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Hélène GAUSSOT- FAUTRAS
Mémoire présenté en vue de l’obtention du D.E.E.S
(Diplôme d’Etat d’Educateur Spécialisé)
Session juin 2009, IRTS d’Hérouville Saint-Clair.
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Cet écrit n’engage que la responsabilité de son auteur.
Afin de préserver l’anonymat des personnes, leur prénom et
l’initiale de leur nom de famille ont été modifiés. Il ne figure aucune
précision permettant de les identifier.
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SOMMAIRE
I) Présentation du travail en AEMO
1) Histoire de l’AEMO : des mesures administratives et judiciaires p. 4
2) Personnes rencontrées et travail mené en AEMO p. 8
3) Mme B. et ses trois enfants p. 11
II) De quoi parle-t-on ?
1) Soulèvement d’une armée de questions, assailli par la confusion p. 14
2) Quelle réalité à connaître, et comment ? p. 16
3) Indifférence, contagion ou empathie ? p. 20
III) La maltraitance
1) Quelles représentations possibles en AEMO ? p. 22
2) Evaluer p. 26
3) Le développement psychoaffectif, cognitif,
familial et social de l’enfant p. 30
4) Entraves au développement de l’enfant p. 34
IV) L’intervention éducative, cartes
intrapsychiques et systémiques
1) Approche de la dimension intrapsychique p. 43
2) Approche systémique p. 48
3) Le contexte de la demande p. 53
4) Travail éducatif, relations et co-constructions p. 62
Conclusion p. 74
Bibliographie p. 76
Glossaire p. 82
Annexe : Génogramme de la famille B. p. 83
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INTRODUCTION
C’est dans un service d’Action Educative en Milieu Ouvert que j’ai fait cette année un stage
de trois mois, dans une équipe composée d’éducateurs spécialisés et d’assistants sociaux, un
chef de service, un Educateur Technique spécialisé, un psychologue et un psychiatre à temps
partiel. Sa mission est d’apporter un soutien éducatif et psychologique aux mineurs, à leur
famille, aux mineurs émancipés et aux jeunes majeurs de moins de vingt et un ans. Les
mesures peuvent être administratives ou judiciaires, et concernent des enfants en danger avéré
ou risquant de l’être. L’éducateur a une fonction d’observation et de soutien de la relation
parents-enfant.
Je présenterai le cadre institutionnel de l’AEMO, les personnes concernées et le travail mené.
J’évoquerai quelques unes des situations que j’ai rencontrées, et en détaillerai une qui m’a
particulièrement interpellée. Les référents éducatifs sont mandatés pour évaluer et
accompagner des situations difficiles, ils naviguent sur une mer imprévisible, loin de toute
certitude. Ils ont à travailler avec les parents, et à dégager des hypothèses de compréhension et
d’intervention. Qu’en est-il de l’objet appréhendé, auquel nous appliquons notre jugement
d’évaluation ? S’agit-il de la réalité, ou bien uniquement des aspects que nous en avons
perçus ? S’agit-il de la dangerosité de la situation de l’enfant, des compétences de ses parents,
de la relation parents/enfants, de l’enfant au sein de l’équilibre familial ? Qu’en est-il de cette
démarche complexe, aux implications nombreuses ? A la multiplicité des facettes de l’objet
répondent des apports théoriques diversifiés.
J’envisagerai ce qu’est la maltraitance, telle qu’elle est appréhendée dans les termes de la loi,
dans les mentalités et les sensibilités des professionnels et des usagers. J’emprunterai des
notions issues de la psychologie et de la psychanalyse, afin d’approcher les affects et
représentations en jeu dans la relation éducative. Mais nous le verrons, cela ne suffit pas.
Je m’intéresserai aux conditions d’émergence de la demande des familles, et au contexte qui
l’encadre. Cette complexité inhérente à l’accompagnement éducatif des familles concerne des
problématiques essentiellement relationnelles, il convient donc de se doter d’outils adéquats,
pour évaluer et intervenir à la croisée des dimensions intrapsychiques, familiales et sociales.
I) PRESENTATION DU TRAVAIL EN AEMO
1) Histoire de l’AEMO : des mesures administratives et judiciaires
L’Action Educative en Milieu Ouvert appartient au dispositif de la protection de l’enfance,
c’est sur ce terreau qu’elle prend racine. L’Etat, à la suite des œuvres charitables, s’est d’abord
préoccupé des enfants orphelins, avant de considérer que le devoir de venir en aide aux enfants
qui ont des parents lui incombait aussi. L’intérêt porté aux conditions de vie des enfants est
relativement récent dans notre société, ils n’ont droit à une attention et une protection
particulière que depuis le siècle dernier. Avant, ils étaient perçus davantage comme des adultes
miniatures et des « bouches à nourrir », qu’il fallait mettre au travail et rentabiliser au plus vite.
L’absence de maîtrise de la fécondité, la rudesse des conditions de vie et la forte mortalité
infantile limitaient sans doute l’importance que l’on pouvait leur accorder, et l’investissement
affectif de leurs parents à leur égard.
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A l'orée du 20ème siècle, le psychologue genevois Edouard CLAPAREDE déclare:
« Le siècle qui s'ouvre sera celui de l'enfant », cette ère nouvelle s’inaugurant parallèlement à
l’avènement de la notion de sujet. En 1881, Jules Ferry élabore les lois instituant l’école laïque
et obligatoire, aidé de Ferdinand Buisson. Ce dernier appelle Alfred Binet à rejoindre la société
libre pour l’étude psychologique de l’enfant, qu’il a fondée en 1899. Peu à peu, l’Etat
s’immisce dans le domaine de la famille et de l’éducation des enfants. La modification, à
plusieurs reprises, de l’article 375 du Code Civil, et la signature de la Convention
Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) en 1990, deux siècles après la Déclaration
universelle des droits de l’Homme, consacrent l’adoption politique, citoyenne et publique
d’une préoccupation à l’égard des enfants, en définissant clairement leurs droits et devoirs, et
les obligations et limites du pouvoir de leurs parents envers eux.
Les Juges des Enfants (JE) sont créés par l’Ordonnance du 2 février 1945 relative à
l’enfance délinquante. Ces magistrats peuvent instaurer une mesure éducative au civil, et
prononcer une sanction pénale : les mineurs qui commettent des infractions étant à la fois
auteurs et victimes, le juge les sanctionne et les protège à la fois. Il s’ensuit la création d’une
juridiction de l’enfance en difficulté, qui fonde l’intervention des JE, en amont préventif des
possibles infractions à venir.
Dans la version initiale de l’article 375 du Code Civil, le « droit de correction paternelle»,
autorisait le père ayant « des sujets de mécontentement très graves sur la conduite d’un
enfant » à le faire enfermer par le président du tribunal d’arrondissement, jusqu’à ce qu’une
ordonnance du 23 décembre 1958 en fasse le fondement de l’assistance éducative, en vue de
protéger les mineurs en danger. La puissance paternelle est ensuite remplacée par l’autorité
parentale, qui est intégrée dans le Code civil par la loi du 4 juin 1970. La déchéance de
l’autorité parentale est alors prévue, en cas de très graves carences parentales, ou de crimes
commis sur la personne de l’enfant. Le Décret du 7 janvier 1959 (relatif à la protection sociale
de l’enfance en danger) charge le Directeur départemental des affaires sanitaires et sociales de
mettre en œuvre « une action sociale préventive auprès des familles dont les conditions
d’existence risquent de mettre en danger la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de
leurs enfants et saisit la justice dans les cas paraissant relever de mesures d’assistance
éducative judiciaire ». Les services d’AEMO, à l’initiative d’associations privées, ont pour la
plupart été habilités au début des années 1960.
Ces textes et bien d’autres encore, jusqu’à la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de
l’enfance et désignant le président du Conseil Général comme « chef de file de la protection de
l’enfance », modifient les articles 372 à 385 du Code Civil, et fixent les règles d’intervention
de l’ASE et du Juge des Enfants en matière d’enfance en danger. Il incombe à ces deux
instances de mettre en place des aides éducatives en milieu ouvert.
De là, on distingue deux sortes de mesures d’action éducative en milieu ouvert, administratives
ou judiciaires, selon que leur mandataire est, soit le Conseil général, soit le Juge des Enfants :
- L’Aide Educative à Domicile (AED), nommée aussi « prévention » ou « protection
administrative », est dispensée par des services mandatés par l’Aide Sociale à l’Enfance sur la
base d’un contrat établi avec la famille. Elle se fonde sur l’article 221-1 du Code de l’Action
Sociale et des Familles (CASF): « Le service de l'aide sociale à l'enfance est un service non
personnalisé du département chargé (…) d’apporter un soutien matériel, éducatif et
psychologique tant aux mineurs et à leur famille ou à tout détenteur de l'autorité parentale,
confrontés à des difficultés risquant de mettre en danger la santé, la sécurité, la moralité
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de ces mineurs ou de compromettre gravement leur éducation ou leur développement physique,
affectif, intellectuel et social, qu'aux mineurs émancipés et majeurs de moins de vingt et un ans
confrontés à des difficultés familiales, sociales et éducatives susceptibles de compromettre
gravement leur équilibre ». L’AED est une prestation « attribuée sur sa demande, ou avec son
accord, à la mère, au père ou, à défaut, à la personne qui assume la charge effective de
l’enfant, lorsque la santé de celui-ci, sa sécurité, son entretien ou son éducation l’exige »1
Des parents reconnaissent qu’ils rencontrent des difficultés dans l’éducation de leur enfant, ils
sollicitent ou acceptent une aide en vue de les surmonter.
- L’AEMO, terme réservé exclusivement aux mesures judiciaires dans la loi du 5 mars 2007,
est une mesure civile ordonnée par le Juge des Enfants dans le cadre de l’Assistance éducative
« Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les
conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social
sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par
justice».2 Le Juge des Enfants, généralement à la suite d’un signalement faisant état de graves
inquiétudes quant à la situation de l’enfant, convoque parents et enfant à une audience, qui peut
donner lieu à une ordonnance (mesure d’AEMO de 6 mois) ou à un jugement (mesures
d’AEMO d’un à deux ans) renouvelables. Le JE peut tout aussi bien ordonner le placement de
l’enfant en foyer ou en famille d’accueil. Il a le pouvoir d’imposer ses décisions à la famille, et
doit cependant toujours rechercher leur adhésion. Sauf décision contraire de sa part, les parents
« conservent leur autorité parentale et en exercent tous les attributs qui ne sont pas
inconciliables avec l’application de la mesure. ».3 Contrairement aux autres magistrats, il est
lui-même en charge de l’instruction du dossier, dans l’idée qu’une bonne connaissance du
jeune et de sa situation lui permettra d’ajuster des réponses pertinentes et adaptées. Pour
évaluer la situation et prendre une décision, il peut ordonner une enquête sociale, s’effectuant
en 2 mois (et pouvant aussi être demandée par un Juge aux Affaires Familiales), ou une mesure
d’Investigation et d’Orientation Educative (IOE), d’une durée de 6 mois et exclusivement
réservée à la protection des mineurs. Ces mesures précèdent assez souvent une AEMO.
Les parents peuvent faire appel de ces décisions, les recours en matière d’AEMO étant régis
par les articles 1191 à 1196 du nouveau Code de procédure civile. La loi prévoit également la
possibilité de faire appel de la décision de la Cour d’appel.
Outre les mesures d’AED, la voie administrative propose aux familles des
Accompagnements en Economie Sociale et Familiale (AESF), des mesures de placement en
famille d'accueil ou en foyer, des contrats jeunes majeurs en rupture familiale. Le Conseil
Général peut aussi décider d’actions de prévention, de l’attribution d’aides financières,
de l’intervention de Technicienne de l’Intervention Sociale et Familiale (TISF) à domicile,
ou encore d’une admission en foyer monoparental.
Dans la voie judiciaire, le JE peut décider d’expertises médico-légales et psychiatriques, de
Mesures Judiciaires d’Aide à la Gestion du Budget Familial (MJAGBF), de l’intervention de
Techniciennes d’Intervention Sociale et Familiale (TISF), d’Ordonnances de Placement
Provisoire (OPP). Le Juge place alors l’enfant et le confie à l’ASE, en MECS (Maison
d'enfants à caractère social) ou en famille d'accueil, ou encore à un tiers digne de confiance
(par exemple un aîné majeur ou des grands-parents).
1 Loi du 6 janvier 1986 adaptant la législation sanitaire et sociale au transfert de compétences, art.42.
2 Art. 375 du Code Civil
3 Art.375 -7 du Code Civil
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Le point de départ d’une mesure de protection, quelle qu’elle soit, tient à l’initiative d’un
citoyen, membre de la famille, voisin ou autre, ou d’un professionnel, qui a connaissance d’une
situation de risque de danger ou de danger pour un enfant. Il téléphone au 119 (Service
National d'Accueil Téléphonique pour l'Enfance Maltraitée crée par la loi du 10 juillet 1989,
communément appelé "Allô Enfance Maltraitée"), adresse un recueil d’informations au
Président du Conseil Général, ou bien, si le danger est avéré, un signalement à l’autorité
judiciaire (Procureur, éventuellement JE s’il suit déjà la situation de l’enfant). La majorité de
ces écrits émane de l’Education Nationale. L’ensemble de ces informations préoccupantes est
centralisé par une cellule départementale chargée de leur recueil, de leur traitement et de leur
évaluation depuis la loi du 5 mars 2007.
Le critère permettant de distinguer les deux voies est que la mesure administrative se met en
route « à la demande ou avec l’accord » des parents ou du représentant légal, tandis que
l’AEMO judiciaire peut leur être imposée par le JE. Il en va de même des autres mesures,
notamment de placement d’enfants : ainsi un Accueil Provisoire (A.P) est contractualisé entre
les parents et l’ASE, tandis que le magistrat peut ordonner une mesure de placement provisoire
(OPP), et ceci qu’il soit parvenu à recueillir l’adhésion de la famille ou non.
L’article L 226-4 du CASF prévoit la subsidiarité de l’autorité judiciaire, qui n’entre en jeu
que dans les cas suivants : « Le président du conseil général avise sans délai le procureur de la
République lorsqu'un mineur est en danger au sens de l'article 375 du code civil », et que sa
situation a déjà fait l’objet d’aides du Conseil Général qui ne parviennent pas à remédier aux
difficultés, ou que celles-ci n’aient pu se mettre en place du fait de la non-collaboration des
parents, ou bien, que malgré des inquiétudes sérieuses, il soit impossible d’évaluer la situation
de l’enfant.
Il s’agit de deux formules qui s’efforcent de répondre à une grande variété de situations
différentes, chaque fois unique et jamais deux fois la même, puisqu’évoluant dans le temps.
Il est possible de passer d’une formule à l’autre, des arrangements permettant que la transition
s’effectue sans interruption du travail entre les deux. Il s’écoule en moyenne 2 à 3 mois entre la
demande d’AED des parents et le démarrage effectif de la mesure administrative. Il peut
arriver que des parents se disent motivés pour demander une AED, mais une fois la mesure
d’AEMO judiciaire terminée, n’en fassent pas la demande, leur enfant n’ayant dès lors plus
aucun suivi. Ce n’est qu’à l’occasion d’un éventuel futur signalement qu’il redevient possible
de remettre en route un accompagnement. Dans les situations préoccupantes, le JE peut
ordonner un renouvellement de 6 mois pour s’assurer que les parents ont bien adressé leur
demande d’AED à l’ASE, avant de mettre fin à la mesure.
Il arrive qu’un même enfant fasse en même temps l’objet d’une mesure judiciaire d’AEMO
et d’une mesure administrative d’Accueil Provisoire, le maintien de la mesure d’AEMO visant
à préparer le retour des enfants au domicile familial. Il s’agit d’une situation que j’ai
rencontrée dans le cadre de mon stage et dont je parlerai par la suite, mais je présenterai
d’abord le public accueilli, et l’accompagnement effectué dans les grandes lignes.
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2) Personnes rencontrées et travail mené en AEMO
Les personnes que nous rencontrons dans le cadre de l’AEMO ont des difficultés d’ordre
psychologique, familial et social, se concentrant plus particulièrement sur un ou plusieurs de
ces aspects, voire les 3 à la fois. Pour une part, elles ont déjà eu à faire à des intervenants
sociaux, éducatifs, médicaux, paramédicaux, parents et/ou enfants ayant parfois connu des
placements en Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS) ou en famille d’accueil, des prises
en charge en Institut Médico-Educatif (IME), en Institut Thérapeutique Educatif et
Pédagogique (ITEP), des séjours en Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS),
en Foyer monoparental, etc. Des parents peuvent avoir besoin d’aide dans la gestion de leur
budget, être sous tutelle ou sous curatelle. Nombre d’entre eux sont au chômage et dépourvus
de qualifications professionnelles, mais on rencontre aussi des parents bien insérés
professionnellement et socialement. Ils peuvent être touchés par l’ensemble des difficultés de
la vie susceptibles d’affecter tout un chacun.
Le fait que de nombreux parents aient eux-mêmes eu affaire à l’Aide Sociale dans leur enfance
pose néanmoins la question du cumul et de la chronicisation des difficultés, ainsi que d’une
répétition transgénérationnelle des problématiques rencontrées. Les professionnels d’AEMO
qui travaillent depuis une vingtaine d’années en témoignent : il arrive qu’ils aient à suivre les
enfants des enfants autrefois suivis, des similitudes existant entre les problématiques des deux
générations successives. Ce phénomène m’avait déjà frappé, lors d’un précédent travail en
Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale accueillant des femmes avec leurs enfants.
Nombre d’entre elles avaient subi des maltraitances dans leur enfance, et pour plus de la moitié
étaient victimes de violences conjugales. Les enfants pâtissaient à leur tour de la détresse de
leurs parents. Si tel n’est pas le cas de tous les parents accompagnés en AEMO, ils rencontrent
pour la plupart des difficultés à exercer leurs capacités parentales, et des problèmes
relationnels avec leur enfant. Dans les situations les plus à risque, ils ont un manque de repères
éducatifs et une distorsion dans la perception des besoins de leur enfant, liés généralement à
leur propre enfance et aux difficultés de tous ordres affectant leur vie adulte, notamment des
problèmes de couple. Il s’agit de les aider et de les conseiller dans leur rôle éducatif.
Dans le langage professionnel parlé sur le terrain, les éducateurs spécialisés (E.S) et les
assistants de service social (A.S) ont le même rôle et sont tous appelés « référents éducatifs ».
Chaque référent éducatif à temps plein est en charge d’une trentaine de mesures, tant
administratives que judiciaires. Le plus souvent, un seul enfant par famille en bénéficie, mais
ils peuvent aussi être plusieurs, si bien que pour trente enfants, c’est une vingtaine de familles
qui est concernée. Cela impose une organisation rigoureuse, afin que chacun soit correctement
suivi.
Par commodité je parlerai de « l’enfant » au singulier, dans la mesure aussi où même
lorsqu’ils sont plusieurs à bénéficier d’une AEMO dans une fratrie, chacun est considéré
comme sujet à part entière et reconnu dans sa singularité individuelle. La forme de
l’accompagnement s’adapte bien entendu à chaque mineur, elle met en mouvement des
attitudes, savoirs être et faire spécifiques en fonction de l’âge et de la personnalité de
« l’enfant » (qui peut être aussi adolescent, ou même adulte dans le cas des jeunes majeurs).
Une attention est aussi portée aux relations des enfants au sein de leur fratrie, et aux liens
particuliers qui unissent chaque enfant aux autres membres de la famille. Il peut arriver qu’un
des enfants ait une mesure d’AEMO, que l’autre soit placé, et qu’un 3ème n’ait aucune mesure
de protection particulière. L’éducateur concentre alors son action au service de l’enfant pour
lequel il est mandaté, sans pour autant faire abstraction du reste de la fratrie.
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Le travail du référent éducatif consiste principalement en des entretiens, rendez-vous et
sorties avec les familles, au bureau, à leur domicile ou ailleurs, des réunions de l’équipe
pluridisciplinaire, des réunions et rencontres avec des partenaires extérieurs (notamment des
audiences avec les familles chez le JE dans le cadre des mesures judiciaires, et des rendez-vous
avec l’attaché territorial de l’ASE pour les AED). Des entretiens téléphoniques sont pratiqués
régulièrement. Une part de son activité est aussi occupée par l’écriture des comptes-rendus de
suivi et des rapports, sans quoi des informations importantes pourraient être oubliées et se
perdre d’un rendez-vous à l’autre.
Les rencontres du référent éducatif avec les familles ont généralement lieu une à trois fois
par mois, avec un des parents (quand les parents sont séparés dans un contexte conflictuel ou
inégalement disponibles, quand l’un d’eux habite loin et/ou travaille, est emprisonné ou absent,
etc.), les deux séparément ou ensemble quand c’est possible. Cette fréquence varie en fonction
des situations, de l’appréciation qui en est faite, et du projet élaboré en équipe pour y répondre.
L'absence récurrente des pères dans le cadre de l'exercice de la mesure fait que ce soutien
s’adresse majoritairement à des mères de familles ; il arrive aussi que ce soient des pères
élevant seul leur(s) enfant(s). Les enfants sont rencontrés ensemble ou séparément, en présence
de leurs parents ou sans, à domicile, au service, à l’école, etc., dans différents contextes
permettant des échanges, des observations et des accompagnements variés. L’éducateur peut
aussi organiser des sorties et des activités regroupant des enfants de différentes familles, seul
ou avec d’autres éducateurs du service.
Le référent éducatif accompagne les parents vers une prise de conscience de leurs difficultés
et de celles de leur enfant, et vers une recherche et une optimisation des ressources
personnelles, familiales et sociales dont ils disposent. Les améliorations visées sont toutes
centrées, plus ou moins directement, sur la personne de l’enfant : c’est son intérêt qui est
recherché. Il peut s’agir, par exemple, d’orienter et accompagner vers une aide thérapeutique
pour l’enfant et/ou le(s) parent(s), une médiation familiale, un soutien aux devoirs ou une
activité extérieure pour l’enfant. En cas de difficultés trop importantes, un placement sous
forme de recueil temporaire peut être préparé avec la famille.
A l’ouverture de la mesure ou lorsqu’elle est reconduite, nous disposons du contrat établi
entre les parents et l’ASE, ou du jugement d’Assistance éducative, qui mentionne le motif de
l’aide demandée par l’enfant, ses parents, par un tiers, ou par le Juge. Le chef de service et le
référent éducatif invitent le ou les parent(s), avec ou sans leur(s) enfant(s), à les rencontrer au
service pour la signature du Document Individuel de Prise en Charge (DIPEC). Ce document
prévoit l’élaboration et la transmission aux parents d’un projet individuel et familial dans une
durée maximale de 6 mois, ainsi qu’une évaluation annuelle de la situation faite en équipe
pluridisciplinaire. D’une forme générale homogène, le DIPEC comporte des nuances, selon
qu’il s’agit d’une mesure administrative ou judiciaire.
Dans le 1er cas, il est consécutif à la décision administrative et au contrat établi entre la
famille et les services du Conseil Général. Il s’établit, « vu la demande Ŕ l’accord- de Mr…,
Mme…, pour bénéficier d’une aide éducative en milieu ouvert », entre les détenteurs de
l’autorité parentale, et le service mandaté par le responsable territorial de l’ASE, par délégation
du Président du Conseil Général.
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Par exemple, Mme D., mère de Martin (12 ans) et de Kévin (10 ans) élève seule ses deux fils,
n’ayant pas eu de nouvelles de leur père depuis un peu plus de 5 ans. Les relations entre les
deux frères sont très conflictuelles. Mme D. se dit en difficulté pour éduquer ses enfants, elle
demande une aide, afin de mieux savoir ce qu’elle peut leur dire, et comment.
Dans le cas d’une mesure judiciaire, le DIPEC est consécutif « à la décision judiciaire dans
l’exposé de ses motifs » prise par le JE. Les jugements assoient la prescription de la mesure en
qualifiant la situation de danger de l’enfant, et donnent le motif de l’AEMO ordonnée. Il peut
s’agir, par exemple, de réguler et de pacifier des relations conflictuelles impliquant l’enfant au
sein de sa famille, d’accompagner un moment de crise, de recomposition familiale ou de
reprise de contact après une séparation.
Lucien et Magali ont été placés en famille d’accueil par le JE durant huit années, en raison
des alcoolisations et des fréquentations dangereuses de leur mère. Sa situation s’est stabilisée,
elle a pris un logement adapté à l’accueil de ses enfants et demande leur retour à ses côtés.
Le JE décide de ne pas reconduire le placement, il ordonne une mesure d’AEMO afin de
préparer ce retour, et de s’assurer qu’il se fera dans de bonnes conditions.
Dans les familles où les parents sont séparés, des procédures chez le Juge aux Affaires
Familiales sont souvent en cours, afin de fixer la résidence de l’enfant, et de déterminer les
droits de visite et d’hébergement du parent non gardien. Les décisions du JAF s’appliquent
« sauf si meilleur accord entre les parents », cet accord semblant parfois impossible à trouver.
Dans plusieurs des situations rencontrées, ces procédures et remaniements conjugaux se
déroulent dans une atmosphère très conflictuelle, dont l’enfant souffre d’être l’enjeu.
Tel est le cas de Christophe, 7 ans, dont l’instabilité psychomotrice et les terreurs nocturnes
témoignent d’une grande insécurité, le gênant notamment dans ses apprentissages scolaires (à
l’école il refuse de rester assis, se cache sous la table). La mesure d’AEMO judiciaire a été
renouvelée pour la 3ème année consécutive. Mme J., mère de Christophe, en a la garde, mais
elle craint de la perdre car Mr V., le père, a demandé la résidence de l’enfant. Une audience est
prévue chez le JAF dans quelques jours. Nous recevons Mme J. le matin, elle nous dit que
si Christophe va mal, c’est à cause de son père qui a tout fait pour leur poser des problèmes
depuis plusieurs années. L’après-midi même, nous recevons Mr V., il nous affirme que la folie
de Mme J. est responsable des problèmes psychologiques de Christophe. Nous tentons de faire
entendre aux deux parents que leur conflit met l’enfant en grande difficulté. Chacun d’eux
semble plus préoccupé de nous rallier à sa cause contre l’autre, que de partager une réflexion
engageant sa propre responsabilité parentale à l’égard de l’enfant.
Le projet individuel et familial s’établit en équipe à partir des objectifs généraux du contrat
administratif, de l’ordonnance ou du jugement, en tenant compte de la situation de la famille et
des possibilités du service. L’éducateur informe la famille que le projet va être fait en équipe,
en discute avant et après avec l’enfant et ses parents, et leur en fait la restitution une fois le
projet formalisé. Celui-ci tient compte des attentes formulées par la famille, mais il se base
avant tout sur les besoins inhérents à la situation de l’enfant tels qu’ils sont perçus par les
professionnels. Lorsqu’un objectif suscite trop de résistances chez les parents, il peut être
abordé par des voies détournées, et sa mise en œuvre, faire l’objet d’une négociation.
Coralie, 5 ans, bénéficie d’une mesure d’assistance éducative après que l’école ait constaté des
traces de bleus sur l’enfant, puis de l’absentéisme scolaire, et signalé sa situation au Procureur.
Elle vit seule avec sa mère, Mme A., qui connait d’importantes difficultés financières, et risque
une expulsion de son domicile, car elle n’a pas payé son loyer depuis plusieurs mois.
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L’éducatrice référente a rencontré quelques fois Mme A. avec sa fille Coralie, mais au moment
où je suis arrivée en stage, elle ne parvenait plus à les voir depuis deux mois, et adressait un
courrier au JE pour l’en informer. Mme A. n’avait pas de téléphone et n’était pas présente aux
rendez-vous successifs qu’elle lui avait proposés par courrier, que ce soit au service ou à son
domicile. Lors d’un précédent rendez-vous, Mme A. lui avait dit que cette mesure éducative
l’insécurisait plus qu’elle ne l’aidait. Nous sommes parvenues peu après à la rencontrer en
nous adressant à ses grands-parents, qui habitent près de chez elle. Nous lui avons alors
proposé que je l’accompagne dans les démarches visant à éclaircir sa situation financière car
elle disait avoir du mal à les faire seule, elle a accepté.
L’éducateur encourage les parents à toute attitude ou action qu’il pense être bonne pour leur
enfant, en discute avec eux et soutient leurs prises de décision. Cela ne marche bien
évidemment qu’à condition que les parents partagent nos vues quant à leur situation, et pensent
avoir besoin de ce soutien.
Le service d’AEMO a aussi une fonction de vigilance et de protection face à des actes de
violence. Lorsqu’il observe une dégradation de la situation, il doit aussitôt en alerter les
autorités compétentes. Le rôle de l’éducateur engage très fortement sa responsabilité : s’il a
connaissance d’un risque concernant un membre de la famille (menaces de mort, …) il doit
immédiatement en informer le préfet. De même en cas de grave danger pour l’enfant,
il convient d’en informer le JE qui le connaît ou sans cela le Procureur, mais aussi le préfet.
L’obligation est alors de dénoncer le danger et de le faire cesser. Dans certaines situations,
il est des enfants et des parents qui n’appellent pas au secours par leurs paroles, mais dont la
détresse s’exprime à travers des actes mettant l’enfant en danger (troubles de la conduite,
alcoolisations, négligences, violences, etc.). L’éducateur doit être attentif à tous ces signes
et les interpréter avec prudence, en évitant de prendre seul des décisions dans la confusion et
l’urgence. Quand une séparation s’avère nécessaire, il tâche autant que possible de la préparer
avec chacun des membres de la famille, et de prendre d’abord le temps d’y réfléchir en équipe.
3) Mme B. et ses trois enfants 1
A l’occasion de mon stage en AEMO, plusieurs dizaines de situations ont retenu mon
attention, chacune soulevant des interrogations et des difficultés particulières. J’ai rencontré
une trentaine de familles différentes, et me suis concentrée plus particulièrement sur le suivi de
cinq d’entre elles. Dans l’impossibilité de restituer dans le détail la grande diversité des
situations, j’en présenterai une en particulier. Elle m’a parue condenser beaucoup des
nombreuses questions suscitées par les autres situations que j’ai rencontrées, et représentative
de la complexité de ce champ d’intervention. Les observations qui suivent résultent de la
lecture du dossier, des prises de notes et comptes-rendus que j’ai faits à l’occasion des
rencontres avec Mme B. et ses enfants, et des réunions et échanges avec l’équipe
pluridisciplinaire de l’AEMO.
Les 3 enfants de Mme B. (29 ans) bénéficient d’une mesure d’AEMO judiciaire depuis
octobre 2007, leur situation ayant été signalée par des professionnels scolaires. En raison des
carences éducatives constatées, elle a été renouvelée une fois pour un an. Il s’agit de Sandrine
(8 ans), Laura (7 ans) et Marc (3 ans et 6 mois). Aucun des enfants n’a été reconnu par son
père, tous trois portent le nom de leur mère.
1 Le génogramme est joint en annexe p. 83
12
Le dossier rend compte du travail d’accompagnement effectué la première année de mesure,
il a permis l’orientation de Sandrine en Classe d’Intégration Scolaire (CLIS) en raison d’une
déficience intellectuelle, et a visé en priorité les soins à donner aux enfants : prise en charge au
Centre Médico-Psychologique (CMP), arrachage de dents presque toutes cariées, traitement
intensif, mais insuffisant contre les poux pour les trois enfants, projet d’inscription de Marc en
halte garderie, projet d’un suivi orthophonique pour Sandrine et pour Marc. Le référent
éducatif a aussi tenté de mobiliser le père de Sandrine, et celui de Laura et Marc, puis y a
renoncé, car ils n’investissaient pas davantage la relation à leurs enfants. Le discours que Mme
B. tient sur les pères de ses enfants est qu’ils ont tous deux un problème d’alcool, et que le père
de Marc et Laura ne venait leur rendre visite que lorsqu’il était alcoolisé. Elle dit regretter
d’avoir été avec eux, et ajoute que bien entendu, elle ne regrette pas ses enfants.
L’été dernier, Mme B. a envoyé un courrier à l’ASE demandant l’Accueil Provisoire de ses
enfants pour une durée de six mois. Elle écrit qu’elle se sent très fatiguée, dépassée dans la
prise en charge de ses enfants, elle voudrait pouvoir se reposer et entamer des démarches pour
son insertion socioprofessionnelle. Elle dit qu’enfant, elle a elle-même été placée en foyer, ce
qu’elle ne souhaite pas voir se répéter, et demande une famille d’accueil pour ses trois enfants,
afin qu’ils ne soient pas séparés.
Je rencontre Mme B. et ses enfants début décembre 2008, et d’un commun accord avec
l’éducateur référent, m’engage avec lui dans le suivi. La première fois, j’accompagne le
référent au domicile de Mme B. et de ses enfants pour préparer le rendez-vous chez l’attaché
territorial en vue du placement. Aucune famille d’accueil n’est disponible pour accueillir les
trois enfants, mais il y a des places en Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS). Mme B.
dit alors préférer que ses enfants aillent dans un foyer, affirmant qu’elle n’avait jamais souhaité
de famille d’accueil, contrairement à ce qu’elle a écrit dans la lettre dont nous avons copie dans
le dossier. Les enfants se montrent bruyants et agités.
L’éducateur référent et moi accompagnons Mme B. et ses enfants à la mi-décembre, lors de la
signature de l’Accueil Provisoire à l’ASE avec l’attachée territoriale. Les enfants sont
accueillis au lendemain de Noël à la MECS, Sandrine et Laura dans le groupe des grands,
Marc dans celui des petits ; ils ont néanmoins la possibilité de se voir chaque jour sur des
temps réguliers.
Une dizaine de jours après l’arrivée des enfants à la MECS, j’accompagne une visite de Mme
B. sur place, dans une grande salle de jeu, avec les enfants : durant plus d’une heure, Marc
reste cramponné aux bras de sa mère en pleurant et en criant, inconsolable. L’éducateur
référent est avec eux, tandis que je joue et parle avec Sandrine et Laura. Tout en portant et
entourant de ses bras Marc qui pleure, Mme B dit aux enfants: « si ça se passe comme ça, je ne
reviendrai pas ».
