent

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LES ORIGINES

avec fierté. « J'ai appris à 'faire la planche», disent-ils.Mais il y a aussi Raoul Lavigne. Mis dehors dans descirconstances que je n'ai jamais sues, et mort dans descirconstances à peine plus claires. Ou trop claires peut..être. Un an, jour pour jour, après son éviction. Savoiture entrée dans un mur de soutènement. D'autresexclus développent un instinct de charognard. Là ~Ù estla vie, ils restent sur la berge.. J'ai vu un éboueur ainsi,le jour du carnaval. II se confondait avec une clôtureen brique. Immobile comme s'il avait ..été placé là parles maçons.

J'aime ce pays. J'adhère de toutes mes forces à l'idéedu socialisme en miniature. La vie en commun mecomble. L'absence de propriété. Chaque jour je saisque ma voie est la bonne. 'Mais il suffit que je croiseAsher ou Ruben aux abords de la salle de lecturepour que la panique rebondisse. Depuis la récente guerrece sont eux les maîtres. Ils restent dans les cou­lisses. Leur pouvoir sur trois cents individus les grise.Depuis qu'ils sont là, les engagements sont devenusrévocables.

A l'assemblée générale ils se taisent. Ou affichent dessentiments de 'bienveillance. Ainsi la semaine dernière.Grande discussion au milieu de la réunion. Faut-il garderles employés arabes ? N'est-ce pas contraire à nos prin­cipes? Le tout parfaitement idéologique. Un jeunemembre arrivé de New York se Iëve, II parle .de nosdevoirs envers les Palestiniens opprimés. Son débitest haletant. Il mélange l'anglais, l'hébreu, le yiddish.L'intervention dure. Quelques visages se font hostiles.D'autres semblent indisposés. Asher rédige de petitspapiers.

L'Américain a fini. Uri se lève. Il dit« Je pense que 'la sécurité de notre peuple compte

d'abord. »Asher fait vivement un signe. Uri regarde, s'inter­

rompt. Il se penché sur un bout de papier devant lui.Il reprend

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LES ORIGINES

« Je pense que les solidarités de notre peuple comptentd'abord. »

Asher est exaspéré. Uri tremble, Il fait un' derniereffort ~

« Je pense 'que la supériorité de notre peuple compted'abord. » -J

Quelques-uns éclatent de rire. La tension s'accroît. Uri,debout, scrute en silence les yeux d'Asher. Comme s'ilvoulait y déchiffrer le mot qui manque. Plus de cinqmètres les séparent. Asher laisse tomber les bras, Il se­coue lentement la tête. Alors Uri :

«Mais dis-le toi-même! C'est illisible. »Asher est gêné. Le sourire d'une partie de l'assemblée

se fige en grimaces. Tout le monde comprend qu'iloriente le débat par ses petits messages. Il se redressesur sa chaise.

«( Ce n'est rien. Laisse courir. »

Les préparatifs du pique-nique sont le domaine desjeunes mariés. Une tradition. Les autres partent en petitsgroupes à pied. On fête la Bar Mitzvah, L'acceptationdans °la vie adulte de douze garçons et filles. De laroute nous -suivons un sentier à travers la brousse. Ilfaut passer plusieurs clôtures. 'Des vautours s'envolent.Le chemin arrive soudain près d'une petite rivière. Achaque passage difficile, les premiers Venus ont tracéun flèche dans la poussière du sol. Plus nous approchons,plus Rivka et Uri sont excités. Uri connaît l'endroit. >11nous précède, Il se félicite de n'avoir pas encore épouséRivka.

« Sinon) je serais maintenant dans les marmites.... »Un tronc d'arbre est jeté par-dessus le cours d'eau.

Uri a dix-sept ans. A son comportement j~ vois qu'ila peu confiance dans nos capacités sportives. Il nousjuge incapables de marcher sur l'arbre. Il saute surun caillou, envoie les mains et les pieds autour du tronc..et avance ainsi suspendu jusqu'à l'autre rive. Là il s'af-

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LES OkIGINBS

foIe. Il ne sait où poser les pieds. Il n'avance ni recule.Un animal capturé- accroché au bâton. Un 'butin dechasse. Rivka aussi s'affole

« Reviens!_ .. Tant pis.».. ..Url se laisse tomber. Rivka pousse un cri. Mais il ne

s'est pas fait mal. Il marche dans l'eau. 'Un peu plusloin, il monte sur une bande de terre. Il retire ses bottes.Avec une application comique, il les vide : le gestemajestueux de Yoschko quand il verse un bidon d'huiledans.ses moteurs. Nous rejoignons J'autre rive à la queueleu leu par..dessus le tronc d'arbre. Rivka se jette au coud'Uri comme à celui d'un rescapé. Elle a quelque chosede protecteur qui exaspère. Une sollicitude furibonde,envahissante. Uri se défait de 'l'étreinte. Pour faire ou­blier l'incident, il commence une discussion avec moi.

« La Bar Mitzvah, tu y crois ?- Je ne sais pas. Et toi?- Les fêtes religieuses, c'est comme la rougeole., Il

faut 'Passer par Ià. »Réponse apprise. Sans doute d'Aliza, la maîtresse

d'école. Il pousse sa langue dans la joue droite, ça faitune -bosse mouvante ..dans le visage.

« Pour être immunisé le restant de ses jours?- Exactement.»II-a les traits réguliers, dodus. Un peu e;f~ntins. Mais

quelque chose cloche .dans ce beau visage. Cela frappetout de suite. J'ai vu que plusieurs ..fois des étrangersl'examinaient. Intrigués comme moi-même. Ce sont sesyeux bleu clair. Ils contrastent étrangement avec lescheveux noirs crépus et presque laineux. L'accord ne sefait pas. Comme tous ses camarades, il a une carrured'athlète. L'entraînement militaire l'occupe deux- à troisaprès-midi par semaine.

« Depuis que je fais de -Ia, ..natation, je ne me rongeplus Jes ongles. 't

1,1 éclate.. de rire. Lç soleil est déjà descendu demoitié. Mais il est toujours aussi cuisant. La chaleur

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LES~ ORIGINES

fait trembler J'ombre des cyprès. La boule dans le cielest chauffée à blanc. Elle souffle sur la terre avec unehaleine de haut fourneau. Toute surface solide est re­couverte d'un gaz mouvant qui brouille les silhouettes.

«Je suis folle de son rire», dit Rivka avec ttistesse.Uri saute en bas d'un talus. Plusieurs voix le hèlent.Quand nous le suivons, il s'est déjà intégré à un groupe.Il prépare le feu. Un trou est creusé dans le sable, cercléde pierres. Des branchages s'échafaudent. Cette jeunessene connaît pas d'obstacles dans les rapports humains,Le secret de la vie privée n'existe pas. Ils communiquentsans problème grâce à d'invisibles traits d'union. Avecdes étrangers, une maladresse généralisée les perd. Sor­tis de leur milieu, leurs repères se volatilisent.

Un instant, je crois arriver dans un cantonnement.Pour urt pique-nique, les va-et-vient sont trop disciplinés.Tous les sabras sont là. Près' de quatre-vingts garçons etfilles. Leurs distractions sans liesse sentent la routine.Joan. veille sur le pick-up, Elle l'a installé snr la traversed'une ancienne voie ferrée. Par endroits, les rails del'Orient Express émergent du sable. A l'époque du Man­dat anglais, le train allait d'Ankara au Caire. Joan. metla musique bruyamment. De vieux disques américains:Elle se sent l'âme de la -fête, Elle voudrait les entraînertous dans l'exubérance. Je la sais allumeuse,

L'appareil émet autant.de grésillement que demusique.Deux garçons en costume de bain sont debout sur unesaillie ""de la roche. D'une main il se bouchent Ile nez.Sautent. Dix mètres plus bas ils apparaissent. Ilsfontde grands gestes,

« Glaciale! Venez l »Uri est déjà dans 'l'eau. Je cherche sa tête. C'est alors

seulement que je découvre la cascade. Un escarpementla cache. Le courant s'engouffre entre deux immensespierres. Des tonnes d'eau s'y concentrent. La masse estbrillante comme le dos courbé d'un grand poisson ver­dâtre. A cause de la vitesse du débit; la chute sembleimmobile. Uri avance péniblement en amont. Il se cale

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LES ORIGINES

entre les deux pierres. S'arc-boute. Le torrent se déversesur ses épaules, Il se maintient ainsi un bon moment.Le temps que Joan et Rivka manifestent leur enthou­siasme et le désignent aux âutres, Puis il lâche prise etest emporté jusqu'à .nous,

Quelques jeunes femmes disposent sur une planchedes sandwiches, des oranges, des cacahouètes, et de labière. Joan a dü mal à répandre son euphorie. Elle poseun jerk "sur le tourne-disque. Elle s'en va se trémousserdevant Uri qui sort de l'eau.

« Allez, on danse! »Uri est mouillé. Il grelotte. Joan aussi est en costume

de bain.« Ne t'essuie pas. Ça m'excité. Tant pis pour les mou­

ches ! »Elle lui accorde tout juste les sandales. Je suis assis

près de Rivka. Elle coupe des tomates en rondelles. Maisson attention est ailleurs.

«Plus vite! » Joarl se frotte contre le corps bronzéet ruisselant de son mâle. Puis ils se séparent. Se jettentà nouveau l'un contre l'autre. J'observe Rivka du coinde l'œil. Elle est figée. La bouche entrouverte. Un rugis­sement aigu me fait tourner la tête. Joan est suspendueavec ses dents au lobe de l'oreille gauche d'Uri.

« La garce! »

Rivka pâlit. Uri se penche en avant, la main colleecontre Ia: tête. Joan prend un nouvel élan, s'accroche àses épaules. D'autres' couples p'dansent près d'eux. Uritourne si vite autour de lui-même que je ne vois plusleurs visages. Joan a perdu le soutien-gorge de son bi­kini. Ses jambes s'envolent autour d'Uri. Comme lessièges d'un carrousel à chaînes. Soudain tous ..deux ëcla­tent de rire. Uri essaie de mordre Joan à la hanche.

'La bière que je sirote est tiède. A chaque gorgée, legoût stagnant est plus -écœurant, La.. turbulence inatten­due .de cette festivité m'irrite. Pendant qu'ici on danseet se mordille, au kibboutz le Comité décide de monsort.

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LES ORIG~NES

Je vois trop bien la scène. Asher est grave. Il invoquel'esprit de Herzl. Ruben répète tout et se plaint du tempsperdu. Yoschko rappelle la" décision de I'Assemblée gé­nérale. Depuis un an je suis accepté officiellement.. Unvote avait sanctionné le temps d'essai coutumier. A moinsd'un fait nouveau, grave, l'exclusion serait maintenantillégale, Que je sois allemand, non juif; était connu dès ledébut. On avait parlé d'innovation. L'Assemblée avaitsalué une.. ère nouvelle. Le foyer national juif -dëvaitélargir son accueil. ·Le kibboutz -devait être à la pointede l'évolution. Le temps du repli sur sbi était révolu.En outre, seule l'Assemblée est habilitée à prendre- desdécisions importantes. Agostinelli, le Corse, a vite éom­.pris la nouvelle constellation du pouvoir. Depuis lesrécents bouleversements, il a pris en désaffection lesdébats, à trois cents. Une machine gouvernementale f.(roplourde. Asher peut -compter sur lui. Err dernier parleraMandor. Le psychiatre. Son ascendant sur toutes lesfactions croît de jour en jour. II a fait' ses études à:l'étranger. II est le seul universitaire du Kibboutz. Son.diplôme américain est considéré comme un investis­sement collectif. Cet argent ne doit -pas se révéler perdtr,Pour-prouver le bien-fondé de leur calcul, tous l'écoutentcomme un oracle. Il s'exprime en énigmes, ce qui estla meilleure façon de consolider sa position: Plusieursfois, ses allusions ont inquiété l'Assemblée. Rien deprécis. Des citations de Freud. Il distille des lieux 'corn­muns qui donnent le vertige à l'auditoire. Ses 'théoriesrépandent la peur. A la sortie de toutes les délibérations,les mêmes commentaires. « Mandor dit qu'il y a unrisque.» « Je n'y avais pas pensé, il a raison.-» «-IIest lucide. Heureusement. Il voit les dangerS".» Chaquefois, le vote avait tourné au pire. Une fois de plus, ilmettra le Comité en garde. Attention à une présenceétrangère. Attention aux tensions internes 'qui n'appa­raissent que plus tard. Tout cela sans prononcer denOI11.

Ils se réunissent dans une salle de cours. Dans le

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bungalow des sept à treize ans. Les petites tables bassessont poussées le long du mur. Partout des dessins d'en­fants. -Sur les étagères, des nounours en peluche, desboîtes de "crayons multicolores, des jouets fabriqués àl'atelier.

Une horreur animale vous saisit devant une vie quise gâche. Là, au milieu de la fête, eJ'le IJ1e tient. Jusqu'àla colique.

« Joan, viens t'asseoir l »Ce n'est pas le moment. Les mots restent dans la

gorge. La voix rauque, nouée. Je n'insiste pas. Joan auraitenvie de fuir. Elle regarderait vers l'eau, gênée. Elledirait quelque chose comme «ça va quand même,vieux. frère ? » Elle n'oserait pas s'en aller.. -Lui épargnercet engourdissement.. Le spectacle de la décomposition.Qu'elle soit physique ou morale, c'est pareil. On n'ensupporte pas la vue. Drôle, l'effet de la pourriture. Ellevous précipite dans les gaietés criardes. Après les enter­rements, les repas de funérailles-,Demandez à ceux quiont trépassé de leur vivant, les solitaires, Ils entrent,aussitôt le monde a l'air d'aller à table. Se goinfrer.Redoubler de chaleur communicative. Prouver que -lepauvre bougre est d'une autre race. Joan finirait parse lever d'un bond. Malgré elle. Les gênes, ça passe.Elle s'en irait prestement tourner autour de la muscula­ture bronzée d'Uri.

« Quel rêveur ! »Elle est toujours là. Lui dire la. vérité. Simplement.

Voilà, Joan. Tu sais que... Juste l~s deux ou trois phra­ses qu'il faut. Impossible. Progressivement on- m'a ôtéla parole. La chose la plus grave pour un hO.J11me. Laréduction à l'état inorganique. A qu_elques kilomètres d'icise poursuivent les conciliabules. c'est peut,..être décidédéjà. Je méprise leurs intrigues. Ils doivent le savoir.Au moins quand ils se taisent. Penser à- Yoschko. Accep­ter la fête. Il m'a fallu vivre en 'liberté surveillée, puisen réclusion de langage, pour comprendre l'essentielil s'agit de laisser les scrupuleux à leurs craintes, les

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malades du pouvoir àleurs agissements, et les idéologuesà leurs haines.

Je m'étonne "de ce que, habitant cette terre, je rie sipeu. Tant là beauté est solennelle. Ou peut-être tantle rire est parent du langage.

.« Je 'voulais te dire... »

Ai-je prononcé ces mots? Joan reste immobile. Quede sons ont ainsi approché mes lèvres. Tout Ce que jelis ou entends se tourne en méchanceté contre les autres.Faites-vous clouer le bec, vos méninges aussi baignerontdans leur fiel. Il y a ceux dont la 'présence va de soi,et ceux dont la présence ne va i'lûs de soi. Les prerüiërs,que savent-ils? Imaginënt-ils cet état d'alarme conti­nuel? Le' désarroi de se craindre exclu. Cette annéeils veulent me flanquer dehors parce (1ue mes originesles incommodent. Si le vote tarde encore, ils aurontune nouvelle raison. Ma fatigue. «Un type àmorphe,fini; pas utilisable dans une vie de travail comme; lanôtre. »~Ces beaux corps qui se baignent et s'embrassentdevant moi, un peu de pression sociale, et eux aussifiniront en rasant les murs. Asher et les autres sontassez perspicaces pour vous reprocher l'affaissemènt du·tdfius, de l'idéal (lequel au juste ?), de la générosité ettout le bataclan, Ils disent': « en baisse».· Ils ignorentvolontairement 'la cause de cette 'baisse. Leur .stàlînismelarvé de philanthropie.

« D'autres auraient su prendre notre silence commeun! invitë à s'en ~aller.» Phrase que m'a dite Ruben enl'année de grâce et de salut mil neuf cent soixante etdes poussières. Dans' ses flèches empoisonnées j'entendsle sifflement d'une autre, minuscule, plus terrible. A Iafin j'en détecte la vibration même dans la sonnerie dutéléphone, le" 'chant des criquets, une portière d'auto­mobile qui claque. Un avenir bien précis me ricane auvisage. Une vie taillée dans la peur. Une vie qui, lente-ment .. elle-même vous refuse. Quel effort il m'en coûte,chaque fois, de parler à la première personne du pluriel.Le «nous» sans tremblement m'est inconnu. Je m'ef-

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force. Le mot éclate dans un trou de silence. Des yeuxréfrigérés se tournent vers moi. De plus en plus nom­breux. La foule" vire du même côté, attentive et ahurie.Je m'entends dire: «~n'étaitpas moi. » Je suis capturé,ligoté... Puis, passées quelques secondes, je m'aperçoisque ce n'était rien. Personne n'a remarqué l'erreur. Lamonstruosité. « Nous. » En un clin d'œil, ce mot a dé­clenché une tentative de mort.

Le repli forcé aurait pu frapper n'importe où. C'estvenu sur moi, ici. Par hasard. Je ne m'en accommodepas. En même temps je m'y attache ombrageusement.Comme à une ascendance inavouable. La solitude retrou­.vée. Je refuse la responsabilité pour tout ce qui prendracine ailleurs que dans cet esseulement,

Dès la première foudre, l'orage est effrayant. Le cielse couvre d'un anthracite uniforme. Les éclairs tracentdes lignes blanches, presque verticales. Elles se suiventsans interruption. La bourrasque tourne constamment.On ne sait de quel côté du rocher se mettre à l'abri.Le tonnerre débute comme une expérience de physiqueà l'école. Un. crépitement d'arc voltaïque, amplifié àl'extrême. Puis éclate la, déflagration. La secousse faitvibrer le thorax jusqu'à la gorge. Le roc aussi sembleébranlé, renvoie' l'écho. Chaque coup s'éloigne commeun avion à réaction. La pluie tombe de plus en plusfort. Elle n'est pas de celles qui lavent le paysage. Ellele martèle de gouttes dont chacune remplirait une tasse.Elle heurte la pierre en pétarades. Avant de s'écoulerà la hâte, les boulettes rebondissent. Comme des milliersde lapins atteints au cœur. Sur l'eau, la pluie sautillecomme sur les galets. La couleur du ruisseau vire aumarron. Il double presque de volume. De vitesse aussi.On ne voit plus les pierres contre .Iesqùelles Uri s'étaitcollé.

Personne ne court. Joan est couchée sur le dos. Ellereçoit la pluie de tout son corps. Elle a fermé les yeux.

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Sa bouche est grande ouverte pour avaler la foudre.Uri est retourné près de Rivka. Avec cinq ou six autres,je me suis plaqué contre une petite éminence du ter­rain. A'u-dessus" de nos têtes, nous tenons en équilibrela planche qui avait servi pour le repas. Avec la pluieapparaît une autre faune d'insectes. Les taons et lesmoustiques ont disparu. Des chenilles bariolées tombentdes arbustes, longues comme l'index. D'entre les caillouxsortent plusieurs espèces d'araignées. Des coccinellesessaient de s'envoler et sont invariablement rabattuespar les lourdes gouttes. L'averse creuse des rigoles dansle gravier. Les petits torrents viennent de partout, bordésde mousse jaunâtre.

«;Le temps idéal pour les partisans », dit Amos. Il estchargé de l'entraînement militaire. « A Tel Azazyiat,nous avons eu la même chose. Un jour de tempête, ilsse sont infiltrés dans le bourg. Ils ont posé des mines.Puis l'orage a cessé, tout le monde est rentré. Les minesSont parties. Nous avons eu une dizaine de morts. »

Sa chemise bleir clair colle à sa peau brune. Elle endevient mauve. Il arbore une énorme moustache entre­tenue avec soin. Son œil droit est en verre. Une cicatricerose, dessinée comme un cintre, descend du même côtédu visage. Elle relie la tempe au coin droit de la bouche.Amos examine le gros temps comme un bataillon ennemi.A I'Assemblée générale, il propose régulièrement d'ar­rêter l'école à quatorze ans. Avec l'argent économisé,le kibboutz pourrait renouveler le stock de mitrailleuseslourdes et légères. III dit :

« Il faut être préparé..La nuit dernière, j'avais laisséla fenêtre ouverte. Le vent a un peu 'agité les storesvenitiens. Cela faisait un tic..tac de pendule, comme lamécanique d'une mine à retardement. J'ai réagi commetin automate. A moitié endormi, je me suis précipitésous le lit. Puis j'ai compris. J'étais fier... Tu imagines! »

Le vent se stabilise. La pluie tombe plus régulière.Elle arrive de la vallée de Hula. Le tourne-disque apris l'eau. Une petite fille claque des dents. D'un geste

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de chat, elle s'essuie une larme avec l'épaule. La planchesert maintenant à transporter des baluchons de vête­ments mouillés. Amos précède la colonne. Il guettechaque objet solide dans la boue, soupçonnant un enginexplosif. Les éclairs deviennent plus rares, plus faibles.Les lampes à -kérosène n'auront pas servi. Le moral,comme l'atmosphère, s'est rafraîchi. Joan a oublié sesardeurs et ses roucoulades. Elle empile les assiettes enplastique, comme si l'armée partait pour le Sinaï. Lesouvenir des week-ends d'entraînement. Je 'n'ai pas enviede rentrer. Le Comité a déjà dû lever sa séance.

Les pavillons sont dispersés sur plusieurs hectares. Depetites allées cimentées les relient, larges d'un mètre.Le terrain est légèrement en pente. Le réfectoire occupele sommet. Partout on fait pousser du gazon. Le résultatest maigre. Le sol est argileux.

La pluie a maintenant cessé. Le béton, l'herbe, lestoits, les pins, tout est recouvert d'une humidité fumante.L'odeur donne l'illusion d'une végétation tropicale. Lesmoustiques reviennent. L'air est si limpide qu'on sedemande comment les insectes s'y maintiennent sanstomber.

Devant le réfectoire s'étend un grand quadrilatère àciel ouvert, le forum, cerné de cyprès. Les arbres ontété plantés l'année de la fondation, en 1924. Le ventincessant les a courbés. Ils s'entêtent à vivre commeune rangée de vétérans. Sur cet emplacement, leshommes ont construit une estrade en bois. Elle nëdevait servir que demain. Mais le pique-nique a trouvéune fin inattendue. La fête reprend après le dîner, surplace. Les enfants bar-mitzvah portent un uniforme. Lesfilles sont vêtues de blouses blanches, raides d'empois,et de jupes bleu nuit. Bleues et blanches aussi les che­mises à col ouvert et les culottes des garçons. Le secré­taire élu improvise un discours au pied de la tribune.Il explique" la signification "de Bar Mitzvah pour une

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communauté socialiste. Personne n'écoute. Un petitorchestre prend la relève. Il fait fureur. Des dansesfolkloriques. Elles dureront jusqu'à minuit. Vieux etjeunes s'y donnent à cœur joie. Sur une table, Ies rafraï­chissements. Ouelques bouteilles d'un vin local, lourdet sucré. Elles restent pleines. Le jus de pamplemoussefait l'unanimité. Joan organise la danse. Elle maîtrisetoutes lés figures. Devant un petit groupe, Amos dissertesur la vertu formatrice des fêtes'. « Indispensable àl'esprit de corps, » Asher et Ruben bavardent, -un verreà la main, Quand je m'approche, ils se détournent. Ilsélèvent la voix ostensiblement. Avec emphase, ils s'adres­sent à Ruthie qui a le malheur de passer par là.

La vie en vase clos. 'L'existence inhibée. Elle me faithorreur sous toutes ses formes. Les démences y pous­sent, toutes sortes de démences. La plus fréquente estle désir ~de mourir. La personnalité se décompose alorsque l'organisme mange, digère, défèque encore. L'idéalest sublime et la persécution sournoise. L'idéologie lajustifie. La vérité devient impossible. Un système dedéfenses sulitiles fausse la parole. Une mystificationverbeuse. Les coups bas s'appellent altruisme, et leslâchetés vindicatives, audace. La plupart des êtres Sontentièrement occupés à trouver des raisons au 'dégoûtqu'ils portent à eux-mêmes. Leur seule ressources'installer tant bien que mal sur leur voie de garage.Moi-même, la parole me déserte. Progressivement, mondésir de vivre se trouve intercepté, détourné. L'étouf­foir est vivace. Une complicité mortelle me Iie: ce soirà Asher et Ruben. Ils ne veulent pas parler. Mais leursilence nous rend intimes terriblement, eux et moi.Bien plus que l'amour ne rapproche Uri de Rivka. Lebourreau voit l'homme du dehors. Mais il est. aussi laseule personne que la victime ait envie de tutoyer.C'est plus vrai encore pour eux, juges et bourreauxa la fois. Ils connaissent le dossier. Leur silence cruelrenferme ma vie entière. Ils Ie savent. Si leur psycho­logie était plus fine, ils viendraient m'administrer un

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coup ..de pied, et ce serait fini. Eux aussi seraient libres.Ils veulent se débarrasser de. moi et ils temporisent.Ainsi se renforcent les attaches du sang versé. Cetteironie est mon refuge. Je me replie sur un 'ricanementqui me déchire.

Ruben quitte Ies festivités. Il n'aime pas les soiréesfraîches. Les courants d'air l'incommodent. Une foispar semaine il donne un compte rendu de la presseinternationale. II lui arrive de s'interrompre par de..longs silences inquisiteurs. Du haut de sa chaire ilexamine alors, carreau pat carreau, Ies fenêtres de lasalle. Une bouffée d'air pur l'a frôlé. Il faut en détecterla cause. Dans sa chambre il se sait à l'abri de tellessurprises, II possède l'unique climatiseur de l'endroit.Chez' lui il exerce un contrôle sàns faille, méthodique,sur toutes les ouvertures éventuelles. Aucune brise nevient troubler ses lobes de poumon ou ses coupuresde presse. Le seul chemin sur lequel il .se" sente ensécurité va de l'étagère à sa table de travail. Là, unordre impeccable règne sur" les stylos, règles, boîtesd'agrafes et d'élastiques, tubes de colle, lames, ciseaux,l'onglier.

J'imagine Ruben entrant dans sa chambre. Ses che­veux sont méticuleusement brossés. 'Comme ceux d'uncollege boy anglais. Un regard furtif dans la glace. Ilvérifie la raie impeccable. Puis il se dirige vers 'l'armoire.Il ouvre les deux battants. Devant lui s'étagent che­mises, caleçons, pull-overs, cravates en grand nombre,maillots de corps. Cette anatomie de l'armoire brusque­ment exposée au grand jour lui paraît honteuse. Il sesait l'unique habitant de la pièce, il tourne quand mêmelégèrement la tête. Il se sent soudain observé. Unepointe de nudité vient d'affleurer son esprit. Tout sondésir est de donner aux jeunes sabras I'exemple d'unevie intègre. Il ferme instantanément le placard. Le spec­tacle a porté atteinte à sa pudeur. Il se résigne à userencore une fois du mouchoir sorti ce mâtin. Pourl'instant, le linge propre est intouchable. Ruben passe

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une' brosse sur les chaussures, enfile ses 'manchettes delustrine. II s'assied à son bureau.

Trop de postes clés ont été modifiés récemment.Pres.que tous les membres fondateurs sont partis. Ilsont dû se chercher des fonctions honorifiques en ville.Plusieurs enseignent. Leur départ a laissé un malaise.Il est temps que l'équipe régnante statue en donnantun exemple. Si elle ne rallie pas tout le monde à sesvues, au moins saura-t-on d'où souffle le vent nouveau.J'étais trop lié à ces anciens, maintenant dispersés. Ilsm'avaient introduit. Que Yoschko- soit encore ici,f c'estun pur miracle. Dans le pays, la génération des immi­grés reste souvent attachée à l'Allemagne. Leurs enfantsn'en retiennent qu'une rage exterminatrice. Les pluslucides, dit Amos, convertissent leur ressentiment entonus combatif contre l'ennemi d'aujourd'hui.

:yoschko n'est pas à la fête. Je croise AgostineIli. Pourla première fois de sa vie, il me sourit. Un souriregrimaçant où la veulerie se mêle à' une joie franchementméchante; Je fais erreur j'ai déjà vu 'ce sourire unefois. <Quand ils ont renvoyé Raoul Lavigne, Je sais lasuite, Le jour n'est pas loin où tous ces visages meu­bleront la mythologie qui me. sera personnelle. ~Elle

vaudra bien celles des civilisations anciennes. LesAztèques donnaient à leurs dieux des' visages d'épnu­vante. 'Les monstres qui copulent dans ma tête à moi,je les ai tous rencontrés. Ils ont des lèvres minces etviolacées .. dont on dirait qu'elles cachent un bec d'osnoir: III me- suffit de réciter à moitié la liste des nomsqui composent le Comité, et me visitent aussitôt desêtres hideux qui n'ont rien à envier au Serpent à plumesni au dieu des Neuf pluies.

Seew m'apporte un petit papier. « Viens me voiraprès le repas. "Ru'ben.» Les chariots passent et repas­sent- entre les longues tables. Les conversations cou­yrent à peine le bruit des fourchettes. Affamée, en sueur,

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épuisée, heureuse; la grande famille se retrouve. Tousrassemblent les dernières molécules de spaghetti et deviande hachée. Dans une demi-heure, ils feront tran­quillement la sieste. One-me veut Ruben? Il doit s'agir-d'une ~"erreUt. Pourtant ils ne commettent jamaisd'erreur. Je connais l'issue. Ignorer la provocation?Feindre de ne pas avoir reçu le billet? Aller faire lasieste? II -me cueille' à l'heure de la 'plus grande fatigue.Lui-même sort de son univers -cltmatisé. Pourquoi neservent-ils pas la suite? Ce repas s'éternise. Mais peut­être -veut-il simplement me demander un sërvice ?"Queje lui traduise quelques phrases d'un quotidien étran­ger. Pas de quoi faire un drame! Il est assis à une tablede huit. Près de la porte" d'entrée. Droit et 'tacitumècomme toujours. II essuie ses couverts avec un kleenex,comme toujours. Il mastique soigneusement sans bougerles sourcils, comme toujours.

II m'attend à la sortie.«Descendons un peu.»Les vieux symptômes reviennent. Le serrement de

cœur. Les taches noires qui s'accumulent dans les yeux,comme des petits pois carbonisés. Je fixe le chemin debéton. Nous marchons en silence. Envie de 'lui faire "uncroc-en-jambe. Si tout ceci est vraiment le prélude àune débâcle, quoi qu'il arrive, je sortirai la tête haute.Leur montrer où sont les vraies canailles.

« Tu sais que le Comité s'est réuni' hier.. ».J'acquiesce, muet. Je voudrais rebrousser chemin.

Etre volontaire à la vaisselle.« Nous apprécions l'élan qui t'a amené ici. Mais il

y a tout de même un problème, Tes origines te créentdes solidarités qui sont contraires à ce"que tu poursuisici. L'intégrité du foyer national juif est notre pre­mière tâche. C'est à cela que doivent se mesurer nosactes. »

Il récite. Toujours « nOUS». C'est-à-dire qui? Certai­nement pas la communauté. II 'bâille en parlant.

« Nous avons soumis ta présence à un vote. Ce vote

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a été négatif. Tu sais en outre que la" communauté secompose de membres pléniers. Une situation d'hôtepermanent est.. exclue. »

«Cher Ben Gourion. Tel un condamné à mort, j'ail'honneur de ..vous soumettre humblement... » Mauvaisdébut. Il n'est plus au gouvernement. « Monsieur le Pré­siâent. Cette lettre" vous parviendra lorsque l'irréparablesera déjà accompli. Au nom de la réconciliation despeuples, au nom de notre père commun dans Il! toi,Abraham... »

La foi, nOD. Peut-être a..t-il des idées 'Iibérales. Pour-'quoi pas une missive directe au Comité? Une lettrequi rougirait le papier de tournesol, « Là pègre, la vraie,se déclare toujours d'elle-même. Merci aux porcs immon­des d'avoir levé leurs gueules répugnantes. Donnez-te-moipar écrit, votre renvoi. J'irai à un certain endroit, bais­sérai ma culotte. Là, je l'aurais vite derrière moi, votrebafouille. » Je m'approche d'un petit mur. Pendant quel­ques instants, je m'agrippe. Ruben enchaîne. Il attend,regarde dans une autre direction. Comme on attendqu'un chien ait fini son caca au pied de l'arbre. Après,la promenade continue.

« Quelle que soit l'évolution du Comité, un vote ulté­rieur serait identique à celui-ci. Les membres ne pour­raient pas ignorer le résultat d'hier soir. Ils ne pour­raient que le confirmer. 'Les lignes du front sont tracées.Il y a dans la vie des choses irrémédiables. »~uben ne glousse pas, ne se crispe pas, ne s'émeut

pas. Il parle comme à sa conférence hebdomadaire. "Unevoix qui ferait merveille -derrière un guichet. Les into­nations mesurées, calmes. L'articulation microgénique.Le speaker parfait. Le haut-parleur d'Asher, IL. regardesa montre. C'est tout juste s'il ne m'indique pas oùdéposer la clé .. Dans mes raisonnements, je m'étais déjàfait à l'évidence de la fin. Mais là elle tombe, réelle: Jedécouvre que je m'étais seulement habitué' à une hypo­thèse. D'ailleurs, il va certainement avouer tout de suitela farce. Qu'il voulait me faire peur. Me tester. On se

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frappera sur l'épaule. Bon vieux 'Ruben, toujours aussitordant!

« Partout tu traîneras derrière toi une caravane degens qui ne s'attacheI1t pas seulement à toi parce quetu es membre de Kfar Ezra.»

Cette' phrase n'est pas de lui. Il répète Mandor. EntreMander et Asher, il est un zéro. Les tireurs de ficellerestent dans l'ombre. Ils font parler ce mannequin.«Lettre ouverte à l'Assemblée générale de Kfar Ezra.Ruben vient de m'annoncer la nouvelle. Je lui laisse laresponsabilité de l'expliquer devant vous. Pourquoi sesparoles m'atterrent-elles comme un cataclysme? Lavraie question est là. Je vais vous parler maintenantcomme je ne l'ai jamais fait. »

«Yoschko avait demandé que tu sois entendu. Ç'au­rait été possible. Mais l'objectivité d'une discussion n'estpas toujours garantie quand l'intéressé est présent.»

Tout de même, ils contredisent une -élection légale parl'Assemblée. « Supplique à la Commission pour la Pro­tection des Droits de l'Homme auprès des Nations Unies.Messieurs. Nous tous q~i souhaitons la paix entre lespeuples éprouvés du Proche-Orient... votre autoritésuprême. d'ordre moral et d'ordre ... Je sais.. bien que laloi vous interdit de prêter une oreille miséricordieuseaux cas isolés... Pourtant, l'injustice dans" le monde estun sujet profond. Et toujours actuel... Comme si notreère ne connaissait pas assez' d'ou.t rages encore, Ruben,qui entre Asher et Mondor est un zéro... Ne croyez pasque ce sont mes nerfs qui parlent. Les renvois en clini­que sont de mode. Comme les renvois en commission.Vous devez en savoir quelque chose, ha ha ha. Non,je m'opposerai toujours aux traitements médicauxqui tournent en dëséquilibre nerveux une plainte jus­tifiée. »

« C'est une plus grande preuve de courage de notrepart. Te garder aurait été une faiblesse. Le Comité a puparler plus librement que l'Assemblée voici un an. Vusa composition, tout a pu être dit. La vérité s'est faite

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cette fois-ci, non quand tu as été admis. Nous ne sommesdonc pas liés par l'Assemblée. »

Ce paquet-là est pour les anciens. Maintenant au loin.Une partie de la leçon est administrée aux absents.

« Le vote ne met pas en cause le -respect que nousdevons avoir les uns pour les .autres. Mais l'objectivitéde certaines situations exige l'audace de dire nOD. Nousdevons être forts, conscients de la gravité... », etc.

Pour terminer, il me recommande le silence. Là, ils'anime nettement. Veut que je- ne parle ,à personne.Après mon départ, c'est lui qui s'adressera à l'Assem­blée. Il me conseille d'aller passer quelques jours enville. « Pour faciliter la transition. » Je l'en remercie.

« Cher Ruben.» Supprimer « cher». «Quand j'étaisenfant, le labourage des champs me fascinait. La miseà nu de la vie intime du sol. Comme le soc d'unecharrue, ta voix a opéré. Elle a mis à jour une foule depetites bestioles pas faites pour la lumière. Ma tête oule dessous d'une motte de terre, c'est pareil. ça. pullulede" mille-pattes et de scarabées. Une armée écœurante,sortie de 'l'humidité sans soleil.» J'ai subitement l'im­pression de chavirer. Je suis dans une grotte, loin detoute vie humaine, de tout langage. Les yeux impas­sibles de Ruben, sans haine ni sympathie, glacés, indif­férents, stupides, s'éloignent, s'étiolent bizarrement.Ses traits 'deviennent flous. Il se tourne vers moi. Ilparle d'une' voix blanche de choses qui ne m'atteignentpas.. Puis il fait demi-tour. Je ne le vois plus.

Je leur dernande des comptes pour mes années devitalité perdue. Je n'ai besoin d'eux ni pour réussir mavie ni pour réaliser un idéal. Ce qu'ils n'aiment pas,mais pas du tout, c'est une certaine allure de liberté.Tant de prisons. Kfar Ezra en est une, au fond. J'ai finipar en aimer l'esprit, l'architecture, les travaux quoti­diens. A cause d'une faille dans la confiance, la morts'étale.

Enfin touché. Savez-vous ce que cela veut dire, êtretouché?" Une hypothèse est devenue réalité. Cela n'a

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l'air 'de rien. Mais on le sent à des choses précises.Tout le monde a un comportement' uniforme. Dans lesescaliers, les' couloirs, seuls les yeux parlent. Quelques­uns horrifiés. Comme saisis de la même peur de l'ave­nir. La vôtre. L~ vie agricole, quoi de plus paisible?Mais, dans la clandestinité, une lutte souterraine sepoursuit qui n'accëde pas aux phrases faites de sujetset de prédicats.

Un papier de Yoschko. « Je ne me sens pas bien.Après la réunion du Comité, je suis allé chez le médecin.Ce devait être d'abord une visite de routine. Puis c'estdevenu nécessaire. Peut-être à cause de ce qui se passepour toi. J'éprouve toutes sortes de malaises indéfinis.Ils m'obligent momentanément à rester à Haïfa. C'estsi rare chez moi. Je donne ce billet à Seew qui ramènela voiture. Je suis avec toi. » Lui qui ne se plaint jamais.Sa présence me manque. Les idées que j'énonçais devantlui, aussitôt subissaient une transmutation: Sa voix unpeu âpre me les renvoyait, mises dans l'axe. Comme onajuste les vertèbres.

Nuit de migraines et de sueurs. Un bondissementcurieux me soulève les veines. D'autres organes mallocalisés dans le corps sont pris dans le remue-mênage,Ils se disloquent en épaves. Je m'égoutte hors .du lit,passe fluide sous la porte. Je traversé ainsi pelouses,escaliers, corridors, antichambres. J'arrive devant laporte d'Asher. Là je scande des mots obscènes. Je meréveille.

Plusieurs jours s'étirent sans un signe. Je reste surmes gardes. Ne parle à personne. Une fois seulementje cède. Je décroche l'écouteur, demande t'hôpital deHaïfa. Yoschko est dans le bureau du médecin-chef. Jedis à la standardiste d'annuler.

Je vis dans un univers où il n'y a place ni pourmon corps ni pour mon langage. II est difficile de réap­prendre les conversations, une fois réduit à l'état dechose. En Amérique, pendant quatre siècles, on a faitdu Noir un sous-homme. On l'a cap tonné dans les

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LBS ORIGINES

bidonvilles et I'abrutissement, Maintenant on vient de« tester» son quotient intellectuel et on constate qu'ilest un pauvre type. Conclusion : à sa nature convien..nent le bidonville et le travail abrutissant. Du dehors,le cercle a l'apparence de la paix et de l'ordre.

Si je me rencontrais moi..même au coin d'une rue,me reconnaîtrais-je encore? Je changerais de trottoir.J'ai compris que vraiment ils m'ont eu quanti, dans laglace, j'ai vu les cernes. Jour, après jour, ces creuxs'assombrissent davantage. Dans n'importe quelle foule,je reconnais les exclus. Comme ça, à cent mètres. Ilsont un air. Entre eux, ils s'évitent. Ils avancent, nesachant vers quoi. La direction opposée ferait aussibien l'affaire. Vous leur demandez l'heure, ils vousregardent en silence. Puis ils vous font remarquer unetache sur votre chemise.

Je rédige "d'autres lettres. Des brouillons pour toutessortes d'éventualités. Il faut être armé. Selon le cas,je produirai un traité pour le New York Times ou duvitriol pour Asher et Mandor. Cela me prendra toutjuste le temps de recopier, adresser, poster. J'en écrisaussi à moi-même. Dans un Pan-Am, j'ai rencontré unofficier de sous-marin. Pas exactement sa place, tu mediras. Lui ai posé des questions. Pour voir. Ils restenttrois mois sous l'eau. Le gratin de la marine. Ils le savent.L'idée les console. A terre, leurs matelots sortent sanscasquette, sans col. Ils répondent ff sous-marin " et Oflles laisse tranquilles. La conscience de classe. Pendantquatre-vingt-dix jours, ils se le répètent : «Faut survi­vre. Je suis le meilleur, je suis le meilleur, je suis Lemeilleur ". »

Pour l'instant, je dure. Parce que la vie ici est diffi­cile, je pensais que l'idéal était élevé. S'il le 'faut, entreminuit- et une heure du matin, je décampe. J'entendsdéjà Ruben. «Je dois vous annoncer une nouvelle dou­loureuse qui nous concerne tous.,. » Combien reconnaî­trent le timbre du mensonge? Je reprends leur inven­taire. J'ai été dévisagé comme un accusé au tribunal.

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tES ÙRIGtNES

Eux aussi ont laissé tomber un masque. J'ai' vu leurvérité. Moi seul la connais. Joie trouble d'alimenter sureux la vermine. Leurs yeux sont des brasiers de ragemal éteints. Mandor, ennuyé par ma présence, L'experten choses humaines se révèle friand de l'estocade. Per­sonne n'a .eu le courage de venir frapper à ma porte.De dire ce qu'ils pensent. Dans l'œil de la victime, ilslisent leurs machinations. C'est pourquoi ils ne peuventIa regarder en face.

Une heure, retour du travail. A l'intersection de laroute de Sfad, le camion tombe en panne. Sous la cani­cule, il faut changer la roue. Près du carrefour, desouvriers arabes construisent un central téléphonique.La tour ressemble à un silo. Elle paraît beaucoup tropélevée. Des eucalyptus immenses 'bordent la chaussée.Leur écorce tombe en lambeaux. Le bois mis à nu vade l'ocre à l'argenté, selon que la cicatrice est fraîcheou vieille, Peinture des années cinquante, L'air circulela peine. Il apporte, venue des arbres, une .odeur légère­ment nauséabonde, Les pastilles contre la toux. Derrièrela rangée de géants s'étend June plantation de pommesd'api. Les arbrisseaux regorgent de chlorophylle enface d'un paysage calciné. Leur irrigation abondanteprofite aux eucalyptus. Les gros sont les parasites despetits. Le reste de la plaine ressemble à une matièreembrasée.

La chaleur est accablante. Elle a réduit la-terre glaiseen poudre infertile. Ni verdure ni bruit d'insecte. Onentend seulement le vacarme de la bétonnière. Personnene parle. Les ouvriers arabes se déplacent sur une seulefile. ILe ciment frais tient en équilibre sur leur tête. Ilsle portent dans des bidons carrés. Ils les remplissentprès de 'la machine et s'en vont les vider au sommet del'ouvrage. Ils doivent y couler le toit. D'un geste vigou­reux ils soulèvent le poids, le font tenir d'aplomb surla tête. Pour économiser des forces, ils montent l'échelle

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LçS ORIGINES

à une allure de course. Cinq DU six d'entre eux sesuivent de près. L'idée ne leur vient pas que ceux quiles précèdent puissent renverser leur seau. L'angle del'échelle est raide. Ils se servent des deux mains pourtenir les barreaux. La charge reste stable sans qu'ilsy touchent. Elle donne à leur mouvement un air altieret décidé; Leurs torses sont superbes, d'un volume rarechez cette race dont les conditions de vie sont pré..caires. La chaussure est un luxe. Leurs pieds nus sontnettement triangulaires. A la place des orteils" l'usurea fini par leur mettre d~ grosses boules charnues.Elles sont poires d'un côté, roses de l'autre. Un sacde papier cache leurs cheveux. Le couvre-chef impro­visé leur arrive" jusqu'aux sourcils. Trente kilos y repo­sent. La descente se fait aussi par paquets de six. Leurpas est alors plus lent. Les récipients vides sont couchéssur leur tête, l'ouverture en arrière.

Au moment de sauter du camion, Joan enlève unekaffiah en laine blanche. Elle s'était enveloppée le nezet la bouche contre le sable volant: L'èS hommes prèsde la bétonnière reconnaîtront-ils le châle arabe àfranges ? Leur travail fini, ils s'en coifferont eux-mêmes.De le voir sur cette infidèle les insulte. L'un d'euxcrache par terre. Uri ramasse un caillou, le lui lance.Pas un mot n'est dit. Pnina imite son geste. Les -Arabess'immobilisent. Ils nous dévisagent, impassibles. Lapartie est inégale. Non pas à cause du nombre ou dequelque supériorité physique. Mais les Juifs sont.. lesmaîtres. La seule fierté du loqueteux est de dominerson sang.

