Flaubert, Gustave (1821-1880). Bouvard et Pécuchet : oeuvre posthume. 1891.
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VALABLEPOURTOUTOUPARTIEDUDOCUMENTREPRODUIT
NNsiMtMpMUeMe CotweftuTessupétieuteet intérieute
manquantes
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MADANEBOVARY,mœurs de province. ËmTJOKBËnNmvs,suivie des Réquisitoire, Plaidoirie et Jugement du PMCÈsan'ENTËA t'ACTEnadevant le Tribunal correctionnel deParis (Audiences des 3i janvier et 7 février 1857).. i voi.
SAÏtAMMBO, ëDmoN D~MiTtVE avec documents nou- `-
veaux. 1 vo!.
LA TENTATION DE SAINT ANTOINE. Édition déa-nitive.A. Ivot,
~0!S CONTES(Un cœur simple. La légende de Saint. JaMea
.it'BospitaUer.–Merodias). (6"miUe). ivot.
L'&ttrCATÏON SENTÏMENTALE.Histoire d'un jeune homme
(éditiondéanitive). ivoï.
LETTRES DE 6USTAVE FLAUBERTA 6EORGESAND,pré.cédées d'une étude, par Gur DBMAUPASSANT(3<mMe) i vol.
PAR LU CHAMPSET PARLES BREVES(Voyage en Bretagne),suivi de mélanges inédits (3*mille) i vol.
BOUVARDET PECUCHET (œuvre posthume, nouvelle édi-
tion). ivdL
CORRESPONDANCE(tomes 1 et N) (3e mUIe). 2 vûi.
LB CANDIDAT, Comédie en 4 actes, in-i6. 2 ip~
ChMet'ufut.–Typ&gMpMeetStéréetypteA.Nt~MM.
OUVRAGES DU MEME AUTEUR
PUBMËS DA~S LA BIBUOTHÈQUB CHARPENTIER
A 3 & 50 le volume.
BOUVARDETPECUCHET
CEUVREPOSTHUME
GUSTAVEFLAUBERT
PARIS
BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
ii, MB M OBENBLM, ii
1 i89i
<
BOUVARDETPECUCHET
1
Commeil faisaitune chaleur de trente-trois de-
grés, le boulevardBourdon se trouvait absolumentdésert.
Plusbas le canal Saint-Martin,fermépar les deux
écluses, étalait en ligne droite son eau couleurd'encre.Il y avaitau milieuun bateau plein de bois,et sur la berge deux rangs de barriques.
Au delà du canal, entre les maisonsque séparentdes chantiers, le grand cielpur se découpaiten pla-
quesd'outremer, 'et sous la réverbérationdu soleil,les façadesblanches, les toits d'ardoises, les quaisde granit éblouissaient.Unerumeur confusemontait
au loin dansFatmosphèretiède; et tout semblaiten-
gourdi par Ie~désœuvrement du dimanche et la
tristesse desjours d'été.Deuxhommesparurent.L'un venait de la Bastille, l'autre du Jardin des
Plàntes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le
2 BOUVARD ET P&CUCMKT.
chapeauen arrière, le gilet déboutonnéet sà cravf.ie
à la main.Le plus petit, dont le corps disparaissaitdansune redingote marron, baissaitla tête sousune
casquetteà visière pointue.Quandils furent arrivés au milieu du boulevard,
ils s'assirent, à la mêmeminute, sur le mêmebanc.
Pour s'essuyer le front, ils retirèrent leurs coiSu"
res, que chacunposaprès de soi et le petit homme
aperçut, écrit dans le chapeau de. son voisin Bou-
vard pendant que celui-ci distinguait aisément
dans la casquetteduparticulier en redingotele motPécuchet.
« Tiens, » dit-il, « nous avons eu la mômeidée, celle d'inscrire notre nom dans nos couvre-
chefs.MonDieu, oui, on pourrait prendre le mien à
monbureau 1C'est commemoi, je suis employé.»
Alorsils se considérèrent.
L'aspectaimablede Bouvardcharmade suite Pé-cuchet.
Sesyeuxbleuâtres, toujoùrsentre-clos,souriaientdans son visage coloré.Un pantalon à grand-pont,qui godait par le bas sur des souliers de castor,moulait son ventre, faisaitbouffersa chemise à la
ceinture et ses cheveuxblonds,frisésd'eux-mêmesen boucles légères, lui donnaient quelque chosed'enfantin.
Il poussait du bout des lèvres une espèce de sif-flementcontinu.
L'air sérieuxde PécuchetfrappaBouvard.Onaurait dit qu'il portait une perruque, tant les
B.OUVARD ET fÉCUCUET. 3
mèches gàrnissant son cr~ne élevé étaient plates et
noires. Sa figure semblait tout on proul, à cause
du nez qui descendait très bas. Ses jambes prisesdans des tuyaux de las~ing manquaient de propor-tion avec la longueur du buste et il avait une voix
forte, caverneuse.
Cette exclamation lui échappa « Comme on se-
rait bien à la campagne »
Mais la banlieue, selon Bouvard, était assom-
mante par le tapage dès guinguettes. Pécuchet
pensait de môme. Il commençait néanmoins à se
eentir fatigué de la capitale, Bouvard aussi.
Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres à
bâtir, sur l'eau hideuse où une botte de paille flot-
tait, sur la cheminée d'une usine se dressant à l'ho-
rizon des miasmes d'égout s'exhalaient. Ils se tour*
nèrent de l'autre côté. Alors ils eurent devant eux
les murs du Grenier d'abondance.
Décidément(et Pécucheten était surpris)on avait
encore plus chaud dans la rue que chezsoi (
Bouvardl'engagea à mettre bas sa redingote. Lui.
il se moquait du qu'en dira-t-on 1
Tout à coup un.ivrogne traversa en zigzag le trot-
toir et, à propos des ouvriers, ils entamèrent une
conversation politique. Leurs opinions étaient les
mêmes,, bien que Bouvardfût peut-être plus libéral.
Un bruit de ferrailles sonna sur le pavé dans un
tourbillon de poussière c'étaient trois calèches de
remise qui s'en allaient vers Bercy, promenant une
mariée avec son bouquet, des bourgeois en cravate
blanche, des dames enfouies ju~u'aux aisselles dans
leur jupon, deux ou trois petites filles, un collégien.
.4 BOUVARÛ ET PÉCUCHET.
La vue de cette noce amena Bouvardet Pécuchetà
parler des femmes, qu'ils déclarèrent frivoles, aca-
riâtres, têtues. Malgré cela, elles étaient souvent
meilleures que les hommes d'autres fois, ellesétaient pires. Bref, il valait mieuxvivre sans ellesaussi, Pécuchet était restécélibataire.
« Moi, je suis veuf, » dit Bouvard, « et sansenfants
C'est peut-être un bonheur pour vous? Mais
la solitude à la longue était bien triste. »
Puis, au bord du quai parut une fille de joie avecun soldât.Blême, les cheveuxnoirs et marquéede
petite vérole, elle s'appuyaitsur le bras du militaire,en'traçant des savates et balançant les hanches.
w
Quand elle fut plus loin, Bouvardse permit unejénexion obscène. Pécuchet devint très rouge, et
sans doute pour 's'éviter de répondre, lui désignadu regard un prêtre qui s'avançait.
L'ecclésiastique descendit avec lenteur l'avenuedes maigres ormeauxjalonnant le trottoir, et Bou-
vard, dès qu'il n'aperçut plus le tricorne, se déclara
soulagé, car il exécrait les jésuites. Pécuchet, sans
les absoudra, montra quelque déférence pour la
religion.Cependant le crépuscule tombait, et des per-siennes en face s'étaient relevées. Les passants de-
vinrent plus nombreux. Sept heures sonnérent.
Leurs paroles coulaient intarissablement, les re-
marques succédantaux anecdotes, les aperçus phi.losophiques aux considérations individuelles. Ils
dénigrèrent le corpsdes ponts et chaussées,ta régiedes tabacs, le commerce,les théâtres, notre marine
BOUVARD ET PÉCUCHET. JH
et tout le genre humain, comme des gens qui ont
subi de grands déboires.Chacunen écoutant l'autre
retrguvait des parties de lui-même oubliées. Et
bien qu'ils eussent passé l'âge des émotionsnaïves,ils éprouvaientun plaisir nouveau, une sorte d'é-
panouissement, le charme des tendresses à leur
début.
Vingt fois ils s'étaient levés, s'étaient rassis etavaient fait la longueur du boulevard, depuis l'é-
cluse d'amont jusqu'à l'écluse d'aval, chaque fois
voulants'en aller, n'en ayant pas la force, retenus
par une fascination.Ils se.quittaient pourtant, et leurs mains étaient
jointes, 'quand Bouvarddit tout à coup «.Ma foi!isi nous dînions ensemble?
J'en avais l'idée » reprit Pécuchet, « mais
je n'osais pas vous le proposer M»Et il se laissa conduire, en face de l'Hôtel de
Ville, dans un petit restaurant où l'on serait bien.Bouvard commandale menu.Pécuchet avait peur des épices comme pouvant
lui incendier le corps. Ce fut l'objet d'une discus-sionmédicale.Ensuite, ils glorifièrentles avantagesdes sciences que de choses à connaître, que derecherches. si on avaitle temps Hélas1le gagne-pain l'absorbait et ils levèrent les bras d'étonne-
ment, ils faillirent s'embrasser par-dessus la tableen découvrantqu'ils étaient tous les deux copistes,Bouvarddans une maisonde commerce, Pécuchetau ministère de la marine ce qui ne l'empêchaitpas de consacrer, chaque soir, quelques momentsà l'étude. Il avait noté des fautes dans l'ouvrage
€ BOUVARD ET PECUCHET..
de M. Thiers, et il parla avecles plus grands res-
pectsd'un certain Dumouchel, professeur.Bouvardl'emportaitpar d'autres côtés. Ss chaîne
de montre en cheveuxet la manière dont il battaitla remolade décelaient le roquentin plein d'expé-rien.ce,et il mangeait, le coinde la serviette dans
l'aisselle, en débitant des choses qui faisaient rire
Pécuchet. C'étaitun rire particulier, une seule note
très basse, toujours la même poussée à de longsintervalles.Celuide Bouvardétait continu sonore,découvraitses dents, lui secouait les épaules, et les
consommateursà la porte s'en retournaient.
Le repas fini, ils allèrent prendre le café dansf1un àutre établissement. Pécuchet, :*ncontemplant~les becs de gaz, gémit sur le débordementdu luxe,
puis, d'un geste dédaigneux, écarta les journaux.Bouvardétait plus indulgent à leur endroit. Il ai-
mait tous les écrivainsen général et avait eu dans
sa jeunesse des dispositionspour être acteur.
U voulut faire des tours d'équilibre avec une
queue de billard et deux boules d'ivoire, comme
en exécutaitBarberou, un de ses amis. Invariable-
ment elles tombaient, et, roulant sur le plancherentre les jambes des personnes, allaient se perdreau loin. Le garçon, qui se levaittoutes les foispourles chercher à quatre pattes sous les banquettes,unit par se plaindre. Pécuchet eut une querelleavec lui le limonadier survint, il n'écouta pas ses
excuses et mômechicanasur la consommation.Il proposaensuite de terminer la soirée paisible-
ment dans son domicile, qui était tout près, rueSaint-Martin.
BOUVARD KTt'ËCUCHET. ?
Apeine entré, il endossaune manière do cami-
sole en indienneet fit les honneurs de son apparte-ment.
Un bureau de sapin,placéjuste dans le milieu,incommodaitpar ses angles; et tout autour, sur des
planchettes, sur les trois chaises, sur le vieux fau-teuil et dans les coins se trouvaient pèle-mêleplu-sieurs volumesde l'EncyclopédieRoret, le Manueldu magnétiseur, un Fénelon, d'autres bouquins,avec des tas de paperasses, deux noix de coco. di-
verses médailles, un bonnet turc et des coquilles
rapportées du Havre par Dumouchel.Une couchade poussièreveloutait les murailles,autrefois pein-tes en jaune. La brosse pour les soutiers traî-nait au bord du lit, dont les draps pendaient. On
voyaitau plafondune grande tache noire produite
par la fumée de la lampe.Bouvard,à cause de l'odeur sansdoute, demanda
la permissiond'ouvrir la fenêtre.« 1 es papiers s'envoleraient » s'écria Pécu-
chet, quiredoutait, en plus, les courantsd'air.
Cependantil haletait dans cette petite chambre,chaufféedepuis le matin par les ardoisesde la toi-ture..
Bouvardluî dit« Avotreplace, j'ôterais ma nanello1
-Commentl »
Et Pécuchet baissa la tête, s'effrayant à l'hypo-thèse de ne plus avoirson gilet do santé.
« Faites-moi la conduite, reprit Bouvard,« l'air extérieurvousrafraîchira. »
EnËhPécuchetrepassases bottes en grommelant
8 bOtJVARD ET PÉCUCHET.
« Vous m'ensorcelez, ma parole d'honneur! » Et,
malgré la distance, il l'accompagnajusque chezlui,au coin de la rue de Béthune, en face le pont de la
TourneIIe.
La chambrade Bouvard,bien cirée, avec des ri-deauxde percale et des meubles en acajou,jouis-sait d'un balcon ayant vue sur la rivière. Les deux
ornementsprincipaux étaient 'un porte-liqueurs aumilieu de la commode,et, le long de la glace, des
daguerréotypes représentant des amis une pein-ture à l'huile occupaitl'alcôve.
«Mononcle » ditBouvard.Et le flambeau qu'il tenait éclairaun monsieur. <Des favoris rouges élargissaient sonvisage sur-~
monté d'un toupet frisant par la pointe..Sa haute
cravate, avec le triple col de la chemise, du giletde velours et de l'habit noir, l'engonçaient.On avait
Cgurédes diamants sur le jabot. Ses yeux étaient
bridés aux pommettes, et il souriait d'un petit air
narquois.Pécuchetne put s'empêcher de dire
« Onle prendrait plutôt pour votre père 1C'estmon parrain, » répliqua Bouvardnégli-
gemment, àjoutant qu'il s'appelait de ses nomsde
baptême François-Denys-Bartholomée.Ceuxde Pé-cuchet étaient Juste-Romain-Cyrille,– et ils avaientle même'âge quarante-sept ans. Cettecoïncidenceleur fit. plaisir, mais les surprit, chacun ayant crul'autre beaucoup moins jeune. Ensuite, ils admi-rèrent 'la Providence, dont les combinaisonspar-fois sont merveilleuses.
Car enfin, si .nousn'étions pas sortis tantôt
BOUVARDET PÉCUCHET. 9.
t.
pour nous promener, .nous aurions pu mourir avant
de nous connaître) 1»
Et s'étant donné l'adresse de leurs patrons, ils se
souhaitèrent une bonne nuit.
«N'allez pas voir les dames H cria Bouvard
dans l'escalier.
Pécuchet descendit les marches sans répondre a
la gaudriole.Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos
frères tissus d'Alsace, rue liautefeuilie, 92, une
Voixappela« Bouvard MonsieurBouvard »
Celui-cipassa la tête par les carreaux et reconnut
Pécuchet, qui articula plus fort
« Je ne suis pas malade Je l'ai retirée 1
Quoidonc ?Elle 1dit Pécuchet, en désignant sa poitrms.,
Tous les propos de la journée, avec la tempéra-ture de l'appartement et les labeurs de la diges'ion,l'avaient empoché de dormir, si bien que, n'y tenant
plus, il avait rejeté loin de lui sa flanelle. Le matin,il s'était rappelé son action, heureusement sans con-
séquence, et il venait en instruire Bouvard, qui, parlà, fut placé dans son estime à une prodigieuse hau-
teur.Il était le fils d'un petit marchand et n'avait-pas
connu sa mère, morte très jeune. On l'avait, à
quinze ans, retiré de pension pour le mettre chez un
huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patronfut envoyé aux galères histoire farouche qui luicausait encore de l'épouvante. Ensuite, il avait es-
sayé de plusieurs états: élève en pharmacie, maître
BOUVARD BT PÉCUCHET.iO
d'études, comptable sur un des paquebots de la
haute Seine. Enfin, un chef de division,séduit parson écriture l'avait engagécommeexpéditionnairemais la conscience d'une instruction défectueuse,avec les besoins d'esprit qu'elle lui donnait, irritait
son humeur et il, vivait complètement seul, sans
parents, sans maîtresse. Sa distraction était, le di-
manche, d'inspecter les travauxpublics.Les plus vieux souvenirs de Bouvardle repor-
taient sur les bords de la Loire, dans une cour deferme. Un homme, qui était son oncle, l'avait em-mené à Paris pour lui apprendre le commerce.Asa
majorité, on lui versa quelques mille francs.Alors
il avait pris femme et ouvert une boutiquede con-
fiseur. Sixmois plus tard, son épouse disparaissaiten emportantla caisse.Les amis, la bonnechère, et
Surtout la paresse; avaient promptementachevé sa
mine. Mais il eut l'inspiration d'utiliser sa belle
main et depuis douze ans, il se tenait dans la
même place, chez MM. Descambosfrères, tissus,rue HautefeuiUe,92. Quant à son oncle, qui autre-
fois lui avait expédié comme souvenir le fameux
portrait, Bouvard ignorait même sa résidence et
n'en attendait plus rien. Quinzecents livres de re-
venu et ses gages de copiste lui permettaient d'al-
ler, tous les soirs, faire un somme dans un esta-
minet.Ainsi :leurrencontre avaiteu l'importanced'une
aventure. Ils s'étaient, tout de suite, accrochéspardes fibres secrètes. D'ailleurs, comment expliquerles sympathies? Pourquoi telle particularité, telle
imperfection, indifférenteou odieuse dans celui-ci
BOUVARDET PÉCUCHET. u
enchante-t-elle dans celui-là? Ce qu'on appelle
coup de foudre est vrai pour toutes tes passons.Avantla fin de la semaine, ils se tutoyèrent.