Le juge des enfants en charge du dossier d’Assistance Educative a été informé du projet
d’Accueil Provisoire et a renouvelé la mesure en octobre 2008, afin d’accompagner l’A.P des
enfants, et de préparer leur retour au domicile au bout des 6 mois. Mme B. a formulé une
demande d’aide à l’AEMO afin de parvenir « à poser son autorité » auprès d’eux.
La perception que j’ai eue de la situation a évoluée, et il m’a semblé qu’il y avait un décalage
entre l’objectif explicite de l’accompagnement éducatif et les besoins et possibilités de la
famille, ce dont je m’expliquerai par la suite, en exposant la problématique telle que je l’ai
appréhendée. Les observations apportées en complément par les divers professionnels de
l’AEMO et de la MECS ont contribué à la construction de ce regard.
13
Point sur la situation effectué avec la MECS, 6 semaines après le début du placement
Les circonstances entourant cet accueil en foyer ont été comprises ainsi par les enfants :
Sandrine et Laura ont exprimé qu’elles pensaient être placées parce qu’elles n’obéissaient pas
suffisamment à leur mère, et la fatiguaient trop. Les premiers jours de leur accueil, elles ont
beaucoup pleuré. Marc, en l’absence de langage verbal, a réagi par des pleurs et une opposition
marquée pour s’alimenter, il réclamait beaucoup sa sœur Sandrine. Les éducatrices du foyer
ont découvert qu’il ne mangeait encore que des petits pots, et avec la confirmation et l’accord
de sa mère, lui ont proposé des aliments mixés. Les repas se passent mieux, mais ce que Marc
accepte de manger varie d’un jour à l’autre et reste difficile à prévoir. Les éducatrices ont
également travaillé l’apprentissage de la propreté, il l’a acquise en une quinzaine de jours.
Dans un premier temps, il rentrait des moments passés chez Mme B. avec une couche, mais
après qu’elles en aient discuté avec elle, il rentre désormais à la MECS sans couche. Jusqu’à
présent Mme B. prenait la température de ses enfants en posant sa main sur leur front, la
MECS lui a fourni un thermomètre.
Les temps d’hébergement des enfants au domicile de leur mère ont d’abord été fixés d’un
commun accord avec elle tous les week-ends, du samedi matin au dimanche avant 18h. Elle a
alors demandé à venir les chercher moins tôt, et choisi 11h30 pour le samedi. Dans l’intérêt de
Marc qui continuait à vivre particulièrement mal la séparation, les éducatrices souhaitaient
maintenir un temps de visite le mercredi après-midi, mais cela n’a pas pu être réalisé par Mme
B. au-delà de la 5ème semaine d’A.P. Les tentatives des éducatrices pour attirer son attention sur
la scolarité de ses filles n’ont pas abouti, elle n’a pas souhaité regarder leurs cahiers. Tout en se
disant d’accord au début pour les accompagner aux rendez-vous extérieurs de soins
(orthophoniste, dentiste, psychologue), elle ne s’est pas rendue présente pour le faire.
Durant les vacances, il était initialement prévu que les week-ends se prolongent jusqu’au lundi,
voire davantage, si cela se passait bien, mais c’est l’inverse qui s’est produit. A partir de fin
février, les temps de rencontres entre Mme B. et ses enfants se sont écourtés pour se limiter à
la journée du dimanche. L’hébergement des enfants au domicile avait été plusieurs fois mal
vécu par elle, elle nous disait, tant à l’AEMO qu’à la MECS, que les enfants étaient très durs,
exigeants et désobéissants.
Le problème des poux subsistait malgré les traitements effectués à la MECS, le domicile de
Mme B. n’étant pas traité. Elle s’opposait à l’intervention de l’Educatrice Technique
Spécialisée de l’équipe d’AEMO, ou d’une Technicienne de l’Intervention Sociale et Familiale
afin de l’y aider. Nous avons adressé une demande d’aide au Plan de Réussite Educative pour
financer les produits. En vue d’optimiser les conditions de cet accueil provisoire et celles du
retour des enfants au domicile, nous avons sollicité Mme B. pour des rendez-vous réguliers.
La proposition de l’éducateur référent était de travailler avec elle sur son histoire personnelle et
son positionnement parental, tandis que la MECS s’occuperait d’aborder les aspects de
l’organisation matérielle touchant à la prise en charge quotidienne des enfants. Or tant à leur
égard qu’au nôtre, Mme B. a semblé faire preuve d’attitudes de fuite et de passivité.
Lorsque nous avons voulu œuvrer au traitement et à l’aménagement du domicile, elle n’était
pas chez elle aux rendez-vous prévus. Lorsque nous l’avons revue au bureau, elle nous a dit
qu’elle n’aimait pas son appartement, et était à présent installée chez des amies à 10 km de
Caen, où elle revoyait de temps en temps le père de Laura et de Marc. Elle n’est pas venue au
rendez-vous suivant, nous ne parvenions plus à la joindre sur son téléphone portable, et elle
n’avait pas rappelé suite aux messages que nous lui avions laissés. Mon stage s’est terminé en
mars, je ne l’ai pas revue.
14
II) DE QUOI PARLE-T-ON ?
1) Soulèvement d’une armée de questions, assailli par la confusion
Nous avons appris par la suite que les enfants n’avaient pas de lit au domicile, Sandrine et
Laura dormant sur le canapé, et Marc avec sa mère dans son lit. J’étais allée rencontrer Mme
B. et ses enfants chez eux mais n’avais vu que le séjour, qui m’avait paru assez bien tenu et
correct. Je n’avais pas sur le moment pris le soin de me poser la question de la chambre et du
couchage des enfants, elle m’est rétrospectivement apparue comme une question
incontournable. Cela m’a montré combien il importe d’apprendre à se poser les bonnes
questions, pour pouvoir les aborder avec les familles.
Cette difficulté se pose face au foisonnement d’informations : lesquelles est-il pertinent de
privilégier, et comment les ordonner ? Nous savons que deux témoins d’une même scène en
feront des descriptions différentes, les mêmes détails n’ayant pas retenu leur attention.
Ces informations au caractère parcellaire et relatif président à la construction d’une
interprétation générale du sens de la scène observée qui s’avère nécessairement subjective.
Cela peut expliquer en partie le décalage entre certains rapports écrits par d’autres équipes de
professionnels (IOE ou autres), et ce que nous-mêmes percevons de la situation de la famille :
le rapport écrit se fait l’écho de la situation indépendamment de nous, mais aussi de la qualité
de la relation qui s’est nouée entre usager(s) et professionnel(s).
« L’objet observé n’est donc pas neutre, l’observateur, selon son état sensoriel ou
neurologique, selon la structure de son inconscient, sélectionne certaines informations à partir
desquelles il crée une représentation qu’il nomme « évidence ». Mais l’évidence n’est pas
évidente. » 1
De plus, la perception est indissociable de l’action. Ainsi la tique n’est-elle stimulée que par
une seule information sensorielle à laquelle elle réagit aussitôt : en sentant de l’acide butyrique
elle saute de la branche et s’accroche au chien. Sachant que le schéma est réducteur et que nous
ne réagirons pas tous pareillement, quels stimuli en AEMO, pour quelles réactions ?
Quelles théories peuvent nous permettre de relier les informations entre elles afin de les
rendre significatives ? Faire du déferlement de l’évènement une accumulation de données
brutes n’a pas de sens : « On fait la science avec des faits, comme une maison avec des pierres,
mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de cailloux n’est une
maison.» 2
La tentation qui guette toute démarche de construction théorique est d’écarter les faits qui ne
confirment pas l’hypothèse préétablie et préférée, tandis que ceux qui la confortent seront
tenacement mis en avant. Peut-on être objectif, ou au moins avoir le recul suffisant, a fortiori
en des circonstances impliquant nos représentations et nos affects ?
La question de la fin du placement, censée intervenir à la veille des vacances scolaires d’été
et avoir été préparée, se pose avec acuité dans une atmosphère de doutes, de confusion et
d’indécidabilité. Le risque pour l’intervenant est d’être englué dans l’immobilisme ou entraîné
dans l’activisme : faut-il insister pour voir Mme B. par tous les moyens possibles, afin de
1 Boris CYRULNIK, « Sous le signe du lien. Une histoire naturelle de l’attachement ». Hachette, 1989, p.14 2 Henri POINCARE, 1908
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travailler sur son histoire et préparer le retour des enfants ? Faut-il attendre qu’elle nous
recontacte et nous donne de ses nouvelles ? Mais que dire et faire pour les enfants en
attendant ? Doit-on se centrer avec leur mère sur un travail de réflexion concernant le passé ou
le présent, ou s’agit-il de l’aider à faire du lien entre les deux ? Comment qualifier le danger
pour chacun des trois enfants, et savoir quelles conséquences il convient d’en tirer ?
Leur situation au domicile maternel ne compromet-elle pas gravement leur développement ?
Leur mère est-elle une figure d’attachement en mesure de servir d’ancrage à leur construction
psychique, identitaire et sociale ? En ont-ils d’autres ?
Face au désarroi, à la faiblesse de l’enfant, nous risquons d’avoir des réactions trop rapides,
insuffisamment réfléchies. Sous la pression de la situation de danger, sous celle du mandataire
de la mesure et des autres intervenants, nous risquons de déraper dans une escalade d’actes
réactifs visant une suppression normalisatrice du symptôme, sans vue globale des réelles
implications de la situation. L’écueil réside alors en des préconisations censées s’appliquer aux
personnes de l’extérieur, et qui s’avèrent contre-productives.
L’intervention éducative vise à accompagner des personnes dans la construction d’un sens à
leur vécu, de sorte qu’elles parviennent à en orienter favorablement le cours. Travailler avec
des familles pour leur imposer des décisions qui leur semblent incompréhensibles et rajouter à
leurs difficultés ne me paraît pas envisageable, nous sommes là pour les aider à organiser elles-
mêmes leurs vies, pas pour les malmener encore plus !
Or rien n’est parfois plus sujet à caution que la bonne volonté d’aider l’autre. Savons-nous ce
qui est bon pour lui, et allons-nous tenter de le lui imposer ? Quelles embûches nous faut-il
prudemment éviter pour un être un éducateur capable, conformément à l’étymologie du mot,
de conduire (du latin ducere) une mesure de protection pour un enfant ? Et une trentaine à la
fois ? Il est des cas où l’enfant n’est pas même rencontré une fois par mois. « L’AEMO est le
plus souvent citée comme seule mesure de prévention au placement. Or, sachant qu’un
éducateur a en charge en moyenne 35 mesures, et que l’on compte raisonnablement sur un
partage de son temps de travail entre 1/3 de travail dans les familles, 1/3 de déplacements et
1/3 de travaux administratifs, on ne peut que s’interroger sur la possibilité de faire évoluer
une situation familiale en intervenant aussi peu de temps auprès des parents et des enfant. »1
Quelle logique est à l’œuvre ? La loi du 2 janvier 2002 pose que l’usager doit être au cœur du
dispositif. La démarche n’est donc pas de définir les problématiques sous l’angle des réponses
déjà existantes : « La mesure prise tant par l’inspecteur de l’aide sociale à l'enfance que par le
juge des enfants dépend beaucoup plus souvent de l’offre existante en matière de mesure
éducative que des besoins, précisément évalués, de la famille et de l’enfant. »2
D’après Alain VILBROD, ce qui caractérise le terrain de l’éducation spécialisée tel qu’il
s’est progressivement laïcisé, puis professionnalisé à partir des années 1940, c’est la souplesse,
le pragmatisme et l’opportunisme. Il a été traversé par des conflits internes et des rivalités entre
les différents corps disciplinaires concernés par l’enfance inadaptée. Les enjeux de pouvoir
sont passés par la volonté de présider à la catégorisation des publics.
1 Rapport NAVES-CATHALA, « Accueils provisoires et placements d'enfants et d'adolescents : des
décisions qui mettent à l'épreuve le système français de protection de l'enfance et de la famille. »
IGAS/IGSJ, juin 2000. p.42 2 Rapport ROMEO, « L'évolution des relations parents-enfants-professionnels dans le cadre de la protection
de l'enfance, » octobre 2001, p.40
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[Catégoriser signifie, à l’origine : « accuser publiquement »]. Les étiquettes collées sur les
usagers contribuaient à légitimer davantage tel ou tel type d’intervention. Posséder les clés de
cette classification revenait à pouvoir construire des établissements et services, censés
répondre aux inadaptations pointées.
Ce champ est marqué par des initiatives privées aux intentions plus ou moins avouables.
Sous couvert de charité chrétienne et de bienfaisance bourgeoise, il s’est aussi agi d’acheter sa
place au paradis, de contrôler, de neutraliser tout risque de révolte (cas des initiatives de
patronage). Ce sont des bâtiments chargés d’histoire qui ont été repris par des laïcs pour créer
les nouvelles institutions, notamment des magistrats à l’initiative d’associations humanistes.
Est alors arrivée l’ère technicienne qui a concilié soif de pouvoir, valeurs morales et prestige
de la science. Les psychiatres, psychologues et rééducateurs sont alors venus occuper
le terrain, apportant leur caution scientifique au secteur privé en train de se constituer.
Jadis fondée sur la transcendance divine, à partir du XXème S., la légitimité de la décision
s’étaye sur les expertises scientifiques qui viennent en appui au juge. « En matière de
protection de la jeunesse, se met en place un « système expert » qui voit le juge de la jeunesse
décider en prenant appui moins sur la loi que sur des instances médico-psychologiques. »1
« Le corps professionnel dont la définition fait loi assoit de fait ses spécificités, ses
compétences, sa place dans les filières de prise en charge ». 2 Ceci, sur environ un million de
personnes (dont 800 000 enfants).
L’AEMO évalue des situations familiales et propose des pistes d’intervention et des
indications au mandataire de la mesure (le plus souvent Juge des Enfants), ce dernier ayant à
faire l’interprétation décisive des données qui lui sont transmises. Des magistrats prennent
appui sur nos rapports pour prendre des décisions qu’ils ont le pouvoir d’imposer aux familles.
Nous avons un pouvoir d’influence. Qu’en est-il de cette responsabilité ?
2) Quelle réalité à connaître, et comment ?
Avant d’agir, il faut prendre une décision. Ni précipitation, ni procrastination, car il est aussi
des cas où le temps joue en défaveur de l’enfant. Les décisions importantes telles que le
signalement ou la demande de placement d’un enfant ne se prennent jamais seul, elles font
toujours intervenir l’équipe pluridisciplinaire. De quels outils se dote-t-elle pour décider ?
A quoi tient sa légitimité ? L’équipe rencontre des dizaines et des dizaines, des centaines de
situations chaque fois singulières et très complexes, pour lesquelles il n’existe aucune recette
préétablie, pas de loi mécanique ni d’équation qui serait valable dans tous les cas. Dans ce
domaine touchant aux relations humaines, entre enfants et parents, familles et professionnels,
et professionnels entre eux, la certitude n’est pas de mise.
« (…) il n’y a pas de normes pour déterminer mes jugements de manière infaillible, pas de
règles générales pour subsumer les cas particuliers avec quelque degré de certitude. » 3
Aristote a distingué différentes formes de connaissance et degrés de vérité, selon diverses
méthodes qui s’adaptent à leur objet.
1 Yves CARTUYVELS : « Intervention en réseau et gestion des risques : les paradoxes de
la (dé)responsabilisation. » Revue Temps d’arrêt, Yapaka, Bruxelles, Mai 2005, p.25 2 Alain VILBROD, « Devenir éducateur une affaire de famille », L’Harmattan, 1995, p.19
3 Hannah ARENDT, citée par Françoise COLLIN, « Une décision est prise », Revue temps d’arrêt, mai 2005.
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« Il est d'un homme cultivé de ne chercher l'exactitude pour chaque genre de choses que dans
la mesure où la nature du sujet le permet. Il serait aussi déraisonnable d‘exiger d'un
mathématicien des arguments persuasifs que d'un orateur des démonstrations exactes »1
Selon cette idée, il n’est pas possible de connaître de la même manière une formule
géométrique, un moteur de voiture et un bébé. Si la formule géométrique a quelque espoir de
s’avérer définitivement vraie, si le mécanicien peut être assez sûr de l’origine de la panne et de
la pertinence de sa réparation, dans le domaine de l’attachement et des relations humaines il
convient d’être humble et prudent. Nous sommes dans le champ de la contingence et du
probable, où nous prenons nos décisions à la boussole de l’ « ut in pluribus » (ce qui nous
paraît se produire le plus souvent), fondée sur notre expérience et par ouïe dire.
Les équations mathématiques ne permettent pas de résoudre les problèmes sociaux, et de
prendre des décisions éthiques et politiques. La rhétorique semble plus appropriée, en tant que
méthode dialogique de connaissance vraisemblable, qui vise le bien vivre ensemble.
L’action au sens aristotélicien de praxis est agir dans le champ du probable.
Ainsi, « (…) une piste se mûrit dans la confrontation diagonale avec les autres. (…)
le dialogue pluriel, la confrontation des opinions, est le lieu d’accouchement de la vérité. »
« Le jugement n’est pas une conclusion mais une action. La décision excède toujours le donné.
Elle fait évènement. (…) Elle trace une route. La décision a rapport avec ce qui n’existe pas, et
qu’elle engage. Elle est un pari et un faire être. »2
Ce que dit Michel MEYER, philosophe éthique et problématologue, peut se rapporter à nos
réunions : « (…) l'interrogativité est l'expression de ce qui divise et sépare les interlocuteurs,
comme une seule réponse est ce qui les rassemble. Ils auront alors une conviction commune,
comme on dit généralement. Dès lors, la rhétorique est la négociation de la distance entre les
sujets à propos d'une question. Ce sont les problèmes qui séparent les hommes, mais aussi ce
qui fait qu'ils se groupent pour pouvoir (mieux) les résoudre. La rhétorique rejoint ainsi la
science politique. » 3
A condition que le dialogue soit ouvert et accepte de supporter les contradictions, les échanges
sont riches, une situation abordée en évoquant d’autres. Cette solide expérience
pluridisciplinaire permet d’éclairer de multiples aspects dans l’analyse des situations.
Ni individus ni groupes ne peuvent prétendre à un regard objectif, et pour avoir quelque
caution, le travail à plusieurs doit respecter une méthodologie déontologique. L’histoire nous a
montré qu’une nation entière pouvait sombrer dans la dictature du même et le terrorisme de
l’autre, par exemple les Aryens persécutant les Juifs, nous pouvons donc être nombreux à
participer à une décision sans pour autant que celle-ci soit juste.
La dimension épistémologique se conjugue à une exigence éthique, ce que retraduit Heinz
Von FOERSTER en distinguant morale et éthique :
« Ce changement épistémologique devient flagrant si l’on se considère d’abord comme
un observateur extérieur qui regarde le monde qui va ; puis dans un second temps
si l’on se considère comme participant actif dans le drame de l’interaction mutuelle,
du jeu de prendre-et-de-donner dans la circularité des relations humaines. Dans le premier
cas, grâce à mon indépendance, je peux dire aux autres comment ils doivent penser et agir :
"tu feras…", "tu ne feras point…" : c’est l’origine des codes moraux.
1 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque (I, 1)
2 Françoise COLLIN, op.cit. p. 55 et 56
3 Michel MEYER, Problématologie et argumentation ou la philosophie à la rencontre du langage
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Dans le deuxième cas, en raison de mon interdépendance, je peux seulement me dire à moi-
même comment penser et agir : "je ferai…", "ne ferai pas…" : c’est l’origine de l’éthique.»1
Selon Giambattista VICO2 (1668-1744) : « La vérité humaine est ce que l’homme connaît en la
construisant ».
Nous sélectionnons des informations et les articulons de manière à les rendre significatives
pour nous, le mandataire de la mesure, l’enfant et les parents concernés, et avec les autres
professionnels : nous avons besoin de chacun d’eux et de tous, pour construire une
compréhension et des interventions adaptées à la situation qui puissent faire mutuellement
sens. Sans cela, comment éviter le détournement pervers de l’arbitraire du référent de la
mesure, se prenant lui-même pour la référence à l’aune de laquelle mesurer la situation ?
Selon le rapport ROMEO sur « L'évolution des relations parents-enfants-professionnels dans
le cadre de la protection de l'enfance » « Tout semble se passer, en réalité, comme si ces deux
univers, celui de la famille et celui des professionnels de la protection de l'enfance, étaient
deux hémisphères que sépare plus qu'il ne les rapproche l'enfant, acteur autant qu'enjeu de
leur rivalité plutôt que de leur coopération. (…). Advienne la séparation de l'enfant avec sa
famille et le champ de la protection de l'enfance peut même se transformer en cercle vicieux de
la maltraitance: la maltraitance familiale subie par l'enfant se doublant parfois, à l'intérieur
même du dispositif cette fois, d'une négligence voire d'une maltraitance institutionnelle subie
ou agie, en tout cas vécue par les enfants, les parents et les professionnels eux-mêmes, tous
victimes d'une violence autant réelle que symbolique ». 3
« Aussi veut-on entendre la parentalité au pluriel, et non comme un modèle imposé par les
professionnels, dans un esprit de co-construction, avec ces enfants les plus fragiles et avec
leurs familles, pour que les enfants ne soient pas obligés de cliver entre leurs mondes
d'appartenance, car : les enfants les plus fragiles ont besoin de leurs parents et des
professionnels, et non des uns ou des autres ».4
On ne travaille pas seulement pour les personnes, mais aussi avec elles, et les parents sont
nos plus importants partenaires. Cela demande une clarification des attentes et engagements,
la reconnaissance des compétences de chacun, et le respect des façons de voir et de vivre de
chaque famille. Je m’intéresserai donc aussi à la manière subjective dont les personnes, enfants
et parents, peuvent vivre la mesure d’aide éducative, sans quoi il semble périlleux de vouloir
faire évoluer les situations.
Dans la situation évoquée, l’orientation de travail initialement choisie ne s’avère pas ou plus
pertinente, Mme B. ne collaborant plus afin de bénéficier de l’aide que nous lui proposons.
Pourtant, elle nous a dit qu’elle était d’accord avec cette définition de la situation et
demandeuse de cette aide, tout en nous montrant le contraire à travers ses comportements.
1 Heinz VON FOERSTER: « Ethique et cybernétique de second ordre », in Stratégie de la thérapie brève,
WATZLAWICK, NARDONE, Paris, Seuil, 2000 (p.74) 2 Philosophe pouvant être considéré comme le premier constructiviste, il a forgé le concept d’ingenium.
3 Rapport ROMEO, « L'évolution des relations parents-enfants-professionnels dans le cadre de la protection
de l'enfance, » octobre 2001 p.13 4 Ibid. p.23
19
Peut-être est-ce parce qu’elle a du mal à exprimer ce qu’elle pense et éprouve, et avons-nous à
l’y aider ? Devons-nous nous baser sur ses paroles : « Je veux que vous m’aidiez à poser
mon autorité auprès des enfants » ? Qu’entend-elle par là ?
Lors du dernier entretien où j’ai vu Mme B. avec l’éducateur référent au bureau, elle nous a
fait part de son désir d’avoir une vie conjugale ; elle avait retrouvé quelqu’un en août dernier,
mais cela n’avait pas marché « à cause des enfants qui étaient trop durs ». Je l’ai entendue
dire : « si je n’arrive pas à poser mon autorité sur les enfants ce sera trop difficile, je tiendrai un
an et puis je ne pourrai plus, alors je disparaîtrai. Je ne parle pas de mourir, mais je les laisserai
à l’école et n’irai pas les chercher. » J’ai été frappée par ces paroles, et je me suis demandée si
j’avais bien entendu, car l’éducateur référent ne les a pas relevées, et m’a dit ensuite n’avoir
pour sa part rien entendu de tel. De plus, Mme B. parlait très rapidement, ayant tendance à
« partir de tous côtés dans la discussion » et être difficile à suivre.
D’autres propos de Mme B. nous ont amené à penser qu’elle attendait peut-être de la MECS
qu’elle redresse les enfants et les rende sages : « Il faut trouver une solution pour qu’ils
m’écoutent complètement ». Un décalage important existait entre ce qu’elle nous décrivait du
comportement des enfants en sa présence (agités, désobéissants, grossiers), et ce qu’en disaient
les professionnels de la MECS. Elle se rendait peut-être compte que ce placement n’avait pas
l’effet escompté, les enfants lui posant toujours autant de problèmes.
Dans la mesure où des parents sont en difficulté pour percevoir les besoins de leur enfant, en
nous basant sur leurs demandes, ne risquons-nous pas d’aller à l’encontre de son intérêt ?
La loi du 2 janvier 2004 relative à l'accueil et à la protection de l'enfance précise que le Juge
des Enfants « doit toujours s'efforcer de recueillir l'adhésion de la famille à la mesure
envisagée et se prononcer en stricte considération de l'intérêt de l'enfant. » S’il peut aussi
imposer ses décisions en passant outre l’éventuel désaccord des parents, c’est bien que la
famille est considérée comme n’allant pas toujours dans le sens de l’intérêt de l’enfant. Ainsi,
en montrant trop d’empathie à l’égard des parents, nous risquons d’être aveuglés quant à
l’intérêt de l’enfant. L’équilibre est difficile à tenir : être suffisamment présents et à l’écoute
des parents, sans perdre de vue la protection due à leur enfant. Il existe un risque important de
se faire accaparer par le discours du parent, qui ne tient justement pas compte de celui de
l’enfant. On peut par exemple vouloir éviter à tout prix le conflit ou la rupture qu’un
signalement provoquerait entre les parents et le service, vouloir à tout prix maintenir leur
enfant auprès d’eux. Un risque similaire serait de dramatiser la situation, pour finir à coups
sûrs par la rendre véritablement dramatique. Ainsi cet accompagnement doit s’entourer de la
connaissance de ces phénomènes, et des garanties qu’apporte le travail d’équipe.
Il s’agit de dresser un portait de la situation en faisant ressortir ses traits problématiques pour
discerner les enjeux de la protection des enfants, ceci afin de permettre une prise de décision.
Si une évaluation de la situation de l’enfant nous revient, et sous-entend des choix de notre part
quant aux éléments significatifs, la décision finale ne nous appartient pas. Du ressort de qui
est-elle donc ? Est-ce à Mme B., à l’initiative de ce placement administratif, de se prononcer
sur son terme ou sa reconduction ? Est-ce au Juge des Enfants, positionné comme ultime
décideur de l’intérêt des enfants dans le cadre de la mesure d’AEMO judiciaire ? Les enfants
sont-ils en danger, en risque de danger ? Sont-ils maltraités ?
20
3) Indifférence, contagion ou empathie ?
La maltraitance, néologisme apparu dans les années 1980, désigne des réalités difficiles à
saisir, en ce qu’elles génèrent du doute, de la confusion et du déni. Sans cela, comment
comprendre qu’elles aient été ignorées si longtemps ? Pendant des décennies, les médecins ont
cru que les hématomes sous-duraux survenaient spontanément chez les enfants, jusqu’à ce que
le professeur SILVERMAN, radiologue et pédiatre américain, mette en évidence, en 1953, les
multiples fractures dues à la violence physique des adultes. De même, pendant des décennies à
la suite de Freud, des psychanalystes n’ont pas cru ce que leurs patientes victimes d’inceste
tentaient de leur révéler, considérant qu’il ne s’agissait-là que de fantasmes œdipiens.
Comment rendre compte de telles réactions chez des professionnels ? Elles peuvent être
comprises comme des tentatives de se protéger de réalités ressenties comme trop affreuses et
insoutenables. Peut-être nous renvoient-elles à notre propre enfance, quand nous étions
complètement démunis et livrés à nos parents géants, à cette terreur d’être tué par le père et
abandonné par la mère dont parle FERENCZI1 ? Face à des situations de maltraitance, un écho
subjectif se fait jour en chacun de nous. Comment éviter qu’il ne déclenche, sous la pression
d’émotions fortes, des passages à l’acte en miroir de la part des professionnels ?
Nous avons tous été démunis, l’enfant (du latin infans, ne parlant pas) humain appartenant à
une espèce qui demande du temps pour se développer et atteindre l’âge adulte. De plus, nous
sommes des êtres de relation et avons besoin les uns des autres. Si la détresse de l’enfant nous
touche, c’est parce que nous avons la capacité de nous identifier à l’autre, à l’enfant ou au
bébé, et puisons dans nos propres expériences pour répondre à ce que nous ressentons de ses
besoins. Ce même ressort est à la base du dispositif de la protection de l’enfance et de toute vie
psychique et sociale.
Les émotions émanent de notre paléo cortex. On distingue communément 6 émotions de
base: peur, joie, colère, dégoût, tristesse et surprise, qui seraient reconnues par-delà les
différences culturelles. Elles suscitent une mobilisation énergétique de l’organisme, des
réponses motrices spécifiques et des sensations physiques. La peur, par exemple, déclenche un
afflux sanguin important vers les muscles des jambes, qui nous prépare automatiquement à
pouvoir nous enfuir. La surprise s’accompagne d’un élargissement du champ visuel. On parle
encore de « sauter de joie ». L’affect est capacité d’agir, selon Spinoza2. Les émotions jouent
un grand rôle dans les mécanismes de survie chez l’humain. Nos réactions viscérales suivent
un chemin du cerveau très rapide et court, afin de mobiliser nos ressources au plus vite.
Mais encore, ces émotions peuvent devenir conscientes, en empruntant une autre voie qui
passe par le néocortex (siège du langage et de l’abstraction, dont les réactions ne sont pas
soumises à l’automatisme). Elles se muent alors en sentiments et en pensées.
La difficulté à traiter nos émotions par la pensée est sans doute à l’œuvre dans les passions.
C’est le cas pour l’anxiété, qui est la perception d’un malaise sans identification des facteurs
présidant à son déclenchement.
Les émotions peuvent perturber gravement la vie psychique. « Le langage le dit bien : « la
colère m’a mis hors de moi, m’a fait sortie de mes gonds » (…) Toutes ces phrases courantes
montrent avec quelle facilité un affect ébranle la conscience du moi. Ces perturbations par les
affects ne surviennent pas, hélas, que par accès (…) des pans entiers de notre nature peuvent
s’effondrer dans l’inconscient et disparaître de la surface de la conscience (….)
1 Cf. citation p.39 de ce mémoire
2 Baruch SPINOZA, Éthique (Traduction de Boulainvilliers) Paris : A. Colin, 1907.
21
Les perturbations suscitées par les affects sont appelés en langage technique des phénomènes
de dissociation (et états schizoïdes). Au cours des conflits psychiques apparaissent des failles
de cette nature (…) on distingue la prétendue perte de l’âme et la possession. Toutes deux sont
des signes de dissociation. Dans le premier cas le primitif dit qu’une âme l’a quitté, a émigré,
dans le deuxième, qu’une âme, à son grand désagrément, a immigré en lui. »1
« La contagion affective, encore appelée communication instantanée, est ce processus humain
général par lequel les émotions se propagent et se partagent. Il suffit qu’un autre humain dont
nous nous sentons suffisamment proche et parfois même un animal, montre une émotion pour
que nous en éprouvions quelque chose ; seuls les êtres que nous sentons radicalement "autres"
échouent à nous faire partager leurs émotions. Ce processus de contagion affective a ceci de
particulier qu’il n’autorise a priori aucune distinction entre moi et l’autre : impossible de
savoir si l’émotion que j’éprouve et que, éventuellement je vois éprouver, est venue de lui ou
de moi. »2
Le traitement de nos émotions par notre « néocortex » les fait devenir plus conscientes,
moins menaçantes pour notre équilibre et notre unité psychique, et mieux régulées. Dans les
émotions qui nous sont communiquées par d’autres, une métabolisation s’impose aussi, qui
permette de faire la part entre soi et non-soi. En côtoyant des gens qui délirent, ne risque-t-on
pas de délirer avec eux ? Les techniques d’imagerie cérébrale ont mis en évidence des
phénomènes de contagion motrice : lorsqu’on regarde une personne exécuter des mouvements
(par exemple à un spectacle de danse), pour les percevoir et nous les représenter, nous
mobilisons les mêmes régions du cerveau que si nous étions en train de les effectuer nous-
mêmes. Si le circuit passe par le lobe frontal, il y a inhibition : ce sont les gestes de l’autre que
nous observons. Dans les cas d’échopraxies et d’écholalies (reprises en écho des gestes ou des
paroles de l’autre), c’est ce dernier détour par le lobe frontal qui ferait défaut.
La perception est donc « simulation interne de l’action ». Nous sommes en quelque sorte
« spect-acteurs » de ce qui se passe autour de nous, indirectement acteurs des actions des
autres, celles-ci se déroulant en parallèle sur une autre scène interne. Cela est possible grâce
aux « neurones miroirs », découverts en 1996 par RIZZOLLATTI et GALLESE3 comme
corollaire neurophysiologique de la théorie de l’esprit. Ces « miroirs internes » interviennent
dans la communication gestuelle, ils concernent la dimension analogique de la communication.
Le système des neurones miroirs comprend notamment l’aire de Broca, il pourrait être
impliqué dans l’apparition et l’évolution du langage.
A peine nés, nous dépendons déjà de cette capacité de nos parents à (s’) identifier (à) nos
besoins. Cette faculté à inférer des états émotionnels et mentaux d’autrui joue un rôle fondateur
de notre humanité : la compréhension des comportements, l’anticipation de la suite des actions
d’autrui, l’empathie, sont indispensable à la cohabitation et à la socialisation. L’intervention du
lobe frontal nous donne de rattacher nos propres émotions à ce qui les a provoquées, et de
resituer les émotions que l’on éprouve par contagion comme appartenant à l’autre. Alors nous
pouvons écouter quelqu’un qui délire sans délirer, et rassurer quelqu’un qui a peur, le consoler
s’il est triste, rester calme quand il est en colère, etc. Cela demande toutefois d’accepter un
partage d’émotions.