« Non! »

Joan se tourne violemment vers Uri et Pnina. Chacund'eux laisse tomber une pierre. Les ouvriers retournentà leur travail. Le moment est venu pour moi de parlerà Joan.

«Allons sous Îes eucalyptus. »

~Le chauffeur se revigore avec des jurons. Des vis

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.rouillées, presque 'inaccessibles, bloquent la roue desecours. L'arrêt se prolonge.

~ «Ils me mettent dehors.- Je savais bien qu'il y avait quelque chose. »Je découvre une "nouvelle Joan. Je la savais volup­

tueuse. Je ne lui connaissais pas cette seconde volupté,plus cachée. Celle de ses yeux écarquillés, insupporta­blement francs. Elle est là, appuyée contre l'arbre. Elleme parle. J'écoute sa douceur, je l'aspire. Sa poitrinese lève, s'abaisse, se Iève encore. La 'respiration balanceles seins. L'aorte pompe le sang, répand la vie àtravers la' tête, les bras, le ventre, ces pieds nerveux, cesdoigts qui passent dans ses 'boucles. Les hanches deJoan sont étroites comme celles d'un garçon. 'Tout cela,ce paquet recouvert de tendons et de muscles, ellesemble me l'offrir. Non pas comme on offre son corps.Les palpitations imperceptibles, elle sait les orientercomme certains insectes émettent des ondes. Sa peaubrunie vibre, mais ce n'est plus de désir. Une paix àfaire pleurer émane de sa proximité. Ses chevillesremuent comme dans le sommeil. Ses cuisses reposentl'une sur I'autre, Son buste est appuyé sur la maingauche. Ses yeux marron suivent le mouvement .des tra­vailleurs arabes qui montent et descendent. Sa présence,toute à moi, abolit les quelque deux cents mètres qui nousséparent de ces hommes humiliés. Elle nous rassemble,eux et moi, dans son' alvéole de femme. Le fonction­nement humide, chaud, obscur, animal de ses entraillesnous abrite: La demeure du fœtus. Joan est maternellesans exercer la succion fatale où l'homme est aspirépar l'orifice et prend peur. Elle est présente, présente.Sa chambregénéreuse, sa présence. Une femme accrou­pie au pied d'un grand arbre, à deux pas de 'l'asphaltebrûlant. Elle est là. Elle est. La vie repousse commeun membre coupé.

« D'un matin à l'autre, j'ai observé ta pâleur.»C'est à peu près tout ce qu'elle dit. Son visage est

si ouvert! Les rancunes s'y dissipent comme des flocons

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de cirrus dans le ciël de ce pays. EJIe étend devant moiune rade immense d'acceptation et d'amitié. La béton­nière arrête son bruit. Le silence.est parfait. Uri et Rivkase sont assoupis, dans "les~ bras l'un de J'autre. Unefeuille oblongue d'eucalyptus 'tombe doucement sur faroute. Sa chute incertaine morcelle la. cohésion -autourde nous. -Le temps-cesse d'être une ligne. Plus d'avant,.de pendant, d'après. Les trois dimerisions de I'espaceont fini -d'empaqueter le bric-à-brac qui meuble nosvingt-quatre heures. Cette feuille. Joan. Camion. Rouepar terre. Pomme d'api. J'ai un peu honte- de mesaigreurs, ces derniers mois. Joan me ramène de l'ahuris­sement béant à l'humble obéissance aux choses. J'ap­prends à observen.Sôn corps. Les hommes là-bas, Et siles origines --- arabes, juives, allemandes - ne comp­taient pas ? Si seule -existait la présence? Il me fautréapprendre à"voir, entièrement. Si l'origine était une?

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Comment je prendsun bain de nuit à Jaffa

Le premier lundi du mois, soirée- 'de cinéma aukibboutz. Après la tombée de "la nuit, 'tout Ie mondes'installe sur l'herbe. L'image est projetée contre "le murdu réfectoire, Les susurrements se mêlent de l'appa­reil, des cigales, du public en suspens ou amusé. Rubena pris une chaise pour lui. Les plus jeunes ont inventéune position confortable. Ils sont assis l'un devantl'autre, en une longue file. "Chacun plie les genoux ets'appuie contre ceux: du suivant. Seulement, le systèmea une faille les fourmis dans les jambes. L'un aprèsl'autre, ils sortent de la rangée, s'allongent par terresans détourner les yeux du spectacle. J'ai étendu unvieux journal sur le gazon. Les genoux serrés contre lecorps, enlacés des deux bras; je garde un équilibreprécaire.

Arnos- -manie le projecteur. Asher lui lance desboutades. Ir I1'y a pas longtemps, une pellicule a prisfen. Pnina et David exécutent des « pompes ». C'estPnina la plus forte! David s'effondre 'après la tren­tième. Ruthie lui pose le pied sur la nuque, Elle saisitla: main de Pnina, la montre à la foule comme unhoxeur.

« Ah! toi, arrête de pleurnicher'! »Ruthie se tourne vers Rivka, accroupie seule contre

une vieille Ford. Rivka ne pleurait pas du tout. Il est

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vrai qu'elle ne cause plus comme .avant, Uri est à ~a

préparation militaire.«Malheureusement nous n'avons pas pu avoir Le

train sifflera trois fois. C'est un autre western. Trèsbon aussi, paraît-il.» ·

Pour souligner ses mots, Amos secoue plusieurs foisle poing droit, pointant le pouce vers le haut. Puis ildemande le silence. J'ai vu ce film. John Wayne sur soncheval, un fusil dans chaque main. Les rênes entre lesdents, il galope à travers le camp des bandits. Je n'aipas envie de rester.

Le kibboutz est désert. Je descends tranquillementl'allée, tenant dans la main le vieux journal sur lequelj'étais assis. Toutes les fenêtres sont noires. La voixdu haut-parleur derrière moi s'estompe. Bientôt lesilènce est total. Mes pas résonnent à peine sur leciment. Je m'interroge. Un cri a été poussé, de moi seulaudible « Dehors l » Les motifs s'accumulent de nepas comprendre, définitivement. La colère est partie,l'hébétude, non. On m'a dit de partir et tout est nou­veau soudain. Tout est-mauvais les pavillons, ce sentiermême, Chaque porte, chaque arbre abrite un danger.J'ai quitté mes anciens camarades sur la pelouse commeon quitte des inconnus. J'ai, depuis peu, appris à con­naître trop de choses par leur face nocive. Une stagna­tion a contaminé les jours eux-mêmes dans leur défilé.J'habite des jours dormants, faute de pente. Un pour­rissement les gagne, l'envers immobile du temps. Com­me cette nuit si opaque. Les étoiles scintillent. Pourmoi, les.heures ont fini de couler, les choses de parler. Al'intérieur de chaque objet - 'bungalow, peigne, brosseà dents, assiette, gobelet en plastique, sécateur, lotionsoculaire et capillaire, tas de chemises, tas de journaux,tout ce fatras en vrac qui fait une existence - j'ai vutomber des cloisons. Le Comité, les votes, vaporisés. Jene "me méfie plus. Mais je me perds en conjecturessur ce" nouvel aspect du temps. Les causes doiventremonter au traité de Versailles. Ou à Bismarck. A moins'

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de reculer d'un millénaire encore: au tfàité ~dé Meersend'où naquit l'Allemagne. Je remets l'Histoire "à la ques-'tion, comme un tortionnaire le prisonnier. J'aspireprofondément. Une odeur de' résine émane des pins.· Soudain je m'arrête. De petites lumières bougententre les arbres. Elles" s~ déplacent assez vite. Commesi des êtres couraient de-ci de-là avec- des lampes depoche, Je les découvre de plus en plus nombreuses.Elles avancent sans bruit. Faire demi-tour. -LeJilm atout juste commencé. Mais j'aurais. l'air idiot de réap­paraître. Puis je vois ) ce sont des vers luisants. Leurrayon éclaire les objets à cinquante centimètres de dis­tance. Des phares minuscùles pour explore!' la nuit. Ilssont beaucoup plus proches que je -ne Ie pensaisd'abord. J'en découvre jusqu'à mes pieds. Leur .corpsest laid, corné. Ils portent de petites antennes. Jereprends la marche. Je suis bientôt à dix minutes duterrain de cinéma. A l'autre extrémité du kibboutz. Très'loin, on devine la 'chaîne du Carmel, les quartiers luxueuxde Haïfa.

J'essaie de discerner Ies lumières de l'hôpital où-Yoschko se fait soigner. Une sorte -de tour isolée...Maisôn ne peut pas la voir, la distance est trop grande. Parlerà Yoschko. Lui raconter. Comment je me lève le matin,remonte l'allée centrale avec Rivka taciturne. Commentj'avale. café, fromage blanc, œuf à la coque (c'estnouveau), pain de seigle. Comment je grimpe sur- lecamion, 'ferme les yeux contre le vent, "saute en basquand il le faut, graisse les" moteurs qu'il faut, envoieles sahits qu'il faut. Mais j'ai Vu ces actes perdre leurscontours. Ils se sont dissous en parcelles très fines.Un esprit de débandade les a 'éparpillés comme du cra­chin. Je ne sais quelle contenance prendre devant cetteretombée de mes faits et gestes méconnaissables. Unetasse de café QU un boulon de 1~ transmission, je n'yvois guère de différence. Les affaires du cœur, de latête, du corps surtout, jadis si allégrement menées,croupissent. On vit 'avec co~rage dans un monde d'idées,

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d'habitudes, d'êtres humains, à connaître et à aimer,-de tâches à accomplir. Puis une paralysie frappe toutcela. Que subsiste-t-iL? Des fractions de seconde, etl'impossibilité de retourner à ses moutons. J'avais vula porte d'un pavillon grande ouverte. Une femme étaitdebout sur" le seuil, tournée vers l'intérieur. Le soleiléclairait son dos. Une robe jaune citron. Elle arrangeaitsa coiffure. Le geste souple, routinier des mains. Dansla Douche que je ne voyais pas, elle prenait les épinglesà cheveux. Les" bras plaçaient sa tête entre deux paren­thèses. Si appliquée. Le pouvoir de quelques mèchesbrunes.

Cher Yoschko. Tu avais dit : deux livres suffisent;Isaïe pour connaître Dieu, les Frères Karamazov pourconnaître l'homme. Je t'écris pour t'informer qu'ils 'netiennent plus la route. Il faudrait d'abord renflouer letemps. Le passé me fait faux bond. Le présent pour­suit S'a moisissure. D'avenir je n'en vois pas. Je ne suisrtf énervé, ni malheureux. Si tu savais comme je dors.La quantité des cris ravalés. Cela se décante en longuesheures de rêves, La nuit, l'équilibre des émotions serestaure. Quitter le pays? Courir l'argent et les fillescomme tout le monde? Un ennemi nombreux, actif,vit au-dedans qui me cloue sur place. D'abord recons­tituer, bribe par bribe, une ère salubre. Essuyer leséclaboussures du 'temps. Je dure à Kfar Ezra. M'obstinesur place. Une stupeur vide, voilà ce qui reste de. la défe­nestration. Que signifie l'enchaînement de tous cesfaits? Pourquoi se produit-il telle chaîne d'événementsplutôt que telle autre? ] e suis encore à court d'explica­tions. Le départ est impossible. Un engourdissement meretient qui impose ses rpropres délais à la détente. Corn­me chez 1~ dentiste: La piqûre d'anesthésie dans la gen­cive. La bouche déménage dans un coin. Inutile d'arti­culer, de boire. Les mots, comme les liquides, se répan­dent en désordre. J'attends que la vie circule norma­lement.

'Quelque chose ne va pas. Encore ces lampions mobiles.

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Mais cette fois-cr, ils montent et descendent, s'allumentet s'éteignent. Je ralentis. II y en a trois "ou quatre, pasplus. Les lueurs des insectes étaient plus pâles tout àl'heure. Celles-ci fulgurent avant de s'éteindre. Au som­met de leur mouvement vertical, elles flambent presque.Je repousse I'instinct de fuite. Je ne m'arrête pas.J'avance, les yeux -écarquillés. La lune est dans son der­nier quartier. Elle donne peu de lumière. Je trébuchedans l'obscurité. Les cyprès, à cet endroit, sont plus"denses, Leurs silhouettes raides, immobiles'. Cet arbrene m'est jamais devenu familier. Là, il ajoute encore àl'angoisse. J'approche des étincelles qui bougent. Quandje suis à quelques mètres, je vois d'autres ombres, Ouel­ques hommes attendent au milieu des arbres. Ils restent

..immobiles, muets. Ils fument. Les petites lumières.J'avais vu le mouvement des cigarettes. Je -serre lèsfesses, les dents, le portefeuillê. M'apprête à passer.Sans accélérer le pas. Un battement violent- dans lagorge. L'un des hommes avance. Il se met en travers duchemin.

« Wait a minute l »Il "dit cela avec un accent. Je n'ai pas le temps de

réagir. Son poing m'arrive dans la figure. Je tombe enarrière. Sa main est à ma gorge. Je sens les griffes: Ilme saisit le larynx, tire, me remet debout. Deuxièmecoup dans le visage. Je ne réagis pas. D'autres coupssuivent. Le journal tombe à terre. Je rampe à quatrepattes pour le ramasser, Ma seule pensée ne pasperdre ce journal.

« Wait a minute l »Il répète cette phrase tout en m'administrant des

coups de pied dans les côtes. Je roule latéralement. Ilparle comme à lui-même. Chaque élan qu'il prend s'ac­compagne d'un « Wait a minute I ». Sa voix est de plusen plus basse et étouffée. Une seule chose est dans matête : le journal. Et aussi l'incrédulité. Comme de loin,j'entends le staccato des poings dans le visage, dessouliers sur lé corps. Des bruits nets" sourds. Comme

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~s ORIGINBS

d'un gosse qui saute sur -un matelas. Je ne ressensqu'une surprise ·sans bornes. E·IIe dure un .bon moment.Stupéfaction totale. Je m'effondre en. boule. La troi­sième fois. II prend ma tête entre ses mains, la cognesur le béton. Résonance d'un gong sonore. Là, je com­prends. Je dois me le formuler pour y croire : «passageà tabac». Un cri aussitôt retentit. -Même pas bestial.Ma propre voix. Elle me réveille. L'homme ne semblepas troublé. Je me secoue brusquement. Sans motifapparent, il abandonne. Des pas s'éloignent à traversles arbres. Je me relève.

« Pas trop mal. L'aubaine. Rentrons nous coucher.»Je m'entends prononcer ces mots, dix ou vingt fois.

A tue-tête. Je cours jusqu'à la cabane. Aucune douleurne se manifeste encore. Je lance le journal dans le panier.Un soliloque ininterrompu se poursuit malgré moi.« Pour chacun des habitants du globe, soixante tonnesde trinitrotoluène. Prêtes à exploser. Overkilling. Je n'aipas eu mon soixantième.»

Cette phase ne dure pas. L'heure qui suit est d'unautre temps. Le film, les spectateurs sur I'herbe, leconcours gymnastique de Pnina et David un lointainpassé. Un sens aigu de la durée s'installe. Une duréenouvelle. Des images s'agencent, d'un ordre plus pri­mitif. Je retrouve une mémoire plus vieille que moi.Un piste de bonheur. Envie de me taper sur le front:comment ai-je pu oublier! Une mémoire .. totalementdifférente de celle des jours ordinaires. Des faits réelsse rallient. Mais qui n'ont plus rien d'épars. Je me disen appuyant sur chaque syllabe «Une demi-heureseulement, John Wayne. » Je vois mes allées et venues"bizarrement télescopées. Franchement risibles aussi.Des écumes au large. A présent, j'ai mieux. Ne plusjamais perdre cette clarté. On dit que le temps devientponctuel. Faux. Je vois la durée! Une présence cris­talline. Nettement un retour. Je revis l'étale quia précédé tous les agissements. Une banalité. Si évi­dente. Pendant des années, cette sensibilité a dû être

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LES a.ORIGINES

là. Suis-je bête. Mille- promesses. Plus jamais l'oubli.Le temps assaini. Pulvérisation à rebours. Tout débris

aura droit à 'l'avant-dernier mot seulement. Pas de quoise buter. Morceaux choisis d'une existence' humaine: Onse croyait à' la coule. Les petites manigances. Le derniermot est à la suite. Intacte, inaltérable. A la cohésionvégétale qui unit le temps.

Le sommeil ne vient pas. Un tremblement réguliergagne le corps. Comme dans une fièvre violente. Jelocalise les coups. Principalement la tête et le flancgauche sont atteints. Les bras aussi, le réflexe pour me"protéger. Je promène les doigts un peu partout. Ilsglissent sur le nez, je ne sens pas l'os. Les pommettessont molles. Un pudding de gélatine à la place du visage,:Aller voit Judith? A trois heures du matin? Après tout,elle est infirmière.

Un groupe d'Américains vient en visite. On les ren­contre partout. Ils posent des questions, montènt surles tracteurs. Ils trouvent que la frontière n'est pasassez proche. On ne voit pas l'ennemi. Ils sont venusici comme pour visiter une réserve d'Indiens. Avecl'espoir d'en abattre un ou deux. Le- grand jeu danslës orangers. La chasse au fedayin. Les cris de guerred'Apaches. Ils demandent «Have yoa sem the gue­rilla ?» Les Palestiniens sanguinaires et enturbannésleur manquent.

A la buanderie, les femmes écharrgent des avis pro­fessionnels. « Do JOu wash with detergent or soap ? »Je viens reprendre une chemise. Shura la descendde l'étagère. Elle dit : «En voilà un qui sait. Allez,raconte la fondation. »

Je connais mon topo. « C'était en 1924. L'agence juiveachetait partout des terrains »... Les Américaines meregardent. Elles n'écoutent pas. Jamais vu un œu aubeurre noir? L'une me pose une question, mais ellebaisse les yeux. Examine la "planche à repasser. Les

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f LES ~ORIGINES

enflures lui répugnent. J'ai déjà vu cette façon d'immo­-biliser, Ia pupille. Chez les touristes, à Haïfa. Quand onleur apporte les plats. Ils ont commandé des steaks, onIeur-sert une assiette d'anchois. J'abrège mort exposé.

Dehors, deux. bonnes· femmes se plaignent à voixhaute. Depuis un mois, elles n'ont plus mangé de ham­burgers. Je descends l'allée vers elles. L'une lève la tête.Elle "dit 'ma bouille. Elle pousse un petit cri, s'écarted'un..bond. Derrière moi, j'entends: «That feZlow really-scareâ me l » Les voyelles sont étirées, les consonnesécrasées comme des fraises.

Allongé sur le dos, je presse des cubes de glace surmon. visage. Joan les a mis dans un torchon à rayures.Des, ruisseaux d'eau froide filtrent irrégulièrement àtravers- le tissu. Ils sortent sous les yeux, traversent lesjoues et les tempes, vont se perdre dans les cheveux,les oreilles, le cou. A la buanderie, j'ai parlé du kibboutzencore avec amour !

Sur le Côté droit du cou, j'ai quatre bandes paral­lèles. Les traces rouges des doigts. Sur le côté gauche,un trou. L'ongle du pouce. Après deux semaines, lescroûtes épaisses tombent. Le dessin est rose bonbon. Aqui ai-je eu affaire cette nuit-là? Je traverse le réfec­toire, personne ne m'interroge. Sont-ils de mèche? Lesyeux glissent sur moi comme l'ombre d'un avion surla ville. Sans s'arrêter aux obstacles,

Un calcul, probable. Que je n'ose plus me montrer.Que je reste tapi dans mon bungalow. Que ma vanitéait raisoh de moi puisque eux n'y parviennent pas. Quel'exclusion soit de fait. Que le temps joue pour eux.Quelques semaines de. réclusion vclontaire, et pointfinal. Je ne' pourrais plus faire comme avant. Quandma présence allait de soi. Personne ne serait respon­sable... Je me serais esquivé moi-même, le temps que lenez se recolle. Quand je me mouche, le cartilage craqueentre ,.le pouce et l'index. Mais je la -promène, macitrouille. multicolore., Je leur rends la provocation. Là,S,-OUS leurs yeux béats, mon paysage facial tourne au

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LES ORIGINES

vert, puis au jaune. ·'Ma~dor, à.deux tables de moi, ingur....gite: sa soupe: La -cuillère aux lèvres, il hésite-un instant.Il m'envoie un regard furtif avant d'avaler. Toujourslà ? Oui.vtoujours là.

Je regrette une seule chose. D'avoir perdu I'étàt deconscience qui a 'succédé au tabassage. Une heure, il aduré. J'avais vu des connexions si importantes. La vraieréalité. Le temps à sa racine. Jamais cela n'était arrivéauparavant. Maintenant. j'essaie de retrouver 'ces "pen­sées. Cela me prend un peu partout. Je m'éternise dansla baignoire. L'eau s'écoule, le corps sèche, je resteétendu, fixe les carreaux en faïence, longtemps. Rien nerevient. La connaissance est partie. Perdue à jamais.J'enfile le pantalon, m'arrête à mi-chemin". Je m'immo­bilise dans une position inconfortable. Forcer la mé­moire. Des jus traversent la cervelle, giclent sansrésultat. Je revois la scène. Ma passivité totale sous lescoups. L'idiotie du vieux journal ramassé, perdu, ramasséencore. Et puis ce fait incroyable voir le temps. Lareconstitution malheureusement s'arrête là. L'essentielest égaré quelque part dans les lobes et les circonvo­lutions du cerveau.

Les glaçons brûlent l'épiderme. Comme de la chairarrachée. Je les soulève, fais passer de l'air. La chaleurglaciale gagne l'os. Elle remplit le crâne d'un mélangede givre et de braise. Incapable d'organiser les idéesavec cohérence. L'état contraire de cette première heure,inoubliable et irrécupérable. Tout alors était si évident.Mis en place. D'aplomb. Maintenant je ne suis plus qu'unsac d'entrailles étendu sur le lit. Avec, au-dedans, unautre sac. Rempli de rancunes et d'appréhensions .celui­là. Je rêve à Yoschko, à Joan. Je leur en veux même àeux. L'amitié aussi tourne au Vinaigre.

Comment vivre avec, sur les bras, une défaite objec­tive ? Non pas les boursouflures. Mais la faillite d'uneidée? Voici un mois encore, la candeur réconciliatriceallait bon train. L'Allemagne nouvelle, l'Israël' nouveau.Joan et les pommes golden. L'avenir à la jeunesse, 'èt

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LBS ORIGINES

le" passe c'est pour les vieux. l\ujourd'hui il n'en resteque la 'gêne à table, La vraie défaite : avoir des origines,Comme d'autres ont le paludisme ou des migraines.Je m'en irai. Mais, sur cette terre, aimée absurdement,jê Iaisseraï un magazine ouvert sur la banquette. Commedans -un train, avant d'aller aux lavabos.

~'attaché ~dp. presse auprèsdu ministère fédéral des Af­faires étrangères a annoncéqu'un nouvel accord économi..que ayec Israël a été signé le17 août. Aux termes de l'ac­'COrd, un crédit supplémen­taire de 140 millions de'Deutsche-Mark a"été octroyéa Israël pour l'année encours. A 'cette occasion, di­verses- hautes 'personnalitésont pris"_position au sujetdes relations germano-israé­liennes. Le chancelier fédé­ral a dit : «Israël compte.parmi. les .Etats qui, malgréleut: distance géographique,font partie de notre plus pr;ci-'che voisinage. Les échangescommerciaux et technologi­ques, ainsi que les relationsculturelles, sont devenus plusintenses et plus équilibrés.Une nouvelle attitude sefait jour :. nos deux peu­ples redécouvrent un héri­l age commun et des liensréciproques. Ils examinentles réalités d'aujourd'huid'un œil attentif et mêmesympathique.» Le Premierministre israélien a accordé

Ils -prennent mon abrutis­sement pour de, la .résigna­tion. Mais c'est- seulementl'effet des somnifères. Jerésiste à l'envie de leur en­voyer à la figure un de cescaillots de sang qui se for­ment dans ma gorge. Il m'afallu venir' ici pour voir mapropre tête de mort. AHaïfa ils m'ont radiographiéle nez. Le médecin tenait lenégatif contre la fenêtre.Par-dessus son épaule, j'aivù. Cette tête l'de .macchabéeétait moi. Depuis, le tempsest mesuré. Comme jadis,sur le chemin de l'école.A vélo. Le bouledogue dela voisine se précipitait,aboyait férocement. Il sau­tait après les pédales, Je re­levais les pieds sur le guidon,pour ne pas me faire mor­dre. Le vélo ralentissait.C'était jouer quitte 0\1 dou­Ble. Aurais-je ..à pédaleravant que le 'chien ne selasse ? Je suis passé sous lecharme de l'Histoire commeon passe sous un rouleaucompresseur.

-Ouand les casseurs ont

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ŒS" ORIGINES ~

')

une interview à notre cor­respondant à Tel-Avis. Ellelui a dit: «Les relationsentre Juifs et Allemandssont une affaire complexe.Les gouvernements allemandssuccessifs ont prouvé leurconscience rd'avoir une detteà notre égard. » L'ambas­sadeur d'Israël à Bonn adéclaré «Ces dernièresannées, nous autres Israé­liens avons rencontré desmilliers de jeunes Allemandsqui nous paraissent repré­senter la vaste majorité deleur génération. Ils sont unpont jeté vers l'avenir.»

.surgi devant moi, il y eutcomme une reconnaissance.Tout ce flou d'Un' passémeurtrier gui nous sépare àjamais est devenu concret.J'ai eu peur. Mais ce n'étaitpas la peur jusque-là fami­lière. Pas ce mélange desolitude et d'attente sansobjet. Il y avait un ob­jet : deux poings et deuxpieds tout à fait réels. So­lides même. Enfin, l'angoisses'était fixée. Les cou,Ps ontmis fin au vertige. Ds.. ontconcrétisé le haut-le-cœurperpétuel. Le tournis qui,dans les conversations, vientaprès le sourire et le silence.i D'où venez-vousê s Souri­re. « ..De Cologne.» Silence.« Ah l » Tournis. Après quoije me taille.

Joan arrive vers onze heures 'du soir: Je suis couché.J'ai de plus en plus une tête d'arlequin. Les frictions àla cortisone. La pommade vient- de' Judith, pour fairepartir les cernes. Ils sont larges comme des soucoupes.La crème les couvre d'une pâte blanche. Joan m'apportele journal.

«Maariv parle d'une bagarre à Kfar Ezra, il y a unmois. Des Palestiniens auraient roué de coups quelquesspectateurs de cinéma. Je vais te lire l'article.

- Pas la peine. De toute façon, ils fabulent. Resteun peu.

-::" Je fume encore cette cigarette, après je te quitte.- C'est drôle, j'entends des- gens autour de la cabane.

Chaque nuit. ~

---' Tu sais 'bien que c'est idiot.

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LES" ORIGINES

- Joan, je ne retrouve pas le film en ·couleurs.- Il est dans l'appareil.- Je ne me souviens pas.- Tu avais' mis le film noir et blanc pour les photos

à poil dans le coton.--:- Mais le- film en couleurs n'était pas fini.-:ru l'as" remis dedans, après. Même tu m'as

demandé si ça faisait huit ou dix-huit poses de prises.- Je ne me souviens plus ni où ni quand.- En tous cas, avant le western. »Je me mordille les lèvres, reste songeur. Il ne faut

pas permettre aux femmes de s'asseoir sur votre lit. Lerôle de garde-malade réveille leur pire instinct. Lesyeux de Joan ne pétillent plus. Maintenant elle m'ap­porte les comprimés d'aspirine et le journal. Ellerange les pellicules, soigne, inspecte malgré elle. J'aien horreur toutes lès polices.

~ Tu as l'air tout vexé parce qu'on parle de chosesconcrètes. »

Je fais un geste flou et me tais. Je tire le drap un peuplus sur les oreilles. Joan pense que j'ai froid. Elleprend la couverture en laine. Elle l'étale sur moi commepour un pique-nique.

«Les pique-niques, c'est fini.~Tudis?

- Je rdisais qu'il n'y aura plus de pique-niques pourmoi. »

Silence encore. Elle m'examine. Comme un article au"Supermarché. J'ai trop chaud. La couverture. Le som­mier grince. Joan s'irrite du bruit.

i Prends un calmant. Ça te fera dormir.- Joan, je...- Judith en a. Je vais lui en demander.- Ne t'en va pas. »Par quelque bout que je prenne les conversations, un

mot arrive tôt ou tard qui dit la vérité. «Je m'en vais. »Les calmants, un prétexte. Mais elle insiste.

« Si c'est du pollen que tu veux, pas de problème. Je

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LES ORIGINES

connais un marchand de périodiques. 1\ Haïfâ. J'yachête les revues poùr Ruben. »

Joan et Ruben maintenant?"« Joan, je t'...- Une adresse de Jimmy. Un trafic fou, paraît. Entre

les magazines de mode et de [ardinage.»Jimmy était- de San Francisco. Un beau blond. Cham­

pion de surf. Rire Colgate. Joan 'a été high pendantquinze jours. Puis il a failli y passer. Une dose tropforte de morphine ou quèlque chose. Joan en .larnres.La seule fois que je l'aie vue ainsi:

«Tu devrais t'en aller.»Il y a toujours une femme bienveillante qui vous

dit: Ne restez pas ici, c'est mauvais pour vous.

Le marchand de périodiques a dû transférer sonkiosque ailleurs. Introuvable. Le trottoir est large. Ona installé des distributeurs automatiques de journaux.Il y a bien un crieur du Herald Tribune, Mais la descrip­tion de Joan ne correspond pas. Tout près, un baréclairé au néon. Garçons en livrée, la propriétairecalée derrière la caisse. «Une bière s'il vous ·'plaît. »Plus bas j'ajoute l'autre question. A part 'moi, deuxhommes âgés sont au comptoir. Ils ~jouent aux dominos.Sans mot dire, le serveur se glisse derfière la matrone,passe sous le zinc, sort par "la porté' vitrée. Je le suisdes yeux. II se dirige 'vers un vendeur dé roses. Leurconversation chuchotée, avec des regards à la ronde,dure quelques minutes. Pendant ce temps, à- l'autreextrémité de la salle, la caissière m'a repéré. Ses yeuxglauques. Elle cherche l'employé. Lentement elle tournelà tête vers moi. Elle m'examine de la tête au nombril,le reste échappe à" son regard. Le petit barmanrevient : «Il vous conduira.» II retourne laver sesverres. Dehors, le fleuriste 'range quatre ou cinq bou­quets. A "travers la fenêtre, il-" me fait signe. Je paiema consommation. Lavieîlle ne dltrrien.

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~LBS OJUGINES

." Elles sont fanées. Les gens n'achètent pis. .J~reviendrai demain, Elles sont toujours dans un piteuxétat. Le cultivateur habite Sfad. Il les expédie parl'autobus. ~Les pétales sont couleur cacahoùètes.»

Le' fleuriste a quelque chose de tassé dans l'allure.Un corps trapu. Il m'arrive à peine à l'aisselle. Sa peauest ridée, bleuâtre. Sans doute à fistules,MaIgr~ sacourte taille, il fait -des pas d'un mètre, ce qui lui-donne .nne démarche d'autruche. Il est .chauve. Son neza l'aspect d'un navet. Seuls les yeux échappent à la lai­deur totale. Calmes, p-resque autoritaires. Leür sérieuxsemble aller plus loin ·que le monde de son commerce.Pourquoi, avec de tels yeux, fait-il un tel métier?

« Pourquoi faites-vous ce métier?- Lequel? J'en ai deux. Les fleurs et le kif.- Les deux.- Le pays est en guerre. Je suis contre. Alors, pas

de travail! A travers moi, la vérité est en chômage!Nos" politiciens aveugles. De moi, ils ne voient pas unsou d'impôt. Les Mayas d'Amérique payaient leur impôten puces! Là, je veux bien. Les puces et moi, on sefréquente. »

Il n'a pas encore demandé d'où je suis. Eviter cettequestion, Ou alors :~ répondre par un fou rire. Au lieudu renseignement, le rictus. Il y a. quelque temps, avecdeux amis de Cologne, j'ai pris le trolley. On parlaitdes réacteurs qu'ils installent le long du Rhin. Notre'parler trahissait l'étranger. J'ai compris quelquescommentaires en hébreu. A l'arrêt suivant, plusieurspersonnes sont descendues. Une dame a dit : «Votrelangue.. C'est plus fort que moi. 'Cela nous rappelle »...

Le bonhomme ralentit. Il ouvre la porte d'un immeu­ble. Un instant j'hésite. Si c'était un agent? La bâtisseest délabrée. Un traquenard pour touristes? II mepropose de faire la connaissance de sa femme. Nousmontons des' marches en -ciment apparent.

Dans un coin du salon, je l'aperçois, recroquevillée.Il fait sombre. Elle est ·comme enserrée. dans un fauteuil

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LBS ,ORIGI~

-roulant~_Spn mari l'ernbrasse; soudain rayonnant.Amoureux comme" un écolier, Elle se redresse, pénible­ment à "SLa rencontre...L'un des bras reste dans le vête­ment, en travers de sa ..poitrine. De l'autre, elle attrapeson cou, se hisse vers son visage. Puis elle me fait linsigne d'accueil, Un instant, elle feint d'être gênéepour alléger mon embarras.

«Vous êtes Rhénan, n'est-ce pas?»Est-ce un aveu qu'on me rdemande P De passer pour

le tortionnaire défroqué que je ne"suis .pas me sèche lalanguer Par où m'évader? Je connais certain Allemandqui rêve souvent de n'être plus en vie. Il lui semble qu'ila été lui-même envoyé à la chambre à gaz alors qu'ilavait trois ans. On le traîne le long d'une rue en flam­mes, jusqu'à une gare à moitié affaissée déjà. Là, untrain de marchandises attend les derniers passagerspour l'Est. Il rêve aussi que son existence n'est qu'ima­gination fiévreuse, désir confus et extravagant de sur­vivre, entretenu chez un être en réalité mort depuis -desdizaines d'années.

Le petit fleuriste explique:« Elle a été battue à Treblinka. »Très vite, très brève aussi, une ébauche de contrac­

tion. Je redeviens le gamin qui frappe des poings surla table et hurle : « Ce n'était pas' moi, -ce n'était pasmoi.» Puis on m'offre 'du thé er des gâteaux secs.

«Le Rhénan est exubérant, Il danse dans la rue, lesjours du carnaval. II manque ête respect' pour l'aûtoritéèt ne supporte pas les horaires. Je suis née moi-mêmeen Rhénanie. C'est un peuple différent des autres. Ilsont un sentiment régional. Le patriotisme .national. ilsne l'ont jamais connu, cela vient plus à l'est.. L'enfancepassée près d'un grand fleuve, ça vous aère lesméninges l Vers la basse Rhénanie, cette tournured'esprit aérienne devient -franchement obscurantiste.»

'Comment réagiraient les plus intelligents de mescompatriotes? Quoi dire à cette femme? Je cherchelè passage fragile au-delà des- menaces et des fascina-

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LESY ORIGINES

tians mêlées où 'le 'repli 'ne soit plus une 'fuite. Tout cequi pourra être accompli, ma génération l'accomplirafaute de mieux. Sans mystique. de réconciliation nidésespoir. L'unique expérience 'Spirituelle à notre por-.tée : laisser être. Ne pas s'agripper à l'ordre premier.Ni la révolte, ni .les affaires courantes. Mais nous riesommes pas très résolus. Pas sûrs 'de nos gestes. J'envieles femmes arabes dans ce pays, "la 'fermeté de leursmouvements. Les gestes décidés avec lesquels elles se.nouent leur enfant sur le dos. Elles le saisissent parI'épaule, l'envoient vigoureusement" en arrière, s'incli­nent pour 'qu'il ne glisse pas. Ensuite elles ramassentle châle par terre. Elles le plient en triangle, le serrentautour de l'enfant. Puis elles se font Un nœud sous lesseins et se redressent. Voilà les certitudes qui nousfont 'défaut, L'assurance du corps. Dans ce domainesurtout, jusqu'à aujourd'hui, nous capitulons sans condi..tions. Nous avons été soumis à l'arrachement d'unorgarie très important dont j'ignore le nom. A petitscoups d'ailes, dans la pénurie de la parole, nous avan..çons, Toute l'énergie absorbée pour renoncer à laviolence.

Quelques heures avant dequitter Israël, à nouveau, leministre fédéral des Affaire~

étrangères a donné une in­terview au sujet de sa vi..site. « Je considère commeun. avantage qu'un ministrede la République [éâéralesoit venu pour la premièrefois en Israël. Les circons­tances ont' fait que nous en­tretenons avec Israël desrelations bonnes et amicales.Nous avons pu constaterque sur de nombreux pro-

« Je gagnais ma vie commepostier à Vent, dans l'Otztal.Les Autrichiens nous tolé­raient encore. Toute ma fa­mille s'y était cachée, cin­quante-trois personnes. Nousvivions de petits métiers. Jevis ainsi, auj6urd'hui encore.Cette période de semi-clan..destinité m'y a fait prêndregoût. Un jour, la fourgon­nette du bureau central étaittombée en panne. Pour cher..cher le courrier, j'allaischaque matin à Obergurgl,

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-'lES ORIGINES

blèmes nos "Opinions .... sonttrès proches. Il importe decomprendre le point de vuedu partenaire. Au fil desannées, quelques malenten­dus se sont manifestés dansle contexte délicat des rela­rions bilatérales -entre la Ré­publique fédérale et Israël.Nous avons pu liquider cesmalentendus. Nos deux peu:ples ont aujourd'hui des re­làtions politiques et diplo­matiques qu'on peut quali­fier. de " normales ", voire41 bonnes ". Ils ont égale­ment conscience d'un futurdestin commun qui exiged'eux de travailler ensemble.Trouver la justice est uneâpre tâche dans notre vie. Etje crois que cette façon-là detrouver la justice échappeaux décisions des hommes.Dans cette matière, il doit yavoir une justice plus haute.'1e peux dire très personnel­lement que je suis l'une desrares personnes à avoir acti­vement participé, depuis lespréparatifs, à la normalisa­tion des rapports entre nos'deux Etats. Je peux garantirque le sentiment particulierd'un lien intime jouera tou­jours son rôle. Voilà pour­quoi je suis heureux d'êtreici officiellement afin d'écar­ter, par des conversationsfranches et directes, certainsmalentendus et certaines pré­occupations qui ont pu naître

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presque toujours en skis.Là-haut, à l'Hôtel de laPoste, le gérant me don­nait les lettres. Ce jour-là, iln'y avait rien pour moi. Laligne téléphonique avait étéarrachée pour des raisonsque je ne soupçonnais pas.On ne savait pas ce quiétait arrivé à la fourgon­nette. Je m'attardai toutjuste le temps de vider unverre. Assez pour entendrele patron murmurer : Celui­là aussi, demain ou L après­demain, sera parti en fu­mée. " C'était un type pas'franc. Avec moi il jouait aùhéros de la résistance, maisc'était du bluff. Je m'en re­tournai à Vent. En skis.

A l'endroit où la piste dé­bouche sur la grande clai­rière, il y avait parfois descerfs. Je ralentissais toujoursun peu entre les derniers sa­pins, pour les regarder. Cejour-là, on voyait bien destraces dans la neige,. mais èen'était pas des biches! J'aitout de suite aperçu un mou­choir ensanglanté, puis unecasquette 'd'enfant. Je distin­guais des traces de quelquesbottes cloutées, de nombreu­ses chaussures d'enfants etde femmes, cettaines à ta­lons hauts, et de" quelquespieds nus. Les pas traver­saient la clairière de droitèà gauche, venant du fondde la vallée. La procession

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~LES ORIGINES

leI - à mon avis sans fon­dement, mais compréhensi­bles vu la situation. Depuisde nombreuses années, nousnous sommes résolument"tournés vers la constructiond'un avenir neuf et promet­teur. Le dialogue politique en­tre nous est franc et Rlein decompréhension réciproque. »

Ouestion «Serait-il. cor-rect de supposer que l'undes buts majeurs de la poli­tiqué étrangère de la Répu­blique fédérale ait été la ré­conciliation avec la Franceen même temps qu'avec lepeuple juif? En cas de con­flit, à quel pays accorderiez­vous votre préfërence ?»

Le ministre : «Il n'existeaucune contradiction internedans la politique étrangèrede la République fédérale quivise à établir des rapportsamicaux avec Israël, et enmême temps à parvenir àune réconciliation avec laFrance.»

Question « Pourriez-vous.nous expliquer pourquoi tantde nazis haut placés viventencore en République fédé­rale sans qu'un procès leursoit intenté? »

Le ministre : « Da a la dis­tance historique. La réalisa­tion de ces procès se heurteà des conditions particulière­ment ardues. Nous devonsnous accommoder de ces dif­ficultés. »

avait dû avancer en or­dre. Malgré l'étendue, ils nes'étaient pas dispersés. Jeme suis remis en route.Encore dix minutes et j'ar­rivai près du" jardin frui­tier de' la grosse Berthe.C'était la marchande desquatre-saisons qu'on appelaitainsi à cause de sa voix forte.Trois petits virages secs dansla poudreuse, puis c'était laroute .. couverte de glace. Jem'en souviens parfaitement.Là, les skis tonnaient tou­jours comme un moulin àvent. Arrivé devant l'épicerie,quelques coups de talon pourdégager les pieds des atta­ches, les skis appuyés contreles bardeaux, et me voilà àl'intérieur. Le couple d'Autri­chiens n'a pas fait de senti­ment : cc Ils sont venus. cher­cher tous les juifs. " Dansleur voix, quelque chose m'in­diquait qu'ils avaient été aucourant bien avant. C'estainsi que j'ai perdu ma fa­mille proche et lointaine, cin­quante-deux personnes. Il n'yavait plus que moi. Laurie,ici, je l'ai retrouvée qu'aprèsla guerre. Vous voyez dansquel état.e

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Il parle de la cruauté des enfants israéliens. On lesappelle sabras, figues de Barbarie. Pleins de piquantsau-dehors, tendres au-dedans. Ils connaissent seulementleur pays, nombril du monde. Au-delà, rien qu'alliés duadversaires. Les succès de leur armée, les souffrancespassées des ancêtres, les directives du gouvernement "là. culture sabra est pauvre, idéologique. La platitudedes slogans - quelque chose comme Dynamisme, Elan,Efficacité - Ies- enivre. Leur jubilation continuelle.« Ce sont eux qui portent le coup mortel à notre culture,et non les persécuteurs », ajoute le fleuriste. Son fils necomprend pas que ses parents lisent encore Kleist. MO­rike. Une fois, devant lui, ils ont raconté leurs souvenirsdu Berlin des années vingt. Les cafés, les bls, -Kurfürst­endarnm. Le garçon alors a giflé son père.

Yoschko, là où "tu es, je ne suis pas encore. Depuisquand ta parole habite-t-elle le silence? Ou en trouverl'accès? A Joan tu as répondu «Malheur à qui veuttout dire. » Tu as dit aussi: « Quel que soit ton départ,ta voie, si tu l'acceptes, est acceptée.» Je parle deYoschko au petit fleuriste et à sa femme. Ils répon­dent

« Les sages d'Israël sont partout. Il suffit de se taire. »

« Et le kif?»Le fleuriste n'en avait pas. Sur le bord de la grande

artère, faisant lé geste du stoppeur, je me remémorel'adresse indiquée : Josué, un ancien confrère qui aquitté le commerce. Il est gardien de nuit dans unepension à Tel-Aviv. II connaît la filière. Mon pouces'agite entre l'asphalte et l'azur.

Le long des autoroutes règne la peur du flic. Ce paysen fourmille. Sous la caniéuIe, les voitures se pressent,décidément aucune ne s'arrête. Chacune s'éloigne, enlèveune part des cellule_s vives de mon organisme. De l'autrecôté de la route, Carmel Beach. Vus de loin, les bai­gneurs face à l'eau argentée ressemblent à un vol de cor-

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beaux qui ne parvient pas à quitter le sol. Ils s'agitent, selèvent, se couchent, sautent. Ouelques-uns déjà s'en re­tournent. Limousines confortables. Appartements clima­tisés. Je transpire. Les conducteurs accélèrent, comme siHalfa était .en flammes. Je ne serai jamais à Tel-Avivavant la tombée du soir. L'auto-stop, une révérence audestin. "Carte blanche à qui s'arrêtera. Une école desérénité aussi. Défilé d'autos ininterrompu. Chacuneabrite un univers. Dés utérus en acier. Le temps d'uncoup d'œil, je pénètre à l'intérieur. Effraction. Toujoursune surprise. Il y a des mondes dans ce monde... Ensomme, tous ces visages collés derrière le volant sontlaids. obésité précoce, anémie, calvitie, couperose, rides,maquillages", abrutissement. Pourtant, au commence­ment de chacun d'eux, il y a eu un orgasme.

"Aux abords de la ville, déjà la nuit. On me déposedevant un poste à essence. Le pompiste est arabe. Il

'doit être dans le trafic. J'attends qu'il n'y ait pas declients. Je-le coince au fond du garage. «La came? Res­·tez dix minutes.» Il retourne au bureau, décroche letéléphone, Parle à voix basse. Son affaire me paraît lou­che. Je l'interromps. Il regrette, moi aussi. Il raccroche.Je sors.

Les cafés, les magasins. J'en avais perdu l'habitude.J'approche des vitrines comme d'un engin spatial. Ellesdégagent une odeur métallique. Des femmes arabes men­dient en silence. Un enfant dans les bras, un autreagrippé. à la jupe. A l'une d'elles, je pose ma question.« Haschisch ?» Elle me tend la paume ouverte. J'ydépose quelques pièces, attends l'information. Elle sedétourne. D'aùtres passants à solliciter. Elle n'a pas dûcomprendre. Je me penche un instant sur les devantures.Puis je pars en traînant. Peut..être dans un bar.