Souvent, ils venaient se chercherà leur comptoir.Dèsque l'un paraissait, l'autre fermait sonpupitre,et ils s'en allaientensemble dans les rues. Bouvardmarchaità grandes enjambées, tandisque Pécuchet,
multipliant les pas, avecsa redingote qui lui battait
les talons, semblait glisser sur des roulettes. Demême leurs goûts particuliers s'harmonisaient.Bouvard fumait la pipe, aimaitle fromage, prenait
régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne
mangeait au dessert que des confitures et trempaitun morceau de sucre dans le café. L'un était con-
fiant, étourdi, généreux l'autre discret, méditatif,économe.
Pour lui être agréable, Bouvardvoulut iaire &ire
à Pécuchetla connaissancede Barberou. C'était unancien commis voyageur, actuellement boursier,très bon enfant, patriote, ami des dames, et quiaffectait le langage faubourien.Pécuchet le trouva
déplaisant et il conduisitBouvardchezDumouchel.Cet auteur (car il avait publiéune petite mnémo-
technie) donnait des leçons de littérature dans un
pensionnat de jeunes personnes, avait des opinionsorthodoxeset la tenue sérieuse. Il ennuya Bouvard.
Aucun des deu~ n'avait caché à l'autre son opi-nion. Chacunen reconnut lajustesse. Leurs habitu-
des changèrentet, quittant leurpension bourgeoise,ils finirent par diner ensemble tous lesjouK.
ï!s faisaientdes réue&ionssur lespiècesde théâtre
dont on parlait, sur le gouvernement,la chertédes
t2 BOUVARD ET PÉCUCHET.
vivres,les fraudes du commerce.Detemps à autre,l'histoire du Collier ou le procès de Fualdès reve-nait dans leurs discours et puis, ils cherchaientles
causesde la Révolutiou.Ils fanaient le longdes boutiquesde bric-à-brac.
Ils visitèrent le Conservatoiredes Arts et Métiers,
Saint-Denis,les Gobelins,les Invalideset toutes les
collectionspubliques.Quand on demandait leur passeport, ils faisaient
mine de l'avoirperdu, se donnant pour deux étran-
gers, deux Anglais.Dans les galeries do Muséum,ils passèrent ave<~
ébahissement devant les quadrupèdes empaillés~avec plaisir devant les papillons, avec indifférence
devant les métaux les fossilesles firent rêver, la
conchyliologieles ennuya. Ils examinèrentlesserreschaudespar les vitres, et frémirent en songeant quetous ces feuillagesdistillaientdes poisons.Cequ'ilsadmirèrentdu cèdre, c'est qu'on l'eût rapporté dans
un chapeau.Ils s'efforcèrent att Louvre de s'enthousiasmer
pourRaphaël-A la grande bibliothèque,ils auraientvouluconnaître le nombre exactdes volumes
Une fois, ils entrèrent au cours d'arabe du Col-
lège de France, et le professeur fut étonné de voir
ces deux inconnus qui tâchaient de prendre des
notes. Grâce à Barberou, ils pénétrèrent dans les
coulissesd'un petit théâtre. Dumouchelleur procu-ra des billets pour une séance de l'Académie. Ils
s'informaient des découvertes,lisaient les prospec-ts, et, par cette curiosité,leur intelligence se déve<
loppa. Au fond d'un horizonplus 'ointain chaque-
BOUVARD ET PECUCHET. 13
jour, ils apercevaient des choses à la fois confuses
et merveilleuses.
En admirant un vieux meuble, ils regrettaient do
n'avoir pas vécuà l'époque où il servait, bien qu'ils
ignorassent absolument cette époque-la. D'après de
certains noms, ils imaginaient des pays d'autant plusbeaux qu'ils n'en pouvaient rien préciser. Les ou-
vrages dont les titres étaient pour eux inintelligi-bles leur semblaient contenir un mystère.
Et ayant plus d'idées, ils eurent plus de souffran-
tes. Quandune malle-poste les crokait dans les rues,ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quaiaux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne.
Un dimanche ils se mirent en marche dès le ma-
tin, et, passant par Meudon, Bellevue, Suresnes,
Auteuil, tout lo long du jour, ils vagabondèrententre tes vignes, arrachèrent des coquelicots au
bord des champs, dormirent sur l'herbe, burent du
lait, mangèrent sous les acacias des guinguettes, et
rentrèrent fort tard, poudreux, exténués, ravis. Ils
renouvelèrent souvent ces promenades. Les lende-
mains étaient si tristes, qu'ils finirent par s'en
priver.`La monotonie du bureau leur devenait odieuse.
Continuellement le grattoir et la' sandaraque, le
même encrier, les mêmes plumes et les mêmes
compagnons Les jugeant stupides, ils leur par-laient de moins en moins. Cela leur valut des ta-
quineries. Ils arrivaient tous les jours après l'heure,et reçurent des semonces.
Autrefois, ils se trouvaient presque heureuxmais leur métier les humiliait depuis qu'ils s'esti-
i4 BOUVARDET PÉCUCHET.
maient davantage, et ils se renforçaient dans ce
dégoût, s'exaltaient mutuellement, se g&taient.Pécuchetcontractala brusquerie de Bouvard, Bou-
vard prit quelque chose de la morosité de Pécu-chet.
« J'ai envie de me faire saltimbanque sur les
places publiques Mdisait l'un.
« Autant être chiffonnier a s'écriait l'au-tre. ·
Quelle situationabominable Et nul moyend'en
sortir Pas mêmed'espéranceUn après-midi (c'était le 20 janvier i839), Bou-
vardétant à soncomptoirreçut une lettre, apportéepar le facteur.
Sesbras se levèrent,sa tête peu à peu se renversaitet il tomba évanouisur le carreau.
Les commis se précipitèrent, on lui ôta sa cra-vate. Onenvoyachercher un médecin.Mrouvrit les
yeux puis aux questionsqu'on lui faisait« Ah c'est que. c'est que. un peu
d'air me soulagera. Non laissez-moi1 permet-tez a
Et malgré sa corpulence, il courut tout d'une ha-
leine jusqu'auministère de la marine, se passant lamain sur le front, croyant devenir fou, tâchant de
S3calmer.
tl fit demanderPécuchet.
Pécuchetparut.« Mononcle est mort j'hérite I
Pas possible »
Bouvard montra les ligues suivantes
BOUVARD ET PÉCUCHET. ~5
ÉTUDE DE MoTARDIVEL. NOTAIRE.
<fSavigny-en-Septaine,t4 janvier t839.
» Monsieur, t
» Je vous prie de vous rendre en mon étude,
pour yprendre connaissancedu testament de votre
père naturel, M. François-Denys-BartholoméeBou-
vard, ex-négociantdans la ville de Nantes, décédé
en cette commune le 10 du présent mois. Ce tes-
tament contient en votre faveur une dispositiontrès importante.
»Agréez,Monsieur,l'assurancedemes respects.
» TARDIVEL,notaire. »
Pécuchet fut obligé de s'asseoir sur une borne
dans la cour. Puis il rendit le papier en disant
lentement« Pourvu. que ce ne soit pas. quelque
farce!1
Tu crois que c'est une farce Mreprit Bouvardd'une voix étranglée, pareille à un râle de mori-bond.
Maisle timbre de la poste, le nom de l'étude en
caractères d'imprimerie, la signature du notaire,tout prouvait l'authenticité de la nouvelle et ilsse regardèrent avec un tremblement du coin dela buuuhe et une larme qui roulait dans leurs yeuxfixes.
t6 BOUVARDETPËCCCHET.
L'espace leur manquait. Ils allèrent jusqu'à l'Arcde Triomphe, revinrent par le bord de l'eau, dé-
passèrent Notre-Dame.Bouvardétait très rouge. Hdonnaà Pécuchet des coups de poing dans le dos,et pendant cinq minutes, déraisonnacomplètement.
Ils ricanaient malgré eux. Cet héritage, bien
sûr, devait se monter.« Ah ce serait trop beau n'en parlons
plus. »
Us en reparlaient. Rien n'empêchait de deman-
der tout de suite des explications. Bouvardécrivit
au notaire pour en avoir.
Le notaire envoya la copie du testament, lequelse terminait ainsi
1
« En conséquence, je donne à François-Denys-Bartholomée Bouvard, mon fils naturel reconnu,la portion de mes biens disponible par la loi. M
Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse,mais il l'avait tenu à l'écart soigneusement, lefaisant passer pour un neveu et le '.eveu l'avait
toujours appelé mon oncle, bien que sachant à
quoi s'en tenir. Vers la quarantaine, M. Bouvards'était marié, puis était devenu veuf. Ses deux fils
légitimes ayant tourné contrairement à ses vues,un remords l'avait pris sur l'abandon où il laissait
depuis tant d'années son autre enfant. Il l'eûtmême fait venir chez lui, sans l'influence de sacuisinière.Elle le quitta, grâce aux manœuvresdela famille, et, dans.son isolement, près de mourir,il voulut réparer ses torts en léguant au fruit deses premières amours tout ce qu'il pouvait de safortune. Elle s'élevait à la moitié d'un million, ce
BOUVARD E~ PECUCHET. i7
qui faisaitpour le copiste deux cent cinquantemille
francs. L'aîné des frères, M. Étienne, avaitannoncé
qu'il respecterait le testament.
Bouvard tomba dans une sorte d'hébétude. Il
répétait à voix basse, en souriant du sourire pai-sible des ivrognes « Quinze mille livres de
rente » et Pécuchet, dont la tête pourtant était
plus forte, n'en .revenait pas.Ils furent secoués brusquement par une lettre
de Tardivel. L'autre fils, M. -Alexandre,déclarait
son intention de régler tout devant la justice, 'et
même d'attaquer le legs s'il le pouvait, exigeantau préalable scellés, inventaire, nomination d'un
séquestre, etc. 1 Bouvarden eut une maladie bi-
lieuse. A peine convalescent,il s'embarqua pour
Savigny, d'où il revint, sans conclusion d'aucune
sorte et déplorant ses frais de voyage.Puis ce furent des insomnies, des alternatives
de colère et d'espoir, d'exaltation et d'abattement.
Enfin, au bout de six mois, le sieur Alexandre s'a-
paisant, Bouvardentra en possessionde l'héritage.Son premier cri avait été « Nousnous reti-
rerons à la campagne H et ce mot qui liait
son ami à son bonheur, Pécuchet l'avait trouvé
tout simple. Car l'union de ces deux hommes était
absolueet profonde.. 1Maiscommeil ne voulaitpoint vivre aux crochets
de Bouvard, il ne partirait pas avant sa retraite.
Encoredeux ans n'importe Il demeura inflexible
et la chosefut décidée.
Pour savoir où s'établir, ils passèrent en revue
toutes les provinces.LeNordétait fertile, mais trop
BOUVARD ET PÉCUCHET.i8
froid le Midienchantpur par son climat, mais in-commode vu les moustiques, et le Centre, fran-
chement. n'avait rien de curieux. LaBretagne leuraurait convenu, sans l'esprit cagot des habitants.
Quant aux régions de l'Est, à cause du patois ger-manique, il n'y fallait pas songer. Mais il y avaitd'autres pays. Qu'était-ce, par exemple, que le
Forez, le Bugey, le Roumois? Les cartes de géo-graphie n'en disaient rien. Dureste, que leur mai-son fût dans tel endroit ou dans tel autre, l'impor-tant c'est qu'ils en auraient une.
Déjà.ils se voyaient en manches de chemise, aubord d'une plate-bande, émondant des rosiers, dtbêchant, binant, maniant de la terre, dépotant des
tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l'alouette
pour suivre les charrues, iraient avec un paniercueillir des pommes, regarderaient faire le beurre,battre le grain, tondre les moutons, soigner les
ruches, et se délecteraient au mugissement des
vaches et à la senteur des foins coupés. Plus d'é-
critures plus de chefs1 plus même de terme à
payer1 Car ils posséderaient un domicile à euxet ils mangeraient les poules de leur basse-cour,
les légumes de leur jardin, et dtneraient en gar-dant leurs sabots!– «Nousferons tout ce qui nous
plaira nous laisserons poussernotre barbe »
Ils s'achetèrent des instruments horticoles, puisun tasde choses qui pourraient peut-être servir ?,icties qu'une botte à outils (il en faut toujours.dans
une maison), ensuitedes balances,une chaîned'ar-
penteur, une baignoire en, cas qu'ils ne fussent
matades, un thermomètre et même un baromètre
BOUVARD ETPËCUCHET. i9
« système Gay-Lnssac » pour des expériences de
physique, si la fantaisie leur en prenait. il ne se-
rait pas mal, non plus (car on ne peut pas toujourstravailler dehors), d'avoir quelques bons ouvragesde littérature, et ils en cherchèrent, fort em-
barrassés parfois de savoir si tel livre était vraiment
« un livre de bibliothèque a. Bouvard tranchait la
question.« Eh! nous n'aurons pas besoin de biblio-
thèque.D'ailleurs j'ai la mienne, )' disait Pécuchet.
D'avance, ils s'organisaient. Bouvard emporteraitses meubles. Pécuchet sa grande table noire; on
tirerait parti des rideaux et avec un peu de batterie
de cuisine ce serait bien suffisant.
Ils s'étaient juré de taire tnnt cela, mais leur fi-
gure rayonnait. Aussi leurs collègues les trouvaient
drôles. Bouvard, qui écrivait étalé sur son pupitreet les coudes en dehors pour mieux arrondir sa bâ-
tarde, poussait son espèce de sifflement tout en
clignant d'un air matin ses lourdes paupières. Pé-
cuchet, juché sur un grand tabouret de paille, soi-
gnait toujours les jambages de sa longue écriture,mais en gonflant les narines, pinçait les lèvres,
comme s'il avait peur de lâcher son secret.
Après dix-huit mois de recherches, ils n'avaientrien trouvé. Ils firent des voyages dans tous les en-virons de Paris, et depuis Amiens jusqu'à Évreux,et de Fontainebleau jusqu'au Havre, Ils voulaientune campagne qui fût bien la campagne, sans tenu*
précisément à un site pittoresque, mais un horizonborné les attristait.
20 BOUVARD ET PÉCUCHET.
!!s fuyaientle voisinagedes habitations et redou*taient pourtant la solitude.
Quelquefoisils se décidaient, puis craignant de se
repentir plus'tard, ils changeaient d'avis, l'endroitleur ayant paru malsain, ou exposé au vent de
mer, ou trnp près d'une manufactureou d'un aborddifficile..
Barberou les sauva.Il connaissaitleur rêve, et un beau jour vint leur
dire qu'on lui avait parlé d'un domaine, à Chav~-gnolles, entre Caen et Falaise. Cela consistait enune ferme de trente-huit hectares, avec une ma-dère de:château et un jardin en plein rapport.
Ils se transportèrent dans le Calvados.et ils furententhousiasmés.Seulement, tant de la ferme que dela maison (l'une ne serait pas vendue sans l'autre),on exigeait cent quarante-trois mille francs. Bou-vardn'en donnaitque cent vingtmilletPécuchet combattit son entêtement, le pri~ de
céder, en~n déclara qu'il compléterait le surplus.C'était toute sa fortune, provenantdu patrimoinedesa mère et de ses économies. Jamais il n'en avaitsoufflé mot, réservant ce capital pour une grandeoccasion.
Tout fut payévers la fin de 1840, six mois avantsa retraite.
Bouvard n'était plus copiste. D'abord, il avaitcontinué ses fonctionspar défiancede l'avenir,maiss'en était démis une fois certain de l'héritage. Ce-
pendant il retournait volontiers chezles MM.Des-
cambos, et la veille de sondépart il offrit un punchtout le comptoir.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 21
Pécuchet, au contraire, fut maussade pour ses
collègues, et sortit, le dernier jour, en claquantla
porte brutalement.Il avait à surveiller les emballages, faire un tas
de commissions, d'emplettes encore, et prendre
congé de Dumouchel
Lb professeur lui proposa un commerceépisto-laire, où il le tiendrait au courant de la littératureet après des félicitationsnouvelles, lui souhaita unebonne santé.
Barberou se montra plus sensible en recevant'l'adieu de Bouvard.Il abandonna exprès une partiede dominos,promit d'aller le voirlà-bas, commanda
deux anisetteset l'embrassa.
Bouvard, rentré chez lui, aspira sur son balconune large boufféed'air en se disant «Enfin. » Leslumièresdes quais tremblaient dans l'eau, le roule-ment des omnibusau loin s'apaisait. Il se rappelades jours heureux.passés dans cette grande ville,despique-niquesau restaurant, des soirsau théâtre,les commérages de sa portière, toutes ses habi-
tudes et. il sentit une défaillancede comr, une
tristessequ'il n'osaitpas s'avouer.
Pécuchet,jusqu'à deuxheures du matin, se pro-mena dcns sa chambre. Il ne reviendrait plus làtant mieux 1 et cependant, pour laisser quelquechose de lui, il grava son nom sur le plâtre de lacheminée.