1 C.G JUNG. « L’homme à la découverte de son âme », Paris : Payot, 1962.
2 Jean-Paul GAILLARD et Yveline REY : « Entristement et contagion affective », tiré de leur article
« Deuil et thérapie familiale, quels objets flottants ? ». In Thérapie familiale, vol. 22, 2001, pages 251 à 268. 3 Les neurones miroirs, G. RIZZOLATTI et V. GALLESE, Pour la science, Janvier 2007, p 44-49
22
« La fameuse "distance" que les vieux praticiens recommandent aux jeunes est le mécanisme
de défense le plus usité pour opposer une barrière à la contagion affective, tandis que
l’empathie qui sous-tend toute affiliation, en est un usage professionnel très intégratif. »1
« (…) l’empathie est une simulation mentale de la subjectivité d’autrui fondée sur notre
capacité à reconnaître qu’autrui est semblable à soi mais sans confusion entre soi-même et
l’autre. (…) Deux composants interviennent pour créer l’empathie : d’une part, un composant
de résonance motrice dont le déclenchement est le plus souvent automatique et non
intentionnel (inconscient) ; d’autre part la prise de perspective subjective de l’autre qui est
plus contrôlée et intentionnelle. »2
S’identifier à l’autre tout en s’en distinguant est une capacité mise en péril dans les
phénomènes de contagion. Elle nécessite d’être développée, afin d’accéder à une empathie
constructive de soi et de l’autre. La faculté de différencier les diverses émotions, en termes de
réactions spécifiques automatiquement associées, est déjà présente chez le bébé.
Tandis que celle de reconnaître, nommer, réfléchir nos divers sentiments et élaborer nos
pensées ne vient que plus tard, l’éducation jouant là un grand rôle. L’éducateur doit avoir la
capacité de s’identifier à l’autre tout en métabolisant les émotions qu’il lui transmet. Il a à faire
preuve d’empathie en tout 1er lieu à l’égard de l’enfant, mais aussi de ses parents, cet équilibre
étant parfois difficile à tenir. Lorsque l’enfant souffre des inadéquations de ses parents, que le
travail avec ceux-ci ne permet pas de prise de conscience et d’avancées, nous devons en
prendre acte, tout en parvenant à conserver un positionnement à la fois suffisamment proche et
distancié, respectueux de chacun.
III) LA MALTRAITANCE
1) Quelles représentations possibles en AEMO ?
L’AEMO se fonde sur les termes de l’article 375 du Code Civil, mais la loi ne précise pas ce
que sont la santé, la sécurité, la moralité de l’enfant, les conditions de son éducation ou de son
développement physique, affectif, intellectuel et social.
Dans la réalité éducative, le danger équivaut à la maltraitance, effective ou risquant de l’être.
Pour s’entendre sur ce que signifie ce mot, qui recouvre des situations individuelles très
diverses, je propose ici cette définition donnée par l’ODAS (Observatoire National de
l’Action Sociale Décentralisée) : « L’enfant maltraité est celui qui est victime de violences
physiques, cruauté mentale, abus sexuels, négligences lourdes ayant des conséquences graves
sur son développement physique et psychologique. La cruauté mentale consiste en l’exposition
répétée d’un enfant à des situations dont l’impact dépasse les capacités d’intégration
psychologique : humiliations verbales et non verbales répétées, marginalisation excessive,
dévalorisation systématique, exigences excessives et disproportionnées avec l’âge de l’enfant,
consignes et injonctions éducatives contradictoires ou impossibles à respecter. » 3
1 Jean-Paul GAILLARD et Yveline REY, « Deuil et thérapie familiale, quels objets flottants ? »
2 Jean DECETY, L’empathie, une spécificité humaine, Université européenne d’été 2003
3 Guide méthodologique de l’ODAS, 1994
23
Ce sont là des formes imbriquées entre elles, la réalité étant toujours plus nuancée que nos
concepts, malgré nos efforts d’explicitation. Selon Hart et Brassard1, la maltraitance
psychologique à elle seule se décline de 6 manières différentes : le rejet, le dénigrement, le
terrorisme (menaces, exigences disproportionnées,…), l’isolement/confinement, l’indifférence
et la corruption. Ces différentes formes de maltraitance se présentent rarement de manière
isolée, une maltraitance psychologique étant presque toujours associée aux autres.
Cette définition « en creux » peut être complétée par une idée « en plein », telle que celle
donnée par la Convention des Nations Unies sur les Droits de l’Enfant (CIDE) « l’enfant pour
l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, doit grandir dans le milieu familial, dans un
climat de bonheur, d’amour et de compréhension. »
Serait-il question d’enfants maltraités, de parents maltraitants, et que désigne ce vocable au
juste ? Il a été ôté des textes législatifs par la loi du 5 mars 2007 et remplacé par les termes de
« danger avéré » et de « risque de danger ». Cela permet de qualifier les situations plutôt que
les personnes, quoiqu’il suffise de parler de situations ou d’actes de maltraitance pour souscrire
à cette nuance. Cela permet d’« envisager, plus encore d’intégrer, la possibilité d’évolution et
de changement. Personne ne peut être réduit à la seule identité de « parent maltraitant », mais
devrait plutôt être considéré comme un parent avec ses personnalité et histoire singulières qui
à un moment donné dans un contexte donné a commis des actes de maltraitance. »2
La même prudence s’impose à l’égard des enfants, avant d’être victimes, ils sont des sujets
en plein développement. Le choix des mots a son importance, il retraduit nos attitudes à l’égard
des personnes, et la place que nous allons, en tant qu’agents du monde social, leur attribuer
dans notre parole et nos écrits. En cela, la parole est précisément « une action proprement
politique », qui a une efficacité symbolique au sens où l’entend Pierre BOURDIEU.
Elle « vise à produire et à imposer des représentations (mentales, verbales, graphiques ou
théâtrales) du monde social qui soient capables d’agir sur ce monde en agissant sur la
représentation que s’en font les agents.» « Toute théorie, le mot est dit, est un programme de
perception ; mais cela n’est jamais aussi vrai que pour les théories du monde social. »3
« Instituer, assigner une essence, une compétence, c’est imposer un droit d’être qui est un
devoir être. C’est signifier à quelqu’un ce qu’il en est de lui et lui signifier qu’il a à se
conduire en conséquence. (…) Ainsi l’acte d’institution est un acte de communication mais
d’une espèce particulière : il signifie à quelqu’un son identité, mais au sens à la fois où il la lui
exprime et la lui impose en l’exprimant à la face de tous.»4
Une des manières d’assoir son pouvoir en nommant le monde social, d’assigner des
personnes à des places qui permettent de se situer à d’autres, consiste à invoquer des
différences socio-culturelles en sous-entendant qu’elles sont fondées par nature. Ainsi de
la détection très précoce des « troubles comportementaux » chez l’enfant, proposée par
l’INSERM fin 2005 : « des traits de caractère tels que la froideur affective, la tendance à la
manipulation, le cynisme » y sont des signes censés augurer, avant même l’âge de 3 ans, d’une
carrière de délinquant, en vertu d’une obscure notion « d’héritabilité du trouble des
conduites ».
1 Cité par Francis ALFÖLDI « L’évaluation en protection de l’enfance. Théorie et méthode » Dunod, 1999. 2 Loïc CORCHUAN, « Les niveaux de réalité impliqués dans l’acte de maltraitance »
in Thérapie familiale, Genève, 2004, vol.25, n°1 3 Pierre BOURDIEU, « Ce que parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques »,
Fayard, 1982, p.149-150 4 P. BOURDIEU, ibid. p. 125-126
24
Selon Alfred KORZYBSKI, il s’agit de « prendre conscience (…) de l’immense pouvoir
qu’exerce sur nous la langue, dont la structure s’impose inconsciemment et canalise
automatiquement notre évaluation du monde et de nous-mêmes. »1
L’invocation de quelque concept généraliste, dont la pertinence n’est étayée par aucun
phénomène clairement identifiable, conduit aux mêmes dérives : « (…) dans un rapport de
l’an 2000 concernant la famille étudiée, une assistante sociale écrit de D. : « Il a un passé
d’enfant maltraité. », alors qu’aucun des éléments objectifs relevés dans les différents dossiers
le concernant, ni aucun des critères de danger retenus dans les décisions judiciaires
antérieures ne permet de confirmer, ni même de supposer cette maltraitance. Il est par ailleurs
difficile de savoir si une telle allégation relève d’une déclaration faite par l’intéressé auprès
de l’assistante sociale lors d’un entretien individuel ou d’une déduction subjective, consciente
ou inconsciente, tendant à soutenir la démarche de signalement en la légitimant. En toute
hypothèse, cet élément devient, ainsi posé, un argument de poids dans la construction du
signalement car il peut renvoyer implicitement à d’autres représentations du type « les enfants
maltraités deviennent des parents maltraitants ». Néanmoins, de telles représentations ne sont
jamais explicitées, les similitudes existant entre les générations non plus. » 2
Le mot maltraitance a probablement été banni du vocabulaire du législateur en ce qu’il sous-
entend un jugement à la connotation morale appuyée (« mal »), afin de pouvoir appréhender
les situations abstraction faite d’une dimension trop subjective. Ce mot, qui comme celui
d’inceste, ne se trouve ni dans le code civil, ni dans le code pénal, n’en recouvre pas moins des
réalités vécues. L’éducateur n’est ni avocat qui plaide en faveur de l’un plutôt que de l’autre,
ni juge en position d’extériorité ayant à trancher les différends en référence à la lettre de la loi :
il travaille dans le cadre de cette loi, avec les réalités vécues des personnes qu’il accompagne et
avec la sienne. Il se base sur les attendus du mandat, administratif ou judiciaire qui définissent
la problématique soumise à évaluation et les objectifs de l’intervention.
Mais force est de constater que les frontières entre ces deux voies ne sont pas toujours nettes.
Dans les termes de la loi, l’appellation « AEMO » est réservée aux actions mises en place dans
le cadre judiciaire. Or chez les professionnels qui mettent en œuvre ces mesures éducatives,
il est également employé dans un sens plus général, englobant aussi les mesures
administratives.
Il est intéressant de remarquer que ce même cas de figure se répète quant il s’agit de distinguer
les types d’écrits alertant une institution de la situation d’un mineur. Dans la loi du 5 mars
2007, ceux qui reviennent au Conseil Général sont nommés « recueils d’informations » tandis
que le « signalement » ne concerne que l’autorité judiciaire ; or dans le langage des
professionnels et des usagers, ce dernier connaît aussi une utilisation commune aux deux types.
Cette délimitation posée clairement dans la loi ne semble donc pas aussi tranchée sur le terrain.
Le mot « signalement » continue à être employé dans son sens englobant, il peut alors être
défini comme « un écrit objectif comprenant une évaluation de la situation d’un mineur
présumé en risque de danger ou en danger nécessitant une mesure de protection
administrative ou judiciaire ».3
1 Alfred KORZYBSKI « Une carte n’est pas le territoire », in « Le rôle du langage dans les processus
perceptuels », 1950. 2 Carol BIZOUAM, «L’histoire familiale dans les écrits d’assistance éducative»,
Sociétés et jeunesses en difficulté, http://sejed.revues.org/document374.html. 3 « Enfants victimes d’infractions pénales : guide de bonnes pratiques, du signalement au procès pénal »,
ministère de la Justice, direction des Affaires criminelles et des grâces, décembre 2003.
25
Avant la réforme de mars 2007, les deux critères permettant de distinguer la voie
administrative de la voie judiciaire étaient l’appréciation de la situation de danger de l’enfant
(les mesures judiciaires étant destinées aux enfants en danger avéré), et la collaboration ou
l’opposition de ses parents à l’exercice de la mesure éducative. Il peut y avoir un lien entre ces
deux critères, il n’a pourtant rien d’obligatoire : quand des parents reconnaissent poser des
actes qui mettent leur(s) enfant(s) en danger, ces actes n’en sont pas moins dangereux et à
prendre au sérieux. De plus, l’un des parents peut se montrer coopérant et pas l’autre. La réelle
collaboration des parents et le danger couru par le(s) enfant(s) étant difficiles à démêler, cela
contribuait à brouiller la distinction entre mesure administrative librement consentie en
situation de risque de danger, et mesure judiciaire imposée en cas de danger avéré.
La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance consacre la primauté de l’AED
par rapport à l’AEMO, les mesures judiciaires ne devant intervenir que de manière subsidiaire,
quand la non-collaboration des parents met en échec les actions de prévention administrative.
Les statistiques mettront sans doute du temps à refléter ce souhait du législateur : en 2007 en
France, on trouve 27 % d’AED pour 73 % d’AEMO. 1
Cette forte proportion d’AEMO par rapport aux AED semble entrer en contradiction avec les
chiffres publiés en 2007 dans une enquête de l’ODAS2 (Observatoire National de l’Action
Sociale Décentralisée) : en 2006 on a dénombré 79000 enfants en risque de danger pour 19000
enfants maltraités. En toute logique, si les enfants en risque de danger relevaient alors d’une
protection administrative et les enfants maltraités d’une protection judiciaire, la proportion
d’AED aurait dû être majoritaire, puisqu’ils sont plus nombreux. Mais ce décalage tient en
partie au fait qu’il existe un grand nombre d’enfants en danger avéré qui y ont été soustraits, et
placés. Ainsi en France en 2007, il y a eu 90839 placements judiciaires d’enfants, pour 30533
placements administratifs.3 Les enfants cumulant une mesure de placement et une mesure
d’AEMO étant peu nombreux, les enfants suivis en milieu ouvert sont essentiellement des
enfants en danger ou en risque de danger, dont la situation n’a pas été évaluée comme
nécessitant leur retrait du milieu familial.
Cette évaluation sous-entend la nécessité de définir des seuils : « En deçà du seuil du risque
de danger, aucune intervention n’est couramment requise. Entre le seuil du risque de danger
et le seuil de maltraitance, une action de protection administrative est couramment indiquée.
Au-delà du seuil de maltraitance, une intervention de protection judiciaire est plus
couramment requise. Le franchissement du seuil de retrait immédiat nécessite de soustraire
immédiatement l’enfant à son lieu de vie actuel. »4
« Les conséquences directes de ces lacunes dans l’évaluation sont importantes :
- une judiciarisation très rapide des situations, car on voit dans le juge des enfants le tiers qui
aura le recul nécessaire pour apprécier la situation, faisant par là même l’économie de la
dialectique administratif/judiciaire,
- des placements réalisés sans que ne soient étudiés suffisamment les parcours et les histoires
des jeunes,
- des représentations et des projets différents selon les acteurs de l’intervention,
- un nombre important de placements en urgence (près de 40 %), dans l’échantillon
examiné ».5
1 DREES, n° 656, sept. 2008, « Les bénéficiaires de l’aide sociale départementale en 2007 »
2 La lettre de l’ODAS, novembre 2007
3 DREES, ibid.
4 Francis ALFÖLDI « L’évaluation en protection de l’enfance. Théorie et méthode » Dunod, 1999, p. 98 5 Rapport NAVES-CATHALA, p.37-38
26
L’intervention repose sur l’évaluation qui est faite de la situation de danger de l’enfant,
laquelle comprend divers paramètres : les besoins de l’enfant et ses ressources et difficultés
propres, les besoins, compétences et difficultés de chacun de ses parents, et la manière dont
l’ensemble parvient ou non à se concilier sans dommages trop importants pour les uns et les
autres. Un enfant étant concerné, la complexité s’accroît du fait de la relation de dépendance
qui le relie à sa famille, dès lors ce qui affecte les uns atteint aussi les autres.
Comment les visions de la scène observée peuvent-elles être co-construites en cohérence entre
les différents protagonistes impliqués ? Il y a précisément décalage et inadéquation entre les
besoins d’un enfant en développement et sa situation vécue.
Un diagnostic éducatif est posé, qui fait état des signes indiquant ce décalage et des moyens
d’y remédier. [Le mot « diagnostic » vient du grec ginoskô, connaître, et de dia, à travers :
partie de la médecine qui a pour objet de reconnaître les maladies d’après leurs symptômes.]
Les symptômes en question ne sont pas des signes cliniques de maladie somatique, mais ils
renvoient à d’autres sortes de « pathologies » psychiques, familiales et sociales (absentéisme
scolaire, conduites addictives ou asociales, etc.). Il convient d’en dresser un tableau en les
agençant de manière significative.
Cela suppose une connaissance de l’autre, de ses ressources et difficultés tant internes
qu’externes, et de ce qui est bon pour lui, c'est-à-dire un savoir théorique sur l’enfant et sa
famille qui soit prudemment utilisé pour organiser et rendre significatives les observations
récoltées, tout en étant pertinent au regard de la singularité de chacun. Quelles sont les
approches théoriques adaptées à l’évaluation en protection de l’enfance, et sur quoi
l’évaluation porte-t-elle au juste ?
2) Evaluer
La théorie de l’évaluation tire principalement ses origines des sciences pédagogiques.
C’est une démarche transversale, au sens où elle traverse plusieurs autres disciplines :
psychanalyse, ethnologie, économie et statistique, le tout étant réunifié par la philosophie,
en vue de prendre conscience des préjugés épistémologiques qui sous-tendent leur utilisation.
En fonction de l’objet à évaluer, il est aussi fait appel à d’autres sciences.
Dans la définition qu’en donne M. LESNE (1984) : « Evaluer, c’est mettre en relation, de
façon explicite ou implicite, un référé (ce qui est constaté ou appréhendé de façon immédiate,
ce qui fait l’objet d’une investigation systématique ou d’une mesure) avec un référent
(ce qui joue le rôle de norme, ce qui doit être, ce qui est le modèle, l’objectif poursuivi, etc.) ».1
Implicitement ou explicitement, nous élaborons des pistes de compréhension qui conduisent
notre intervention, des constellations de faits venant confirmer ou infirmer nos hypothèses ;
nous les articulons entre elles afin d’étayer un diagnostic éducatif. Le « nord » nous est donné
par ce que nous connaissons des besoins et du développement de l’enfant en général, et de la
situation de cet enfant en particulier.
L’évaluateur est constitué par les membres de l’équipe pluridisciplinaire et le professionnel
de terrain qui suit la famille en question. Une des particularités du travail en AEMO est que le
référent mène presque entièrement seul l’accompagnement éducatif. Dans la plupart des cas,
1 Francis ALFÖLDI, op.cit. p.16
27
les personnes qu’il accompagne sont rarement vues par les autres membres de l’équipe :
une ou deux fois par la chef de service, et éventuellement quelques fois par le psychologue,
l’ETS ou le chef de service quand la situation nécessite leur renfort. L’éducateur a à
retransmettre à l’équipe ses expériences et réflexions quant à l’évolution de l’enfant et de sa
famille, et à rendre compte des observations et actions entreprises par lui-même et les divers
partenaires. Ces réunions occupent un temps important, en faisant appel aux ressources
créatives des uns et des autres, elles permettent d’élargir le regard porté sur les situations.
Mais ce que l’éducateur expose en réunion se rapporte t’il bien à la réalité de la situation ?
Il parle de l’enfant et de sa famille, de ce qu’il en a lui-même observé et de la relation
qu’il entretient avec ce qu’il a perçu d’eux et de leur situation. Chacun écoute et s’en construit
une représentation qu’il cherche à préciser en formulant des hypothèses, et pose des questions
pour tâcher de les vérifier ou de les réfuter. Tel détail nous semble renvoyer à une théorie
donnée, nous tâchons d’en projeter la lumière sur la situation pour voir si cela l’éclaire.
L’art de se poser les bonnes questions ensemble amène à expliciter les critères de l’évaluation,
soumis eux-mêmes à évaluation constante de part les discussions qu’ils suscitent. Construire
ensemble cette représentation demande de disposer de projecteurs multidirectionnels et d’un
langage commun.
Selon Francis ALFÖLDI, travailleur social en AEMO « L’objet est constitué par : le
fonctionnement de l’enfant, les capacités parentales, la dynamique transgénérationnelle,
l’environnement social, les interventions des professionnels de l’enfance. »1
Aux vues de la complexité de ce référé, c’est à dire l’enfant dans une situation impliquant sa
famille et son environnement, il apparaît clairement que les connaissances et théories
sollicitées sont diverses, obligeant à une approche transdisciplinaire pour construire le référent.
Sans quoi « Le processus d’évaluation se pétrifie lorsqu’un système monodisciplinaire apporte
une explication (…) ».2
L’évaluation monodisciplinaire est une méthode qui réduit considérablement son objet, en ne
prenant en compte qu’un de ses aspects. La tendance est alors de se centrer sur ce référé
tronqué, sans prendre le soin d’expliciter suffisamment le référent. Dans l’une des ses
conférences, Edgar Morin dit : « A l’intérieur de notre système actuel de connaissances, nous
sommes dans l’incapacité à concevoir que c’est une connaissance mutilée qui est produite.
Comment traiter un organe en ignorant le corps, traiter le corps en ignorant l’esprit, traiter
l’esprit en ignorant le milieu familial et social ? C’est tout un ensemble qui nécessite une
compréhension. »3
L’évaluation implicite est un processus que nous mettons spontanément à l’œuvre dans tout
acte que l’on s’apprête à poser. Elle est sous-tendue par des jugements de valeur qui servent de
critères non exprimés ; dit autrement, elle fait l’économie d’un détour par le néocortex.
Le risque est d’agir en fonction de présupposés arrêtés et bruts de tout travail de remise en
question. Ainsi en va t-il du stéréotype, qui est « une idée fausse, toute faite, rigide et
résistante au changement, souvent fausse et schématique ».4
1 Francis ALFÖLDI, op.cit. p. 25
2 Ibid. p. 25
3 Réseau intelligence de la complexité, grand débat 2006
4 ASTIE et JAFFE, 1997, cités par Alföldi.
28
Une dimension inconsciente agit dans l’évaluation implicite. Celle-ci peut s’appuyer sur un
ou plusieurs items de référents : familialistes, idéologiques, socioculturels, archaïques,
expérientiels (schèmes issus de l’histoire personnelle et de l’expérience professionnelle)
qui véhiculent des représentations mythiques assurant « une fonction de recouvrement
protecteur face aux réalités insupportables ».1 Ce processus a une fonction cathartique, en
permettant d’évacuer le trop plein émotionnel. Il arrive le plus souvent que le jugement de
valeur soit néanmoins explicite, mais les critères qui le fondent restent latents.
« On voit combien la réalité sociale d’une pratique comme l’alcoolisme (mais la même chose
vaudrait de l’avortement, de la consommation de drogue ou de l’euthanasie) se trouve
changée selon qu’elle est perçue et pensée comme une tare héréditaire, une déchéance morale,
une tradition culturelle ou une conduite de compensation. »2
Un travail d’explicitation doit donc s’accomplir, qui reste ouvert sur la complexité tout en se
prémunissant de la confusion, afin de parvenir à ce qu’Alföldi appelle « l’évaluation instituée »
ou évaluation MPS. « L’évaluation Médico-Psycho-Sociale produit un jugement de valeur
objectivé sur la gravité du danger menaçant l’enfant et sur les moyens d’en briser le
processus. Elle met en relation un référé constitué des informations significatives des
conditions de vie de l’enfant, avec un référent, réunissant les critères méthodologiquement
fondés par l’approche médico-psycho-sociale. Le jugement d’évaluation s’applique à établir
si l’enfant est hors de danger, en risque, ou maltraité. »3
Le référé regroupant l’ensemble des informations collectées sur l’objet évalué, quels
référents peuvent les rendre intelligibles et efficaces ? Des référentiels toujours plus pointus et
intégrant les nouveaux apports théoriques voient régulièrement le jour, ils permettent de
spécifier les nombreux éléments à prendre en compte. Ainsi la grille ROCS4 (Référentiel
d’Observation des Compétences Sociales) qui peut servir de base à l’élaboration des projets
personnalisés, envisage la vie de la personne dans ses dimensions sociales, affectives,
quotidiennes, intellectuelles, et dans ses compétences à l’égard de son environnement.
Chacune de ces dimensions se décline à son tour en cinq critères de six degrés chacun. Remplir
cette grille demande de se poser au moins 150 questions…
Le référentiel d’Alföldi s’applique quant à lui aux situations de protection de l'enfance.
Il comprend à l’heure actuelle 7 critères : atteinte physique, sexuelle, psychologique, par
négligences matérielles, critères du développement de l’enfant, de collaboration des parents et
de l’implication de l’intervenant. Chacun de ces critères se subdivise en trois niveaux, depuis
la sécurité (niveau 1) jusqu’au danger avéré (niveau 3). 5
Il y a des indicateurs formels qui signent l’effectivité de la maltraitance (constat médical
de lésions génitales caractéristiques d’un abus sexuel, dénutrition,…) et des indicateurs de
probabilité, les plus nombreux, dans tous les cas où un lien univoque ne s’impose pas entre un
agent causal et ce qui est constaté. C’était le cas des bleus de Coralie (p.10-11), qui pouvaient
avoir été occasionnés par une chute comme le disait sa mère. Il est important de ne pas
confondre les deux, et de ne pas non plus être aux prises avec une obsession du dévoilement.
Quand il s’avère nécessaire de prouver si l’enfant a été victime, cela est du ressort de
l’institution judiciaire.
1 Francis ALFÖLDI, « L’évaluation en protection de l’enfance. Théorie et méthode », p.53
2 Pierre BOURDIEU, op.cit., p.151
3 Francis ALFÖLDI, ibid., p.16
4 Mise au point par Jacques DANANCIER
5 Site internet d’ALFÖLDI : http://alfoldiconsultant.com/4599/index.html
29
Il convient aussi de distinguer les critères des simples facteurs. Par exemple,
« Que les capacités financières de la famille soient élevées ou basses ne constitue pas en soi
une condition significative de la gravité du danger menaçant l’enfant ».1
Selon Alföldi, les difficultés socio-économiques doivent être prises en compte parce qu’elles
agissent comme une variable susceptible d’aggraver une situation de maltraitance, mais elles
ne sont pas un critère significatif en tant que tel de l’objet MPS. Il recense cinq autres facteurs
de risque : l’actualité des faits incriminés (d’anciens mauvais traitements ne relèvent pas du
danger mais du risque de danger), la crédibilité des informations, l’âge de l’enfant, la
fréquence et la durée des actes de maltraitance, et l’existence de troubles associés.
Lors d’un entretien que l’éducatrice référente et moi avons fait au bureau avec Mme B.,
nous avons échangé avec elle au sujet des occupations et des activités des enfants. Elle nous
a alors dit qu’ils avaient très peu de jouets, pas de lit et aucun espace défini dans l’appartement.
Ce fait n’est-il significatif que des faibles conditions socioéconomiques de la famille, ou tient-
il à un manque de prise en compte des besoins des enfants et à une situation de danger ?
En quoi ces deux variables sont-elles liées, et qu’est ce qui permet de les rendre signifiantes au
regard de ce qui nous préoccupe ? Munie du référentiel d’Alföldi au moment où je me suis
rendue chez Mme B., je n’aurais peut-être pas omis de m’interroger sur les chambres des
enfants. L’utilité des ces référentiels est selon moi qu’ils peuvent aider à s’assurer que l’on fait
bien le tour de la question, sans oublier de détail important. Dans le cas où nous serions trop
impliqués, ils sont aussi une aide à la prise de recul. Néanmoins cette démarche n’est qu’un
prélude, il reste à faire l’essentiel du travail : en interpréter les données en équipe
pluridisciplinaire, en les articulant dans une vision globale afin de construire un projet adapté.
Les items détaillés de ces grilles n’ont de sens qu’en lien avec les théories sous-jacentes qui
permettent de les relier en une interprétation cohérente. C’est donc à celles-ci que je choisis de
m’intéresser, plutôt qu’à un crible qui, malgré tous nos efforts, resterait réducteur face à la
complexité foisonnante du réel : le référentiel le plus exhaustif n’en viendrait pas à bout. Ainsi
Alföldi en conclut que : « (…) l’écueil de la polysémie des indicateurs de danger continue de
défier nos ardeurs méthodologiques, ne cesse d’obséder nos intentions de recherche. »
L’évaluateur qui rédige le rapport annuel fournit aussi les bases sur lesquelles il s’est appuyé
pour avancer dans son travail, donnant au destinataire les moyens de se faire sa propre idée de
l’évaluation qui lui a été fournie. La teneur de l’information mentionne à partir de quelles
observations les perceptions du locuteur lui sont apparues, et dans quel contexte l’enfant a
manifesté tel ou tel comportement. Quant aux critères d’évaluation, ils doivent aussi être
explicités : « en fonction de… ». Apparaissent la dimension diagnostique, l’implication de
l’intervenant, l’énoncé évaluatif et les perspectives d’action. Après avoir considéré les causes
de l’inadaptation, l’évaluation (qui mesure un écart) définit ce qui pose problème et quel est le
changement désiré, en tenant compte de ce qui est du domaine du possible, du souhaitable et
du nécessaire. On a dressé un tableau de la situation, que l’on compare avec ce qui devrait être,
et on cherche un chemin pragmatique pour réduire l’écart négatif qui se trouve entre les deux,
une aire transitionnelle entre le réel de l’objet référé et l’idéal du référent. L’évaluation est
prospective, elle se concentre dans un élan de projets et d’anticipation, et pas dans une
prescription de solutions ou de remèdes. Celle-ci peut viser aussi à optimiser la poursuite de
l’action quand un renouvellement de mesure est envisagé, il importe alors d’autant plus que
des paroles respectueuses et constructives soient dites, au même titre que les difficultés.
1 Francis ALFÖLDI, op.cit. p.78
30
Il reste à approfondir deux dimensions incontournables, et qui sont elles aussi liées puisqu’il
s’agit de notre perception et de celles des personnes avec lesquelles nous sommes en relation.
La première, dont Alföldi dit : « En protection de l’enfance, la perception émotionnelle de la
souffrance de l’enfant est une information significative. Les affects repérés se conjuguent aux
éléments factuels dans l’appréciation de l’intensité du danger »1 demande une prudence
éclairée et un détour par les théories du développement psychoaffectif de l’enfant.
L’autre dimension tient à notre implication, puisqu’en matière humaine, il n’y a pas de science
certaine, pas de délimitations nettes entre être et connaître, pas de sujet qui puisse
adéquatement s’appliquer à connaître l’autre en le prenant pour objet.
Mais voyons d’abord ce que l’on peut entendre par : « L'intérêt de l'enfant, la prise en compte
de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs ainsi que le respect
de ses droits doivent guider toutes décisions le concernant. »2
3) Développement psychoaffectif, cognitif, familial et social de l’enfant
Comment le nourrisson passe t’il de la dépendance totale à une existence personnelle adulte,
capable de donner appui à son tour à un autre enfant ? Selon Maurice BERGER, permettre à un
enfant de « mener une existence à peu près normale nécessite que soient atteints les quatre
objectifs suivants »3 : un but affectif, un but cognitif, un but social, un but familial. Ces quatre
données sont interdépendantes. Le développement de l’enfant de 0 à 18 ans constitue un grand
nombre d’étapes, et toutes celles qui ont été décrites et théorisées s’avèrent pertinentes sous un
angle ou l’autre. Il ne s’agit pas tant d’étapes que d’un long processus de maturation.
Le contexte au sein duquel ce processus s’inscrit concerne des êtres humains qui ont entre eux
des liens de filiation et d’appartenance, et partagent une identité génétique, patronymique et/ou
sociale commune.
Didier HOUZEL parle de « fonction de rassemblement spatio-temporel de la parentalité »
et d’« enveloppe familiale comme on parle d’enveloppe psychique individuelle. Le tissage
d’une enveloppe familiale est assuré par ces fonctions de rassemblement géographique et
de réunion dans une même histoire, nécessaire à l’étayage du processus d’individuation
et de constitution de l’identité de chacun. ».4 La sociologie considère la famille comme lieu
d’apprentissage de la socialisation primaire, la socialisation secondaire se poursuivant dans
l’environnement élargi. Dit en empruntant à la psychologie, la psychanalyse et l’éthologie :
c’est avec ses premières figures d’attachement que l’enfant apprend à entrer en relation avec le
monde ; ses premières relations lui donnent d’organiser sa perception, d’apprendre à élaborer
ses ressentis et à communiquer avec ses semblables, présageant de son développement affectif,
cognitif et social.
« Commençons par les données biologiques : nous savons que le fœtus est extrêmement
dépendant de son environnement (…). Si nous faisons de cette situation biologique un modèle
pour la répartition de la libido au cours de la vie fœtale, c’est à dire une condition
psychologique, nous en arrivons à formuler l’hypothèse que l’investissement de
l’environnement par le fœtus doit être très intense (…). Toutefois cet environnement est sans
doute indifférencié ; d’une part il ne contient pas encore d’objets ; d’autre part il n’a presque
1 Francis ALFÖLDI, op.cit. p.68
2 Art. L 112-4 du CASF
3 Maurice BERGER : « Quand faut-il un placement ? » Revue Dialogue n°152, Erès, Juin 2001
4 Didier HOUZEL, « Les enjeux de la parentalité » Paris : Erès, 1999, p.71
31
pas de structure, notamment pas de limites tranchées par rapport au sujet; l’environnement et
l’individu s’interpénètrent, ils coexistent en un mélange harmonieux ».1
Pour Michael BALINT (1896-1970), psychiatre et psychanalyste anglais d’origine
hongroise, cette phase de "mélange harmonieux" ou "phase des substances primaires" précède
la relation à des objets organisés, mais plutôt que d’absence de relations, il s’agit d’un état de
pure immersion relationnelle. Dès le commencement, d’emblée, nous baignons dans un milieu
qui nous entoure et nous imprègne, au sein duquel nous sommes intimement branchés de tout
notre être, plongés dans un rapport de dépendance absolue. Par la naissance, nous accédons à
un locus distinct, notre corps dispose de son espace propre. Notre psychisme parvient-il à
occuper un espace qui lui soit propre ? Il semble dépasser de beaucoup le corps, se mouvoir
dans une dimension où les lieux et temporalités susceptibles d’être occupés sont illimités et
non exclusifs.
« Le nouveau-né dispose des bases neurologiques qui lui permettent de devenir une personne.