Gorille à l'entrée, vestiaire, porte à deux battants, es­calier au sous-sol. Les murs, comme les marches, sontrecouverts de velours rouge. L'appel de la clarinette.Plus je descends, plus il devient intense. Le son chaud..solennel. Les basses vibrantes à vous faire fondre. Une

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plainte et tine jubilation, plus poignantes qu'aucun tim­bre humain. Je ne peux aller au comptoir, trop cher. Jerôde entre les tables. Au fond de la salle, l'éclairage estpresque inexistant. Une voix mâle se parle à 'elle-même,Des Bribes du soliloque me parviennent, mêlées à 'lamusique. J'avance encore. Là, fascination. Un jeunehomme est accoudé contre le mur. Jeans serré, chemisedéboutonnée jusqu'au ventre. Il ne porte pas de souliers.Sa poitrine est ... large et lisse. De faibles lumières s'yreflètent. Sa peau brille. Il Sourit. De l'index gauche,il se bouche l'oreille. De l'autre main il tient l'écouteur.Son regard est absent. Je m'immobilise, frappé d'hébé..tude. Quelque chose me soulève le thorax. Ses piedsnerveux. La bosse de son sexe. Son cou est délicat, ledessin de la pomme d'Adam à peine perceptible. Sesintonations sont calmes. La musique s'arrête. Il "laissetomber le bras gauche. Passe les doigts dans sa chevelureabondante. Ses gestes sont graves. II sourit continuelle­ment. Sa conversation téléphonique-finie, il avance d'unpas. Je suis balourd, une vraie bûche.

«Je vous montre la cave. Nous avons un deuxièmesous-sol. Je m'appelle Peter.»

Il ouvre une porte tapissée. Je ne sais que faire, tournelégèrement la tête vers l'orchestre. Le jazz a repris. Lesmusiciens sont pieds nus aussi. L'un d'eux est couvertde bijoux.. Tout en jouant sur le saxo, il avance son piedentre les cuisses du trompettiste. De devant, on ne voitque l'instrument env cuivre et ce morceau de chair. Laplante d'un pied rose à la fourche tlu pantalon. Le saxo­phoniste éclate de rire.

Peter m'attend devant la porte. Soudain, j'ai peurqu'il ne la ferme devant moi. Je me précipite auprès delui. Nous sommes dans le noir total. Enfant, les cama­rades m'enfermaient dans la garde-robe. Mélarige depanique et d'intimité chaude avec les vêtements, -Les

'fourrures sur le visage. L'odeur de ma mère. Je saisis­sais un paquet de robes dans les bras, reniflais. Peterne bouge pas. L'évidence de sa lourde respiration. Son

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corps à quelques centimètres de moi. Il aspire, expire.Aspire, .expire, Comme sous un poids écrasant. A nou­veau, tout se .succêde dans la clarté la' penderie de mamère: le lit après le tabassage, Peter si vivant. Le ren­versement de la mémoire. Une tension physique émanede lui. Infrangible. Un seul figement, lui et moi. Sonsouffle de plus en plus haletant sur mon visage colorié.

..La rue est "presque déserte. Le vent a chassé prome­neurs et mendiants. De quel côté aller'? Les genoux brû­lent. Errance, ma vraie patrie. On ne sait rien d'unhomme quand on connaît ses origines, ses fins. Ses ta­touages. D'où-viens-tu ? Où vas..tu ? Qu'importe 1 Yoschkoavait parlé du pèlerin. Tout n'est pas dit de sa routequand on sait d'où elle part, où elle mène. Laisser celaaux gardes..frontières. A tous les grillageurs de la terre.Qui a inventé les passeports? Départ et arrivée, lesdisséqueurs du globe, c'est tout ce qui les intéresse.Experts en fragmentation. Est-Ouest. Mon pays-ton pays.Ami-ennemi, présent-passé, vainqueur-vaincu, allié-axe,blablabla-écrase. Accomplir le parcours en un tempsnul? Un chemin, disait Yoschko, est autre chose que leplus court passage entre deux points du temps ou del'espace, Et : «Ce que tu veux donner, il te faut encorele frouver.»

« Pardon, monsi... ) Je n'ai pas la manière. Ils rica­nent. Ou ne .connaissent pas. Ou prennent des airs. Pasde pension place Herzl. Ni de gardien de nuit. Yoschkom'avait prévenu « Ton chemin vient de nulle part etne va nulle part. » J'interroge, mais ce n'est plus seule­ment la drogue que je cherche. Quelque chose vient àmaturité. Malgré moi. Rester en éveil. Ne pas lâcher.

On me dit de prendre le tram pour Jaffa. Là-bas, c'estle centre du marché noir pour tout l'Orient. Les Turcsvendent, les Européens achètent. Allons voir les Turcs.

"Voici le sixième jus, de pamplemousse. Pour- engagerla conversation. L'argent dans ma poche est pour l'herbe,

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non pour dîner. Le liquide tIonne mal au ventre, le 'sucgastrique tourne à l'aigre. Un Israélien m'a demandési 'Marijuana était le nom d'une actrice.

Aptès le tram, le trolley. Je suis le seul passager. Atout hasard je pose ma question au conducteur. il re­pousse -la casquette, ne sait pas. « Vous devriez deman­der à la 'gendarmerie, ils ont le nom de tous les habi­tants. Ils pourront vous le dire. » Puis il me parle de laconquête du pays. Il a été maquisard.

Jaffa, comme Tel-Aviv, est situé au bord de la mer.Des quartiers entiers seront bientôt nivelés pour faireplace aux reconstructions. Déjà la ville se dépeuple. Lesrues sont à peine éclairées. Y circulent plus de chatsque d'hommes. Minuit est passé. Les rafales de vent ontdiminué. Une vingtaine de personnes sortent d'un ci­néma. Un Arabe dit en français, la bouche pleine depop-corn : « Bergman, 'c'est toujours tragique. » Iljette la boîte vidée au cours du film. Il a disparu dansune impasse avant même que j'aie pu lui adresser laparole. Puis, plus- personne.

Je longe les murs pour ne pas tomber du trottoir..L'obscurité est presque totale. Je trébuche sur desmarches d'entrée devant les maisons, Les habitants dor­ment-ils? Y'en a-t-il seulement? Sont-ils occupés à fumerl'herbe dont moi seul reste exclu ? Je tourne à droite,à gauche, ne retrouve plus le trolley. Des rails luisentau mileu de la chaussée, mais depuis une heure, pasun tram n'est passé. A un carrefour, un bar. Le premier.Le propriétaire, en bretelles, regarde seul la télévision.Pendant que je m'attarde à la fenêtre, une motrice sanspassager, tout éclairée de l'intérieur, traverse la nuit engémissant dans les virages. Je suis loind'un arrêt, maiscette brève irruption de lumière crue dans. le quartier­fantôme est réconfortante. Son bruit, en s'éloignant, indi­que qu'elle file, sans halte nulle part. Pour un rien} jeperds l'équilibre. Depuis ce matin} je n'ai pas mangé. Al'angle d'une rue, je heurte un enfant, titube, me re­dresse. Que fait-il ·là aùssi? ~Le désir de -la cigarette

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.maintenant -s'estompe, Ce n'est plus ce que je cherche:Je suis celui encore qui lit sa vie à contre-pente. L'oubliartificiel .n'y fera rien, Le passé ne lâchera pas son em­prise. Le porter à bout de bras, le traîner encore : corn­pagnon des fièvres.

Soudain la mer. Je ne m'attendais pas à la trouver.L'air Q refroidi, les maisons sont devenues plus rares'.La nappe' huileuse est là, à quelques mètres, noire, tran­quille. Une petite muraille à descendre, 'puis c'est lesable, froid et humide. Au loin, la baie est cernée deslumières de Tel-Aviv. Derrière moi, pas un réverbèren'indique Jaffa. Même tes mouettes se taisent. Les sou-.Iiers à la main, j'avance vers l'eau. La nuit enfle encore.La grande matrice murmure son accueil avec un légerclapotis. La ma-rche jusqu'à Tel-Aviv sera longue. Le vent.ne souffle pas, La marée est basse. Quelques reflets seforment, autour des talons d'abord, sur le sable mouillé.

Loin sous mon corps, les jambes avancent une à une,minces et raides. Les pieds me paraissent minusculesqui tracent là-bas deux lignes parallèles à la mer. Commelé sommet d'une tour très haute, la tête se balance, dedroite, de gauche. A l'horizon, les lumières de la villesont de moins en moins nombreuses. Je marche. Laprésence de l'eau ·à mon côté devient massive, opaque.Elle n'est plus un élément. Une transmutation s'opère.L'eau devient une force, séductions et terreurs mêlées.Invisible sous la couverture charbon. Elle ouvre violem­ment ses cuisses. L'attrait m'immobilise. L'obscurité estparfaite. J'enlève mes vêtements. L'eau gagne les genoux,le nombril, les épaules. Mon corps intérieurement serefuse, puis consent. L'eau coupe comme un rasoir affilé.Elle râcle la peau, ôte les séparations. Elle envahit lespores. Je deviens étale comme elle, innombrable commeelle, sans limite ni silhouette, je suis elle. L'immobilitéenfin acquise. Seule la pulsation du cœur se transmeten ondulations concentriques à la surface stagnante.

Ce qui suivit, cher Yoschko, toi seul peux le com­prendre. To"i et moi, le même chemin. A l'heure qui pré:

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cède le point du '[our, l'eau noire jusqu'au menton, àbout de résistance, bemé par les trafiquants de drogue,en visite chez le peuple que mes pères ont voulu exter­miner, le fanatisme inscrit en bleus sur ma peau, sansabdiquer, j'aï vu. Rien n'est à réparer ou à refaire.Laisser. Non pas abandonner. Laisser pour que toutsoit. Ne pas faire main basse, ni sur le passé, ni sur lesimages. L'origine se réserve. A moins de désapprendre lapossession. De desserrer toutes les emprises. Je com­prends ce que tu voulais dire. Cette nuit, tout ce quiporte figure s'en est ailé flottant.

Quand le premier rayon de soleil apparut sur la ville,j'ai à nouveau senti mon corps. Les membres transis..raides. La douleur indiqua vaguement combien l'étrangeparalysie avait duré dans l'eau. La marche jusqu'aux mai­sons fut pénible pour mes articulations. Vers leshuit heures, le soleil brûlait déjà. Assis sur un banc dela promenade.. je n'étais ni exténué, ni exalté. Je ne res·sentais ni faim ni sommeil. Je regardais couler cetteheure sans concevoir un mot. Tout annonçait un jourrayonnant. Des pères de famille jouaient avec leurs enfants. Le soleil chauffait un seul côté de mon visage.

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4.Pourquoi un Juif

avale des comprimés d'aspirine'dans la Forêt-Noire

« Vois..tu, Yoschko, c'est assez difficile à expliquer,Tu es .venu me voir dans ce pays. Tu aeais juré de neplus jamais mettre' les pieds en Allemagne.»

Yoschko .ne ..répond pas. J'essaie de marcher à côtéde lui. Sa valise' est lourde. Souvent, pour ne pas ren­verser--Ies passants, je fais quelques 'pas èn bas. du tr..ot­taire Deux ou trois voitures claxonnent, Quand Yoschkoparle, jè me trouve tlerrière lui, ou je contourne une'colonne Morris, ou m'excuse auprès d'une dame qui areçu la valise dans le genou. Yoschko porte seulementun sac.en toile bleue. El Al. Devant lui, les gens s'écar­tent ~ il n'est pas habillé 'à la mode. Son imperméableest usé. Craignent-ils -qu'il' ne léur demande de l'argent?Yoschko avance contre une foule ennemie.

Pour me faire. entendre, je crie.e Je -me sens à un tournant de ma vie. Non pas à

cause de ce que j'ai acquis, mais de ce que j'ai perdu.Rien d'étënn.; .. ...

- Pourquoi ne pas prendre un tram ?~ La distance à 'pied serait la même, »Yoschko veut échapper à cette foule. A quelques pas de

nous émerge la tête carrée du chef d'orchestre muni­cipal. J'ai joué sous sa direction. Il s'incline solennelle­ment vers 'moi, Pouce, index et majeur au rebord duchapeau vert foncé. Une grosse bonne femme, à ce mo-

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ment, me bouscule. Je trébuche sur la valise. Mais ledocteur en musique honoris causa a des réflexes. Il mesaisit dans le dos, me remet debout. Quelques voix pro­testent à propos de l'incident. Le Genetalmusikdirektorajuste son -loden, Son sourire est gêné. Il ~s'essuie lamain. Commes'il avait relevé un chien mouillé. Son nomest Martin Rômer, Sur les affiches, il s'appelle RomanusMartinus. Il s'en va à grands pas, m'en veut de son gestespontané. Je ramasse la valise..Cours après Yoschko. Ilne s'est aperçu' de rien.

«La foule était la même, avant la guerre?»Yoschko n'entend pas. Je le sens tendu. Les pots

d'échappement nous soufflent dans le visage. Le soleillui-même exhale une odeur de gaz. Quand un immeublenous couvre de son ombre, l'odeur- décroît. De nouveau,au soleil, elle revient. Vers quelle crémation ces genscourent-ils? Yoschko disparaît dans une pharmacie. Ilvoulait de l'aspirine.

Je pose la valise. Lente rotation de l'omoplate pourme dégourdir le bras. Quelques garçons observent lacirculation, assis sur une balustrade. Leurs pieds se ba­lancent comme ceux des pendus. Leurs dos forment unemuraille de cuir noir. Entre les vestons et les pantalonsapparaît une bande de chair bronzée, large d'une main.Je ne vois pas leurs visages. De temps en temps, ilséclatent de rire. Comment supportent-ils cette province?Le leur demander. Seuls échappent aux vexations ceuxqui possèdent une profession, des diplômes, des cravatesargentées, un livret de famille, un livret militaire, unpaternel dénazifié, un avenir prometteur, un présentconfortable. Quand je rentre en Allemagne, je m'aper­çois de l'effort qu'il m'en coûte de vivre à l'étranger.Mais ce pays a trop 'Souffert. Irrespirable.

Yoschko s'attarde dans la pharmacie. Je pense à cechef d'orchestrer Martinus. Quelle noix! Radin, avecça l Nous accompagnions Le Messie. Pour ne pas payer

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de. trompettiste, il me -demandait de jouer de, deux ins­truments. A un moment donné, mon voisin de pupitreet moi devions poser le violon, prendre la trompette.Dans Le Messie, les cuivres interviennent seulement quel­ques minutes. Le fameux Alléluia. Selon une coutumelocale, tout le monde dans la salle doit se lever alors :ravissement institutionnalisé. Mais mon camarade et moiétions des zéros à la trompette. A chaque répétition,c'était pareil. Nous manquions l'attaque, jouions faux,trop tôt, trop tard, ou pas du tout. La répétition généraledevant quelques journalistes fut une honte. La nuitsuivante, je ne dormis pas. Je voyais la salle, l'audi­toire endimanché, tous debout, le sommet de la soirée,et nos horribles couacs de trompettistes incapables. Vintle grand soir. Avant de monter sur la scène, le chef d'or­chestre nous prit à part « Vous me regardez. Je baissela main droite, comme ça, c'est votre signal. Un, deux :vous attaquez! » Les trompettes étaient sous nos chai­ses. Man voisin tremblait. La salle était pleine. Je distin­guais quelques amis dans la foule, ils me, faisaient dessignes. La première demi-heure, j'étais à l'aise. Puisvint l'Alléluia. Nous posons les violons, saisissons lestrompettes. Martinus nous fait de grands yeux d'encou­ragement. La chorale commence à s'époumoner. Nousnous apprêtons à jouer - mais pas un son ne sort. Monvoisin et moi avons manqué l'attaque. A la suivante, demême. Puis la reprise. Martinus nous regarde, agitela main : un, deux : encore rien. De la salle, on devait

..bien voir nos deux instruments astiqués, brillants sousles projecteurs. Mais nous étions incapables d'en tirerle moindre son. Ainsi durant tout le concert. Ce soir-là,l'Alléluia fut joué sans qu'une note de trompettesoit entendue. Fin du concert, catastrophe. C'est ce quenous pensions. Eviter Martinus. Il courait vers nousdans les coulisses « Formidable! Vous avez étéformidables! La première fois que c'était parfait!Félicitations!» D'abord, je croyais à une farce. Puis·non. Il avait entendu la partition entière, lui. Son imagi-

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nation avait suppléé à notre ratage. Tout dans-sa tête.

«A quoi tu penses?- Yoschko I Tu as trouvé ?- A quoi tu penses ?- Cette odeur de gaz, la foule...- Dans le train, plusieurs ont vu mon numéro de

camp tatoué sur le poignet. Juste avant d'arriver à Fri­'bourg, une femme de quarante ans m'a demandé ce quec'était. Elle n'a pas compris. Un homme près de la soixan­taine l'a reconnu. Il m'a fait des courbettes et m'a dit4. Exusez-nous, excusez nous. " Puis il est allé au wagon­restaurant. »

Je n'ai plus envie de montrer ma chambre. Nousdemandons au pharmacien 'S'il veut garder les bagages.Il àccepte.

Yoschko est méconnaissable. Il résiste des quatre fersà ce pays. Je le sens malheureux, absent. Il est taciturne.Des collines surplombent la ville. J'aime cette forêt. Lespistés y sont bien marquées. Yoschko avale un compriméd'aspirine. La promenade le détendra-t-elle? Le sentierque nous suivons m'est familier. Raconter une histoire.

« A la fin' de chaque semestre, le vieux professeur dephilosophie amène ici ses étudiants. Tu "devrais nousvoir. Comme un jardin d'enfants en excursion. Il nousprécède, .un bâton à la main. A force de participer à cerite, je sais d'avance le tournant où il raconte telle plai­santerie, le ruisseau où il cueille une plante vénéneuseet nous met en garde contre elle, le banc public à partirduquel il explique la formation géologique du Kaiserstuhlet pourquoi le vin y est si bon... »

Les pensées de y oschko sont ailleurs :« Ce pharmacien. Une drôle de voix. Je me demande

où je l'ai entendue.- L'excursion se termine toujours aux Trois Diables.

Assis devant une grande nappe blanche, nous écoutons

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le toast du .professeur. Chaque année c'est le même :"Rien n'interdit à la philosophie d'être spirituelle; etpourquoi ne serait-elle pas aussi spiritueuse f " Puis, de­bout, il lève son verre, l'approche de son grand nez,tourne les yeux vers le plafond, tire la langue, et dansun silence religieux il laisse tomber trois gouttessur ses papilles. Avec dignité, un sourire bonhomme, ilcommente : U Un peu bouqueté, 1959, excellent. " IIse rassied, donne le départ aux conversations feutrées.

- Toute cette pharmacie était bizarre. L'empresse­ment avec lequel il m'a expliqué le mot cc aspirine ". »

Le silence revient entre nous. Les conifères immenses,à cette période de l'année, lâchent leurs pignes. Uneodeur de résine nous' accompagne, devient plus intenseà mesure que la forêt s'épaissit. Par moments, des échap­pées s'ouvrent sur les pentes, en face, qui paraissentbleues, couvertes d'un léger "aile blanchâtre. Le tapispourrissant d'aiguilles brunies étouffe nos pas. Nous nerencontrons personne. L'atmosphère est fraîche, un peuhumide. De temps à autre, le soleil, dans sa descenteéclatante, envoie ses rayons au milieu des arbres. Alorsdes bandes de lumière oblique brisent la géométrie ver­ticale des troncs. Un faisan cherche à s'envoler. II esttrop gras, fait quelques pas malhabiles. Le bruit d'unescie nous arrive par moments, venant de loin dans lavallée. Yoschko si absorbé, je retourne aux années oùj'adhérais mieux à un paysage qu'à un être. Après lapuberté, après une maladie, les séparations, les tortsentre amis, je revenais à.la nature. Ce furent les annéesqui succédèrent aux rencontres violentes avec soi-même.

Depuis le premier mamelon, le bruit de la ville s'estestompé. Le chemin monte régulièrement. Il y auraitpour plusieurs jours de marche. De temps en temps, unpic tire sa salve de coups martelés. Au milieu d'uneclairière, un sapin géant se dresse comme un mémorial.J'en veux à Yoschko pour son silence. Je me félicited'être plus jeune que lui. Je me suis installé dans des

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séjours fuyants. Les départs brusques sont devenus mademeure. Ayant épousé l'instable, j'ai déjà perdu l'essen­tiel : le désir d'avoir un passé,

Enfin, il parle.« Le spectacle de cette ville. Je m'attendais à ... enfin,

à autre chose. La vie a l'air parfaitement rentrée dansl'ordre. Comme si rien ne s'était passé ici. Leurs airs~atisf~aits! Si tu savais, mon envie de dégueuler! J'étaisvenu ici avec une question sur le cœur. Celle que j'avaisposée à mon père quand les synagogues avaient com­mencé.à flamber un peu partout : cc Papa, commentça se fait qu'ils nous traitent comme ça? " A ce phar...macien, tiens, je l'aurais bien posée Comment çase fait que vous nous avez traités comme ça? Maisj'ai compris que c'était inutile. La vie cossue. L'obé­sité. Les bourrelets de graisse les empêchent d'ouvrirles yeux. 'Merde à cette convalescence heureuse dupays.»

Yoschko sort un autre comprimé d'aspirine .. Je suisconsterné. Ce n'est pas ce que j'attendais. J'avais soi...gneusement préparé cette visite. Un tour à la cathédraled'abord, puis aux deux portes de là ville, Martinstor etSchwabentor, enfin un après-midi paisible dans la forêt.Je m'étais mépris sur Yoschko. Je n'avais pas prévu qu'ilpaniquerait. Que sait-on des autres si même envers nosamis nous commettons de telles erreurs ? Est-ce que jeconnais. Yoschko seulement? Envie de réparer quelquechose. Ouoi inventer? Le contredire carrément ? Lui par­ler de la fraternité 'sordide devant les souvenirs quiunit ce peuple? Lui dire que j'en connais beaucoup quine s'en sont pas remis? Beaucoup qui, autour d'une

..bière, sont morts intérieurement, abattus lentement parles images de Jadis? Alors même qu'ils se vantaientd'avoir organisé des attentats? Lui dire que nous sommestous des survivants, lui et moi, ainsi que les braves gensqui s'agitent autour de leurs voitures, et même Ruben etles autres? Mais je n'ai -plus assez de mots pour joindreun sujet et un prédicat.

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Yoschko maîtrise sa voix. Il dit :« Ce matin, en sortant de la garé, j'ai d'abord entendu

les oiseaux. Un arbre rempli de moineaux. Comment ont­ils pu revenir.? Eux aussi ont dû déserter ces régions. »

La crête. Une vallée verte, juteuse, s'ouvre à nospieds. Rester là. Ne plus parler. Pour toujours en paix.Tant de choses à entendre, à voir, à saisir, à aimer duhaut de cette colline. Plus ,besoin de langage. En finir'avec les poussières éternellement soulevées par des lan­gues trop bien pendues. Ils ne me tireront plus les versdu nez. Je voudrais que Yoschko se tourne vers la forêtdebout, géante. Qu'il voie la chlorophylle dans les prai­ries. Qu'il retrouve une autre Allemagne, une terre qu'iln'a pas cessé d'aimer. Presque une patrie.

Lui dire que j'habite un quart seulement de mon .être,moi aussi. Coupure verticale : Ulbricht et son mur. Cou­pure horizontale : capitulation sans condition. La géo­graphie réduite de moitié, l'histoire pareillement. Pour­quoi faire comme si cela n'existait pas? Lui raconterla fable du scorpion et du lézard. Le scorpion a unequeue faite de six segments. Le dernier porte un aiguilloncrochu. Là-dedans, il garde son venin. En promenade, ila l'air de partir en bataille. La queue dressée comme deslances et des bannières. Les pinces tendues comme deshallebardes. Il répand une puanteur qui déloge les voi­sins. Son ennemi mortel est le lézard. Petite bête effilée,souple, longue. Sans armes. Qui aime se dorer au soleil.Elle est paresseuse, mais elle sait courir. Quand l'odeurlui monte dans la narine, elle se met en place. Le redou­table arrive pour le défilé. Elle prend son élan, court. Ellelui glisse sur le dos. Le redoutable sent le chatouillement,se prépare à tirer. Mais elle est déjà. partie. Il se piquelui-même. Il envoie le dard en avant, se l'enfonce dans-Ie dos. Il crève de sa propre injection.

« Yoschko, un animal, un pays sur lesquels on traceune ligne, ils se tuent eux-mêmes.»

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LA POLITIQUÉ DU D~SESPOIR.

- Des tonnes ·de "littératurebien-pensante, de la droiteà la gauche, se sont déver­sées sur les horreurs de: Mu­nich. Nous ne souhaitons pasy.. ajouterlemoindrè gramme.Cependant, puisqu'il y a de'nouveaux lecteurs de notrejournal, 'Ou même des an­ciens qùi n'ont pas lu ce que,depuis vingt-cinq ans, nousécrivons sur le conflit is­raélo-arabe, sur le terro­risme et sur l'hypocrisie desGrands, nous le redironsbrièvement à l'occasion decet épisoâe atroce.

Il y a, d'ailleurs, un élé­ment nouveau le décor, cemonstrueux spectacle où lesport servit de, prétexte auxexhibitions de la ..puissancepolitique et financière. La'« trêve olympique» ? Tu par­les! Des «amateurs» enré­gimentés, élevés, protégés etdopés par le système de luxeétatsunien ou par le systèmed'Etat soviétique (croit-onvraiment que la Républiquedémocratique allemande soitdix fois plus musclée quela Prance.ëy: Le plus gros,te plus insolent des menson­ges internationaux, enveloppéd'un faste religieux, mimantL'Internationale et déchaî..nant les plus basses passionsnationalistes. Il [allait- enten­dre les commentaires chau­vins de la presse et de la té-

J:ai dix-sept ans. Chez unun ami à Genève. Il m'envoievisiter un, groupe de Hassi­dim. «Cela t'amusera, desfO"tlS.» J'y passe un week­ènd, A la fin, je dis : «Jereste avec vous. » Ils s'esclaf­fent. J'ai dix-neuf ans. Enaoût, je termine un stagedans une usine à "Rouen,affiliée à la .compagnie demon père. En septembre,y oschko assiste à un congrèsUnesco à Paris. C'est là quenous faisons connaissance. Jevisite l'immeuble. Neuf heu­res du matin. y oschko sortd'un bureau, pressé. Je feuil­lette des dépliants. Il me re­garde. Quelque chose de douxet d'intense dans les yeux.« Savez-vous la sténo?» Jedis oui. Nous entrons dansla salle dé -conférences, Laseule sténo..dactylo du ~ib­

boutz était tombée maladeavant le départ. ~e gratte àtoute allure. Confonds leschiffres. A la sortie : « Avecl'entraînement, ça ira. Re­viendrez-vous demain ? » Pen­dant dix jours, chaque ma­tin, je prends des notespour Yoschko. Après, ensem­ble nous marchons dans Pa­ris. Aux terrasses des cafés,Yoschko parle. Les après-midis'envolent ainsi, Yoschko etmoi, ses compatriotes etles miens, tous des resca­pés. Yoschko est dans mesrêves nuit et jour. Octobre.

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lëvision française « Bonne[ournée, nous avons eu -unemédaille de bronze »... CommeFourier avait raison, qui vou­lait [aire concourir les peu­ples dans une gigantesqueolympiade gastronomique :les spectateurs eussent dumoins goûté des petits pâtésau lieu d'acclamer -et de huer(ce public allemand sifflantles Noirs américains décon­tractés pendant l'hymne na­tional, avec des messieurs encomplet noir et des Gretchenen tablier bavarois ...).

Cette prétentieuse mystifi­cation appelait une rupture,une transgression. Il y eut cecrime.

Je retourne .à l'université."Munich. En février, je dé­cide de préparer les Af­faires étrangères. Travailler.Rafistoler les craqueluresdans l'histoire. L'Allemagneet Israël. A Munich, je parleau professeur Rosenbaum.«Reconcilie; nos deux pays.Je le veux. Je m'yadonnerai.Non pas un choix, mais unenécessité. » J'ajoute: « Je pré­pare mon... dossier à .. Bonn.»Rosenbaum : «Mais pour­quoi Bonn? Etes-vous QOY­scout ? » Il me parle de Haïfa,Tel-Aviv. A "travers ses mots,le visage de Yoschko. Côïnci­dences à jamais mystérieuses.Un signe, venant de quelquepart. Si évident. Je prendsun-charter. L'aéroport de Lod.Les bras de Yoschko.

Sur le monticule de la Forêt-Noire, le silence dure.Le regard de Yoschko est fixe. Comme si un remparten. lui cédait. Concentration inquiétante. Il ne sait plusà quel paysage il appartient. Là-bas, à Kfar Ezra, lecombat est plus facile. L'élan conjugué de tous. Lamarche en avant. Une idéologie puissante. Et aussil'ennemi derrière les frontières. La menace fait l'unité.Sans la guerre, Israël est concassé, Les dissensionsfatales. Mais, de retour dans le pays de son adolescence,Yoschko se découvre seul. Ses parents l'avaient envoyéétudier en Allemagne. Yoschko, jeune, avait appris àrésister aux bruits terribles qui montaient dep..uis la Ba­vière. Ils allaient prendre le pouvoir. De là cette conte­nance chez lui. L'effort continuel de surmonter ungrondement où se mêlent sifflets, cris, ordres hurlés,

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démarrages de trains et de camions, crépitements dehauts fourneaux. Le pouvoir de cette forêt. Yoschkotroublé. Je me sens de trop dans ce reflux qui l'accable.Il m'inquiète. Je tourne la tête à droite, à"gauche. Pasun bruit. La lumière diffuse. Nulle part un mouvement,L'herbe est sèche. Derrière nous, la haute futaie.Devant. nous le pré s'incline progressivement, unedéclivité de plusieurs kilomètres. Toute petite, au loin,une vieille ferme sous un toit de chaume. Le silencede Yoschko me ramène en arrière, par contagion. Jedis:

«Le même décor. Sauf qu'un ruisseau longeait lalisière. Nous étions couchés dans le fossé. Ma mère,mes frères et sœurs. Les chars américains approchaientpar le bois. On entendait le craquement des arbresrenversés. Sous nos yeux, le toit de la ferme se déchi­rait en lambeaux. Une main invisible lui arrachait despoignées de paille. Les mitrailleuses dans le ciel. Plusloin, une incandescence rose. Münster en flammes.Munster la belle ville. Saint Lutgeri, le Marché-an-Lin,le dôme. On nous a pris toutes nos belles villes. On amis de l'amerloque à la place. »

Depuis longtemps ces images sont devenues auto­nomes. Elles passent, repassent dans le cerveau. Lesmêmes faits. Epais, glacés à pierre fendre. Chaquehomme s'efforce de nommer, pour lui, le fond deschoses. Le marxiste, la classe. Freud, le désir. Moi, uneguerre que je n'ai pas vue. Des images là-dedans enbakélite noire. Qui ne s'abîment pas. C'est moi. Impéris­sable. Le passé, c'est moi, .. Le «( nous» enfin devenupossible, Yoschk.o. Tout à l'heure encore je me croyaisplus libre que lui.

Plus de mots, jamais, de grâce. Plus d'images nonplus. Si vous demandiez : «Que désires-tu vraiment? »L'abolition du langage. Plus de lèvres qui bougent. Pluscette élongation verbale du passé dans le présent. Lanudité s'ensuivrait naturellement. Plus de phrases, plusbesoin de vêtements. Traverser la dissolution, I'éner-

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vement, tous les boucans dans les oreilles, les spectreshorriblement gros. Traverser le langage comme ontraverse les lignes ennemies. L'isoler de son alliénaturel : le passé.

Yoschko se lève brusquement. La promenade à peinecommencée, il l'interrompt.

La marche de retour est plus rapide. Nous avionsvoulu respirer les arbres. Rien de plus. Une innocentebalade en montagne. C'est devenu tout autre chose.Yoschko atterré, taciturne. La vérité il s'en sortmoins bien encore que moi. Son -courage, Me retient-ilà ras d'angoisse? La différence d'âge? Aujourd'hui, jem'en suis retourné des années eh arrière, dans le fossé,près de Münster, Yoschko me reconduit à la mort,Trente ans suffit de parcourir la même distance enavant. Une durée finie, maigrement meublée. La mortridicule. La banalité du temps mesuré de tous côtés.La mort pas plus consistante que les faits divers d'uneadolescence moyenne.

Les phrases importantes, il faut toujours un coupde pouce pour les avoir entières

« Je voudrais tant...- Mais quoi ? Dis-le.- ... ne plus souffrir.»)Qui a parlé le premier? Qui a repris «Mais quoi ?

Dis-le. » Qui pousse ainsi au langage comme à la mort ?Ni Yoschko, ni moi. Les phrases viennent, comme ....degros insectes méchants dans l'air. II y a les nominaleset les verbales, les principales et les secondaires, lesinterrogatives et les affirmatives. Tant qu'à faire, lemoindre mal, ce sont encore les interrogatives. Ce sontaussi les pires, voir Alex I'imbécile. J'avais voulu dispa­raître dans une Trappe en Irlande. Le travail de la terreet le mutisme institutionnalisés. Jamais plus je n'encou­ragerai : «Mais quoi? Dis-le.» C'est Juré. Se préparerun sac plein d'insultes. Fuir. Dresser des palissades enformules de politesse.. Un rideau de paroles lacrymo­gènes.

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Je .. sais bien, du langage s'élève aussi 1 une passioninverse. Une consolation. Les mots-gentillesse. Les mots­vérité surtout. Qui guérissent et donnent le départ.Je sais cela. Mais regardez..les de près. Ils- sont fauxjetons. Comme des pères de famille dévoués. Altruistes.Le cœur 'Sur la main. Un chèque sans compter, Maisqui, 1. dans l'amour, ne songent- plus à personne. Obnu­bilés par leur propre plaisir. Ils le prennent où ilspeuvent. Du sordide au sublime avec la même fougue.La bonne ~ femme, le sien viendra par surcroît ou neviendra pas du tout. Un sale mari, le -langage.

« La culture, en Allemagne, est restée l'œuvre d'uneélite. Un catalogue de noms illustres. Maintenant seule­ment naît la conscience commune d'un peuple. Il afallu ces millions de morts.»

Admettre que mon origine soit cela. Endlôsungsolution finale. Je le reconnais. Mais au passage. Dansl'instant fugitif où les attaches se délient. L'escalier dela mort à Mauthausen. Chaque prisonnier devaittraîner une pierre lourde de soixante-dix kilos. Centquatre-vingt-six marches à monter. A droite et à gauche,des officiers armés de cravaches. Les prisonniers sque­lettiques. Un tiers meurt sur le parcours. La pierredégringole. Le suivant attend en.. bas. Il la saisit à bras­le-corps. S'il arrive en haut, il l'ajoute à la construction.Chaque jour, l'escalier s'élève un peu plus haut. Devantles caméras du Parti, un officier, champion d'haltéro­philie, a montré que c'était faisable. Arrivé en haut, ila salué' les photographes « Eine Kleinigkeit l » (Trèspeu Lie chose 1).

Ils ont souillé ma langue. Désormais, en elle, cetteorigine-là approche. Elle me visite, m'accomplit, meprononce, Elle me profère -et m'anéantit.

Chez le pharmacien, Yoschko achète un troisièmetube d'aspirine. Puis il reprend la valise.

«Vous avez vu les sapins énormes? La quantité de

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bols qu'ils ont abattue! Cela, messieurs, ce sont desvaleurs !» Le pharmacien avance sa tête, pour uneconfidence. « Il y .en a pour des millions là-haut. 'Desmillions, je vous dis! »

C'est un petit bonhomme rond, à moustache. Unevoix de stentor. Il donne un coup de "poing théâtralsur le comptoir. Cliquetis des flacons qui s'entrecho­quent. Je fais semblant d'étudier les étiquettes.

«Et pour qui ces millions? Dans quelle poche? Lavôtre? Non, monsieur. La mienne? Ah, bon Dieu, quenon! L'Etat. Le bois de l'Etat. Lui qui empoche. Nivous ni moi. Et pourtant, notre forêt à nous! A l'école,on nous l'a dit : Forêt-Noire, mon beau pays... Vous ycroyez, monsieur, à leur Europe? Ils vendent nosarbres à l'étranger, et avec l'argent, ils se paient destours du monde. Tous ces ministres en avion! Pourquoiils ne règlent pas leurs affaires par correspondance,comme tout le monde? Pas vrai, monsieur, comme toutle monde?

- Vrai, tout à fait.- Ne partez pas. Une petite histoire pour vous

égayer. Posez votre valise. Vous attraperez un tarti­colis, Quarante-deux ans j'ai travaillé comme petitemployé, pour avoir cette pharmacie. Quarante-deux.Maintenant c'est la plus belle de la ville. Moderne,bien placée. Tout ça, regardez : les étagères; du teck.Pas une imitation! Du vrai teck. D'Asie, paraît-il.Regardez ces veinures. Un styliste célèbre a écritcc Le teck, une peinture- moderne entre les mains de lanature. " Je l'ai apprise, cette phrase. C'est joli. Unepeinture moderne entre., Evidemment; vous me dfrezqu'avec mes idées j'aurais pu me meubler dans dusapin. Du bois de chez nous. C'est ce que vous pensez,n'est-ce pas?

- Ma foi, enfin...- Justement.- C'est très beau quand même.- Faut être moderne. Le sapin, on peut dire ce qu'on

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veut, fait vieillot. Tenez, ma petite histoire. J'aimecauser avec les clients. Comme cela, ils reviennent. D'au­tres ne reviennent pas, mais passons. Donc, je cause.Il y avait un monsieur qui voulait de l'ail. De l'ail dansune pharmacie. Il dit bonnement : De l'ail s'il vousplaît. Alors moi, sans réfléchir, je lui lance Nous nesommes pas dans une échoppe de juifs, on ne vendplus l'ail dans" les pharmacies! Et j'éclate de rire. Ilm'a fallu un moment pour m'en remettre. Je vois alorsque le monsieur en gris tremble. De haut en bas,comme une feuille. Il était devenu tout rouge. Deslarmes aux yeux. Je l'ai examiné de près. Oh là l ce nezcrochu. Saint Esculape, que je me suis dit, j'ai perduun client! On fait de ces gaffes parfois. Et sans lesavoir. Pas vrai ?

- Possible. Possible.»Yoschko dit cela mécaniquement. II regarde le phar­

macien droit dans les yeux. Ils se scrutent, commes'ils cherchaient un mot, un souvenir. Le menton dupharmacien s'abaisse légèrement. Sa pomme d'Adammonte. Mais aucun son ne se produit. Yoschko semaîtrise mieux. Rien ne paraît de sa découverte.L'exclamation «Saint Esculape! » a dissipé ses doutes.Le pharmacien pépère n'est pas un inconnu. Belzec,Le camp de Belzec, Les artèrés au cou de y oschkoaccélèrent leur battement. Mobilisées par l'hypotha­lamus. Celui-ci alerte l'hypophyse, glande à la base ducrâne. Qui transmet l'extrême urgence à d'autresglandes. La capsule surrénale injecte ses hormonesdans la circulation. Sa production d'adrénaline double.Celle-ci incite le foie à transformer son glycogène endextrose. Ce qui à son tour mobilise les matièresgrasses du corps et les change en cholestérine. Stress.La pression du sang augmente. La respiration s'ac­célère. Les globules réclament davantage d'oxygène.Comme d'un fauve en danger, les muscles sont tendusà l'extrême. Pour l'attaque ou la fuite. Cela n'a paschangé depuis le pithécanthrope. Cogner ou détaler.

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L'homme moderne refoule. Né bronche pas. Energieformidable retenue derrière un masque impassible.

Yoschko nez à nez avec Ladner. A Belzec, on l'ap­pelait «le docteur». Entre eux, la vitrine aux kleenex,dentifrices, vitamines, pastilles de menthe, sirops,digestifs, laxatifs, nivéa. En teck. Sur la rue principalede cette ville charmante. Dehors, les gens viennent etpassent. Le plus naturellement du monde. Deux motos·~aponaises se livrent à une course entre les voitures.Les pots d'échappement démontés. La valise de Yos­chko gardée par Ladner. Chef des expériences médi­cales dans le camp. A peine vieilli. Un peu plus' rieur.Bon père de famille, probablement. Fier de son ascen­sion sociale. Derrière lui, les rayons de médicaments.Et une petite pièce où il fait 1a sieste. Au mur, uneénorme horloge électrique. L'amour de la précision,toujours. Au-dessous, un diplôme encadré. Une balanceperfectionnée pour les clientes. Cela développe la ventedes produits d'amaigrissement.

Entre Ladner et Yoschko, impossible de choisir. Jesuis aussi proche de la victime que du bourreau. Lesort a voulu que je sois du même sang que Ladner.La mort partout répandue, voilà de quel. côté je suis.Mais en moi aussi, la mort est entrée jusqu'au fond destesticules. Je me sens creux et "désséché comme un osblanchi sur le sable. Je n'ai nulle part pour m'établir.Je me lie aux victimes, mais tôt ou tard ces liens sedéfont. Je fuis mes attaches de complice, et voilàqu'elles me rattrapent. Violentes comme la nature. Je_ne me suis jamais senti chez moi sur cette terre. Jesais que je ne me sentirai jamais chez moi, nulle part.Comment prendre un exclu au sérieux? Dans cettepharmacie encore, je suis le spectateur divisé.

Ladner dans son quartier. Une cabane chauffée, àl'écart du reste. Pour qu'on n'entende 'pas les ..cris. Cen'était pas logique, pourtant. Les sujets d'expériences,il les renvoyait dans Ies baraquements. Souvent ilsétaient mutilés. Là, presque toujours ils mouraient.

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Selon les produits testés, la fin était lente ou rapide,par gangrène ou dans les convulsions, silencieuse,

..hurlée.' sanglante, puante ou léthargique. Les autresprisonniers manquaient d~ force pour s'éloigner. D'es­pace aussi. Un jour, un de ces pauvres types avait étélancé sur les planches à côté de Yoschko. C'était lapremière fois qu'il entendait parler de Ladner. Yoschkosaisi d'horreur pendant toute .I'agonie. Eclaboussé dusang et des crachats de son compagnon de litière. Sous lamême couverture. Cela avait duré deux jours. Lesgémlssements ininterrompus, les délires, le cri finalcomme une éructation horrible.

Quelques mois plus tard, Yoschko lui-même estconvoqué. L'Allemagne prépare j'offensive bactériolo­gique. L'arme miracle. Mais le produit n'est pas aupoint. Des centaines de savants y travaillent fébrile­ment. Berlin réclame des résultats. Chaque semaine,un 'haut fonctionnaire vient s'informer. L'état de larecherche. Quand Yoschko entre dans le labo, Pohllui-même est présent. SS..Obergruppenführer chargédu programme. Uniforme impeccable, la cravacheobligatoire sous le bras. Yoschko pense servir auxexpériences de congélation. Il s'est préparé, intérieure­ment. De ce test-là on ne revenait jamais dans les bara­quements. Ladner lui dit de s"asseoir à une table. Unsous-fifre apporte du riz. « Mange!» Ladner et Pohlobservent en silence. Une cuillerée, deux, toute l'as­siette. Pas d'effet. Du riz, rien de plus. Yoschko guettedans son corps le sursaut de l'organisme. La réactionse fait attendre. Pohl fronce les sourcils. Ladner deplus en plus nerveux. La table consiste en une vieilleporte placée sur deux caisses. Yoschko assis sur unetroisième caisse. Les deux hommes debout. Il faitchaud. Plus l'habitude. Depuis un an, il n'a pas mangévraiment. Ce plat de riz. Une sorte de contentementphysique s'installe. Malgré la peur. A la fin, Pohl luiadministre un formidable coup de pied. Yoschko nebronche pas. Ladner se précipite. Il force Yoschko à

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s'asseoir sur une autre caisse, adossée au mur. « Enlèveta culotte.» Un caporal pose un seau à terre, remplid'un liquide blanc. Comme de la chaux vive. II mani­pule le récipient avec toutes les précautions. «Leschaussures.» Ladner saisit la jambe de Yoschko. Lecaporal pointe "son pistolet. Pohl marche en long et enlarge. L'orteil entre dans le liquide. Aussitôt Ladnerl'en retire, examine. Il recommence. Le pied tout entier.Yoschko tellement tendu qu'il ne sait pas s'il a mal.Ladner pousse la jambe dans la bassine. Jusqu'augenou. ·Ladner se redresse, se plante devant le seau.Dix minutes passent. Le pistolet toujours braqué surle prisonnier. Personne ne parle. Pohl n'y tient plus. Ilretire brusquement la jambe de Yoschko, s'esclaffe.Furieux. La peau blanche, veineuse, sous-alimentée, unpeu flétrie. Rien. Ladner alors, comme pour lui-même«Saint Esculape! ». Les jours suivants, Yoschko a unelégère colique et de petits picotements au mollet.

Ladner, dans sa pharmacie, fait un pas de côté.Instinctivement. En direction de la caisse. Commepour s'abriter derrière quelque chose de métallique.

« Le riz.- Oui.- Expérience ratée. Elle m'a coûté mon poste.»Ladner saisit les deux coins supérieurs de la caisse.

Sa voix est larmoyante. Finis les rires tonitruants.