Le plus gros du bagage était parti dès la veille.Les instruments de jardin, les couchettes,les mate-
las, les tables, les chaises, un caléfacteur, la bai-
gnoire et trois fûts de Bourgogne iraient par la
BOUVARDET PÉCUCHET.2S
Seine, jusqu'au Havre.et de là seraient expédiéssur
Caen, où Bouvardqui les attendraiUes ferait parve-nir à Chavignolles.
Maisle portrait de sonpère, les fauteuils, la caveà liqueurs, lesbouquins, la pendule, tous les objetsprécieux furent mis dans une voiture de déména-
gement qui s'achemineraitpar Nonancourt,Verneuilet Falaise.Pécuchetvoulut l'accompagner.
11s'installa auprès du conducteur, sur la ban-
quette, et, couvert de sa plusvieille redingote, avecun cache-nez,des mitaines et sa chancelièrede bu-
reau, le dimanche-20mars, au petit jour, il sortit de
la capitale.Lemouvementet la nouveautédu voyagel'occu-
pèrent les premières heures. Puis les chevauxse
ralentirent, ce qui amena des disputesavecle con-ducteuretie charretier. Ilschoisissaientd'exécrables
auberges, et, bien qu'ils répondissent de tout, Pé-
cuchet, par excès de prudence, couchait dans lesmêmes gîtes.
Le lendemain,on repartait dès l'aube et la route,toujours la même. s'allongeait en montant jusqu'aubord de l'horizon. Lesmètres de caillouxse succé-
daient, les fossés étaient pleins d'eau, la campagnes'étalaitpar grandes surfaces d'un vert monotoneet
froid, desnuages couraientdans le ciel, de temps àautre la pluie tombait. Le troisièmejour, des bour-
rasques s'élevèrent. Labâche du chariot, mal atta-
chée, claquaitau vent comme la voile d'un navire.Pécuchet baissait la figure sous sa casquette, et
chaque fois qu'il ouvrait sa tabatière, il lui fallait,pour garantir sesyeux, se retourner complètement.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 23
Pendant les cahots, il entendait osciller derrière lui
tout son bagage et prodiguait les recommandations.
Voyant qu'elles ne servaient à rien, il changea de
tactique ilfit le bon enfant, eut des complaisancesdans les montées pénibles, il poussait à la mue avec
les hommes il en vint jusqu'à Jeu? payer le gloria
après les repas. Deslors, ils filèrent plus lestement,si bien qu'aux environs de Gauburge l'essieu se
rompit et le chariot resta penché. Pécuchet visita
tout de suite l'intérieur les tasses de porcelaine
gisaient en morceaux. Il leva les bras, en grinçantdes dents, maudit ces deux imbéciles et la journéesuivante fut perdue à cause du charretier qui se
grisa mais il n'eut pas la force de se plaindre, la
couped'amertume étant remplie.Bouvardn'avait quitté Paris que !e surlendemain,
pour diner encore une fois aveu Barberou. Il arrivadans la cour des messageries à la dernière minute,
puis se réveilla devant la cathédrale de Rouen il
s'était trompé de diligence.Le soir, toutes les places pour Caen étaient rete-
nues ne sachant que faire, il alla au théâtre des
Arts, et il souriait à ses voisins, disant qu'il était re-tiré du négoce et nouvellement acquéreur d'un do-maine aux alentours. Quand il débarqua le vendredi
à Caen, ses ballots n'y étaient pas. Il les reçut le di-manche et les expédia sur une charrette, ayant pré-venu le fermier qu'il les suivrait de quelques heures.
A Falaise, le neuvième jour de son voyaye, Pécu-chet prit un cheval de renfort, et jusqu'au coucherdu soleil ou marcha bien. Au delà de Bretteville,
ayant quitté la grand'route, il s'engagea dans un
24 BOUVARD ET PÉCUCHET.
cheminde traverse,croyantvoir à chaqueminute le.
pignonde ChavignoIIes.Cependantles ornières s'.effa-
çaient elles disparurent, et ils se trouvèrent aumilieu des champs labourés. La nuit tombait. Quedevenir? Enfin Pécuchet abandonnale chariot, et,
pataugeant dans la,boue, s'avança devant lui à la
découverte. Quand il approchait des fermes/leschiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pourdemander sa route. On ne répondait pas. II avait
peur et regagnait le large. Toutà coup deux lan-
ternes brillèrent. Il aperçut un cabriolet, s'élança
pourle rejoindre. Bouvardétait dedans.
Mais où pouvait être la voiture de déménage- <
ment? Pendant une heure ils la hélèrent daoj les
ténèbres. Enfin elle se retrouva, et ils arrivèrent
Chavignolles.Un grand feu de broussailleset depommes de pin
flambaitdans la salle. Deuxcouverts y étaient mis.Lesmeubles arrivéssur la charrette encombraientlevestibule. Rien ne manquait. Ils s'attablèrent.
On leur avait préparé une soupe à l'oignon, un
poulet, du' lard et des œufs durs. La vieillefemme
qui faisaitla cuisinevenait de' temps à autre s'infor-mer de leurs goûts. Ilsrépondaient « Oh très bon,très bon » et le gros pain difficile à couper, la
crème, les noix, tout les délecta. Le carrelageavaitdestrous, les murs suintaient. Cependantilsprome-naiènt autour d'eux un regard de satisfaction, en
mangeant sur la petite table où brûlait une chan-
dellesLeursfiguresétaient rougies par le grand air.
Ils,tendaient leur ventre ils s'appuyaient sur le
dossierde leur chaise, qui en craquait, et ils se ré-
BOUVARDETPÉCUCHET. 25
pétaient « Nousy voilà donc quel bonheur il mesembleque c'est un rêve 1»
Bienqu'il fût minuit, Pécuchet eut l'idée de faireun tour dans le jardin. Bouvard ne s'y refusa pas.Ils prirent la chandelleet, l'abritant avec un vieux
journal, se promenèrentle long des plates-bandes.Ils avaient plaisir &nommer tout haut les légu-mes « Tiens, des carottes Ah des choux »
Ensuite ils inspectèrent les espaliers. Pécuchettâcha de découvrirdes bourgeons. Quelquefoisune
araignée fuyait tout à coup sur le mur, et les deuxombresde leur corps s'y dessinaient agrandies,en
repétant leursgestes. Lespointesdes herbes dégout-telaientde rosée.La nuit était complètementnoire, ettout se tenait immobile dans un grand silence, une
grandedouceur. Au loinun coqchanta.1
Leurs deux chambres avaient entre elle~ une
petite porte que le papier de la tenture masquait.En la heurtant avec une commode, on venait d'en.faire sauter les clous.Ils la trouvèrent béante. Ce.futune surprise.
Déshabilléset dans leur lit, ils bavardèrent quel-quetpmps, puis s'endormirent, Bouvardsur le dos,la bouche ouverte, tête nue Pécuchet sur le flanc
droit, les genoux au ventre, affubléd'un bonnet de
coton,et tous les deux ronflaient sous le clair de la.
tune,qui entrait par les fenêtres.
n
Quellejoie. le Ipndnmainen se réveillante Hou-vard lu'na une pipe et J'écuchet huma une prise,qu'ils déciarcrent ta meilleure de leur existence.Puis ils se mirent à la croisée, pour voir le paysage.
Onavait en face de soi les champs, à droite une J
grange, avec le clocherde l'église et à gauche unrideau depeupliers..
Deux allées principales, formant ia croix, divi-
saient le jardin en quatre morceaux.Les !6gumesétaient comprisdans les plates-bandes, où se dres-
saient, de place en place, des cyprès nains et des
quenouilles. D'uncôté une tonnelle aboutissaitaun
vigneau de l'autre un mur soutenait les espaliersst une claire-voie,dans le fond, donnaitsur la cam-
pagne. Il y avait au delà du mur, un verger, aprèsla charmille,un bosquet; derrière la claire-voie,un
petit chemin.Ils contemplaientcet ensemble,quandun homme
à chevelure grisonnante et vêtu d'un paletot noir
longea le sentier, en raclant avecsa canne tous lesbarreaux de la claire-voie.La vieille servante leur
apprit que c'étaitM. Vaucorbeil,un docteur fameuxdans l'arrondissement.
Lesautres notablesétaient: le comtede Faverges,
ÏtOtJVABD ET fËCUCMET. 37
autrefois député, et dont on citait les vacheriesile maire, M.Foureau,qui vendaitdu bois, du plâtre,toute espèce de choses M. Marescotle notairel'abbé Jeufroy, et M" veuve Dordin,vivantde son
revenu. Quant à elle, on l'appelait la Germaine,a cause de feu Germain son mari. Kile faisait des
journées; mais aurait vou'u passer au service de
ces messieurs. Ils l'acceptèrent, et partirent pourleur ferme, située à un kilomètre de distance.
Quand it&entrèrent dans la cour, le fermier,maure Couy, vociféraitcontre un garçon et la fer-
mière, sur un escabeau, serrait entre ses jambesun dinde qu'elle empâtait avecdes gobes de farine.
L'homme avait le front bas, le nez fin, le regarden dessous, et les épaules robustes. La femmeétaittrès blonde, avec les pommettes tachetées de son,et cet air de simplicitéque l'on voit aux manantssur le vitrail des églises.
Dans la cuisine, des bottes de chanvre étaient
suspendues au plafond. Trois vieux fusils s'éche-
lonnaient sur la haute cheminée.Un dressoir chargéde faïences à fleurs occupait le milieu de la mu-
raille et les carreaux en verre de bouteillejetaientsur les ustensiles de fer-blanc et de cuivre rougeune lumière blafarde.
Les deux Parisiens désiraient faire leur inspec-tion, n'ayant vu la propriété qa'une fois, sommai-rement. MaîtreGouyet son épouse les escortèrentet la kyrielle des plaintes commença.
Tous les bâtiments, depuis la charretterie jusqu'àla bouillerie, avaient besoin de réparations. Mau-rait fallu construire une succursale pour les fro<
.28 BOUVARD ET PÉCUCHET.
mages, mettre aux barrières des ferrements neufs,relever les hauts-bords, creuser la mare et replan-ter considérablement de pommiers dans les trois
cours.Ensuite on visita les cultures maître Gouyles
déprécia.Ellesmangeaient trop defumier, les char-
rois étaient dispendieux impossible d'extraire les
cailloux, la mauvaise herbe empoisonnaitles prai-ries et ce dénigrement de sa terre atténua le
plaisir que Bouvard sentait à marcher dessus.
Ils s'en revinrent par la cavée, sous une avenue
de hêtres. La maison montrait, de ce côté-là, sa
cour d'honneur et sa iaçade.Elle était peinte en blanc, avec des réchampi?
de couleurjaune. Le hangar et le cellier, le fournilet~le bûcher faisaient en retopr deux ailes plusbasses. La cuisine communiquait avec une petitesalle. On rencontrait ensuite'le vestibule, unedeuxièmesalle plus grande, et le salon.Les quatrechambres au premier s'ouvraient sur le corridor
qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pourses collections la dernière fut destinée à la bibiio-
thèque et comme ils ouvraient les armoires, ilstrouvèrent d'autres bouquins, mais n'eurent pas la
fantaisie d'en lire les titres. Le plus pressé, c'était
lé jardin.Bouvard, en passant près de la charmille, dé-
couvritsous les branches une dame en plâtre. Avecdeux doigts, elle écartait sa jupe, les genouxpliés,la tête sur l'épaule, comme craignant d'être sur-
prise. « Ah pardon ne vous gênez pas a>a
et cette plaisanterieles amusa tellement, que, vingt
BOUVARDETP&CHCHET. 29
fois par jour, pendant plus de trois semaines ils
la répétèrent.
Cependant les bourgeois de Chavignolles dési-
raient les connaître on venait les observer parla claire-voie. Ils en bouchèrent les ouvertures avec
jes planches. La population fut contrariée.
Pour se garantir du soleil, Bouvard portait surtête un mouchoir noué en turban, Pécuchet sa
casquette et il avait un grand tablier avec une
poche par devant, dans laquelle ballottaient un
sécateur, son foulard et sa tabatière. Les. bras nus,et côte à côte, ils labouraient, sarclaient, émon-
daient, s'imposaient des tâches, mangeaient le plusvite possible mais allaient prendre le café sur la
vigneau, pour jouir du point de vue.
S'ils rencontraient un limaçon, ils s'approchaientde lui, et l'écrasaient en faisant une grimace du
coin de la bouche, comme pour casser une noix. ils
ne sortaient pas sans leur louchet, et coupaient en
deux les vers blancs, d'une telle force que je fer
de l'outil s'en enfonçait de trois pouces.Pour se délivrer des chenilles, ils battaient les
arbres, à grands coups de gaule, furieusement.
Bouvard planta une pivoine au milieu du gazonet des pommes d'amour qui devaient retomber
comme des lustres, sous l'arceau de la tonnelle.
Pécuchet &t creuser devant la cuisine un large
trou, et le disposa en trois compartiments, on
il fabriquerait des composts qui feraient pousser
un tas de choses dont les détritus amèneraient
d'autres récoltes procurant d'autres engrais, tout
cela indéfiniment, et il rêvait au bord de la
fosse, apercevant dans l'avenir .des montagnes
BOUVARD ET PÉCUCHET.30
de fruits, des débordements de fleurs, des ava-lanches de légumes. Mais le fumier de cheval si
utile pour !e$coucheslui manquait.Les cultivateursn'en vendaientpas les aubergistes en refusèrent.
Enfin, après beaucoup de recherches, malgré les
instancesde Bouvard, et abjurant toute pudeur, il
prit le parti « d'aller lui-mêmeau crottin »
C'est au milieu de cette occupationque M" Bor-
din, un jour, l'accostasur la grande route. Quandelle l'eut complimenté,elle s'infurma de son ami.
Lesyeux noirs de cette personne, très brillants bien
que petits, ses hautes couleurs, son aplomb (elleavait même un peu de moustache), intimidèrentPécuchet. Il répondit brièvement et tourna le dos
impolitesseque b!âmaBouvard.Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les
grands froids. Ils s'instaltèrent dans la cuisine, et
faisaient du treillage; ou bien parcouraient les
chambres, causaientau coin du feu, regardaient la
pluie tomber.
Dès la mi-carême, ils guettèrent le printemps, et
répétaient chaque matin « Tout part » Mais lasaisonfut tardive,et ils consolaientleur impatience,en disant « Tout va partir, »
Usvirent ennn lever les petits pois. Les aspergesdonnèrentbeaucoup. La vigne promettait.
Puisqu'ilss'entendaient aujardinage, ils devaientréussir dans l'agriculture et l'ambition les pritde cuttiver leur ferme. .Avecdu bon sens et de
l'étude ils s'en tireraient, sans aucundoute.
D'abord, il fàHaitvoir comment on opérait chez
les autres; et ils rédigèrent une lettre, où ils de-
3tBOUVARUET PÉCUCHET.
mandaient&M.de Faverges l'honneur de visiter son
exploitation.Le comte leur donna tout de suite un
rendez-vous.
Après une heure de marche, ils arrivèrent surle versant d'un co'eau qui domine la vaDée de
l'Orne. La rivière coulait au fond,avec des sinuosi-
tés. Des blocsde grès rouge s'y dressaient de placeen place, et des roches plus grandes formaient auloin comme une falaise surplombant la campagne,couvertede blés mûrs. Kn face, sur l'autre colline,la verdure était si abondante, qu'elle cachait les
maisons.Desarbres la divisaienten carrésinégaux,se marqnant au milieu de l'herbe par des lignes.plus sombres.
L'ensemble du domaineapparut tout à coup. Des
toits de tuiles indiquaient la ferme. Le château à
façade b anche se trouvait sur la droite, avec unbois au delà, et une pelouse descendait jusqu'à la
rivière, où des platanes alignés yéuétaient leurombre.
Les deux amis entrèrent dansune luzerne qu'onfanait. Hesfemmesportant des chapeauxde paille,des marmottes d'indienne ou desvisièresde papier,soulevaientavecdes râteaxx le foin laissépar terre;et à l'autre bout de la plaine, auprès des meules,on jetait des hottes vivementdans une longue char-
rette, attelée de trois chevaux.M.le comte s'avançasuivi de son régisseur.
Il avaitun costumede basin, la taille raide et les
favoris en côtelette, l'air à la fois d'un magistratet d'un dandy.Les traits de sa ngure, mêmequandil parlait, ne remuaient pas.
BOUVARD ET PÉCUCHET.32
Les premières politesses échangées, il exposason système relativementauxfourrages on retour-nait les
andainssans les éparpiller; les seules de-
vaient être coniqueset les bottes faites immédiate-
ment sur place, puis entassées par dizaines.Quantau râteleur anglais, la prairie était trop inégale
pour un pareil instrument.
Une petite fille, les pieds nus dans des savates,et dont le corps se montrait par les déchirures de
sa robe, donnait à boire aux femmes, en versant du
cidre d'un broc qu'elle appuyait contre 'sa han-
che. Le comte demanda d'où venait cette enfant;on n'en savait rien. Les faneuses l'avaient recueil-
lie pour les servir pendant la moisson.Il haussa
les épaules et, tout en s'éloignant, proféra quel-
ques plaintes sur l'immoralitéde nos campagnes.Bouvardfit l'éloge de sa luzerne. Elle était assez
bonne, en effet,,malgré les ravages de la cuscuteles futurs agronomes ouvrirent les yeux au motcuscute. Vu le nombre de ses bestiaux, il s'appli-
quait aux prairies artificielles c'était d'ailleurs un
bon précédent pour les autres récoltes, ce qui n'a
pas toujours lieu avec les racines fourragères.« Cela du moins me paraît incontestable. »
Bouvardet Pécuchet reprirent ensemble« Oh incontestable. »
Ils étaient sur la limite d'un champ soigneuse-ment ameubli un chevalque l'on conduisait à lamain traînait un large coffremonté sur trois roues.