Mais l’activation de ces possibilités passe par les interactions avec l’adulte qui prend soin de
lui. La dépendance du bébé à l’égard de l’adulte est donc vitale à un double titre, physique et
psychique. La dépendance psychique a surtout été explorée dans le cadre de recherches
éthologiques, cliniques et expérimentales sur l’attachement (Bowlby 1978). L’attachement
présente des points communs chez les singes et les humains. Toutefois, chez ces derniers, la
dépendance psychique correspond à un enjeu spécifique : face à la personne qui prend soin de
lui, le nouveau-né se trouve lui-même en attente de devenir une personne. (…) Le bébé ne jouit
donc pas de lui-même dans une assurance de soi ignorante de l’autre, cet état de « narcissisme
primaire » tel que l’imaginait Freud. C’est bien plutôt l’inverse : il n’est encore qu’un satellite
de l’autre.»2
La notion d’individu en soi, telle qu’elle a peu à peu émergé avec la modernité et s’est
affirmée avec force, m’apparaît comme une abstraction réductrice pour celui qui s’y cantonne.
Ne sommes-nous pas plutôt des sujets, du latin jacere, jaillir, avec le préfixe sub, en dessous,
substrat de vitalité d’où surgit un élan foncièrement relationnel ? Nous savons que des enfants,
privés de la présence régulière d’adultes de référence pour les initier au langage interhumain,
dépérissent et meurent (concept d’hospitalisme, SPITZ, 1945).
Toute perception est perception de quelque chose, notre conscience, nos pensées n’existent pas
indépendamment du contenu qui leur donne forme. De même, la conscience de soi naît sous le
regard de l’autre, notre propre capacité de réflexion passant par ce que nous en intégrons.
Doit-on supposer un stade du développement où nous serions indépendants au sens du
narcissisme primaire, où nous aurions un sentiment d’existence en soi, par soi et pour soi en
dehors de toute relation à des objets extérieurs ? « Je crois qu’il serait beaucoup plus simple
d’admettre que la relation avec l’environnement existe sous une forme primitive dès le début et
que l’enfant peut prendre conscience de toute modification importante survenue dans son
environnement et y réagir. »3 Cette « relation d’objet primaire » dont parle BALINT est loin
d’être un amour objectal passif, il y a implication et investissement actif de l’environnement
par le nourrisson, au point que la limite entre les deux est difficile à distinguer.
1 BALINT Michael, « Le défaut fondamental- Aspects thérapeutiques de la régression » Paris : Payot,
2003, p. 108 2 François FLAHAUT et Nathalie Heinich, « La fiction, dehors, dedans », L'Homme, 175-176, Vérités de la
fiction, 2005 3 Michael BALINT, ibid. p.103
32
D’après WINNICOTT, « L’environnement favorable, ou le soutien du moi de la mère à
l’égard du moi immature du nourrisson, sont encore des parties essentielles de l’enfant en tant
que créature viable.»1
Au départ, le nourrisson ne se distinguerait pas de ceux qui l’entourent, ayant absolument
besoin de ses parents pour le porter tant physiquement que psychiquement. Ils sont en
symbiose et en très forte identification avec leur bébé, mobilisant et réactualisant pour cela des
éléments de leurs propres expériences infantiles (Winnicott parle de « préoccupation
maternelle primaire »). Le bébé prend ainsi appui sur leur « capacité de rêverie », et leur
« appareil à penser » pour construire le sien. Wilfried BION2 a théorisé l’appareil à penser
comme un lieu de traitement permettant d’assimiler ce qui vient de notre inconscient et du
monde extérieur, afin de maintenir l’équilibre psychique. Pour éviter que les « vivances
émotionnelles », les « éléments béta », n’envahissent et ne débordent notre espace interne,
il nous faut les envelopper de mots, de représentations, les transformer en « éléments alpha »,
détoxifiés et contenus. Ainsi, ce qui constitue notre monde personnel devient pensable et nous
mettons en place des processus secondaires relativement stables. L’exercice de la parentalité
repose sur ces dispositions psychiques et affectives à l’œuvre chez les parents pour répondre
aux besoins de leur enfant. Celui-ci s’identifie aussi très fortement à eux pour structurer sa
pensée et son action, il intériorise des règles de conduite, « (…) l'établissement du surmoi peut
être considéré comme un cas d'identification réussie avec l'instance parentale. »3 Des parents
démunis psychiquement risquent d’être moins étayants et contenants, et de donner des bases
psychoaffectives et sociales fragiles à leur enfant.
Nous voyons d’abord le monde au travers des représentations subjectives de nos parents.
Ils nous donnent jusqu’au mode d’emploi de notre propre corps, en parlant nos émotions
et ressentis pour nous : ("Tu as peur, froid, tu es fatigué, triste, ... C'est normal, pas normal,...
C'est parce que...»). Un bébé à la naissance n’a aucune intimité. Il ne peut construire son
intériorité qu’en relation à une autre intériorité construite, à laquelle il va s’attacher. Dans cette
construction, le désir des autres occupe une place centrale. Notre désir est appropriation
par imitation de ce que l’on suppose du désir des autres. Ce qui motive les actions de l’enfant,
c’est la gratification récoltée à faire et à partager du plaisir avec ses parents, ce sont eux qui
lui montrent ce qui est désirable. Son propre désir est donc au départ fort tributaire du leur.
Chez le petit homme, « ses connexions neuronales se mettent en place au cours des premières
années de la vie, par apprentissage. C’est sous l’influence de l’autre, et par effet de
l’imitation, que nous apprenons peu à peu ce qu’il faut désirer ».4
Il y a au départ en chaque être humain un désir, une soif d’amour, de relation et d’ouverture
au monde. Les formes que celui-ci prend au fil des ans sont en étroite dépendance avec ce que
les autres nous en expriment, l’imprimant par là même en nous. Les parents, en faisant alliance
avec le monde de leur enfant, en validant ses perceptions personnelles ("Tu as raison, c’est
sensé de penser et d’agir comme tu le fais, de ressentir ce que tu ressens") lui donnent peu à
peu de pouvoir s’appuyer dessus. L’enfant se crée alors son espace psychique propre, il
apprend à se fier davantage à lui-même et à ce qu’il pense pour se conduire dans la vie.
1 D.W WINNICOTT, « Processus de maturation chez l'enfant. Développement affectif et environnement »,
Payot, 1970, p.159 2 « Dictionnaire thérapies familiales », dirigé par Jacques MIERMONT, Payot, 1987, 2001, p. 265
3 Sigmund FREUD, 3
ème conférence sur la psychanalyse, « Les diverses instances de la personnalité
psychique », p. 46 de l’édition numérisée par J.M Tremblay, Les classiques des sciences sociales. 4 Gérard DONNADIEU (commentant René Girard) « Les religions au risque des sciences humaines »,
éditions Parole et Silence, 2006, p.253
33
Jean VAN HEMELRIJCK, thérapeute familial belge, dit dans une belle conférence sur
« L’humour dans la relation parent-enfant »1, que nous apprenons à percevoir dans une grande
inquiétude, et avons besoin d’anticiper la suite des évènements. Pour penser notre relation au
monde, la rendre prévisible et sensée, nous construisons des discours et des prédictions qui
inventent le temps qui passe. Nous avons la potentialité à élaborer toutes sortes de réalités. Ces
discours nous inscrivent dans une durée partagée, une direction, un sens. Ils nous font émerger
en tant qu'humains, au-delà de l’instantanéité et de notre dimension strictement biologique.
Jean Van Hemelrijck parle de la famille comme lieu ayant « la capacité de transmettre la
capacité de transmettre ». Cette transmission s’opère à travers le discours qui accueille et
modèle le petit humain : « Tu ressembles à …. », l’inscrivant d’emblée dans l’appartenance à
un groupe, à une histoire familiale. Et en même temps, on lui dit non seulement qu’il est
semblable, mais aussi qu’il est un élément particulier, unique, inédit de cette famille.
Au travers de ce discours paradoxal : « tu es semblable et tu es différent », émerge peu à peu
son identité. Dans l’articulation de ce paradoxe réside également la capacité d’être dans un
groupe tout en maintenant notre personnalité. Cela sous-entend que l’on ait acquis assez de
confiance dans nos propres ressentis, perceptions et réflexions pour pouvoir se démarquer de
ceux des autres. Cette marge de liberté et de responsabilité est autorisée par le droit à la
différenciation, elle implique la possibilité de se distancier de ce qui a été transmis.
« Comment se transmet la dimension humaine d’une génération à l’autre ? Il est clair qu’il
ne suffit pas d’engendrer biologiquement. Il convient de léguer, outre les caractéristiques
biologiques de l’espèce, également le langage, le moyen de l’utiliser et de s’en servir pour
habiter le monde avec ses semblables… et de les transmettre à son tour. »2
Peu à peu, la fusion des premiers mois fait place au tiers et à la symbolisation, elle se
transforme en une différentiation progressive. « (…) chaque objet parental médiatise la
relation de l’enfant à l’autre objet parental. Il faut une médiation paternelle pour que
la relation à la mère demeure favorable. »3 Cette évolution suppose tant de la proximité que de
la distance, parfois mise à mal en l’absence de père (et de re-pères) : « L’enfant ne tente la
communication verbale que lorsqu’il est stimulé par le manque. Il suffit que sa mère se
précipite et place les bonbons à portée de main pour faire disparaître la parole. »4
Ainsi, comprendre et interpréter les pleurs d’un bébé fait intervenir des variables fort
complexes. En même temps que nous croyons découvrir qu’il pleure, une fois encore, parce
qu’il est d’un naturel triste et déprimé (qui pourrait être le nôtre que nous projetons sur lui…),
le bébé apprend à rattacher ses émotions à ce sentiment que nous nommons pour lui.
Le langage structure sa perception, et ce qu’il perçoit structure son langage. Nous lui
apprenons ainsi à donner un sens à ce qu’il sent, perçoit et vit. Il faut qu’il puisse rattacher ce
discours à ce qu’il éprouve et se retrouver au travers du miroir que nous lui tendons, pour se
construire dans une réalité commune.
1 Vidéo de la conférence sur internet : http://www.systemique.levillage.org/article.php?sid=298
2 Marie-Jean SAURET, Le salut de l’homme est dans le choix p.82
3 Les enjeux de la parentalité, Dir. Didier HOUZEL, Eres, 1999, p.136
4 Boris CYRULNIK, Sous le signe du lien. Une histoire naturelle de l’attachement, 1989, p.72
34
4) Entraves au développement de l’enfant
L’enfant, puis l’adolescent, doit devenir un adulte capable de porter un regard distancié sur
ses parents. Des circonstances sont susceptibles d’entraver ce processus. Son environnement
relationnel lui permet ou non d’optimiser son développement affectif, cognitif et social ; il peut
aussi le compromettre gravement et constituer un gâchis humain et social. Le bébé mis au
monde peut être insuffisamment, mal ou trop investi. « Ces nourrissons (…) ne trouvent pas de
contenants à leurs angoisses, à leurs émotions. Tous les moments de transition et de
changement, du plus quotidien au plus exceptionnel, ne sont pas préparés, entourés, organisés,
afin que l’enfant ne se sente pas morcelé, démantelé, comme étranger à lui-même. Leur vie
psychique en est profondément attaquée. »1
BOWLBY et ses collaborateurs (M.AINSWORTH et M. MAIN) ont décrits trois principaux
schèmes d’attachement : le schème d’attachement sûr, le schème d’attachement angoissé-
ambivalent, et le schème d’attachement angoissé-évitant. Dans le deuxième cas, l’enfant
manifeste de fortes angoisses de séparation.2
Un bébé seul et en détresse n’aura même pas conscience de sa détresse ; si personne n’est là
pour lui prêter son « appareil à penser » et détoxifier son ressenti, il va l’exprimer de manière
psychosomatique jusqu’à risquer d’en mourir. Michel LEMAY3 s’est intéressé de près aux
retentissements d’une insuffisance ou une distorsion des liens d’attachement, qui mettent à mal
le sentiment de sécurité et de continuité de l’enfant. Il a observé des altérations de l’image
corporelle, des troubles psychiques, relationnels et cognitifs chez les enfants carencés affectifs.
Des enfants évoluent vers une déficience intellectuelle et /ou des troubles du comportement en
raison des défaillances de leurs parents et du contexte dans lequel leur famille les enracine
psychiquement et socialement. C’est aussi le cas d’enfants successivement placés et parfois
ballotés par l’ASE.
Il me semble pouvoir faire l’hypothèse que la situation des enfants de la famille B. se trouve
éclairée par ces considérations. Le retard global de développement de Sandrine a été estimé à 2
ans par le CMP. Elle a notamment des difficultés de langage, j’ai dû faire des efforts pour la
comprendre en raison de son élocution, et de la construction particulière de ses phrases
(« Est pas là, maman »). Le premier mois de l’Accueil Provisoire, Sandrine a beaucoup
somatisé, se plaignant très souvent d’avoir mal à différents endroits.
Selon la psychologue de la MECS qui l’a accompagnée dans sa nouvelle école, celle-ci a
manifesté une grande peur de l’abandon par des comportements d’agrippement et une hyper-
vigilance à son encontre, alors qu’elle ne l’avait encore vue qu’en 2-3 occasions.
Laura m’est apparue comme une petite fille assez effrontée, qui escalade les meubles et les
genoux des adultes d’autant plus qu’ils le lui interdisent. Elle va très directement et fortement
vers l’adulte, en grande demande de proximité physique ; la première fois que je l’ai
rencontrée, elle s’est assise sur mes genoux. L’éducateur référent a également observé des
conduites d’« accrochage » très rapide à l’adulte chez Laura. Elle s’exprime avec un
vocabulaire et une diction normaux au regard de son âge. A la MECS, elle est perçue comme
une enfant ayant « un fort caractère » et qui enfreint souvent les règles ; elle est en grande
difficulté à l’école.
1 Dr Martine LAMOUR, « 1966-2006, 40 ans de pratiques de soin en accueil familial pour enfant. »
RAFIET, 2006. p.26 2 Didier HOUZEL, op.cit. p.154
3 Michel LEMAY « J’ai mal à ma mère », Fleurus, 1979, réédition 1993, 376 p.
35
Marc quant à lui entre beaucoup moins facilement en contact avec des personnes inconnues.
Il m’était difficile de rencontrer son regard, il m’a semblé y lire de la peur, de l’évitement et de
la colère. Le plus souvent quand je l’ai vu il pleurait, mais il va de soi que j’ai fait ces
observations dans le contexte qui a entouré le placement. A un âge où l’enfant commence
généralement à faire des phrases, il adressait un ou deux mots peu identifiables à sa mère. Les
professionnels de la MECS ont aussi trouvé qu’il fuyait le contact, et ont observé un retard de
développement psycho-moteur important. Lorsque nous sommes allés rencontrer l’attaché
territorial pour la signature de l’A.P, Marc a craché sur ses sœurs. Sa mère ne disant rien,
l’éducateur référent lui a demandé d’arrêter. Marc a éclaté en sanglots, il m’a semblé très
surpris et effrayé par le ton ferme de l’adulte, qui n’avait pourtant rien d’excessif à mon sens.
Environ un mois après son arrivée en MECS, il allait mieux et commençait à faire du bruit en
jouant. Il a acquis la propreté si rapidement qu’on peut penser qu’il y était déjà prêt. Lui qui
évitait de rentrer en relation avec les autres enfants de la MECS va maintenant vers eux. Il a été
scolarisé, seulement le matin pour commencer.
Nous nous sommes tous interrogés sur le retard de développement de Sandrine et de Marc. Il
est probable que d’importantes carences éducatives y aient participé. L’hypothèse d’un
syndrome d’alcoolisme fœtal a été évoquée, mais à ma connaissance, elle n’a été confortée par
aucun élément. Les dents presque toutes cariées des deux filles aînées sont dues, à ce qu’en a
dit Mme B., à des biberons de sirop et des bonbons données à volonté depuis leur plus jeune
âge. Une alimentation mixée ne permet pas non plus à l’enfant un bon développement de sa
dentition… Le contexte n’aide pas à grandir. L’amélioration de l’état de Marc et la rapidité de
ses acquisitions à la MECS me semblent également aller dans ce sens. Ces carences éducatives
n’ont pas compromis le développement de chacun des enfants de la même manière, et chacun a
sa façon de manifester sa propre souffrance et de réagir à la séparation. Les distorsions dans la
relation à l’autre (collage ou fuite) me semblent liées à l’insécurité et à la peur de l’abandon
qu’ils ont appris à éprouver auprès de leur mère. Certains de ses propos, « si ça se passe
comme ça je ne reviendrai pas », « je les laisserai à l’école et n’irai pas les chercher », me le
donnent à penser.
Dans les « familles à transactions incestueuses », les « familles enchevêtrées » et les
« familles chaotiques », l’acte incestueux n’est pas nécessairement agi, mais il règne tout au
moins une atmosphère « incestuelle » selon l’expression de RACAMIER. On retrouve un
manque de délimitations psychiques et physiques, les notions de pudeur et d’intimité ne sont
pas ou mal prises en compte. Abus de maternage, promiscuité sexuelle intrafamiliale, nursing
pathologique, peuvent en être les composantes. Dans un tel contexte, l’interdit de l’inceste, qui
fonde le rapport à la loi et à la vie sociale, n’a pas de sens, il est peu ou pas intégré. Intrusions
et effractions dans le psychisme et le corps de l’autre ne sont pas vécues comme telles par celui
qui en est l’auteur, puisqu’il ne reconnaît pas à son enfant d’existence séparée de la sienne.
« Soumis à des conditions de vie que nous percevons intolérables au regard de ses besoins, le
bébé s’adapte et survit. Loin d’être passif, il lutte activement face à cet environnement adverse.
Ses signes de souffrance sont d’abord un appel à l’aide ; ils témoignent d’un déséquilibre
entre lui et son environnement et de ses tentatives d’y faire face. »1
1 Dr Martine LAMOUR, op.cit. p.25
36
WINNICOTT a théorisé cette adaptation via le concept de « faux-self ». La mère est perçue
par le bébé à la fois comme une mère-objet, qui n’est pas reconnue comme séparée mais
comme devant toute son existence à l’enfant, et comme une mère-environnement, appartenant
à ce qui entoure et accompagne l’enfant mais autre, extérieure et différente de lui.
La mère-environnement doit se montrer suffisamment fiable, présente et constante pour
permettre l’expression de la destructivité de l’enfant, sans quoi il craindra de porter atteinte à
celle dont il a besoin pour vivre. Il s’autorisera à exprimer ses tendances agressives à l’égard
de la mère-objet, à condition qu’il puisse aussi parallèlement adresser réparation à la mère-
environnement. Ce faisant peut naître sa capacité de sollicitude, et son aptitude à des relations
satisfaisantes avec le monde extérieur. Si la mère ne parvient pas à lui offrir un contenant assez
solide pour traiter ses émotions négatives, il ne parviendra pas à les intégrer non plus. Une
mère instable ou insécurisante obligera l’enfant à se renier lui-même, il s’interdira d’exprimer
ce qu’il ressent effectivement, de voire reconnus ses besoins, sa souffrance, sa personne
d’enfant. Il y aurait, au départ du clivage narcissique, une rupture entre mère-objet et mère-
environnement, une impossibilité de concilier les deux qui rompt le moi de l’enfant. C’est
l’expérience vécue et élaborée de sa propre destructivité qui donne au sujet de pouvoir
ressentir ses activités constructives comme réelles.
« La mère qui n’est pas suffisamment bonne n’est pas capable de rendre effective
l’omnipotence du nourrisson et elle ne cesse donc de faire défaut au nourrisson au lieu de
répondre à son geste. A la place, elle y substitue le sien propre, qui n’aura de sens que par la
soumission du nourrisson. Cette soumission de sa part est le tout premier stade du faux "self"
et elle relève de l’inaptitude de la mère à ressentir les besoins du nourrisson. (…) »
« Le nourrisson demeure isolé. En pratique, cependant, il vit mais d’une façon fausse.
La révolte contre le fait d’être forcé d’exister d’une façon fausse peut être détectée dès les tout
premiers stades. Le tableau clinique présente une irritabilité générale, des troubles de la
nutrition et des autres fonctions -troubles qui peuvent disparaître cliniquement, mais pour
réapparaître ultérieurement sous une forme plus grave. (…) il y a séduction du nourrisson qui
en vient à se soumettre et un faux "self" (par l’intermédiaire duquel…) il élabore un ensemble
de relations artificiel et, au moyen d’introjections, en arrive même à faire semblant d’être réel,
de telle sorte que l’enfant peut en grandissant ressembler exactement à la mère, à la nourrice,
à la tante, au frère, (…) »1
Ce clivage rejoint ce qu’a dit FERENCZI du traumatisme :
« Le choc est équivalent à l’anéantissement de soi, de la capacité de résister, d’agir et
de penser en vue de défendre le soi propre. Il se peut aussi que les organes qui assurent
la préservation du soi abandonnent, ou du moins réduisent, leurs fonctions à l’extrême.
(Le mot erschütterung –commotion psychique- vient de schutt = débris ; il englobe
l’écroulement, la perte de sa forme propre et l’acceptation facile et sans résistance d’une
forme octroyée, "à la manière d’un sac de farine" ».2 Quand il s’agit de l’empreinte de nos
premières figures d’attachement, elle nous impressionne et marque de manière indélébile.
« L’effet immédiat d’un traumatisme dont on ne peut venir à bout aussitôt est la fragmentation.
Question : cette fragmentation est-elle seulement la compréhension mécanique du choc ?
Ou est-elle déjà aussi, en tant que telle, une forme de défense ? (…) La fragmentation peut
être efficace par la création de surfaces plus grandes contre le monde environnant. (…)
1 D. WINNICOTT, Processus de maturation chez l’enfant. Développement affectif et environnement. Payot,
1970. p. 123-124 2 FERENCZI, Psychanalyse IV, Œuvres complètes 1927-1933, Payot, 1982, p. 139
37
l’abandon de la perception unifiée fait au moins disparaître la souffrance simultané d’un
déplaisir à faces multiples, l’unité insupportable de toutes les qualités et quantités de
souffrance est éliminée (… ce qui) permet à chacun des fragments une plus grande
adaptabilité. »1 « Si l’enfant se remet d’une telle agression, il en ressent une énorme
confusion ; à vrai dire, il est déjà clivé, à la fois innocent et coupable, et sa confiance dans le
témoignage de ses propres sens en est brisée. (…) Une partie de leur personnalité, le noyau
même de celle-ci, est restée fixée à un certain moment et à un niveau, où les réactions
alloplastiques étaient encore impossibles et où, par une sorte de mimétisme, on réagit de façon
autoplastique. On aboutit ainsi à une forme de personnalité faite uniquement de ça et de sur-
moi, et qui par conséquent, est incapable de s’affirmer en cas de déplaisir ; de même qu’un
enfant qui n’est pas encore arrivé à son plein développement, est incapable de supporter la
solitude, s’il lui manque la protection maternelle et une tendresse considérable. »2
L’autonomie ne s’acquiert que dans l’interdépendance, et non dans une alternance chaotique
entre fusion et rejet. Les brisures de l’environnement démantèlent le moi, mettent à mal le
sentiment d’identité personnelle, familiale et sociale.
« (…) les traumatismes vécus qui conduisent à l’organisation de défenses primitives sont du
ressort d’une menace à l’égard du noyau isolé -menace d’être trouvé, modifié, d’entrer en
communication. La défense consiste à dissimuler encore davantage le "self" secret et va même
jusqu’à sa projection et sa dissémination infinie. (…) La question est celle-ci : comment être
isolé sans avoir recours pour autant à des éléments d’isolation ? »3
Le sentiment d’identité dépend de « (…) la manière dont le "miroir" premier a accompli la
fonction qui lui est potentiellement dévolue. Soit que le « miroir » parental premier n’ait que
peu reflété au bébé ni donné matière à identifier ses propres états internes, ceux-ci ayant été
comme "blanchis" par l’absence de réponse en double, soit qu’ils aient été comme "tordus"
par un reflet trop déformé d’eux-mêmes. » La conséquence en est que « Le sujet clive sa
propre personne en une partie endolorie et brutalement destructrice et en une autre partie
omnisciente aussi bien qu’insensible. (…) »4
« Si les chocs se succèdent au cours du développement, le nombre et la variété des fragments
clivés s’accroissent, et il nous devient rapidement difficile, sans tomber dans la confusion, de
maintenir le contact avec les fragments, qui se comportent tous comme des personnalités
distinctes qui ne se connaissent pas les unes les autres. (…) J’espère cependant qu’ici encore,
il sera possible de trouver des voies qui permettront de lier entre eux les divers fragments. »5
Le DSM IV (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) décrit le stress post-
traumatique comme un état consécutif à un vécu de stress aigu. Il se produit chez le sujet dont
l’intégrité (ou celle d’autrui) a été menacée lors de situations face auxquelles il s’est senti
impuissant et horrifié. Le DSM IV insiste sur le rôle d’un trouble dissociatif dans les
traumatismes. Par exemple, la personne victime d’une grave agression se vit sur le moment
comme dédoublée, ce qu’Eva Thomas, violée par son père à l’âge de quinze ans et fondatrice
de SOS inceste, décrit ainsi :
1 FERENCZI, op.cit. p.279
2 FERENCZI, ibid. p.131
3 WINNICOTT, op.cit. p.160
4 J.VAN HABOST, « Comment comprendre et faire face à la violence du désespoir narcissique » (AEIMPR,
XVIIème congrès international Religions et violence Strasbourg, 10-14 juillet 2006) 5 FERENCZI, ibid. p. 133
38
« Tant de femmes ont raconté cette expérience de sortie du corps pour se protéger, se réfugier
dans une parcelle de l’être totalement inviolable. »1
« La fille, pour se sauver, s’est clivée, sa parole sera donc déconnectée de l’émotion. Elle-
même s’entendra dire la vérité des faits avec une voix qui n’est pas la sienne. »2
Cela rend aussi compte de ce qui apparaît comme un manque d’empathie du parent à l’égard
de son enfant : étant lui-même clivé et déconnecté de ses propres émotions, il est insensible à
celles de l’enfant. Reconnaître la souffrance de l’enfant le renverrai trop violemment à la
sienne, qu’il essaye de tenir à distance.
J’ai parlé (II, 3) de la confusion suscitée par les situations de maltraitance, elle est liée à cette
dissociation psychique et se répercute à plusieurs niveaux :
Confusion entre les personnes et dans l’ordre des générations. La confusion désigne ici une
imprécision des frontières inter-individuelles. Le fait que les enfants n’aient pas de chambre et
de lit attitré, et que Marc dorme avec sa mère, me semble révélateur de cette configuration
particulière : comme si mère et enfants formaient une seule entité indifférenciée, et qu’il n’était
pas reconnu aux enfants le droit d’exister en dehors d’elle de façon autonome. La confusion
dans l’ordre des générations peut en découler.
Confusions d’âges et de langues. « Certaines mères (…) voient leur enfant de 4 ou 5 ans
comme une dangereuse rivale et lui confèrent au niveau fantasmatique tous les attributs de la
féminité adulte, ainsi que le pouvoir de mettre au point des stratégies de séduction »3
Le parent ne tient alors pas compte du décalage existant entre l’adulte et l’immaturité
physique, psychologique et affective de l’enfant. Ferenczi a décrit « la confusion de la langue
entre l’adulte et l’enfant »4 : l’enfant se situe sur le terrain de la tendresse, l’adulte sur celui de
la sexualité génitale. Cela est source d’inadéquation entre les compétences parentales et les
besoins de l’enfant : les parents interprètent ses attitudes sur la base d’un malentendu
fondamental.
Des confusions entretenues par le double-lien : Un autre aspect de la confusion régnant dans
ces familles tient à la façon dont les personnes communiquent entre elles. Il s’agit en
particulier de messages contradictoires, d’injonctions paradoxales ayant pour effet de paralyser
celui qui les reçoit. Le concept de double-contrainte a été théorisé par Grégory BATESON
à partir de 1956. Par exemple, une mère dit à son fils : « Embrasse-moi mon chéri »,
mais lorsqu’il s’apprête à le faire sa mère se raidit à son approche et marque un net mouvement
de recul. Deux messages contradictoires sont alors émis : l’un verbal, l’autre non-verbal.
Auquel des deux doit-il répondre ? Quoiqu’il fasse, il se trouve dans l’impossibilité d’apporter
à cette communication une réponse adaptée.
« Les oscillations infinies induites par les deux sens opposés d’un message paradoxal
impliquent des confusions dans la pensée, introduisent une déraison confusionnante dans la
relation. »5 Harold SEARLES parle quant à lui d’«effort pour rendre l’autre fou »6.
Les conséquences des confusions semées dans l’esprit des enfants ainsi maltraités sont
importantes, elles sont d’une redoutable efficacité pour les maintenir sous l’emprise de leurs
parents. La force du lien d’attachement ne dépend pas de la qualité de la parentalité.
1 Eva THOMAS, Le sang des mots, Mentha, 1992, p.154
2 Eva THOMAS Ibid. p. 83
3 F. GRUYER, M. NISSE, Dr SABOURIN, La violence impensable, Nathan, 1991, p.102
4 FERENCZI, Psychanalyse IV, p.131
5 C. PARRET, J. IGUENANE, Accompagner l’enfant maltraité et sa famille, Dunod, 2001, p.39
6 Harold SEARLES, L’effort pour rendre l’autre fou, Gallimard, 1977, 720 p.
39
Cette emprise (empreinte) parentale est qualifiée d’hypnotique par FERENCZI :
« L’hypnose paternelle équivaut à la terreur d’être tué, l’hypnose maternelle équivaut à la
terreur d’être abandonné par la mère. (…) Mais l’horreur des horreurs, c’est quand la
menace du père coïncide avec l’abandon de la mère. »1 Cela peut expliquer notamment que
des enfants ayant été gravement maltraités restent attachés à leurs parents envers et contre tout.
Ils peuvent penser que c’est parce qu’ils ne méritaient pas mieux, et prendre la culpabilité et la
responsabilité des difficultés sur eux plutôt que de remettre en question leurs parents. Peut-être
en est-il ainsi pour Mme B., quand elle nous dit que la relation qu’elle entretient avec sa mère
est « parfaite » ?
« Le clivage désigne ce phénomène psychique par lequel le Moi se divise en parties
juxtaposées et étanches où cohabitent, sans qu'elles ne puissent s'influencer, des pensées et des
émotions contradictoires à l'égard d'un même objet et de soi-même. ( …) Selon Klein (1968),
ce mode de fonctionnement psychique est dû, au début, à l'immaturité intégrative
du nourrisson qui l'empêche d'appréhender simultanément divers aspects d'un même objet.
C'est ainsi qu'il scinde la perception qu'il a de sa mère en deux personnages distincts et
indépendants l'un de l'autre : une bonne mère (un bon objet) qui lui procure du bien-être
et qu'il aime, et une mauvaise mère (un mauvais objet) qui le frustre et qu'il déteste.
Cette défaillance du premier clivage sécurisant entraînera, selon Klein, une utilisation
défensive de ce mécanisme dans le but de bonifier la mère; son emploi excessif affaiblira
cependant le Moi de l'enfant en le fragmentant en visions partielles et déformées de ses objets
d'amour et de haine, de même que les sentiments qu'il éprouve à leur égard.
Vision dichotomique, absolutiste et rapidement fluctuante du monde extérieur, de son univers
intérieur et des relations qu'il entretient entre les deux. (…) Il s’agit-là d’une défense contre
l'éprouvé de très douloureux sentiments dépressifs de type anaclitique, sentiments qui sont au
cœur du mal à vivre de ces patients. »2
L’enfant a besoin pour grandir de s’appuyer sur une image de ses parents sécurisante et
acceptable pour lui. En se forgeant d’eux cette image inattaquable, il tente d’échapper à la
dépression et à l’angoisse qui le submergeraient s’il venait à la perdre. C’est pourquoi les
enfants qui ont été même gravement maltraités peuvent grandir sans remettre leurs parents en
question, et devenus adultes, « ils restent infantilement fixés à leur propre famille dans
l’impossibilité de renégocier ces modèles. »3
Comment dès lors éviter de les reproduire ? Ces enfants, devenus parents à leur tour, expriment
aussi parfois cette difficulté en disant : « On m’a volé mon enfance. », « Je n’arrive pas à
donner à mes enfants l’amour que je n’ai pas eu. »
Répétitions
Faute de pouvoir se penser et se dire, les traumatismes donnent lieu à des passages à l’acte,
le clivage cédant parfois aux décharges émotionnelles, entraînant de désastreuses répétitions.
Richard HELLBRUNN4, psychanalyste, émet l’hypothèse d’une « force d’appel de notre
inconscient à recevoir des coups, des actes qui seraient inscrits en creux dans notre histoire. »
La fondatrice de SOS inceste témoigne aussi de l’existence de cette forme de répétition.
1 FERENCZI, op. cit. p.133
2 Hélène RICHARD, « Les leçons de Cléopâtre ou réflexions sur le contre-transfert et les états-limites. »
Santé mentale au Québec, vol. 14, n° 1, 1989, p. 35-44. 3 C. HAMELIN et M.T MATRAS : « Maltraitance et famille enchevêtrée. Stratégie transgénérationnelle. »
Echanger autrement, Caen, 1991. 4 Cité par Eva THOMAS
40
« Nous avons assez entendu de récits de victimes ayant subi plusieurs viols (…). Chaque fois
qu’une victime d’inceste est à nouveau violée, ne tente t’elle pas de dire l’indicible par des
actes subis, faute de parole ? »1
Une autre façon de répéter compulsivement l’évènement traumatique est de le revivre en se
retrouvant cette fois du côté de l’agresseur. L’identification à l’agresseur est un concept
développé par Ferenczi. La peur éprouvée par les victimes, «(…) quand elle atteint son point
culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le
moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement, et à s’identifier totalement à
l’agresseur. Par identification, disons par introjection de l’agresseur, celui-ci disparaît en tant
que réalité extérieure, et devient intrapsychique »2
Cette identification est d’autant plus forte que l’agresseur est une image naturelle
d’identification (le parent). Elle produit des changements dans la personnalité de la victime,
dont l’introjection du sentiment de culpabilité de l’agresseur. En commettant à son tour des
violences, la personne « tente de se libérer de la contrainte interne qui l’assaille, tout en
faisant porter à d’autres la responsabilité de ses actes. (…) (Celui qui exerce) une relation
d’emprise (…) a lui-même subi les effets que sont la sidération, la peur et la soumission.