SENTENCE CLÉMENTE POURCRIMINELS 5S. La premièrecour d'assises de Municha condamné trois ancienséhefs de la SS à des empri­sonnements courts. Le 14juillet 1972 M. Trimborn,68 ans, contremaître et an­cien Obersturmführer 5Srésidant à Wuppertal, M. Se­verin, 60 ans, commissairecriminel et ancien Unter-

« Je n'y étais pour rien. Letribunal me l'a certifié. En1967. Deux mois de prison àFrancfort. Tout ce que j'aieu. PohI, il savait que je n'yétais pour rien. Intérieure­ment je n'étais pas d'accord.Ma conscience est pure. Meretirer n'était. pas possible.Si cela avait été aussi sim­pIe! J'étais pris dans unechausse-trape, La question

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sturmfûhrer SS résidant àBochum, ainsi que le docteurI-leinrich Gôrz, 64 ans, méde­cin et ancien Untersturm­führer SS résidant à Co­blence, ont été condamnéschacun à quatre ans de pri..son. La cour les a trouvéscoupables d'avoir comman­dé les pelotons de tir à uneexécution sommaire d'aumoins 200 Iuijs en octobre1941 en Union soviétique.

ACQUITTEMENT AU PROCÈS

n'AUSCHWITZ A VIENNE. Leprocès contre les anciensmembres de la SS FranzWunsch, 50 ans, et OttoGraf, 52 ans, s'est terminépar l'acquittement des incul­pés. Wunsch et Graf avaientété accusés de participa­tion à des exécutions demasse. Le 28 juin 1972 lacour les a jugés innocents etles a aussitôt remis en li..berté.

ACQUITTEMENT AU PROCÈS NS

A LÜBECK. Le lieutenant depolice Heinz Kasper a étéacquitté par la cour d'assi ..ses de Lübeck. Kasper avaitété accusé de participation àl'exécution de 169 habitantsdu village Borysowka enUkraine, en 1942. Le 28 juin1972, le tribunal se déclaraincapable de réfuter la thèsede l'accusé selon laquelle unaccès de fièvre l'aurait rete­nu au poste, le jour du cri­me.

n'était pas de changer de mé­tier. J'avais d'abord été dansla police. La question était desurvivre. Tout a commencépar une signaturè. Un pa..pier comme quoi j'étaisathée. Je ne voulais pas.Mais que faire? L'avance­ment. Mes deux petits chéru­bins à la maison. Puis, cha­que année un autre poste.Dans les prisons d'abord, lescamps ensuite. Entre lesdeux, la Allgemeine Stiitung[iir Anstaltspflege. Où ils éli­minaient les vieillards, Jeleur ai dit, mille fois, que j-êne me sentais pas à la hau­teur de ma tâche. C'était unbeau château. Sur le porti­que, il y avait un écriteau,mens sana in corpore sano.J'étais de l'accueil. Je leur di­sais que c'était un hôpital. Jeleur prenais la températureet tout. Pour qu'ils y croient.J'étais responsable du dérou­lement. Que la famille récu­père les vêtements, cartesd'identité, etc. J'ai toujoursété correct. Parfois, à Bel­zee, les décharges... Ah!l'odeur infecte. Avec Wirth,au moins, il y avait de l'or­dre. Sauf une fois. Une fosseavait débordé. La décompo­sition était tellement avan­cée qu'au fond tout était de­venu liquide. Plus de millemorts. Les cadavres se répan­daient partout, enflés, défaits.Ils coulaient en bas de la col-

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ACQUITTEMENT AU PROCÈS4 NS

A BOCHUM. L'ancien commis­saire de la Gestapo; WalterBaach, 63 ans, raujourd'huiconseiller d'administration àla retraite, a été acquitté del'accusation d'avoir participéà l'assassinat de 112 Juifsdans la région de Cracovieen Pologne dans les années1941 et 1942. Le 27 juin 1972,le président de la cour d'as­sises de Bochum déclaradans son explication du ver­dict que les dépositions depresque tous les témoinsdans le procès s'étaient avé­rées contradictoires au pointque les accusations d'homi­cide n'ont pas pu être cor­roborées.ACQUITTEMENT AU PROC~S n'EU­

THANASIE A FRANCFORT. Leprocès contre l'ancien méde­cin du programme d'eutha­nasie, le docteur Kurt Borm,s'est terminé le 6 juin 1972après cinq mois de débats,par l'acquittement de l'ac­cusé. Borm avait à se défen­dre d'avoir prêté assistanceà l'homicide dans plusieursmilliers de cas lors de sesactivités à l'institut d'exter­mination des malades men­taux de Sonnenstein en Saxe.Le tribunal n'a pas pu éta­blir que Borm a dû avoir ~neconnaissance certaine desraisons pour lesquelles lesmalades étaient tués.ANCIEN CHEF SS MIS EN LI-

line, Avec le caporal, pendantdes heures j'ai discuté. Onvoulait déserter. Et pas seu­lement à cause de l'odeur.Mais- comment? Où serions­nous allés? Que feraient-ilsde nos familles? D'autress'étaient tirés, ils avaient étéfusillés. Leurs familles aussi.Le chemin direct était impos­sible. Il menait sous terre, leWirth nous avait prévenus.Restait le chemin indirect.Faire ce qu'ils nous 'deman­daient, mais intérieurementne pas être d'accord. A 80­bibor, on pouvait éviter devoir les chambres. A Belzec,non. L'odeur vous prenait àla gorge. A une demi-heuredu camp. Plus on approchait,plus il y avait de cadavres.Par terre, comme oubliés.D'abord un ou deux, puisénormément. Des trains demarchandise attendaient sousl'e soleil. Des hommes nusétaient à l'intérieur. Quel­ques-uns morts, d'autres en­core en vie. On marchaitdans de l'argent et dans lesvêtements. Vous ne pouvezpas savoir. Il y en avait jus­qu'au genou. Billets, pièces,bijoux, diamants, dents en or.Wirh, lui, mettait de l'ordre.C'était un sauvage. Der wildeChristian on l'appelait. Maisquand il arrivait dans uncamp, plus de morts bleu­noir qui traînaient le longdes rails. Avec lui, tout était

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BERT:é. Le âocteur WernerBest, contre lequelâes pour­suites avaient été engagéesen février 1972, a j,té libérépoûr la période de la âéten..tian préventive. Rest est ac­cusé d'homicide volontairedans au moins 8 723 cas.Depuis le 2 août 1972, il suf­fit que Best se montre tou­tes les deux semaines à lapolice.

'Propre. Une leçon pour moï.Même si je le détestais. Untravail, quel qu'il soit, doitêtre exécuté parfaitement. Jesuis. 'Comme ça. J'aime lanetteté. J'aime la perfection. »

Il s'en passe des drôles à ma table de travail. En écri­vant ces deux colonnes, j'ai l'impression de raconterce qui tient à moi le plus au monde. Davantage moi­même que n'importe quel souvenir. J'écris avec appli­cation, comme un exercice de calligraphie. Une aviditédans la gorge. Friand, vorace. Je me gave du passé.Prétéritphage. Je me hais, voracement.

Au retour de la gare la pluie reprend. Dans une heure,les rues se videront. Vendredi. Les provisions pour lafin de semaine. La grande affaire acheter. Les mou­vements horizontaux à travers la ville. Entrée par leSchwabentor, stationnement devant la cathédrale, cir­cuit des magasins à pied, Puis on retourne à la voiture,on entasse les emplettes. Tout en balançant d'énormessacs de la main gauche, on sort une clé de la pochedroite, on l'introduit à un endroit précis de la carros-

-serie, on tire une manette chromée - ça fait une grandeouverture dans la tôle - on dépose les paquets, claquela portière. Départ à pied encore, retour à la carros­serie encore. Départ enfin chez soi. Bouger, il le faut.Et vite. Pas seulement pour manger. Un tourbillon desurface. Tournoiement périphérique. Piétinement. Lafrénésie d'écrabouiller Ja terre..C'est pour cela qu'ils..viennent dans le centre-ville. Piétiner la terre. Isolés,dans leurs quartiers chics ou pauvres, ils auraient l'air

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fou. Dangereux, les promeneurs solitaires qti~ se préci­pitent. Trépignement jouisseur dans les grands maga­sins. Trépignement calculateur autour des occases. Lacourse à l'autre bout de la ville où les pommes de terresont en solde. Trépignement furibond devant milleappâts trop visibles. Eclairés au néon. Trépignementshagards, désemparés. L'habitude de courir, prise jadis.Die schlechte Zeit. Quand la margarine s'appelait Butteret le beurre gute Butter. Ceux qui n'ont p..as connu cettepériode ne trépignent pas, ne comprennent pas, semoquent, traînent, ralentissent exprès.

Yoschko n'avait pas voulu rester la nuit. Son cou­rage chez le pharmacien. Tranquillemerit il avait sortide sa poche les tubes qu'il venait d'acheter. Il les avaitposés sur le comptoir. Violence parfaitement contenue.Repérable seulement à sa démarche raide quand il sedirigea vers la porte. Le pharmacien resta figé. Alorsque' Yoschko s'apprêtait à sortir, une cliente presséel'avait presque renversé. Dehors, il avait articulé calme­mant:

« Je fous le camp. Et cette fois-ci, c'est pour ..tou­jours.»

Dans la vieille ville, il a examiné les portes aux cham­branles en pierre rose. Il a murmuré des noms," Sarah,Yeschuv, Amatzia, Schmuel. Il a désigné un soupirail,puis une grande plaque ronde dans la chaussée.

«Ils se sont évadés par les égouts. J)

Il se sentait soudain frileux. Au coin d'une rue, il aouvert la valise, en a retiré un chandail.

Tirée à' la règle, une ligne sépare les "quartiers neufsdes quartiers anciens.. Les bombes se sont arrêtéesdevant la cathédrale. Les hommes qui habitent Tes mesmodernes vont écouter la musique plus encore que lesautres. Leur hygiène mentale. La vie dans' les immeu­bles, un besoin impératif d'émotions esthétiques. Ledimanche, au cloître des Augustins, à la salle des corpsde métiers, à la salle d'armes, on donne des concertsgratuits. Le conservatoire est réputé. Une rivalité féroce

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avec les églises. Les gens trouvent la musique plu's'sacrée que la messe. T

« En 1930 aussi les hommes ne s'intéressaient ici qu'àla musique et à la philo. »

Yoschko me montre ..les enfants. Même eux sontgraves. Un tram s'arrête. A travers la vitre, un garçonde trois ans nous regarde, les yeux grands ouverts. Ila le front haut, une tête d'adulte miniaturisée. Il setourne vers sa mère, lui parle comme pour expliquerquelque chose. Nous ne voyons que les mouvements,n'entendons pas. Elle nous jette un regard furtif. Puisl'enfant lui donné un baiser sur la joue. Son geste est'impulsif, mais aussi réfléchi. Une spontanéité prémé-ditée d'homme mûr. Comme pour la rassurer. Quandle tram démarre, l'enfant se jette au cou de sa mère.

Yoschko me manque. Descendre dix marches pour~raverser un souterrain, passer le long des vitrineséclairées, tout devient un exercice. Les gestes les plusordinaires ~ sortir un mouchoir, regarder la montre ­trahissent l'esseulement. Yoschko parti, mes yeux denouveau incertains 'font dévier le regard des passants.Une fêlure se propage. On peut ainsi devenir l'obser­vateur parfait, même de sa propre insécurité. Toutconsidérer avec un clignement, et donc cesser de vivre.

A la plupart des visages, la pluie fait du bien. Pour letemps d'une promenade elle lave les grimaces, lesrancunes, les souvenirs mortels. Elle brouille douceuret cruauté. Le teint jaune des hépatiques, rouge descardiaques : en vérité ce sont incapacités d'oubli. De­vant une boulangerie, les voix un peu criardes dequelques étrangers, Italiens ou Français. Ils se plai..gnent, ne trouvent pas leur pain habituel. Leur intona­tion stridente contraste avec le mutisme alentour. Laparole déserte -le vaincu. Le «problème allemand»d'abord une reconquête de la parole. Toutes les fone..tions se ramènent à une: oublier. La déjection instan­tanée, rêve d'une génération qui ne rayonne que de sadésespérance. Le passé inavouable réduit ce peupler au

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silence. Le bien-être affiché, un masque de mailles. Uneépuisette pour capter l'angoisse. Même recouvert degraisse, le vertige partout transparaît.

« Je ne garantis pas mes réactions», avait écritYoschko en annonçant sa visite. Donc, lui aussi inca­pable d'expulser le tartre. Dans la peur jusqu'au cou,les persécuteurs autant que les persécutés. Tous lesjours, toutes les heures, sans répit traqués par le passé.Et s'il se retirait d'un coup? La catastrophe. Nous récla­mons une origine. Voyez ces étrangers devant la boulan­gerie. Ils tiennent ferme leur passé victorieux. Le pro­mènent comme un caniche parfumé. J'ai subi l'initiationpolitique par le plus mauvais côté. Celui des nationa­lismes, des énervements culturels, des irritations épider­miques comme 'Sous une rougeole qui n'en finit pas debrûler.

Le pont sur la Dreisam est 'bientôt terminé. A mesureque l'hiver avançait, les ouvriers ont posé d'abord lecoffre, puis l'armature' de fer, du béton, une couche degoudron, les fils électriques et les tuyaux, une couchede cuivre, du goudron encore, du sable, l'asphalte. J'aisurveillé les manœuvres. Quand ils ont installé le cuivre,la vue sur la ville était superbe. A travers la flèche enfiligrane au-dessus de la cathédrale, le petit rectangleétincelant renvoyait la lumière dorée comme une" tranchede soleil égarée parmi les défaites, -.

Quand tombera de ces visages le vieux linge des ter­reurs et de la violence mêlées ? 'Le vrai délire, celui qu'ilfaut exterminer, c'est la mémoire; J'imagine commentfaire. Je vois des hommes bloquer la circulation à tousles carrefours. Je vois qu'ils apportent dés moutons pré..parés pour la boucherie. Ils les étalent sùr la chaussée.Ils invitent le public: « Venez! Débarrassez-vous de tou­tes les agressions! » Je vois des milliers de gens des­cendre de leurs voitures. Tous commencent à arracherles membres des animaux, à leur écraser le thorax, àbriser leur colonne vertébrale. A l'aide de couteaux, mas­ses en fonte, chaussures, barreaux de grille, briques de

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chantier, crics, manivelles, les animaux sont réduits enune bouillie-indistincte qui gagne les rues adjacentes.Tout se passe dans le silence total. Comme dans les vieuxfilms, Je vois tomber ainsi tous les instincts meurtriers.D'effroi ou d'extase, impossible à dire.

Je vois aussi des enfants qui vomissent sous les tentesde la Croix-Rouge.

-Je vois un triporteur chargé de moutons abattus. -Onleur a laissé leur toison. L'une des têtes pend par­dessus le rebord. De la 'bouche sort un fil continu quilaisse une trace rouge sur l'asphalte.

Jé vois un adolescent bronzé qui se projette du laitNivéa sur le torse. Comme s'il s'appliquait des blessuresblanches.

Je vois un autre garçon dont les lèvres sont couvertesde la chair fraîche de cerises.

Jè vois une femme qui tient un balai calé derrière lesépaules, Deux militaires s'en viennent bras dessus, brasdessous. Ils s'esclaffent de son allure de crucifiée.

Je vois des bouchers épuisés qui font la sieste dansun terrain vague. Leur odeur de viande attire des milliersde moucherons.

Je vois des chauffeurs de taxi assis dans le coffre ou­vert de leurs voitures. Ils discutent le prix du bifteck.

Je vois des visages si seuls dans la rue. Je demandeun renseignement, quelle gentillesse alors dans la ré­ponse. Comme de gratitude d'avoir brisé une cage, letemps d'une information, Dans aucun autre pays on nevoit autant de gens qui se parlent à eux-mêmes. Leregard fixe, abîmé dans un monde mental sans issue.Un pays qui a trop souffert pour être touristique. Quia perdu sa fierté. Peut-être faut-il une violence nouvelle,des sacrifices dionysiaques, pour que vienne l'éveil?Différence radicale entre ce peuple et Yoschko. Il avaitdit « Je vois que je suis" aveugle, mais en toute chose,je vois la lumière aveuglante. »

Moi non plus, je n'oublierai jamaiscce que je n'aipas vu. 11 y a en ville une putain qui ne veut pas quit-

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rœ:s ORIGINES

ter le métier. «La détente est 'si rare que les têtes,dans l'amour, deviennent méconnaissables. » Après cettephrase, elle avait fait silence un moment, avait examinédistraitement la nappe dyvant laquelle nous étions assis.Elle avait pris un journal qui traînait sur la table etl'avait ...plié en deux, puis en quatre, puis en huit.

Dans la rue, deux petites filles marchent devant moi,jumelles apparemment. Elles ont noué, l'une et l'autre,un ruban ocre dans leurs tresses. Elles portent des cirésocre, des bottines en vinyle ocre. Et toutes les deux ontla jambe droite dans le plâtre. Des signes de la violencepartout. Si mal cachée. Faut-il souhaiter qu'elle éclate,une fois pour toutes? Et qu'ensuite, il en soit fini unefois pour toutes ?

Quand j'arrive Lorettostrasse, Yoschko a appelé. De lagare de Bâle. Ma logeuse raconte encore la même his­taire : un espion anglais avait occupé cette pièce pen­dant la guerre. La voisine, en allant chercher le char­bon, a parsemé les dalles de poussière' noire. La cham­bre est glacée. Le poêle de faïence, plus haut qu'unhomme, est éteint. Il y a cinquante ans, cette maisonétait isolée dans la campagne. Le dimanche, les citadinss'y rendaient en promenade. Elle est construite enstyle 1900, style nouille, avec des oiseaux en fer .forgéet des boiseries comme des anguilles enlacées. Lalumière dans l'escalier filtre à travers des vitraux auxfleurs stylisées et aux filles en robes longues. L~ rampeest ornée de masques multicolores. Une demeure qui aété plus forte que les soumissions.

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5.Pourquoi les surplus de guerre

font bâiller un Québécois

Mme Ghislaine a une difformité : elle est bossue. Ellea aussi une démence, elle s'invente un passé en beauté.Les grands acteurs et chanteurs de jadis, elle les a tous,connus. Elle a tenu leurs loges de concierge. Pas unevie célèbre dont elle n'ait été l'intime gardienne. «Etcomme Ils m'aimaient! » Tous lui ont laissé une photoen souvenir - parfois la cafte postale n'est pas signée,parfois la signature est imprimée. Elle a le hoquet quandelle rit, se cache la bouche derrière les poings.

La pièce qu'elle habite est sombre. La porte vitréedonne sur l'escalier. Mme Ghislaine épie le va-et-vient.La minuterie de l'entrée est. fixée dans 'sa chambre. Cha­que fois qu'on entre dans l'immeuble ou qu'on en sort, letic-tac démarre et vous trahit: « La nuit, ce claquementme coupe le sommeil en tranches de dix à vingt minu­tes. » Depuis huit .ans, le gérant a promis de placer l'ap­pareil dans le couloir. Il dit toujours qu'il n'a pas lesfonds nécessaires. En attendant, le ..teint de Mme Ghislainetourne nettement au gris. De jour en jour le cillementde ses yeux s'enfonce dans une soucoupe noirâtre. Leslocataires lui donnent des adresses de médecins. Elle neveut pas en entendre parler. Elle n'a personne- pour laremplacer à la loge. Si elle s'absente, la reprendra-t-on ?A sori âge? Qui parlera au facteur, sortira les poubellesà cinq heures du matin? Le petit pâtissier d'à côté est

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bien gentil, il le fait parfois avant d'allumer ses' fours.Mais c'est un apprenti, il ne restera ~as.

Une notice, griffonnée-à l'encre, était apposée à l'entréede l'immeuble « Appartement à louer». Les caractèresétaient délavés' par la pluie. J'avals sonné. Le rideau dela loge s'était déplacé de quelques centimètres, j'étaisrxaminé. Puis la porte s'ouvrit. Très vite, ~e Ghislaineen était venue à la guerre, son sujet préféré. Elle avaitété chaisière à l'église de Saulieu, «un monument natio­nal! » Quand les Allemands sont venus, elle a enve­loppé les chapiteaux de jute et de papier. «On n'allaittout de même pas leur montrer' ça? D'ailleurs, on nesait jamais.» Quand les Français traversaient la ville,E?lle ôtait les emballages. « Remonter le moral des trou­pes par la beauté », elle appelait cela. Défaire, refaire cedécor, voilà sa contribution à ta guerre. Aux Français,elle expliquait aussi que Saulieu avait lac plus belleéglise de 1.8 région. Autun, rien qu'une copie. Elle avaitdes preuves. Les thèmes des chapiteaux étaient souventles mêmes dans les deux églises. Alors elle affichait degrandes reproductions des chapiteaux d'Autun sur lespiliers. « Voyez cette fuite en Egypte, voyez le sabot deI'ânè l ~A Autun, un vrai chausson. Ici, quelle délica­tesse du dessin! » Puis elle se faisait passerles papiers,chiffons, ficelles, et remballait ses chefs-d'œuvre.

BIle en vient à ce qu'elle pense de l'ennemi.« Aujourd'hui on les rencontre à tous les coins de rue

dans Paris, A une terrasse de café, il suffit de pousserun peu sa chaise, et ça vous répond" Verzeihung ".Enfin. Vous 'avez des papiers? »

Je lui donne. mon passeport. Elle lève la tête brus­quement, les yeux écarquillés.

«Vous êtes allemand ê »Le cri du cœur. Puis le silence ébahi, gêné. Finalement,

elle dit:« Après tout, il doit y en avoir aussi des bons. »

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Joan doit arriver bientôt. Aimera-t-elle cette ville?Un jeune homme avec un sac d'Air Canada sur l'épaule

remonte la rue Saint..Jacques, La courroie d'une de sessandales se-brise, D'une main il s'appuie contre le mur,de l'autre il retire ses sandales, puis ses chaussettes.Pendant qu'il les fourre dans son sac; les pieds nus,humides et chauds comme deux pains frais, marquentleur empreinte sur l'asphalte. rA mesure qu'il s'éloigne,les traces deviennent plus pâles. Je lui dis:

« Il y a un cordonnier plus loin.- J'aime sentir le sol. Quand on porte des chaussu­

res, la surface de la terre .est partout la même. »

Son calme m'étonne.. Avant chaque phrase, un brefinstant de silence. Sa voix est très douce. II ne semblenullement surpris que je lui parle. Nous descendonsles quais. Il a un léger accent, prononce e sédzuire ».

Imperceptiblement, une pluie très fine commence. Louisne s'aperçoit pas du crachin. Une grande paix· émanede lui. Sans en avoir l'air, j'examine son profil, Destraits nobles. Son port est altier. Quand nous arrivonsdevant l'immeuble où je loge, la grisaille s'ouvre et laissepercer le soleil. Au bout de la rue, une- tranche d'arc­en..ciel. Plus tard, nous prenons le train pour Versailles.En. dehors de fa ville, il n'a pas. plu. Le bruissement desfeuilles mortes à nos pieds nus.

L'ambulance est venue chercher la concierge. On l'atrouvée recroquevillée sous son lit. Le pâtissier l'a vueà l'hôpital. Elle refuse le traitement. Il a essayé de luifaire entendre raison. Cela s'est .terminé par un flaconde sang brisé à terre, l'aiguille de transfusion qu'elles'est arrachée- du bras. Le pâtissier s'est mis en colère.Mme Ghislaine a fondu en larmes. Puis elle a dit qu'àl'hôpital elle avait peur. Deux jours plus tard, elle a signésa demande de sortie,

A son retour, je lui présente Joan et Louis. Tout desuite elle s'éprend de Louis

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«·Les Québécois sont tous 'beaux! L'air salubre desgrandès forêts. Donnez-moi une photo" de vous! Je lamettrai. entre Gérard Philipe et Belmondo. Le coin démes beaux garçons ! »

Assis tous les quatre autour de ga nappe à grossesfleurs, nous célébrons son retour. Elle- parle de l'hôpi­tal. Elle jure d'accepter désormais tous les soins, maisà la maison. Elle a horreur des grandes salles blanches.Même elle ira à l'Ecole dentaire où ils vous arrachentles dents pour pas cher. A l'hôpital, on lui a rapporté ledernier ragot: &5 jeunes gens sont venus frapper chezelle. Ils ont demandé quand Mme Ghislaine serait deretour. Elle est ravie. Elle ricane en détournant la tête.

« Je vais vous faire goûter mes cerises à l'eau-de.vie. »

Son indulgence nous est acquise. De temps en temps,quand l'un de nous trois s'arrête chez elle pour le cour­rier, elle tire la porte, se fait mystérieuse et confiden­tielle.

« Les voisines, vous savez comment elles sont. Ellesjasent. Surtout celle du troisième. Ah! ce qu'elle estgarce quand elle parle de votre cohabitation! »

C'est alors la comédie du billet de banque refusé avecprotestation, cajolé, accepté. Elle le glisse sous la radio.La paix revient pour un mois. A l'entendre, Louis et moipossédons chacun son cœur en entier. En l'absence del'un, elle chante à l'autre ses merveilles. Elle est habile.Quant à Joan, elle n'ose pas dire ce qu'elle en pense. « Unefille qui ne fait pas française. » (N'allez pas vous imagi­ner qu'elle soit elle-même Italienne comme son nom,Ghislaine Verazzi, pourrait le faire croire; un pur ca­price du sort.) Joan sent trop bien quand la vieille femmelui ment. Mme Ghislaine n'est pas à l'aise avec Joan.Son pathos de commère lui reste dans la gorge.

Joan, sa voix profonde et souple. Sa vie ingénieuse,libre. Elle est notre éveil. Hier, assis à côté d'elle dansI~ métro, je l'ai vue se transformer en cadavre. Là, sousmes yeux, elle est devenue froide, .rigide, desséchée, les

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membres tordus- Moi je' .portais soùdain ùn uniformeet des 'bottes. A une station j'avais lu Gare d'Auschwitzau lieu d'Austerlitz. Comme transporté par une odeur,je suis devenu agent d'exterminàtion, Les jambes écar­tées, je me tenais près des rails de chemin de fer. Lagare de triage. Je séparais les arrivants en deux files­d'hommes nus. Les uns, capables de travail, se diri­geaient vers des baraquements. Les- autres, squeletti­ques, vers un grand bâtiment -entouré de géraniums.Au-dessus .de l'entrée, une pancarte indiquait «Sallesde douches et d'inhalations». Pendant une seconde, j'aiété l'agent de sélection, j'ai envoyé Joan à la mort. MaisJoan ne s'est aperçue de rien. Le soir j'ai fait l'amouravec elle comme on «fait» l'Espagne : je l'ai sillonnéesans manquer une seule province. Je l'ai ramenée à lavie., au présent. Elle s'est demandé ce qui m'arrivait.Mais elle n'a pas posé de questions. Je sais la grandeurde ce que nous vivons. Tout devrait nous séparer larace, le passé, nos antécédents, la fierté.

Joan parle de son enfance. Avec ses cheveux main­tenant tirés en arrière, sa bouche charnue aux dentsminuscules, ses yeux noirs et son net droit, on devineencore la fillette. Elle porte presque toujours un pan­talon. Mais aujourd'hui elle s'est mis un peu de 'rougeà lèvres, et elle a passé une robe longue. Elle est res­plendissante.. Plus vulnérable aussi, Je la regarde lon­guernent. Secrètement je suis intimidé de la voir sibelle. Elle a beaucoup changé depuis Israël. Sa voluptéest devenue grave. De la bonté pour les autres, presquede la pitié. Elle parle parfois de la mort. En mêmetemps, elle reste pénétrée de rythmes, de chants,d'idées et d'odeurs de toutes couvées. A chaque instant,elle aurait de quoi s'évader. Il lui suffirait d'un signal.Mais elle poursuit comme une nouvelle innocence. Unaccès aux choses sans brio et sans soumission. Elleparle des vieux Juifs qu'elle a consolés, simplement parsa présence. Des immigrants venus surtout d'Ukraine.Son rythme quand elle marche. Je me souviens du

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rythme terrien- dès gestes agricoles. Avec Joan, je lesretrouve tous. Rythme du ciel et de l'atmosphère.Rythme du sommeil. Rythme de sa hanche dans l'amour.Les phrases de Kfar EZIq me reviennent. De simplesmots qui me rendaient heureux. Seau, grappe, greffe,pied de vigne, mildiou, phylloxéra, «emballer lesgolden », «passe l'échelle », «irriguer les- pamplemous­ses », le coton en partance pour l'égrenage", «orange~

laffa ». Joan n'est plus une adolescente. Un corps defemme.

L'appartement est tranquille. Sur les murs, les ta­bleaux de Louis pour l'exposition. De grands panneauxen 'aluminium anodisé, datant de l'an dernier. Les plusrécents, sont en couleurs acryliques vives. La composi­tion est rigoureuse. Des aplats se heurtent, carrés, rec­tangles, longues bandes parallèles. L'abstraction géo­métrique. L'espace pictural est réduit à l'extrême. Lestons sont peu nombreux, souvent si proches que l'œilne les distingue que progressivement. Les nuances descouleurs introduisent dans le déséquilibre des massesune profondeur de plusieurs plans visuels. Il y· a aussides faisceaux de bandes obliques multicolores.

D'où vient chez cet impulsif une telle maîtrise deI'ëxubérance ? Le contraste entre ses longues bouclesblondes, résultat d'un été sur la plage, et ses grandsyeux calmes. Au téléphone, même à travers l'Atlantique,sa voix reste posée. Le métro ne l'énerve jamais. Uneforce apaisante émane de lui, gagne la cohue qui s'en­tasse. Au restaurant, quand il commande, les dîneursse taisent, s'interrogent à voix basse. On le prendpour un danseur célèbre. Si Joan apparaît alors dansla porte, la métamorphose est immédiate. Il se lèved'un bond, l'appelle. Son teint devient rose. Il luimord le bras. Le -serveur renonce, s'occupe d'autrest~bles.

Dans Ies salons, sa spontanéité fait de lui le centrede l'attention. II sait jusqu'où on pardonne ses folies.II trouve le ton juste pour glisser un détail gaillard dans

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une proposition subordonnée. Les dames 4 très dignes enredemandent.

(c J'ai un critère pour m'acheter un pantalon. Si, dansla cabine d'essayage, il me donne une érection, c'est lebon. »

Légèrement exhibitionniste aussi, le Louis. Il trouveque Joan ne le regarde pas assez. Il balance son torse nudevant -elle:

« Moi, j'aime la beauté qui se regarde. Et j'aime qu'onme regarde.»

Joan s'esclaffe. Louis mime les poses de Monsieurmuscle. Il est heureux.

« A Montréal, jamais le téléphone ne sonnait pourmoi. Ici on m'appelle, on m'invite, on me dit de venirdans des tenues excentriques. Je vais à des réceptions,les gens s'écartent. Ils me questionnent sur mon travail,sur ma vie. Je vois bien qu'ils me font Ia cour. »

Joan parle des rues commerçantes.«L'éclat de la mode, l'air empressé des passants

chargés d'emplettes, la sensualité fébrile des heuresd'affluence, tout cela ne sera bientôt plus mon affaire.J'ai sur le cœur cette mise en vente empestée. L'appren­tissage du néant, la seule ascèse encore possible. »

Louis s'assied aux pieds de Joan. Il l'écoute grave­ment.

«Les mes se transforment en marchés aveuglants.J'ai vu un rouquin frisé qui parlait d'abondance. Commeun prédicateur fanatique. Il était assis en face de troishommes en noir. Je me suis approchée, il s'agissaitd'argent. D'une chaîne de distribution de moquettes.Avec quelle passion il en parlait! Je ne suis pas faitepour la ville. Le profit ruisselle le long des façades, unepromesse de profit en tous cas. J'avance à travers unmonde de mains, d'yeux, de bouches à posséder et quiveulent posséder. Comme une souris à travers un champmagnétique. Je ne veux pas être l'actrice parfaite aumilieu de l'argent qui s'étale. Je ne veux pas faire dema vie une expérience de gain. Ils ont perdu le centre,

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ils ne le pleurent même plus. Une poussée de néant.Je suis incapable d'être seule, le kibboutz m'a renduecomme ça. Incapable aussi de ne l'être pas. Ce matin,le téléphone a sonné. J'ai décroché. Une voix de vieillefemme s'est excusée d'une fausse communication. Untimbre et un débit si fatigués. J'avais envie de lui parler,de la voir. Je voudrais aller au bout de toutes ces plon­gées dans l'univers d'un être humain. »

Je revois Joan quand nous travaillions dans leschamps. Comme elle a changé. Plus mûre. Plus désirableaussi.' Elle raconte comment, il y a quelques années,elle s'est entraînée à mourir. Louis écoute, lit sur sonvisage les signes d'une gloire regrettée. Jamais il ne l'aaimée autant. Mais jamais elle ne l'a autant inquiété.Il' Je sait d'avancé c'est toujours le corps qui triomphe.Ils rétabliront ainsi la dérive naissante. Mais quand ilsparlent maintenant d'amour, l'un pense à la vie, l'autreà la mort.

« J'avais alors acquis la maîtrise du corps. J'apprenaisà mourir consciemment: Je m'étendais sur le sol. Jelaissais aller mes membres, m'imaginais que la vie lesavait quittés. Je ne bougeais pas, ne parlais pas. Jem'imaginais que je venais de mourir. Un ver solitaireexpulsé de son antre. Le corps était passif, sarts vie,inutile. Je l'avais abaridonné. On le préparait pour l'en­terrement. II ne m'appartenait plus. Je suivais cetabandon jusqu'à l'extrême. Parfaitement seule, aiméeIii de la vie ni encore de la mort. Au début, je poussaisdes hurlements. Puis, épuisée, je continuais. J'écoutais.La dernière pensée, silence. Les rebuts fondaient, jen'avais phis à: me cacher de personne. Mes fautes etmes souffrances étaient là, aussi claires que les amourset les désirs. A ses funérailles, être enfin soi-même.Le cri rlu poisson. Faire ce que d'autres ont manqué defaire. S~ connaître, totalement. Voir les autres tota­lement. Quitter les autres, soi-même. Les aimer tous. En­fin capable de donner de la chaleur. Je me sentais aban...donnée, à moi-même, à la vie, à la mort, indistinctement.

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Même les larmes ne pouvaient m'arrêter sur ma voie. Uslarmès emportaient toute amertume. Personne n'étàit làpour compter mes larmes rances. Cet esseulement lesrendait douces. Quand toute' aigreur et toutes rancuness'en étaient allées, ce n'était plus moi qui les laissais être.Je saisissais alors une main de ce corps inanimé. De l'au­tre main, je la conduisais jusqu'à la bouche. Avec vénéra­tion et amour, j'y posais alors les lèvres et baisais lecorps refroidi. Ce sentiment de respect, je le ramenaisavec moi dans mon corps vivant. Chaque nerf, chaquemuscle en demeuraient animés. Tous les objets de machambre, les êtres proches et lointains, tous les vivants :abandonnés. Ils réfléchissaient la lumière ainsi sauvéepar-delà la mort. Les forces' dé la vie, l'air et le sang,circulaient en moi, hors de moi, transformées. Je nepossédais plus rien, laissais chacun vivre. En ma pré­sence, à cette époque, chacun se savait accepté, ))

Le sarclage des souvenirs, Joan croyait les avoir extir­pés. Sa détresse vient de ce qu'elle leur ressemble sipeu. La paix, retenue url moment, est passée comme àtravers elle. Seule une Juive peut ainsi dire oui à l'anéan­tissement. Un peuple qui, de mémoire d'historien, a vécudans le cri. Familier de la douleur. « Nous revenonstoujours à la mort.»

Le vernissage de Louis. La propriétaire rayonnante,Elle n'a jamais vu autant de monde dans sa galerie.Louis est entouré d'un essaim de femmes. L'une dit :

« Ces tableaux! Cette foule! J'ai commandé desfleurs en papier et des rubans. On en mettra partout!Autour de chaque toile! Quelle fête ~ Mais ce livreur esten retard. »

Le livreur est venu, mais .Louis a caché les fleurs dansune poubelle.

La propriétaire :« J'avais arrangé un buffet froid. Louis a fait signe

à un ami. Ils ont saisi la table avec tous les canapés et

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petits' fours dessus etI'onr portée dans la pièce à côté !Il m'a dit: ·U On vient pour mes tableaux ".~»

Un homme est en colère.« Artistes ? Farceurs, oui. TOUs des fainéants. Et si

vous ne voulez pas trimer, ce n'est pas avec,' des lanceursd'eau qu'il 'faut vous faire entendre raison. C'est avecdes lance-flammes ! »

Un autre, à Louis«Les gens détestent- les peintres. Même s'ils se don­

nent l'air au coutant. C'est inévitable. Ils ne supportentpas que tu sois heureux de faire ce que tu fais. Eux,ils ont horreur de leurs métiers.»

Une jeune femme, devant un tableau :« Cet espace rouge, c'est Dieu, n'est-ce pas? »

):La propriétaire, à propos de la peinture abstraite« On.. la trouve au début de chaque grande civilisation.

"Mes amies, l'Occident monte! ».. On attend pour serrer la main de Louis. Je comprends

son secret. Près de lui, le passé s'estompe. Voilà ce quim'arrive depuis quelques mois. Il est Canadien, des.deux pieds dans .le vingtième siècle, seconde moitié.Pour lui, les .obsessions de la guerre sont des « vieille­ries », Du même ordre que l'huile de foie de morue, lechauffage au coke, la peinture de chevalet.

Enfant, je ramassais des bouts de ferraille. Je lestraînais derrière moi, attachés à une ficelle. En qua­rante-cinq, les morceaux d'acier et de fonte ne man­quaient pas en. Allemagne. Je dis à Louis «Je suiscomme ces débris que je traînais. » L'idée le fit ·bâiller.Il n'aime pas les surplus de guerre.

Déjà presque l'hiver. Chacun rentre un peu plus enlui-même. Octobre met le cœur en rêve. Le ciel est noirentre les maisons. Je veux encore être aimé des morts.Leur désir de vivre, éphémèrement devenu le nôtre. Enfaisant la cour à Joan, la vérité est que j'ai cherché lesfaveurs de six millions de morts. J'ai voulu croire 'que

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les affrontements, ça s'arrange. A travers la fenêtre,j'aperçois quelques étoiles. J'ai peur et je suis seul.Prononcer « encore en vie », et puis se taire.

La nuit fait remuer la lumière qui entre du dehôrs.Dans quelques mois, les arbres s'étireront à .. nouveau.La nouvelle profusion de vie. Devant cette pulsation,apprendre- l'immobilité. Louis observe en silence lesombres qui se font et se défont. Son exposition a étéun succès: 'La presse a été élogieuse. Joan se. lève,essuie le formica de la table. Elle me regarde

« Ta main tremble. »Je pose mon verre. Je regarde ma main, c'est vrai.

Elle dit« Tu vas encore partir.- Oui, Joan. Dans cette ville non plus, ce n'est pas_

possible. C

- S'en aller nerésout rien. Il faut-que la course dudedans s'achève. Alors chaque visage devient unhavre. »

J'explique pourquoi je dois quitter cette ville.«Cela a commencé à la frohtière. Le douanier m'a

demandé si je haïssais l'Allemagne autant que lui. J'aieu un hoquet qui s'est arrêté' là, dans la gorge. J'aifait un effort. J'ai dit que je haïssais le régime" hitlé­rien. Mais qu'il fallait distinguer. Dès mon entrée enFrance, quelque .chose s'est ainsi décroché. L'ingénieurqui m'avait pris en stop, visiblement ne- se doutait pasd'où j'étais. Il m'a montré une trace de balle à son cou.C'est en Rhénanie qu'elle l'a atteint, chez moi. Heureu­sement, aucune question directe. Je ne 'bronchais pas,le laissais parler. Il racontait. Je répondais par de brefsoui-oui, non..non. «L'autre jour, dit-il, ma fille inviteune amie allemande à la maison. Elles sont toutes deuxdu même âge. L'amie, une charmante bavaroise. Contrelaquelle on ne peut vraiment pas avoir de rancune. Ehbien! je n'y ai plus tenu. Incapable de finir le repas.,Une Allemande dans ma maison, à ma -table, cela m'acoupé la respiration, l'appétit, la digestion. /'Après le

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deuxième plat, je suis parti dans mon bureaù.» Il étaitbavard. Je dissimulais bien, Jusqu'au moment critique,les adieux. Ii ralentissait, commençait les politesses,Téléphonez si vous êtes de passage, bonne" continuation.La voiture arrêtée, il m'a regardé pour la première foisen face. le lui ai dit gentiment merci, suis "descendu.Je tenais déjà mon sac sous le bras. Est-ce mon allureen posant le pied sur le trottoir, est-ce j'accent? L'ex­colonel a compris. Trente bonnes secondes, il m'a fixé.Sans dire un' mot, il a accéléré brusquement, laissantle vent fermer la porte de sa DS. »

Louis se lève, allume J'électricité. Je continue.«Hier, il faisait un temps glacial. Au tournant des

rues, le vent lançait des attaques. Sur le pont Sainte­Geneviève, une femme énorme s'appuyait contre la balus­trade. De la main droite elle tenait un morceau de pain.L'autre était cachée sous sa jupe. Un colorant cendrésuintait en gouttelettes de ses cheveux, dégoulinait entraînées sur son front. Elle portait un veston d'homme,plutôt une relique. Quand elle parlait, les mots se trans­formaient en vapeurs blanches.

cc Diiiiis dooooonc ! Quel beau petit cache-col de laineon se paie! Te voilà bien au chaud. Et moi, tu m'asvue? " Dans ses espadrilles, pas de chaussettes. Uneficellë faisait le tour de sa taille. Je lui dis que l'écharpe'était' un cadeau de ma grand-mère. " Ah! t'es pas fran-çais. " Ma façon de parler. Ça y est. Elle va me direqu'elle a 'perdu son mari à Dachau, -que sa fille a étéviolée par des SS rue du Faubourg-Saint-Denis, que sonfrère... " Bon, t'es boche. Ça ne fait rien, va. T'as biendeux .couilles entre les jambes comme tout le monde ft. »

Louis n'écoute plus. Il dit :« 'Les voisins possèdent une Land Rover. Elle sort tout

juste de révision. Je prends "les tractations en mains,Ils nous la prêteront. »

Mme Ghislaine vient relever le compteur à gaz. Seshortensias sont -morts, le jeune pâtissier a versé de lalevure dans les pots. Pour se venger; elle lui gardera son

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courrier pendant une semaine. Ce n'est pas le momentde lui 'annoncer notre départi

Louis n'explique jamais rien. Ses réactions sont immé-diates, sans commentaire.

« Nous partons lundi. »Joan gardera l'appartement.Les voisins nous ont aussi donné deux sacs de cou­

chage neufs .... Louis parle du Sud, du soleil. Chez lui,on a de la neige haut comme une maison pendant sixmois de l'année. Les départs ne l'angoissent "pas. L'expo­sition est finie, donc oubliée. A mes théories sur l'his­toire et le mal qu'elle fait, il ne répond même pas. .

« Au prochain supermarché, tu feras halte. Tu achè­teras du pain et de la salade. »

Ces paroles, je les reçois comme une ordonnance cremédecin. J'ai fini par aimer l'horreur de mes faux sou­venirs. Il me suffisait de prendre le train de Colognepour savoir que nous en étions tous au même point,Là..bas non plus, .personne n'en parlait. C'est pourquoiles étrangers ne. s'apercevaient de rien. Louis se révèlesingulièrement puissant. Je n'avais aucune envie deconduire, il m'y a obligé. Je n'avais aucune envie surtoutde suivre cel gamin à travers les Balkans et autour dela Méditerranée. Il a un savoir au-delà des -concepts.Son effet sur moi: mon passé s'en va en lambeaux.

A Vienne, à Trieste, il me fait arrêter la voiture.« Viens avec moi.» Il m'introduit chez deux vieillesmusiciennes russes, chez un baron italien conseillerdes Offices, chez un poète américain qui vient de rece­voir le prix Pulitzer. Quand s'est..il annoncé? Tous cesgens l'embrassent, l'accueillent comme l'un des leurs,parfois versent des larmes. Avec eux il parle davantage.Je le découvre expert en technique de "restauration detableaux. Il connaît la poésie beat. Avec moi, quellethérapie poursuit-il ?~ Je n'ai droit qu'à des directives« Nous partons à sept heures., »

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Par son- silence, '"H me .donne la parole celle qui memanquait depuis mil' neuf .cent quarante ·et un. Je lasens monter en moi, lentement. II détourne la têtequand je deviens professoral. Sans rien dire, il mefait approcher -de la pulsation originellé. Trop de mesparoles ne sont encore que suppositions et ressenti­ments. D'un mot, il coupe court aux commérages. Trop desilences sont encore de mauvais silences, le moi nes'impose plus, mais il s'expose encore. Le moi seregarde vivre et se regarde en train de se regardervivre --- comme le chat sur-Ia bouteille de Dubonnetqui regarde le chat sur une bouteille qui regarde unchat regardant une bouteille.

Avant la mer Egée, les frontières sont innombrables.'Les plus terrifiantes sont les plus paisibles un canalqui coule à peine, de part et d'autre la même prairie etles mêmes vaches.-Il y a les frontières-fleuves, les fron­tières-forêts, les frontières-autoroutes. Il y a aussi lesfausses frontières des aéroports où l'on n'éprouve plusle tracé qui a violé la terre. La démence de ce morcel­lement introduit l'inanimé au cœur des hommes. Bar­rières en rouge et blanc, petit blockhaus, mirador ­la vue d'un seul de ces détails m'épouvante. Elles voussurprennent derrière une digue, dans l'humidité d'unsous-bois, dans la montagne déboisée où par un échangemuet le granit rend au soleil la chaleur reçue de lui.