Sept coutres, disposés en bas, ouvraient parallèle-ment des raies fines, dans lesquelles le grain tom-bait par des tuyaux descendant jusqu'au sol.
BOUVARDET PÉCUCHET. 33
« Ici, dit le comte, je sème des turneps. Le
turnep est la base de ma culture quadriennale. »
Et il entamait la démonstration du semoir. Mais
un domestique vint le chercher. On avait besoin
de lui au château.
Son régisseur le remplaça, homme à figure cha-
fouine et de façons obséquieuses.Il conduisit « ces messieurs » vers un autre
champ, où quatorze moissonneurs, la poitrine nue
et les jambes écartées, fauchaient des seigles. Les
fers sifflaient dans la paille qui S3versait à droite.
Chacun décrivait devant soi un large demi-cercle,et tous sur la même ligne, ils avançaient en même
temps. Les deux Parisiens admirèrent leurs bras
et se sentaient pris d'une vénération presque re"
ligieuse pour l'opulence de la terre.
Ils longèrent ensuite plusieurs, pièces en jabour.
Le crépuscule tombait, des corneilles s'abattaient
dans les sillons.
Puis ils rencontrèrent 1e troupeau. Les moutons,
ça et là, pâturaient et' onentendait leur continuel
broutement. Le berger, assis sur un tronc d'arbre,tricotait un bas de laine, ayant son chien près de
lui.
Le régisseur aida Bouvard et Pécuchet à franchirun échalier, et ils traversèrent deux masures, où
des vaches ruminaient sous les pommiers.Tous'iës bâtiments de la ferme étaient contigus
et occupaient les trois côtés de la. cour. Le travail
s'y faisait à la mécanique, au moyen d'une tur-'
bine, utilisant un ruisseau qu'on .avai~ exprès dé-
tourné.. Des bandelettes de cuir allaient d'un toit
BOUVARD ETP&CUCtïËT.34
dans l'autre, et au milieu du fumier une pompede fer manœuvrait.
Le régisseur fit observer dans les bergeries d&
petites ouvertures à ras du soi, et dans les casesaux cochons,desportes ingénieuses,pouvantd'elles-
mêmes se fermer.
La grange était voûtée comme une cathédraleavec des arceauxde briques reposant sur des mursde pierre.
Pour divertir les messieurs, une servante jetadevant les poules des poignées d'avoine. L'arbredu pressoirleur parut gigantesque, et ils montèrentdans le pigeonnier. La laiterie spécia!ement lesémerveilla.Desrobinets dans les coins fournissaientassez d'eau pour inonder les daiïes et en entrant,une fraîcheur vous 'surprenait. Des jarres brunes,
alignées sur des claires-voies, étaient pleines delait jusqu'aux bords. Des terrines moins profondescontenaient dé la crème. Les pains de beurre se
suivaient, pareils aux tronçons d'une coionnè de.cuivre, et de la mousse débordait les seaux de
fer-blanc, qu'on venait de poser par terre. Maisle bijou de la ferme, c'était la beuverie. Des bar-reaux da.bois scellés perpendiculairement danstoute sa longueur.la divisaient en deux sectionsla première pour le bé!ail, la seconde pour !e ser-vice. On y voyait &peine, toutes les meurtrièresétan', closes. Lesbœufs mangeaient, attachésà des
chaÎMttes, et leurs corps exhaiàient une chaleur
que le plafondbas rabattait. Maisquelqu'un donna"dujour, un Stct d'eau tout s coup se répandit dansla rigolequi bordait les rateUers.Desmugissements
BOUVARDETPECUCHET. 3S
s'élfvèrent les cornes faisaient commeun cliquetisde bâtons. Tous les boeufsavancèrent leurs mufles
entre tes barreauxet buvaient lentement.
Lesgrands attelages entrèrent dans la couret des
poulains hennirent. Au rez-de-chaussée, deux outrois lanternes s'allumèrent, puis disparurent. Les
gens detravailpassaienten traînant leurs sabotssurles cailloux,et la clochepour le soupertinta.
Les deuxvisiteurs s'en allèrent.Tout cequ'ilsavaientvu les enchantait leur déci-
sion fut prise. Dès le soir, ils tirèrent de leur biblio-
thèque les quatre volumes de la maison Rustique,se firent expédier le cours de Gasparinet s'abon-nèrent à un journal d'agriculture.
Pour se rendre aux foires plus commodément, ils
achetèrent unecarrioleque Bouvardconduisait.
HabUlésd'une btouse bleue, avec un chapeau à
larges bords, des guêtres jusqu'aux genoux et un
bâton de maquignonà la main, ils rôdaient autour
des bestiaux, questionnaient les laboureurs et ne
manquaient pas d'assister à tous les comicesagri-coles.
Bientôt ils fatiguèrent maître Gouyde leurs con-
seils, déplorant principalement son système de
jachères. Maisle fermier tenait à sa routine. Mde-
manda la remise d'un terme sous prétexte de la
grêle. Quantaux redevances, il n'en fournitaucune.
Devantles réclamations les plus justes, sa femme
poussait des cris. Enfin, Bouvarddéclarason iuten-
tionde'ne pas renouvelerle bail.
Dès lors maure Gouy épargna les fumiers, laissa
pousser les mauvaisesherbes, ruina le, fonds et il
BOUVARD ET PÉCUCHET.36
s'en alla d'un air farouchequi indiquait desplansde
vengeance.Bouvard avait pense que 20,000 francs, c'est-à-
dire plus de quatre fois le prix du fermage, suffi-
raient au début. Sonnotaire de Paris les envoya.Leur exploitationcomprenait quinze hectares en
courset prairies, vingt-trois en terres arableset cinqen friches situées sur un monticule couvertde cail-
lpuxet qu'on appelaitla Butte.Ils se procurèrent tous lesîastrumentsindispen-
sables, quatre chevaux,douzevaches,sixporcs, centsoixante moutonset, commepersonnel, deux char-
retiers, deux femmes, un berger de plus, un gre~chien.
gros
Pour avoir~outde suite de l'argent, ils vendirentleurs fourrages on les paya chez eux l'or des na"
poléons comptés sur le coffre à l'avoine leur parut
plusreluisantqu'un autre, extraordinaireet meilleur.Au mois de novembre ils brassèrent du cidre..
C'était Bouvardqui fouettait le chevalet Pécuchet,montédansl'auge, retournaitle marcavecunepelle.
Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dàns la
cuve, surveillaientles bondes, portaient de lourds
sabots, s'amusaient énormément.Partant de ce principequ'on ne sauraitavoirtrop
de blé, ils supprimèrent la moitié environ de leurs
prairies artificielles et, comme ils n'avaient pasd'engrais, ils se servirent de tourteaux qu'ilsenter-rèrent sans les concasser,si bienquele rendementfut pitoyable. <
L'année suivanteils firent les semaillestrès dru.Desoragessurvinrent. Les épisversèrent.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 37
3
Néanmoins, ils s'acharnaient au froment et ils
entreprirent,d'épierrer laButte. Unbanneau empor-tait les cailloux. Tout le long de l'année, du matin
jusqu'au soir, par la pluie, par le soleil, on voyaitl'éternel banneau avec iemême homme et le môme
cheval, gravir, descendre ei remonter la petite col-
line. QuelquefoisBouvardmarchaitderrière, faisantdes haltesà mi-côtepour s éponger le front.
Nese fiant à personne, ils traitaient eux-mêmes
lesanimaux,leur admmisLralentdes purgations,des
clystères.Degravesdésordres eurent lieu. La fillede hasse-
courdevint enceinte. Ils prirent des gens mariésles enfantspullulèrent, les cousins, les cousines,les
oncles, les belles-sœurs une horde vivait à leurs
dépens, et ils résolurent de coucherdans la fermeà.tourde rôle.
Maisle soir ils étaient tristes. La malpropreté dela chambre les offusquait,-et Germaine,qui ap-portait les repas, grommelait à chaque voyage.Onles dupait,de toutes les façons. Les batteurs en
grange fourraien' du blé dans leur cruche à boire.Pécuchet en surpnt un, et s'écria, en le poussant.dehors par tesépaules
« Misérable tu es la honte du village qui t'a;vu naître H
Sa personne n'inspirait aucun respect. D'ail-
leurs, il avait,des remords à encontre du jardin.Toutson temps ne serait pas de t-roppour le tenir-en bon ctat. Bouvard s'occuperait de la ferme.Us en délibérèrent: et cet arrangement iut dé-cidé. 9
MMM~MM1ST! d~Hj~M
fnL~prsmM~omt~r.de~opB~SjpRug~es.
Bécuahet) ieai&ti~on~tpwBe.nae, ~a ~ue~ pp~g~h~eme Ma~a.ssi&,~redou~ ta~MP~~j~
M~a~houMMfde.~raie;to~~t~ <~ch~ t)s np~nt¡.j<(itjeu<pc~w~~9MtMQ~~pi~~)~~t&tes&v~ j~femUe~. ~a$M~e,.M ~PP~<BïsfMittage$<)~tM8$y8.fp~9tew~!S~~{~Qr~e~greffes e~,a&i~n<oWQ) ~O~Mt~icS'
h~~pt~!)~ag}M8e,~]~Qiq~e~8Q~[)iL,aj~tMtie$ ~~jRsJ~ooïNme~seo~~jëë~R~amasd'onguent pour les recouvrir! tëvia
~g~~Q~fpM jeu~,h;I,pr§B~ejb~BC~~W~eaip~c~~ï~~s~~Sj~t~~rs~s.<)At MesuBOq~~ ~er~sa~t~t~~M q~
~Mb~t~ec~u~~e~ui~~ia~~a~pH~
X~eQ~lesd~s~p~~s~~rachait la pomme de l'arrosoir et ver~.t ~R~
~u~MSettTp~t.) Jnatc~ aM~t0!'a) a~M
-<j~tt,~o~a) ~acm~nps~) d~jlat~e~
~tpe~M~ jpiaa~m~u~-f~te~~~~t~Mh~j e~e~a~pesb'tn~rMn~B~~t<; l~Mb ~8We8!eu~%n4B~W~fït~~è~ti ~~a~td~uq~s~ ~fS~sespeuts pots. Pour se reposa~j~;s~§e~
j~B9~B&c~M~ e~~9rs,pr%j~ ,embel-
.lissements. « a-t~sn'uv
-M~axaitjB~~u ~§j~ujt!)~d~u~~§m~de
g~'M~nMP~~S~~s~yM~~ ~8 M~PWll~u~~~nta)}ies<~u~s<~8 ~TC~mm~4ë5~~n~. c~8v~de ~Qd'or.o~g ~3
~Q~e~8a~B~t ~aJ~tP~M~s~t)p~< ~WabondaLQcede couleursjaunes. ,)
B&ovAa~< <:f .f&c~ea~~t 3~~a~1&~o&6hë~tm~ahï!'dat~a~vos~fma!gfô'e~'
réchaudsde feuiHèsmortes~'B~~l&S}ch&~sîs''pemi~et!S&~iëa!éloges'Ëar&0{u~6ë&,ial'!ne'poussa 'q~edesv~g&taNona-ra~Sques.ïJesf~o&tures'~e rep~i~t
j'éat'fpas~~es) ~B'és 'se dé~l~M~~ a~des
m'aMo~es'~s'aff~ 'les 'di~i~s~~nt' 'le'btanc dans:
I~fa '~in~ :te&~8~is~M'CQ~'anB{'dësoia~on~Le
vebt/sai~jët~r~aà' 'lea~ambs'dea<~icét~Ji
~â~&Md~ace!de~4a''g~doihe'saisit'ttqx~'&aisie~s~'ie'dô~~dë~im~~MMt~M~as~ .i~oc'n <)-;u:<u;).:<)
Hmanqu~'Ie~;c~ôïi~s~t~Me8~!e9t 'àw~t~ [
et~u~~SON &<û'~a~~q~'U'a~it'iroU~t éle~r
(~'sHttà~&qtMt~Â~rès'dé~ ~ûs'~ aï'tichatMfP
~!à~tt'pepdû& ïies ~hdt~<&'éoMbiôt~U-Sn~ t~~tô~, ï'tHïa ~es~espéinaQ~~I ~~tio~issact~là~ta~ Ëm~'pa~t~ë ~eN~eux'~tf'a'bael~ïaenM~tc8b~tS~ N'~pô~a ~ê~h~dc'~at~~èjpM*'séderun monstre, .~tittu'~i')
HsaÈM<aê~~t'Mfsemblaït ti~tte~ùmm!~d~aM~I~è~@Li~MM<NaM'~')Hnq~j~'oontuU Jt'/
~~laa ~5~M!he~d~'p~ï~8pi's~aMét68')[!as&t&e~assiettesrempliesde~teM'eda~'qu~eRf6uSt~aM~!sà)C!~a&@9!~<.ësJib~es&~<M~<'aMï~c6t.~ei~e!6~~de~ ~at.n~ ~~ï~~M~~ï~~à~Mu~antstttMtËpha~be(a~ta~c~s~<~M')~ par~u~S~t~~sf~~
t&ta~i~pda~~Td~ b4!K9ja~n~ MS~p~gta~StS~ ~Bdë~Ïrûi~~ ehotsi6!un sur chaque bras, ~ïppt~aia!teN'àuiBâs~set!'dè~q~l~@~~gp!lap~gï~sRuc~d~ï!~@'bo~~i~)~6a!'8~IS
ieH~cei'c~:u&69p~&<popB'3es'empe~ep'tte:~'n~r!ï0âa"eoat'aefid~.~bttnt~i'aldaf~a~itia.i~,'s'
~eratt, enlevait avec son môueMé'~a'b~am&'de~
BouvARD R'jr psc~t.-sr40
cloches, et si des nuagesparaissaient,il apportaitvivementdes pai)!a<!sons.
La nuit, il n'en dormaitpas. Plusieurs fois mêmeil se releva; et pieds nus dans ses bottes. <;n
chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pouraller meure sur les bâchesla couverture de son lit.
Les cantaloups mûrirent. Au premier, Bouvardfit !a grimace. Le second ne fut pas meilleur, letroisième non plus; Pécuchet trouvait pour chacun
une excusenouvelle, jusqu'au dernier qu'il jeta parla fenêtre, déclarantn'y rien comprendre.
En effet, commeil avait cultivéles uns près desautres des espèces différentes, les sucrins s'étaientconfondus.avec les maraîchers, le gros Portugalavec le grand Mongol, et le voisinage des
pommes d'amour complétant l'anarchie, il en était
résulté d'abominablesmulets qui avaient le goût de
citrouille.
AlorsPécuchet se tourna vers les fleurs. Il écri-
vit à Dumouchelpour avoir des arbustes avec des
graines, acheta une provision de terre de bruyère~et se mit à l'oeuvrerésolument.
Maisil planta des passiSores& l'ombre, des pen-sées au so!eit,couvritde fumier les jacinthes, arrosales lys après leur floraison,détruisit les rhododen-drons par des excèsde rabattage, stimulalesfuchsias.avecde la colle-forte, et rôtit un grenadier, en l'ex-
posantau feu dans la cuisine.Aux approches du froid, il abrita les églantiers
sous des dômes de papiers forts enduits de chan-dc)le cela faisait comme des pains de sucre tenusen l'air par des bâtons.
BOUVARC ET PÉCUCHET.
Les tuteurs des dahliasétaient gigantesques;et on apercevait, entre ces lignes droites, les ra-
meaux tortueux d'un sophora japonica qui demeu-
rait immuable, sans dépérir, ni sans pousser.Cependant, puisque les arbres les plus rares
prospèrent dans les jardins de la capitale, ils de-
vaient réussir à Chavignolles;et Pécuchet se pro-cura le lilas des Indes, la rose de Chine et l'eu-
calyptus, alors dans la primeur de sa réputation.Toutes ses expériencesratèrent. Hétait chaque fois
for~étonné.
Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles.Ilsse consultaientmutuellement, ouvraientun livre,
passaientà un autre, puisne savaientque résoudredevantla divergencedes opinions.
Ainsi pour la marne, Pu\is la recommande le
manuelRoretla combat.
Quant au plâtre, malgré l'exemple de FranMin,Riéfelet M. Kigaud n'en paraissent,pas enthousias-més.