C’est d’ailleurs pour tenter d’y échapper qu’il reproduira une situation identique à celle qui
l’a traumatisé, mais cette fois-ci du côté de celui qui domine. »3
A celui qui a été bafoué, anéanti, le fait de dominer par la violence peut sembler la seule
manière d’exprimer l’indicible et d’exister enfin.
Répétitions transgénérationnelles
Des auteurs distinguent « deux types de transmission entre les générations : l’une qui
apporte à la génération réceptrice des éléments assimilables, élaborables, utiles et même
indispensables au développement psychique (transmission intergénérationnelle), l’autre
(transmission transgénérationnelle) qui transmet au contraire des éléments inassimilables
(non-dits, cryptes, fantômes, etc.) constituant autant d’enclaves intrapsychiques, sources de
souffrances, de perturbations et de répétitions tant qu’ils n’ont pas fait l’objet d’une
élaboration et d’une prise de conscience. »4
Des phénomènes de répétition sont observables dans l’histoire familiale de Mme B.
Lors d’un entretien qui a duré 1h15 à l’AEMO (le 18 février), elle a accepté que nous fassions
ensemble son génogramme. Elle nous a raconté avoir été placée par le Juge des Enfants durant
douze années, ainsi que trois demi-frère et sœurs à différents endroits en France, certains en
famille d’accueil, elle dans plusieurs foyers de l’ASE. Sa mère s’alcoolisait et n’avait pas de
domicile où vivre de façon stable avec ses enfants. Le père de Mme B. a disparu quand elle
avait 5 ans, elle ne l’a jamais revu, il ne s’est pas occupé d’elle. Elle a effectué des recherches
entre ses 13 et 22 ans afin de le retrouver, en vain. Sa mère lui a dit l’avoir « viré parce qu’il
draguait et piquait de l’argent.». Mme B. dit aussi qu’enfant en foyer, elle pleurait beaucoup
parce que sa mère lui manquait. Des difficultés se répercutent en cascades : le logement dont
Mme B. dispose n’est pas adapté pour ses enfants, sans que cela puisse être imputé aux seuls
facteurs socio-économiques, puisque des aides financières pour le traiter et l’aménager sont
possibles, mais que Mme B. n’en est pas demandeuse.
1 Eva THOMAS, op.cit. p.240
2 FERENCZI, op.cit. p.130
3 Inès ANGELINO, « L’enfant, la famille, la maltraitance » Paris : Dunod, 1997, p.33-35
4 Didier HOUZEL, Les enjeux de la parentalité, Erès, 1999, p. 112
41
Les pères de ses enfants n’assument pas plus leur paternité que son propre père, ils présentent
des problèmes d’alcool tout comme la mère de Mme B. Nous apprenons aussi en faisant un
génogramme avec Mme B. que sa mère était une fille aînée maltraitée par sa propre mère, qui
ne s’intéressait à elle que pour « lui piquer son argent ». Or Mme B. est également la fille aînée
de sa mère, et elle a des propos que nous avons trouvés particulièrement durs à l’égard de
Sandrine, l’aînée de ses 3 enfants. Elle lui reproche de vouloir lui voler sa place de mère auprès
des deux plus jeunes et de prendre leur défense, se situant comme une rivale par rapport à elle.
Sandrine se montre en effet très protectrice à l’égard de Laura et Marc, dont elle se préoccupe
beaucoup. Peut-être est-il question de « triangle pervers » « dans lequel la séparation des
générations est rompue de façon voilée. »1 ?
Tout parent est un sujet qui doit laisser sa place d’enfant à son propre enfant. Encore faut-il,
pour le pouvoir, avoir déjà eu cette place reconnue. Les enfants se voient doublement niés :
on ne leur reconnaît ni leur statut de personne à part entière, ni leur statut d’enfant à protéger.
« Ainsi on peut voir se développer des manifestations de jalousie des parents à l’égard de leur
enfant devant l’attachement des grands-parents pour leur petit enfant. Une frontière
générationnelle ne peut se poser. Parents et enfants deviennent des frères rivaux (...)
L’enfant se trouve donc en rivalité fraternelle avec son propre parent, et même à une place
d’enfant préféré ce qui alimente la jalousie et la violence. »2
Mme B. m’a semblé se situer comme une petite fille en disant qu’il lui était difficile
d’accompagner Sandrine au Centre Médico-Psychologique, parce qu’elle craignait de s’y
« faire engueuler ». Quant au père de Laura et Marc, la dernière fois que Mme B. l’a vu, il lui a
demandé pourquoi sa fille ne lui avait pas envoyé une carte pour son anniversaire.
J’ai demandé à Mme B. si lui-même le faisait pour sa fille, elle m’a répondu que non.
Selon René CLEMENT, psychanalyste, des parents demeurent prisonniers d’une histoire non
réglée, et « des liens problématiques tissés avec leurs propres parents- liens non résolu, non
détachés, non différenciés, qui font que la dépendance à ces parents du passé perdure. »3
De part les violences, les privations, la négation, le peu de considération dont ils ont été
victimes dans leur enfance, ils souffrent souvent d’une défaillance narcissique fondamentale,
d’une mésestime d’eux-mêmes. Néanmoins, leur soif d’amour et de reconnaissance subsiste
sous la forme d’une profonde carence affective. Ce deuil de ce qui leur a manqué dans le passé
n’ayant pu se faire, les parents vont attendre de leur enfant : «en gros, qu’il les restaure, qu’il
les aime, qu’il les aide à vivre, qu’il les aide à soigner le mal-être en lieu et place des parents
du passé. »4 « L’enfant présenté comme le « tout » d’une mère ou d’un père annonce souvent
un enfant conçu comme réparateur qui viendrait combler un « rien » chez ses géniteurs. »5
Cela peut aussi s’entendre dans la phrase prononcée par Mme B. : « Je veux qu’ils
m’obéissent complètement. » Or il s’agit, là encore, d’une image idéalisée, éloignée de ce
qu’est l’enfant en réalité. L’enfant réel est incompréhensible et décevant :
1 Jay HALEY cité par P. LEBBE-BERRIER, « Pouvoir et créativité du travailleur social, une méthodologie
systémique. » ESF, 1988, p.45 2 C. HAMELIN et M.T MATRAS : « Maltraitance et famille enchevêtrée. Stratégie transgénérationnelle. ».
3 R. CLEMENT, « De la prise en compte de la dysparentalité à la prise en charge des enfants en souffrance. »
Espace social, n°26, mars 1991. 4 R. CLEMENT Ibid.
5 Inès ANGELINO, op.cit. p.156
42
« Dès le retour de la maternité, certains se trouvent désemparés avec ce bébé qu’ils
connaissent bien peu. Ses rythmes impérieux, sa fragilité, sa dépendance, ses goûts, ce qui peut
apparaitre comme son intransigeance sont plus ou moins bien acceptés. »1.
Non seulement il ne va pas pouvoir répondre aux attentes que ses parents ont fondées en lui,
mais en plus il va les mettre en grande difficulté et les insécuriser. Trop centrés qu’ils sont sur
leurs propres manques et besoins, les parents ne vont pas parvenir à satisfaire ceux de leur
enfant. Ils vont alors ressentir les nombreuses demandes que celui-ci leur adresse comme des
revendications excessives et déroutantes. « Certains parents perçoivent la personne de leur
bébé comme persécutrice à leur égard. Ils ressentent leur enfant comme mauvais et doivent, en
conséquence, l’empêcher de leur nuire (…). Selon l’intensité de ces perceptions et leur
fréquence, l’enfant sera soumis à des contraintes sévères visant à l’impressionner, à des agirs
agressifs, toujours justifiés par l’obligation de se défendre de lui, « le méchant ». »2
Des actes de maltraitance peuvent commencer à se produire ainsi.
Cela impose une prudence : prêter attention à l’enfant risque d’être mal vécu par son parent.
Il peut ressentir de la rivalité et de la méfiance à l’égard de l’éducateur et de ce que l’enfant lui
raconte. Il peut être tenté d’exercer des pressions supplémentaires sur l’enfant afin qu’il ne
parle pas de ce qu’il vit. Le parent peut se vivre comme persécuté par l’éducateur et par
l’enfant : tout travail avec l’un comme avec l’autre en serait empêché. Dans les cas où il existe
un flou de la frontière générationnelle, il peut trouver insupportable que l’on s’occupe d’abord
de celui-ci alors que sa propre parole n’a encore jamais été accueillie et reconnue.
Cela raviverait sa blessure narcissique, ainsi que sa perception d’avoir un enfant mauvais et
cause de tous ses problèmes. Il s’agit donc de rencontrer l’enfant, le parent et l’enfant dans le
parent, en leur manifestant de l’intérêt et de l’attention, dans l’espoir d’amener le parent à
pouvoir à son tour s’intéresser et être attentif à son enfant.
La personnalité de l’enfant et le rôle actif qu’il joue dans la relation sont aussi à prendre en
compte. « Il risque de s’engager dans un véritable forçage de la relation par un désir d’amour
et de communication qui s’est gauchi. »3
De là, le parent s’enferme dans la reproduction de ce qu’il a subi enfant, en tenant cette fois le
rôle de l’agresseur, mais sans en avoir conscience puisque pour lui, il est la victime de cet
enfant « méchant » dont il doit se défendre. Cette forme de maltraitance psychologique
apparaît comme une tentative du parent de projeter la haine qu’il entretient vis-à-vis de lui-
même sur la personne de son enfant. Cela met en péril l’avenir personnel, familial et social de
l’enfant et de sa descendance à venir, l’intervention éducative ayant aussi une mission de
prévention à l’égard des générations futures.
Le placement n’est pas une solution en soi, à lui seul il ne résout rien : « Soulignons que,
quand bien même un parent ne peut développer suffisamment sa fonction parentale à l’égard
de son enfant étant donné une souffrance psychique de nature psychiatrique, et qu’il y a donc
lieu d’envisager une séparation prolongée, nous recommandons de maintenir un lien, plus que
probablement médiatisé, pour éviter l’idéalisation et le processus de clivage corollaire. »4
1 Inès ANGELINO, op.cit. p.33
2 Inès ANGELINO, ibid. p.40
3 Inès ANGELINO, ibid. p.46
4 Emmanuel de BECKER, « Loyautés et familles Maltraitances à enfants: processus de répétition ».
Revue Temps d’arrêt, p.25
43
Les projections parentales sur la personne de l’enfant sont à l’œuvre, parasitées par des
souffrances muettes et non élaborées. Les difficultés psychiques et somatiques de l’enfant
traduisent « la souffrance de chacun des parents projetée dans l’enfant. C’est à une sorte de
mise en scène que l’on a affaire faute, sans doute, de capacité d’élaboration fantasmatique, de
remémoration et de narration. »1
L’ensemble des éléments psychiques, affectifs, cognitifs, communicationnels, familiaux et
sociaux de la situation de l’enfant forment ce que l’on appelle un contexte, étymologiquement :
« ce qui est tissé avec, ensemble » ; il inclut aussi l’intervenant éducatif.
IV) LA RELATION FAMILLE-INTERVENANT,
CARTES INTRAPSYCHIQUES ET SYSTEMIQUES
1) Approche de la dimension intrapsychique
Pour retraduire les traits communs aux personnes accompagnées en AEMO, le langage
psychologique parle d’angoisses de vide, de problématiques abandonniques, de dépendance,
de difficultés à supporter la solitude, de fuite, phobie sociale, troubles des liens, défaillances
narcissiques, etc. Mais est-ce le seul langage adéquat ? Grand nombre des enfants et des
adultes cumulent les difficultés, et il me semble pouvoir faire l’hypothèse que celles-ci se
situent toutes aussi dans leurs rapports à leur famille, leur conjoint, l’école, le travail, le centre
social qui les accompagne, leur voisinage, etc. C'est-à-dire que dans tous les cas, la relation à
l’autre et au monde est difficile. Qu’en est-il de la relation que l’éducateur va pouvoir nouer
avec chacun des membres de la famille ? Les dysfonctionnements en question sont contagieux.
Nous avons vu comment ils se transmettent des parents aux enfants, la confusion générée par
les actes de maltraitance intervenant tant dans l’organisation des relations familiales que dans
la construction du psychisme de l’enfant. Les professionnels eux-mêmes risquent d’être
contaminés, et amenés à mettre en place des mécanismes de défense préjudiciables à la qualité
de leurs interventions.
J’ai été surprise d’entendre des éducateurs qualifier des personnes de « manipulatrices »,
« hypocrites » ou « résistantes ». A quoi tiennent ces réactions, et sont-elles adaptées ?
Comment approcher ces dynamiques interpersonnelles ? Le fait de croire que les personnes
sont « manipulatrices » peut être induit par leurs modes de communication particuliers :
lorsqu’elles tiennent des propos contradictoires ou des discours en contradiction avec leurs
actes, cela risque de nous faire douter de la véracité de leurs propos.
J’ai mentionné (I, 3) le fait que Mme B. avait écrit qu’elle voulait une famille d’accueil pour
ses enfants, puis dit par la suite avoir toujours demandé un foyer (p .9). De même, quelques
semaines après le début de l’A.P des enfants, Mme B. nous a affirmé : « J’ai toujours dit qu’il
fallait séparer Sandrine et Laura », contrairement à sa demande initiale. Cela peut s’expliquer
par le fait qu’étant profondément clivées, les personnes font co-exister des attitudes et des
pensées qui se contredisent sans pour autant s’exclure. En conclure trop vite qu’elles sont
mythomanes ou manipulatrices serait une erreur. Nous l’avons vu, des récits de violences ou
de privations subies peuvent également sembler étranges en ce qu’ils sont dénués d’émotions.
1 Didier HOUZEL, op.cit. p.100
44
Ce phénomène se retrouve parfois chez des femmes victimes de violences conjugales : elles
énumèrent les sévices endurés sur un ton monocorde. Ce n’est pas là le signe qu’elles n’ont pas
réellement vécu ces scènes de violence, mais plutôt que pour y survivre, elles se sont coupé des
affects insupportables qui s’y associaient.
Des emprunts aux méthodes de psychothérapie peuvent s’avérer particulièrement riches, car
elles donnent des outils pour appréhender les conduites humaines et, de là, orienter les
interventions en fonction des pistes de compréhension choisies. Néanmoins leur utilisation
demande prudence et réflexion. « Toutes les théories sur la psychothérapie (y compris la
nôtre) ont des limites au niveau de la pratique et du concept qui leur sont, par nature,
logiquement inhérents. D’égale importance est le fait que ces limites sont souvent attribuées à
la nature humaine, plutôt qu’à la nature de la théorie. (…) Exposer les prémisses de base de
toute théorie psychothérapeutique aussi clairement et explicitement que possible permet au
moins de percevoir aussi ses implications, limites et possibles substitutions. » 1
Les théories sur les conduites humaines font partie intégrante de l’épistémologie de leur
époque. Dès lors qu’il s’agit de chercher à connaître, nous structurons et construisons selon les
critères et les modèles scientifiques qui s’imposent alors à nous. La psychanalyse, comme la
1ère loi de thermodynamique, conceptualise en termes de conservation et transformation
d’énergie (la libido). Le type de causalité en jeu est linéaire, unidirectionnel. Il pose que
l’évènement A détermine B, que le passé détermine le futur en passant par le présent.
Un travail portant sur les conduites humaines s’oriente alors nécessairement en fonction du
passé. Pour comprendre ce qu’il lui arrive, la personne doit replonger dans son histoire où se
trouvent les causes de son mal-être actuel. Les symptômes observés sont dus à un conflit
inconscient. Le névrosé peut y travailler en tâchant de laisser s’exprimer, d’une façon
sublimée, ce qu’il a refoulé. Son amélioration doit passer par une prise de conscience (insight),
qui permet de libérer les énergies sapées. Comprendre ce qui arrive à l’autre selon cette voie
consiste à rechercher des motivations pour une part inconscientes. C’est le grand intérêt de
cette optique que d’ouvrir vers cette irréductibilité de la personne humaine, de prendre en
compte cette histoire singulière dans ses dimensions profondes et secrètes.
Et c’est aussi sa limite.
La psychanalyse nous aide à approcher les phénomènes intra et inter psychiques via les
concepts de projection, de transfert et contre-transfert.
Le transfert est « l’ensemble des réactions du patient en face de l’analyste, par lesquelles le
patient reproduit les sentiments inconscients qu’il éprouvait dans son enfance à l’égard de ses
parents. »2 La compulsion de répétition prédomine sur le principe de plaisir, c’est ce qui
explique que l’on puisse répéter des situations douloureuses ou pénibles. Cela tient aussi au fait
que nous avons appris certains modes relationnels dans notre petite enfance, et qui sont restés
ancrés en nous. Ainsi des « têtes à claques », expertes dans l’art de susciter l’exaspération
d’autrui, ou des femmes victimes de viols en plusieurs occasions.
Dans le cadre de l’analyse, le patient rejoue ce qu’il a refoulé, ses attitudes psychologiques,
ses réactions de défense, le noyau de son histoire intime et la singularité de sa posture
subjective.
1 P. WATZLAWICK, J. WEAKLAND, R. FISH et A.M BODIN. « Sur l'interaction », Seuil, 1981, p.395
2 Définition du Larousse en 3 volumes, 1966
45
« Le transfert désigne en psychanalyse, le processus par lequel les désirs inconscients
s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi avec eux et
éminemment dans le cadre de la relation analytique. Il s’agit là d’une répétition de prototypes
infantiles vécus avec un sentiment d’actualité marquée. »1
Freud apporte des précisions sur le « maniement du transfert » : il s’agit de « créer de
nouvelles éditions des anciens conflits (…) mais en mettant cette fois en œuvre toutes ses forces
psychiques disponibles, pour aboutir à une solution différente. »2
Le transfert est dû à des phénomènes de projection. Pour M. CAPUL et M. LEMAY, la
fonction projective fait partie des fonctions de la relation éducative : l’éducateur, de par
l’ambiguïté de sa position (partageant des moments de vie quotidienne et au travail), se trouve
être le support sur lequel les personnes projettent leurs affects non résolus, réactualisent des
conflits et répètent des comportements leur ayant posé problème par le passé. Ces projections
sont rarement interprétables dans l’ici et maintenant de l’existence quotidienne. L’éducateur a
à se rendre compte de ce qui se déroule sur lui et ses collègues, en référence à ce qu’il connaît
de l’histoire de la personne, sans quoi il va alimenter aussi bien les mécanismes sains que les
mécanismes pathologiques. En étant attentif à répondre différemment, avec distance par
rapport à ces phénomènes de projection, il va favoriser « l’apparition de malaises, de bien-être
ou d’interrogations qui sont le point de départ d’une nouvelle manière d’être. »3
La relation, base de tout travail éducatif, est envisagée dans ce cadre sous l’angle du transfert
et du contre-transfert. Considérer les projections des autres sur soi ne suffit pas, car celles-ci
marchent dans les deux sens. Le contre-transfert est l’« ensemble des réactions inconscientes
de l'analyste à la personne de l'analysé et plus particulièrement au transfert de celui-ci. »4,
« Les mots échangés actualisent à l’endroit de celui qui supporte le transfert, un certain
nombre d’affects et de représentations refoulées, qui n’ont pas directement à voir avec la
relation actuelle, objectivement parlant. »5
« Qu’en est-il du partage du traumatisme, lequel, de manière paradoxale, peut être non
représentable mais se transmettre ? La psychothérapie des personnes traumatisées entraîne
des réactions fortes chez les cliniciens qui s’occupent d’eux. Ces réactions témoignent d’une
transmission ou d’un partage des expériences traumatiques vécues par ces patients singuliers.
Ces réactions sont considérées comme des aspects du contre-transfert lorsqu’on est dans le
cadre d’une psychothérapie. En fait, on le retrouve chez tous ceux qui s’occupent de personnes
ayant vécu des expériences traumatiques, et il est possible d’appliquer ce terme de contre-
transfert à des situations plus variées que le seul cadre de la psychothérapie. »6
Si le contre-transfert est un outil essentiel pour le psychanalyste, en évaluation MPS on parle
plutôt d’implication, laquelle ne nécessite pas le même degré d’introspection que celui requis
par la cure analytique. La prise en compte des phénomènes projectifs et transférentiels est très
utile pour approcher la dimension implicationnelle de notre intervention.
1 LAPLANCHE et PONTALIS, « Vocabulaire de la psychanalyse », 1992.
2 FREUD, « Introduction à la psychanalyse », (texte des conférences qu’il a prononcées en 1916)
3 Maurice CAPUL et Michel LEMAY « De l’éducation spécialisée », éditions Erès, 1997 p.131
4 LAPLANCHE et PONTALIS, ibid. 5 Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique, Dunod, Paris, 1997 p. 22
6 Christian LACHAL, « Le partage du traumatisme, comment soigner les patients traumatisés »
Le journal des psychologues, n° 253, déc. 2007, janv. 08.
46
F. ALFÖLDI l’intègre au modèle d’évaluation MPS, où « Elle a pour fonction de développer
les capacités de distanciation du professionnel envers ses affects propres. »1
Il s’agit de travailler à prendre conscience « des mécanismes projectifs, identificatoires, idéaux,
et parfois pathogènes ou pervers mis en jeu dans la relation clinique avec les membres du
groupe familial ». « Le contre-transfert est l’aptitude du thérapeute à savoir répondre aux
actes transférentiels du patient sur le mode professionnellement élaboré en faveur de
l’évolution psychique du patient et non sur le mode symétrique qui alignerait la réplique du
thérapeute sur le registre transférentiel » 2
Mais le maniement de ces dimensions est d’autant plus complexe qu’elles relèvent de
l’inconscient. La pente semble glissante vers des risques de fausses interprétations.
Le professionnel aussi peut projeter les affects et conflits issus de sa propre histoire, sous
couvert d’interpréter les projections des usagers. Le risque n’est-il pas qu’il se dédouane ainsi
de sa propre responsabilité ? Plutôt que de regarder ce qu’il induit dans la relation présente, de
part ses attitudes et comportements, il pourrait mettre les réactions de l’autre sur le compte de
son anamnèse, et d’hypothétiques phénomènes transférentiels. D’autant plus s’il est animé par
un contre-transfert qui est l’écho de ses propres conflits inconscients. Quand une action
conduite avec une personne échoue, la tentation peut être de l’en tenir pour responsable, en
mettant cet échec sur le compte de sa résistance à elle. « L’échec du travailleur social envoyé
auprès de la famille devient parfois une preuve supplémentaire de la gravité de la pathologie
familiale ou la preuve de l’incompétence du travailleur social. Quelle alternative illusoire ! »3
Des concepts comme ceux de névrose, psychose, complexe d’œdipe, de transfert, etc.
peuvent devenir des tiroirs faciles dans lesquels ranger une multitude de conduites très
diverses. Des chercheurs en psychologie sociale ont mis en évidence que le fait d’interpréter le
comportement d’une personne en termes psychologiques ou psychanalytiques pouvait parfois
servir, en fin de compte, à la décrédibiliser. On pourrait dire que si elle se comporte ainsi, c’est
parce qu’elle est psychotique, névrosée, etc., ce qui risque d’amoindrir complètement le
message qu’elle essaye de faire passer. Et en même temps, cela peut être une optique très
confortable qui évite de se remettre en question.
Ainsi la grille de lecture psychanalytique permet la prise en compte de l’histoire passée d’une
personne, et de l’impact que celle-ci produit dans la relation présente. Elle nous ouvre les
portes d’une interrogation sur ce que peut être la vie psychique d’un être humain. Mais en
dehors d’une étude approfondie du contre-transfert, elle occulte la part active et la
responsabilité qui est la nôtre dans l’ici et maintenant de la relation.
Laurent MUCCHIELLI critique le fait que dans le domaine de la psychiatrie criminologique,
il est d’usage d’asseoir arbitrairement ses développements sur la psychanalyse en invoquant
quelques grands ancêtres, parmi lesquels Freud est l’un des plus utilisés.
« Ces utilisations de la psychanalyse (…) accompagnent un discours où l'affirmation
tient lieu de preuve, où la citation d'un maître vaut vérité indiscutable, où l'interprétation
est davantage développée que l'exemple concret qui est le plus souvent réduit à une
portion tellement congrue qu'on peut en dire à peu près n'importe quoi.
1 ALFÖLDI, op.cit. p.117
2 ALFÖLDI, ibid. p.118-119
3 Paule LEBBE-BERRIER « Pouvoir et créativité du travailleur social, une méthodologie systémique. »
Paris : ESF, 1988, p.116
47
Bref : la référence à la psychanalyse constitue en général un argument d'autorité qui institue
sa vérité en même temps et par le simple fait qu'il s'énonce. »1
N’en déplaise aux partisans d’une science objective de l’homme modelée sur les sciences de
la nature, les théories psychanalytiques ne répondent pas aux critères de la scientificité
proposés par Karl POPPER 2 (1902-1994). Car comme les théories issues du marxisme et de
l’astrologie, elles ne sont pas réfutables. Ainsi la technique psychanalytique a-t-elle peu à
souffrir de remises en question : si un patient va mieux, c’est qu’elle est efficace ; s’il ne va pas
mieux, c’est à mettre sur le compte de ses résistances à lui, et il convient de poursuivre la cure.
Le concept de résistance impose une grande prudence, le risque est de sombrer dans des
attitudes totalitaristes, selon lesquelles nous saurions toujours mieux que l’autre ce qu’il en est
de lui : « Toute la théorie psychanalytique, vous le savez, est bâtie sur la perception de la
résistance que nous oppose le patient quand nous tentons de lui rendre conscient son
inconscient. La résistance se traduit, chez le patient, soit objectivement par un manque d'idées
ou par la survenance d'idées sans rapport avec le thème traité, soit subjectivement, par
l'apparition de sentiments pénibles dès que le thème vient à être effleuré. Mais ce dernier
indice peut aussi faire défaut. Nous disons alors au patient que son comportement nous incite
à conclure qu'il y a résistance. Le sujet répond qu'il l'ignore totalement, ce qui montre que
nous avions raison, mais que la résistance était, elle aussi, inconsciente, comme le refoulé que
nous tentons de supprimer. »3 De la sorte, quelles que soient les réactions du patient, l’analyste
aura raison, son hypothèse a cent pour cent de chances de se vérifier !
De plus, les personnes peuvent s’être construites sur le mode d’un faux-self, habituées à se
faire renvoyer des définitions d’elles mêmes qui ne correspondent pas à ce qu’elles pensent et
ressentent, et à s’y soumettre. Il en est aussi qui ont une longue pratique des services d’aide
sociale. Tout cela ne majore t-il pas le risque qu’elles tendent à nous « donner le change », et
se conformer en apparence à ce qu’elles supposent que nous attendons d’elles ? Dès lors,
comment évaluer la sincérité de leur collaboration avec nous ? Celle-ci n’est-elle pas tributaire
de la nôtre ? Ne pratiquons-nous pas aussi la communication paradoxale avec les familles ?
Un exemple de double-lien est le paradoxe de type : « sois spontané ». « Si l’on demande à
quelqu’un d’adopter un certain type de comportement, jugé jusque-là comme spontané, il ne
peut plus être spontané, parce que le fait de l’exiger rend sa spontanéité impossible. »4
Cela est aussi absurde que de demander à quelqu’un de faire preuve de naïveté : dès lors que la
personne se soumet à l’injonction, elle ne peut l’honorer sans cesser d’être naïve…
Une difficulté similaire se pose à l’examen de la demande des familles. [La demande vient
du latin demandare, confier ; mandare, mander, solliciter.] Les travailleurs sociaux distinguent
souvent « la demande exprimée », explicitée, de « la demande réelle » à faire émerger,
beaucoup considérant qu’il y a une vraie demande sous-jacente à découvrir… Il n’y a plus qu’à
souhaiter que les personnes disposent d’assez de ressources pour s’opposer à ce décalage entre
ce qu’elles disent vouloir et sont censées vouloir !
1 Laurent MUCCHIELLI, « Quelques interrogations épistémologiques sur la psychiatrie
criminologique française (à partir d'un ouvrage récent) », 1999. 2 Karl POPPER, « Conjectures et réfutations », Paris, Payot, 1985
3 FREUD, « 3ème
des nouvelles conférences sur la psychanalyse : les différentes instances de la
personnalité psychique. » 4 P. WATZLAWICK, J. HELMICK BEAVIN, D. JACKSON, « Une logique de la communication »,
Paris : Le seuil, 1972, p. 241
48
Il peut certes y avoir des attentes sans demandes, et des demandes sans attentes. Celles-ci sont
liées aux représentations que les familles se font de l’offre du service, et de ce que nous leur en
communiquons. Quelles sont nos projections sur elles ? Dans quelle mesure ne contribuons-
nous pas à la chronicisation des difficultés, par un discours axé exclusivement sur le passé, et
qui fait la part belle aux déterminismes ?
Des personnes ont fort heureusement témoigné de la possibilité d’échapper à la répétition des
maltraitances subies. Ce ne sont pas celles dont on entend le plus parler, elles n’en démentent
pas moins l’équation : « enfant maltraité = futur parent maltraitant ».
Par exemple Tim GUENARD, auteur d’un livre intitulé « Plus fort que la haine »1, raconte
qu’il a été abandonné à l’âge de trois ans par sa mère, puis gravement maltraité par son père et
sa belle-mère. Il a ensuite erré de familles d’accueil en institutions, où il n’a pas toujours été
mieux traité. Il est aujourd’hui marié et père de quatre enfants, son histoire étant démonstrative
d’une forte « résilience ». Ce terme est emprunté à la physique où il sert à qualifier le degré de
résistance aux chocs d’un corps. Cette faculté à encaisser les coups durs portés par la vie est
pointée par Boris CYRULNIK. Selon lui, les principales caractéristiques des personnes
résilientes sont la capacité de tisser des relations sociales, de raconter son histoire en s’en
distanciant pour lui donner du sens, et l’humour. Cela passe par la rencontre de personnes
significatives faisant office de « tuteurs de résilience » sur lesquels ils puissent prendre appui.
Par conséquent, les compétences de l’intervenant doivent peut-être moins se centrer sur
l’expertise des problématiques, et davantage sur les jeux relationnels, en acceptant un
engagement ouvert à l’indéterminisme et à l’incertitude.
2) Approche systémique
L'approche systémique est un champ interdisciplinaire relatif à l'étude d'objets complexes,
réfractaires aux approches de compréhension classiques. Le schéma de causalité linéaire est
dans certains cas peu opérant pour rendre compte du fonctionnement d'un ensemble d’éléments
en relation. En particulier dans toute interaction entre personnes, il s’avère limitatif.
Cette approche est bâtie sur le modèle cybernétique : la matière considérée est de
l’information, et la causalité ne se travaille plus à sens unique : les transformations sont
pensées en termes de rétroaction. Simultanément A, B, C, etc., interagissent et se trouvent pris
dans un système dont ils font partie. Ce système est plus que la somme des parties qui le
composent ; il est pour elles aussi déterminant qu’elles le déterminent. Chacun fait partie d’un
ensemble, réagit par rapport à des déséquilibres et en produit à son tour.
Le concept d’homéostasie désigne le processus par lequel le système s’autorégule et assure la
stabilité nécessaire à son fonctionnement, en exerçant des effets auto-correcteurs en réponse
à des perturbations internes et externes. La causalité linéaire pose que telle cause détermine tel
effet. La causalité circulaire considère qu’une même cause peut avoir plusieurs effets, et un
même effet des causes différentes, ce qui permet d’échapper à une vision déterministe. En cela,
elle semble mieux rendre compte de ce double mouvement de l’interaction entre personnes, où
le comportement de chacun est à la fois cause et effet du comportement de l’autre.
En thérapie systémique, le travail ne s’oriente pas vers la dimension de l’esprit considéré
comme une monade indépendante. La personne est appréhendée dans tout le contexte des
relations qui tissent son ici et maintenant. Si elle se trouve prise dans un comportement
1 Tim GUENARD, Plus fort que la haine, J’ai lu, Paris, 1999, 221 p.
49
symptomatique, le travail porte sur ses relations interpersonnelles et les fonctionnements
actuels dans lesquels elle est prise, non sur le champ clos de son histoire passée et de son
espace intra-psychique. Il ne s’agit pas du pourquoi, à cause de qui ou de quoi. On va chercher
le comment. En quoi la place et la fonction de chacun font-ils partie intégrante de l’équilibre de
ce système ? Dans tous les cas de troubles relationnels, plutôt que de chercher quel est celui
qui ne tourne pas rond, ou lequel a commencé, on va se centrer sur l’interaction. Comment le
dysfonctionnement se trouve alimenté par les places respectives de chacun, comment plus l’un
est ceci, plus l’autre est cela, et se perpétue ainsi un engrenage. Par cette façon de voir, on
échappe à la formulation de questions sans issue : qui de l’œuf ou de la poule (ou dans le
conflit) a commencé ? Est-ce la faute des parents si l’enfant a des troubles du comportement,
ou bien ce qui semble dysfonctionner chez eux est-il dû aux troubles de leur enfant ?
Grégory BATESON1 (1904-1980), anthropologue, psychologue et épistémologue américain,
propose d’envisager la schizophrénie comme un trouble résultant de l’équilibre des relations et
des communications au sein de la famille. Cela autorise l’expression de « familles à
transactions schizophréniques », et impulse leur orientation aux thérapies familiales
systémiques. Le malade désigné apparaît comme un symptôme de l’ensemble du système qui
concerne chacune des personnes impliquées. Il n’y en a pas un qui est cause et les autres qui le
subissent, mais chacun a une part de responsabilité dans le dysfonctionnement auquel il
contribue malgré lui. Ce n’est donc pas seulement que le système soit déséquilibré de part les
dysfonctionnements apparents de tel ou tel individu, c’est que l’homéostasie de ce système
repose aussi sur eux. Les autres qui s’en plaignent sont pris dans des liens problématiques, et
s’astreignent aussi à perpétuer la logique du système malade. De là, il ne peut être question de
se contenter de coller des étiquettes, ni d’en appeler à la pathologie ou aux hypothétiques
conflits intra-psychiques de l’un ou de l’autre. Une personne qui « disjoncte » dans un système
donné pourrait trouver un équilibre différent au sein d’un autre système.