Mais ce qui barre la route suggère aussi l'unité.Voyager n'est pas une distraction. C'est une saisie.L'ancienne émergence de toutes choses devient proche.La cohésion invisible des séjours fuyants se rend pré-sente et 1 s'énonce. Voyager pauvrement le détache­ment continuel. de la périphérie. Devenir poreux pourrecevoir le centre. On ne voyage pas pour son plaisir.L'évidence nous envahit qui paralyse la démonstration.L'unique savoir naît ainsi. La multiplicité se révèleirréductible, donnée.

Chacun derrière sa peau. Mais parfois, en route, \l!edevient transparente. J'ai voulu savoir qui j'étais. ~e

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me suis levé tôt et le soir n'est pas encore venu. J'aivu tin pré enneigé où quelques êtres ont laissé lestraces de leur amour. J'ai demandé si j'étais autre chosegue ce champ sillonné au hasard du désir. J'étais tropfamilier de l'envers piteux de la neige. Plus loin il. yavait une cascade. La mousse formait de petits blocsde glace. J'al escaladé le rocher. En haut, le ruisseaùs'était creusé un tunnel d'écoulement dans le névé.Après sa descente verticale il alimentait la ville-fron­tière en eau potable. J'ai posé les pieds sur la dalled'où partait la chute. Les jambes écartées, j'ai mêlémon eau à celle des glaciers. Un tapis de gouttes trèsfines et de vapeur émanait de mon corps. Le lendemain,au réveil, j'ai couru à la fenêtre. J'ai vu de loin la cas­cade. Elle coulait toujours,

La route des Alpes est à peine praticable. Mais, dansles congères et sur le verglas, la Land Rover est dansson élément. A l'entrée de la Yougoslavie, des dizainesde poids lourds attendent devant le poste. Des camionsun peu démodés, comme ceux qu'on utilisait jadis, audébut, près de Minsk. A l'arrivée des trains de mar­chandises, les déportés étaient accueillis avec calme.Ils étaient surpris de n'être pas battus. On leur disaitde monter dans quelque vieil autobus. On les amenaitjusqu'à une clairière. Pendant le trajet, ils pouvaienttranquillement regarder le paysage. Au milieu de laforêt, des camions récemment repeints en vert les atten­daient. L'officier leur faisait un discours.

« Vous avez été' conduits ici parce que" nous avonsplus confiance en vous que dans les Russes. Vous serezemployés dans les fermes. Vous y resterez jusqu'à lafin de la guerre, puis on verra. Soyez sans crainte..Vous n'avez à vous inquiéter de rien. Y a-t-il parmi vousdès ouvriers .spécialisés? Surtout des radios. Ceux-làrestent avec nous. »

On isolait alors quelques dizaines de jeunes gens au

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physique vlgoureux. Quarante à peu près sur .mille. Lesautres devaient monter dans les camions, Quelques­uns parmi les hommes regardaient la neige intacte,croûteuse, autour des pneus, puis ils examinaient leursgardes. Quand les camions étaient pleins d'hommes,de femmes et d'enfants 1 on fermait les lourdes portes.Les chauffeurs montaient dans les cabines et lesmoteurs démarraient. Mais les arbres de transmissionavaient été démontés, les différentiels étaient depuislongtemps rouillés, Les pots d'échappement débouchaientà l'intérieur, là où étaient les détenus.

Les chauffeurs1 pour en finir au plus vite, accélé­raient au maximum. Ils cherchaient à étouffer les crispar le bruit des moteurs. Mais le gaz arrivait ainsi plusfaiblement. Il contenait aussi moins d'oxyde de carbone.L'asphyxie était plus lente. Elle résultait non des toxi­ques, mais du manque d'air. La mort venait non paspar empoisonnement, mais par étouffement. Les cada­vres montraient des traces de combat. Chez tous, dusang sortait des yeux, des oreilles, "du nez et de labouche.

« L'un de ces chauffeurs qui se bouche les oreilleset appuie sur l'accélérateur..., j'aurais pu être celui­là.

_ .. Et tu parles de détachement et tout?- Avec ce passé d'images, Louis, comment vivre? »Les voyages en charters, en auto-stop, tous ces mil-

liers de kilomètres parcourus une course après laréconciliation avec le passé. Comment apprendre à lequitter? Laisser-être, ce serait créer, recréer. Dilaterla poitrine jusqu'à réunir le jour et la nuit, l'instant etla durée. Le moment présent où je parle, le moment oùle premier juif fut arrêté, et celui où la démence finaleun jour fracassera ses autoroutes un être qui a aban­donné toutes choses les réunit au, fond de lui-même,sans crainte ni douleur. "Tendresse pour les boîtescrâniennes qui explosent dans la chaleur du créma­toire, pour le petit bruit de l'œuf dur que le comman..

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dant casse dans la cuisine à côté, pour les toasts beurrés,les caresses au chien pendant que la graisse ruisselledes cadavres superposés dans le feu et que dans lesbaraques les excréments descendent des planches' supé­rieures aux inférieures. -Les putàins juives, ancienneschanteuses, ambassadrices, dactylos, sont marquéesau fer. Le soir, elles dansent nues sur les tables du messdes officiers. Celles qui survivent et parviennent enSuisse s'esclaffent en voyant un enterrement «'C'estcomme ça qu'ils traitent les morts iCI! »

Apprendre le détachement, ne plus posséder cesimages. Avec elles, mon identité s'en irait. Elles sont cequi m'appartient au plus intime. Sur le chemin de ladépossession, laisser même le pourquoi de l'errance.Le chemin du désert. Au désert, il n'y a pas placepour deux; l'Un seul est. Au désert, rien ne sert decrier : il n'y a pas vers qui élever les mains. Au désert,'les images sont de la tromperie. Les traces des vivantsy sont balayées le fond des choses périt. Les venuesde l'origine s'effacent en même temps que les allers del'homme. Je ne veux plus être des appelés, rappelés,blessés à jamais par ce qu'on leur a fait faire. Parce qu'a fait d'eux la guerre. Seulement, les imagesrestent. Et le désir de les frotter avec du sable.

Sans mot dire, Louis remet sa chemise, secoue lesable de sa serviette. « Prend la cruche d'eau. » Unelangue de terre au loin délimite la crique. Un petitmonastère tout blanc s'y détache du bleu de la mer.

Où commence la piste de la colline, nous remplissonsun sac de figues fraîches. Quand elles sont trop sucrées,elles ont des blessures avec des mouches tout autour.Puis viennent les deux haies de laurier rose où il fautmarcher l'un derrière l'autre. A travers les arbrisseauxon aperçoit de vieilles femmes aux grands châles noirs.Elles étendent des couvertures sous les oliviers. Desgamins frappent sur les branches avec des bâtons, font

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tomber les olives. Des mulets, attendent, dont chacunporte deux énormes paniers en osier.

Le- sentier passe ensuite sur les dalles de 46 roches. Iln'est plus besoin de guetter les épines et les chardons.C'est là que, certains jours, louis s'arrête et désignedu coude les pentes d'en face. Elles- sont ocre, leschamps couverts de paille jaune. Le soir, élles resplen­dissent de deux incandescences successives. La première.est rouge, le soleil s'approche de la mer. La seconde, aumoment où il disparaît, est violette. Notre maisonpeinte à la chaux se compose de trois cubes imbriquésl'un dans l'autre. En ces fins de journée, elle reflètetoutes les couleurs du sol et des arbustes. Elle endevientrose. Comme nous n'avons ni eau ni électricité,les soirées 'Sont courtes. Le dernier mot appartient auxcigales.

La maison domine la vallée. Elle est parfaitementsolitaire. Le village est à une heure de marche. Uneproéminence en forme de pic nous protège du vent dunord. Les murailles de schiste qui retiennent le sol.indiquent d'anciennes cultures en terrasses. Les airesoù l'on battait le grain forment aujourd'hui de petitescours rondes bordées de buissons épineux. Jamais lesmouches ne montent bourdonner ici, le paysage esttrop sec. Gonflé de soleil, recuit de chaleur, il dévaledroit, vers la baie. Au pied de la montagne, le souffleécrasant coupe la respiration. Immobilité des lignes etdes pensées. Quelques abeilles jaunes et noires. Unrouleau 'brûlant remonte la vallée. Notre maison sesitue à la limite exacte où il est neutralisé par la briseplus douce du haut plateau. Le jour, ce pays Jremblede lumière. La nuit il est chargé d'étoiles comme unfilet de pêcheurs. Les saisons n'y existent pas.

Le silence de ce lieu, inaccessible aux voitures, esttotal. De l'autre côté du mamelon passe parfois unberger, le gros Avra. Il est-ede, petite taille, chauve, ila la peau tannée, et au bout de ses bras pendent d'énor­mes mains racornies. Au lieu de parler, la plupart du

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temps il sourit. Deux fois par semaine il nous apportedes œufs et du lait. Pendant la guerre il a appris desbribes d'allemand.

Les dessins géométriques de Louis l'intriguent.« Où'est-ce que c'est?- Tu n'as jamais vu une carapace de tortue? C'est

couvert de losanges. Comme ces feuilles. »

Je traduis, articule chaque syllabe. Quand j'ai fini,Avra déborde soudain de paroles. Son allemand est àpeine compréhensible. Il raconte que dans son villagenatal les hommes attrapaient les tortues géantes surla plage. La nuit venue, ils allumaient des feux sur ledos de leur carapace. Sous la chaleur, celle-ci se recour­bait lentement vers le haut. Puis, avec un couteau," ilsla ,séparaient de l'animal qui était toujours vivant. Ilsen faisaient des abat-jour, des plats et des vases. Ilsles vendaient aux étrangers. La bête ainsi dépouilléese traînait en gémissant jusqu'à l'eau, sorte de limacehypertrophiée. II faut plusieurs années pour qu'unecarapace fragile repousse à la place. Il nous montreraitvolontiers un de ces plateaux, mais ils ne les gardentpas: Ces objets portent malheur. ,

Dèux grandes cruches qui m'arrivent à la taillecontiennent notre réserve d'eau. A une centaine demètres se trouve une citerne dont Avra garde la clé. Iln'a pas voulu nous la donner. Nous devons ..attendre sonpassage pour nous approvisionner. Tous les trois jours,armés de seaux et d'un vieux jerrycan, nous guettonsson arrivée. Pour l'eau potable, une source est près dela mer. Nous y descendons chaque jour. L'endroit estd'origine volcanique. La pierre n'est plus rose, .maisgrise. Une sorte de tuf tendre et friable. Il est plus légerque l'eau. Les alentours de la source en sont parsemés.Quand on approche de la mer, à"cet endroit, on marchecomme dans des éboulis de polystyrène. Les jours oùil n'y a~ pas de vagues, le bord de l'eau est trompeur

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les morceaux de lave flottent, les uns à côté des autres,à la surface. Ils donnent l'illusion de la terre ferme.Le sol semble remuer légèrement, soulevé- par le poulsrégulier de -la terre.

Bewâltigung der Vergan­genheit? Gerade nicht Ge­walt. Zu lange habe ich schoneinen vetschrobenen Sinn türZeit, Sie entzieht sich demZugriff, und ich weiss nicht,ob ich vor der Kapitulationlebe oder danach. 1ch willnur ein Beispiel geben, mei­ne Pluchtversuche. Seit ârei­ssig Jahren laufe ich wiebesessen. Erst dachte ichâas gehôrt zum Leben. Dannfiel mir auf, im Schwarzwalâund anâerswo, dass man aucbsesshaft sein kann. 1ch habenie Lust verspûrt, etwas inden Griff zu bekommen. 1cherinnere mich nur an Abson­âerlichkéiten, so dass dieDinge widerwiirtig erschei­nen, bevor die Besitzlust sichanmelden kann. lch âachte,weil mir der Sinn für Geld[ehlt, besiisse ich Gelassen­heit, Aber dann hdtte ichkeine Beklemmungen auf derStrasse. [ch kônnte den Pas­santen begegnen, ohne zwin­kern zu müssen. Die Bilâer,die Wut, das unabldssige Be·schwôren von beiden undauch ihr Verschweigen : aildas wdre irgendwie nichtmehr wichtig. 1ch wâre

Seule dans Paris, je sensma peau flétrir. Depuis quetu es parti, je suis un vaseplein de larmes. On me tou­cherait du doigt, tout serenverserait. Par .l'imagina­tian, je te rejoins : Que fait­il en ce moment? Est-il gailà-bas? Mes longues lettresl'ennuient-elles? Pense-t-il àces instants avant d'ouvrirles yeux où il n'y a encore nitoi ni moi, mais la douceurd'une seule peau vivante,chaude, qui enveloppe moncou et tes lèvres? Ces mo­ments où je ne parviens pasencore à distinguer ta cha­leur de la mienne? Je n'aijamais observé tes réveils!Dans le demi-sommeil en­core, la pupiHe embuée derêve, nos corps ont entre­pris leur langage avant lesparoles. Avant les regards.La ligne n'est pas encore làqui nous sépare et fait deuxêtres.

Je n'avais pas fini de sai­sir ta tête, de t'écraser lenez contre mon ventre. Poucepar pouce, mon désir glissesur tes membres fermes. Surchaque zone je lâche un inef­fable message d'amour. Ceux

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weder reâselig, noch grim­mig wortlos. - [ch war nochsehr jung. Vor mir lag eineSammlung von Briefmarkenaus dem Dritten Reich. Plôtz­lich fingen die Farbfleckenan zu flackern, rûckten hinund her, und etwas Bedrük..kendes drang mir in die Brusthinein. 1ch sass regungslosda. Zwôl] ganze Jahre, dieich nicht erlebt habe, warenmir in den Blutkreislaufgefahren. Die Adern amHals hôrten auf zu schla­gen. Die vielen kleinen Papier­vierecke setzien sich in, Be­wegung, atmeten in mir, leb­ten an meiner Stelle. Zuerstwar mir ganz wohl. [ch hatteetwas, was andere nicht ha­ben. Aber aus der Ferne be­trachtet, hâtte ich mich nieüber die Briefmarken mitdem Fiihrerportriit beugensollen. Meine Haut ist durch­sichtig geworden. Die Leutestubsen einanâer mit demEllbogen, wenn ich komme.Mein ganzer Kôrper ist mitden Briefmarken bedeckt,wie eine lebensgrosse Col­lage. Seitdem erinnere ichmich nur noch an Grusel­bilâer, die ich Wirklichkeitnie gesehen habe. Mein Erin­nérungsvermôgen hat sichaui Angstzustânâe speziali­siert. Auf deren Ausschei­dung konzentriert sich [etztmeine gonze Abwehrkraft. Na­men und Worter fasst jeder

qui le trouvent, s'y brûlentles yeux.'

Tantôt neige et tantôt con­fetti, les averses de moncœur gros y font germer "uneflore où chaque arbuste estun abri d'amour. Ta hancheme manque pour y rèposermon front, ta paume aussiquand elle m'explore. Tesjambes me manquent, tontorse et ton pubis blondi ausoleil. Sur toi, tout est enbolide la forme des pieds,ton sexe quand il durcit, tadémarche, les projets mêmeque tu réalises. Quand jebois mon café, sors de machambre, tu me manques.Epuisée, tu me manques,et quand je suis contente,encore plus. Tu es l'inven­teur d'amour qui jamais neperd haleine. Tu m'abritesdans la forteresse de tesmains fragiles.

Je ne suis plus regardable.Le temps est revenu où, lesoir, je rentre dans cettepièce qui est à peine un gîte.J'allume le radiateur, fermela fenêtre, prends une revue.Il n'est pas encore l'heure dedormir. Seçrètement, je .dis :Et si quelqu'un venait frap­per? Le lendemain matin, lacérémonie se déroule à l'in­verse. Quelques mots échan­gés à la descente d'un auto­bus, et je suis contente.Depuis cinq jours je n'aiplus parlé avec personne. Je

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Herkunft wirken wie Zünd..nadeln. Bntnaziiizierung, Is­raël ein Staat wie "aile ande­ren, Franz Stangl sechsMonate nach üem Urteil:gestorben, verjdhren, odernicht verjdhren, Wiedergut­machungsministerium, Wal­ter Globke, Eugen Gersten­maier, 'âie Finger sind steiigeworden vom Auizâhlen.Leute versammeln sich vorzwei raufenâen Hunâen, vorâem Feuerwehrauto, das einePassade ableuchtet. Warumversammeln sich die Leutenicht, tlm zu sagen [etztlassen wir's seirc? Aber washeisst Seinlassen?

me console le travail au"moins avance. Tu m'habitescomme un ours polaire SQD

igloo. Le résident parti, toutn'est qüe glaces.

Dans la 'rue, je t'aperçois.Puis, c'est une illusion. Ta'silhouette fait cruellementdéfaut sur les trottoirs dela ville. Sur la terrasse duFlore l'es clients se sont im­mobilisés depuis deux moisà t'attendre. J'ai construitmon regard dans tes cils, jevois les êtres avec tes yeux.Loin de toi, je suis démunied'idées, de rires. Les motssont si pauvres, mais il y ale vent qui me rappelle tescheveux, le soleil ta peau, etle silence, tes baisers. Ta gra­vité et ton délire attachaientle jour à la nuit. Tu es siprès de moi, pourquoi toncorps est-il loin? Joan.

« De chaque côté de mon chemin, les arbres së préci­pitent. Comme près de la piste d'envol.

.. - Tu m'as déjà dit cette phrase, le premier jourdans la rue -Saint-Jacques.

- D'ailleurs.. maintenant elle n'est plus vraie.Grâce à toi, ma fuite ralentit. »

Nous sommes arrivés sur cette colline, Louis muniseulement de ses 'pastels à l'huile, et moi de papieret d'un stylo-bille. A part cela, chacun a deux chemiseset deux jeans. Tout ce qui reste du flamboiement dudébut, quand je croyais devoir lui en mettre plein lavue. Il restait taciturne. Les bulles de mon bavardageéclataient contre son secret. Il avait les jours, les heures

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pour lui. Je serais .bientôt à court de bluff noms,phrases apprises, astuces du répertoire. La guerre etles pogromes, il en avait tout juste entendu parler. Parun professeur d'histoire qui pleurait sur les hauts faitsdu Canada les expéditions punitives contre les sau­vages qui avaient martyrisé, les jésuites.

Avec Louis, à cette époque, j'avais une seule diffi­culté reconnaître que j'éprouvais quelque chose devraiment neuf. Quelque chose que je n'avais ni entenduni senti auparavant. Il m'était impossible de le traduiredans mon langage ha·bituel. De là une sorte de pausedans laquelle je me suis enfoncé, un arrêt brusque dansla suite des mots. Par moments, il jouait au séducteurcomme un enfant, avec un grand rire dans les yeux.Ou encore il parlait comme une vieille édentée, allaitdevant une vitrine pour s'y mirer, s'esclaffait. Il étaitlibre. Jamais ses inventions et intonations n'étaientfausses. Moi je m'étais seulement cru libre: Avec desmots accumulés dans la gorge comme des cobayes sur­gelés. Louis soufflait sur les blocs de glace. Les motsbougeaient, réclamaient le soleil. Je parlais beaucoup.Je n'en, croyais pas mes émotions. Une rechute enenfance dont lui-même m'a relevé.

Un matin, Joan est là sur la petite terrasse. Commenta-t-elle trouvé le chemin à travers la rocaille? Louiss'assied à' ses pieds, comme à Paris. Il ne trouve pas sesphrases.

Le soleil, encore loin de la canicule, répand sa braise-depuis les premières heures de la journée. Mes yeuxoscillent entre Joan et Louis. La mer au loin, les massesde pierre rouge qui frémissent dans une agonie de feu.Les mots viennent lentement, accompagnés d'un petitéclat de rire. La pudeur des retrouvailles. Couché surle ventre, j'ai calé le menton par terre comme un chiende 'garde devant sa niche. Lentement-mes orteils s'enfon­cent dans une touffe de thym. Je sens la zone d'humi-

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dité, la fraîcheur soulage ma prostration. Entre nosphrases, les silences abolissent l'oppression des chosesdéfinies. Joan saisit un bol, arrange une boucle sur lefront de Louis. A chacun de ses gestes, l'envie me prendcie procréer.

Assis, accroupis, étendu par terre, nos trois corpss'intègrent au paysage. Je sens une guérison se pour­suivre. 'Ressembler à la nature inorganique. Ma ten­dresse pour Louis et Joan n'est pas distincte/de l'énergieque le sol rend' au soleil. Le fuyard que je porte en moiet qui veut ma perte, s'oublie. A la "violence de l'accueilsuccède la. timidité. Sans transition. Les yeux s'évitenttout en se cherchant avec désir. Ils jubilent et se scru­tent à tour de rôle.

«..Quel site!- Tu es folle d'être venue.- Je veux me 'baigner toute nue. On peut?- Tu verras les rochers.»Quelque chose à faire. Un peu soulagés, nous ramas­

sons les serviettes. L'intimité reviendra accessoire-ment. Joan nous précède. Elle raconte son voyage. ~

«Entre Rome et Brindisi, un Américain complète­ment fou m'a prise en voiture. Il avait fait de la contre­bande au Vietnam. Des camions entiers de cigarettesvendus aux Vietcongs. II parlait sans arrêt d'argent. Enpassant devant une maison de campagne, il m'en disaitle prix. Maintenant il vit avec des pêcheurs à Naples.Il est en procès avec tout le monde, la Sécurité socialeaméricaine, le .port de Naples, et que sais-je encore.Quand il sort avec d'autres pêcheurs, ils partagent leursprovisions. Mais au retour, il leur demande cinq centslires pour chaque sandwich qu'il leur a donné. Un jour,armé d'un fusil, il a fait irruption au consulat américainde Naples. Il a exigé de l'argent. Pour opérer son maxil­laire fracassé. Paraît que ça se soigne seulement enFloride. Il m'a demandé: " Vous feriez-vous traiter enItalie un visage qui a déjà coûté trente mille dollars? "Il vit avec une Sicilienne. Ils ont quatre enfants. II m'a

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dit aussi -: cc J'ai le dernier mot et le fouet. " Parce qu'il,a tout raté dans sa 'vie, il tyrannise ses enfants. »

EII~ s'immobilise, se retourne vers nous, éclate derire..

« J'avais oublié cette histoire. Même la tête ne fonc­tionne -bien que quand je suis avec vous. »

Elle enlève le soutien-gorge et la culotte noire. Soncorps est souple, sans graisse. A la voir nager devantmoi, je comprends ma gratitude. Etre simplementprésent, ici. Un ressac nous éloigne lentement du rocherd'où nous avons plongé. L'eau est bleue, pétillante desoleil, fraîche. Au loin se détache une autre île. Louisreçoit sur lui le corps de Joan, jambés et bras ouverts.Elle s'agrippe contre lui, l'enlace. Tous dewt coulent.

Etendus sur le rocher, nos corps sèchent au soleil.La respiration est haletante. Les doigts de Joan entrentdans la cuisse de Louis. Puis elle le mord.

« C'est bon, c'est salé. »Je pose ma tête sur un vieux journal que Louis a

apporté. Mes yeux tombent sur une phrase : «Unconseil interministériel a décidé, le 26 octobre, de fairede Paris une place financière de taille internationale.»Si pour ces choses..là il suffit d'une simple décision, moiaussi je décide que la Seconde Guerre mondiale estdésormais rayée de la mémoire des hommes. Louiss'étire comme un chat. Je ferme les yeux. Dans quelquesheures nous remonterons le chemin au milieu deslézards. Je m'installeraî.à genoux sur le lit, au-dessus deJoan, Je lui appliquerai 'les tendresses qui ressemblenttant à la violence. La chaleur cuisante nous engourditprogressivement. Personne ne parle. Le repos parallèlede trois corps. Dé nouvelles gouttelettes apparaissentsur la peau, Une sueur mi-végétale, mi-animaIè. Elleest tout ce qui nous distingue du rocher.

Joan partie, Louis ne tient plus en place. Il prend lesdeux seaux, va à la citerne. Mais Avra n'est pas venu.

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Joan a pris toute l'eau pour se' laver les cheveux. Laréserve- est presque .épuisée. Louis cherche sa colle enaérosol, ses lames, ses règles. II commence à monterses feuilles sur carton. Il s'interrompt, part ramasserdu boisdans le chemin creux. Travail difficile, sur cettecolline on ne trouve que des chardons et quelquesfiguiers épars, Et les restes d'une ancienne clôture.Depuis quatre jours, Avra ne s'est plus montré.

« II·!1'Y a plus ni lait ni œufs. » Je sais ce que cela veut'"dire : une marche à pied jusqu'à la petite ferme-d'Avra,

Le chemin est à peine tracé par où il vient d'habitudeà dos de son mulet. Nous nous y sommes déjà égarésune fois.

La visite de Joan était la première dans notre solitudedepuis un mois. Louis n'y était pas préparé. Joie mau­vaise, un instant, de le voir si désemparé. Louis marche.devant moi, ne dit mot. De petits cris stridents nousparviennent de la pente en face, s'approchent lentement.Une folle, une lépreuse exilée dans ce désert ? Je scrutele paysage, la lumière est trop forte. Louis ne lève mêmepas la tête. Dans cet isolement, l'impression d'êtreobservé est plus tenace que dans les rues commerçantesdes villes. Les- pierres ont des oreilles, les arbustes, desyeux. Le soleil étouffe les bruits. Nos pas blessent lanature immobile.

Beaucoup de vent souffle d'ordinaire à l'endroit où lesentier suit le chemin de" crête. Aujourd'hui rien nebouge. La vallée que l'on domine de cet endroit estplus vaste que celle où nous habitons. On distinguenettement vdeux petits lacs entourés de larges cernesjaunes : les pierres et le sable que la sécheresse fait appa­raître. Quelques choucas montent jusqu'à nous. Ils nouslancent comme des mises en garde. Je ne me sens pasrassuré dans cette montagne. Les cris réguliers de lafolle approchent. Elle doit suivre le même chemin, ànotre rencontre. A moins qu'elle ne donne des signauxà dès brigands ? On ne voit toujours .rien,

Une phrase de Yoschko me revient la vie est si pré-

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caire il suffit d'une perforation dans une capoteanglaise pour qu'elle commence, et d'un faux pas aubord d'un trottoir pour qu'elle finisse. Dans ce paysage,la vie est non seulement précaire, elle est mal venue,pas à sa plàce. La vie n'y est pas aimée.

Après le col, le-chemin longe le versant sud. Bientôt ilest midi, l'heure où les cigales se taisent. Très loin,venant de l'océan, un camion soulève un nuage de pous­sière. On ne voit pas la voiture, seulement la traînéemauve de tourbillons qui rasent Ie fond de la, vallée.

Soudain une pierre tombe. Grimace douloureuse deLouis devant moi. Son visage ruisselle. Ses traits sontdéfigurés de rage. Il tient son pied droit, le talon appuyésur la petite muraille qu'il s'apprêtait à franchir. Desdeux mains il serre ses orteils. J'aperçois le morceau de'roche, il est énorme.

Sans mot 'dire, 'Louis s'allonge sur le sol. II est pâle.Son pied saigne, on voit l'os entouré d'un mélange depeau et de terre. Le cuir de la sandale est déchiré. Louisse roule d'un côté sur l'autre, gémit tout bas. Je restefigé d'hébétude. J'arrache quelques feuilles de figuier,les dispose sur son front pour le protéger du soleil.

Les choucas reviennent. Quelle idée de nous être tantéloignés des ambulances et des hôpitaux. Un moment,j'envisage d'assommer Louis avec un bâton. Qu'il s'éva­nouisse et qu'il dorme. Je crache sur la blessure pour lanettoyer. Quand je lève la tête, un mulet se tient à côtéde nous. Je ne vois d'abord que les quatre sabots. Puisje reconnais la tache blanche entre ses yeux: le muletd'Avra monté par une vieille femme couverte d'un fichunoir à franges. La mère d'Avra vient nous apporter lesœufs et le lait. Je vois le pot en aluminium accroché àsa monture. Selon la coutume du pays, la vieille y estassise, les deux jambes pendant du même côté. De sestalons, elle rythme la marche. Dans les passages diffi­ciles de la montagne, elle s'aide d'une trique et de petitscris réguliers. C'était elle que nous avions entendueapprocher depuis un bon moment.

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Elle découvre Louis étendu par terre. Aussitôt elle serépand en lamentations. Sa plainte me réveille, je lui disde descendre. Mon ton "est brusque; à ses grognementsje constate qu'elle a l'habitude de se faire commander,injurier. Ensemble nous hissons -Louis en selle. Elle luicaresse les cheveux comme à un enfant. Elle murmureun nom. Puis elle se lance dans des avis médicaux inter..minables et incompréhensibles.

La vieille traîne la bête, Louis se cramponne au bât decèdre, il a peine à se tenir assis. Je marche à côté delui, un peu en dehors du sentier, la tête retentissantede soleil. D'une main je soutiens le dos de Louis. Le cor­tège est fermé par le chien d'Avra, noir, sale, habituéaux coups lui aussi.

Jusqu'à dix heures, un peu d'ombre se dessine près dela porte. C'est là que Louis reste assis, le pied posé surune vieille caisse. A partir de quatre heures de l'après­midi, je l'aide à~ s'installer près du chemin creux. Lemur de la cuisine y projette alors une bande d'ombre.A cette heure-là, nous ouvrons la porte et les fenêtrespour laisser le vent tiède rafraîchir l'intérieur. Il n'y apas de moustiques. Le rideau à l'entrée, fait de mor­ceaux de. 'bambou enfilés sur du nylon, remue légère­ment; le cliquetis aggrave le silence du lieu. Louisregarde la vaste courbe des collines qui blêmissent sousle soleil.

« Elles ressemblent à des éléphants blancs.- Tu ne parles jamais de ton pied. »

La vue de ses orteils ensanglantés a brisé en moi uneinnocence.»: Ils sont maintenant bleus, enflés comme desprunes. Jusqu'ici, une idée s'était superposée au paysagealentour; l'avait caché à mes yeux. Je l'aimais à causede-certains sentiments .. qu'il produisait en moi la paix,le- monde intact, la totalité réconciliée. Des pensées setenaient entre moi et ces collines orange le matin,grises à midi, mauves et bleues le soir. Mes pensées

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étaient étrangères à ces collines. Je les avais apportéesavec moi. J~ me disais : là-haut, dans les villes du Nord,comme j'avais là nostalgie de cette nature brûlée.

«Depuis que tu as mal à ton pied, je vois enfin ce.paysage tel qu'il est.

It_ J'ai vu les petits lacs de l'autre côté de la montagnerétrécir au soleil. Goutte par goutte, leur profondeurdiminue. Bientôt nous verrons le fond. »

La nuit, ses gémissements retenus m'ont ouvert lesyeux. Cette terre est là, ni brisée ni intacte. Depuis unmois j'étais un exalté: « Ce pays guérit la mort dansma tête. » Mais qu'est la ·beauté qui console? Elle passe

·incognito. La petite maison blanche dans le désert- maintenant seulement je l'aime pour elle-même. Main­tenant que je n'attends plus d'elle quelque bienfait men­tal. Le soir, en m'asseyant sur le lit de Louis, le regardantcouché, j'ai vu comment se passerait sa mort.

Quel drôle d'apprentissage il a fallu l'accident del'ami pour que les objets les plus .ordinaires se mon­trente Comme si son amitié avait dû aller au bout deson rôle à mon égard : me ramener au présent. Jeregarde l'échalier qui diminue au rythme de nos besoinsde bois, le coupe-légumes à la cuisine, les deux four­chettes, l'une édentée, le dessin des petites murailles,qui recouvrent Ies coteaux. comme des veines et desartères, tout cela, plus proche soudain et plus distant.La fin du rêve unitaire. Présences sans raison. Cézanneavait dit : «Le paysage ~e pense en "moi. » Non, le pay·sage est là, sans pourquoi. Le penser, l'aimer pour cequ'il me fait encore une forme de possession. Sur uneautre rive de cette mer, il y a un temple sur un promon­toire. Les touristes y applaudissent le soleil quand il secouche. Ils ont payé pour le spectacle. Ils ont acheté lesoleil. Ils n'ont jamais vu le soleil vraiment. Ils ne saventpas où le trouver. Le soleil-spectacle leur-cache le soleil.

Il y a ton pied qui saigne. Il y a lés cigales. Il y a lachatte sauvage qui offre ses mamelles aux petits. Etl'autre chat qui, la nuit, renverse nos casseroles. Un

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satellite se lève chaque soir- derrière la maison. Descamions s'alignent 'devant les postes-frontière, èt d'au­tres camions, d'où sortent des cris, attendent dans laforêt sibérienne. Il y a les chiffres d'affaires dans laRuhr. Il y a les 'bureaux pour l'amitié franco..allemande.Sur l'autre versant de notre colline retentissent lesjurons- d'un muletier. Il mène ses bêtes à l'abreuvoir.Les bergers brûlent le maquis- au loin. Les chèvres man­gent les pousses d'eucalyptus, Les tortues géantesIsanscarcasse se traînent vers la mer. Il -y.. a les pépins dansles figues de Barbarie, la pulpe rose parfumée, l'odeurdu romarin quand on descend dans la vallée, et celle'des al~es quand on approche de l'océan; en ville, surle marché aux épices, d'innombrables variétés de

.graines..4 bateau du-s..amedi passe au large. Le muletd'Avra est chargé de melons d'eau, Un bruit sec et régu­lier monte des rochers. Ce sont les pêcheurs qui frap­pent des pieuvres sur le sol pour en amollir la chair.Les enfants les observent en silence. La Land Rover nous-attend.

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6.

'Comment une Polonaiseme démembre et remembre

pour oublier la guerre

« Mitsy s'ennuie.» Je me répète cette phrase, deboutdans le corridor. De Berlin à .Moscou, le train roule.deuxjours et deux nuits. Il ralentit en passant le mur. Leno-man's land miné est presque une pelouse. Dès laseconde rangée de barbelés, le train accélère. Il glissesous des passerelles où des soldats, pistolets-mitrailleursen bandoulière, examinent la toiture qui file sous leurspieds, comme s'ils guettaient un trou pour cracherdedans. Les uns après les autres, les passagers rentrentdans" leur compartiment; Ils s'installent dans leur coin,les sandwiches au-dessus de 'leur tête. De Mitsy qui s'en­nuie au pressentiment de la mort, il n'y a qu'un pas.

J'essaie la version que je raconterai plus tard« Le premier matin, une femme toute souriante est

entrée dans mon compartiment. Sans frapper. J'étaisseul. Avant de dire un mot, elle a retiré son manteau etses chaussures. Elle a posé son sac sur la banquette.Son étui à cigarettes est tombé. Je l'ai ramassé et le luiai tendu. Toujours en souriant, elle l'a frotté contre saJURe, m'a dit merci et l'a remis dans son sac. Elle avaitun accent délicieux merrçü ! »

Ou peut-être :« J'avais soif: J'ai vu cette femme désœuvrée. Comme

un.. paysan, j'ai enlevé ma- casquette et lui ai demandécomment aller au bar. Elle m'a répondu que c'était une

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drôle de coïncidence. Qu'elle avait songé elle-même àboire quelque chose. Qu'un thé ferait merveille. Qu'onavalait trop de p..oussière avec toutes ces fenêtresouvertes. Au bar elle a retiré ses chaussures. Quand elles'est penchée, le train a eu une secousse. Sa boucled'oreille est tombée. Je l'ai ramassée et là lui ai tendue.Elle l'a frottée contre sa jupe. .Puis elle a saisi son lobed'oreille entre le pouce et t'index, et de l'autre main ellea fixé le clip. Elle parlait avec un accent polonaismerrçû I »

Pendant cinquante heures, la traversée des bouleaux.L'inondation est constante. La campagne rase déballedes arbres isolés. Les flaques se referment derrière lestroncs, encerclent les racines. Des mottes compactes çàet là 'brisent la surface des eaux. On devine un palaislointain. Les troupeaux sont rares. Des huttes disper­sées émergent des marécages. Une aura d'humiditécouvre l'étendue. Les rameaux pâles et fins comme descraquelures 'se drapent d'un voile laiteux. Les bran­chages se transmettent en frémissant le goutte..à-goutted'une pluie constamment sur le point de cesser et quine cesse jamais. L'eau, du sol jusqu'au ciel, enveloppe laterre d'une étoffe-translucide,

Le cours de l'Oder est pesant. La verte monotonie del'autre côté de la vitre vous entre par les yeux, mouillela rétine. Elle dilue les mots avant même qu'ils ne seforment. Tous les vaisseaux du corps sont saturés delourdeur. Les conversations tombent. Le cœur est bal­lonné .de cafard. Seule une femme, un peu bruyante sou­dain, retrouve l'haleine et le rire. J'ai une plainte à luiformuler' : est-ce d'avoir franchi cette frontière?

« Entrez un instant! »Mitsy sourit. Sans hésiter, elle ferme la porte. Elle

s'assoit sur un tabouret, les talons accrochés à la tra­verse de bois. Elle ne parle pas, ne rit plus. Je ne connaispas cette femme. Elle est plus âgée que rmoi. Un aban­don naissant m'affale sur la couchette, en face d'elle.Toute une vie se bouscule à mes lèvres. Je déposerai à

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ses pieds un camion de rats morts. Puis je m'en irai.Elle a appuyé le menton sur ses poings fermés, lescoudes calés entre les genoux. Ses yeux comme deuxvoiliers suivent la trajectoire de mes mains. Je parled'un seul trait, sans laisser de blanc entre les mots.

La grand-rue est en flammes. Au bout, il y a la gare.D'une main, je tiens ma mère, de l'autre je presse unmouchoir humide contre ma bouche, mon nez. Je perdsl'un de mes souliers, trop) grands pour un enfant dequatre ans. L'asphalte est brûlant. Toute l'attention dema mère est pour le bébé dans ses 'bras. Plus nous avan­çons, plus .la respiration devient difficile. La fumigationdes yeux. Un dernier train de marchandises doit partir.Après, tout sera abandonné à l'incendie. Comme on isoleune épidémie.. .Le propriétaire d'un magasin de photos ajeté son matériel sur la chaussée. Les films et les papiersforment une barrière de feu. J'ai vu un homme enflammes. J'ai vu un vieux couple qui refusait de des­cendre de l'étage, leur chambre était la dernière à nepas brûler encore. L'embrasement généralisé provoqueun vent de plus en plus suffocant. Derrière nous, unepoutre s'affaisse et envoie des étincelles ..à la ronde...

Quelques phrases restent dans l'air, inachevées. L'en­chaînement des voyelles et des consonnes parfois se dérè­gle. Dans ce minuscule compartiment, entre elle et moi,j'entasse des années de désastres embrouillés. Brié-à­brac indissoluble. J'étale tout devant elle. J'expose mesrancœurs comme des draps qu'on fait blanchir au soleil.Mitsy, impassible, suit jusqu'au dernier glapissement.

... Murat me conduit à la synagogue. « Tu verras, c'estla maison de la liberté. » Une bâtisse de fer et de fauxmarbre, couverte d'ornements grecs et hébreux. A l'en­trée, il prend-dans un panier deux petits chapeaux noirs,l'un pour moi, l'autre pour lui-même. Nous. entrons dansla demi-obscurité. Un rabbin parle à une douzaine defemmes. Elles forment un cercle autour de lui. On nousinvite à prendre place. « Etes-vous ici depuis long­temps ? »... «Chez vous, les synagogues sont..elles plus

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modernes?» Je dis que Cologne n'en a qu'une petite.Une femme alors se lève. Lentement elle avance < versmoi. Son teint devient pourpre à mesure qu'elle appro­che. Les veines et les yeux forment des proéminencesque soulève un battement régulier. Deux ou trois per­sonnes se précipitent pour la retenir, la calmer. Quandelle maîtrise sa voix, elle hurle. Un coup de fouet invi­sible sur le corps. Je ne comprends pas sa langue. Muratme tire doucement par la manche. Je reste. La femmedu rabbin veut s'interposer, Elle m'explique à l'oreille,très vite, en parfait allemand. L'autre a .perdu toute safamille. Ils sont morts égorgés, gazés. Leur cervelle l'aéclaboussée, elle, la survivante. Avec chacun d'eux, ellea été piétinée par des soldats en transe.

Si je pouvais m'expliquer. Depuis longtemps j'ai cesséde parler. Mais ce n'est pas encore le silence. Dans larue, Murat est vert. Il parle dans le dialecte de son Ten­nessee natal, incompréhensible...

Vient le temps du retour à l'ordre, donc de l'isole­ment. Mitsy sort et ferme doucement la porte à glissière.Toute cette imagerie insalubre m'empeste les méninges.Du dedans résonne le tzim-boum de la grosse caisse. -Ceque je viens de raconter à Mitsy, est-ce vrai seulement?N'ai-je pas eu une adolescence heureuse? Je ne recon­nais pas ces grimaces qUI m'appartiennent. Comme onrefuse de reconnaître un enfant. Je reste debout, lescahots du train me font tituber légèrement. Dehors, leciel prend la couleur de l'argile.

Etendu sur la banquette, j'ai dû dormir un bonmoment. Je me replie dans le coin, près de la fenêtre.J'écarte légèrement le store : le quai est désert sous lalumière blafarde."La tête cachée derrière mon pardessus,j'attends le sommeil. Trois bonnes femmes viennent demonter..Elles installent leurs paniers et leurs sacs. -Puiselles examinent les sièges et réfléchissent. Quand le traindémarre, elles se laissent tomber sur la place la plus

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proche. Deux sont assises près de la porte. Elles parlent.Chignons gris, ·blouses noires, pèlerines noires, longuesjupes 'noires, 'broderies, foulards, rubans, des cheveuxcomme des matelas dépaillés : deux sorcières de la mêmecouvée. La troisième, emmaillotée elle aussi de tricotset d'écharpes, se raidit et s'affaisse alternativement. Leshoquets glacent son regard, accélèrent le tremblementde ses mains bleuâtres. Elle mange. Elle boude la conver­sation de ses amies. Son éventail de bruitage ferait pâlirun metteur en scène. Les papiers qu'elle déplie, replie,chiffonne, déchire, les saucisses qu'elle mastique, legrommellement dont elle accompagne chaque bouchéeavant de lui faire prendre le chemin des lèvres flétries,des mâchoires caoutchouteuses, 'de tout le système despipe-lines intérieurs: mille préludes à la digestion.

« Ecoutez, vous allez voir! Mon mari... vous savez quemon mari est mort depuis la guerre... L'autre jour, donc,mon fer à repasser s'est brisé. J'ai dit à mon mari, je luidis A nous deux maintenant! Arrange-moi ça! Cinqminutes plus tard, le fer chauffait comme avant. Mieuxmême!»

On parle encore allemand à Breslau. L'autre péque­naude ne veut pas être en reste,' elle enchaîne

« On m'appelle la dame aux chats. Chez moi, quandun chat court et saute dans les fraisiers, il n'est jamaisseul. Il joue avec un autre chat. Mais celui-là est mort !Les gens instruits n'y voient rien. Un seul chat qu'ilsvoient. Moi, je vois les deux. »

Elles fabulent à l'envie, elles ont quitté 'Ia sphère ducommun, raffolent de leurs excursions dans l'invraisem­blable. La contagion du délire va bon train. J'écoute lesvieilles parques tricoter résolument le poème du monde.Une prolifération sonore qui ne transporte rien, n'ou­vre à rien, ne communique rien.

Moi, je ne connais la parole que foudroyée. C'est duvacarme qu'il s'agit et de son dénouement. De la parolehorrfpilante, guérie. D'une' origine qui prend forme dans'la dispersion. Comme le portrait de Mao, gigantesque,

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prend forme. dans ...Ies milliers de figurants au stade dePékin. Je ne suis pas silencieux parce que je ne sais pasquoi dire. Je suis silencieux parce que le mot n'a pas' étéinventé, Mais est-ce un mot seulement? Parce qu'il y aun trou dans le langage. Un trou que le pullulement desinformations et des renseignements- dissimule à peine.Le jour de mes quatre ans, bien contre mon gré, j'y aijeté un œil. Au milieu de la rue en flammes, une absences'est fait sentir. Une interrogation sans borne. Je ne"Comprenais pas que je réclamais une explication. Maisje n'ai pas oublié ce besoin aigu. Aujourd'hui encore,l'explication dernière m'est ·refusée. Parfois, de loin, jecrois entendre un murmure de délivrance qui se pré­pare. Je m'imagine alors qu'un jour nous saurons. Nouscomprendrons que depuis toujours une unique paroletransparaissait à travers nos mots vivaces. Que depuistoujours elle nous prononce.

Avec. Mitsy, j'avais saisi cette faveur, l'avenir dansle "présent. J'étais comme inachevé par rapport à cettefemme, A cause d'elle, j'ai moins envie de convoquer lelangage au délire pour soulager le passé. Comme unebête nue, l'amour s'est dressé sur ses jambes. Mitsy,sa bouche cruelle et sa mèche railleuse, ranime unvertige depuis longtemps différé. Les poussées des troisvieilles dans le compartiment se détachent soudain deleur contexte, Un bras se balance, un genou se plie.En rêve, Mitsy ressemblait à l'ouvrière rousse ode monenfance.

Je .n'ose pas sortir dans le couloir. Je la reconnaîtrais.Un geste balourd me trahirait. Des paroles atones sontvenues entre nous, s'en sont allées. Ou plutôt, des sonsont couru de l'un à l'autre. De moi à elle. Que sait-onde ce qu'ils ·charrient? Ils fraient les avenues qu'aupetit matin ..·on n'ose plus emprunter. L'intervalle estlà, inusité. Béant comme une stupeur. « Je voulaisdire encore »..., mais finalement on ne dit rien. Lavoix reste en suspens, stoppée net par un savoir quil'étrangle. L'embarras maintenant est pire que si rien

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n'avait été dit. Mitsy avait fermé la porte comme surun malade. A cet instant, mon désir s'était levé etl'avait épousée au bond. J'étais en nage. Progressive­ment les détails s'ajustent c'était elle aussi que j'avaisvue monter dans le train, accompagnée de deux hom­mes. Leur sévérité m'avait frappé. Elle leur avait parléen polonais. Sont-ils avec elle? Mon amour déjà pollué

..par la présence massive de ces dèux corps.