Les jachères, selonBouvard, étaient un préjugégothique. Cependant Leclercnote les cas où ellessontpresque indispensables.Gasparincite un Lyon-nais qui, pendant un demi-siècle,a cultivédes cé-réalessur le même champ cela renversela théoriedes assolements.Tull exalteles labours au préjudicedes engrais; et voilàle major Beetsonqui supprimeles engraisavec les labours1
Pour se connaître aux signés du temps, ils étu-dièrent les nuagesd'après la classificationde Luke-Ho\vard. Ils contemplaient ceux qui s'allongentcomme des crinières, ceux qui ressemblent à des
BjONMjMM 'ET K'&OH\fW~43
Mes,'ce~~b~ pr6M~rait''pMr~d<6~'t~nt~n~ Me
n~ge~ t&i&hant' 'de'~st~uer të&~ni~M'd~ ciMu~}ë~§~atuë des~c~!hu'tus';Mes"for)tnëS)'6Ïïang~~entavant qu''Hs"6'&sse'nttro!Ï~~nô~i'T' )'~<
'~o baromètre"îe's' ~oaï~a,~'ië ~H~mA~~e'<a'&p-p~n&!tr~~tilNTe&~uf&~t à ~)q~teht4tïi~~sëMBô~par ~'Qfp~ë~ëTouraiH~e~c~s~aa~s~~oëal dë~ï~ïitër~ b~'do'~nî~së';t~'aû Tond'pa~ ~Sxe,agHef aux~aie~
tfa~eë 'aë 'ïa''t~è~M~â ~at~SpMr~pM~aë
toujours, contredit la sangsue. Ils en ïNitent 't~o~
~~à~ëc 'éBt~~I~TMte~ies'quatM <~s;c&mpbE-tei'éBt'<ii6e~én)nt'èht." t'n t
~Apï~s f6frëe''n!6M!tâtïdns,"Bb!ï~ï'a~ecohaut'~i).s'était trompé. Son'doMàh~~igeai~ J& ~~de'~u~fare',~e sy~tènïéinten~ eï'il aventura ~e'q~ luirestait de capitauxdisponible~;~tfen~ïaiHb'fpancSt
'"Ëxcité'pai- Pécuchet, iî'ëut'Ie dëiire d~l'ien~àis.D&nis!a &<sse~aa~~dmpoët~ fureat~~atas~és dë&
branchages, du sang, des Loyaux,des p!umes,tout
'ce"~u 'p'ou~aît~dé6bù<'r!F.'Ë 'emp!<yya.'i&)Iiquburifetge, te Hziersuisâë, 'I~)éssivë,~des'hareBgSiSaurs;dUvarech~'de~ 'coiSohs, ? ~ëni!' dû' guah0,t&chad'en Mriqùer, -ët, po~saBt~~aiu hou~aes
p~ncipes, ne'tôMràh'pas!K perdit'i'unne.~ asappriïRà Te~Me'ax~d'aisan~ës.~n apportai dans~aëour'des~'cadavres 'd~nin~aux,"donBil ~.HMitses
terres. Leurs charognes 'Dépecées~pârse<a~ent-ià
ca~pagneJBoudardso~riaK'su n~tMeMda cet~ &n-
Ïëc'Ïîoh. Une~pompe~in~iëë'daiï~~s? tohïbBrëa~
t~ac~Mtdu purin~snr'ies'rôcoltes:'A~eux~quïavaient
ra!r~bû~é,~M"disait<: .c.-t'i-j ~h ~'i'tf.oj
ttMJtVARC: TS-D~É(SM:n<:<f)'
-9M~oJ~StC'~td~~y'! e'e~t ~a l'ot*~ a~n'un c.J
Et il regrettaifde'nîavbir pasonewe] pids de <u-<m&~fNeu.rëu~es'payë oùi.l'dn'~rouve~es grottesBataceMë?p~ne~c~xcréments~oiseaux~)! t¡n~cB'Izà'~b'chôH~'il'avmQe!mé8ï0(~e,"et'}e .b!~
se vendit fort ma~'&)'caused~sbd odettp~Une~hose
étrtmge~c'eMtqùeia Butte, èBËu,.ép!eiT~e,'~dn~aitHiolBs'tpt'autpefois~i' ~i' i"
i~!<CNttiho!]t)d~i!'ënoav~ep~oa' maMpiet. acheta
umadaHËcataupGttiHaume','u~extir~ateup.'Va<cour~udi sepicSr~anglaist'e~grande~sratrë de 'MaHueu
de Dombasie,mais le charretiefïâdénig~a:'
.tb-~wAppMhd~à't''ew servir" .) 'Jt'ct'
-!f~i-E~~bi'en'montrez*-moi~H' .);h!
")Ii.iMs)ayai~de!moQ~er,se:tyontp&H,eMespaysansKbanaie~tt-t ~i~ J ) ~i")~j/)-ti~.
J Jama~tUne'pùt'Iesastreindre iau'cdmmàndement
dë)Ja!ctnobeJSan&'cêsseil cnait derrière''6~ cou-'rait d'un endroit ~~utre;notaHiaès! observationssupi un catepiBt~.donnaitdes'réhdez-youp;~'y pen-sait plus, –et sa-itôtebouiHonnaittdSdées~indus-
trieU'es. ,ïLse"pBomëttai.t~deiCuMver' lenpâvot~ ien
vuedejt'opium,!et isarioutFastFagale,qu'i~ rendrait
soHa;Lenom-de w.'eafeidësjEamiUeâM.):/.)' t.
i~n! engraisser, plus vite 'ses'bc~u~iljleB .sai~
gnaH!tou~ïiesquiBze~<MN')i. t'')n'f'!) )';<.):
tl.in~'tuai aucun'dp ses~cochdnset .tep~gorgeaUd'avoine salée. Bientôt la porcherief&ittcop'étroite.'Ils::ej<MbaMassaienti la)cpur~ défonçaient iles!clÔL6u-
r~iBtofdaientilemoBde.):) )h .) -i!~i.]-'<"1
sBuraïttle~~candeschaleurs,ving~-einq'mMUons'se
mi~eut~-touruej:;et, pe~dettenip&après~crevèrent.!
BOUVARD ET P&CUCHEf.44
La même semaine, trois bœufsexpiraient,consé-
quence des phlébotomiesde Bouvard.
Il imagina,pourdétruire lesmans, d'enfermer des
poulesdans une cageà roulettes, quedeuxhommes
poussaient derrière la charrue ce qui ne man-
qua point de leur briser les pattes.H fabriqua de la bière avecdes feuilles de petit-
chêne et la donna aux moissonneurs en guise de
cidre. Desmaux d'entraiUesse déclarèrent.Les en-
fants pleuraient, les femmes geignaient, les hom-mes étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir,et Bouvardleur céda.
Cependant,pour les convaincrede l'innocuité fieson breuvage, il en absorba devant eux plusieursbouteilles, se sentit gêné, mais cacha ses douleurs
sousun air d'enjouement. JIfit môme transporter lamixture chez lui. Ii en buvait le soir avecPécuchet,et tous deux s'efforçaientde la trouverbonne. D'ail-
leurs,il ne fallaitpas qu'elle fût perdue.Les coliques de Bouvard devenant trop fortes,
Germainealla chercher le docteur.
C'était un hommesérieux, à front convexe,et quicommençapar enrayer son malade. La cholérinedemonsieur devait tenir à cette bière dont on parlaitdans le pays.Il vouluten savoirla composition,etia
blâma en termes scientifiques, avec des hausse-ments d'épaules. Pécuchet, qui avait fourni la re-
cette, fut mortiSé.
En dépit des chaulages pernicieux, des binages6~drgnéset des échardonnagesintempestifs, Bou-vard, i année suivante, avait devant lui une bellerécolte de froment Il imagina de la dessécher par
BOUVARf ET PÉCUCHET. 4S
3.
la fermentation, genre hollandais, système Clap-
Mayer c'est-à-dire qu'il ]a fit abattre d'un seul
coup et tasser en meutes, qui seraient démolies dès
que ]e gaz s'en échapperait, puis exposées au grand
air après quoi, Bouvardse retira sans la moin-
dre inquiétude.Le lendemain, pendant qu'ils dinaient, ils enten-
dirent sous la hetrée ]e battement d'un tambour.
Germaine sortit pour voir ce qu'il y avait mais
l'homme était déjà loin. Presque aussitôt, la cloche
de l'église tinta violemment.
Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se
levèrent, et, impatients d'être renseignés, s'avan-
cèrent tôte nue du côté de Chavignolles.Unevieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils
arretè'fnt un petit garçon, qui répondit:« Je crois que c'est le feu »»
Et le tambour continuait à battre, la cloche tintait
plus fort. Ennn, ils atteignirent les premières mai-
sonsdu village. L'épicier leur cria de loin« Le feu est chez vous M»
Pécuchet prit le pas gymnastique et il disait à
Bouvard, courant du même train à son côté
« Une. deux une, deux M en mesure,comme les chasseurs deVincennes.
La route qu'ils suivaient montait toujours le ter-
rain, en pente, leur cachait l'horizon. Ils arrivèrenten haut, près de la Butte et, d'un seul coupd'œil, le désastre leur apparut.
Toutes les meules, ça et là, flambaient commedes volcans, au milieu de la plaine dénudée, dansle calme du soir.
BOUVARDEa')PÉCAtCitJ':T.~6
II y avait, autoaf'da Jas plus grande, trois cents
personnes, peut-être et sous les~opdresde M.yott-
rëau, Iemau'e,.emécharpe tricolore, des .gars.avecSespercheset descrocsttraient.;Ia:paille du;sommet,aSnde préserverJe reste.. ) r, r
Bouvard, dans son empressement,faillit renvec~ser M'"Bordtn,.qui se.]t<roM.vaitHLPuis, apercevantmndeses valets, Uraccabïad'injures pourae l'avoir
ÏMts:averti.Le valet, au contraire,, par excësde.~te,avait d'abordcouruà Jamaison, a;l'6g)[ise,puis chez
Monsieur,et était revenupac,l'autre route.
Bouvard perdait ktôte*Ses domestiquesrentou-raient, parlant &ïa.ois, et u défendaitd'abattre.l~meules, suppliait qu'on je. ~ecour&t<exigeait dersau, réclamait des pompiers)
–« Est-ce que .nousen avons:!M;;s'écria~9maiM. ),
« C'est devotre&ut)e!~reprit:Bouvard..Il s'emportaït,proféra des chosesinconvenantes,
et tous admirèrent la jpatiencQde.M, Foureau, (puétait brutal cependant, .comme l'indiquaient ses
grdsseslèvres;etsa m&chp~pede bouledogue..La chaleur,desmeul;es devint,sij~orte, qu'pn.~9
pouvait plus en approcher. S.o,uslesi!ammesdévo-
rantes la paille se .tordait.Ave.cctes crépita~on~s
graine de bIé.yQus~c~g!aJLent,Ia;,ngure,comme,des
jgrains de pipmb,,Puisla:meu]~es~crou~ai~parterr~en,un,Iarge;brasier,d'où s'envolaientdes étmçeHes;;et des moires ondulaient.surce,t,t~ma~se,rop:ge,m~~rait dans jte~, aKernane.esde8~~puleu~desparties.rpsescomme, du yermiUçn,,)~~ d'autre~ brunescomme du sang caillé. La nuit était,venue, J~ven~
BOU~AB~MTtB~~CNKT~
sbufftai~des. tourbillonsde.fuméeenveloppaient !a~foute.Une*ûammèche~de.temps à.autre~passaitsur.lecieinoir.) 'o
Bouvardcontemplait l'incendie en pleupantdou-.cément. ~es~yeux:disparaissaient sous .leurs pau-
piÈrcs~gonuées,et il. avait tout.Je visage ~cocame
élargi-parla:douleur.' M~Bo?din~enjouant avecles
franges de.son .châle..vert, l'appelait « PauvreMonsieurM,tâchait de :le..consoler.Puisqu'on n'ypouvaitrien, dldevait se &nreune,raison..Pécuchet nj&!pleurait pas. Tr~s.pâle,,ou plutôtlivide, la touche ouverte et les .cheveuxcolléspar!a sueur.froide,!il se~jtenait ~l'écart,dans ses r6-flexions.Mais le eure~survenu tout .à ,coup~mur-.mura d'~ne'v~x câline: ,,> i; r:
'«Aalquet. malheur, véritablement; c'est Men
iacheux'Soyezs&r.~ue-jeparticipe !?.'l.es~autres n'aSectaient aucunetristesse..Ils cau-
saientien ïsquriaut. ~a main étendue devant les.
flammes,tfn.vieu~ramassa des brins qui/brûlaientpouc allumer sa ;:pipe*:Desenfants.) semirent à
danser. lUnpoli~soas'écria même que c'était bienamusant. :r,
«~ Cui<H'~st beau, l'amusement repritPécu-
chet, qui venaitderentendce.. ~rj. n'Le feu diminua~les tas s'abaissèrect.,et une heure
après, il ne restait plus que des cendres~ ~sant sur
la plainedes marquesjroades,~t noires.. Alors.on se
retira~). ft.t~)" j~,
:M~t'~BoïdÎQ-t <?I'abb&t~.eufMy,,repQndu~!ren~
MM:BouvatdfetPécuchetjusqu; leur(douncilQ. ).Pendantla route,.;)l~,yeuv&jadressa~i.sQni,Y,pis~n
BOUVARD ET PâCtfCHET..t8
des reproches fort aimables sur sa sauvagerie, et
l'ecclésiastiqueexprimatoute sa surprise de n'avoir
pu connaître jusqu'à présent un de ses paroissiensaussi distinguo.Seu! à seul, ils cherchèrentla causede l'incendie,
et, au lieu de reconnaître avec tout le monde quela paille humide s'était enflammée spontanément,ils soupçonnèrent) une vengeance. Elle venait
sans doute de maître Gouyou peut-être du taupier.Sixmois auparavant, Bouvard avait refusé ses ser-
vices, et même soutenu dans un cercle d'auditeurs
que son industrie étant funeste, le gouvernementla
devrait interdire. L'homme; depuis ce temps-là,rô-dait aux environs.Il portait sa barbeentière, et leursemblait effrayant, surtout le soir, quand il. appa-raissait au bord des cours en secouant sa longueperchegarnie de taupes suspendues.
Le dommage était considérable, et, pour se re-connaîtredansleursituation, Pécuchet, pendanthuitjours, travailla les registres de Bouvard, qui lui
parurent « un véritable labyrinthe ». Après avoir
couationné le journal, la correspondance et le
grand-Jivrecouvert de notes au crayon et de ren-
vois, il reconnut la vérité pas de marchandisesà
vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse; zéro.
Le capital se marquaitpar un déficitde trente-troismille francs.
Bouvardn'en voulut rien croire, et plus de vingtfois ils recommencèrent les calculs. Ils arrivaient
toujours à la même conclusion. Encore deux ans
d'une agronomie pareille, leur fortune y passaitLe seul remède était de
vendre.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 49
Au moins fallait-il consulter un notaire. Là dé-
marche était trop pénible Pécuchet s'en chargea.
D'après l'opinion de M. Marescot, mieux valait
ne point faire d'affiches. Il parlerait de la ferme à
des clients sérieux et laisserait venir leurs proposi-tions.
a Très bien, dit Bouvard, on a du tempsdevant soi. » Il allait prendre un fermier, ensuite
on verrait. « Nous ne serons pas plus malheureux
qu'autrefois seulement nous voilà forcés à des éco-
nomies. »
Elles contrariaient Pécuchet à cause du jardi-
nage, et quelques jours après, il dit« Nous devrions nous livrer exclusivement 't
l'arboriculture, non pour le plaisir, mais comme
spéculation. Une poire qui revient à trois sols est
quelquefoisvendue dans la capitale jusqu'à des cinqet sixfrancs Des jardiniers se font avec des abri-
.cots vingt-cinq mille livres de rentes! A Saint-
Pétersbourg, pendant l'hiver, on paye le raisin un
napoléon la grappe C'est une belle industrie, tu
en conviendras Et qu'est-ce que ça coûte ? des
soins, du fumier, et le repassage d'une serpette! »»
Mmonta tellement l'imagination de Bouvard,que,tout do suite, ils cherchèrent dans leurs livres une
nomenclature de plants à acheter, et, ayant choisi
des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils s'a-
dressèrent a un pépiniériste de Falaise, lequel s'em-
pressa de leur fournir trois cents tiges dont il ne
trouvait pas le placement.Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs,
un quincaitlier pour les raidisseurs, un charpentier
R~VA~D, ~~C;UC~r,S9
pour les supporta Les,,forgea des, arbres étaient
d'avance dqssinôes..Des mprcea~x..de latte sur lemur Ëguraient .des candélabres,Deux poteaux &
chaque bout;de~'plates-bandes~umdaienthori~onjtalementdes nls de fe.r; et.dansle;verger~ des cer~ceaux indiquaient la structure des vases, des ])ayguettes en cône. cette des pyramides, si,biepqu'enprivant chezeux, on croyait voir j!espièces de que!~que machineinconnue oula carcassed'un feu <~ar-~ce.. J
Les trous étant creusés, ils coupèrent l'exirén~de toutes les. racines, bonnes pu mauvaises, et~esenfouirent dans un compost. Six mois âpres, J~eB
plants étaient morts~ Nouvelles commandesau p
piniériste, et plantations Douveîlesdans;des trou9
encoreplus profonds.Maisia.p.tuie, détrempant ~e
les greSes d'eUes-mémes~s'enterrèreni. et ~sarbress'an't'anchirent. ¡'
~e printemps venu,Pécuchetse mit la tail}e des
poiriers. Il, n'abattit pas les Sèches, respecta.,ïeslambourdes, et, s'obstinant vouloir coucher d'é~querre. les duchesses qui devaient former,les cor-dons.unilatéraux,il les cassaitou les.arracha~tinva-riablement. Quant auxpêchers,. n~'embrpuiUadans
lessur-mëres, les sous-mëreset,les deuxièmessous-tmères. Desvides,et des pleins, seprésentaienttou,-yoursoù i!:n'en .fanait pas, ~timpossible d'obtenirsur l'espalier un rectangle pài'4it,avçc sixbranches
droite~et.six4 gauche,nonconipr~s.,Ies,deuxpr;n-cipales, le tout formant une,,beHe..arête.,de~pp~son. .i; ~).ti. f
Bouvardtâchade .conduh'Q~le~~a.bricptiersils .s~
BOttiVARDiET.fÈCUCH~T.! !U,révoltèrent.Il rabattit leurs troncs à ras dusol au-cunne repoussa. Les cerisiers, auxquelsil avait faitdes entailles,produisirentde la gomme.