Transposé dans le champ thérapeutique, le modèle systémique a permis, entre autres,
l’émergence des thérapies brèves, stratégiques, centrées sur les solutions, etc. Ces courants
s’inspirent beaucoup de la réflexion de l’école de Palo Alto en Californie, qui a inauguré la
pragmatique de la communication2. Celle-ci s’intéresse à l’influence de la communication sur
le comportement et à l’interdépendance entre individu et milieu. Elle observe les effets
tangibles qu’un comportement a sur les autres, les réactions qu’il suscite et le contexte au sein
duquel il s’exprime. Il en ressort quelques principes :
- On ne peut pas ne pas communiquer, tout comportement est un message pour celui qui le
perçoit.
- Toute communication exerce une forme d’influence sur celui auquel elle s’adresse.
- La communication humaine est à la fois analogique (non-verbale) et digitale.
- «Toute communication présente deux aspects: le contenu et la relation, tels que le second
englobe le premier et par suite est une métacommunication. » Le contenu désigne ce
que je veux dire, et la relation, le cadre qui préside à l’émergence des significations
possibles de ce que je dis. C’est principalement le langage analogique qui me renseigne
sur ce cadre. La manière d’exprimer une phrase est chargée de beaucoup plus de sens
que les mots eux-mêmes, elle peut même en changer complètement le sens. Les gestes,
le regard, le ton de la voix sont autant de signes qui peuvent modifier le sens d’un message.
1 Grégory BATESON, Vers une écologie de l’esprit, t. II, Seuil, Paris, 1980.
2 P. WATZLAWICK, J. HELMICK BEAVIN, Don D. JACKSON, « Une logique de la communication »,
Le seuil, 1972, 280 p.
50
En cela ils sont une communication qui porte sur le message et qui l’englobe, soit une
métacommunication. Tout cela participe du contexte dans lequel le message est émis, et
qui doit être pris en compte pour le déchiffrer. Cette notion est à rapprocher de celle de P.
LEBBE-BERRIER qui parle d’ « implicite relationnel ».
- «Tout échange de communication est symétrique ou complémentaire, selon qu'il se fonde
sur l'égalité ou la différence ». L’aspect relationnel d’une communication se fait
principalement sur deux modes. Le mode symétrique établit une interaction en miroir :
plus l’un se vante, s’affirme, se plaint, plus l’autre en fait de même. Dans une interaction
de type complémentaire, plus l’un prend la position haute, plus l’autre prend la position
basse, plus l’un fait le maître, plus l’autre fait l’élève. Il va de soi que dans les faits ces
catégories se chevauchent le plus souvent, elles ont d’ailleurs à y gagner une certaine
souplesse.
Des personnes prises dans une surenchère d’escalades symétriques, dans un système
permanent qui produit des définitions conflictuelles de la relation, sont comme dans un jeu
sans fin. Elles ne peuvent y échapper, car elles centrent leurs échanges sur le contenu de
leur communication et restent prisonnières des règles à l’intérieur de ce jeu. L’issue est
alors qu’elles métacommuniquent au sujet de ces règles et de leur relation, en se situant à
un niveau de lecture supérieur. Cette position de relative extériorité ne garantit pas pour
autant l’objectivité.
La 1ère cybernétique se poursuit d’une deuxième. Cette cybernétique de second ordre1
insiste sur le fait que quiconque veut agir sur un système se trouve lui aussi en faire partie,
et contribuer à en conserver ou en transformer l’équilibre. C’est une façon pour l’observateur
de prendre en compte sa propre influence. Les émotions qui émergent chez lui dans le cadre de
la relation thérapeutique sont utilisées, à condition qu’elles puissent avoir un sens pour
l’ensemble du système. C’est ce que désigne le concept de résonance mis au point par Mony
ELKAIM, qui est proche de celui de transfert et contre-transfert, à ceci près que le sens des
émotions et projections ne se limite pas aux individus pris isolément. Ce que chacun est et
ressent dépend de ce que sont et ressentent les autres avec lui. « La résonance n’est pas un fait
« objectif », il ne s’agit pas d’une vérité cachée (…) ; elle naît dans la construction mutuelle
du réel qui s’opère entre celui qui la nomme et le contexte dans lequel il se découvre en train
de la nommer. »2
La cybernétique de second ordre implique que l’intervenant est pris dans le système de
relations au sein duquel il souhaite intervenir. Les solutions qu’il va être tenté de proposer iront
dans le sens de la logique de ce système, et viseront naturellement à le maintenir tel quel plutôt
que d’y amener du changement. La méconnaissance de la causalité circulaire explique que bien
des actions de changement ont au final des résultats inverses à ceux qui sont recherchés. Ce ne
sont que des changements de niveau 1, qui maintiennent l’équilibre du système, sans rien y
apporter de nouveau. Le système passe par tous ses changements internes possibles sans
effectuer de changement de structure et reste prisonnier d’un jeu sans fin, car incapable
d’engendrer de l’intérieur les conditions de son changement. En s’engageant un peu plus dans
cette voie, un peu plus fort, un peu plus loin, on se trouve pris dans une course-escalade qui
amène à faire « toujours plus de la même chose », c’est-à-dire à se créer ainsi des problèmes
supplémentaires. C’est dans cet acharnement à essayer une solution qui n’est pas opérante que
réside finalement le maintien, la chronicisation du problème.
1 Heinz VON FOERSTER (déjà cité p.18) « Ethique et cybernétique de second ordre »
2 Mony ELKAIM, « Si tu m'aimes, ne m'aime pas ». Poche. Seuil, 2001, p. 184
51
Par exemple, si mon commerce ne marche pas, c’est parce que je n’ai pas investi assez
d’argent, je vais donc en réinjecter (et me ruiner) davantage ; ou si un jeune pose des
problèmes à ses parents, c’est qu’ils doivent encore davantage le contraindre et le contrôler...
« Par exemple, quelqu’un suppose, pour une raison quelconque, qu’on ne le respecte pas ;
et il a, à cause de cette supposition, un comportement tellement hostile et méfiant,
et il manifeste une telle hypersensibilité qu’il provoque chez les autres un sentiment de mépris
qui lui « prouve » sans cesse que sa profonde et solide conviction est vraie. » « (…) ce sont les
mesures prises en tant que réaction (supposée) à l’évènement prévu qui provoquent elles-
mêmes cet évènement. Ce qu’on suppose être une réaction (un effet) est en fait une action (une
cause). Autrement dit, la « solution » engendre le problème » 1 et le chronicise.
Seuls des changements de niveau 2 peuvent modifier cet équilibre, par l’énonciation commune
d’une méta-règle portant sur les règles usitées à l’intérieur du système. Pour l’intervenant,
il s’agit de créer une rupture dans le cercle des réactions circulaires qui entretiennent
le problème, en amenant une redéfinition de la situation (recadrage), qui entraîne une
modification de la perception de la réalité qu’a le patient.
Lorsqu’on décrit une personne ou un groupe de personnes, on ne le fait pas tels qu’ils sont
objectivement. C’est toujours sur la relation qui nous relie à eux que portent nos réflexions.
La réalité en elle-même n’existe pas, nous existons au travers des liens que nous tissons avec
les autres. La réalité renvoie aux représentations que nous co-construisons tous ensemble.
Alors toute intervention est pensée comme une mise au travail de ces représentations
mutuelles.
B. CYRULNIK dans « Les vilains petits canards » dit qu’ « il faut frapper deux fois pour
faire un traumatisme. Le premier coup, dans le réel, provoque la douleur de la blessure ou
l’arrachement du manque. Et le deuxième, dans la représentation du réel, fait naître la
souffrance d’avoir été humilié, abandonné. ». « le premier, dans le réel, c’est la blessure ; le
second, dans la représentation du réel, c’est l’idée que l’on s’en fait sous le regard de l’autre.
Ce second coup qui semble être « le coup de grâce » peut se manifester dans la représentation
qu’a l’entourage, du traumatisme vécu par le patient. Ce n’est pas le traumatisme qui invalide
mais sa représentation.»
P. WATZLAWICK rejoint aussi Heinz VON FOERSTER en distinguant la réalité de 1er
ordre (faits observables par tous hors interprétations personnelles) et la réalité de second ordre
qui regroupe toutes les représentations et interprétations construites au sujet des faits. « (…)
on fait une confusion entre deux aspects différents de ce que nous appelons la réalité.
Le premier a trait aux propriétés purement physiques, objectivement sensibles des choses, et
est intimement lié à une perception sensorielle correcte, au sens commun ou à une vérification
objective, répétable et scientifique. Le second concerne l’attribution d’une signification et
d’une valeur à ces choses, et il se fonde sur la communication. »2
C’est par un travail de recadrage portant sur les représentations (réalité de second ordre)
que l’on peut modifier la réalité quand celle-ci pose problème. Les mêmes comportements vont
être revisités différemment, en utilisant l’humour, la métaphore ou tout autre langage
permettant un regard décalé, dans une tentative de faire émerger ensemble une nouvelle
signification.
1 P. WATZLAWICK, « L’invention de la réalité », Le seuil, 1988, p.109 et 112
2 P. WATZLAWICK, « La réalité de la réalité, confusion, désinformation, communication »,
Le Seuil, 1978, p.137
52
Que celle-ci soit plus ou moins « vraie » n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est la façon
dont chacun va s’en saisir, et comment elle va s’avérer opérationnelle ou non.
« Il y a mille manières de construire un problème et une situation. Si la lecture que nous en
avons faite nous met dans une impasse, il vaut mieux chercher à construire la réalité
autrement. »1
Les actes de maltraitance ne s’adressent pas à l’enfant lui-même, mais à ce qu’il représente
pour son parent. Une mère peut penser : « « cet enfant est le mien, il pleure, je dois le
consoler. », mais cela peut être aussi « cet enfant est le mien, il pleure, je suis une mauvaise
mère » (…) de cette construction de la réalité dépendra la suite de l’interaction.»2
Ce n’est donc pas l’enfant lui-même qui provoque les violences ou les négligences, mais la
perception qu’a son parent de lui, et à laquelle il finit par s’identifier. L’éducateur doit donc
prêter attention à ces projections, perceptions et représentations de la réalité des personnes.
Dans tous les cas, il nous faut échapper à « une définition figée du problème qui enferme
dans un passé lourd. », pour plutôt chercher en quoi « « C’est justement le bon moment pour
un changement.» Le bon moment pour essayer autre chose est fondamentalement lié au fait
que la définition du problème vient d’être retravaillée, reformulée, reconstruite. Avant ce
n’était pas le moment puisqu’on ne voyait pas les choses comme on les voit maintenant.
Affirmer « c’est le bon moment » libère toute l’énergie qui était concentrée sur la justification
du passé, pour se centrer sur ce qui vient. » 3
Le concept psychanalytique de résistance est aussi repris et décliné différemment. Quand les
membres d’un système semblent faire preuve de résistance en n’adhérant pas à ce que
l’intervenant leur propose, n’est-ce pas plutôt lui-même qui finalement se montre résistant ?
C’est effectivement le cas quand il persiste à imposer sa propre lecture de la réalité.
« Il suffit d'être cohérent et conséquent dans la pensée systémique en décodant le
comportement du client comme une information. »4
Cette information (la résistance du patient) sera alors utilisée pour proposer une nouvelle
lecture pouvant être significative pour l’ensemble du système, et non pour le seul thérapeute.
Les thérapeutes stratégiques et provocateurs s’emploient à utiliser aussi la résistance, en
permettant qu’elle soit mise au profit des objectifs de la thérapie d’une façon indirecte.
Ils pourront aller jusqu’à dire à quelqu’un de très résistant qu’ils se sentent incompétents, tant
sa situation est désespérée, afin que celui-ci réagisse pour leur montrer qu’ils ont tort.
La lecture systémique multiplie les possibles et montre comment il existe plusieurs façons
de réagir adéquates, les possibilités d’action se situant au niveau de tous les acteurs.
« Mais il ne faut pas cacher d’autre part les dangers d’une utilisation trop systématique
de l’approche systémique et, une fois de plus, nous voila guettés par le
danger des dogmatismes : l’approche systémique se ramenant à un systémisme intransigeant.
1 Olivier AMIGUET, Claude Roger JULIER et al., « Les enjeux contradictoires dans le travail social,
perspective systémique », Eres, collection relations, Ramonville Ste-Agne, 2004, p.164 2 Loïc CORCHUAN, « Les niveaux de réalité impliqués dans l’acte de maltraitance », 2004
3 Olivier AMIGUET, Claude Roger JULIER, op.cit. p.179
4 LE FEVERE DE TEN HOVE, « Le pays où la résistance n’existe (presque) pas : ou, comment infléchir la
résistance vers une coopération ? »Thérapie familiale, vol.17, n°2, p.351-358 : Editions médecine et hygiène,
Genève, 1996.
53
Nous voici menacés par la séduction exercée par des modèles conçus comme des
aboutissements de la réflexion et non comme des points de départ de la recherche; nous voici
tentés par la transposition trop simpliste de modèles ou de lois biologiques à la société.
L’un des plus graves dangers qui menacent l’approche systémique, c’est la tentation de la
théorie unitaire, du modèle englobant ayant réponse à tout, capable de tout prévoir. »1
Le travail éducatif a donc tout à gagner dans l’utilisation complémentaire de ces modes
d’approches : psychanalyse et systémique. Chacune pallie les limites respectives de l’autre :
- la psychanalyse est axée sur l’individu et son histoire, elle interroge le passé, le pourquoi,
la dimension inconsciente du comportement. Elle donne une carte des territoires intra-
psychiques.
- la systémique se centre sur les interactions circulaires, le comment ici et maintenant. Elle
donne une carte des relations interpersonnelles.
« Multiplier, différencier et confronter les points de vue permet de s’exposer aux autres et de
se prémunir contre les tentatives réductionnistes. »2
Ce n’est pas un luxe aux vues de la complexité de notre champ d’intervention, qui se situe à
l’intersection de l’individuel et du collectif. Une grande attention doit être accordée aux
significations que nous-mêmes et les familles accordons à l’intervention, sachant qu’elles font
intervenir des éléments intrapsychiques, mais pas uniquement.
3) Le contexte de la demande
Aide et contrôle social
Qu’en est-il de notre présence en tant que référent éducatif mandaté par la société, l’ASE ou
le JE, pour la protection de l’enfant ? Ce contexte favorise t-il une relation sincère et de
confiance ? La prise en compte du contexte relationnel et social éclaire la compréhension de la
demande sous un nouveau jour, celui du paradoxe généré par une intervention à deux visages,
à la fois aide et contrôle social. « (…) dans le domaine précis de l’aide à l’enfance,
les procédures de prise en charge sociale instituées il y a peu, se fondent sur des
représentations idéologiques qui participent à un projet pernicieux de contrôle social.
L’absence d’une réflexion éthique augmente le risque de mettre en place des violences sociales
isomorphes à celles qu’on veut supprimer. »3
Ainsi, à des familles dans lesquelles la personne de l’enfant n’est pas ou mal reconnue, où les
exigences à son endroit sont disproportionnées (quoiqu’il fasse, ce ne sera jamais bien),
et les perceptions négatives et violentes à l’égard de son ressenti intime, n’allons-nous pas
infliger un traitement similaire ? Existerait-t-il aussi des confusions de langage entre famille et
intervenant, propices à la réactualisation de l’ambivalence, des risques d’idéalisation et de
relations fausses basées sur la soumission ? « Naturellement, dans la vie de chacun, nous
observons tous les degrés de cet état de choses. Habituellement, le vrai "self" est protégé tout
en ayant une certaine vie, tandis que le faux "self", c’est l’attitude sociale. A l’extrême de
l’anormalité, on peut aisément faire l’erreur de considérer le faux "self" comme authentique, si
bien que le vrai "self" est menacé d’anéantissement. »4
1 Michel BLANCHARD, « La pensée systémique » (sur le site internet du village systémique)
2 Maurice CAPUL et Michel LEMAY, « De l’éducation spécialisée », p.20
3 Guy HARDY, Christian DEFAYS, Hubert GERRENKENS, « La Conjuration des Bienveillants ! »
Un résumé de cet article est paru dans le numéro 152 du Journal du Droit des Jeunes (fév. 1996, Belgique). 4 WINNICOTT op.cit. p. 106
54
Ce paradoxe d’une intervention alliant aide et contrôle rejoint celui qui se manifeste
fortement dans certaines institutions psychiatriques, où les personnes sont hospitalisées
d’office ou à la demande d’un tiers. Comme le remarque Jay HALEY, « En définitive, c’est
seulement si (la personne) admet avoir besoin d’être à l’hôpital, qu’elle pourra sortir ».1
N’allons-nous pas juger de même que c’est seulement si les parents reconnaissent leurs
difficultés et leur besoin d’être aidés par nous, que l’on pourra considérer qu’ils sont
susceptibles de s’améliorer ?
« N’avais-je pas assimilé, intégré ce raisonnement tautologique conduisant à percevoir que
celui qui semblait ne pas bénéficier des effets salvateurs de mes savoirs et savoir-faire révélait
somme toute - non pas l’impertinence de ceux-ci - mais bien plus le fait qu’il devait plus
encore y être soumis. Si l’action psycho-médico-sociale et éducative demandée n’avait pas de
résultat, qu’à cela ne tienne, c’est qu’elle devait être amplifiée (…) dans cette logique où il y a
l’aidant et l’aidé, celui qui sait et celui qui ne sait pas. (…) »
« Selon Cartuyvels (1994), le contrôle social résulte d’une tension dialectique entre souci de
protection sociale (assurer la protection des exclus contre la violence du social) et de défense
sociale (assurer la protection de la société contre des individus déviants). A l’aube des années
1980, la fin d’un rêve de Justice sociale et l’épuisement de l’Etat-Providence ont transformé
profondément la perception de la déviance. Partant d’une lecture mettant l’accent sur des
rapports sociaux, le discours a de plus en plus privilégié les rapports de sujet à sujet. (…)
Consécutivement à ce glissement, la résolution des problèmes présentés se focalise sur
l’individu. La perspective de changement est dès lors envisagée à son niveau. « Responsable
sinon coupable » de sa déviance, l’individu est responsable de son changement. C’est de son
changement que peut émerger la résolution de son problème et donc de la problématique
sociale qui ne fait que révéler cette difficulté. Il doit « se » changer. (…)
Cette prémisse utopique (Watzlawick et al. 1975) permet d’éclairer la transformation des
dispositifs d’aide à l’enfance. Le large mouvement de déjudiciarisation vis-à-vis des situations
de mineurs en danger que nos contextes canadien, belge et français (dans une moindre
mesure) ont connu ces dernières années, peut en être perçu comme une conséquence. Cette
tendance semble en effet soutenue par l’idée généreuse de renforcer l’accessibilité des services
d’aide aux personnes (désignées) « en problème ».(…) Cependant, la différence entre ce que
les choses sont en réalité (« nombre de personnes déviantes ne se perçoivent pas comme telles,
ne veulent pas changer et donc ne demandent pas d’aide ») et ce qu’elles devraient être
d’après une certaine prémisse (« TOUS les déviants devraient se percevoir comme tels, vouloir
se changer et demander de l’aide ») a été évacuée (cf. Watzlawick et al.1975). Toute personne
identifiée comme déviante, a été considérée comme « potentiellement en demande d’aide ».
C’est dès lors en toute logique que les nouveaux services sociaux se sont vus confier la mission
complémentaire de gérer les signalements et les dénonciations, envisagés comme de simples
repérages sociaux d’individus potentiellement en demande d’aide. »2
« Ce n’est pas assez de tolérer la contrainte, il faut la vouloir. (…) De fait, la différence
entre une société permissive et une société répressive est malheureusement une question de
degré et non de substance. Aucune société ne peut se permettre de ne pas se défendre contre la
déviance, de ne pas essayer de transformer ceux qui s’opposent à ses règles et à sa
structure. »3
1 Jay HALEY, Thérapie et contrôle social, Genève, 1982, vol.3 p.130 (p.115-132)
2 G. HARDY, De la compétence des familles à la compétence des systèmes d’intervention, Cahiers de
l’Actif, n°332/333, La grande Motte, Janvier 2004 3 P. WATZLAWICK, J. WEAKLAND, R. FISCH, « Changements, paradoxes et psychothérapies », Seuil,
1975, p.89
55
Faut-il valoriser la contrainte et imposer aux parents ce que nous jugeons bon pour leurs
enfants, dans une visée purement normative de redressement des déviances ? Sans cela,
comment leur insuffler les bonnes conduites à adopter ? S’agit-il plutôt de leur proposer
une aide émancipatrice, en favorisant les conditions d’émergence d’une vraie demande d’aide ?
Comment mesurer la réelle volonté de coopérer au changement des personnes ?
Le refus de collaboration des parents peut nous apparaître comme un signe supplémentaire de
leur incurie, de leur problème, et du fait qu’il est donc encore plus nécessaire de leur prouver
qu’ils ont un problème et besoin de notre aide, chaque comportement renforçant l’autre.
Mais encore, quand ils disent le reconnaître, n’est-ce pas là une manœuvre visant à tromper
l’intervenant ? Cette attitude risque d’entretenir un cercle vicieux.
La demande en contexte d’aide contrainte
Que dois-je comprendre de la demande de Mme B. disant vouloir que nous l’aidions à
« poser son autorité sur les enfants » ? S’agit-il là de ce qu’elle pense que nous voulons qu’elle
veuille ? La MECS tâchait de son côté de l’associer aux démarches concernant la santé des
enfants. En ne venant pas aux rendez-vous, que nous montrait-t-elle ? Nous avons alors pensé
que cela pouvait être vécu comme harcelant et pénible pour Mme B., qui avait demandé cet
accueil provisoire en vue de se reposer. Plus de sollicitations de notre part l’amenaient peut-
être à nous fuir encore davantage…
Lorsque j’ai accompagné l’éducateur référent et Mme B. pour rencontrer les enfants à la
MECS, 12 jours après le début de leur accueil, j’ai eu l’occasion de parler quelques minutes
seule avec Mme B. Elle m’a alors montré des photos prises le week-end précédent, me disant,
tout en me les montrant, avoir photographié ses enfants au parc afin de pouvoir attester auprès
des éducateurs de la MECS qu’elle les y avait bien amenés ! Elle m’a aussi dit : « Je sens bien
que vous êtes une personne sympa, je vous aime bien. » Quelle position adopter en réponse ?
Quant à ses démarches d’insertion professionnelle, quand mon stage s’est terminé, à ma
connaissance elles étaient bloquées, car Mme B. ne parvenait pas à faire sa photo pour avoir
une carte d’identité. C’était le préalable requis pour qu’elle puisse envisager de s’inscrire dans
un projet de formation. L’angle de travail retenu ne permettait pas de lui proposer de
l’accompagner dans ses démarches, je ne sais pas si ce chemin se serait avéré pertinent ou non.
J’aurais trouvé intéressant d’accompagner la famille dans des moments de transition entre la
MECS et le domicile, trajets avec les enfants que Mme B. décrivait comme difficiles, mais les
visites se limitant au dimanche et la durée de mon stage ne m’ont pas permis de le lui proposer.
« Les familles dans lesquelles interviennent les services d’AEMO sont, presque par définition,
des familles qui ne peuvent formuler des demandes (…). Rupture de la capacité de lien social,
communication qui utilise plus le non-verbal et le passage à l’acte que le mode verbal,
font que l’impossibilité d’explicitation d’une quelconque demande constitue l’une
des caractéristiques mêmes de ces familles. (…) Pourtant, certaines familles se
montrent capables de formuler clairement une demande directe d’intervention au Juge des
Enfants ou au Conseil Général, ou bien en cours de mesure, de demander elles-mêmes une
aide spécifique –autre que financière – pour tel ou tel membre de la famille (examen
psychologique d’une enfant, soutien à une mère déprimée…) Attention danger ! Il importe
de ne pas se réjouir de voir enfin émerger une demande, ou d’avoir enfin une intervention
sollicitée par la famille. C’est très certainement un piège ! Notre contexte de travail n’est
pas un contexte d’intervention en réponse à des demandes directes. (…) tout le monde,
juge, service, famille, sait qu’il s’agit d’une mission confiée par un représentant de la société
avec obligation de rapport dans le cadre d’une ordonnance ou d’un jugement social.
56
C’est donc bien en acceptant l’idée que le travail d’aide est inséparable d’une tâche de
contrôle que l’intervenant peut parvenir à se dégager du malaise éventuel de sa tâche. (…)
Le paradoxe, ce n’est pas de devoir apporter en même temps aide et contrôle, c’est de
constater que l’affirmation du contrôle facilite l’exercice de l’aide. (…) L’intervention –
contrôle et aide- sera facilitée si par ailleurs l’intervenant a le souci de ne pas se focaliser
d’entrée de jeu sur les symptômes présents dans la famille, et pour lesquels, encore une fois, il
n’y a pas a priori de demande d’aide. Le problème qui justifie notre intervention, c’est bien
que la famille a été repérée par le socius, c’est le signalement. »1
Des parents qui s’étaient adressés aux services sociaux pour solliciter une aide financière
peuvent se retrouver avec une mesure de protection pour leur enfant. Non seulement ils doivent
se dire d’accord pour recevoir cette aide qu’ils ont rarement demandée eux-mêmes, reconnaitre
les difficultés pour lesquelles la situation de leur enfant a été signalée, mais encore démontrer
leur volonté et leur capacité d’y remédier. Ils ont parfois vécu le signalement comme une
dénonciation mensongère et persécutrice à leur encontre, l’intervention des travailleurs sociaux
risque alors de leur apparaître comme du contrôle social bien plus que comme une aide dont ils
ont réellement besoin ; ils n’ont rien demandé, ne souhaitent pas que d’autres se mêlent de
leurs affaires et veulent seulement qu’on les laisse tranquilles. Ainsi il y a des familles qui ne
viennent pas aux rendez-vous prévus avec elles, que l’on n’arrive pas à joindre au téléphone,
qui ne répondent pas à nos courriers, et nous tiennent autant qu’elles le peuvent éloignés de
leurs vies. Le chemin pour parvenir à établir une relation, a fortiori de confiance, reste entier à
parcourir…
A l’occasion de mon stage, j’ai rencontré des parents qui étaient demandeurs de la mesure
d’AEMO judiciaire, et des parents suivis par la voie administrative qui m’ont semblé peu
motivés et coopérants. Pourtant l’AED est soumise à la demande et à l’accord des parents,
alors que le JE doit s’efforcer d’obtenir leur adhésion mais reste seul maître de ses décisions
dans l’intérêt de l’enfant. Cela amène à distinguer l’accord (de cor, cordis : cœur, même
étymologie que le mot concorde) de l’adhésion (haerere, haesum, rester contre, s’attacher,
s’embourber). Qu’en est-il de cette collaboration avec le service d’AEMO, quand elle est
soumise à l’injonction judiciaire ou encore, dans le cadre d’une mesure administrative, à la
menace d’être judiciarisée ?
La loi du 10 juillet 1989, relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des
mineurs et à la protection de l’enfance, impose au président du conseil général l’obligation
d’informer l’autorité judiciaire sans délai, non seulement des situations de mineurs maltraités,
mais également des situations dans lesquelles la maltraitance est simplement suspectée, dès
lors qu’il est impossible d’évaluer la situation ou si la famille refuse manifestement
l’intervention du service de l’aide sociale à l’enfance. Des parents peuvent se sentir obligés
d’accepter une mesure administrative pour ne pas se voir imposer une mesure judiciaire.
Ils peuvent se montrer réticents, méfiants et sur la défensive, éludant ou niant les possibles
répercussions de dysfonctionnements familiaux sur l’enfant car ils redoutent son placement.
Une dimension contraignante peut donc être inhérente aux deux types de mesures, elle risque
d’avoir pour effet d’annuler leur efficacité. L’intervention est de toute manière toujours
imposée, si elle ne l’est pas d’autorité, c’est l’existence d’une difficulté interne ou externe
insoluble, qui détermine le client à la solliciter.
1 Michel SUARD, « Demande et mandat, aide et contrôle », AEMO Caen-Nord, janvier 1991
57
A l’issue d’un entretien mené seule à l’AEMO, j’ai eu la possibilité de demander à un père
de famille, Mr J. le père de Christophe (p.10), si il voulait bien que je lui pose 2-3 questions
pour mon mémoire de fin de stage, lui disant que je souhaitais mieux comprendre comment les
personnes qui ont une mesure d’AEMO le vivent. Il a accepté. Il m’a dit qu’il ne savait pas que
les AEMO existaient avant, et qu’au début il a été un peu surpris. Il comprend qu’il y ait des
AEMO, « avec tous les gens en détresse », « c’est bien qu’il y ait ces structures là pour essayer
d’aider d’autres personnes avec des gros soucis. » Je lui ai demandé si ses attentes avaient
changé au fil de la mesure, il m’a répondu que sur l’AEMO en général il pensait toujours la
même chose aujourd’hui, mais il a été « très déçu par la conclusion à laquelle le service est
arrivé au bout de 2 ans d’étude », en conseillant au JE de placer Christophe alors que lui-même
venait de faire la démarche de demander sa résidence auprès du JAF. Cela lui a semblé
« aberrant ».
Dans l’une des situations que j’ai rencontrées, une menace de placement était clairement
formulée dans le jugement d’Assistance Educative, pour obliger une mère de famille
récalcitrante à accepter de collaborer à la mesure d’AEMO. Des parents se voient imposer des
droits de visites médiatisés, ce que certains semblent accepter plus difficilement que d’autres.
Ces décisions les qualifient, implicitement ou explicitement, comme présentant une tare, une
nocivité, ou une difficulté à avoir des comportements suffisamment adaptés à l’égard de leurs
enfants. Si l’accueil physique de l'enfant n'est pas toujours considéré par les familles et les
professionnels sous un jour uniquement négatif, le plus souvent « Le spectre du "placement",
menace potentielle ou peur irraisonnée de la séparation, plane en permanence, en esprit au
moins, à l'horizon de cette relation triangulaire comme un obstacle insurmontable où le
dialogue vient buter et où le malentendu s'installe. »1
J’ai notamment rencontré un père affirmant que le jugement d’Assistance Educative était
faux et basé sur des calomnies. Il avait fait une demande d’aide alimentaire auprès de la
circonscription d’action sociale, et ce service avait signalé la situation de son enfant.
Un rapport d’IOE avait précédé ce rendez-vous destiné à ouvrir la mesure d’AEMO,
l’éducateur désigné comme référent et moi en avions lu les conclusions. Un médecin
psychiatre y écrit que Mr D. a été diagnostiqué schizophrène il y a quelques années, et
hospitalisé plusieurs fois. Il refuse de prendre des médicaments et fume des joints de cannabis.
Il est arrivé 3/4 d'h en retard au rendez-vous avec le psychiatre... qui dans son rapport
mentionne ce diagnostic de schizophrénie, et déroule ses observations dans le sens de la
confirmation du diagnostic. L’éducateur en charge de la mesure le reçoit pour la 1ère fois. Il a
lu l'IOE et me dit : "de toute façon, il est schizophrène", me semblant sous-entendre qu’il n'y
aura pas grand-chose à faire avec lui. L’agitation dont Mr D. va faire preuve durant l’entretien
pourra conforter cette première impression : pendant une heure et quart, Mr raconte, en état de
choc, tout ce qu'il a vécu l'année écoulée, il parle, parle beaucoup, et semble chercher à nous
convaincre d'entendre qu'il est de bonne foi, qu'il est choqué par le départ de sa compagne qu’il
aime encore, par l'IOE et par cette mesure, qu'il s'occupe bien de sa fille, qu'il l'aime et craint
que cette situation ne lui échappe de plus en plus. En arrière-plan, le ciel qui pèse comme un
couvercle : la peur envahissante et pas énoncée que son enfant soit placée. Sans oublier qu'il
est au chômage, peu qualifié, et que sa fille est, nous dit-il, tout ce qu'il lui reste.
1 Claude ROMEO, L'évolution des relations parents-enfants-professionnels dans le cadre de la protection de
l'enfance, Octobre 2001, p.13
58
De là, la donne change considérablement, selon que cette histoire est lue sous l’angle d’une
causalité linéaire ou circulaire. Il m’a semblé à la lecture du rapport d’IOE que ce que le
médecin psychiatre pouvait représenter dans l’esprit de Mr D. ne favorisait pas leur rencontre.
Et à ce 1er rendez-vous à l’AEMO, la position de l’éducateur qui m’a semblée haute et peu
empathique a, je pense, contribué à renforcer un sentiment d’insécurité et de peur d’être
incompris de Mr D. Autant de facteurs interférant sur ce qu’il aura pu nous montrer de lui.
Kenneth J. GERGEN1, théoricien du constructionnisme, propose une nouvelle définition du soi
comme co-création sociale issue de nos relations, il parle d’« actualisation des versions du
soi », intimement liées au contexte que nous partageons avec nos interlocuteurs. Voilà qui en
découd avec la notion d’individu atomisé, isolé et objectivement évaluable.
« Un phénomène demeure incompréhensible tant que le champ d'observation n'est pas
suffisamment large pour qu'y soit inclus le contexte dans lequel ledit phénomène se produit.
Ne pas pouvoir saisir la complexité des relations entre un fait et le cadre dans lequel il
s'insère, entre un organisme et son milieu, fait que l'observateur bute sur quelque chose de
"mystérieux" et se trouve conduit à attribuer à l'objet de son étude des propriétés que peut-être
il ne possède pas. »2
Comment désamorcer les pièges inhérents à ce contexte d’aide contrainte ?
Un travail de réassurance semble nécessaire, qui passe par une clarification du contexte de
l’intervention. On peut se demander qui est réellement celui qui a un problème : l’envoyeur ?