Mitsy la rieuse. Elle m'est entrée dans le Cœurcomme une embolie. Mitsy l'inquiétante, comme sonrire sans retenue. Quelque chose me fait croire qu'ellepourrait scier des gens tout vifs. Au wagon-restaurant,quand sa place reste vide, j'ai froid. Et quand elle vient,c'est la salve interminable des sourires : aux serveurs,aux contrôleurs, chers de gare, chefs de police, repré­sentants des pêcheurs de Sibérie, grands manitous ducommerce d'esturgeon. Elle connaît tout le monde. Outout le monde se prétend connu d'elle. L'ambiance àcette table oscille entre la terreur que répand une des­pote orientale et le ravissement. 'La consigne est de nerien émettre qui brouille son entrain. Elle nous gou­verne. Chaque mot de la conversation est un tributqui lui est dû. Assis trop près d'elle, ignoré d'elle, jereste ligoté de mutisme. J'ai des gestes furtifs. Je voisune main frôleuse, la mienne, avancer à travers lesbouteilles et les plats, saisir un morceau de pain, mala­droitement, et rebrousser chemin comme un blessé àmort.

Mitsy quand elle raconte! Son timbre cuivrés'impose.Une foule d'objets jamais vus dévalent une pente delumière, échouent à nos pieds, Allègres messagers del'ailleurs qu'elle habite. Tout ce qui tombe sous sonverbe, elle le décroche sur une cime, l'envoie dinguerjusqu'à nous. Elle épelle l'univers. Sous le décret deMitsy, un ordre renaît. Elle se penche pour racler lesfonds de vallées, nous y cueille déblais et gravats,

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tournesols transfigurés. Son tire de déesse-mère absouttoutes choses de leur dérive. Fleurs de lotus sur hanchesde jeunes filles, cadavres branlants blanchis à la chaux,cortège de magistrats en hermine, d'ibis bariolés : letohu-bohu sort, tl'entre ses lèvres, réhabilité. 'Sous l'in­flexion de sa voix, les géants emmêlés apprennent à' fairela roue, à marche; sur les mains. Les eaux se séparentde la terre ferme. Je n'en perds pas une bri·be. Mitsy,quand elle parle, nous fait plonger dans les entraillesde la terre.

Déjà je roule les « r » comme elle, tourne la tête commeelle. Bientôt, comme elle, sans doute, je m'esclafferaidans les silences. Elle accumule les adjectifs commedes boîtes de conserves multicolores, j'ai vite attrapéla manie. 'Mimétisme humiliant. Depuis que je l'aime,chacuh des hommes d'affaires d'ans ce wagon m'estune connaissance d'enfance. Camarades de création.Rivaux aussi jusqu'à la fin du monde. Je voudrais qu'ilsaillent dîner ailleurs. Jamais elle ne me parle. Avecla portion de moi qu'elle renferme, pourquoi cettecrainte d'une existence pénétrable?

Je rôde devant son compartiment, dénombre les bor­nes kilométriques. Laporte coulissante est entrouverte.J'entends une voix de femme.

« Le pardon enlaidit. Je n'y crois pas. Pardonnerest une lâcheté, cela dégrade l'homme. Je suis une com­muniste convaincue. A notre ferme collective nous avonsvoulu acheter une voiture. La plus économique auraitété une camionnette Volkswagen. Cette discussion sur-la~ voiture a causé des affrontements. Acheter une voi-ture allemande. C'était terrible. L'affaire a presquescindé-en deux la coopérative. C'est là que les camaradesont compris que réellement je ne suis pas raciste.Vouloir Ia réconciliation avec l'Allemagne aujourd'hui,voilà le pire des racismes. On n'achète pas le pardon.Si I}.OUS disons après tout, la République fédéraleest un pays comme un autre, faisons de bonnes affairesavec elle, alors nous sommes racistes! Et si l'Allemagne

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croit que tout ce qui s'est passé en Pologne est loinderriète elle, qu'il- s'agit de faire du neuf, alors elleest raciste"! Moi je ne suis pas raciste. C'est pourquoije ne mets pas les pieds en Allemagne de l'Ouest. Etc'est pourquoi j'ai été si hostile à l'achat de cette voi­ture. J'attends des Allemands qu'ils changent. Ou'ilsne boivent plus de la bière. Qu'ils rejettent la discipline.Le Japon a changé, l'Allemagne, non. Les politiciensviennent chez nous se mettre à genoux en public, quellefarce. Les mêmes personnes que jadis sont au pouvoir,les mêmes idées en tout cas. L'Allemagne s'avilit encherchant la réconciliation. Je voudrais qu'elle corres­ponde à l'idée très grande que j'ai d'elle. Tout demême, je reconnais qu'il y a un fond de racisme en moiencore, sinon je demanderais un visa et j'irais voir laréalité de la jeunesse là-bas. J'avais dix ans quand lesAllemands sont venus chez nous. J'ai vu deux hommes,ils avaient l'âge que j'ai maintenant. Ils ont joué aufootball avec un bébé de sept mois. Comme avec unballon. Pas seulement un geste, cela a duré vingt minu­tes. Le corps se couvrait de rouge, doucement, douce­ment. C'était mon plus jeune frère. »

Tel ou tel, au hasard des politesses, anticipe la vérité :Mitsy mène une vie à part. Elle n'ose pas être 'simple.« Jamais elle ne prendra quelque initiative à votreégard». Elle se réserve même quand elle rit à pleinesdents. Le tic nerveux des mâchoires la trahit.

Je ne demande que de la détendre. Les impératricesaussi s'abandonnent sous le désir, Ses doigts exécutentun mouvement perpétuel sur les accoudoirs. Ma mainserait capable de leur rendre hardiesse. D'ailleurs, sesdoigts... la cambrure de son cou-de-pied... ce n'est paselle qui est à apprivoiser... Qu'elle se joigne à un cercle

'où on bavarde,' et une pesanteur incontrôlable me gèleles artères. Je la rencontre au tournant d'un couloir,le choc me fait trébucher sur mes pieds. Je rougis

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comme un enfant penché sur la confiture. Je ne saisplus comment porter une cigarette à la boucher Quel--ques mots échangés avec un Anglais, et je sens Mitsyderrière moi. Aussitôt je bafouille. La voix devientrauque. L'Anglais sourit discrètement dans sa mous­tache. Un battement me prend à la gorge. La phrasereste: .inachevée, bloquée dans une fourche d'effluveshostiles.

Mitsy -prise en flagrant délit de fuite. Elle fuit quandelle parle, elle fuit même quand elle prophétise. Unbruit, sourd et menaçant, se mêle à sa voix. Clairon fêlé.Ses gloussements d'ironie quand savamment je découpeune poire, ne sont pas sincères. On me demanderaitce que je veux : enfin parler. Aime-t-elle le hareng?A l'école, avait-elle des camarades? A..t-elle fait du balletautrefois? A 'quel âge a-t-elle eu la rougeole? Aime-t-ellefaire la cuisine ? Est-elle bonne nageuse? Quelle est sacouleur préférée? A=t-elle voyagé? Et où ? Et comment?Préfère-t-elle la montagne ou la mer? Dort-elle la fenê­tre ouverte? Joue-t-elle d'un intrument ? Quelle périodede sa vie était la plus heureuse? Et la nuit, dormez..vousbien, madame? La bullé imaginaire se gonfle. Mitsy n'apas d'yeux pour mes esquisses. Sa tenue est négligée. Lamanche de sa robe lui glisse régulièrement de l'épaule,régulièrement elle la relève. Quand elle commande le café,quel ton de femme d'affaires. Sa jovialité est une fausseprésence. Au sortir de table, je bute contre un jouetd'enfant. Elle rit tranquillement. La voyant ainsi, jelaisse tomber tin livre, me heurte à la paroi. J'évoluesous la dissimulation. Pourvu que tout le monde nesache pas ce que tout le monde. sait déjà.

Dans le couloir. Une femme et sa fille. La mère ale visage ..usé, le teint blême. Toute à sa progéniture.Ses mains sont .énormes, gercées et gonflées par l'eaude vaisselle. Sur le bras, elle porte un bleu de travaillavé et repassé. Employée des chemins de fer? La petiteest maquillée comme un avertisseur d'incendie. Elles'examine, se dandine devant la fenêtre où elle se mire.

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Quand elle s'arrange une mèche, réajuste un pli, ellereste grave comme un objet d'exposition. La môme­poupée. Elle : «M'as-tu vue?» La mère : «Avez-vousvu ma fille?» Soudain j'ai peur que Mitsy ne metrouve, moi aussi, pâle et éreinté. L'éclairage au néon.Je vois ma silhouette. Comment pourra-t-elle aimercet être aquatique? Je veux aspirer la douceur de sapeau, sentir glisser ses cheveux le long de mon corps.Mitsy. J'égrène les positions que nous pourrions pren­dre. La cadence haletante des abandons. Tu m'entraî­neras comme si nous longions la mer, comme si tu medemandais par où commençons-nous a boire ? Nus,sans effort, nous plongerons l'urt dans l'autre. Noyésde tiédeur. Quelqu'un te tourne, te retourne, sur ledos, Ie ventre, encore le dos. Je ne prendrai pas seulle plaisir. Une pâte nous enveloppe, nous étouffe, nousporte. Encore, encore. Mitsy, tu pleureras dans manuque et des siècles de haine s'en iront liquéfiés.

Ton corps est cruel. Comme celui des fausses putains,qui se trémoussent du derrière, font hallo de la cuisse.Puis: défense de toucher. Notre amour sera assez fortpour brûler les crimes de mon pays qui nous séparent.Ensemble, mettons le feu au dernier crématoire, celui oùflambera l'irréconciliation. Oublie, recommence. Il fautque craque cette Histoire où nous Sommes retenus. Ceuxqui ont piétiné ton petit frère, j'apporte leur démencedans des mains tremblantes. Je te ferai l'amour avec laférocité inverse de leur dépècement. Un abandon de toi, etla honte sera déviée. Finis les accablements de lamémoire.

« Il doit faire froid dehors. Regardez cette buée surla vitre. »

Je prononce des phrases sans regarder à qui je parle.Il y a toujours du monde dans le couloir. J'échangedes avis sur la vitesse du train, compare avec la Bun­desbahn, la S.N.C.F.

« Froid? Ce~n'est rien. Attendez la Mongolie.- Vous allez en Mongolie?

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- C'est absurde de voyager. Je suis un fanatiquede la vie sédentaire. Seulement, je .n'arrive pas à resterplus de' six mois avec ma famille. Idiot, n'est-ce pas?

- J'ai lu que les Mongols vivent dans des huttes defeutre. C'est vrai?

- Je me crève pour payer des dettes. Nous avonsacheté un appartement. Trop grand, d'ailleurs. Et voilà,tous les six mois ça me reprend. J'en suis au pointoù j'évite de passer devant une agence de voyages.Ma femme veut m'envoyer chez l'analyste. Un trauma­tisme d'enfance, elle dit.

- Moi, je vais seulement jusqu'à Moscou.- Traumatisme, traumatisme. C'est vite dit. »Des sujets passionnants. 'La politique chinoise, la

famille. Mais moi, j'entends un ploc-ploc! au bout ducouloir. Les talons de Mitsy. Il me semble qu'elle entredans un compartiment. Elle exige de moi une abnéga­tion sans limite. Elle nie que j'aie la possibilité de lachoisir par-dessus les idées générales de «Pologne»et « Allemagne », Elle me traite comme si j'avais convo...qué un peuple au 'massacre. J'ai mis quinze .ans àconquérir une philosophie qui me permet de vivre;je parlais beaucoup de sérénité. Aujourd'hui je vois ce'que cela avait encore d'abstrait. Car, en même temps,j'échafaudais les épopées de ma génération. Entrel'obéissance aux faits et la démence, je choisissaistranquillement la démence. J'interdisais aux peuples dese souvenir. J'interdis à cette femme de se souvenir.Maintenant allez vous y retrouver parmi les bouts devie éparse, les livres d'histoire, les ébauches de sagesse.

S'il n'y avait qu'elle et moi dans ce train, sa beautéchangeante et mon désir incertain, la débâcle serait lamême. Cet homme ridicule, moi, a des oreilles renver...sées :"les pavillons s'ouvrent vers l'occiput. C'est pour­quoi les tympans vibrent seulement aux cris quiviennent du passé. Debout dans le couloir, pendant desheures je poursuis à travers la vitre le jeu des asso­ciations mentales. De grotesques nébuleuses ·se font et

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se défont entre les bouleaux. Les branchages me rappel­lent Mitsy, sa chevelure ébouriffée, le mouvement deses épaules. Je la vois sans le faire exprès. Elle me faitsigne à travers la pluie. Sa tête s'élève jusque dans leciel. Remuement dans le chevet des nuages, démantè­lement instantané de la nuit, du brouillard, de la Russietout entière. Les feuillages caressent presque le trainqui se précipite vers l'est. A quelques pas, on ouvre unefenêtre. Le vent entre dans le wagon. De la mêmemanière, Mitsy est entrée dans ma vie.

Deux jeunes Italiens, étudiants en architecture, éta­lent des plans de Smolny. Pour oublier, je leur posedes questions. Ils sont sérieux, compétents. Je me con­centre sur ces escaliers solennels. Pierre le Grand,affamé d'espace.

Mitsy se lève, avance. Elle glisse son bras le long demon épaule, derrière moi elle ferme le verrou de ~a

porte. Je déteste être séquestré. Cela me donne enviede cogner, d'écraser la geôlière. Quelque chose monteen moi comme de la rage. Cela va s'abattre sur elle encoups de poings et en gifles. Sans mot dire, elle sejette contre moi. Elle me serre avec un emportementoù je sens du soulagement. Non l'amour, mais l'espoirde l'amour. Les muets sont des menteurs; parle! J'aila colère lente et c'est heureux. Elle reprend de ladistance.

« Assieds-toi. »

Là encore, depuis quand ce tutoiement?« J'ai été mariée. Un beau musicien. Très roman­

tique. le l'ai épousé parce qu'il jouait si bien de laguitare. Dix ans après, il m'a joué la même chanson.Pour me faire plaisir. L'anniversaire du mariage. Jel'ai regardé : joufflu, foutu. Un séducteur devenuventripotent 1 C'est cette chanson qui m'a décidée dedivorcer.

- Je n'y crois pas.

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- Tu es à moi. <Tu n'y changeras rien. Ton récithier - j'y ai vu ma propre enfance, Après la quaran­taine, les femmes sont faciles à bôuleverser, Voilà pour­quoi je suis partie si vite. Tu faisais marcher ta viecomme un guignol. J'y ai reconnu lâ mienne. Noussommes des réchappés du même désastre. Seulement,à cause de mon âge, j'ai vu. Toi, tu as seulemententendu parler. »

Où sont lés trois harpies? Ne pas rester seul avecMitsy. Elle s'en veuf de ne pas être déjà ma maîtresse.Elle dit qu'elle pourrait me laisser tomber comme un zéro.Mais qu'elle a justement décidé du contraire. Que noussommes faits l'un pour l'autre, etc. Et qu'il devraitêtre entendu maintenant que nous sommes de grandsamis.

Ainsi toute cette farce se retourne contre Mitsyelle-même. Je ne me reconnais pas dans le rôle desréponses refusées. Et je ne reconnais pas Mitsy danscelui des battements de cœur. Son épouvante de retrou­ver cette langue liée, 'pour elle, aux exterminations. 'Endi­guer l'alarme elle ·aussi sait donc ce que cela veutdire. Elle est un peu fâchée d'avoir parlé. Une sortede confusion s'élève en elle. Envers et contre tout, elleest décidée à poursuivre. Elle occupe ma place près dela fenêtre comme on occupe un lieu fort. Je reste trèscalme. Mais elle a éveillé en moi des répulsions que je

'ne comprends pas. Comme des répulsions de l'aimant.Certaines personnes, quand on marche à côté d'ellesdans Ia- rue, leur coude et leur épaule vous poussent decôté. On a beau vouloir marcher droit, elles vous dépor­tent, vous pressent contre le mur ou vers le bord dutrottoir. «Mitsy, tu me dévies.» Je garde mes mainsdans les poches, comme pour résister. J'allonge lesjambes sous la banquette opposée. Je me raidis. Je haisMitsy pour lui avoir découvert le sujet de mes obses­sions. Je la hais pour les partager avec moi. Et je lahais pour vouloir me les enlever. Je soupçonne chezelle un désir tout cérébral. Elle aussi voudrait se défaire

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du passé. Comme on se défait d'une mauvaise habitude.Par exemple, de -converser tout en se fouillant avecl'index dans le nez. Mitsy a décidé de mettre fin auxpersécutions par la mémoire, et cela avec moi. Dansmes bras. Voilà le projet. Voflà pourquoi elle est entrée

..dans ce compartiment. De là aussi cette inflexion com­minatoire quand elle dit m'aimer. Je ne marche pas.Elle passe du sortilège à la menace. Branle-bas de nospoussées en désordre. Nous nous ressemblons trop,et l'idée de l'inceste m'écœure. Notre langage, le siencomme le mien, est à double fond. Parlant d'amour,mais suppliant en vérité ôte de moi ce passé qui meprend à la gorge. Hier, une complicité sensuelle étaitnée, désuète comme un début d'érection. Maintenant ladéconfiture est là, plus navrante qu'une émission pré­coce. Si par erreur j'accrochais mon manteau au freinde secours, de combien serait l'amende?

« Mitsy, écoute.- Tu es si. .. je ne sais quoi. Mais c'est si émou­

vant.- Je ne vois pas où tu veux en venir.- Je veux en vénir à plus d'authenticité, grzmot l

Je veux en vénir à la paix! Je veux en vénir' à... -à.; »Je surprends chez elle un début de grimace. L'ensor­

celeuse, la joueuse, la mondaine, la gamine pensive, toutcet arsenal de personnages s'est éboulé comme de faux.calculs. Balayées de son front les lueurs radieuses. Luidire que, si je l'aimais, ma jeunesse serait morte pourde bon? Que je ne veux pas des massacres commeaphrodisiaque? Que les anciens combattants, c'est uneânerie? :Que je la croyais plus courageuse? Qu'ellevient trop tard pour désencombrer mon âme ? Qu'ilme faut refuser l'amour, du moment qu'elle vient àmoi pour absoudre le passé ?

Le miracle démantibulé. L'imagination se lasse de sonpays. L'ennui, la dernière chance. D'ennui heureux onmeurt parfois. Ou est-ce de haine ? Une exacerbation serépand par le tissu ganglionnaire. Elle monte des pieds

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jusqu'au cuir chevelu, Quiconque sera aux champs, qu'ilne retourne pas chercher sa cape. Coquetteries, vexa­tions, preuves par quatre, promesses - commentpeut-elle espérer la tendresse en retour? Je veux des­cendre. J'en ai assez de ce train.

« Dehors, la terre se recouvre d'une toge de silence... »Elle n'apprécie pas. Mitsy ne réagit plus. Elle me

fixe, stupéfaite. La fuite, ultime recours des amantstraqués. La délivrance par dérobade. Je me lève brus­quement, retire le verrou. Sut' le seuil, je ralentis. Sortiemajestueuse d'un déserteur sans bataille.

« je t'en prie! »Elle s'affole, s'essouffle. Deux visages rougis de fièvre.

Sur moi, les regards réprobateurs. Chahuteurs aussi,ses cris à l'autre extrémité du couloir amusent la foule.Assis sur un strapontin, je feuillette un livre de poche.Les mots dansent. Les artères carotides battent. Brou­haha intérieur. Paysage mental sur lequel s'abat l'épou­vante. Derrière moi, un faible « Je t'en prie! », puisplus rien.

Elle m'avait ouvert l'œil sur un "piètre espoir. Unepoussière est tombée sur la cornée et les a anéantistous deux, œil et espoir. Une fois de plus, je me suistrouvé haletant après une évasion introuvable. Puis j'aivu. Quelque chose d'envenimé flottait autour de cettefemme. Ses yeux hagards. Sortis du temps le plus.insupportahle de notre siècle. Deux globes ocuîairesverins de très loin et immobilisés sur 'moi. Comme deuxméduses mortes sur la plage : gelée incolore qui peuà peu rentre dans le sable. Intérieurement je lui aienlevé ses cheveux, ses fausses dents, j'ai tout jeté surdes amas de vêtements ~ chaussures, montres, bijoux,lunettes pres de la gare de triage. Un instant je nousai vus, elle et moi, debout sous le porche où était ins­crit Arbeit macht frei (le travail c'est 'la liberté). Neparlez -pas de réconciliation, réparation, rétrocession,réunification pour mettre fin aux stupeurs d'hier. Quandon a un passé comme le mien, ces mots-là sont pour

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les mulots des affaires publiques. Par 'Une aîtiëre ironie,j'ai été désigné pour réfuter en bloc toutes leurs théo..riès de l'Histotre, 1k passé ne s'en ira pas. J'en soisla preuve vivante. A la dérobée, j't\i risqué un clin d'œilà l'avenir. J'ai compris. Désert salis cesse recommence.

Abécédé ti'trn cycle matërtel et de sa mort. tomme 'onécoute parfois la 'musique ~ les mains pressees contte levisage) .les dOigtS bientôt humectés. Une minute plustard, le bâillement -a chassé et l'émotion et Sa vérité.

Yoschko aVtlit parlé d'un emploi à 'Mexico. Là..bas, lepassé n'existe pas. Il Qvait amené Miguel, sombre"depeau et de regard, et aux éclats de tire provocateurs.Miguel avait dit :. « Pendant la Première Guerre mondiale, Frànç:lfs etAllemands ont combârtu ensemble contre les Russes,n'est-ce pas? »

Puis il avait demandé le nom du dictateur ~11emand

qni avait déclenché la guerre de 1940.Je 'les avais rencontrés tous deux à m.idi" Yoschkn

parlait de I'avenir,.. «Ce jardin en fleurs me fait revivre. ï.a marguetfte

ne haît" personne. chaque année, les floraistlns me rajeu­nissent. Je reçois leur paix. Je préférerais tout plaquer.Ne plus retourner là-bas. Les jeunes Sabras manquentde culture. Leurs airs débraillés au rëfectotre. Ils ton­naissent seulemeat leur petit pays. Bornés comme unesottise. Nous partirons toul~' les trois an Mexique, jefinirai ma. vie avec les paumës.»

Pendant, le tête-à-tête du déjeuner, le Mexique devintchose acquise,

~ Toi à l'Université, moi dans les bldonville~.»Miguel nous observait sans bouger. III proféra une

seule phrase« Il faut venir. »

A cette époque) j'avais Sans cesse 'l'impréssion de'perdre du temps. Je voulais partir, mais sans avoir

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à demander de visa, à réserver des places, à faire desvalises. Je souffrais de vivre à un rythme trop lent.Je mettais un disque, mais il ne finissait pas assez vite.Il me fallait à nouveau le silence. Le sil~nke.. ne changepas, il trompe la durée. Il n'est pas comme la musiquequi remplace sans arrêt un sentiment par un autre.Je me sentais plus stable quand il n'y avait pas unbruit. Je m'installais dans une atmosphère. Durant desheures, je ·demeurais sur l'impression d'une idée, d'unson. Cet état continuait pratiquement toute la journée.Je sortais peu, les rues de Paris m'énervaient. C'estainsi que j'ai manqué toutes les occasions de quitterl'Europe. Au début, Miguel écrivait encore, mais, aprèsdeux cartes, il s'est lassé.

Puis je caressais d'autres projets. Les Etats-Unis.Je pourrais enseigner. En Amérique, il n'y a pas eu çleguerre depuis un siècle. Je serais tranquille. Un soir,je voyais une voiture décapotable garée dans une rue

"·non fréquentée. A côté, le soleil éclairait un derniercarré d'asphalte. Au milieu de ce carré, un garçonétait assis en tailleur. Il se balançalt vivement dedroite et de gauche, comme sur de la musique rythmée.Mais on n'entendait rien. Ouand j'approchais, je voyaisles énormes écouteurs sur ses oreilles. Un fil en spiraleles reliait à l'intérieur de la voiture. Autour du front ils'était noué un ruban rouge. Il avait l'air absent, heu­reux. « La naïveté américaine, voilà ce qu'il me faut.»Le lendemain, j'avais appelé l'office des échanges uni­versitaires. On me disait d'attendre Noël, d'aller àWashington à mes propres frais, et }l'y participer aucongrès des professeurs de philosophie. La seule façond'obtenir un poste. Mais je n'avais pas l'argent pour lecharter. Ainsi la tâche est restée la même depuis desannées trouver une raison aveuglante de vivre.

« Cette dame prétend avoir oublié son billet dansvotre c·ompartiment.»

Le contrôleur désigne Mitsy d'un roulement des yeux.Elle est légèrement en retrait par rapport- à lui. Donc"

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elle rapplique. Une ruse? Au lieu de m'appeler un salefils de fasciste et de s'en aller, elle brouille les lignes dedémarcation. Ni ma fuite ni ma rage ne sont de moi.La provocation vient des autres. Mitsy, que me veux..tu ?Ma seule convoitise le langage. Parler. Parler pendantdes heures et des jours d'affilée, parler avec le senti­ment que tout s'effrite derrière nous, parler pour quetout s'effrite derrière nous. Mais tes procédés ne sontpas bons. Le contrôleur, elle, moi, nous fouillons lescoussins en silence. Le billet apparaît sous un accoudoir.

«Bonne continuation.»L'homme ferme la porte. Je vois une -sorte de large

fossé où flottent des détritus. L'eau emporte les rem­parts, pierre par pierre, grain de sable par grain desable. Craquements, éboulements, tremblements. Mitsym'assiège, armée de haches, de faux, de massues. J'aisurpris l'anarchiste dans l'amante.

Appuyée sur son pied gauche, elle pose le genoudroit sur le bord de la couchette. La jambe forme unrectangle qui lui permet de retirer sa chaussure. Gênéemais souriante, elle explique que ses pieds autrefoisétaient gracieux. Pendant la guerre elle a dû aller chezles paysans. Les pommes de terre pour toute la famille.

« De dix à treize ans, j'ai vécu comme une mule. »Depuis, ses pieds restent enflés.« Maintenant je suis presque une vieille femme. »Malgré moi je me pose des questions. La présence

des deux hommes. Près d'elle sur le quai de la gare.Elle leur avait parlé sur un ton bref, autoritaire. Euxrépondaient d'une voix enrouée. Tous deux avaient lemême timbre étrange. Directives stratégiques ou confi­dences d'époux? Et pourquoi deux? Police secrète?Membres du Parti ? Elle dit que ma main est sourde,que nos vibrations ne se rejoignent pas. Je répondspcht-pcht. Elle prend cela pour un sifflement amou­reux, se colle de plus près. Elle 'porte en elle un person­nage renfrogné, ~bourru. Maintenant elle se détend.Comme cette femme change vite de mine. Comblée.

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«Que ça me rait du bien, tu ne peux pas savoir.»Pendant que sur son visage s'articule l'amour, ma

pensée bascule. La voix humaine devient du bruit. Mitsyparle longuement, ~e ne sais de quoi. Ses lèvres, àquelques centimètres de mes yeux, s'approchent et recu­lent, s'écartent, couvrent et découvrent à tour de rôlel'es dents et le$ gencives, s'étirent dans le Sens de lalargeur, sè contractent en un minuscule rond de carotte.rougeâtre et froissé. Elle s'éloigne. Entre nous unedistance infranchissable, Quelque -chose en.. moi se féli­cite enfin la paix. Je change de position. Mitsy déplieson corps et vient contre mon dos. Les couvertures dela Société internationale des wagons-lits sont trop épais..ses. Elles enveloppent nos corps de moiteur..

Dans une fente de glace, j'ai aperçu une ville debraise. Alentour ·de la fente croissaient, à vue d'œil, depetits tentacules, remuant doucement. Ils devinrent uneforêt de tiges souples qu'un vent, à moi insensible,balançait comme un champ de blé. Elles grandissaientvite, se transformant en jungle tropicale, A mesure queles" pulpes se changeaient en sarments,.. tiges.. branchagestressés, troncs d'arbres entrelacés" à mesure qu'ils recou­vraient les bords de l'ouverture, la ville devenait jaune.Pupille incandescente au fond d'un cratère. Autour, laforêt vierge se redressait perpétuellement.

Sur des ailes de soie, Jupiter s'abaissant pour fécon­der la terre, je suis -descendu dans la fissure. Je m'ysuis enfourné. Je m'y suis envaginé, Au passage, j'aisalué les ..chênes. Le monde autour de moi s'était immo­bilisé", Bientôt apparurent toits et cheminées. J'établisl'inventaire : tuiles rondes et tuiles plates, bronzes àl'alliage fusible, verres colorés onzième dynastie, dallesd'émeraude, -pistes .cyclables cristallines" sans parler dela poussière cosmique gluante, vingt-quatre milliards dechenilles minuscules qui recouvraient la ville d'unepoudre vivante. Glissant sur mes ailes étendues, entreles façades je survolais la ville. L'heure était avantl'aube. Sous, moi, les boulevards, dans leur matinale soli-

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tude, bâillaiefit. -Trois femmes' seulement descendaientla tue principale, affairées. L'urie d'elles était morte, onla reconnaissait à sa démarche engourdie ainsi qu'àses, phalanges désarticulées. Ces femmes donnaient -uneidée de la foule qui bientôt viendrait peupler les trot­toirs. Je ne pus distinguer' si les "corps étaient soumisà la pesanteur. Faisait-il chaud? On portait des habits.Une exhalaison emplissait tout, Ailleurs je 'l'auraistrouvée écœurante. Ici elle me dilatait les narines, char­mait la gorge .et les voies respiratoires, descendaitembaumer les entrailles, ranimait l'émeute musculaire.« Il y a quelqu'un?» Poùrquoi ne pouvais-je me taire!Mon cri réveilla le tribunàl. .. Un rire mauvais" retentit,s'amplifia, devint strident. Une puissance ennemie meretira du geyser tiède:

Mitsy aussi se redresse, 'Les trois paysannes revien­nent.

« Je ne trouve pas l'interrupteur.- Dépêche-toi 1 Le train va partir! »- Tu me -bouscules. J'ai perdu mon châle.»Je pousse sa tête sous 'la couverture. La lumière

vient trop vite. Toutes les trois ont vu le mouvement.Elles s'immobilisent. Comme au cinéma, avant que lapellicule s'enflamme et qu'une forme jaunâtre s"étendesur l'écran. L'une se signe. L'autre ronronne, ses narinespalpitent au maximum, La troisième, celle qui mange,oublie d'avaler, Elle 'se met à tousser, un véritable accès.Son sac lui glisse des mains. Comme d'un communaccord, les mines s'allongent. Trois mâchoires quis'éloignent doucement ~des maxillaires supérieurs. Laplus loqueteuse des trois laisse tomber un fil de salivesur son gilet. C'est elle aussi qui se ressaisit la première.Les autres dominent l'indignation à ûeur tour. D'unsursaut collectif elles ramassent leurs frusques et leurfatras, Ellesnous évitent du regard. L'une d'elles prendun carton au-dessus de nos têtes, elle garde les yeuxtournés' vers le plafond. Son paquet manque de tombersur ~nous. En l'attrapant, eIIIe épargne encore à ses

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yeux le spectacle que nous offrons. Elle fait unegrimace, s'aperçoit que ~es autres sont déjà parties. Elleles suit en hâte, oublie de fermer -la porte.

Le visage plissé d'une ..femme après l'amour et unpetit ricanement dans la gorge voilà ce qui subsisted'une gloire toute récente. D'autres voyageurs empres­sés courent devant la porte et disparaissent. Impos­sible de me Iever, de la fermer. Abandonner cettescène. Je me souviens d'une visite au zoo. Devant lacage aux ours, un grand remue-ménage. Enfants etadultes crient pour voir le grizzly marcher. Il refuse debouger. Un homme avance, lui parle tout hase « Allons,Smokey, tourne à ,droite.» Comme s'fl murmurait pourlui-même, Smokey se lève, fait deux pas à droite.«Tourne à gauche.» Smokey fait deux pas à gauche.Je crois encore pouvoir faire avancer la vie à coupsde trique et d'inveotives.

Mitsy 'Soulève le rideau. Les trois vieilles sont à quel­ques mètres. Elles parlent en même temps, gesticulent.Elles désignent du bras notre compartiment. D'unefenêtre tout près, des voix d'hommes leur répondent.Leur timbre enroué me frappe...

Le portier de l'hôtel me l'a annoncé le premier. «Ona téléphoné 'pour vous.» D'autres signes ont suivi :I'aboiement d'un chien fou, un disque d'Edith Piafderrière une porte, une femme dans le hall qui disait~ un enfant: « Toujours tu pourras revenir.» Ses yeuxétaient remplis de larmes, l'enfant demeurait impas­sible.

J'ai tout de suite compris. Les deux autres amants deMitsy. J'y suis allé sans perdre de temps. Sans tentativede fuite non plus. Il y a belle lurette que la terreur dutribunal me colle à la peau. Interpellé par mon nom,parfois je tremblais. Ou encore, ce besoin intermittentde -tout avouer, mais quoi? Souvent j'avais imaginél'appel définitif. Le coup de pied de la défenestration. Le

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commentaire des faux amis aussi, ceux qui he restent pasjusqu'au bout. « C'est- affreux ce qui t'arrive. Je com­prends si bien, tu peux compter sur moi. Je serai toujoursheureux d'avoir de tes nouvelles. Enfin, bon courage!Etc. »

Le bus de l'hôtel Komsomol jusqu'à l'avenue Gorkiprend une demi-heure. Il n'y a pas de contrôleur.Chacun glisse ses trois kopecks dans une espèce detronc d'église. Personne ne surveille, le conducteur està l'autre bout. On ne trompe pas les transports publics.Aux coins des rues on voit parfois de petites tablesavec des monceaux de pièces d'argent, deux, trois, cinq"kopecks. On se fait de la monnaie; on prend un verre dekwas dans l'automate. Avec calme" et détermination, lafoule se resserre autour d'un centre spirituel que je nesaisis pas. L'autobus est conduit par .une forte ama­zone. Le steak et Œa purée à six heures du matin. Unpeuple qui travaille durement.

Au bord d'un terrain vague, six chevaux de bois sontalignés. La peinture bleue et blanche est presque intacte.Restes d'un manège, d'une foire. Ils sont disposés àdistance égale, regardent dans la même direction. Acôté du dernier, un chien s'est "mis en posture. Luiaussi aligné, le même écart, le même port de têtesComme un enfant qui imite un mannequin d'étalage. Lechien sent mon regard; il baisse les yeux, s'en va lente­ment à reculons, la queue serrée entre les pattésarrière.

Ce n'est pas Mitsy qui me reçoit. Un homme vêtu degris prononce mon nom. Il me conduit devant les deuxcompagnons de Mitsy. « Asseyez-vous. » Je reconnais leursvoix enrouées. Les fauteuils sont en osier, je peuxcompter les rais dans l'écart des jambes. La chambreest à peine meublée. Sur les murs ni papier peint ni déco­ration. Seulement la brique apparente. Le sol est deciment. Suis-je accusé d'un crime de lèse-Pologne ou delèse-Russie ? Ou plus simplement d'interférence érotique?L'un des deux hommes est assis près de la fenêtre,

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mieux éclairé., J'examine ses 1èvres. Pressées commedeux allumettes parallèles. $~an col est impeccable, Sescheveux gras lai 'tombent en mèches qu'il relève sanscesse -aveo nervosité, Il .. est; maigre, son regard mefixe comme s'il voulait m'empêcher de m'échapper. Jenie "crois ..soudaîn dans quelque farce rituelle, UnNo~l à l'asile. Ou, à seize ans, ma première visite à unniort : cette envie .de m'esclaffer devant le cadavrelavé et habillé, étendu SU); le lit.

«Il n'y a pas si 1ongtemps, j'ai aimé une femme devotre pays. Un nom qui ressemblait au vôtre. LaGestapo m'a arrêté. Souillure de la race.»

Nier les faits ? Ils seraient capables de faire entrer lavictime. Enfin, victime... L'accusation du déshonneurretournée, 1ch bin ein Rassenschiinder, Sortir d'ici avecun "pied~dè-nez. Je n'ai plus rien à perdre. Je ne l'laiderièn, Tout de même, l'espoir qu'à la fin on me présen­tera des excuses. Une sorte de colle se forme sur leslèvres. Calmement, j'essuie. En vain. Elle m'empêched'articuler. Se" tenir- raide. Mystifier la réalité, Res­ter élégant. Dernier secours : faire le bon enfant.1< Je 'reconnais tout, je ne recommencerai plus.»Pendant .que je parle une partie imaginaire de moise glisse à travers la pièce, -rampe sous la table,passe entre leurs pieds. Soudain, derrière eux, elle.s'élève., décrit quelques cercles au-dessus de leurstêtes, s'envole par" la fenêtre. Je prends l'azur, laissetomber des bombes de vengeance par..ci par-là sur leglobe.

Leur position est ferme. Je dois quitter la ville. Fautede loquoi, unrèglement de compte qui fera mal. Mais quisont ces hommes? Je ne le saurai jamais. Si, commeRuben, Ladner et lès autres : des justiciers improviséspar le mauvais. goût de l'histoire, dont ma vie abonde.

Dans le métro, 'les voyageurs sont déjà moins nom­breux Les rames ne viennent plus à chaque minute.Aux 'heures d'affluence, tout Moscou s'engouffre dansles tunnels. Je commençais tout juste à m'y recon-

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LES ORIGINES

naître. Salut .aux mosaïques et aux vitraux qui rendentgloire à Ia~ Révolution. Toute cette épicerie de stuc paroù les paysans et rIes ouvriers se rappellent leur vic­toire. Sur l'un des bas-reIiefs on a oublié de gratter leportrait de Staline.

Au Bolehoï, je change de ligne. Dans .les souterrains,pas de publicité. L'imagination, malgré moi, supplée :WoIgo-vache, bain de crème fraîche. Kwas, le placentadu prolétaire. D'autres phrases remuent, plus bles­santes. Entendues dans la chambre de brique. Des.phrases qui fonctionnent comme une piqûre d'horreur.Elles giclent droit dans le cerveau, vous irriguent labelle plantation d'idées claires. Flore précieuse ,arroséede venin. Les. soupçons minables, les détails malveil·~

lants reviennent comme tul bolide. Uri métis passe,irréprochablement exclu des Blancs et des Jaunes.

Pavillon 'baissé, jè retourne à l'hôtel, Les valisessont vite faites. Au petit mâtin, comm-e une faussealarme, je quitte la ville. Encore une fois les trains,J'abandonne Mitsy couchée en terre de rancune.

Le train stationne en gare. Les quais' sont vides. Unhaut-parleur hurle des mots incompréhensibles. Jesuis à bout d'amour, Dehors, une gigantesque" effigiede Lénine, toujours la même. Quelques tubes de néonrépandent leur blancheur. Cet hiver 'lirai en Amérique.Il faut que cessent ces fuites. Revenir à la lumière.Guérir de l'entorse au cœur. Brouiller les cartes. Mitsym'a ramassé à la ferraille, prière de m'y remettre aprèsusage.

Leningrad, Yoschko me manque. Il avait dit«Nous, Polonais, avons un microbe la liberté. Nous

aimons la vie follement - justement parce que cen'est pas permis. Parce que toute notre histoire nousinterdit de vivre. ». Il avait dit aussi

«'Les Allemands, c'est toute mon enfance. Je les ai

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LES ORIGINES

aimés, notre bonne était allemande. Tous les ouvriersdans l'atelier de mon père étaient allemands. EntrePolonais et Allemands, on peut s'entendre. Bien mieuxqu'avec les autres peuples d'Europe. Mais il y a eu cerideau terrible. Je suis divisé, jnême à ton égard. ~

J'imagine que Yoschko est là. J'imagine que. nousnous retrouvons, nez à nez -au milieu de la foule...Lafermeture du Palais d'Hiver, le musée;' se vide. J'ima­gine que nous marchons un bon moment l'un à côté del'autre, pressés vers la sortie.

« Ici je ne peux pas parler Descendons vers laNéva Yoschko, je vais te dire J'arrive de Moscou, unpétrin Depuis une semaine je suis là, sans personneà qui parler... Je ne comprends pas ce qu'ils disentautour de moi... Un homme sans parole est mort plusqu'à moitié... »

Au bord -de l'eau, une fois de plus j'étalerais leshabits fumants des années exilées. La Néva se morcelleen un.. estuaire innombrable, Depuis une semaine, men­talement, je radote. Théâtre de chambre à vocabulairerestreint. En vain, je complote contre les souvenirs.Yoschko écouterait. Peu à peu le tourbillon dans lamémoire s'apaiserait, comme s'arrête une roue deloterie. ILes façades baroques sur l'autre île devien­nent mauves, puis grises. Quand le vent retombe, ellesse mirent en tremblant dans la masse d'eau noire quiroule "vers la Baltique.

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7.

Comment j'essaie de me. vendreaux Américains

J'ai fui 'l'Europe comme on fuit la maison paternelle:avec un effort pas sincère ,pour rire des vieux meubles.

Dans l'avion, j'ai eu un rêve. Je revenais -de chez -lesmorts. Je me trouvais dans un hall public, avec dumarbre partout. Devant un guichet je devais. montrerma carte d'identité. Un homme, à côté de moi, meretint la main. Il parlait très vite. Il voulait meconvaincre d'indiquer une fausse adresse, une faussedate de' naissance, une fausse nationalité. Il insistait.Son visage était couvert de sueur, Les vêtements luicollaient à la peau. Il me suppliait de ne 'pas révélermon pays d'origine ni que je revenais de la mort. Ilparlait, parlait. Mais j'ai éclaté de rire. Je me 'Suispenché surtlè bureau en marbre, et j'ai signé. Avectoutes les informations requises. Le personnage s'estalors retiré à reculons, terrifié. Beaucoup dé personnesse sont détournées. Sa voix s'amplifia en s'éloignant,se perdit -dans l'espace : « Il nous faut un professeurde philosophie allemande. Mais non pas un 1\llemand. »

Ce h~11, je le reconnais. Le Hilton de Washington.Des hommes en complet veston y -sont entassés parmilliers. Les philosophes américains réunis en congrès.Ùne assemblée compacte de pènseurs. Ils sont troismille cinq cents, N ewsweek" a publié le chiffre. Lasection Est de I'American Philosophical Association. Je

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LES ORIGINES

fais le tour des comptoirs. Il y a ceux des compagniesd'aviation TWA, Delta, Alleghenny, et ceux de l'hôtel,réservation, information, courrier, caisse. Une parfu­merie. Un cireur de chaussures. -Une galerie d'art avecdes tableaux peints sur velours. La foule partout. Lafoule pensante. Tous des profs. L'air agents 'd'assurancequ'on ima-gine parlant finances plutôt que dialectique.Au-dessus des succursales de banques est écritChristmas, think of it as Money, Suit une prière pourla paix, signée Riggs National Bank. Entre Noël et leNouvel {\o, c'est la période des grandes conférences.Je m'arrête devant chaque guichet, comme pour raviverla 'Scène du rêve. Refiler à quelqu'un la terreur commeun billet compromettant.

Est-ce, ici que" la mort cessera? Que commenceraenfin ~ une vie? Une gitane me l'a dit «Là-bas, deI'autre .côté de I'océan, 'ta cavale prendra fin.» Jem'agripperai à ce- continent comme je me suis agrippéjadis au dernier train 'Sortant de la ville de Krefeld enflammes. Mais n'est-il pas déjà trop tard? Je seraiheureux seulement le jour où j'aurai oublié commentfonctionnent les souvenirs. Une appréhension diffusese glisse en moi, communiquée par tous ct;sgrandsgaillards qui 'Se tapent sur I'épaule. La peur de cettefoule, et aussi le pressentiment que Ies terreurs nepartiront jamais. Celles que répandent en moi les mots.« massacre», « solution finale ), plus encore celles quiaccompagnent les informations imprimées sur ma carted'identité. Dans le rêve, qui ai-je vu à côté de moi ? Cepersonnage était si anxieux. Mais aussi, comme un frère.Si" proche de moi. Je me demande s'il n'avait pas mespropres 1 traits. J'étais comme divisé : une part de moiqui ~it des obsessions, l'autre qui s'efface avec horreur.Il est urgent de liquider ce deuxième personnage. De lecoller sur l'une des têtes qui m'entourent. Si je décou­vrais dans ce hall la figure vue en rêve, il me resteraitlaf part belle : ra figure rieuse.

Malgré moi, j'inspecte les visages. Dans cette entrée

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LBS ORIGINES

grande comme un hall de gare, je sens un dénouements'apprêter. Stopper le sauve-qui-peut. En finir. avec le tic'de me laver d'un fascisme révolu. En finir avec lesdéfaites, les fusillades, les ampoules de cyanure, lesbottes. En finir surtout avec la machine à phantasmesdans la tête qui se mêle aux vrombissements mécani­ques dans l'air. Climatiseurs, ascenseurs, incinérateurs,crématoires. L'espoir toujours trompé que le passé nésoft: désormais plus que cela passé, Quand je suisvenu ici ce matin sous la neige, le manteau couvert deflocons, cet espoir-là m'est encore monté aux yeuxcomme un acide. J'enseignerai la philosophie "auxAméricains. Un nouveau monde. Sans les rancunes del'histoire. Une jeunesse qui ne voit que l'avenir.