D'abord ils taillèrent .très; long,ce qui éteignait
tes yeuxde la base, puis trop court, ce qui amenaitdes gourmands; et souvent ils hésitaient, ne sa-
chant pas distinguer, les, boutons li bois des bou-
tons à fleurs. Ils s'étaient réjouis d'avoirdes fleursmais ayant reconnu,leur faute, ils en arrachaient
les trois quarts pour fortifier le reste. ,¡,Incessammentils parlaient de la sève;et du cam-
bium, du palissage, du cassage,de 1'éborgnage.Ils
avaient, au milieu de leur salle à.manger, dans un
cadre,la liste de leurs élevés, avec un numéro quise répétait dans le jardin, sur un petit morceaude
bois, aupied de l'arbre. ¡Levés desl'aube, ils travaillaient jusqu'à la nuit,
le porte-joncà la ceinture. Pa.c les froides matinéesde printemps, Bouvard gardait sa veste de tricotsous sa blouse, Pécuchet.sa vieille redingote soussa serpillière, et les igens qui passaient le long de
laclaire-~Yoïelesentendaient tousserdans le brouil-lard.
QuelquefoisPécuchetlirait de sa .pocheson ma-nuel et il ~n-étudiait ,un paragraphe,debout,ave~sabêche auprèsde lui, dansla pose dujardinier qmdécoraitle frontispice.du livre.;Cette:ressemblancele flatta même beaucoup.Il e~ GoncutfDiusestime
pour l'auteur.~ -t;''Bouvard était cqntinuelleiment,juché, snr unehaute échelle devant les pyramides..IJn~our,!il ûit
pria d'un etourdissemeat -< et ~'psaat pics des-
S2 BOUVARD ET PÉCUCHET.
cendre cria pour que Pécuchet vînt à son se-
cours.
Enfin des poires parurent et le verger avait des
prunes. Alors ils emptoyèrent contre les oiseaux
tous les artifices recommandés. Maisles fragmentsde glace miroitaient à éblouir, la cliquette du mou"
lin vent les réveillait pendant la nuit et les
moineaux perchaient sur le mannequin. Ils en
firent un second, et même un troisième, dont ils
varièrent le costume, inutilement.
Cependant, ils pouvaient espérer quelques fruits.'
Pécuchet venait d'en remettre la note à Bouvard;
quand tout à coup le tonnerre retentit et la pluietomba, une pluie lourde et violente. Le vent,
par intervalles, secouait toute la surface de l'espa-lier. Les tuteurs s'abattaient l'un après l'autre,et les malheureuses quenouilles en se balançant
entre-choquaient leurs poires.Pécuchet surpris par l'averse s'était réfugié dans
la cahute. Bouvard se tenait dans la cuisine. Ils
voyaient tourbillonner devant eux des éclats de
bois, des branches, des ardoises et les femmes
de marin qui, sur la côte, à dix lieues de là, regar-daient la mer, n'avaient pas l'œil plus tendre et le
cœur plus serré. Puis, tout à coup, les supports et
les barres des contre-espaliers, avec le treillage,s'abattirent sur les plates-bandes.
Quel tableau quand ils firent leur inspection Lescerises et les prunes couvraient l'herbe entre les
gréions qui fuudaieut. Le:) passe-colmar étaient
perdus, comme le Bési-des-vétérans et les Triom-
phes-de-Jordoigne. A.peigne s'U restait parmi les
BOUVAimMi'PÉCUCHET. S3
pommesquelques bons-papas, et douzeTétons-
de-Vénus, toute la récolte des pêches, roulaient
dans les flaques d'eau, au bord des buis déra-
cinés.
Aprèsle dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécu-
chet dit avec douceur
«Nous ferions bien de voira la ferme, s'il n'est
pas arrivéquelque chose?
Bah pour découvrir encore des sujets de
tristessePeut-être car nous ne sommes guère fa-
vorisés. »
Et ils se plaignirent de la Providence et de la
nature.
Bouvard, le coude sur la table, poussait sa pe-tite susurration, et, comme toutes les douleursse tiennent, les anciens projets agricoles lui re-vinrent a la mémoire, parUcutierement la fcule-
rie et un nouveau genre de fromages.Pécuchet respirait bruyamment et tout en se
fourrant dans les narines des prises de tabac, il
songeaitque si le sort l'avait voulu, il ferait main-tenant partie d'une sociétéd'agriculture, brilleraitauxexpositions,serait cité dans lesjournaux.
Bouvardpromena autour de lui des yeux cha-
grins.« Ma foi j'ai envie de me débarrasser de
tout cela pour nous établir autre part 1Comme tu voudras,» dit Pécuchet.
Et un instant après« Lesauteurs nous recommandent de suppri-
mer tout canal direct. La sève, par là, se trouve
ï~ i~ Mu ?Tr §~F~<!
e<~rar!ee~oU')M'b!'ej~~Rt~ ~<bien, porter .~aud~&it~qu. n~eû<,j,pa~~de.~uit~Ce.pendan~ceaKqn~on ta~het.~u, n.~fu:~
jamais en produisent, de moins gros, c'est v~a}.a
~ais,'de~uatSa~Quraa~c~!S~pn!m~n.la raison et non seu!emen~a.q,uq (~pp~fécta.m~des~BMn~jp~ma~, ~nc.ore,chaque
individu, suivant le cUmat,.Ja,~emp~ratura~n ~.a&de. choses o~ e~ ,~r~qrs.e~ (tue~espoiravons-nousd'aucun succès où b6ne6ce?M.j~{~
,ou~rdluij~P~.D~~t~,K jj;) M- u)-i'« Tu verras dans Gssparinque !e b6ne5c~;n~
peu~d~paasjer.;ûdi,x~e.dn)cas~al~,Dpnc 00;f~itmieux de placer ce capital dans use maison,,jd~
banque.AUi~out~de.<q!~n%e.an~pM! l'~cumnia-ti~n,'des, in~ret~op ~u! 10, doub!e, s'è~
fbméi~e.mp~rament,i~ .);t,. :t.i~H..~P.6cacbet.sa~I~~9'i ;in"tr ,i'M.ij.v
« L'arbo~cultq't'e. po~a~bien.~re.unQbla-r
gue~).t'< hi-!<t)(m,'f[i'td.th-).) .ii:i:)1.'t -T Commel'a~Konoï~e !«!)) ~pHqoa~0~4~):)En$uite,'ils s~ccus~ent,d'a~oiri ~t6,trop~.a)m,M-.tMux;:t&ti;s rôsp~rent,4e~ïnénager:désor~na~
peine etiJteuc,,argent! U~~m:QtBdag~nde:tempstj~au~Fesu~aHiaU)iveï'gern~S!.coB,t!~resp~)ter&~urpntt
proscritset ils ne remplaceraientpas les arbres m~~00 abat!3ng.ia'ai~)~l aUaitvsepr~sen,te,r,d~s,,inier-valles fort 'vU.aia~~)à!,mpinsj.dei,~tr~e jtipus~autres qui jceataj~ntjd~bou~M~menjt~endEe ?
Pécuchet Et plusieurs 6pfE6~t.)~tf~8er?an,t~dcs&ibp~ede matib.~ïnatijq~es.pq~vard-l~i,dc'nnaij~des
consaHs.~ls p'ai~ivaMnt~ien~iS~Msanjt,) ~eu~.
BO~V.APPt ~j~G~~t'~
reusement qu~a trouv~eniL,~nsJt,eur,Jb)bl!p~&qupl'ouvrage de Bp! Mtitutô~l' J~<t!M~th~i' ~1"')'j'. )~i) ~);)-t.t"t,
.auteur les ~v!~ .e~~e. ~pit6 ~e g~res~ y;
a,,d'aboi, I~.gepre,m~~coHque 'et rotnaptiqu~, qmsa ~n.a! p~ des !prtelle$, ~d~rujtnes~. de$tombeaux,et un « ex-voto à la vierge, 'indiquaitp!apeoù. un,,se!gneMriest.jtoïpb~.aoHS~le.~erd~maesa5~0p .compose}e .g.ewe;.t6~btQavec~desrop&suspepdu~ de~.arbre~ fracassas,,des cabanes
iaceadiées, Je .genre. e~ot~e,00, ) plantant d~Cte~e~ du JPérpu« pourfaire,naître,,des, souvenirsa un.co!o~.pu~~nvoyageur,H.e gepre grave(loitoCFrir,commeErïueBonviIIe,;untemplea. iap~noso~phM.I~es ob~UsqueseUesarcsde~ioBtiphecaractë-risent le .genre .ïnajestueu~ ,de ,la m.q~seet, des
grottes,.le genre' mystérieux un~ac,,le,gepre rê-
veur. i Hy a mêmele genre,fantas~que,.dont le plusrN
beau specunen'se yoyaJLtnaguère daBsun Jardin
wurtembergeois carpn,y ~encpntra~succe~sjtyerment un .sanglier~u.n:ermi;te, .plusieurs sépuJcres,.et une,barque.se-détachant.d'elle-n)eine,<lurivage~pour vous cpndu~ dans u~,bpud,oJLr,o~désuets.d'eau vo.usinond~ent .quand, qn se posait.sur,' le
sopha. J~u~).~~evant,cet, ,hor~oni..de.imeEye~}les,~,pMvard.et
Pécucheteurentpomn~e~n éMomssen~eQt,.ILegen!~~ntas~queleur~arut~éseryÉ auxprmoes. ~~emplp
à~atphitosoph!?(Ser.ai.tencpnthrant,L'e~votp -ala
madone n~u?aibpas..de.,p~t~attpn,,vu le manqua
dt'assassins,,et~itao.t.pis,ppur;tIe~jColpns.et lesvoya-
.~eur~ Jes plan!t.es~a;m6ricainesiCp~ent ~rop~~cher.
BOUVARD MrPÉCUOtET.S6
Mais !es rocs. étaient possibles, comme ]es arbres
fracassés, les immortelles et la mousse; et dansun enthousiasme progressif. après beaucoup de tâ-
tonnements. avec l'aide d'un seul vatet et pour une
somme minime, ils se fabriquèrent une résidence
qui n'avait pas d'analogue dans tout le départe-ment.
La charmille ouverte ça et là donnait jour sur le
bosquet, rempli d'aXées sinueuses en façon de la-
byrinthe. Dansle mur de t'espath'r, ils avaient voulu
faire un arceau sous lequel on découvrirait la pers-
pective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir
suspendu, il en était résulté une brèche énorme,avec des ruines par terre.
Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la
place un tombeau étrusque, c'est-à-dire un quadri~latère en plâtre noir, ayant six pieds de hauteur, et
l'apparence d'une niche à chien. Quatre sapinettesaux angles flanquaient ce monument, qui serait sur-
monté par une urne et enrichi d'une inscription.Dans l'autre partie du potager, une espèce de
RiaUoenjambait un bassin, offrant sur ses bords des
coquilles de moules incrustées. La terre buvait l'eau,
n'importe Il se formerait un fond de glaise qui la
retiendrait.
La cahute avait été transformée en cabane rus-
tique, grâce à.des verres de couleur.Au sommet du vigneau, six arbres équarris sup-
portaient un chapeau de fer-blanc à pointes retrous-
sées, et le tout signifiait une pagode ehino'se.
Ils avaient été sur les rives de l'Orne choisir des
granits, les avaient cassés, numérotés, rapportés
BOUVARD ET PËCUCBET. S7
eux-mêmesdans une charrette, puis avaientjoint lesmorceauxavecdu ciment, en lesaccumulanttes uns
par-dessuslesauL'es et au milieu du gazonse dres-
sait un rocher, pareil à une gigantesquepomme de
terre.
Quelquechose manquait au delà pour compléterl'harmonie. Ils abattirent le plus gros ti'ieul de lacharmille(aux troisquarts mort, du reste), et le cou-
chèrent dans toute la longueur du jardin, de telle
sorte qu'on pouvait le croire apportépar un torrent
ourenversé par la foudre.
Labesognefinie, Bouvard,qui était sur le perron,criade loin:
« Ici on voit mieux)1
Voitmieux ». fut répété dansl'air.Pécuchetrépondit
«J'y vais 1
Yvais
Tiens, un écho
-Écho! »
Le tiileul, jusqu'alors, l'avait empêché de se pro-duire, et il était favorisépar la pagode, faisantfaceàla grange, dont le pignon surmontait la char-
mille.Pour essayer l'écho, il-<s'amusaient à lancer des,
mots plaisants Bouvard en hurla de polissons,d'obscènes.
Il avaitété plusieurs foisà Falaise, sous prétextad'argent a recevoir,et il en revenaittoujoursavecde
petits paquetsqu'il enfermaitdanssa commode.Pécu-chetpartit un matinpour se rendre à Bretteville,etrentrafort tard, avecunpanierqu'il cachasoussonlit.
~WA'~E~pMMa'~?
~en~mMn~ son'~evè~Bbu~rd fùt'~rp~.
~s.~e'u~~rëm~Ts î~ ~'la~rà'Ud'àbé'~quî'MÈenodre~~t~enï'~pnëriquës, avaient-dâ'~forrnè
p~on~~MtùW~në~aëûx~ht~de'porc~
laine nguraient le bec et les yeux. Pécuchet s'~tai~t
)ë~'de~i'auM,"etj' t~Maht'~etre~eM~e~ il
~'vait~!ê'~~aeù~"h~rës'&"Ïa'n~s~e des-appe~~
'dt'ces~es'Du~~u~iëï~"K'J
'uis~~6~aut~'dèi~erericëù~I&
~as~u~Rë~ëà~~&~i<i~e9'e~b'es,!d~cylindres, des cerfs ou des'à~U)!s~~a)rs!:rieMti'~
~a!aK%s~c)tf~aï~'I<Ef't'e'cbnnû~eë'de'<~ahdséloges. ~t'
Sous prétexte d'avoir ouBuë~à~ecKe,'Mentraînason compag~d~ i~MyrMth'e/'ca~'il'a~àit-pro-6té de l'absence de Pécuchet p~r~'M~Bsi,
quelquechosede sublime. 'vLaporte deschampsétaitrecouverted~tNetouche
de p)atre, sur laquelles'aiignaie~Peït'~e~~d~e-einqcents fourneauxde pipes, représentant oB~Abd-e!'
-KMër~~e~e~ J~P~Bï~a, .pte~ de
%Ne~'at'6~ës~<v~ f' ~) .M!-M~ «6!Co~~)?<i a~ïë!mpaiie~~? ~§a~
Je croisbien f M .o!thn
M~-W~s~e~'êM~a, ~eaïHras~F~nno~.MCMnMba~tus'1'~ a~tist~a~'i~ èt~at-f'I~b~aind'être applaudis, etBouvardsongeaà oMpc~g~aiid~S~~l t~FcfB'?.6eM ~ua~nfq ~J-~t;fjvs11
eb~my~~M~as~gM~a~'Pëcu~h'e~as te~M:'<h''8~8 J~o~t~~i~e~Tm&'tg~~a'rp~~ufuxf ~9.}
<Ba'<BR~'poart~'t~PdéoM~t!'f MJ)hBqjt)~
'~B~Q~~il6'b~âîëa~~âys,~s'8è~t@&~a~'à.
BO~'R'D' 'M~C'~R'E~
l'gcarh~but'oa'd~ ~a'r~ir-d~ 1'6~c~MâMr~
acceptalëtjfri~ïta~oh,~'~{if<9'e~aomte F~v~fge~'
appelédans la capitale pour a!Mtë&Ils''86 !ra&ath
~ëtit'~r~~Hù~?, sô~'fa'~u~ j~
Beijatube, rauB~iàtë~ '~hûieù'< ich~!&~isîeùx!,
aë~it cÙ~M <~rM~p~Hfùbrn~sa!t'Uït"ghr-
~66'eëhM~~âit'~ë~d4'i!a'aMe'dë''bass~coui-<MatiMn~ 's~v~te~6'1!H~ BdrdiH;6ddTa!t'aus8h
ÏM'8~i~e'h'ët)të~ la~ni~'êtd~ g~<lé!otM6r~ôtles deux propriét.a~tëibë'a~MpMi~cë~~Mie~d~nt~u~âvf~ ~a
Bitte! ~h-êta~f~ Jâ''R6t!!&é~poU~MMdttfe~a~
d~têr~ui~ le 'a; 'rë'T@t~a'ÉOUt&ad
~~e~ ~n~Tàë!Mênt''a~M'lF~fëah, 'à~e~~n
~n~e~'elo~~ ~"Q~ët~a~ ~'bfa~ sa
femme,qui marchaitpéniblement en s'abpit&nt'~H~s'ôn'~m~n'~Dt''aè~am~~o~S~ s~a'~er-~ê ~t~b~nët~e' Bë~hpt~M!']~a~n~b~MBë '?~8 ~ë~e~M:'L&!cM~'d'pr de sa montre lui battait sur la~~tri~aapMHM~s~î§~if~ë&s~ë~~ma~~9mes'a~4ni-
~~gÜ~s3BHtt~fk)S'èsYdij\¡*nffiaffis~~)\i\Jé1f.,'tes'~d~4ni-~~n~irë'L'ënm~Wn~aÏrê'~n~an~m~îa't~lor~~dân%~a~eâr'bfaêier~~téL~ï~a~ lu~~m~M~4~?~"Hoii
Le salon ~~ë'~B%W~4a~r''d~aKÏ~MP ~ë&i~ d~Ë~t~~d~m~n<qe''M~~deI~~râi~~H~~Èë~~e~~n~ë~I~u?!
p~i~~e~ ~u~it'a~ë~ ~&
~~neB'Ié'p~rë~mta~ba%~
~~M'~coa~e~Msamt~mMer'îà'~u~roacKë\'le~~U~~ëh pèt~ d'e~M~saârë'mi-
mettesajbM ~'aiSs~a~ôr:~Hë~.in~é'&~
t
60 BOUVARDETPÊCUCUEf.
trouvaientune ressemblanceavecsonfils,et M"'Bor-
din njouta, en regardant Bouvard,qu'il avaitda êtreun fort bel; homme.