L’école qui fait un signalement parce qu’elle ne parvient pas à gérer les comportements de
l’enfant ? On constate à ce propos un degré de plus ou moins grande tolérance en fonction des
établissements scolaires. Une situation d’inadaptation et la perception que l’on en a sont
toujours relatives, d’où la nécessité de motiver et justifier une mesure d’AEMO, sans quoi elle
risque d’être vécue comme une erreur ou une injustice. Les demandes d’action éducative en
milieu ouvert viennent parfois des familles, mais le plus souvent, elles émanent des instances
institutionnelles. « L’on s’est souvent demandé (…) si le premier client du travailleur social
n’était pas l’institution ou l’administration aux prises avec un client leur posant question ! »3
Comment arriver alors à dégager la demande de l’usager et lui donner la latitude nécessaire
pour s’exprimer ? Il nous faut remonter avec lui le circuit qui a mené à la mesure, pour qu’il
puisse ensuite dire ce qu’il a perçu et compris des attentes des autres. Dans le contexte
judiciaire et dans certains contextes administratifs, reconnaître la non-demande s’impose.
Dans ces situations où la personne est adressée au service d’AEMO par d’autres, il convient de
commencer par « explorer ce que « le client » a saisi de cette référence. Ce qu’il a compris du
problème défini par un autre et qui serait le sien. Ce qu’il croit que ce référent attend de cette
démarche. (…) revoir avec le client si, pour lui, il y a problème, et lequel. »4 C’est alors un
préalable incontournable à la mobilisation des ressources.
« Cette première étape peut être très longue, sans pour autant permettre l’émergence d’une
demande. Reconnaitre leur non-demande est une façon de marquer le contexte et d’éviter de
s’illusionner sur les quelques conversations acceptées » 5
1 Kenneth J. GERGEN, « Construire la réalité, un nouvel avenir pour la psychothérapie », Paris : Seuil, 2005
2 P. WATZLAWICK et al. « Une logique de la communication », Paris : Seuil, 1972, p.15
3 P. LEBBE-BERRIER, « Supervisions éco-systémiques en travail social : un espace tiers nécessaire »
4 P. LEBBE-BERRIER « Pouvoir et créativité du travailleur social, une méthodologie systémique. »
ESF, 1988, p.38 5 P. LEBBE-BERRIE,R ibid. p.39
59
« Qu’est-ce que l’envoyeur attend de vous, de notre travail, de notre collaboration ?
Comment, concrètement, saura t-il que vous avez répondu à ses attentes ? ». Il est nécessaire
de clarifier la demande, les pressions vécues par chacun des protagonistes et les difficultés
générées par le brouillage de ces deux aspects. L’intervenant est lui aussi soumis à une
contrainte, il a des comptes à rendre au mandataire, et obligation de l’informer de l’évolution
de la situation. Il faut dire aux parents que nous préparons un rapport et évaluons la situation
de leur enfant, et si elle devient trop préoccupante, elle fera l’objet d’un signalement. Cela peut
éventuellement réduire le risque qu’ils ne le vivent plus tard comme une subite menace ou une
trahison de notre part, mais aussi parce qu’il s’agit là d’une réalité à affirmer : l’enfant est à
protéger, en tant que parents, ils doivent assurer sa sécurité et s’ils ne le font pas, la société
s’en chargera.
Ces enjeux doivent être explicités, sans cela la collaboration risque de devenir un rapport
biaisé de pouvoir : « Il s’agit de reconnaître à la personne la compétence, les ressources et la
capacité d’évaluer sa situation et de choisir de se plier ou non aux exigences de l’autre.
Il s’agit de prendre le parti de démystifier le jeu »1. On ne travaille plus avec une personne
en situation de devoir vouloir de l’aide pour son problème quand au départ ce n’est pas le sien.
Qui a le problème auquel la personne contrainte et l’intervenant vont devoir répondre ?
Quels seront les bénéfices et pertes selon que la personne maintiendra le comportement
signalé, ou se soumettra à l’injonction, pour elle-même, et pour son enfant ? Une réflexion
quant à ces enjeux, la clarification des prises de position de chacun des protagonistes et la
spécification des attentes de l’autorité permettent d’éviter les malentendus.
Selon BANDLER et GRINDER, l’attente formulée par l’autorité doit satisfaire aux
conditions suivantes : être énoncée positivement, être testable et évaluable, être
contextualisable et concrète, être sous le contrôle de la personne et être écologique (c'est-à-dire
qu’elle doit tenir compte de la personne dans toutes ses reliances). L’intervenant s’assure que
la personne est en condition de pouvoir répondre à l’injonction. Lorsque les attentes de
l’envoyeur sont identifiées, les multiples échanges, rencontres, confrontations, renégociations
qu’entraîne la mise en œuvre du projet deviennent le lieu de l’intervention et de la
collaboration. Ces auteurs préconisent l’envoi systématique d’un rapport intermédiaire au JE,
reprenant les propositions faites par les parents et/ou l’enfant pour répondre à l’objectif qu’il a
énoncé. « Généralement ces propositions sont plus intéressantes et pertinentes que celles
qu’aurait pu faire l’envoyeur car elles tiennent compte de leur histoire, de leur contexte, de
leurs ressources et compétences. »2
Impact de notre présence
Un texte de Michel Soulé et Janine Noël, « Le grand renfermement des enfants dits cas
sociaux ou malaise dans la bienfaisance » (1971), pointe les dérives liées à l’absence de cette
prise en compte de la place que nous venons occuper dans la situation :
« les modes selon lesquels on cherche à pallier la défaillance des familles aggravent
généralement leur pénalité initiale (…) le fait même de devenir l’objet de la sollicitude d’une
1 Guy HARDY, « S’il te plaît ne m’aide pas ! L’aide sous injonction administrative ou judiciaire »
Ramonville Ste Agne : Erès, 2001 p.110 2 Guy HARDY, ibid. p.120
60
administration ou d’un organisme d’aide sociale marque et accentue cette première différence
et opère entre les enfants d’une population une véritable ségrégation »1
L’intervention va placer le client en position d’anormalité par rapport aux autres membres de
son groupe. Il a déjà attiré sur lui une attention particulière, son inadaptation est ensuite
officialisée par la mesure. Lorsque l’éducateur est connu comme étant envoyé par le juge :
« La notion diffuse de « danger » que ressent plus ou moins l’environnement social
de l’inadapté va se trouver en quelque sorte renforcée. »2, et ce d’autant plus que le judiciaire
est associé au pénal dans l’imaginaire collectif. L’enfant ou l’adolescent en faveur de qui
s’exerce la mesure va éprouver le sentiment de n’être « pas comme les autres ».
Il importe de se faire une idée la plus juste possible de ce que les enfants et leurs familles
vivent en lien à leur environnement, et de la place que nous venons occuper pour eux au sein
de cet ensemble. Le fait d’avoir une mesure éducative distingue l’enfant de tous les autres qui
n’en ont pas, il s’agit de ne pas le stigmatiser, et d’être si besoin discret dans les lieux de
socialisation qu’il fréquente lorsque nous nous y rendons. Un risque à éviter est en effet que la
présence de l’éducateur ne renforce la disqualification des parents à leurs propres yeux, ceux
de leur enfant et de l’entourage de la famille. La mesure n’est parfois, pour certains, qu’un
jalon supplémentaire dans un scénario de vie à la trajectoire douloureusement infléchie, qui les
confirme dans une incapacité à faire face sans l’aide des travailleurs sociaux. Des parents
peuvent penser que si leur enfant a besoin de bénéficier d’une mesure éducative, que la société
mandate un travailleur social dans le cadre de la protection de l’enfance pour lui, c’est qu’ils ne
sont définitivement pas de bons parents. Une position trop haute d’éducateur expert risquerait
de nous faire passer pour des magiciens, venus pour tout arranger d’un coup de baguette.
L’écueil serait aussi de les conforter dans une piètre opinion d’eux-mêmes, de les culpabiliser
et de les démotiver. L’évaluation qui s’ensuivrait serait moins bonne : « les parents coopèrent
peu et ne se mobilisent pas », « Ils font preuve de résistance à l’égard du cadre
d’intervention », etc. Il me semble donc clair que l’évaluation que nous faisons des
compétences et de la situation des personnes dépend de notre capacité à les accompagner avec
empathie, et à adopter un positionnement juste et respectueux à l’égard de chacun.
Nos représentations et nos projections ont un impact, que des expériences en psychologie
sociale ont mis en évidence. Dans celle de ROSENTHAL et JACOBSON (1968), des classes
d’un niveau similaire ont été confiées à différents professeurs, assorties de commentaires très
différents. Les élèves qui étaient annoncés comme des cancres ont peu progressé et eu de
piètres résultats à l’évaluation du 3ème trimestre. Ceux qui avaient fait l’objet d’éloges ont
nettement mieux réussi. Le même phénomène se retrouve avec tous les publics que l’éducateur
spécialisé est amené à accompagner : si je vise juste à essayer de "préserver les acquis" des
personnes que j'accompagne, ne crois pas qu’elles sont capables d'avancées et
d'épanouissements, je ne me donnerai pas la peine de leur proposer quoique ce soit qui aille
dans ce sens. En ne mettant pas en œuvre les conditions propices à mon niveau, ma prédiction
aura davantage de chances de se réaliser : « j’avais raison, il n’y arrive pas ».
Heureusement, les prédictions auto-réalisatrices marchent aussi dans un sens positif.
« Partant de notre conviction profonde que les personnes ont les compétences nécessaires et
mobilisables pour gérer la situation, nous mettons tout en œuvre pour les préserver de notre
trop grande tendance à vouloir offrir des réponses. »3
1 Cité dans « Histoires de l’aide sociale à l’enfance et de ses « bénéficiaires » Intervention de
Pierre VERDIER, journées d’études de l’ANPASE à Hyères le 14 octobre 2003 2 Guy VATTIER, L’AEMO, recherche d’une éthique, ESF, Paris, 1968 3 Guy HARDY, op.cit. p.120
61
Mythes et rituels familiaux
« Un système est un ensemble complexe et organisé d’éléments : distincts, possédant des
valeurs, des attributs, en interaction, en interrelation, interdépendance, occupant une position
définie dans des frontières établies, poursuivant ensemble une finalité. (…) pour nous, même
si la famille répond aux caractéristiques du système, elle prend assise sur beaucoup d’autres
éléments dont nous tenons compte, en premier lieu, dans notre analyse de toute situation
sociale problématique. Ces variables sont les règles, le mythe, l’histoire transgénérationnelle,
mais aussi le symptôme et l’homéostasie en cohérence avec les éléments déjà évoqués et la
problématique du changement dans la finalité, les cycles de maturation.»1
Robert NEUBERGER définit ainsi les mythes et les rituels familiaux :
« (…) le mythe familial est une représentation, partagée par les membres du groupe, du
groupe lui-même comme ensemble et de ses relations au monde. »2
Il est implicite, et repérable en tant qu’il engendre des règles et des façons de fonctionner.
Le mythe ne transparaît qu’au travers de la mise en acte que constituent les rituels.
« Ce qui importe dans le rituel est sa fonction pour constituer et donner leur identité aux
groupes humains » « (…) ce qui caractérise un rituel, ce n’est pas tant sa forme que sa
fonction, celle de renforcer le sentiment d’appartenance au groupe. » 3
L’auteur donne un exemple de mythe familial : « Le monde extérieur est dangereux ; une
solidarité étroite peut, seule, nous protéger contre ses influences néfastes. (…)
Ces familles utilisent sur un mode persécutif le monde extérieur pour renforcer leurs propres
frontières voire pour les constituer. Elles se créent en quelque sorte une identité négative.
C'est une forme d'identité que j'appelle "invertébrée". Lorsque des familles se comportent
ainsi, c'est qu'elles sont confrontées à une difficulté importante: ce qui constituait l'axe, leur
colonne vertébrale, les convictions, les croyances, les valeurs, tout ce que nous appelons le
pôle mythique organisateur étant faible, affaibli ou conflictuel, la famille s'appuie sur le
monde extérieur pour exister. Elles fonctionnent à la manière des invertébrés en se créant une
cuirasse faite de cette différence alléguée. Elles pallient à leur déficience mythique par
l'invention d'une différence radicale : "Nous existons parce que nous sommes différents et c'est
parce que nous sommes différents que le monde extérieur ne peut nous comprendre". »4
Lorsque le fonctionnement de la famille de l’enfant compromet ses propres possibilités de
construction identitaire et son intégration sociale, un travail de réflexion avec les parents sur
leur rapport à l’autre et à la société s’impose. C’est par exemple le cas si l’enfant vient d’une
famille dont le signe d’appartenance est une odeur perçue comme très désagréable par les
autres, et que l’on observe que dans ses lieux de socialisation, cette odeur forte éloigne
les autres enfants de lui. Lorsqu’une hypothèse de cette sorte est plausible, un travail
d’observation et de réflexion mené conjointement avec les parents et/ou l’enfant permet de la
valider ou de la réfuter, et d’en tirer les éventuelles conséquences. La recherche porte sur la
fonction du symptôme et non sur sa cause, le problème est une tentative de solution à une
difficulté qui peut avoir été longtemps opérante… jusqu’à ce que des personnes de la famille
ou de l’extérieur ne la supportent plus : « la difficulté se mue en catalyseur du potentiel de
changement, toujours présent dans un système ». 5
1
Paule LEBBE-BERRIER op.cit. p. 31 2 Robert NEUBERGER, « Les rituels familiaux », Payot, Paris, p.15
3 Robert NEUBERGER, ibid., p.18-22
4 Robert NEUBERGER « Le thérapeute familial, un passeur de frontières ».
5 Paule LEBBE-BERRIER, ibid. p. 35
62
Travailler à prendre en compte les mythes familiaux et les rituels au travers desquels ils
s’expriment est « plus qu’un préliminaire indispensable, c’est un outil thérapeutique :
énoncer, renforcer, positiver leurs efforts pour protéger « la famille » a souvent pour effet de
dérigidifier les rituels. La famille peut alors s’ouvrir, accepter une aide jusque là perçue
comme dangereuse. Ainsi, dans le cas de cette famille, il faut mettre l’accent sur la nécessité
de protéger leur groupe d’intrusions extérieures, positiver leurs efforts en ce sens, montrer les
avantages, mais également les inconvénients, de cette fermeture du groupe au monde
extérieur. »1
Sur la base de cette prudence éveillée à la complexité pluridimensionnelle des situations, le
référent éducatif accompagne les parents vers une prise de conscience de leurs difficultés et de
celles de leur enfant, et vers une recherche et une optimisation des ressources personnelles,
familiales et sociales dont ils disposent. C’est à la charnière de cet équilibre intrapsychique,
relationnel et social fragile qu’il intervient, il doit être sensible aux éléments permettant
d’élaborer une compréhension globale des situations vécues par les personnes, et respectueux
des aménagements parfois coûteux qu’elles ont mis en place. Ainsi, un enthousiasme naïf qui
laisserait croire qu’un travail psychothérapeutique sur soi-même et son histoire ou une thérapie
familiale sont toujours bons pourrait dans certains cas être maladroit. A maintes occasions,
nous avons à mettre nos propres mythes de côté (faire telle activité ou tel sport est forcément
bon pour l’enfant, tel look, se mettre en colère et crier, forcément mauvais, etc.) afin de
respecter ceux de la famille : ils lui donnent style, cohésion, et sont une base dont l’enfant a
besoin pour construire son identité. « Cela est d’autant plus important que souvent les
réponses logiques dans notre système de valeurs sont inopérantes pour d’autres. »2
4) Travail éducatif, relations et co-constructions
Des jeux relationnels dont nous sommes partie prenante
Chaque interrelation contient potentiellement des opportunités de changement, encore faut-il
que l’éducateur accepte de s’y investir, et dispose des moyens de penser son implication et
celle d’autrui. Intervenir, c’est prendre part volontairement, interposer son autorité, modifier
par quelque action le cours d’une maladie, ne pas l’abandonner à son évolution spontanée.
C’est aussi « venir entre ». Le référent éducatif occupe parfois une fonction d’intermédiaire
et de facilitateur entre les membres de la famille, et entre la famille et son environnement
social, qui peuvent notamment faire appel à quelques notions d’analyse transactionnelle.
Cette autre approche, fondée par Eric BERNE, fournit des outils adaptés en matière
d’interactions humaines et de gestion des conflits.
La mesure est le plus souvent consécutive à un ou plusieurs recueils d’informations ou
signalements, parfois en cas de conflits familiaux entre parents, entre parents et grands-parents,
ou de conflits de voisinage. Les parents peuvent se vivre comme victimes de ces situations. Il
s’agit alors de les aider à cheminer sur ces questions en les abordant avec eux, sans risquer
pour autant de se retrouver mis en position de sauveteur ou de persécuteur (triangle de
KARPMAN), happé par le conflit qui les oppose.
1 Robert NEUBERGER, « Les rituels familiaux », Payot, Paris, p.23
2 Paule LEBBE-BERRIER, op.cit, p.20
63
C’est je pense ce qu’il était utile d’avoir à l’esprit quand Mme B. m’a fait part de son
sentiment que les éducateurs de la MECS se défiaient d’elle, et qu’elle me trouvait sympa.
Cela m’a aidé à être empathique pour mieux accueillir son ressenti, tout en restant à ma place,
non pas en coalition avec Mme B. ou avec les éducateurs de la MECS, mais dans une voie
intermédiaire, ouverte à l’alliance avec tous.
« Par alliance, on entend la réunion de deux personnes en fonction d’un intérêt commun, alors
que la coalition est un processus d’action commun de deux personnes, au moins, contre une ou
d’autres. Quant à la triangulation, telle que Bowen l’a définie en 1956, elle consiste à intégrer
dans une dyade émotionnelle en difficulté, une autre personne qui formera un triangle. (…)
Si les tensions persistent, une 4ème personne peut être triangulée et même d’autres, au besoin.
Des travailleurs sociaux différents pourront être triangulés et entreront parfois en conflit entre
eux, à propos de la famille ! »1
Le risque est alors qu’ils se retrouvent sans recul pour penser leur relation à la famille et n’y
comprennent plus rien. D’autant plus que l’usage de la double contrainte ne se limite pas à la
sphère familiale, elle s’adresse aussi aux professionnels.
Un exemple de double-contrainte est donné par des auteurs : « Une assistante sociale est
engagée avec la mère dans une relation qui l’empêche de décider de l’attitude à adopter.
Dans le même temps Mme D. lui demande de l’aide : « je ne peux plus supporter mes enfants,
je les violente, aidez-moi ! ». Sachant que l’aide peut éventuellement se faire par une
séparation temporaire, elle la réfute immédiatement en précisant : « Ne faites rien car on
pourrait me les enlever. » »2 L’attitude conseillée est alors de différer la réponse et de chercher
de l’aide auprès d’autres professionnels. Face à des personnes qui ont des difficultés à trouver
une juste distance entre elles-mêmes et l’autre, il est très important de ne pas rester seul, au
risque de se retrouver englué dans une grande confusion. Le travail d’équipe est primordial.
Pour cette même raison, il est des cas où l’éducateur ne doit pas accepter d’être le seul
dépositaire d’un secret. A la personne qui le lui demande, il doit alors dire que ce qu’elle veut
révéler sera retransmis aux autres membres de l’équipe, voire aux autorités compétentes, si la
sécurité d’un enfant ou d’un adulte vulnérable est en jeu.
Mais la confusion peut s’emparer même des équipes, et les situations de maltraitance majorer
les risques d’échec du travail à plusieurs : le morcellement des prises en charge et les
incohérences du vaste dispositif de la protection de l’enfance ont été dénoncés comme
susceptibles d’occasionner des ruptures et des traumatismes supplémentaires, des enfants
connaissant parfois une succession de placements. En témoigne l’ouvrage de Pierre Verdier :
« L’enfant en miettes ». Il s’agit notamment d’éviter que « des dizaines d’acteurs
n’interviennent dans une même famille, chacun n’étant mandaté que pour un symptôme ».3
« Serge Lebovici a démontré combien les dysfonctionnements familiaux se rejouent
insidieusement entre les équipes multiprofessionnelles et pluriprofessionnelles. (…).
Ces conduites induisent pour la famille des doutes quant à la capacité des professionnels à
fonctionner autrement qu’elle et par là même renforcent leurs propres doutes en leur capacité
de changement. »4
1 P.LEBBE-BERRIER p. 44
2 C. PARRET et J. IGUENANE, p.38
3 P. VERDIER, « L’enfant en miettes », Dunod, Paris, 1997, p. 127
4 C. C. PARRET et J. IGUENANE, op. cit. p.56
64
« Chaque génération portant sur l’autre des accusations graves, les intervenants risquent
d’être happés et utilisés dans ce conflit. Appelés pour arbitrer, pour constater, ils peuvent
alors faire des alliances massives avec l’une ou l’autre des parties. Il y a souvent une
multitude d’intervenants, il n’est pas rare de les voir rejouer entre eux la problématique de la
famille. »1
La personne triangulée peut ne pas avoir conscience du jeu auquel on l’invite à jouer, et aller
malgré elle jusqu’à y entraîner d’autres personnes. Il peut s’agir d’abord d’une simple
demande d’écoute pour parler du conflit, et sans le vouloir, l’intervenant risque de se retrouver
à arbitrer les désaccords et à les alimenter malgré lui.
« Aller à domicile peut faire découvrir tout un vécu familial de l’intérieur de façon
relativement spontanée ; mais c’est parfois entrer dans un scénario bâti par avance, d’où
l’importance d’avoir une idée claire de l’objectif de l’entretien, avec quelques hypothèses à
vérifier ou quelques questions à approfondir. »2
« Au nom de la confiance, de la sympathie, de la « bonne relation » tous les glissements de
contexte seront possibles »3 Il faut donc établir ce que Mara SELVINI a appelé un « méta-
contexte », car « Eviter l’établissement d’un contexte de travail, c’est s’assurer, en quelque
sorte, d’un travail d’ « aide » et d’ « assistance » à perpétuité avec certaines familles. »4
D’où la nécessité de toujours se donner les moyens de conserver un recul suffisant, en portant
un regard sur la situation qui soit assez large pour nous y inclure.
Le maniement d’outils « méta » en équipe et en partenariat
Les personnes donnent parfois des versions de leur histoire très différentes d’un intervenant
à l’autre, ou d’un rendez-vous à l’autre. Outre les phénomènes de dissociation psychique,
la complexité de ces situations tient aussi au fait qu’elles impliquent différentes personnes
d’une famille. Par exemple l’enfant, mais aussi son aîné, son père, sa mère, son grand-parent
peuvent avoir besoin d’un soutien individuel particulier. Le référent éducatif a aussi à les
orienter vers des lieux adaptés à leurs difficultés respectives, et quand cela peut être utile pour
l’enfant, à se mettre en lien avec ceux-ci. Une bonne connaissance des compétences et du
champ d’intervention de chacun est de mise. En faisant du lien avec les autres professionnels,
le référent d’AEMO joue un rôle important. Il est attentif à la cohérence des diverses actions
entreprises, ceci afin d’éviter que des personnes qui sont déjà dans la confusion ne s’y enlisent
encore davantage. Il est parfois très utile de faire un historique des systèmes d’aide mis en
place, tenant compte des résultats obtenus et des éléments de répétition.
La pratique du génogramme et la supervision permettent de lever le brouillard en révélant les
jeux déjà initiés, et les modes relationnels privilégiés par le système familial.
Le génogramme est à l’origine un outil créé par Murray BOWEN dans les années 1970.
Il s’agit d’« une carte qui donne une image graphique de la structure familiale sur plusieurs
générations, et qui schématise les grandes étapes du cycle de la vie familiale, ainsi que les
mouvements émotionnels associés. »5
1 C. HAMELIN et M.T MATRAS : « Maltraitance et famille enchevêtrée. Stratégie transgénérationnelle. »
2 Paule LEBBE-BERRIER op.cit. p. 40
3 Paule LEBBE-BERRIER ibid. p. 37
4 Paule LEBBE-BERRIER, ibid. p. 38
5 « Dictionnaire des thérapies familiales », dir. Jacques MIERMONT, Payot, 1987, 2001, p. 333
65
Des conventions graphiques permettent de représenter les personnes, en portant mention de
leur âge et sexe, auxquelles d’autres informations peuvent s’adjoindre. La place de chacun est
située en relation avec les autres membres de la famille, dans une mise en perspective qui
souvent englobe trois générations, parfois quatre.
« Le génogramme est une représentation graphique de l’espace interpsychique familial.
Il offre une lecture transgénérationnelle de l’histoire familiale dont il associe les éléments
généalogiques, les évènements importants et les relations les plus marquantes. »1 La source
des informations est précisée (par exemple, « allégation d’abus sexuels selon … »).
L’utilisation des couleurs (par exemple rouge pour les dysfonctionnements) véhicule des
émotions et facilite la discrimination dans cette vue d’ensemble.
Le génogramme comporte bien sûr le nom de l’enfant, généralement représenté au centre et
entouré par un double tracé. Sa position sur le dessin renseigne aussi sur la manière dont
l’intervenant éducatif le perçoit et le considère, pouvant éclairer tant sur la place que l’enfant
occupe dans sa famille que celle qui lui est donnée dans l’exercice de la mesure d’AEMO :
le perdons-nous de vue, est-il laissé à l’écart, ses parents utilisant toute l’énergie de l’éducateur
pour résoudre leurs propres difficultés ?
Le professionnel se représente lui-même sur la carte s’il le veut bien, en vert, à gauche,
séparé par une colonne. Il peut faire figurer les relations qui l’unissent à chacun des membres
de la famille. Sont également mentionnés la date de réunion de travail, la question ayant
motivé la demande d’évaluation et les conclusions de la synthèse (mieux vaut une grande
feuille). Il est important de faire figurer, en les datant, les décisions de justice et le relevé des
interventions successives.
Une première étape consiste à dessiner le génogramme, ce qui n’est pas facile et demande un
certain entraînement (des logiciels comme génopro2 peuvent aussi être utilisés). L’éducateur
référent fait et photocopie le génogramme de la famille qu’il distribue à l’ensemble de ses
collègues en réunion, ou en dresse un grand tableau. La seconde en est l’interprétation,
ces deux étapes pouvant se chevaucher par la construction d’hypothèses que de nouvelles
informations collectées par la suite viendront confirmer ou réfuter. Dans la lignée théorique de
Murray BOWEN, Mac GOLDRICK et GERSON définissent des « catégories interprétatives
du génogramme »3 : la structure familiale, les parcours du cycle de vie, la répétition des
patterns à travers les générations, les évènements de la vie et le fonctionnement familial, les
patterns relationnels et les triangles, l’équilibre et le déséquilibre familial.
Des sigles, positions, couleurs et flèches figurent les liens légaux (mariage, divorce,
reconnaissance de l’enfant par le parent, adoption, etc.) les dynamiques interactionnelles et les
liens d’attachement. Des liens problématiques peuvent apparaître (violence psychologique,
abandon, inceste,…) leur répétition en cascade donnant alors de repérer leurs sources de
provenance, et éventuellement les conditions de l’équilibre requis par leur pérennisation.
Ces occurrences ne donnent pas la moindre maîtrise scientifique, aucune prédictibilité quant à
la suite des évènements, elles sont l’occasion d’élaborer des hypothèses. Lesquelles seront
justes ou fausses ? Nous ne sommes pas omniscients, l’incertitude est une compagne à
apprivoiser, et l’occasion de faire confiance aux personnes.
1 Francis ALFÖLDI « L’évaluation en protection de l’enfance. Théorie et méthode » p.134
2 C’est le logiciel que j’ai utilisé pour faire le génogramme mis en annexe
3 Cité par ALFOLDI (chap.11)
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Le génogramme a pour but de stimuler la créativité et l’activation du travail collectif
interdisciplinaire, il est une trame soutenant la production de sens à partir des informations
réunies qu’il permet de corréler entre elles. Il arrive, en dessinant le génogramme, que des
blancs apparaissent, mettant en évidence des informations manquantes, ce qui pourra parfois
s’avérer significatif par la suite. Cette « photographie », que nous pouvons prendre d’une
situation à un moment donné, vise à évaluer la situation de l’enfant, sans omettre de se
demander « à quelles fins cette évaluation est-elle engagée, et à la demande de qui ? ».
Mais il en va je pense de même de tous nos outils : ils sont utiles à condition de ne pas se
leurrer sur leurs limites. Ils nous permettent de représenter le réel, sans jamais parvenir à le
représenter parfaitement : « Une carte n’est pas le territoire » (Alfred KORZYBSKI).
La supervision, pour un positionnement à la fois méta et immergé :
« Il s’agit de développer autant pour le superviseur que pour le travailleur social, une capacité
d’être « dedans » tout en gardant celle de se mettre « dehors » en position « méta » afin de
saisir l’ensemble des éléments intriqués, sans oublier les parties, et travailler avec celles-ci
sans oublier l’ensemble en constante évolution, en organisation, souvent en conflit lorsque la
situation arrive au professionnel. Tel est l’objectif poursuivi en supervision. »1
« Méta » est un préfixe grec signifiant « au-delà, à travers ». On y retrouve la transformation
et le changement (métabolisme, métamorphose, métal qui se transforme et conduit…).
Il a aussi le sens d’au-delà, plus général, qui englobe (Métagéométrie : toute théorie plus
générale que la géométrie euclidienne, et dont celle-ci peut être regardée comme un cas
particulier. Métapsychique : qui dépasse l’âme, au-delà du psychique. Métaphysique : après la
physique, etc.). Méta exprime la réflexion, le changement, le fait d’aller au-delà de, à côté de,
entre ou avec.
Une prise de recul est nécessaire pour considérer les jeux qui nous incluent, et nous rendre à
nouveau créatifs. Une fois qu’il a repris de la distance, il est plus facile à l’éducateur
d’entendre les demandes, non-demandes et points de vue des personnes concernées.
On peut rapprocher cette attitude, qui conjugue « implication » et « neutralité », de la
« partialité multidirectionnelle » d’Yvan BOSZORMENYI-NAGY, fondateur de l’approche
contextuelle. L’attention aux phénomènes de loyauté transgénérationnelle traduit la prise en
compte de plusieurs êtres humains présentant leurs intérêts propres comme antagonistes.
Cela demande une identification à la fois empathique et distanciée à la posture subjective de
chacun, en alternant entre les personnes, tout en restant soi-même et à sa place : tout un art !
Cette piste était je pense indiquée notamment dans le cas de Christophe (p.10) : « Le drame
pour nos enfants, c’est quand tous ceux qui les entourent s’emploient à les bloquer dans leur
capacité à exprimer leur loyauté aux autres. Ce n’est plus de conflit de loyauté qu’il s’agit : on
doit alors parler de vrai clivage de loyauté. Quand chacun des parents réclame de son enfant
une loyauté absolue, et qu’ils en veulent pour preuve la déloyauté envers tous les autres,
l’enfant se retrouve dans une situation impossible. (…) On pourrait espérer que les parents se
rendent compte de la situation dans laquelle ils mettent leurs enfants, mais c’est rarement le
cas. On l’a dit, les parents qui ont été lésés ont tendance à parentifier leurs enfants ».2
Un processus de deuil de leurs attentes insatisfaites à l’égard de leurs parents, conjoint,
enfants, permet d’enrayer la propagation des phénomènes de légitimité destructive.
1 Paule LEBBE-BERRIER « Supervisions éco-systémiques en travail social : un espace tiers nécessaire » 2 C. DUCOMMUN-NAGY « Ces loyautés qui nous libèrent » J.C Lattès, 2006, 257 p. p. 204-205
67
« Il s’agit que chacun tienne compte de la multiplicité des points de vue, de la réalité des
droits légitimes historiques de chacun, de la réalité des conflits d’intérêts. »1
« (…) nous constatons que plus les réponses sont construites entre personnes qui partagent un
vécu, un contexte, une situation, et plus ces réponses semblent pertinentes. »2, à condition de
ne pas s’y trouver engluées. Comment leur permettre de prendre du recul, pour voir à leur tour
les jeux relationnels dans lesquels elles sont enfermées ? Pour ce faire, il semble utile de passer
par une phase de questionnement (pas un interrogatoire), visant à optimiser la compétence des
personnes à se mettre à la place d’autrui.
La famille peut aussi tirer profit de l’intervention du référent éducatif d’AEMO pour
expérimenter des modes relationnels nouveaux, et s’aménager un espace de distanciation
semblable à celui que nous élaborons entre professionnels.
Dès qu’arrive un acteur supplémentaire dans un jeu relationnel, celui-ci change et devient un
nouveau jeu. « Il s’agit, au sein d’une expérience relationnelle que nous partageons avec
l’envoyeur et les personnes qu’il envoie, de nous utiliser afin d’expérimenter un autre jeu
(…). »3 Le but est qu’au sein de cette nouvelle expérience les symptômes dénoncés au
préalable perdent leur fonction.
« La responsabilité du travailleur social est non pas de promouvoir un changement déterminé,
mais de tout mettre en œuvre pour que les personnes concernées en perçoivent la possibilité et
l’intérêt. C’est donc bien d’un engagement de soi-même aux côtés de la personne en
souffrance qu’il s’agit. Le risque est multiforme : entre le trop près et le trop loin, le trop
engagé et le désengagé, il n’y a pas de normes stables et objectives, mais la nécessité d’une
attention constante, lucide, autocritique. La supervision reste toujours un lieu de prise de recul
nécessaire pour évaluer ce risque. »4
Le travail de supervision vise à entraîner l’intervenant le plus loin possible de son point
d’équilibre antérieur, afin de permettre des réajustements et des mouvements du système
famille-intervenant. « (…) pour faire émerger des compétences au sein du système
d’intervention, la seule personne que nous pouvons changer, « utiliser », c’est nous-mêmes.
Il ne s’agit plus de dire aux partenaires familiaux comment ils devraient faire différemment
mais de s’interroger sur comment, dans ce mouvement que nous partageons avec eux, nous
pouvons faire différemment avec eux pour que s‘ouvrent pour tous des possibilités de vivre
différemment les choses. » « C’est mon mouvement qui permettra, invitera, ou empêchera
l’autre de modifier son propre positionnement. »5
Ce travail concerté peut aider, je pense, les personnes à y voir plus clair. Il revient aux
professionnels de leur renvoyer une image du monde reconstruite et plus cohérente. Il est très
important que chaque intervenant reste à sa place, tout en ayant une vue d’ensemble de la
situation. Si il reste seul dans son coin, il ne peut garder un recul suffisant, ni infléchir les jeux
relationnels à l’œuvre.