Tous ces types obèses qui 'se hèlent. Une paire delarges épaules se pousse devant moi, -recouvertes d'unecotonnade mi-saison. L'odeur âcre de la. transpiration.Envie de coller mon nez entre les omoplates où ça doitdégouliner en ruisseaux de sueur. Le rêve. Cet hommeen nage à côté de moi. Je passe d'un faciès à l'antre,pour m'en débarrasser. Flanquer ma terreur à n'im­porte qui, identifier ce personnage, et m'en allertrouver un emploi. A travers urie large vitre, 01].' voitles taxis s'arrêter, repartir. Une file ininterrompue. Levent mêle 'les claquements de portière et les grossesvoix d'hommes. Il fait froid. Les nouveaux arrivésredressent leur col, courent sous l'auvent. Le portieren- livrée Ies accueille avec .un parapluie. Un gorilleaux yeux doux. Il porte une redingote mauve à brande­bourgs et un chapeau comme sur la publicité Beefeator,Le vent chasse la neige horizontalement, retourne Iegros parapluie noir. Le portier entre, une-valise à lamain. Je me plante devant ce balèze très digne, èommeune petite fille devant un hobby londonien. Lui parler,trouver une phrase drôle. Ce matin, à l'YMCA oùj'habite, mon anglais était 'potable, Mais ici il n'enreste que des 'spasmes dans la glotte. Un instant, nousnous scrutons. J'attends, comme 'Si une fatalité devait

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LES ORIGINES

nous déclarer frères sur Ie, champ. Puis il se détourne.Ce n'est pas lui qui, s'en ira chargé de mes frayeurs.

De qui, de quoi faut-il me libérer? J'ai voulu ôter'de moi la peau qui brûle être d'une race de tortion­naires. Mais, par maladresse, j'ai enlevé les peaux quijustement me protégeaient : les amis, la musique. Celleque je porte à présent m'irrite plus que jamais. Unhomme à nœud papillon se pousse devant moi. Il ouvreson porte-documents. Apparaissent, bien rangés; des filsélectriques, deux boutons, un cadran, des plaqués 'recou­vertes de caoutchouc. « Electrogym, dit-il, la gymnas­tique au :lit.» Rire énorme, forcé. D'autres pouffent,se tapent sur la bedaine. Je regarde leurs pieds, cespointures seraient introuvables en Europe. Et s'ilexistait une machine à perdre la mémoire? Qu'ontransporte dans une serviette et qu'on branche le soir

-à côté du fit? Une machine à étouffer ces hurlementsauxquels je n'ai jamais prêté ma voix?

Je me retourne. Deux yeux sont 'sut moi, immobiles.Un porteur me bouscule, le visage disparaît. Puis lesyeux reviennent. Je m'approche pour voir. La soixan­taine, une figure d'athlète. De sa manche, l'hommeessuie une tache sur son veston à carreaux jaunes. Dansla -poche, sur la poitrine, une batterie de (stylos. 11 dit

« Je travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre.J'ai huit métiers dans le Mouvement.»

Sa diction est exagérée. Il parle avec un fort accentqui peut être allemand. L'étiquette sur son reversindique seulement le nom Herm-an. Il me toise, commes'ii m'en voulait de quelque chose. Un instant, il mesemble que j'ài vu ce teint quelque part. Bilieux, avecde petits vaisseaux éclatés.

Instinctivement je fais demi..tottr. La fuite encore.Je passe devant les locations de voitures, la vitre fuméed'un restaurant, un automate qui vous asperge deparfum. Jasmin ou menthe. Je pousse une porte auhasard. Echapper à ces hommes d'affaires où je suispris comme dans un tissu adipeux. On m'avait dit

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LES ORIGINES

tu y trouvéras une situation. Assistant dans une univer­sité. Pas difficile. Un Européen, chez eux, ça vaut del'or. Ils ont tous .un complexe à notre- égard.

Nouvelle salle. A droite, une table couverte d'untapis de billard. Des piles de formulaires.

« Joyeux Noël! Puis..jé vous aider.»Elle dit cela à tout le monde. Aussitôt elle enchaîne« Vous remplissez ici, payez à côté, prenez un rendez-

vous là-bas, puis vous...- Pardon?- Joyeux Noël! Puis-je vous aider?»La moyenne d'âge ici: quelque chose comme trente­

deux virgule cinq. Une agitation fébrile. Plus rien dejovial. Des visages hagards. Chacun tient une feuille depapier à la main. Dans: le fond, une estrade. Deuxpetits éscaliers en hémicycle y conduisent. 'Le long desmurs s'agglutinent des grappes d'hommes. Ils se bous­culent pour s'approcher de quelque chose. De petitesaffiches y sont apposées. Plus d'une centaine. Tapéesà la machine sur papier vert clair. Il y en a tout autourde la salle, y compris sur le plateau. Collées sur les plâ­tres avec du scotch, épinglées aux rideaux, punaisées surles montants en bois. Impossible de lire ce qu'elles disent.

Lentement je me faufile.« J'étais avant vous. Reculez, je vous prie. Ma

carrière peut en dépendre. »Le grand maigrichon frétille. Sa voix nasillarde se

brise presque. Tout en essayant de m'effaroucher ­cht..cht, comme à une" poule -, il me pousse en arrièreavec son cul. Je change de file. J'avance jusqu'à l'unedes affiches. Le texte ditUniversité: Guilfoyle.Département : Philosophie.Chairman : Bob Smith.Poste offert Professeur assistant.Quantité de postes : Un.Spécialisation : Philosophie du langage, éthique, esthé­

tique, métaphysique, phénoménologie, marxisme.

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,LES ORIGINES

Qllantité de cours Douze heures par semaine.Salaire A négocier;Contrat Renouvelable: annuellement.Remarques : Cherchons un jeune philosophe, capable

-de témoigner d'une pensée personnelle et créa..triee dans .a14 "moins deux. des domaines 'men­tionnés ci-dessus. Doit pouvoir communiquerl'enthousiasme pour la philosophie aux. étudiantsen sciences. Doit apporter un élément enri­chissant à ses collègues. Doit être P.,ê1 à. défendreles idéaux etïhtéfêts de l'institut..

Deux mots sont ajoutés à la main Liste. close.Au milieu de la salle, un carré de tables. Des hôtesses

vêtues en orange, Elles sourient sans. arrêt. L'une selève, Sa.voix couvre la tapage

« Encore deux intervie.ws pour l'université duNébraska, deux 1~

Mouvement de foule.. Une jeune. femme perd son sacà .matn, Ouelqu'un renverse -le tableau noir sur trépiedoù sont inscrits: les candidats embauchés, li y a aussides enfants. Ils, -signalent à leur père les listes encoreonvertes, lui retiennent; une place dans la file devantles hôtesses: Etre- père de famille nombreuse le. seulmoyen lie se trouver partout à la fois.

J'ai les cheveux encore mouillés par la neige. Jetranspire dans mon costume de laine. Le rêve del'avion me poursuit, De quoi était-il un présage? Je.commence à comprendre: en Amérique aussi je bafouil­lerai mon pedigree comme tm aveu, La même tensionencore qui, me raidit. Comme de marcher sur I'épaissemoquette en tissu synthétique dans cette salle. Lecorps se charge d'électricité. Qu'on pose la main surune poignée en cuivre, aussitôt un choc vous. traversede haut en bas. Que de fois, interpellé par mon origine,-j'ai ainsi sursauté.

Derrière moi, on dresse un premier- bilan.~ Tu as des inte~ie.ws ?~ Deus aujourd'hui,. quatre demain.

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lES 'ORIGINES

_ .. Moi, deux en tout seulement.- J'avais écrit.- Mon patron m'avait pourtant recommandé,- C'est Idiot, les interviews. On voit bien qu'ils

dorment..- Tu parles. Cinquante candidats par jour.~. Là où je suis, ils changent d'enseignants chaque

année. C'est mon septième congrès.-;I-~~A mon université, "plus d'argent. Enfin, c'est ce

qu'ils disent. Même les titulaires doivent se reclasser.-- Tout à l'heure, dans le taxi, j'ai dit: 'c au Hilton l"

Le chauffeur se retourne, me demande: te A l'A.P.A. ? "Je dis que oui. Il éclate de rire "Moi aussi je suisdocteur en philo! n

- C'est la. crise.- Chaque année, c'est pire!»Ils se taisent. Mine de rien, je me retourne. Des

visages inquiets. Habitués à la bagarre, Et gui souventne reçoivent pas ce qu'ils voudraient. L \In d'eux a degros poils dans Ies narines. La file n'avance pas. J'-ainoté cinq universités, au hasard. L'une des affichesindiquait : «Spécialisation .... Philosophie continentale. »J'ai demandé de' quel continent il s'agissaît. Pratique­ment cela veut dire : «Philosophie allemande »,

L'université s'appelait Mc-quelque chose. Dans I'Ohîo,Devant chaque liste, il fallait 'se battre cinq minutes,copier l'essentiel en deux mmntes. J.e n'ai pas l'espritcombatif. Ni leur amour des ""grands rassemblémënts,Des Germains, j'al hérité de leur prédilection pourles sous-bois, la méfiance tlu verbe, ta sentimentalitébon marché, les émotions lentes, l'humenr sauvage.Derrière moi, la conversatïon reprend.

« J'ai été chairman pendant deux ans., Les affairesme manquent... l~aime l'administration. J'aime qu'unme dérange.

- Chez. nous, ils "calculent Ia rentabilité de chaqueprofesseur, 'L'investissement, c'est le salaire. Le rende­ment, le nombre de cours multiplié par le nombre

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LES ORIGINES

d'étudiants inscrits à chaque cours. Il faut que lé 'rende­ment soit trois fois supérieur à l'investissement. ETheoutput three times the input.) Sinon, la porte.

- Nous ne produisons pas assez de cours.»Yoschko, que n'es-tu ici? Besoin soudain de racines.

Si je revenais maintenant, tu dirais ~« Laisse-moi teregarder. Tu as j'air mieux. Un peu plus ravagé.»Avec toi, la beauté doit être pathétique. Tes airs de défi.Avec les années, je voudrais que tu deviennes grossier.

« Hello, si heureux de té voir! »Un vieux s'adressë và mon voisin" vingt-cinq ans

environ. Le vieux -continue« Qui es-tu ?- Richard Blunt.- Hallo Rich! »

Fin de 'leur con·versation.Du plafond pend une gigantesque couronne de Noël.

Faite. 'de houx artificiel...Elle est décorée de noisettes,mandarines, citrons minuscules, mûres, branches. depin aux longues aiguilles; branches 'du sureau. Le touten matière plastique. Seules les pommes de pin or etargent semblent naturelles.

Mon tour· de m'inscrire -aux interviews. Quatre descinq listes que j'avais "retenues sont closes. J'ai unrendez-vous avec le doyen de l'université McGeary,dans l'Ohio.

« Demain, quatre heures, trentième étage. Suivant! )Soudain le trac. Veux-je vraiment être prof? Et en

Amériqué par-dessus le marché? Je demande lestoilettes à un monsieur digne, affairé.

« "Où sont les ... »Au lieu d'une réponse, 'U s'énerve, me glisse une

carte de visite.« Plus tard! Appelez-moi au bureau!»Il s'eloigne au pas de course. Cinq mètres plus loin,

il donne sa carte encore. Je lis en caractères gras :« Professeur William,- D. Moosewedge !II. » En pluspetit «Guggenheim Lecturer, Fulbright Researcb

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LES "ORIGINES

Projessor, Ford Faculty Fellow.» En bas à gauche,l'adresse de la fondation Ford. A droite, un numéro detéléphone.

Les haut-parleurs répandent leur foin partout«Columbia n'embauche. pas. Northwestem annule

tous ses rendez-vous. »Un jeune Vietnamien distribue une feuille polycopiée.

Son curriculum vitae. Pas fou. S'étaler par écrit. Celame donne une idée. En face du Hilton, j'ai vu un bureaude ronéo. Assis sur la cuvette, je me compose une bio­graphie. Vingt lignes. Plein la vue. Le trac s'est calmé.Pas de coliques.

Un morceau de journal traîne sur' le carrelage. Surune photo, on voit cinq personnes mimant deux anges,un berger, Marie et" Joseph autour du bébé dans unecrèche. Tous tiennent la tête inclinée. Leurs longuesrobes ont l'air d'être des draps de lit. Le texte dit :

«Une demeure pour 'Lui. Chaque jour de 19 à21 heures, les membres de la famille Mazzeni reviventen tableau vivant la Nativité du Seigneur. Notre photomontre leur fenêtre 1142 Nevada Avenue à Swissvale.De gauche à droite : Loretta, 17, Francis, 21, The­resa, 19, Bernadette, 23, et Michel, 15. Pour la dixièmesaison de Noël consécutive, ils représentent ainsi lanaissance du Christ 'pour la joie de tous ·les passants. »

Je ressors des cabinets. Sans actionner la chasse. J'yai lu et écrit. Un homme est penché sur un lavabo. Jevois seulement le veston à carreaux jaunes. Avant quej'aie pu refermer la porte, il s'est lentement tourné versmoi. Il me dévisage. Qu'une porte de waters s'ouvresans que l'eau coule, tous les soupçons s'éveillent. Her­man, tout en s'essuyant les mains à l'air du séchoirélectrique, ne me quitte pas des yeux. Il y a chez luiquelque chose de décidé qui me concerne directement.Ni haine ni amour, mais une insistance" qui me hérisse.L'inconnu de mon" rêve, est-ce lui? Un gardien arrive,habillé d'un- trois-quarts en tërgal blanc. II déplie unpapier crêpe ovale du format de la cuvette. II le place

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LES ORIGINES

sur le siège, le scelle, « Stérilisé pout' votre-protection: »Herman se dirige vers la Porte. Le gardien s'affaire prèsdu climatiseur, il nous tourne le dos. Herman sort. De levoir partir me soulage. Mais, je ..le sais, je le verraiencore. Sous les glaces sont rangés des gobelets enpapier ciré. Chacun d'eux est emballé de cellophane. Enlettres rouges « Garanti sans microbes. » Avec l'adressed'une usine dans le New Jersey. Entre les séchoirs, uneplaque en émail dit : «Les employés doivent se laver lesmains. »

Le patron de la ronéo est congestionné; rouge de'visage et de mains, et il mâche sans arrêt. De la gomme,un cure-dents, le bout d'un cigare. Ou les trois en mêmetemps. -Avant, j'aimais les westerns. Depuis que je suisdans ce pays, je vois trop qu'ils ne sont pas de la fiction.Des visages rustres, la brutalité dans les intonations. Degrosses mâchoires seulement mieux rasées. Et le cha­peau cow..boy qui a disparu. "Remplacé par la casquetteà large visière. Je repars avec deux cents feuilles sous lebras, A un prix exorbitant. Je salue à la sortie.. pas deréponse.. Jamais. Un commerçant, c'est poli quand vousentrez. Une fois payé, finis les frais. Vous n'êtes plusintéressant.

Dans le coin d'une salle, j'ai découvert des casiers àmessages. Chaque université y possède une boîte auxlettres. Dans toutes, je dépose mon curriculum. Aumilieu, en haut de ma .feuille « Résumé. »

A huit heures du soir commence le bal des philoso­phes. Le smoker, grand événement social. Les profes­seurs portent des cravates argentées, leurs épouses delongues robes en taffetas rose et turquoise. Une étolede fourrure sur les épaules, de petits sacs en paillettesà la main.. Les coiffures sont laquées, quelques construc­tions çapillaires se dressent comme des tours. Dans lesmèches, "dés violettes artificielles, ou même des ..boulesde. Noël étincelantes.

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LES ORIGINES

J'ai soigneusement plié mes feuilles 'biographiques.J'en garde une .vingtaine à la main. Le mànteau donnéà la dame du vestiaire en contient une autre vingtaine.En réserve. Un peu à l'écart, je découvre une grandeglace à dorures. Je pose les feuilles sur le rebord, englisse cinq dans chaque poche du veston. Un coup depeigne, j'entre dans la salle. Le Grand Ballroom.

Ni musique ni piste de danse. Peu de tables. On restedebout. Sourire aux lèvres, les philosophes passent d'ungroupe à l'autre. Un verre '"<le bière à la main. Leur nomet celui de l'université sont épinglés aux revers de leurveston. Ils doivent être entre quatre et cinq mille, avecles bonnes femmes et les copains. Trouver un employeurdans cette foule! Je m'adresserai aux bedonnants, l'airinstallé: Lustres au plafond,.. tentures, 'moulures, lam­bris. L'Amérique m'as-tu vu. Il leur a suffi.de deux centsans pour recouvrir toute la verdure entre le Pacifiqueet l'Atlantique de cubes de béton, de ·bandes d'asphalte,de stucs mêmes.

Sur le seuil, un instant Je vois un énorme troupeaude mulets. On leur a brisé les jambes de devant, onles a chassés dans un marécage. Jusqu'après" minuitils se démèneront dans l'eau boueuse. Je serai l'und'eux.

La bière est-gratuite, Je me méfie. A force de me cram­ponner à mon verre.. je la sens devenir "tiède. J'avanceentre les groupes. On boit aussi du Côca. Je rôde, fouilledu regard. Où sont les 'grosses légumes ? Un œil sur lesmines, l'autre sur les étiquettes au revers. Quand ilsparlent, attendre qu'ils aient ..fini.

Puis foncer.« Vous 'avez une seconde?- Bien sûr, bien sûr.- Je suis allemand et je cherche...- Très intéressant.- Vous êtes de New York, je vois. Précisément, c'est

une ville qui m'a toujours...-Ah!

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LES ORIGINES

- Je me demandais seulement si dans votre départe­ment vous n'avez besoin d': ..

- Comment donc! Ouel- est -votre nom?.:........ Justement, j'ai ici un papier. Attendez que je le

trouve, là, tout est écrit.~ Je l'étudierai avec attention.- Mon 'adresse est en haut à gauche.- Très bien ! très bien !..,.- Peut-être pourriez-vous me laisser un message en

bas ?w. J'aimerais vous dire mon interprétation person­nelle de Hei...

- Hello Bill! Comment va ? »

"Je m'écarte. Attends. Ils parlent" du congrès. Une sibonne atmosphère. Et tout le monde qu'on revoit. Unechance. 'L'un des grands moments de l'année. Cette soi­rée surtout. Ludique. On est si bien tous ensemble. Puis.leurs enthousiasmes se calment. 'Le vieux à qui j'avaisparlé me lance un regard en coin, fronce les sourcils.Encore là? Puis il se détourne brusquement. Je vaisme 'Chercher une autre bière.

Sous les traits de ces hommes empesés, j'imagine lesgosses qu'ils ont dû être. Ce n'est pas difficile. Cligner del'œil. Des crânes ·de bébé enveloppés d'une gaine deparchemin plissé. Qui dissimule mal le collectionneurde timbres qu'ils sont restés. Ils sont sérieux commedes enfants qui jouent. Probablement les étudiants lesaiment... D'abord j'ai trouvé ces visages sans mystère.Malntenant je vois mieux leur paradoxe : avoir l'aircompétent dans son domaine, sans ravaler les instinctsinfantiles. Le gamin chahuteur coexiste dans leurs yeuxavec le docte. On peut scruter ainsi n'importe quellephysionomie, Exhumer J'enfant sous le portrait d'adulte.Un passe-temps qui afflige. Comme de comparer laphoto du chauffeur accrochée dans un taxi au typ·e quivous conduit. Ils se ressemblent rarement.

Un géant barbù, les cheveux teints en gris, parle à ungroupe. Autour du cou il porte une grosse chaîne. Il ditque chaque personne dans cette salle a une aura. Rouge,

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LES ORIGINES

noire .. bleue selon leur perfection. «Be here now,. (nete soucie pas d'hier et de demain). C'est lui qui avaitdit quelques heures plus tôt: «Je joue le jeu. Tout estbasé' Sur la malhonnêteté. Quand on le sait, on jouemieux. Cette année-ci, la sagesse orientale se vend bien.L'an prochain j'aurai autre chose, »

D'un cercle à l'autre on court se raconter. Comme deschiens qui se reniflent le derrière, puis continuent leurchemin. Les conversations prouver à l'interlocuteurquelle valeur sensationnelle vous êtes. Epater 1 Avoirdes vues! Un passé qui en impose! Avoir lu Chomsky.!Etre original! Citer ses émissions de télé! SeS' arti..cles!

Deux hommes se présentent :« Professeur Meinert, deux livres, neuf articles.- Professeur MiIligan, un livre, onze articles.- Très heureux.- Très heureux.»Parfois, en racolant, je me tromp-e de client« Vous avez un seconde ?- Bien sûr, bien sûr.- J'aimerais savoir si dans votre département.,- Moi aussi je cherche un job. Nous sommes dans

le même bateau.-Oh!- Bonne chance !- Bonne chance! »

Une jeune Française est là. Elle exalte« En ce moment même, en France, un acteur célèbre

lit mon "meilleur poème -à la télévision. Ah! j'espèrequec'est bien dit ! Un poème difficile, si audacieux. Ils vontcertainement en censurer une partie. Il est si osé. Jesuis une révolutionnaire en poésie, vous savez! »

Elle vit à Georgetown. Je lui pose des questions.«L'amitié des Américains, qu'est-ce que ça vaut?- Ne tient pas ce qu'elle promet. N'attends rien des

indigènes. Un vacuum de psychologie.»Il y a beaucoup de Juifs allemands. A une table, on

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..LES ORIGINES

parle yiddish: Aller en Amérique pour échapper aupassé! Ouellé erreur. Elle dit

« En 'philo, en science..s, les grosses têtes. sont des.Juifs: D'autres ont ~fait la guerre, ils détestent l'Allema­gne.. Tous voient dés films et des' émissions nazis. Aulycée, c'est à .. peu près la seule période d'histoire nonaméricaine-qu'ils apprennent en détail. Surtout ne leur.dis pas d'où tu es. »

Soudain je lui vois des lèvres. enflées: Un blondinetqui pass~ a des che.veux crépus. Sans transition, lestables sont peintes en vert. Beux hommes" se .déplacentcomme s'ils: dansaient ensemble. Que suis-je venu faire?Les étoiles en plâtre ont un rire... je suis une planètedétraquée. Mais quel pays choisir? Patauger pour tou­jours .dans la déréliction? Je me sens devenir bleucomme dans un bocal de forma}. Asphyxie sans fin?Le monde est-il une éternelle supplication à quelquesoleil absent? Sa voix s'est-elle brisée à force d'im­plorer l'Un? Les années de l'Histoire, un catalogued'armistices impossibles? Tous les humains sont-ilsfractionnés du .dedans ? Combien de ciels épars rejoin­drai-je après -ma, rnort-? Combien de terres aurai-je- àparcourir pour mon purgatoire P Dois-je m'établir enhaute- mer? Où il n'y a ni passé ni avenir? De quelabîme suis-je l'hôte très ancien? Savez-vous que derrièreces questions ridicules il y a un homme ê Un êtrehumain, un cœur qui tremble? Avec tant de cendrescomme évidences, comment- pourrais-je mentir? N'en­..tendez-vous- pas. le hurlement qui se lève de taus lessystèmes où nous suffoquons? Systèmes d'oppressionréunis dans cette-salle COSSlle, mortuaire?- Je m'étais 4i1 le pays~ de la liberté. J'arriverai inco­gnito. Les nationalités; ~}s sen balancent... Et voici laseconde ~ie, sÎt 'bien planifiée, inhibée par les mêmesrancunes, que la première. Pire.

Un professeur me dit :- ~

« Cologne. Fabrique-t-én encore des savonnettes etdes bougies avec .des, os humains chez vous ? })

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Un autre dit ~

« J'ai voyagé en Bavière. Traversé les villages. Toutesces têtes de Werwolf...,»

Un autre dit ~«Les Blancs, dans les Etats du Sud, ont été élevés

dans la haine des Noirs. De même, nous, Juifs améri­cains, avons grandi dans la haine des Allemands.»

Un autre dit«Holderlin, oui. Celui qui a été exécuté 'par nous à

Nuremberg. »

Ici même vous exécutez" Hôlderlin ! Crapauds dégui­sés en savants. Buveurs de Coca à vous faire éclater lapanse. Si vous n'avez pas yu, à quatre ans, Colognedétruit, les cratères qui fument, les vieilles qui amassentdes briques pour se protéger du vent, les maris revenusà pied depuis Bratsk, en Sibérie, écrasez. C'est bienconnu que vous avez, perdu ja boule. Vous avez përdulé Nord, mis le dollar à la plate. Un peuple saris pat-ole.Vous n'ayez pas de parole. Suffit de vous. écouter- icimême. L'élite intellectuelle. La vente généralisée. Votreparole est décédée le jour où vous avez écrit sur vosbillets de banque ~. « ln God we trust »,

Avec le doigt j'écrase une miette de gâteau, la làissetomber dans une goutte de bière. Une sorte de puddingse forme. J'ai trop bu, Je sais que j'ai mauvaise haleine.Deux tables plus loin, un nomme très digne sort unagenda. Il questionne un jeuneNoir. A cause du bruit)je n'entends pas ce qUI se dit. Le Noir, à chaque réponse,pose sa serviette par terre, la ressaisit, détourne la tète,s'assied sur le bord du fauteuil, puis s'adosse uneseconde, baisse les yeux- Il bafouille. L'autre doit répéter'ses questions, augmente la ..torture. Il prolonge I'inter­rogatoire, écrit dans .son carnet: J'entends comme unaveu d'origine -africaine. Trente ans j'ai vécu ainsi,l'index du passé pointé sur moi. D'origine inadmis­sible. Un Noir, tout à l'heure, m'a- dit e brother ».frère.

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Il est plus de minuit. ~'ài distribué toutes mes feuilles.Sauf une. Les réponses stéréotypées :

1 shall put it on our active file.You are the man we need.Your biography is so impressive.How exciting.H ow gorgeous.Leaves me grasping for breath.Le Noir est parti. Le questionneur reste seul, Je ne

vois toujours pas sa face. Soudain il se retourne versmoi comme sur un tabouret l de piano : Herman. Il neporte plus son veston jaune, mais un blazer bleu surun pantalon en toile écrue. Impeccable, Il s'est arrangé'un foulard de soie marron autour du cou. Il serre sonstylo, se lève. A chacun de ses gestes il donne uneallure délibérément sportive.

« Puis-je m'asseoir un instant?»Sa politesse est appuyée. Ses lèvres sont minces. Quand

il; sourit, elles disparaissent tout simplement. Aussitôtil enchaîne :

«Nous sommes beaucoup ici en Amérique. Ce paysnous reçoit mieux que le Brésil ou l'Egypte. J'étais géné­ral à Berlin, la plus belle période de ma vie. Inutile devous dire plon vrai nom. Dans' les manuels d'histoire ondit que je vis à Moscou. Mon grand souci, le Mouvement.Il continue. Vous le savez. Mon domaine est l'organi­sation et la propagande. Ma spécialité, depuis 1924. C'està moi que la place de Goebbels aurait dû revenir. Enfin,vieilles querelles. Ici, à Washington, nous recommençons.La faillite du N.P.D. en Allemagne nous a valu quelquesexcellentes recrues. Ils viennent ici. Ils nous connais­sent. Mais voilà, nous sommes vieux. Il nous faut de lajeunessé. Universitaire si possiblé, mais pas seulement.Et allemande, Quelques jeunes Américains nous fontconfiance, mais ils ne pensent qu'à se bagarrer, Ils d'ontpas vraiment l'esprit. Je vous dis cela entre nous : ilsnuisent plutôt à la écluse. Il faut de la discipline. Et unattachement indéfectible au Führer. Ses ordres restent

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vivants. Lisez la presse, écoutez les politiciens. Notrechance est beaucoup plus grande maintenant qu'en 1933.Comme le christianisme a utilisé les institutions del'empire romain, nous aussi nous utiliserons l'empireaméricain. Hitler est mort. Mais le monde sera bientôtnazi. »

Il est coiffé soigneusement. Un peu de poudre sur uneverrue à la tempe. En bas de ses joues se forment desbourrelets de graisse. Ses doigts tripotent un verre enplastique. Devant lui" une bouteille de Ginger-ale, Il neparle plus. Il attend pour voir s'il peut en. dire davan­tage. Il sait qu'il me faut du travail. Sinon je ne serais'Pas ici. Et que ce n'est pas chose faite. Sinon je ne seraispas si déprimé. Epuisé.

Je ne reprends pas la conversation. Il me regardefroidement. Trop orgueilleux pour poser une questiondirecte, trop stupide pour cacher son impatience. Sou­dain quelque chose craque. Le bruit sec d'un objet durqui se fend.

« Ce n'est rien. »Il s'énerve, s'essuie quelques taches. Il a cassé son

verre. Le self-contro.l est parti. Il est furieux, toutabsorbé par les plis de son pantalon.

Un homme en smoking passe. Je me lève. Herman s'enaperçoit. Il hurle presque :

« Tu restes ici l »

L'habitude des ordres.· Déjà l'homme en smokings'éloigne. Je couts, lui tape sur l'épaule. Herman écar­quille les yeux. Comme saisi de terreur. Le personnagevu dans mon rêve, c'était lui. Craint..il que je ne ledénonce? Il s'éloigne à petits pas précipités. L'air esthumide, je n'ai pas de mouchoir pour m'essuyer le,front. Un monsieur grisonnant, très aimable. Je sors madernière feuille. Sans mot dire. J'ai oublié-les phrasestoutes faites. Je la lui tends. Il sourit, étonné, amusé.J'insiste. Une expression de gêne sur son visage. Commes'il voulait se débarrasser d'un ivrogne. Je sens alorsma main qui avance. Elle s'agrippe au revers de son

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.smokfng, Au même instant, je lis son étiquette: Soka­linsky, J'ai étudié tous ses livres sur Husserl. Ma mainse cramponne plus fort, Toujours en silence. "Il fait unpas.en arrière, me 'saisit le' poignet.

Une cinquantaine -de fiches biographiques plus loin, jesuis encore assis dans le hall du' Hilton. Toutes lesheures- je m'adresse au guichet postal. Un lousticnommé Bill, -tout -pourri "Par l'alcool, y règne sur lesmessages. Je- le soupçonne d'en fa'ire disparaître quel..ques paquets. Il se lève rarement .de son transat, Lespapiers s'entassent devant lui. Il nous laisse fouillerdans les piles en désordre, ne les- range même plus. Ilrit de nos angoisses, nous porte des toasts hilares. Ilsaisit la bouteille de Bourbon "par le goulot.

Entre les cabines téléphoniques erre une folle. Depuisquinze 'ans elle vient chaque matin. Quelqu'un lui a voléson âme. Elle étudie systématiquement les annuaires dumonde entier. Pour dépister le voleur. Elle sait qu'elledéraille, c'est justement pourqùoi elle doit le retrouver.Eile ne connaît pas Sa chance l- Si je pouvais vivrecomme elle! L'identité -perdue, quelle aubaine! Je brû­lerais au- contraire tous les bottins.. Comment un patrond'université juif embaucherait-il un jeunë Allemand?Sinon après la perte respective de leur âme? Entre lamémoire et le bonheur, la vie a choisi pour moi. Depuislongtemps. Je sais que je ne m'en sortirai jamais. Maisje me battrait jusqu'à la fin pour en sortir. Dans unedemi..heure c'est mon tour pour les interviews.

Trentième "étage. Des gardes en livrée. Du papier peintsur les murs : des- fleurs et des carrosses. Après la luttepour un entretien, se composer une tête de penseur.Depuis trois -jours je transpire dans fa même chemise.

« Par ici.- Votre' billet de rendez-vous, s'il vous plaît.- Votre nom 2- -Attendez près de la fenêtre.»

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DeS' murmures dans l'air. On parle à voix basse.Les, mêmes verbes reviennent toujours to hire, co tire.Impression d'un grand restaurant. Deux cents petitestables remplissent la salle. Dix en largeur, vingt enprofondeur. Couvertes de nappes blanches. A chaquètable, deux chaises. Souvent une seule est occupée.J'essaie de voir la bouille du bonhomme de- McGeary.Une tige en fer, au milieu de chaque table, porte unnuméro. Je tiens un coupon: quarante-six. .A. deux pas,une espèce de camionneur articule Ding an sich. LeVietnamien d'hier, d'une voix de fausset, récite ..quel­que louange à Lao-tseu. Un paquet de nerfs de NewYork compare la philosophie grecque et la psycha­nalyse; depuis dix-huit ans il s'allonge sur le canapé,cinq fois par 'semaine. Un enfant -à lunettes réfuteMarx. Les examinateurs somnolent,

« A vous. »L'appariteur me précède à travers les rangées. Il

a les jambes arquées. L'arrière de sa tête est plat,forme une ligne droite avec la nuque. Une odeur d'es­sence le suit. Il se déplace comme un gardien entre lesvoitures d'un parking. Au passage il pousse une chaise.Geste autoritaire qui semble vouloir dire : Dois-je répé­ter dix fois qu'il est interdit de les déplacer? Avecunë indifférence superbe, il gare les philosophes cha­cun à son siège. Envie de lui demander son nom. Leseul dont les mouvements collent au métier.'

« Asseyez-vous! »La tige au milieu de la table coupe en deux le

visage en face. J'incline la tête; ·à gauche, à droite.Lui reste immobile. Un visage hideux. Une peau -bla­farde, à pustules. Son cou est blanc et .plissé commecelui d'une tortue passée à la chaux. Il me fait sonbaratin sur la renommée des facultés McGeary. Chaquemot ..s'accompagne d'urr rictus, Iointaine réminisèenced'un sourire. Les yeux glissent à travers la salle. Illouche et il a un parler enrhumé. C'est logique :. sesyeux" lui coincent le nez. Des bâillements retenus aoti-

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vent ses glandes lacrymales. Il s'essuie constammentavec "un mouchoir à dentelles,

Il jette' un œil sur mes papiers, me fait de petitssignes de la tête. Une grimace qui se veut d'encou­ragement.

« Un excellent dossier. »

Ces phrases-là, je n'ai plus le malheur d'y croire.S~ voix est aphone, il grommelle. Depuis deux jours, ildoit dire sans artêt la même chose. La farce démocra­tique. Que tous les employeurs votent tous les candidats.La chance égale. Ouélle mystification! Cela fait tour­ner les Hilton. En réalité on embauche sur 'piston.La" comédie du marché libre. Soudain il range sa po­chette. Son regard est droit. Il pousse le numéro entôle de côté, pour mieux me voir. Sa bouche s'entrou­vre. Il m'examine en silence. Ses yeux trop rapprochésm'irritent. Un regard comme ça SUT vous, et l'assuranceest perdue.pour une heure. ·11 hésite un moment. Sa voixchange. Un débit net, calme.

« Retournez chez vous!»Silence. Il observe l'effet de ses paroles. Je ne bouge

pas. Il se redresse sur sa chaise.« C'est peine perdue..L'Amérique, je veux dire. Pour

vous. )~

Tant de faux départs. Tant d'installations définitivesqui n'ont pas tenu. La bouteille de champagne vidéedans une Volkswagen, avant le décollage d'Orly. J'aides "cartes de séjour pour cinq ou six pays du monde.J'ai voulu acheter une maison en Grèce, pour tau­jours. J'ai. voulu entrer chez les Trappistes, pourtoujours. Que tout cela serve à mon illustration devantl'humanité. Tant de projets recouverts d'une housse deregrets.

«Vous devez comprendre. Le pays n'est plus jeune.Notre histoire est faite de guerres. La guerre de Séces­sion, Hiroshima, Vietnam - voilà notre Grèce, notreRenaissance, notre Dix-Neuvième. Nous 'avons besoinde l'Allemagne la haïr, c'est nous prouver à nous..

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mêmes notre conscience' historique. Etre Amèricains,cela veut dire s'être battus ensemble. Contre les Indiens",contre les Sudistes, contre les Nazis, cont_re les Viet­congs. Il y a certes les réconciliations de surface. Maiselles servent 'seulement l'économie; Il nous faut un pro­fesseur de philosophie allemande. Mais il ne doit pasêtre allemand. Autant demander à un Sioux d'ensei­gner la conquête du pays. Ou à Le Duc Tho, laguerre du Vietnam. Non. Nous devons former -de bonscitoyens. »

Une telle franchise, ce n'est pas dans. le style. Pour­quoi a-t..il parlé? Maintenant il ricane pour lui seul.Envie de le prendre dans mes bras. Envie de connaîtresa femme, de les voir à- 'poil. Deux corps livides. Pansustous deux. Les voir ensemble. Une fête de graisse.L'abominable homme des neiges couché sur le monstredu Loch, Ness. Envie de m'esclaffer. Il a dit vrai, il a ditvrai. Un amerloque a dit ce qu'il pense, et je ne me sensplus de joie. Qui a inventé les nations? Quand cetteaccumulation de haines sur le cœur a-t-elle commencée?Il, m'a fallu emprunter un chemin à rebours remonterles paroles de refus 'entendues en sourdine, en vociféra­tions. Ceux qui les ont prononcées', je n'arrive pas àles haïr. Non par générosité, mais par lassitude. Ré­pondre à cet homme « Et. moi, je -déteste tous ceuxdont' le nom commence par ..un, D, ou par un L, oupar un R -si vous- préférez.» Ventiler l'absurde. Je voisun reporter s'approcher d'un groupe de femmes. Ilparle à l'une d'elles, le micro à hauteur de la poitrine.«Vous venez- d'apprendre la mort de votre mari dansla catastrophe.. minière de Lens. Pouvez vous dire à nosauditeurs quels sont vos sentiments?»

Retourner chez moi ~ C'est-à-dire? J'ai eu trop sou­vent à -dégommer. '41 vérité: je ne sais pas où mefourrer sur cette terre. Plus de sentiments d'attache.Plus de regrets, eh tout cas. Un nouveau désir peut-être.L'intéressant, c'est qu'il" se manifeste toujours un nou..veau -désir, J'ai été absorbé par mes origines si long-

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temps que jè ne sentais pas I'origine, l'unique. Elle sepréparait toute ptt>che. Il a falluces élagages. Peut-êtresuis-je bientôt prêt. Cette phrase, «retournez che2:vous ». est-elle un koân? EL si elle signifiait autrechose qu'un nouvéau 'vol Pan Am? Quitter le passé,Cela ne veut pas dire oublier l'inoubliable. Ni ~ en..jamber le -sang, J'ai été pris, la main, la tête, tout lebonhomme dans cette ..Histoire carnassière. Je n'exigepas qu'un âge" nouveau prênne son vol" Je sais tropbien qu'il sera puant. Pas des- lendemains, mais unaujoùrd'hui écumant de faste. Que je rpulsse regarderdroit dans l'œil le passé arbitraire, sans être pris detangage.

«Le campus McGeary se situe dans la banlieue Estde :la ville »...

De nouveau le ton morose. n parle du chiffre desinscrits :pour l'année. Chaque semestre, la productionaugmente. Les maîtrises, les doctorats. En progressioncontinue. Le budget est équilibré. Une entreprise fla..rfssante. Le eonsei1 d'administration) composé exclu­sivement d'industriels. est satisfait, L'université estrentable. Chaqùe année, les dividendes, Les étu­diarrts travaillent, les" professeurs publient, publish orperish.

Dehors, je ne perds pas une minute. Appeler Soka­Iinsky, .demander pardon pour hier soir. Puis glisserune petite question. Votre département, une si bonnerëpùtatton I Mais tous les appareils sont occupés. Desfilés d'attente devant chaque poste. La personne quiparle 'se tourne et se retourne pour que les autresn'entendent pas ses supplications. Otiand ils ont fini,il leur faut quelques secondes pour reprendre une mineinvulnérable: Faire face aux regards scrutateurs, ri..vaux) qui disent ( A~t..il du travail ? Le job qui m'estdü, peut..être?»

Dans un p.etit vestiaire, je découvre l'appareil: de lapréposée derrlëre un mantean. Sokalinsky a déjà quittéWashiiTgton. 1

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Une heure plus tard, une file énervée s'est forméeanssi devant le 'vestiaire. J'hésite un instant appelerHerman. Après tout. Simplement pour voir. Quelles se­raient .ses conditions ? Aurais-je à porter un flingue?

Vingt-huit décembre. Midi. Fin de la conférence « Cou­rants philosophiques dans le monde contemporain ».Près de la grande porte tournante, sur l'avenue duConnecticut, j'ai trouvé un fauteuil en cuir. Pour quitterI'hôtel, chacun doit passer devant moi. Un poste d'obser­vation. Je m'y installe, Cérémonie à l'envers : tapesd'adieu sur l'épaule, un chèque pour la direction, unautre pour la compagnie d'aviation. J'essaie des poses.Etre vu. Mais pas trop. Nonchàlant, mais pas alangui.Peut-être qu'on me cherchait ? Oue quelque pontife aca­démique 'veut me voir? Qu'ils avaient oublié mafeuille dans leur gilet? En sont navrés, 's'excusent"?Implorent mon pardon? Se traînent à genouxIci mêmeà travers lé hall? Jusqu'à ce que je prononce un « Bonça va ! » rédempteur? Peut-être qu'un emploi m'attend~ New York? Créé exprès? Qu'ils me demandent departir avec eux en voiture? Me disent que c'est décidé?Qu'ils ont bien essayé de trouver plus compétent quemoi, mais rien à faire? Le nom de l'Amérique est attachéaux jeans et aux engins spatiaux; celui de la France,à la mode et à la cuisine; moi, j'apporterai ici le plussublime de tout : la pensée et la musique. Voilà ce qu'ilsauraient dû comprendre, J'ai toujours eu de la chance.Comme j'ai saisi l'Histoire le premier. A l'âge de quatreans, Parce que je la fabriquais. Ce qui m'arrive; àmoi, voilà tout ce qui compte. L'événement sur mapeau, la chose la plus t importante du monde. Cettedébandade de philosophes honteux de ne pas m'avoirembauché. -Honteux de ne pas être plus libérés desrancunes de la guerre. Capitulàrds! Passéistes l Je lesméprise du haut de ce fauteuil devant lequel ils passentcomme l'Armée Rouge sous les yeux de Staline.

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Détaler. Cela m'a pris un jour en l'absence de touttémoin': Détaler encore. Une fièvre m'est entrée dansles chaussettes. J'habite un monde en glissade. Il est néà ma descente de l'utérus. Pas fichu d'arrêter le mou­vement. Un monde où les départs en catastrophe secherchent des raisons. Mais cette fois-ci, je refuseraide fuir. Ne "pas quitter ce poste avant 'que le dernierprof ne soit parti. Humilié par mon regard. Ne pasquitter la ville. J'avais pour les fuites une immensetendresse. Comme au début d'un amour, quand les mé­canismes de défense ne sont pas encore acquis, Main­tenant cette tendresse-là m'effraie. Peur de fuir: Peurde recommencer la même défaite, é-ternellement. Surtous les 'continents. Le Brésil, je n'y pense même pas. Lesnazis connus de tous. L'Argentine, pareil. J'ai des mo­ments où je vois la vérité. Où il n'y a plus à cavaler. Passeulement la mienne, mais la vérité de tous..où lesdivisions flambent comme les murs en papier d'unemaison japonaise. L'harmonie universelle par combus­tions et incandescences. Il n'y a rien d'extraordinairedans ces moments-là. Je retourne à l'ordinaire d'une vied'homme. Mais comment se fait-il que ces instants depaix influent si peu sur le reste de ma vie? Que lesfuites reprennent de plus belle ? Comme après uneconvalescence trompeuse?

Déjà les participants du congrès suivant arrivent. Unconcours de chiens. Vieilles dames à loulous et à chow­chows. Des dogues à muselière. Quelques espèces sontimmenses, hautes comme des poneys. Un molosse vientprès de moi, son collier est hérissé de crochets tournésvers l'intérieur. Ses mouvements sont ceux d'un ours.Arrivent des épagnèuls de toutés les couleurs. Arriventdes courtauds et des corniauds. Quelques-uns sont encage, les lévriers surtout. Une femme en fuseaux etèn pull-over est flanquée de deux levrettes. Elles trem­blent comme des gazelles. Leur maîtresse tombe dansles bras d'une fille également en pantalon et aux cheveuxtrès courts. Celle-ci porte dans les bras une espèce

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de boule de laine avec un nœud, et dont émerge untout .petit museau. La boue dessine des milliers de pattèssur le tapis, grandes comme des paumes.. ou petitescomme le 'bout du doigt. Beaucoup de maîtres res­semblent à leur chien. Vus de profil surtout. Lalongue vie commune. Le personnel de l'hôtel se dépenseen sollicitude. Une dàme tient la généalogie de sonboxer à la main, Une autre arrive encadrée d'un afghanet d'un dalmatien magnifiques. Elle porte un manteaud'opossum blanc et de grosses lunettes de soleil.

Chaque révolution de la porte à tambour fait sortirun philosophe et entrer un chien. Le doyen de Harvardpousse la porte à un caniche pomponné en rose. Lemédiéviste du Texas décrit un demi-cercle avec uncolley 'blanc. Comm~ les couples d'une valse, ils apparais.sent et disparaissent dans le carrousel à quatre vitres.Le recteur de Stanford, et un bichon tout affectueux.Un linguiste, avec une douzaine de pékinois minusculeset à clochettes, dont les laisses s'emmêlent sans arrêt.Voilà aussi le type de McGeary. Quand il sort, entreun doberman. Le temps d'un vœu insensé, je vois lechien se jeter sur cet homme - crocs découverts,avec des grondements effroyables. Le chien est prisd'un accès de rage. Il bondit au cou du professeur.Celui-ci tombe en arrière. Couché sur le dos, il implorel'animal qui se tient au-dessus de lui et le menace.La propriétaire du chien tire sur la laisse, aidée duportier. Les gens s'écartent comme autour d'un crime.Ils se bousculent. Quand le professeur esquisse unmouvement pour s'évader, le chien soudain se lanceen avant. Il plante ses crocs dans la nuque blanchâtre.Cris et affolement. ·La femme, terrifiée, perd la lanière.L'assistance s'enfuit dans la rue ou dans des sallesavoisinantes. Les employés de l'hôtel se retranchent l

derrière les comptoirs. Le sang est absorbé par lamoquette comme par une éponge. On ne distingueplus les râles de l'homme et ceux .du chien. ~oi seulreste calme. Ecrire, la vengeance du vaincu. L'individu

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de McGeary ne sait pas par quelle revanche je viensde le faire passer. S'es pensées sont ailleurs. Probable­ment il calcule" le temps jusqu'à l'l'aéroport et s'il seraà ~l'heure pour son, avion. Il monte dans un taxi. Jevois sa nuqué livide, 'bien lavée, Indemne. Je ramassemes pieds sur le fautéuil. Je ne quitterai pas Washington.