Après une heure d'attente, Pécuchet annonça
qu'on pouvait passer dans la salle.
Les rideaux de calicot blanc à bordure rougeétaient, comme ceux du salon, complètement tirés
devant les fenêtres, et le soleil, Iraversantia toile,
jetait une lumière blonde sur le lambris, qui avait
pour tout ornement un baromètre.Bouvard plaça les deux dames auprès de lui;
Pécuchet le maireà sagauche, lecuré à sa droite, etl'on entama leshuîtres. Ellessentaient la vase. Bou-
vard fut désolé, prodigua les excuses, et Pécuchetse leva pour aller dans la cuisine faire une scèneà
Beljambe.Pendant tout le premier service, composéd'une
barbue entre un vol-au-ventet des pigeons en com-
pote, la conversationroula sur la manière de fa-
briquer le cidre.
Après quoi on en vint aux mets digestes ou in-
digestes. Le docteur, naturellement, fut consulté.Il jugeait les choses avec scepticisme,comme unhomme qui a vu le fondde la science, et cependantne tolérait pas la moindre contradiction.
En même temps que l'aloyau, on servit du bour-
gogne. il était trouble. Bouvard,attribuant cet acci-dent au rinçage de la bouteille, en fit goûter troisautres sansplusde succès,puis versadu Saint-Julien,
trop jeune évidemment, et tous les convives se
turent. nurel souriait sans discontinuer; les paslourdesdu garçonrésonnaientsur les dalles.
M~KA)~ 4~ ~Rc~t~a
~y~f j A
M" Y~p~Mbc~~e~tjt~ ~te
~aitt~~u~t~e~Ja~ ~jg~)}, 4~aitgardé un mutisme absolu. BouYayd~DjB~ac~aNt)~
~~l'-M'~j~PW~~ ~RC~j'J/< Ma.vs,jama~c~ (Teprit~~'9tP~/t')''<- /.L'J.t ~"f ,0tj.n;i Jf: !~ff:u. ~i.t
M.Marescot,quandil habitaitP;a~,M; {rq~cn-j
~q~j~s~,? ,r~qTr.o! ;~li '.t. .<
~M4~nSp~ -)~y~ ~~aue~
u~, pa~i~: ~(.~PW.. ~r4~f~ps~).~)~ jnsa'.tf;~'f' nQUaj~/.ttïo'j '') ,?!h'in~ot~e~i ~m~ ~rj~oid~ a~at~J~.~C~'ë Utfjn'i:)! in~fhVM."if')f.3 tff'h;' "f'iif'ip
irt«.~a ~je~e~~s~se~f;aj~t~a!ff~S4R~
~M~J~ei~~M~t~iMc!M~ ~i~t-~8Su~<§~)~a~t t
~u$~ ~P t~a~j~
tagM~~gP~~q -cJ .u.Lf.i ~t'p~b ncs jh.'?, ,~[
.Ot~a~fi~~MR~~f!m-~ ,s[f~ ff<<.j<)h<}j~nE~t~e .yo~~s: ,)~Bta'R~i~I~j% ~ouva'ut:)'' a'i~i'n~hh) ,x~ .~)' 'tt!n/
.t~~e&;i~~Mtj<t~S~ït~iS~~a)s:~r9~Comment pas même la pièce de~~UaSt?.)~
pHMe~e~ c~t~ra~à~jt~j~a~pan~ ~a-
dame)BetdtB' ouu jaû-~jnafie:~~i~<j j') &'f~vLa v~uverépliqua en minaudant .e~ms
'<t' pp~toa~i~~~nM<; BQ~~f~i8nt'opfoï'6éat:jn:0))'i<R:)f~in .qu:) m~qJ't C(!n~af~i';o~Oh patNrMi~pe~~t~iiiat~adHr.~9 )'!m iaf ;4t-i.t-J'e:<n~ËS8a~.a~Ht..pa$!t!3-uj" ~)
-~j'Bah.Mif'~us.t.'e'tnbJBa~aiex:.h'L' j;.j~j.r:l
C2 BOUVARD ET P&CUCHET.
Essayonstout de même », dit Bouvard.
Et il la baisasur les deuxjoues, auxapplaudisse-ments de la société.
Presque aussitôt on débouchale champagne,dont
les détonations amenèrent un redoublement de
joie. Pécuchetfit un signe, les rideauxs'ouvrirent et
lejardin apparut.C'était, dans le crépuscule, quelque chosed'effra-
yant. Le rocher, commeune montagne, occupait le
gazon,le tombeaufaisait un cube au milieudes épi-nards, la pont vénitien un accent circonflexepar-dessus les haricots, et la cabane, au delà, une
grande tachenoire, car ils avaient incendié son toitde paille pour la rendre plus poétique. Les ifs, en
formede cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu'àl'arbre foudroyé,qui s'étendait transversalementde
la charmille à la tonnelle, où des pommes d'amour
pendaient comme.desstalactites. Untournesol, ça et
là, étalait son disque jaune. La pagode chinoise,
peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau.Les becs des paons,frappés par le soleil, se renvo-
yaient des feux,et derrière la clairevoie, débarras-
sée de ses planches, la campagne toute plate termi-
nait l'horizon.
Devant l'étcmnement de leurs convives, Bou-vard et Pécuchet ressentirent unp véritabte jouis-sance.. t
M. Bordin'surtout admira les paons mais leombeau no fut pas compris,ni la cabaneincendiée,ni le mur en ruines. Puis chacun, à tour de rôle,passa sur le pont. Pour emplir le bassin, BouvardetPécuchet avaient charrié de Peau pendant toute b
BOUVARDET PECUCHET. 63
matinée. Elle avait fui entre les pierles dn fond,maljointes, et de la vase les recouvrait.
Tout en se promenant, on sepermit,des critiques:« Avotre place j'aurais fait cela. Les petits poissonten retard. Ce coin, franchement, n'est pas
propre. /vec une taille pareille, jamais vousn'obtiendrezde fruits. »
Bouvard fut obligé de répondre qu'il se moquaitdes fruits.
Commeon longeait la charmille, il dit d'un air
finaud:« Ah voila une personne que nous dérangeons;
milleexcuses M»
Laplaisanterie ne fut pas relevée.Tout le mondeconnaissaitI&dame en plâtre.
Enfin, aprèsplusieurs détours dansle labyrinthe,on arrivadevant la porte aux pipes. Des regards de
stupéfaction s'échangèrent. Bouvard observait,le
visage de ses hôtes, et impatient de connattreleur opinion: « Qu'en dites-vous? »
M°"Bordinéclatade rire. Tous firent commeelle,M.le curé poussait une sorte de gloussement,Hurel
toussait, le docteur en pleurait, sa femmefut prised'un spasme nerveux, el, Foureau, homme sans
gêne, cassaun Abd-el-Kaderqu'il mit dans sa poche,comme souvenir.
Quandon fut sorti de la'charmille, Bouvard,pourétonner son monde avecl'écho, cria de toutes ses
forces« Serviteur MesdamesN
Rienpas d'écho.Celatenait à des réparations fai-
tes à la grange, le pignon et la toiture étant démolis.
B~W~ 'ÈT~~VcW~?
.t~ cat&f)l~~h'i<sdr~~nB&ut~std~Ma8M~Mallaient comn~Mieer'ttOChpiap~déëo&MM~)!{Ma
vî~~t'b,)'d~ï't'i~peIacJ!M)r8~oie,t.~&~&ttMe'~[ai
i~'t'é~a~da~~ .f'):' ~:i a~.ifJE'f&-)j;hj'nJuv
~<l~t)nt BfiatgM'ët'MM~'nwacoih ~anMoja' ron~~at~beaû~n~s~B~bte'~ sans (dm~is&~Ioa~~noire taitiee ça brosse 66<U'tMt'aictUaA~bMi~eiB
~~a'6< 'it'~Mt&~Mqoi: u~ ~Me{~e'i<!m'uf'aLe maire et l'abbé Jeufroy l'avaient. toukj~QtM~
~cON~ti.it.Qhteaoiaa tBfc~Ms~ttjtîc~'CtMigR~s.« Allons, Gjrju cloi~nez-vons M,dit J~t~M~
M8af~'0&'f!~jdemantie)pM)~Bup~<(t<e.w i!~ ,¡
Moi l'aumône H, s'écria l'hun~BMfje~sp!~
<thj~aMa~SBpt'aas/Ia!~guat-ret ) Atï-~MqjM~jrelpvede l'hôpital. i'asd'ouvc9~!(}~[UJthU~8)j)as~!B~?
ja'<$~t)t'<i'~h:hata&Ha)~'Huj.f' <)t!j~<f~{~)'i)p.,{uh!
of.' Sa're sd'll<M)~ôpiB to)~)a~?<. t!ea/ ~e~tpMD~
~.tp'jtesi hahclica,/il!BQnsidjac~J~ jbow~9PJ~ ~M'M~~Msoiiq'deMtghupiiîe&y.4.a ~t~e~St~v~~l'absinUtCet IcË f&èMF&s~tbutstttp~~xi$~N~(~eo~~0 6t' datcrdpaiô SQ)Dav6ta)th(~nB~S~Yte~~Watf~s.
~s!HÈwcs~!à~s~t~<~bM~!oatiieo~M~décp~w~ !<?
~Ë<;ivo~.M!ha!graBdtteic~tqtï)potWpi%t~p~!p~R~'d~nô"iuauftsang!tantd. sen.Qb~U~1)iQn~~8~(~)~sa~'?Mr~st~J[àfd~éN~ui~<{) fjd/. nnj), .en~
Bouvard,pour en Bnir, a!!acherch~M~BM
'bûïtte.it'te~'i~t v~ibotBd:)ëab~t~T~~SM~t,
~m~dtepàrQbdaas i~iaNdiMs~ etb<g8~'M~<\t{)Easuit.e on blâma M. Bouvard. De tcifcs 6ot~~
~ance; favorisaient )e ~sr~es! iMité
~&rdM~oo~ t d~)aoR.jardiiai,lp~& ,d~fe~jda
pè~~i-jfMMiërehh~tJ~.Hi ~)~)t~')~fi ~d
DOUVAHDET PÉCUCHET. 63
4.
Foureau exaltait le gouvernement, Hurel ne voyaitdans le monde que la propriété foncière. L'abbé
Jeufroy se plaignit de ce qu'on ne protégeait pasla religion. Pécuchet attaqua les impôts. M" Bordin
criaitpar intervalle « Moi, d'abord, je déteste la
République », et le docteur se déclara pour le pro-
grés. « Car enfin, monsieur, nous avons besoin de
réformes. Possible » répondit Foureau, « mais
toutes ces idées-là nuisent aux affaires. Je me
fichedes affaires » s'écria Pécuchet.
Vaucorbeil poursuivit. « Au moins, donnez-
nous l'adjonction des capacités. » Bouvard n'allait
pas jusque-là.« C'est votre opinion ? » reprit le docteur,
« Vous êtes toisé Bonsoir et je vous souhaite un
déluge pour naviguer dans votre bassin
Moiaussi, je m'en vais », dit un moment aprèsM. Foureau et désignant sa poche où était l'Abd-el-
Kader « Si j'ai besoin d'un autre, je reviendrai. »
Le curé, avant de partir, confia timidement à Pé-
cuchetqu'il ne trouvait pas convenabte ce simulacre
de tombeau au milieu des légumes.I!urei, en se re-
tirant, salua très bas la compagnie. M.Marescotavait
disparuaprès le dessert.
jM°*°Bordin recommença te détail de ses corni-
chons, promit une seconde recette pour les prunesà l'eau-de-vie, et fit encore trois tours dans la grandeallée mais, en passant près du tilleul, le bas de sa
robe s'accrocha, et ils l'entendirent qui murmurait:« Mon Dieu quelle b&tiseque cet a:'L:'c o
Jusqu'à minuit, les deux amphitryons, sons lu !on-
nelle, exhalèrent leur ressentiment.
BOUVARDETPÉCUCHET.66
Sans doute, on pouvait reprendre dans le dînerdeuxou trois petites chosespar-cipar-là et cepen-dant les convivess'étaient gorgés comme des ogres,preuve qu'il n'était pas si mauvais. Mais pour le
jardin, tant de dénigrementprovenaitdelaplusnoire
jalousie et s'échauOanttous les deux:« Ah! l'eau manque dans le bassin Patience,
on y verra jusqu'à un cygne et des poissons1Apeine s'ils ont remarqué la pagodePrétendreque lesruinesnesont paspropres
estune opiniond'imbécileEt le tombeau une inconvenance? Pourquoi
inconvenance? Est-ce qu'on n'a pas le droit jd'eaconstruire un dans son domaine? Je veuxmêmem'yfaireenterrer
Neparle pas de ça » dit Pécuchet.Puis ils passèrent en revue les convives.
« Lemédecin m'a l'air d'un joli poseur tAs-tu observé le ricanement de Marescot de-
vant le portrait?Quel goujat que M. le maire Quandon dïno
dans une maison, que diable on respecte les curio-sités.
M""Bordin ?dit Bouvard.« Eh c'est une intrigante Laisse-moi tran-
quille. »
Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plusvoir personne, de vivre exclusivement chez eux,
pour euxseuls.Et ils passaient des jours dans la cave à enlever
le tartre des bouteilles,revernirent tous les meubles,
encaustiquèrent les chambres chaque soir, en re-
BOUVARD ET P&CUCHËT. 67
gardantle boisbrûler, ils dissertaientsur lemeilleur
systèmede chauffage.Ils tâchèrent par économiede fumer desjambons,
do couler eux-mêmes la lessive. Germaine, qu'ilsincommodaient, haussait les épaules. A l'époquedesconfitures,elle se lâcha, et ils s'établirentdans le
fournil.
C'étaitune anciennebuanderie, où il y avait,sous
les fagots, une grande cuve maçonnée excellente
pour leurs projets, l'ambition leur étant venue de
fabriquerdes conserves.
Quatorzebocaux furent emplis de tomates et de
petitspois ils en lutèrent les bouchons avec de la
chauxviveet du fromage, appliquèrentsur les bords
des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans
l'eaubouillante.Elles'évaporaitils en versèrent dela froide la différencede température ut éclaterles
bocaux.Trois seulementfurent sauvés.
Ensuite ils se procurèrent de vieilles boîtes à
sardines, y mirent des côtelettes de veau et les en-foncèrentdans le bain-marie. Ellessortirent rondes
commedes ballons le reiroidissementles aplatirait.Pour continuer l'expérience, ils enfermèrent dansd'autres boites des œufs, de la chicorée,du homard,une matelotte, unpotage–et ils s'applaudissaient,comme M. Appert, « d'avoir fixéles saisons» de
pareillesdécouvertes, selon Pécuchet, l'emportaientsur les exploitsdes conquérants.
Ils perfectionnèrentles acharsde M""Bordin, en
épiçantle vinaigre avec du poivre et leurs prunesà l'eau-de-vie étaient bien supérieures Ils obtin-rent par la macération des rata&asde framboiseet
BOUVARDET FÈCUCHËT.68
d'absinthe. Avecdu miel et de l'angélique dans un
tonneau de Bagnols, ils voulurent faire du vin de
Malaga e!.ils entreprirent également la confection
d'un cl ampagne 1 Lesbouteilles de chablis, coupéesde moût, éclatèrent d'elles-mêmes. Alors il ne don.terent plus de la réussite.
Leurs études se développant, ils en vinrent à
soupçonner des fraudes dans toute les denrées ali-mentaires.
Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son
pain. Ils se firent un ennemi de l'épicier, en luisoutenant qu'il adultérait ses chocolats. Ils se trans-~
portèrent a Falaise, pour demander du jujube,et sous les yeux même du pharmacien, soumirent
sa pâte à l'épreuve de l'eau. Elle prit l'apparenced'une couenne de lard, ce qui dénotait de la géla-tine.
Après ce triomphe, leur orgueil s'exalta. Ils ache-
tèrent le matériel d'un distillateur en faillite
~t bientôt arrivèrent dans la maison, des tamis,des barils, des entonnoirs, des écumoires. des
chausses et des balances, sans compter une sébile à
boulet et un alambic tête-de-maure, lequel exigeaun fourneau réuecteur, avec une hotte de chemi-née.
Ils appnrent comment on clarifie le sucre, et lesdiSerentes sortes de cuites, le grand et le petitperlé, le soufflé. le boulé, le morve et le caramel.Maisil leur tardait d'employer l'atambic; et ils abor-dèrent les liqueurs fines, en commençant par l'a-
nisette. Le liquide presque toujours entraînait aveclui les substances, ou bien elles se collaient dans le
-v~p'M.1 6UVAitb E'r PE UCHJ!:T.