1 P. MICHARD, « La thérapie contextuelle d’Yvan Boszormenyi-Nagy », p.316
2 Guy HARDY, op.cit. p.122
3 Guy HARDY, ibid. p.47
4 Olivier AMIGUET, Claude Roger JULIER, op.cit. p.181
5 Olivier AMIGUET, Claude Roger JULIER, ibid., p.174
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Pour éviter cet écueil et pouvoir offrir des repères, M.T MATRAS et C. HAMELIN
préconisent « un travail relationnel établissant une relation spécifique avec chaque
génération » et reposant sur « une alliance professionnelle réelle entre les intervenants ».1
D’après C. PARRET et J. IGUENANE, « c’est sur ces liens constitués entre partenaires que
l’enfant maltraité et ses parents vont pouvoir s‘appuyer pour consolider leurs propres liens.
C’est ce que nous nommons "l’enveloppe partenariale". »2 Ainsi peut se déployer un espace
suffisamment sécurisant, qui leur permette de s’ouvrir à d’autres manières d’être.
Co-constructions
Quand un parent transmet le message qu’il a lui-même reçu, par exemple « Soit comme moi,
à moi, tout pour moi, sans quoi je te rejette comme étant mauvais. », il s’agit de l’aider à
trouver d’autres manières d’être parent, et de proposer les modèles identificatoires qui lui ont
manqués. Il doit pouvoir expérimenter avec nous qu’il est possible de se distinguer de l’autre
sans pour autant être en danger. Cela suppose que s’instaure une relation de confiance
réciproque : nous devons croire en ses possibilités, il doit pouvoir croire que nous sommes
assez solides et constants pour l’accompagner sur un bout significatif de son chemin.
« Dans certaines familles chaotiques, arriver à établir ces espaces structurés et reconnus par
tous, peut être en soi l’action la plus thérapeutique à leur offrir, dans leur propre domaine. »3
Le travail d’élaboration doit aussi être partagé avec les parents et/ou, dans une autre mesure,
avec l’enfant. L’intérêt du génogramme, et de tout autre support visant à « porter » les
personnes pour qu’elles prennent de la hauteur et du recul, est d’aménager un lieu de
distanciation, un espace transitionnel permettant le déploiement d’un nouveau discours plus
structuré et contenant. Ce discours se co-construit entre professionnels et aussi avec la famille,
non sans une prudence relative aux traumatismes et aux secrets, toute « vérité » n’étant pas
inconditionnellement bonne à dire. La liberté doit être laissée aux personnes quant à la manière
(de second ordre) dont elles peuvent choisir de vivre leur vie, la place et la signification
qu’elles donnent aux évènements de leur histoire. Ainsi, le fait de proposer ou non un
génogramme, d’énoncer ou non certains éléments que nous percevons, et les façons de le faire,
dépendent des situations particulières des personnes accompagnées. Les génogrammes peuvent
aussi froidement représenter des contenus très traumatiques, l’intensité du traumatisme subi
étant variable et difficilement prévisible. Ils se proposent avec tact, et se manient avec
précautions.
Dans le secret, il y a « une volonté explicite de ne pas transmettre »4, par exemple, un parent
qui ne veut pas dire à son enfant qu’il l’a adopté. Chercher à le convaincre qu’il est préférable
d’en parler à l’enfant serait je pense une piste infructueuse. Je trouve plus juste d’envisager, de
son point de vue à lui, quel pourrait être le point de vue de l’enfant, en lui faisant aussi partager
le nôtre dans un mouvement d’interrogation qui n’impose pas, et vise plus à remuer qu’à assoir
les certitudes. Pour autant, cette attitude respectueuse envers le parent ne détourne pas le
référent éducatif de sa mission de protection à l’égard de l’enfant.
1 C. HAMELIN et M.T MATRAS, « Maltraitance et famille enchevêtrée. Stratégie transgénérationnelle. »
2 C. PARRET et J. IGUENANE, op.cit. p.76
3 P.LEBBE-BERRIER p.40
4 Guy AUSLOOS (cité par LEBBE-BERRIER, p. 105)
69
Les non-dits « se limitent à la non-transmission par le langage verbal, digital, alors qu’ils
sont transmis sur le mode analogique. »1
Ce mode de transmission est redoutable : une étude a été menée par l'Institut de la santé de
l'enfant à Londres, de 1992 à 1995, auprès de 160 garçons âgés de 11 à 15 ans ayant été
victimes et/ou auteurs d'agressions sexuelles. Les mères de 84 d'entre eux ont été interviewées.
« Parmi elles, 68 étaient mères par le sang et 12 étaient mères substitutives. Presque une sur
deux ont été victimes d'abus sexuels. Ce chiffre était souvent élevé et dépassait 80 pour cent
parmi les mères par le sang des enfants abuseurs qui n'avaient pas été eux-mêmes victimes
d'abus (...) La plupart d'entre elles n'avaient pas parlé des expériences vécues dans l'enfance
jusqu'à ce que les problèmes de leurs propres enfants fussent mis en lumière ».
Les auteurs de cette enquête anglaise pointent « les tentatives de ces mères pour effacer leurs
souvenirs dans l'enfance ». Selon eux « le déni est un mécanisme de défense efficace, mais le
souvenir ainsi censuré au niveau conscient peut néanmoins influencer le comportement (...)
Nous avons observé qu'un certain nombre d'interactions mères/enfants pouvaient avoir été
caractérisées par des frontières sexuelles insuffisantes ou inappropriées et des attitudes
éducatives inefficaces.»2 Ils remarquent également que les mères qui n’avaient jamais rien dit
des traumatismes vécus étaient aussi les moins déprimées. Voilà qui illustre clairement
combien le symptôme présenté par l’enfant exprime un indicible chez son parent.
Là encore, c’est une solution qui s’est muée en problème : l’implicite relationnel « résout le
problème des tabous linguistiques et plus généralement des thèmes dont il est interdit de parler
dans certains contextes. (…) Il permet d’éviter la contradiction, la mise en question de
certains éléments, car toute information explicite peut constituer un thème de discussion, et
peut donc être critiquée, réfutée, etc. ».3 Les clivages et la dissociation psychique participent
aussi à ces phénomènes.
Nous avons nous-mêmes à soutenir l’explicitation de la situation symptomatique et donc
« imparlable » pour les personnes, en la parlant avec eux, mais pas à leur place. Si l’on observe
des signes alarmants et ne leur en disons rien, que vont-elles en penser ? « Il est possible
d’imaginer que ce non-dit s’inscrit dans une spécularité infinie favorisant la perpétuation du
problème tant qu’il n’est pas devenu « savoir mutuel ». »4 Chacun sait que l’autre sait qu’il
sait, sans pour autant pouvoir en être certain. Nous en restons à des hypothèses échafaudées sur
la base d’un montré/caché, et d’une dichotomie entre agir et discours. Le silence de
l’intervenant risque fort d’apparaitre comme de l’indifférence, du mépris, renforçant l’usager
dans une surenchère d’indifférence à soi-même et aux siens. C’est décidément parce qu’il ne
vaut rien qu’il peut continuer à se détruire sans que personne ne réagisse ! Il peut s’agir d’un
message adressé à ses propres parents, d’un appel au secours et à l’amour qui lui ont fait
défaut. A propos des parents qui posent des actes maltraitants, J.P MUGNIER émet
l’hypothèse « (…) que l’escalade dans la stupéfaction a représenté une ultime tentative de leur
part pour sauver un peu de leur humanité. »5
1 Guy AUSLOOS, (cité par LEBBE-BERRIER, p. 105)
2 Etude présentée par la revue ECHANGER AUTREMENT: « Les atteintes sexuelles sur les enfants, quels
soins pour leurs auteurs ? » Journée d’études du 24 novembre 1997, Caen. 3 D. LARCHER et P. LEBBE-BERRIER, « L’implicite relationnel dans le discours en thérapie familiale
systémique, Thérapie familiale, Genève, 1982, vol.3, p.145 4 Jean-Paul MUGNIER « Je sais que tu sais que je sais… Quand ce qui est su doit être dit »,
Revue Temps d’arrêt, Bruxelles, Mai 2005 p.64 5 Jean-Paul MUGNIER, ibid. p.65
70
Le référent éducatif, en témoignant de ses émotions pensées, offre aux personnes un espace
possible pour l’expression des leurs. L’accès direct étant barré, il faut une médiatisation qui
passe par le dialogue et des activités, des moments d’échanges partagés avec un adulte
suffisamment empathique et contenant. La reformulation est utile, en ce qu’elle permet à
l’éducateur d’éprouver et d’identifier les émotions de l’autre. Elle sert à renvoyer en reflet à
une personne la compréhension de son ressenti, à s’assurer et l’assurer qu’on l’a bien
comprise, et surtout à donner une forme plus assimilable aux émotions brutes et brutales.
La scène de la relation éducative se fait l’écho des empreintes douloureuses laissées par les
premiers attachements. Les émotions débordantes entraînent des passages à l’acte, faute d’être
élaborées et enveloppées de mots. Nous l’avons vu, le parent reconnaît d’autant plus
difficilement que son enfant souffre et est à protéger, quand ses propres parents ne l’ont pas
fait pour lui, et qu’il n’a pas réussi à remettre leurs attitudes éducatives en question. Par notre
écoute empathique, un usage des techniques d’entretiens sous-tendu par une vision claire de
notre positionnement, il est possible d’aider parents et enfant à construire un regard plus
distancié et respectueux, en vue de dépasser les confusions et les répétitions.
Il me semble difficilement envisageable de travailler avec des parents qui posent des actes
maltraitants sans prendre en compte la souffrance des enfants qu’ils ont d’abord été. Ils ont
besoin de faire l’expérience de la circulation de l’empathie. L’empathie des éducateurs envers
les parents et l’enfant est très importante, et elle doit s’entourer de précautions. Ce qui peut être
compris en ces termes : il s’agit de nous «affilier » avec eux sans nous laisser « coopter » dans
leur système relationnel. Il serait vain de vouloir les moraliser et les transformer de l’extérieur
sans faire l’effort de les comprendre.
Il est nécessaire « pour les professionnels de repérer le mode relationnel habituellement utilisé
par la famille et d’accepter d’être interpellés sur ce mode. C’est à cette condition et non en
imposant nos points de vue, même les plus pertinents, qu’il devient possible d’apporter aux
membres de la famille un soutien pour les aider à modifier leurs fonctionnements
pathologiques. »1 Quant à la place de la mère, elle est centrale selon ces mêmes auteurs, et si la
confusion dont elles font preuve est « difficile et complexe à accepter par les intervenants,
c’est la clé qui ouvre les « portes blindées » par les mères pour se protéger de leur angoisse.
Dès lors, elles se remettent à penser, à métaboliser et à donner du sens à leur histoire et ainsi
elles aident leurs enfants à comprendre leur vécu et à s’en distancier. »2
« La reconstruction des vécus et des actions de chacun enlève au comportement maltraitant sa
caractéristique de constance et d’exhaustivité, comme s’il était une étiquette collée au parent
(« Ils veulent me faire dire que je suis un parent maltraitant, mais je ne suis pas d’accord !
Je ne le suis pas, je l’aime mon enfant ») en le réduisant à un acte unique, peut-être répété cent
fois, mais qui néanmoins ne résume pas en soi toute l’essence de la personne du parent. Cette
reconstruction permet à celui-ci de reconnaître ses erreurs car il se sent reconnu à son tour. »3
Une communication authentique et ouverte, attentive aux différents niveaux (verbal, non-
verbal, intrapsychique, systémique, transgénérationnel, contextuel) donne un reflet plus uni de
leurs pensées et émotions aux personnes, et accompagne l’actualisation de leurs facettes vers
d’autres possibles.
1 C. PARRET et J. IGUENANE, op. cit. p.43
2 C. PARRET et J. IGUENANE, op. cit. p.51
3 Stefano CIRILLO « Mauvais parents, comment leur venir en aide » p.129
71
Identité et récit de vie
Philippe CAILLE, dans son livre « Voyage en systémique », parle de « récits
autobiographiques en perdition ». Quand le récit se coupe de l’histoire, le protagoniste se
trouve dépossédé de ses forces vives et contraint d’hypertrophier certains aspects de son jeu,
au détriment de sa créativité. « Les perturbations du rapport à l’entourage qui caractérisent
les désordres psychiques, quelle que soit leur place dans la nosologie psychiatrique, résultent
justement du divorce entre le récit autobiographique et l’histoire réelle du sujet. Le récit
n’interprète plus l’histoire de façon dynamique, permettant ainsi le rapport à autrui. Il semble
vouloir se suffire à lui-même. Il fait écran à l’histoire plus qu’il ne la révèle. (…) Il s’érige en
un pseudo-moi. Il procure au sujet un masque qui certes le protège de certaines angoisses,
mais le place dans le même temps dans un monde artificiel où le temps a cessé d’exister.
L’existence devient pour le sujet un jeu fini (…) à l’issue prédictible, une répétition.
Il faut certes accepter que des antécédents traumatisants peuvent rendre difficiles la
construction d’un récit autobiographique adaptatif. Dans certaines situations de vie, il peut
sembler utile de porter un masque. Nous devons donc, dans un premier temps, le respecter et
le comprendre. Pourtant, il ne s’agit pas d’un choix conscient. Le sujet lui-même perd, ce
faisant, contact avec la globalité de son histoire. Il se trouve sans s’en rendre compte amputé
d’une importante partie de lui-même.»1
Il me semble primordial que l’expérience interne parvienne à se rattacher à une construction
sociale et culturelle du monde, pour pouvoir se construire à travers un discours collectivement
partagé. L’enjeu est au fond de parvenir à formuler un récit capable de mieux relier passé
et présent, individu et famille, famille et société, vrai self et environnement. Un tel récit,
en réinterprétant l’histoire d’une façon communicable à autrui, produit l’auto-éco organisation
personnelle et sociale, la transformation autopoïétique du sujet qui trouve ainsi à se guérir
lui-même, comme le dit Philippe Caillé. Ce récit est le « ciment de notre identité ».
« Tout système humain s’organise nécessairement en parvenant à un énoncé transmissible de
son histoire, à un récit de celle-ci. » Il peut être utile d’en remanier le sens notre vie durant.
A la fois très difficile et aussi plein de promesses, que d’être placé dans cet état de perpétuelle
expectative ! De nouvelles expériences s’incorporent à l’équilibre existant et l’enrichissent,
rendant accessibles de multiples autres ressources à travers le monde ; nous élargissons le
champ des possibles. Mais quand des facteurs passés et actuels cassent cet équilibre au risque
de ne plus rien comprendre, ne plus savoir d’où l’on vient et qui l’on est, la mémoire déchirée,
l’identité vole en lambeaux. L’ensemble de l’ouvrage est alors à revoir : l’histoire présente doit
pouvoir s’inscrire dans le prolongement de l’existence passée pour ouvrir un futur. Impossible
de construire sur des sables mouvants, de trouver du sens pour avancer si des parties
traumatisées de nous-mêmes nous échappent, et viennent hanter nos enfants.
« La narration d’une expérience traumatique est susceptible de produire les effets suivants :
elle permet le passage de ce qui est implicite à ce qui est explicite ; elle contraint à une
mise en forme qui requalifie le vécu et lui donne des significations ; cette mise en forme
réunifie les éléments dispersés de l’expérience traumatique et l’inscrit dans le temps ;
Elle entraîne des changements, des transformations, aussi bien sur le locuteur et son
"implicite" que chez l’interlocuteur. L’importance de ces changements dépend de la situation,
du contexte de la narration. Ils peuvent affecter plus ou moins profondément l’un et l’autre.
1 Philippe CAILLE, « Voyage en systémique, l’intervenant, les demandeurs d’aide, la formation », Paris :
Fabert, 2007, p.87
72
(…) la narration (…) permet de réintroduire l’événement, l’expérience imprévue, dans le
continuum de l’histoire personnelle. (…) ».1
« L’identité peut être vue comme la plante qui surgit d’un humus riche qui est le vaste domaine
du subconscient, du non-verbal -matériel abondant, non pas activement refoulé, mais le plus
souvent resté en friche, non utilisé dans le récit, mais assez aisément accessible. Cette
abondance de l’histoire derrière le récit qui en est présenté est en fait la richesse cachée de
tout être humain. » « Les méthodes analogiques apportent ici une aide précieuse. (…)
L’histoire du sujet se trouve revitalisée par l’exploration de l’humus fertile du non-verbal avec
ses aspects subconscient ou purement sensoriels, sans que soit contesté le récit
autobiographique qui justifie la demande d’aide. Cette coexistence tacite sera préservée
jusqu’au jour où le sujet lui-même, ayant pris possession des grandes lignes de son histoire,
aura la force d’inventer un nouveau récit autobiographique, lui à nouveau adaptatif car relié à
un passé et orienté vers un futur. » 2
L’efficacité symbolique
Le symbolique, c’est une dimension qui « permet de contrecarrer les erreurs et errements de
l’imaginaire (…). Le symbolique est ce qui permet la représentation de l’absence, mais aussi
la mise en scène d’une combinatoire qui organise le monde pour chaque sujet. (…).
Le symbolique c’est ce qui nous institue comme sujet de la parole, ce qui nous inscrit dans
une généalogie, nous donne une place dans la succession des générations, c’est donc ce
qui institue notre quotidien. (…) l’institution de base, c’est le symbolique. »3
Le référent éducatif occupe une fonction symbolique du fait de ce cadre dans lequel il inscrit
son action : mandaté par des instances qui représentent la société, il incarne le respect et le
souci de protection envers les plus fragiles. Une belle métaphore est celle de la « vie de la
mesure », qui naît, évolue et meurt. Les étapes administratives ou judiciaires qui la jalonnent
sont des repères incontournables dans l’accompagnement éducatif, et l’occasion d’en exploiter
la dimension rituelle et socialisante. L’objectif est que l’enfant et ses parents ressortent mieux
reliés socialement et grandis de cette expérience, en ayant surmonté des difficultés et renforcé
des compétences. Les personnes rencontrées en AEMO ont parfois souffert depuis leur plus
jeune âge de s’être senties déconsidérées et incomprises, je me situerai donc dans l’attention et
l’ouverture à leurs perceptions et ressentis, veillant à ne pas leur renvoyer des définitions
d’elles-mêmes qui heurtent les leurs à la façon d’un sac de farine (Ferenczi cité p. 36).
Nous nous co-définissons les uns les autres, le sentiment d’appartenance et d’identité étant
indissociables l’un de l’autre. Jean-Paul GAILLARD4, thérapeute et superviseur systémicien,
raconte comment nos manières de donner du sens à nos actes relationnels, nos codes de
communication et d’interprétation (qu’il nomme nos « danses ») de professionnels, assènent
parfois aux usagers des « petites claques sur la tête » qui veulent dire : « Moi, éducateur, psy,
etc. ; toi cas social, fou, malade, etc. », afin de nous assurer de notre réalité : « moi pas cas
social, pas fou, pas malade. ». Ces rituels sociaux permettent la stabilisation de nos identités
respectives, parfois à l’avantage des uns, au détriment des autres. Le contexte qui englobe ces
relations et préside à l’orchestration des interactions est très important.
1 Christian LACHAL, « Le partage du traumatisme, comment soigner les patients traumatisés »,
Le journal des psychologues, n° 253, déc. 2007- janv. 08. 2 Philippe CAILLE, ibid. p.85 et 88
3 Joseph ROUZEL, dans son livre Le quotidien en éducation spécialisée (Dunod, 2004)
4 Jean-Paul GAILLARD, L’éducateur spécialisé, l’enfant handicapé et sa famille, ESF, Paris, 2000
73
En cela, il me semble que la mesure d’AEMO relève des rites d’institution (au sens de
Bourdieu), qui peuvent avoir une efficacité symbolique. « (…) c'est-à-dire le pouvoir qui leur
appartient d’agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel. » « Il n’est pas d’agent
social qui ne prétende, dans la mesure de ses moyens, à ce pouvoir de faire le monde en le
nommant. »1 En empruntant aux termes de Paul WATZLAWICK, il est question de co-créer la
réalité de second ordre (p.51), en faisant preuve d’équité.
L’accompagnement éducatif gagne à être éclairé à la lumière des fonctions que Pierre
DELION 2 prête à l’institution :
- La fonction phorique de l’institution, elle accueille l’usager,
- La fonction sémaphorique, elle est attentive aux signes qu’il manifeste,
- La fonction métaphorique, elle élabore ces signes et leur donne du sens.
En ce sens l’institution a une fonction contenante et détoxifiante, qui rejoint la fonction que
joue la mère pour le bébé selon BION (p.32).
La métaphore vient du gr. meta, et phore, porter. Voilà qui rejoint l’étymologie latine du mot
transfert trans, au-delà, à travers, et ferre, porter, c’est à dire porter à travers ou au-delà,
d’un lieu à un autre. Cela est aussi évocateur du rôle de l’éducateur [ex ducere : conduire hors
de, à partir de], il conduit les personnes hors de l’enfance, à partir de la reconnaissance
préalable de l’enfant qu’ils sont ou ont été.
La métaphore est un « Procédé stylistique qui consiste à transporter un mot de l’objet qu’il
désigne d’ordinaire à un autre objet auquel il ne convient que par une comparaison sous-
entendue »3 Par exemple : « j’en ai gros sur la patate, ras le bol, et la tête pleine à craquer. »
Elle est utilisée pour qualifier des émotions, sentiments, impressions, confiances, craintes,
et tout ce qui émane de notre vie psychique. Procédé permettant d’exprimer l’impalpable,
de figurer l’indicible, elle rejoint l’efficacité symbolique. Tous les artisans du recadrage de la
réalité de second ordre, dans un sens philosophique, politique, et thérapeutique, ont montré que
cela peut aider à faire stagner ou bouger les choses. Et selon FREUD : « Le transfert destiné à
être le plus grand obstacle de la psychanalyse, devient son plus puissant auxiliaire ».4
Pour être efficace, cette (co-)construction identitaire doit être connectée aux émotions plus ou
moins accessibles qui lui donnent de la consistance.
« (…) si elle n’avait pas le pouvoir de confirmer un être dans son identité, la communication
n’aurait guère débordé les frontières très limitées des échanges indispensables (…) à la survie
de l’être humain (…) Il est probable que la gamme infinie des émotions que ressentent les uns
à l’égard des autres, de l’amour à la haine, n’existerait pour ainsi dire pas ; nous vivrions
dans un monde voué exclusivement aux tâches utilitaires, un monde sans beauté, sans poésie,
sans jeu et sans humour. Il semble bien que, indépendamment du pur et simple échange
d’information, l’homme a besoin de communiquer avec autrui pour parvenir à la conscience
de lui-même. »5
Le symbole [de sun, avec, ensemble, et ballô, lancer, jeter, littéralement choses jetées
ensemble et liées entre elles] est une figure ou image servant à désigner d’une manière sensible
quelque chose d’abstrait. Il est aussi et avant tout emboîtement de morceaux de poterie.
1 P. BOURDIEU, op.cit. p. 9 et p.124
2 Pierre DELION, « Nathanaël, sa psychose et ses institutions », Revue de psychothérapie
psychanalytique de groupe, janv. 2001, n°36, Erès, p. 7 à 17 3 Définition du Larousse
4 FREUD, « Fragments d’une analyse hystérique » 1905.
5 P. WATZLAWICK et al. « Une logique de la communication », p.84
74
Dans son sens premier, le symbole des symboles est l’assiette cassée, qui a d’abord servi à
figurer le lien d’entente existant entre deux clans gardiens chacun d’un morceau de l’assiette ;
il suffisait de vérifier que les bords des brisures se rejoignaient. En ce sens, le symbole est bien
ce qui à la fois sépare et fait tenir soi et les autres ensemble ; c’est de même par un récit
partagé que nous nous relions à l’humanité.
Le symbolique est le meurtre de la chose chez LACAN. La représentation symbolique
de l’objet en moi suppose son absence et son existence séparée. « Nous avons la haine du fait
que nous parlons, car nous ne parlons jamais qu’avec des mots qui nous viennent des autres,
nous sommes donc chacun, d’abord et avant tout, des intrusés, des contraints par la langue qui
vient toujours de l’autre, (…) Mais qu’implique donc le fait de parler, qui susciterait, qui ainsi
rendrait compte de notre haine ? C’est que parler suppose le vide. Parler suppose un recul,
implique de ne plus être rivé aux choses, de pouvoir nous en distancer, de ne plus être
seulement dans l’immédiat, dans l’urgence. Mais de ce fait, parler exige un dessaisissement,
une désidération, parler contraint à un détour obligé, à la perte de l’immédiat. Parler nous fait
perdre l’adéquation au monde, nous rend toujours inadapté, inadéquat; ainsi, nous pouvons
nous réjouir de ce que le langage nous permet mais nous pouvons tout autant nous lamenter de
ce que le langage nous a fait perdre. (…) C’est pourtant en cela que parler spécifie l’espèce
humaine, le parlêtre disait Lacan » 1
Le sujet, « ce qui est jeté sous » est sous-mis au langage. « Le sujet soumis à la division,
au manque, à l’incomplétude, de par sa structure langagière, est le seul point d’appui dans
la rencontre éducative. (…) le sujet ne peut s’empêcher, dans le recours à l’autre, de faire
une demande de complétude plus fondamentale, sur laquelle l’éducateur ne peut intervenir,
sauf à s’y tromper et à tromper les autres, mais qu’il peut accompagner jusqu’au point où
cette incomplétude s’avère assumable (…). »2
« Notre rôle et notre fonction sont de débroussailler avec la famille ce qui l’empêche
de trouver, seule, sa solution. »3
CONCLUSION
L’abord de la complexité m’a amenée à dérouler ma pensée en forme de tours d’hélices pour
parcourir des phénomènes enchevêtrés, revisitant plusieurs fois des questions lancées
puis laissées en suspens, et reprises un peu plus loin à la lumière d’autres approches.
Il va de soi que je n’ai pas répondu à l’ensemble des questions soulevées, des incertitudes
subsistent, et bien des pistes à explorer.
La science vise à démontrer, tandis que l’évaluation vise à améliorer. L’objectivité qui
consisterait en une observation impartiale de la réalité humaine est une prétention abusive,
puisque nous sommes immergés dans cette réalité essentiellement relationnelle.
La complexité tient aussi à « l’entrelacs des faire et des comprendre » comme le dit Jean-Louis
LEMOIGNE : « si je fais c’est afin de mieux savoir, et si je sais c’est afin de mieux faire. »4
L’évaluation implique une exigence éthique, elle s’oriente vers des perspectives d’action.
1 J.P LEBRUN, « L’avenir de la haine », Temps d’arrêt, Yapaka, Bruxelles, Mars 2006, p.7
2 Joseph ROUZEL, « Le travail de l’éducateur spécialisé », Paris : Dunod, 1997, p.135
3 Paule LEBBE-BERRIER, op.cit. p. 22
4 Réseau Intelligence de la complexité, Grand débat 2006
75
La définition d’un cadre institutionnel, théorique et technique contribue à créer les
évènements qui s’y déroulent. C’est pourquoi il importe de se faire une idée claire de l’étendue
et des limites du champ d’intervention pour pouvoir l’investir. L’éducateur en milieu ouvert,
lors des visites à domicile ou rendez-vous extérieurs, porte symboliquement ce cadre,
qui définit la relation éducative. L’évaluation que nous faisons des compétences et de la
situation d’une personne dépend aussi de notre façon de l’accompagner ; si nous l’oublions,
nous risquons de lui imputer des limites alors que ce seront les nôtres. C’est là toute
l’importance d’un positionnement juste, permettant à l’autre d’être au mieux celui qu’il est.
La complexité de ce champ requiert des outils partagés en équipe et une empathie distanciée.
L’approche intrapsychique est incontournable, mais elle ne dédouane pas d’une vigilance à
l’égard des phénomènes interpersonnels, systémiques et sociaux qui sont à l’œuvre, afin de ne
pas oblitérer la dimension d’interactivité du sujet immergé dans son milieu. Cela permet de
tenir compte du fait que nous faisons aussi partie de ce système au sein duquel nous
intervenons.
VON FOERSTER raconte que la Métaphysique demanda un jour à l’Ethique un conseil pour
ses élèves. « Et l’Ethique répondit : « Dis-leur qu'ils devraient toujours s'efforcer d'agir en
sorte d'augmenter le nombre des choix possibles; oui, d'augmenter le nombre des choix
possibles! » »1 Cela est valable pour les hypothèses que nous produisons, et pour les personnes
avec lesquelles nous sommes en interaction.
« L’absolu relationnel", récit co-construit qui englobe la relation et lui donne sens, ouvre ainsi
des possibles au lieu de les enfermer dans un modèle rigide. Rituels et mythes, les deux
niveaux de l’absolu relationnel du moment, sont essentiels pour faire exister le système et lui
donner une stabilité, mais leur fonction est aussi de lui permettre d’évoluer en découvrant de
nouveaux rituels et de nouveaux mythes.(…) Ainsi, le concret observé, le fait brut survenu doit
toujours avoir priorité sur l’abstraction et pouvoir la remettre en question. »2
L’éducateur cherche à mieux comprendre l’autre, afin de lui proposer des expériences
adaptées et favorables. Il n’est ni un sociologue, ni un philosophe, ni un psychologue, ni un
médecin, ni un poète, ni un écrivain, etc., mais il puise à toutes ces sources pour construire sa
pratique.
« Le parti pris sera donc de considérer l’écriture comme un moyen de construire son
autoformation pendant et surtout après la formation d’éducateur spécialisé et ce faisant, son
identité professionnelle et plus largement existentielle. Outre le paradigme des écritures
impliquées, autobiographiques, cette posture de recherche s’inscrit dans le paradigme de
l’éducation tout au long de la vie. (…) l’écrit, quand il se distingue de la simple représentation
graphique du parler, permet l’élaboration de la pensée, la légitimation de l’action dans une
distanciation entre le sujet et l’objet, dans la mise à l’écart dans le temps. Pris dans l’option
de l’immédiateté, l’« éduc » a choisi au contraire la parole (…). On pourrait croire (…) qu’il
faudrait devenir un intellectuel plongé dans ses stylos, bouquins. Loin s’en faut. Sortir la tête
du cahier, des stylos est autant nécessaire que sortir de la tête dans le guidon. Ou pour le dire
autrement, il s’agirait d’être dans les deux. »3
Je poursuivrai donc ailleurs et en d’autres pages.
1 Heinz VON FOERSTER, op.cit. p.74
2 Philippe CAILLE, op. cit. p.171-173
3 Swan BELLELLE, « Ecriture et formation », IRTS de Nancy, mars 2008
76
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Un résumé de cet article est aussi paru dans le numéro 152 du Journal du Droit des Jeunes
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DREES Etudes et résultats, n° 656, septembre 2008 : « Les bénéficiaires de l’aide sociale
départementale en 2007 » <http://www.sante.gouv.fr/drees/etude-resultat/>
ECHANGER AUTREMENT: "Les atteintes sexuelles sur les enfants, quels soins pour
leurs auteurs ?" Journée d’études du 24 novembre 1997, Caen.
Jean Van HEMELRIJCK, vidéo de sa conférence « L’humour dans la relation parent-enfant »
<http://www.systemique.levillage.org/article.php?sid=298>
LAROUSSE en 3 volumes, Paris, 1966
LAPLANCHE et PONTALIS, « Vocabulaire de la psychanalyse », 1992.
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<http://www.reseaudroitdesjeunes.org/fileadmin/user_upload/documents/structures/lettreen
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Edgar MORIN, Jean-Louis LEMOIGNE et al. : Réseau intelligence de la complexité,
grand débat 2006, MCX-APC, <www.mcxapc.org>
Sites internet principaux :
Yapaka.be - Le village systémique - Les classiques des sciences sociales Ŕ Légifrance -
DRESS, Direction de la Recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, études et
résultats - La documentation française, rapports publics Ŕ ONED Observatoire Nationale
de l’Enfance en Danger Ŕ Réseau droit des jeunes, la lettre de L’ODAS - Programme
européen MCX, modélisation de la complexité.
82
GLOSSAIRE
AE : Assistance Educative
AED : Action Educative à Domicile
AEMO: Action Educative en Milieu Ouvert
AESF : Accompagnement en Economie Sociale et Familiale
A.P : Accueil Provisoire
ASE : Aide Sociale à l'Enfance
CASF : Code d’Action Sociale des Familles
CHRS : Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale
CIDE : Convention Internationale des Droits de l’Enfant
CLIS : Classe d’Intégration scolaire
CMP : Centre Médico-Psychologique
CMPP : Centre Médico-Psycho-Pédagogique
DIPEC: Document Individuel de Prise en Charge
ES : Educateur Spécialisé
ESF : Economie Sociale et Familiale
IME : Institut Médico-Educatif
IOE : Investigation et Orientation Educative
ITEP : Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique
JAF : Juge aux Affaires Familiales
JE : Juge des Enfants
MECS : Maison d'Enfants à Caractère Social
MJAGBF : Mesures Judiciaires d’Aide à la Gestion du Budget Familial
MPS : Médico-Psycho-Social
ODAS : Observatoire National de l’Action Sociale Décentralisée
OPP : Ordonnance de Placement Provisoire
ROCS : Référentiel d’Observation des Compétences Sociales
TE : Tribunal pour Enfants
TISF : Technicienne d’Intervention Sociale et Familiale
83
Annexe : Génogramme de la famille des enfants B. (version manuscrite faite
avec Mme B. lors d’un entretien au service d’AEMO le 18 février 2009.)
AEMO depuis oct.07,
A.P en MECS depuis le 26-12-08
Amies chez qui Mme B. réside
Mr R.Sylvie R.
Juliette R. (alcool
selon Mme B.)Edmond
Damien
R.
34
Pierre B.
Robert
Mme B.
29
François (alcool
selon Mme B.) Luc (alcool
selon Mme B.)
Sandrine
B.
8
Laura
B.
7
Marc
B.
3
Alain
R.
24
Léa
R.
28
?
Référent
AEMO
stagiaire
AEMO
Légende :
Distant / Médiocre Hostile
entité sociale
couple marié couple séparé
Homme femme
fils fillerelation
amicaleintervenant
éducatif