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8.Comment de tout mon 'corps

j'écrase le passé

Herman insiste. Au moins 'trois fois j'ai senti sesyeux sur moi. La première' fois, le lendemain de laclôture du congrès. Je regardais les décorations de!lNoël dans une rue' de bungalows préfabriqués. Devantl~s maisons il y avait des anges, des Biches, des ma­'Qones de plâtre ef des pères Noël en luge descendantdu Rôle Nord, tirés par huit rennes. Je m'étals arrêtédevant un~ père Noël gonflable entouré ne trois enfantsde chœur grandeur nature. ,La rue était mal éclairée.Leurs surplis rouges illuminés. du dedans projetaientune lumière vive et. chaude. Dans une piscine en plas­.tique l'eau avait gelé, Quelques jouets étaient pljsdans "la glace. Soudain un rideau fut écarté avec précau­tion. Encore une.. fois, les ..ampoules à l'intérieur desenfants de ohœur étaient trop fortes. La fenêtre sesituait juste derrière eux. Des lampions multicoloresétaient disposés çà et là. Je distinguais mal la silhouette.Mais les yeux étaient les mêmes que le premier jourdu congrès. Je restai figé au milieu des plaques deneige et de calcium sur la chaussee.

La deuxième fois, je dînais avec Lothar, un employéde l'ambassade allemande. Le restaurant s'appelait ChezBrown. Un petit orchestre jouait dans un coin, 'avecun chanteur de charme. Des Noirs.. en costumes argentés,Lothar riait de moi

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«Avoir des angoisses à cause de la guerre! Alorsqu'on peut faire UJ1 fric monstre avec ça. Regardema tête de prussien, blond et tout. Dans n'importequel film nazi, on m'offre: un rôle. J'ai a crier" Raus,raus l ", et tout le .monde est ravi. " Typique ", ilsdisent. Et moi j'encaisse. A la télé c'est pareil. Je pour­rais être figurant une fois par semaine. Regarde mesbottes, le vrai style. L'ancien cordonnier des officiersSS travaille à Hollywood. Je les 'ai eues pour un rôlede quatre-vingts secondes. Faites sur mesure.»

Il s'esclaffe d'un rire 'bruyant. A ce moment précis,Herman passa derrière la chaise de Lothar, très len­tement. C'est sûr, il avait tout entendu. Il me souritonctueusement. Je fëignis ne pas le voir. Le cœur mebattait dans la gorge. Lothar ne s'était aperçu de rien.

La troisième rencontre s'est produite beaucoup plustard. Fin mars. Un magnifique après-midi. L'avenuede Pennsylvànie grouillait de monde. On croyait déjàsentir dans l'air la floraison des cerisiers. Elle amèneraitune foule de touristes à Washington. Devant un magasinFirestone, un camion était garé le long du trottoir.Des ouvriers en salopettes- déchargeaient des pneus. Uneéquipe les saisissait dans le camion, et" d'un coup depied habile, les- faisait rouler jusqu'à Ia~ porte de l'en­trepôt. Là, une autre équipe les attrapait. Je ne. voyaisd'abord que ces pneus se succéder rapidement en traversde mon chemin. Quelques passants attendaient de pou­voir continuer, Je m'arrêtai à côté d'eux, essayantvaguement de discerner comment on stockait les pneusdans le hangar. Mais il y faisait trop sombre.

« On.. dirait des joueurs de basket. »

.La voix de Herman. Il était très calme. Il portaitun costume en gabardine et un chapeau tyrolien vert.Il.ajouta

«Toujours logé à la YMCA?- Toujours.- Et toujours en attente d'un poste d'assistant?- Toujours.

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- VOUS" vous obstinez. Je peux tout pour vous. L'anprochain je fonde un institut de recherche : A.D.I.~., Aca­démie pour la Défense des Intérêts de Race. Je vousai parlé du Mouvement. Relisez Mein Kampf. Vousverrez comme il :a vu juste. Lisez les journaux ici.Surtout dans les petites villes, car la vraie force estlà. Je vous l'ai dit, seule l'Amérique peut nous donnerles moyens d'un combat mondial. Et la plupart desAméricains sont d'accord avec nous, c'est prouvé: Noshommes sont partout.»

II y avait un répit dans le déchargement. J'ai traverséla rue sans répendre à Herman. Mes économies mepermettraient de rester encore six semaines. Atr mari­murn.

Sur mes feuilles j'avais indiqué un numéro de télé­phone, celui de !'YMCA. Je comprends qu'ils n'appellentpas. Comme adresse, c'est minable. J'ai une chambrederrière le self-service". De jour, elle sert de dépôt pourles bouteilles vides. Je ne peux y _retourner que quandle livreur les a emportées. Parfois il vient à six heuresdu soir, parfois seulement à huit. Pendant la journée,j'erre dans la ville. Je fais des paris avec moi-même :oui ou non, un message m'attend-il au retour? J'aireçu trois lettres en bientôt quatre mois, mais ellesétaient négatives : « Y our background is impressive,but so is our deficit.» Puis j'ai rappelé l'universitéGuilfoyle. Le patron est un Anglais, à la diction parfaite:Je lui avais parlé ainsi qu'à l'un de ses collègues,le soir du smoker. J\u téléphone il a le cran de medire:

« J'ai essayé de vous joindre. Euh! plusieurs fois.Je ne sais plus combien. Vous avez fait une excellenteimpression, euh! euh! Je vous ai dit 'cela. Je vous aidit... "»

Matin et soir je prends un bain chaud. Certainsjours, un vent torride descend les grandes artères. Il

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LES ORIGINES

est chargé de sable, vous fauche les jarrets commeSU~ la 'plage, malgré les vêtements, D'autres jours ilpleut tant que les souliers se remplissent d'eau. Jeles retire, marche pieds nus, Le vieux parapluie protègeseulement le haut ..du corps. Les revers du pantaionsont trempés. S·ensation de' marcher dans des rangéesde laitues fraîchement arrosées. Dès qu'on sort du centre­ville, -il n'y a plus que des autoroutes, Je me traînesur les accotements, dans la caillasse, les débris deverre, les boîtes de conserves, les kleenex pleins demorve, les noyaux de prune séchés ou encore couvertsd'un peu de chair rose, des lambeaux de caoutchoucnoir que la vitesse a arrachés aux pneus récupérés.J'avance en équilibre dans les caniveaux, le rail desécurité à gauche, quatre files de voitures à droite.Seul piéton à la ronde. Ostracisme des motorisés. Têtesdé .lard qui, avant de disparaître, figent sur moi leurébahissement. Une femme.en bigoudis, seule dans lavoiture, souffle dans un chewing-gurn. La boule blanchecache plus de la moitié du visage, puis éclate, retombeautour des lèvres. Ses yeux réapparaissent, d'une indif­férence parfaite. Hébétés, à force de fixer le pare..chocpe devant. Sa langue recueille ·au ralenti la pâte blancheautour de sa lbouche. Après un ou .deux kilomètres,j'arrive ..toujours à un centre d'achat, Parking grandcomme un terrain d'aviation. Des femmes reviennent,elles portent des sacs en papier kraft pleins de conserves.Elles montent dans la voiture, non pas le postérieurd'abord, les deux pieds ensuite, mais comme les hom­mes- ~ d'abord un pied, puis le derrière, enfin l'autre

• ppre~ /

J'erre sans but. J'attends je ne sais quoi. Je faisle: tour du cimetière "municipal. Les morts sont regroupéspar nationalités. Tombes italiennes en marbre, surmon­tées de la Sainte-Famille ou d'un putto qui pointel'inde" vers le ciel. Tombes françaises avec les statuettesde Jeanne d'Arc ou de sainte Thérèse. Tombes alleman..des couvertes de gazon et d'une stèle noire. Quand

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LES ~RIG1NPS

j~pproche du Potomac, les allées rectilignes se perdent.Elles donnent, sur un terrain vague jonché de voituresà la ferraille. Les carrosseries sont entassées par milliers,souvent cinq otr six les unes sur les autres. Quelques­unes sont entièrement. rouillées, d'autres encore couver­tes de laque. Beaucoup ont été aplaties, écrasées parone presse, Je descends au ntiliea. de constructions gro­tesques. Empilées au hasard, les dernières tiennent' unéquilibre précaire. Qcrelque chose en mai souhaitait lacatastrophe ; qu'one de ces épaves dégringole au mo­ment où je passe. Plus loin encore, toujours. sang rran­gjtiOrt, je .dëbouche sur un gigantesque dépotoir, Ouel­'lues bennes s'éloigrtent, peintes en vert" Çà et là descolonnes de fumée montent droit dans le cîel. Humains,voitures.rordurea - une seule décharge.

La bougeotte n'est plus volontaire. Elle est mainte­nant forcée. Je range le lit de camp, plie- les draps etles couvertures. Je libère les lieux à neuf heures pré­cises, sors du grand 'bâtiment en brique noire. Quandj'ai mal dormi, je suis plus- perméable à la peur 'quirègne dehors. -tes- hommes d'âffaires reculent d'un pas,instinctivement, quand je leur demande OÙ se trouveune rue. Dernièrement, ..avec Lothar, 'je parlais en mar­chant. Une voiture décapotable attendait devant an feurouge. A l'approche de' nos voix, le conducteur avait levéles poings, comme pour se protéger. Un jeune cadreporte le casque pour ne pas être assommé par derrière.D'autres s'attacirent une matraque à la. ceinture'..· On unecravache. Lothar me montre des cartouches- de gaz Iacry­mogèrre. -On les porte dans la poche extérieure: Il fautviser entre les yeux.

DaI1s la e quatorztèrrre rue, It;< strip-tease permanentcomrnerrœ à dix heures du matin. Le racoleur s'îns­talle sur un tabouret. Eté comme hiver. Il vante lesfilles. à la criée. Vers midi et demi, heure fiX'ée par lesyndicat, on lui apportera un hamburger' et des frites,La bouche pleine, il corrtirruera son métfer, « Toplessgo-go! Le premier coup 'd'œil est gratuit! Le spectacle

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continue! » Dans l'établissement à côté, la fenêtre esttendue de toile. A travers deux fentes apparaissent et

-,disparaissent des jambes de femme, vêtues seulementde chaussures à talons hauts, A l'intérieur, une filleest assise sur une planche suspendue" par des cordes.Toute la journée elle se balance devant le rideau, viseles deux -ouvertures pour montrer ses ..mollets à unpublic qu'elle ne voit pas. Plus loin encore, une affichedit « live show». Un Blanc et une Noire s'accouplentà même le tapis. Les tables sont" rangées en cerclesconcentriques. Les employés du quartier y prennent leurdéjeuner, puis retournent au bureau. Un peu ragaillardis,Avant d'être eux..mêmes tassés dans le cercueil de l'His..toire. Poussés, serrés, comprimés. Une certitude m'enva..hit soudain la tête. Toute la matinée elle a été là commelin faux bourdon inentendu. Maintenant elle résonneune corne de brume, Elle me fait vibrer les tempes. Ma­chinalement j'accélère le pas. Aujourd'hui, je le sais,je retournerai à quelque chose de primitif. Au corn..mencement de moi..même. Envie de prendre un taxi,comme pour un rendez-vous urgent. Je marche plusvite. Une voix derrière moi m'insulte «, Espèce debâtard blanc! » J'ai dû accrocher quelqu'un. Tant pis.Je me dis : retour à l'YMCA. Mais je constate que jeprends le chemin opposé.

Devant la Maison..Blanohe, j'aperçois un attroupement.Lafayette Square est une pelouse rectangulaire avecquelques bancs et une statue. J'y débouche par laseizième rue. 'Plus j'approche du square, plus les pas..sants s'énervent. Une mère traîne son enfant, le menaced'un parapluie. Des chauffeurs de taxi s'engueulent. Ilsbloquent le trafic. Je suis essoufflé. Malgré moi, j'aicouru tout le long de la seizième rue. Alerté par jene sais quelle calamité imminente. Avant de traverserla rue, j'hésite, Sur la pelouse, quelques centaines debadauds se tiennent sur la pointe des pieds. Chacun

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veut' voit par-dessus l'épaule de l'autre. Les nouveauxarrivés s'interrogent. Une jeune hippy plantureuse, auxgrands cheveux et aux jeans rapiécés, est en colère.Elle réclame l'intervention immédiate de la police. Deshommes et des femmes se détachent du groupe, viennentvers moi.

« Ecœurant.- Je pensais qu'on en était sorti.- C'est écœurant. Je suis écœuré,- J'af compris, t'es écœuré.- Les expulser du pays, voilà ce qu'il faut.- Moi aussi, 'je suis écœuré.- Nous avons eu tort de partir du Vietnam. Rien

que pour y envoyer des types comme ça.»Je me faufile à travers la circulation. Au rmilieu de

la chaussée, une appréhension me cloue sur place.Et si cet attroupement me concernait? Quelle forcem'a entraîné jusqu'ici à trayers la ville? Une voiturefreine, klaxonne. Je fais un bond en avant. Par-dessusle toit de la Maison..Blanche, on aperçoit des centainesde cerfs..volants dans le ciel. C'est le Mall. Les famillesy profitent du vent et du soleil d'avril.

« Qu'est-ce que c'est.?- Je ne sais pas.»' ~S'il ne sait pas, que fait-il là? Je demande encore,

on ne me répond' même plus. Je me glisse parmi lescurieux, joue discrètement du coude. Personne ne parle.Plus j'approche du milieu de la foule, plus les ancienssymptômes reviennent la bouche sèche, le battementviolent d'une veine dans la nuque., Une certitude queje ne sais pas encore nommer me contracte. Je suisentouré de 'monde, ne vois toujours rien. Je tourne latête à droite, à gauch..e. Des visages abasourdis parquelque ohoc physique. ~ui en restent coi.

Un couple âgé, devant moi, quitte la scène. J'avanced'un pas, 'me trouve -au premier rang. Une douzainede malabars farinent un cercle. °IIs ont le dos tourné

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~LES ORIGINES

vers le-centre.. les bras-croisés, les pieds largement écar­tés. Une attitude de défi. Leur regard flotte au-dessusdes spectateurs. Comme s'ils -ne nous voyaient pas. Ilsportent I~ casque de la Wehrmacht, le brassard noir,blanc, rouge.. avec Ja, croix gammée. La chemise brune,des culottes de cheval au large ceinturon, des bottescomme celles de Lothar. D'abord je pense: une blague.Urie mascarade anti-Nixon d'un goût douteux. Puis jevois leurs gueules. Des têtes de.. tueurs.: La foule gardeune distance respectueuse. Ces costauds sont des postesde garde. Derrière eux une sorte de meuble est couchédans l'herbe. L'objet est laqué en rouge. II mesure unpeu 'plus d'un mètre. Quelques planches reliées par desmontants et des traverses qui ont l'air de tenir toutjuste par quelques clous. .

«Vous y comprenez quelque chose?»Ma voix- résonne bizarrement. Comme si j'appelais

ma mère. L'homme à qui je m'adresse sourit. Il tientun- sandwich à la main. Le côté où il a mangé sortdu papier cristal.

« Bien -sûr,- Moi, rien.- L'anniversaire de Hitler. ,Il aurait eu quatre-vingt-

cinq ans aujourd'hui.»Il mord dans 'son sandwich. Probablement un employé

du gouvernement.,« J'ai VU ,le rassemblement de mon bureau. Je m'in..

quiétais.- .Et la caisse au milieu, enfin, ce fragment d'étagère?- C'est le pupitre devant lequel il parlait à Nurem-

berg. Ou à-Berlin.- Le machin en rouge ? C'est ça qu'ils protègent?

.. - Je pense que la police les fera déguerpir bientôt. »

Ma première réaction, comme toujours : fuir. Maisla foule m'en em·pêche.· Je me retourne discrètement,elle s'est encore épaissie. Je.me sens pris. Confrontationforcée avec mon, passé. Trentre-trois ans de poursuiteimaginaire devenus un J'objet laqué rouge. La haine.

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LES O:RIGlNES

Je hais ce pupitre. Le casser, le bouffer, y mettre.. lefeu, cogner dedans à mains nues) lui lancer des pierres.A-t-on déjà vu un homme lapider son propre passé? Ehbien! ce ..sera la première fois. Je veux voir ce .meubles'effondrer en même temps que toutes mes phobies.Qu'il flambe! Qu'on n'en parle plus! Que je sois Iibre!La haine! Je ne me souvenais pas d'en avoir avaléune telle dose. Elle monte de l'estomac comme unvomissement. Ce pupitre, envie de le barbouiller devengeance et de merde. Qu:il~ fume et pue comme mille"bouses! Ou le voler. Faire irruption dans le cercleet le -voler, Le hisser sur ma tête, porter mes trente­trois ans de fuites comme une couronne. Parcourir ainsila ville. JSous;, une pluie de confettis. L'homme qui avaincu l'Histoire. J'examine encore ces gardes abrutis.Ma -rage les pulvérisera en un rien de temps. Ah, jeconnais le metteur en scène !,Une manœuvre de Herman.Je saisirai ce pupitre, le lui briserai sur la figure.Herman en sang, "ses douze nazis. geignant par terre.Et moi, enfin libre. Triomphe. Une guerre mondialerayée de ma vie. Je cherche les yel:lx de Hermandans la foule, pour le règlement de comptes, tout desuite.

Je .n'y tiens plus. J'ai du plomb tiède derrière lefront.- Les yeux embués, je me fraie un passage. Sanségards pour les pieds en- sandales. -Je cours. Un autobusdescend .l'avenue de Pennsylvanie. ie l'attrape au coinde la quatorzième rue.

A onze heures du matin il y a seulement des femmesdans l'autobus. Je déteste les transports à 'Cette heure-là,mais j'y tombe toujours..Les ménagères montent seu­lés, redescendent à deux. Ou encore elles montentà trois, puis l'une d'elles quitte les autres. Leurs com­mérages, alors, j'ai l'impression que ma propre haines'y e~prime. Comme une mauvaise énergie se commu­nique.

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LES ORIGINES

« Elle ..verra, quand elle sera vieille. Personne ne luiparlera. Elle sera seule, seule.

- Bien fait pour elle!- L'autre jour elle à dit à la voisine que les verres

chez moi n'étaient pas 'propres.- 'La garce!- Tout' cela derrière mon dos.- On ira les voir, ses verres à elle.- Les balayer de sa table, voilà ce qu'il faudrait.

Qu'elle marche dans les débris.»La colère se transmet-elle invisiblement? Leur ai-je

filé un virus? Ont-elles vu. les perles .de sueur sur meslèvres?

Les cancans retombent net. Une dizaine d'adolescentsnoirs montent dans l'autobus. Chaussures de tennis,démarche souple de fauves. L'un s'est cousu le drapeauaméricain 'sur le derrière. Des fesses comme deux pam­plemousses. Ils rient, sè bousculent, se savent les maîtres.Dans les ghettos, ils s'organisent. Depuis longtemps. Eux,la haine les a 'libérés. La haine d'abord, la consciencede la beauté ensuite. Une fille bien en chair reste deboutentre les sièges. "Elle chante pour elle-même, danse surplace. Avec une agilité, une élégance parfaites. Sonmouvement part de la 'hanche. On dirait qu'elle soulèvede lourdes tables avec 'son cul. Dé bas en haut, debas en haut. Ses cheveux sont arrangés en damier.Au milieu de chaque carré elle s'est tressé une nattelongue comme le petit doigt. Une autre fille a la peaupresque blanche. Sa chevelure noire et crêpelue formeun ballon frisé autour de la tête. Cela lui cache presqueentièrement le front et les pommettes. Le sashiki.Ses boucles d'oreilles représentent la silhouette de l'Afri­que. Elles sont si longues qu'elles touchent aux épaules.Cette jeunesse noire est la terreur des Blancs. Elleest aussi le seul élément érotique dans les villes. Ilsont osé détester. A part eux, pas de beauté. L'érosdes Blancs se réduit au -sexe, «You can have sex »,comme on dit ces chemises sont en solde. Une

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LE.S ORIGINES

occasion commerciale. Mais eux sont sensuels, libres.Greenbelt, terminus de la ligne. Le vent soulève en

spirales de vieux journaux, des feuilles mortes qui traî­nent encore, les pigeons et la poussière. Tout cela indis­tinctement. 'Envie de m'y mêler, me laisser flotter.Comme une pelure humaine épuisée. Une dépouillen'homme vidée" de ses tubes et éponges, de ses liquidesrouges, jaunes, transparents, de sa charpente blafarde,de ses nœuds d'intestins. Flotter et ne plus retourner enville. Ne plus voir le pupitre. L'oublier, Détruire la mé­moire. L'abandonner à ces rafales qui m'entrent parles m·anches et le pantalon. Comment ai-je abouti devantla Maison...Blanche ce matin? Quelque part, quelqu'untire sur les ficelles, et ce n'est pas seulement Herman.Une fatalité qui vous mène par le bout du nez. Je n'ysuis pour rien. Cela se déclenche, et aussitôt, commeun singe dressé, je pédale à vélo, saute sur l'autobusen marche, fais trois fois 1(( tour de l'arène, prends desbateaux, des avions, cours à pied, rampe à terre, pleurebeaucoup. Déjà alcoolique? Puis le mécanisme s'arrête,Plus besoin ·de cavaler pour un certain temps. Trouverson centre, la grande affaire.. Moi, ce sera:' chose faiteaujourd'hui même. Stopper les fuites. Une fois pourtoutes. Je volerai le pupitre, c'est décidé. Je pressensl'enivrement qui s'est préparé dans mes courses endésordre. Un sens émerge à l'ombre de mes propresmots. Un sens plus soûlant que les mots ne peuvent en'Contenir. Une vie, enfin. Avec un peu de recul, je voisque ces départs 'avaient .une logique. Par moments, jeme sens si proche de l'exultation finale. Piré que jamais,cela m'a pris ce matin. Je le sais : j'ai à faire un 'pasde plus, et je verrai. Je verrai ma vie, je verrai pourquoiil m'a tant fallu courir. Un seul pas. Sortir de la foulecurieuse, pénétrer dans .le cercle des hommes à bras­sards, saisir le pupitre à bras-le-corps, Le soulever àl'arraché, comme des haltères au-dessus de la tête. Il'ne peut y avoir apothéose plus grisante.

A l'entrée de la forêt, de grands placards indiquent- :

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«Mobilhome park.» Une cinquantaine de remorquesy sont rangées, Des maisons sur roues. Calées sur quel­ques briques, des troncs d:arbres r ou des bouts demuraille. Elles sont grandes comme un wagon dechemin de fer. Près de chacune est garée une Chrysler.Quand les habitants déménagent, ils appellent unesorte de dépanneuse, On décroche le linge, rentre lechien ~t l'antenne de télé, pois on attache deux plaquesjaunes « Convoi spécial.. » L'une -des maisonnettes est.à vendre. Payable en cent quarante-quatre mensualités.Les portes sont ouvertes, un voit l'intérieur. Du ferforgé en plastique, des boiseries en plastique. Envied'entrer chez ces nomades. De dire « Je suis commevous. »

A première vue, la route de la forêt semble solitaire...Personne ne s'y promène, pas de voitures. Seulementles érables. Des bois assez mal entretenus. Le terrainest en pente. Puis j'aperçois les boîtes 'aux lettres. Ellessont en aluminium, fixées sur un poteau. Parfois ellessont/clouées sur un jeune arbre scié à un mètre du sol.Le nom de la famille est inscrit en lettres d'or adhé­sives. Souvent il y a une deuxième boîte: rouge pourTe Washfngton Post, jaune pour le Evening Star. Lesmaisons 'Sont cachées dans les arbres. La plupart dutemps, des roulottes. Elles S'ont à moins de cinq minutesde marche l'une de l'autre. La promenade en forêts'accompagne d'une séquence d'aboiements. Toutes lesroulottes sont gardées par des chiens 'qui ont l'airféroce, J'ai peur. Pas. moyen de quitter cette route.Peur des chiens, peur de rentrer en ville, peur d'êtreseul, Je me retourne sans arrêt, guette les sous-bots.J'approche d'une maison. Le gros danois tourne surlui-même comme un fou. Sa chaîne me paraît rouillée.Je monte sur une planche qui sert d'escalier, frappe àla vitre. A l'intérieur j'entends des pas. Puis rien. Oncroit m'examiner, Un verrou est retiré, un cadenastombe, une clé fait deux tours dans. une serrure, unebarre métallique est soulevée. La porte s'entrouvre de

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LES ORIGINES

dix centimètres. Elle est retenue par une chaîne.Je vois la moitié d'un visage d'homme. Il hurle.

« Où est votre voiture?- Je n'en aï pas. Je me suis égaré,»Il disparaît, revient. Il pointe un fusil à travers la

fente.« Foufez le camp ~ »Je reprends la route. Il n'y a pas de sentier pour la

quitter. Un promeneur est suspect. Aller à pied, unesubversion. Il doit être midi ou mie heure. Prendre lelarge" Me débarrasser du pupitre dans ma tête. Oualler Ifquider les gardes. J'ai un goût de sang dâns labouche. Je ne connaissais pas cette démence mèurtrièredans mon corps. Elle est dangereuse. Un énervementmonte en moi, mêlé d'un désir confus. Voir, toucherce vestige d'une autre ère. Le passé soudain devenuobjet palpable, laqué .. Bien confiné dans l'espace. Plusdu tout une chimère. Une chose parmi des choses.Localisé, photographiable. QU~OD peut désigner auxtouristes comme les palais gouvernementaux qui I'en­tourent. En indiquant Fannée de construction et lavaleur actuelle en dollars. Le prix du collectionneur.

<c J'habite ici depttis dix ans. Je n'ai jamais échangéun mot avec les voisins. >J

Scène de séparation -devant un mobilhome. Lesparents en visite. Série de phrases stéréotypées. Bonneroute, si gentils d'être venus. « Gad bless you, take iteas», [ahr ZUT Hôlle.» La grosse bagnole s'éloigne. Ilsauraient l'U m'offrir une place, Mats non. Je fais demi­"tour sur les talons. Assez. de temps perdu en balades.J'ai un rancard. J'avale la poussière soulevée par lavoiture, cours quelques pas après elle. Le conducteuraccélère. Il ne voit pas mes signes. Ou ne veut pasles voir.

Je dois repasser devant le type ra la carabine, n'ayantpas d'autre chemin. La route descend légèrement. Arrivésur une petite côte, j'aperçois une tache noire. Ellem'attend au milieu de la chaussée. Je distingue encore

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mal. Trois cents mètres environ nous séparent. Latache 'bouge lentement. Je ralentis le pas. Plus j'appro­che, plus je crois .entendre les grondements. Le vieuxa lâché le danois. Je teste cloué. sur place. Doucementje me glisse vers le côté jusqu'au bord de la route,Avec des pas réguliers et tout petits. Comme le roi etla reine qui, à midi, passent 'devant J'horloge en sedéplaçant latéralement. Je disparais derrière un arbustesans perdre.. le chien de vue. Par des enjambées calculées,d'une pierre à l'autre, je pénètre dans les buissons. Achaque craquement de branchage je m'arrête, dresse

.. l'oreille. Le silence est total. Même un halètement dechien s'entendrait. La forêt s'étend au flanc d'unecolline. Comme jadis dans les grands jeux, je monte,guette, ,tâte le rocher avant d'y poser les pieds, éviteles brindilles. Par moments les arbres 'sont découverts.Au "loin, la bande argentée de la route. Je chan·ge dedirection, avance parallèlement à elle. Le toit, 'd'unemaison reflète le soleil. C'est là que m'attendent lefusil et le. gros chien. Progressivement le sol rocheuxse change en éboulis. Des cailloux se détachent dans unvacarme à figer le sang. Pour qu'on ne m'entende plus,je décide de faire une pause. Une dalle presque horizon­tale est couverte de mousse. Je m'y étends. Mais aussitôtaffluent les messages Va voler une barre de fer surun chantier, réduis "le pupitre en sciure. Achète de ladynamite, tout est possible en Amérique. Fais..toi para..chuter du Washington Monument. Ameute les badauds,sonne une fausse alerte. Assomme le vieux dans saroulotte, prends son flingue. Tire dans la foule. Tiresur les gorilles à brassards. Tire sur HeQ11an. Tire surcette lamentable construction en planches. Je me lèved'un bond. Le chien m'est égal. Je ramasse un grosbâton, me fraie une voie à travers la végétation. Lebois mort craque. Un kilomètre plus bas je rejoins laroute.

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Au coin de la North Capital Street et de l'avenue deNew York se trouve un snack. On y sert uniquementdes morceaux de poulets enrobés d'une pâte et frits àl'huile de maïs. Kentucky Fried Chicken. Le bus s'arrêtedevant ce restaurant, je descends d'un bond. L'ano­nymat de l'endroit me convient. Un intérieur aseptisé,à carrelage reluisant. Je n'ai pas le cœur -d'aller direc­tement à la Maison-Blanche. Les murs sont couvertsd'un formica gris clair, les tables et les banquettes .deformica rouge. 'De grandes vitres donnent sur le trottoir.On -échange des regards troubles avec les passants, maisils ne vous voient pas -vraiment. Si je pouvais cesserde' penser. Ne plus faire de-projets, ne plus me souvenir.Dégager une odeur de javel, comme ces dalles fraîche­ment lavées. Ressembler au verre et à l'aluminium.Stériliser mes désirs. Oublier cette relique du Reich quitourne et retourne dans D;1a tête. Etre fonctionnelcomme un self-américain. Dans le fond dù snack, troisentrées de dimensions égales le stand où l'on prendles poulets \ dans un carton, la poubelle gigantesque oùsont jetées les boîtes, les toilettes pour expulser la pâtefarineuse et grasse. Une affiche dit : «Prière de libérerles places aussitôt après consommation. » Dans ce lieu,aucun danger qu'on vous a·dresse la parole. Chacuncommande une portion, reçoit un ticket, attend queson numéro soit crié dans le haut-parleur." Les douzeemployés sont de la mêmè couleur de peau café aulait. Jadis, dans les Etats du Sud, un échantillon àl'entrée.. des églises indiquait la teinte de la clientèle.Aujourd'hui c'est- le patron qui sélectionne. L'une desfilles me glisse une boîte. Sur les parois est impriméun portrait, l'inventeur de la recette, et la recette elle­même -: «L'histoire du colonel Sanders. Lé colonel futle premier à faire frire des poulets sous pression afinde sceller dans la chair les jus et parfums naturels.Après des années d'essais, il découvrit une combinaisonde onze herbes et épices différentes. Voilà ce qui devintsa recette secrète dont on parle tant. Aujourd'hui, Les

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LES ORIGINES

Poulets Frits du colonel Sanders est une entrepriseinternationale. Venez voir. le colonel.»

Je m'assieds dans un coin. Tout le monde est penchésur son quartier de vieille poule. Je grignote ce. quiserrrble être une aile. Dans la 'rue passe, une fille enchemise de nuit rose, presque transparente. Elle .estenceinte er ne porte pas de sous-vêtement. Ses piedsnus sont sales. On voit les seins et la tache sombre dusexe. A côté 'd'elle- marche un Japonais, plus petitqu'elle, Pas de slip, lui non plus. "Il est seulement habilléd'un pantalon en "tissu éponge qui ne fait rien poutsoutenir ses organes. Au moment où ils traversentla rue, une ambulance passe tranquillement (un feurouge. Arrivée devant eux, elle accélère soudain.La sirène hurle... Le Japonais tire la fille entredeux voitures stationnées. Les chauffeurs de J'ambu­lance s'esclaffent, ralentissent à nouveau. La sirèneretombe.

Jusqu'à la Maison-Blanche, il y a une quinzaine derues. J'évite les yeux des passants, regarde les devan­tures. Ne pas croiser de regards. Ne pas perdre conte­nance. Les magasins de mode, dans ce quartier, ontdeux vitrines. L'une pour les Blancs, l'autre pour les-Noirs, Dans la première sont exposés des costumesrayés et des chemises unies. Dans la seconde, des combi­naisons moitié jaunes moitié rouges, des vestes bario­lées comme l'arc-en-ciel, de larges chapeaux en feutremulticolores, des hauts-de-forme roses, des chaussuresà étages, les soies et les jerseys les plus fous. Un hommeavance dans un fauteuil roulant. Il s'arrête devantchaque vitrine, examine les étalages pièce par pièce.Avec application, comme pour s'instruire. J'imagine lesérieux avec lequel il fixe ses jambes artificielles. Lemoment grave dans la journée d'uri handicapé, quandori lui pose -la prothèse. Si je lui parlais? « Pardon,monsieur, j'ai peur du dénommé Herman.. » Ou :

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-LES ORIGINES

«rPardon, avant que la nuit. ne- tombe, 'je "serai commevous. » Les mots, comment sortiraient-ils? Une intona­tion fausse dans ma voix, et ce qui reste d'audace seraitperdu pour I'après-rnidi.

Même' si j'en sors indemne, mes amis me reCOD­rraîtront-ils ? Après m'être tu sr longtemps, 'trouverai-jeencore les mots" justes avec eux? Ils écouteront à demim'es récits de voyage. Ils se diront : « Tiens, il s'estvoûté.» Ne porterai-je pas sur. moi une odeur demoisi? L'émotion dans la voix de Joan quand elledemandait: « Vas-tu continuer longtemps à t'en aller? »

Et Louis, où est-il? Nous nous ressemblions. Avant dele connaître j'avais été une dose de liberté trop fortepour mes amis. Ils étaient paumés. Louis, non. Maisne suis-je pas heureux? Tout le monde ne voyagé pasen Amérique. Ce n'est pas le sentiment de culpabilitéqui me pèse. Mais des drôles de sanglots montent ehmoi, pour un rien. Parfois je prends une ficelle ..:trente centimètres égalent trente ans. Je triple lalongueur, ça fait le maximum d'une vie. Trois fois ladurée minable déjà parcourue, si pauvrement meublée.

Un camion entre en marche arrière sous un porche.Un vieux Noir est assis, adossé au mur. Il profite despremiers rayons de soleil. Le chauffeur baisse la vitreet crie:

« Hé! Enlève-toi de là! »Le vieux ne bouge pas. La portière s'ouvre. Le chauf..

feur furieux lui administre un coup de pied. Le vieuxtombe sur le côté sans changer de" position. L'autreéclate de rire, fait signe à un policier.

«Monsieur l'agent, un cadavre f »

Ensemble ils le tirent un peu plus loin, le couvrentde deux sacs. Ils ricanent. 'Le camion recule, disparaîtdans la cour... Je suis totalement seul. Ce corps rigidepar terre est aussi un ennemi.

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LES ORIGINES

La foule est toujours là. On voit seulement les dos.J'approche résolument, pénètre au milieu de toute cettechair vivante et malodorante. J'y ouvre un passage avecl'épaule, j'avance de côté. Les gens s'écartent sans queje les pousse. Je marmonne probablement des intimi­dations. Comment réagiront-ils tout à .l'heure ? Pren­dront-ils parti? J'al dû me parler à moi-même depuisun certain temps déjà. Yoschko a disparu de messoliloques. J'avais beaucoup parlé ..de sérénité et delaisser-être, cela aussi a disparu. Je ne me reconnaisplus : sans raisonnement ni volonté. Mais décidé. Aupassif, comme une affaire est décidée. Mêlé bien malgrémoi à cë populo. Si j'ai repris l'autobus pour reveniren ville, c'est qu'une autre force trafique ma vie. Ellem'envahit le thorax. Elle est entrée en moi avec levagissement à la Maternité. Elle me soulèvera jusqu'audernier râle. Ici même, à Lafayette Square, elle mesuffoque. Un essoufflement. qui fait que les têtes seretournent. Enfin Thaleine de l'Histoire directementdans,...Ie- visage. Je suis dans tous mes états. COm.Il1el'écolier avânt que la strip..teaseuse enlève sa dernièreétoile.

Ils .sont douze, comme ce matin. Les bottes cirées,les .bras croisés. Ils n'ont pas bougé de la journée.J'examine ces physionomies jusqu'à ce que les yeux mebrûlent...Leurs formes soudain -devlennent floues. Elles'seconfondent comme en une muraille. Cela se passe brus­quement, .on dirait l'effet d'une bombe lacrymogène.Une muraille couleur de cendre. Elle s'étend d'unbout à l'autre du champ visuel. Je me penche un peu,prends de 'I'élan. Je cours tête baissée. Football améri­cain. J'entends un ·écroulement de briques, puis uncoup de sifflet. prolongé. Je roule dans quelque chosed'humide. Mes épaules touchent mes talons. Ma têteest rejetée en arrière. Je vois Herman debout au-dessusde moi. Il s'est fourré un petit objet métallique entreles lèvres. Il souffle dedans. Ses joues gonflées au maxi­mum; Il est rouge. Ses mains s'agitent en toutes sortes

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LES ORIGINES

de simagrées. L'écart de ses jambes se réduit vers lehaut où elles sont surplombées par sa tête. Le siffle­ment dure. J'ai mal aux reins. Mes pieds s'enfoncentdans l'herbe. Je cale leur pointe dans le sol. Commedes starting-blocks. Je me retourne d'un coup sec,m'arc-boute, Puis je pousse violemment en. avant,prenant appui sur les mottes de gazon. Je fonce endirection de la muraille. Elle n'y est plus, je tombe.J'ai des douleurs dans les côtes. Je ne vois plus rien.Le visage de Herman a disparu comme il est venu. Lesifflement seulement approche. Je rampe à plat ventre.Même sans voir, je sais OÙ se trouve le pupitre. Jeglisse, raidis les coudes. Quelque chose retient mespieds, je m'en dégage. Je tends les bras en avant, le plusloin possible. Je ramasse mes genoux sous le ventre,pivote sur les fémurs. Mes doigts touchent quelquechose de solide. Comme le pied d'une table. Je m'ycramponne de la main droite. La main gauche tâte,trouve l'autre pied. Je ne lâcherai pas. J'ai une érectionsauvage comme jamais dans l'amour. Un derniereffort, je me plie en boule. Je me lance en avant, detout mon corps sur le pupitre. J'entends les planchesqui craquent. Je serre l'objet dans mes bras, serreencore, les montants en bois se brisent. Sous le poidsde mon corps, cette construction -minable s'aplatit.Victoire! Je me blottis contre les restes du meuble.Je me tords et me balance au gré des coups, me con­tracte régulièrement. Une côte s'est fracturée dans mapoitrine.

Je vois un corps en peine, couvert de grosses fourmisrouges. Je vois un soleil radieux qui s'apprête à m'as­pirer. Je vois un garçon qui murmure: «ma vje devientvraie. » Je vois un pilote kamikaze' s'écraser sur unemontagne. Je vois un chien ensanglanté trotter sousl'ombre d'une charrette. Je vois des pompiers deboutsur tune voiture à toute vitesse, et qui se fixent desbouteilles d'oxygène sur le dos. Je vois des livresd'Histoire tomber sur un tapis roulant comme les

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LES ORIGn{ES

valises à l'aéroport. Je vois un nazi sé brûler les lèvres ..à un sifflet. Je vois Herman rentrer chez lui et diremaintenant il me faut une orgie. Je vois un électrophonedevenir dingue, avec un disque de- rires qui tourne deplus en plus vite. Des billets d'avion ge dressent dansla campagne comme tm blasphème, Un cinéma pleinde Noirs s'esclaffe parce qu'on tabasse un Blanc. Uncinéma plein d'Allemands s'esclaffe parce 'qu'on tabasseun Juif. Je vOIS UD. garçon en Iarmes filmer one poupéedisloquée. Un enfant est lynché par' la foule pour avoirvolé des cigarettes. Je- vois la mer. Je trais le phare ausommet d'un -bac chercher le ponton après la traverséede nuit.

Je ne lâche pas le pupitre. Je l'ai empoigné avec ledésespoir d'une- '(Fie malmenée. Maintenant une jubila­tion féroce me gonfle. Mes doigts se crispent autour despieds en bois, Des crampes montent jnsqtre dans mesépaules. Les poignèts tremblent sous la tension. je neme connaissais pas une telle énergie. Enfin la main..mise- sur le passé. Ertfin je le domine. Ce n'est plus luiqui me tient. Je le tiens, je m'en suis emparé, c'est

"irrévocable. Je rte me sens plus irrrpuissant devant sesreflux. Personne ne -viendra me dévisser les. jointures.Mes ongles pénétreront dans le bois. ,Mes mains se chan­geront, en griffes calcinées, feront un avec lui. J'ai saisice pupitre aveé haine, mais l'étreinte se change enjubilation. Je me serre passionnément" contre lui.

Ainsi, le jour du quatre-vingt..cinquième anniversairedu Führer ai-je copulé avec le présent. Avec troisdécennies. de retard, j'ai reçu des bottes nazies dans leventre. Un drôle de chemin qu'il 'm'a fallu prendre, J'aidû: allonger ma vie en arrière an lieu de la pousser enavant.. J'ai dû 1'étirtrr jusqu'a cette zone entourée debarbelés dont", j'ai voulu précisément 'm'échapper, -J'aiparcouru ma vie à rebours. J'arrive abruti, mais j'aivu, J'ai détruit le passé.. Je n'ai plus rien à nommer.Maintenant, que la vie me vive.. J'ai. \TU l'origine par-delà les origines. Parvenu Itt destination, Le zénith. Je

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LBS ORIGINES

sais qu'un chemin de vie. même, inacceptable, peutêtre accepté.

Je voudrais qu'une voix me réveille « Das Schlafenhat Dir gut getan,» Je voudrais entrouvrir les yeux,voir une femme en peignoir japonais. Je voudrais qued'une main elle s'enroule le cordon autour de la taille,et que de l'autre elle- se passe une serviette sur lescheveux. Je voudrais qu'elfe' dise « [ch habé ein heissesBad genommen, bis Du wacb wurdest. » Que sa voix soitdouce, qu'elle marche pieds nus sur les tapis. Qu'ellelance sa serviette sur une chaise, rejette ses cheveuxmouillés en arrière, qu'elle noue son déshabillé à laceinture. Je voudrais qu'elle aille du lit à la fenêtre,qu'elle ouvre un rideau. Dehors il y aurait un dogwooden fleurs. Je voudrais qu'elle sourie en disant : « Dieganze Nacht hast Du Dich an die Bettpfosten geklam­merl. Deine Finger waren wie Zangen.» Je voudraisqu'elle se penche sur moi, qu'elle examine les banda­ges autour de mon torse. Je voudrais qu'elle sente unshampooing de luxe. Je voudrais qu'elle ait un longcou rose.

Je marche déjà mieux. Les douleurs dans les reinsdiminuent. J'ai pour les rues de Washington. un regarq'd'ancien combattant. 'Mais j'évite encore la place devantla Maison-Blanche. Au bureau .. de poste de la" quator­zième rue et de l'avenue de New York, une femmeenvoie un colis. Elle porte un veston d'homme. Sestraits sont sévères. Elle me dit

«Vous immigrez tout juste. J'ai l'œil pour cesgens-là. Vous avez bien fait. Combien ça peut être dur,les premières années, nous sommes tous heureuxd'avoir fait le saut. Après cinq ans on peut devenircitoyen. Finalement la vie est meilleure ici. Vous ver­rez. »

J'appelle Lothar. L'ambassade m'avance le prix dubillet. A la Lufthansa, ifs en ont l'habitude. Dans lehall de l'aéroport je pose une question à un porteurnoir. Il me répond :

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LES ORlGlNES

« Je ne donne pas de renseignements aux Blancs.»Des nommes en bleus de travail courent sur la

piste des -départs. Ils portent des espèces d'écouteurs,ce sont de gros tampons contre le bruit. Quand ilspassent derrière les réacteurs, ils. s'inclinent pout résis­ter .à l'air propulsé. Les moteurs chassent la poussièredans tous les sens. Par une porte laissée ouverte, elleentre dans la salle des embarquements. Mon '-derniervoyage. Jë serai avec ceux qui commencent tout juste'à vivre. Je veux voir "la vie à l'œuvre, je m'installeraioù il y a des enfants, Plus de mots scandés'. Je salueraiceux 'qui se taisent. L~ soir, je dînerai seul avec montransistor. Je ne prierai pas.:Te suis yenu à traverstrop de fumées. Les yeux me. 'brûlent, je ne vois plusque les choses présentes.

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Table des matières

1. Comment j'ai appris à serrer les poings 9

2. Comment je suis défenestré pendant qu'aukibboutz on fait la sieste 33

3. Comment je prends un bain de nuit à Jaffa 63

4. Pourquoi un Juif avale des comprimés d'aspi-rine dans la Forêt-Noire 89

5. Pourquoi les surplus de guerre font bâillerun Québécois 115

6. Comment une Polonaise me démëmbre: etremembre pour oublier la guerre 145

7. Comment j'essaie de me vendre aux Améri-cains 171

8. Comment de tout mon corps j'écrase le passé 197

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L'impression de ce livrea été réalisée sur les presses

des Imprimeries Aubinà Poitlers/Ligugé

pour les Editions Arthème Fayard75; rue des Saints-Pères, Paris-ë"