~autres~o?s~!s~'6tâSnnrH~s~ïe~<~sa~utbur'd'elles'~ratia~~a'ssm~"ae~î~6r~uisàien~i'c's" ni~ra~'ëv'an~ènt~r~ee"pointu,
~p'oetdn~ peh~aMnt"~u-u~6u~t I~~î~t
~s~ërjHës' ~aï- ta~Bté~t~ (i~ï'e''M~
~ë~ë'î)bu!b~!r'a&]~'M'~M!e'St;dM~M'iê~~e~~c~~m~d~u~~ëM'~s~~~ii,' juc!
')) fni.h f.ït.(f~yuut-!n,)Iii[rfLn~hp
~S~a~t~j~ -ii~o~ ~?~-
ment que sa chemise et sonpantalon tiré jusqt~Mt~Me'Té%Mn~c' sëS ~<~es~6~1!ë~~ais,
~~i'ë6h)~e) an~o~ëh~ M'MjUHaït-~ai~Ti~~
W~~ùrtn~o~'ë~~a~ f~ ~'&i'o
~P~het~'aMo~a!ïf~' c~ïni~bbHe'a~~
's&g~ë'~No~s6~'ùhë~ê~e~è'~ë~n~~a~~es' 'in~ëh% ~è~~dns~ërâ?ën~'<;bM~
des~gens très sérieux, occupé§'dë'ëMsës~t'i'Ms.'ËNSn ~is re~rënt~u~fbnber
to~'s's''autre's~~s'm~m~ae~brM~coïn~'da~ ib '~u~nié~ ? M~6&~mMë"dhn~
le~apa~uitH'~ ~~e~Om~~ans'M encreuse?ae
ra~Dfc~~tnnie 'âan~ ~espe~;)dN'ca!~n~
~~cû~ ~~nie ~ans~ l~rattt~ànfBu~f'ët"6HeserM't ~Grëé'n r~e'4~ëc~u''Do!s~~s~ït'ia~M~
so~'qijef-n~~I~Ir~'6~~ëfë~ar''a'
un~M~ë~të~)oNgtempsche~ ~idefeiï~m&ëïrâina~o~e'
'Mtont~~ d~ ta~aru~eMdans,Ie&trois bocauxdp conserves.Les tomate~~
!~e~spoïs'M'mr~ t-d1é\HHi~é~il~redu bou~tge~~r~e -p'r~etne'au~ou~~ë~~
BOUVAUD ET PÉCUCHET.70
tourmenta. Pour essayer les méthodes nouvelle?,ils manquaientd'argent. Leur ferme les rongeait.
Plusieurs fois, des tenanciers s'étaient offerts,Bouvard n'en avait pas voulu. Mais'son premier
garçoncultivaitd'après ses ordres, avecune épargne
dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient,tout périclitait, et ils causaient de leurs embarras,
quand maître Gouy entra dans le laboratoire, es-
corté de sa femmequi se tenait en arrière, timide-
ment.Grâce à toutes les façonsqu'elles avaient reçues,
les terres s'étaient améliorées, et il venait pouïreprendre la ferme. H la déprécia.Malgrétous lears
travaux, les bénéfices étaient chanceux bref, s'il
la désirait, c'était par amourdu payset regretd'aussi
bons maîtres. Onle congédia d'une manière froide.
Il revint le soirmême.
Pécuchet avait sermonné Bouvard ils allaientSéchir. Gouydemanda une diminutionde fermageet comm3 les autres se récriaient, il se mit à beu-
gler plutôt qu'à parler, attestant le bon Dieu, énu-mérant ses peines, vantant ses mérites. Quand onle sommait de dire son prix, il baissait la tête au
lieu de répondre. Alors,sa femme, assiseprès de la
porte avec un grand panier sur les genoux, recom-
mençaitles mêmesprotestations, en piaillantd'une
voix aiguecommeune pouleblessée.Enfin le bail fut arrêté aux conditionsde trois
mille francs par an, un tiers de moins qu'autre-fois.
Séance tenante, maître Gouy proposa d'acheterle matériel, et les dialoguesrecommencèrent.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 7i
L'estimation des objets dura quinze jours. Bou-
vard s'en mourait de fatigue. Hlâcha tout pour une
somme tellement dérisoire, que Gouy, d'abord
écarquillales yeux, et s'écriant « Convenu'», lui
frappa dans la main.
Après quoi, les propriétaires, suivant l'usage,offrirent de casserune croûte à la maison, et Pécu-
chetouvrit une bouteille de sonmalaga, moinspar
générositéqua dans l'espoir d'en obtenir des éloges.Maisle laboureur dit en rechignant
« C'est commedu sirop de réglisse, »
Et sa femme, « pour se faire passer le goût »,réclamaun verre d'eau-de-vie.
Unechose plus grave les occupait Tousles élé-ments de la « Bouvarine » étaient enfin rassem-
blés.Ils les entassèrent dans la cucurbite, avecde l'al-
cool, aUumèreit le feu et attendirent. CependantPécuchet, tourmentépar la mésaventuredu malaga,prit dans l'armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauterle couverclede la première, puis de la seconde, dela troisième. Il les rejetait avec fureur et appelaBouvard.
Bouvardferma le robinet du serpentin pour se
précipiterversles conserves.La désiHusionfut com-
plète. Les tranches de veau ressemblaient à dessemellesbouillies. Un liquide fangeux remplaçaitle homard. On ne reconnaissaitplus la matelotte.Des champignons avaient poussé sur le potage,et une intotérableodeur empestaitle laboratoire.
~Tout à coup, avec un bruit d'obus, l'alambicéclata en vingt morceaux qui bondirent jusqu'au
M B~A~M~~Wâ
pM~d<PY~J~e~a~mt~NM~J~ !J~)~fJ!mf%.){IJl~J'~Jâ~r ~~$ ~rt!~c~l'I`~tnid~2ïp~9~t~ ~~jr~f~s6p~ai~9"ya: HB~?.~ ~<
La force de la vapeur avaitr~~J~m~
~~p~fJHlt,1P.acu~WA~~i~ro.tfflll.w ,flflP¡1o~R:Maud~~P~
Y m~ ~~cu~~e~uv~~ ~~h~fA~
c~apitqan~f(,~j~(n jj; la
ttJuYn.n~t;-) :)Uino'u'j'So
-j~~e~~M~ ~~M.~?~
~~<~YS~$~-~W4f~P~~ret. Pendant.»RYJYM4,~1ftPtIlm~~1P~W1.JN ~"20~,)a~~ret. Pendantd~a~posture, n'o§a~ B~9n~?~P~e~(de ~~mi ~m' ~ss~d~s
s
pa.1Q~I¿Wrecouvrer ay.\Æ\dWJ1,nP,l\\~S~8Hajd(q,{tn~.:fI. Spurent recouvrer la .g~Sr~e~and&~
q~I~T~ J~~j~M~ ~)~
d~~ ~M~ Xn~i~ Mh~nnon qu'ils avaient manqué périr. Pécuchet'~nn~
PM*ic~.~s~jtj-fu~)~ MBf)inMé~t.'nn ~1,
~tjau~Deu~~e~nousn~~on~~C~MRM ~'tUtnavRëôm~t 'mq 9in~nr)["i) Judoua~~
T;)Ju)j''jn ,ônnfd-T3'iab eoJ)f"!?"t!')'tk~m!'i H')p['ti'tqs& ,9(.tn~a3 ~i ')b ëim) .'nmniu'iq ni nb 'j(:))'jju'' 9l
cioqtj~ Ja ~u~J'i 3:~j JMie~t t:~I tl .~n)''n~iù'nBi
,î''i~vuuS
Ot! ~«''q.Nitnoq'i9ë jfb .)9nidm ef ~nn;)'J h')Hvno8.
-i[tu:r.tu~.n<)c'n)!i~'b ~.1 .c!')v'tdëno) s')) s')'i.'jJfqi~Ttq
{!9b ë .tnthijjfnaeë't': {'tiav o~ ë~f~'ftHU ;t o~iq
~JLi!q~~)~~x~Ë'! ei'iUjui n'U .<")i!!)ij~) <f!-imô.'
.ujici'tt~tn B) '<f)!q iiC~itjrutu.)') ai; u'' .))'tr.,)(uJ ai.
~~ioq 9) 'u)? ~tiuq Jn~~vjs <-ffun~ii;.t;j~J.') <:3U
.t'")tn<"h:! <t{Jrj!J-«i')! 'itf'ho ':)~h:)!ii~ u.'n' J9
;nitft'!ti.t ,i!t'd' t'tt'td .~t' 'i; .<j'h"t. :tHuï'
.tH'i~itJ. ht"'uh!(i ):j.< ~iUJt: )" i!j~
5
ni
Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours
deRegnault et apprirent d'abord « que les corps
simplessont peut-être composés».On les distingue en métalloïdes et en métaux,
différencequi n'a « rien d'absolu ?, dit l'auteur. De
mêmepour les acideset les bases, « un corpspou-vant se comporter à la manière des acides ou des
bases, suivant les circonstance';».
La notation leur parut baroque. Les propor-tions multiples troublèrent Pécuchet.
« Puisqu'une molécule de A, je suppose, secombineavec plusieurs parties de B, il me semble
que cette molécule doit se diviseren autant de par-ties mais si elle se divise, elle cesse d'être l'unité,la molécule primordiale. Enfin, je ne comprendspas.
Moinon plus Mdisait Bouvard.Et ils recoururentà un ouvrage moins difficile,
celui de Girardin,où ils acquirent la certitude quedixlitres d'air pèsent cent grammes, qu'il n'entre
pas de plomb dans les crayons,.que le diamantn'est
que du carbone.Ce qui les ébahit par-dessus tout, c'est que la
terre, commeélément,n'existe pM,
BOCVARD ET PÉCUCHET.74
ï!s paisirent la manœuvre du chalumeau, l'or,
l'argent, la lessive du tinge, t'étamage des casse-
roles puis, .sans !e moindre scrupule, Bouvard et
Pécuchet se lancèrent d.tns la chimie organique.
Quelle merveille que de retrouver chez les êtres
vivants les mômes substances qui composent les
Btineraux. Néanmoins ils éprouvaient une sorte
d'humiliation à i'tdce que leur individu contenait
du phosphore comme les allumettes, de l'albumine
comme les blancs d'œul'), du gaz hydrogène comme
les réverbères.
Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour
de la fermentation. <Ktte les conduisit aux acides, et la loi de~
équivalents les embarrassa encore une fois. Ils
tâchèrent de l'élucider avec la théorie des atomesce qui acheva de les perdre.
Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait
fallu des instruments.
La dépense était considérable, et ils en avaient
trop fait.
Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute,les éclairer.
Ils se présentèrent au momentde ses consultations.« Messieurs, je vous écoute quel est votre
mal ? »
Pécuchet répliqua qu'ils n'étaient pas malades, et
ayant exposé le but de leur visite« Nous désirons connaître premièrement l'a-
tomicité supérieure.Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de
vouloir apprendre la chimie.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 75
« Je ne nie pas son importance, soyez-ensûrs 1 mais actuellement, on la fourre partout. Elle
exerce sur la médecine une action déplorante, a
Et l'autorité de sa parole se renforçait au spec-tacle des choses environnantes
Du diachylum et des bandes traînaient sur la
cheminée. La boite chirurgicale posait au milieu du
bureau, des sondes emplissaient une cuvette dans
un coin, et il y avait contre le mur la représenta-tion d'un écorché.
Pécuchet en fit compliment au docteur.
« Ce doit être une belle étude que l'anato-
mie ? »
M. Vaucorbeil s'étendit sur le charme qu'il éprou-vait autrefois dans les dissections; et Bouvard
demanda quels sont les rapports entre l'intérieur de
la femme et celui de l'homme.Afin de le satisfaire~le médecin tira de sa biblio-
thèque un recueil de planches anatomiques.a Kmportez-les1 Vousles regarderez chezvous
plus a votre aise 1»
Le squelette les étonna par la proéminence de sa
mâchoire~ les trous de ses yeux, la longueur ef-
frayante de ses mains. Un ouvrage explicatif leur
manquait ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et,
grâce au manuel d'Alexandre Lauth, ils apprirentles divisions de la charpente, en s'ébahissant de
l'épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si leCréateurl'eût Mt droite. Pourquoi seizelois, pré-cisértent?
les métacarpiens désolèrent Bouvard; et Pé-
cuchet, acharné sur le crâne, perdit courage devant
BOUVARD ET PÉCUCHET.76
le sphénoîdf, bien qu'il ressemble à une « selle
turque ou turquesque».Quant aui articulations, trop de ligaments les
cachaient, et ils attaquèrent les muscles.Maisles insertions n'étaient pas commodesà dé-
couvrir, et, parvenusaux gouttières vertébrales,ils y renoncèrent complètement,
Pécuchet dit alors« Si nousreprenions la chimie, ne serait-ce que
pour utiliser le laboratoire ?u
Bouvardprotesta,et il crut se rappeler que Fon
fabriquait à l'usage des pays chauds des cadavrespostiches.
Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessusdes renseignements. Pour dix francs par mois, on
pouvaitavoirun des bonshommesdeM<Auzoux,etla semainesuivante, le messager de Falaisedéposadevant leur grille une caisseoblongue.
Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d'émo-tion. Quandles planches furent déclouées, la pailletomba, les papiers de soieglissèrent, le mannequin
apparut.Il était couleur de brique, sans chevelure',sans
peau, avec d'innombrables mets bleus, rouges et'
blancs le bariolant. Celane ressemblaitpoint à un
cadavre, mais à une espèce de joujou, fort vilain,très propre, et quisentait le vernis.
Puis ils enlevèrent le thorax,et ils aperçurent les
deux poumons, pareils à deux éponges; le cœur
tel qu'un gros œuf;un peu de côté par derrière, le
diaphragme,les reins, tout le paquet des entrailles.
«Ala besogne Hdit Pécuchet,
BOUVARD ET PÉCUCHET. 77
Lajournée et le soir y passèrent.Ils avaientmis des blouses, commefont les cara-
bins dans les amphithéâtres, et, à la lueur d~ trois
chandelles,ils travaillaientleursmorceauxde carton,
quandun coupde poingheurta la porte. « Ouvrez »
C'étaitM.Foureau, suividu garde champêtre..Les maîtres de Germaines'étaient plu à lui mon-
trer le bonhomme. Elle avait couru de suite chez
l'épicier pour conter la chose, et tout le villagecroyait maintenant qu'ils recélaient dans :leurmai-
son un véritable mort. Foureau, cédant à la rumeut
publique, venait s'assurer du fait des curieux se
tenaient dans la cour.
Le mannequin, quand il entra, reposait sur le
flanc, et les muscles de la faceétant décrochés,l'œil
faisait une sailliemonstrueuse, avait quelquechose
d'effrayant.« Quivous amène? » dit Pécuchet.
Foureaubalbutia« Rien, rien du tout. M
Et, prenant une des pièces sur la table
« Qu'est-ceque c'est? »
Le buccinateur», répondit Bouvard.Foureau se tut, mais souriait d'une façon nar-
quoise,jaloux de ce qu'ils avaientun divertissementau-dessus de sa compétence.
Les deux anatomistes feignaient de poursuivreleurs investigations.Les gens, qui s'ennuyaient surle seuil, avaient pénétré dans le fournil, et commeon se poussaitun peu, la table trembla.
« Ahc'est trop fort s'écria Pécuchet « dé-barrassez-nousdu publie1 »
BOUVARDETP&CUCHET.7S
Le garde champêtre fit partir les curieux.« Très bien » dit Bouvard, nous n'avons besoin
de personne. »
Foureau comprit l'allusion, et lui demanda s'ils
avaient le droit, n'étant pas médecins, du détenirun
objet pareil? Il allait, du reste, en écrire au préfet.Quel pays on n'était pas plus inepte, sauvage
et rétrograde. La comparaison qu'ils firent d'eux-
mêmes avec les autres les consola ils ambition-
naient de souffrirpour la science.
Le docteur aussi vint les voir. Il dénigra le man-
nequin comme trop éloigné de la nature, mais pro-Cta de la circonstance pour faire une leçon. <
Bouvard et Pécuchet furent charmés, et, sur leur
désir, M. Yaucorbeil leur prôta plusieurs volumesde sa bibliothèque, affirmant toutefois qu'ils n'i-
raient pas jusqu'au bout.
Ils prirent en note, dans le Dictionnaire de
Sciences médicales, les exemples d'accouchement,de longévité, d'obésité et de constipation extraordi-
naires. Que n'avaient-ils connu le fameux Canadien
de Beaumont, les polyphages Tarare et Bijou, la
femme hydropique du département do l'Eure, le
Piémontais qui allait à la garde-robe tous les vingt
jours, Simon de Mirepoix, mort ossifié, et cet an-
cien maire d'Angoulême, dont le nez pesait trois
livres
Le cerveau leur inspira des réilexions philoso-
phiques. Us distinguaient fort bien dans l'intérieur
le M/~MM:/Me~J~ composé de deux lamclles, et la
glande pinéa!c, qui ressemble à un petit pois rouge;mai:}il y avait des pédoncules et dos vcutricuiest
NOUVAKD ET PECUCHET. ':9
des arcs, des piliers, des étages, des ganglions et des
libres de toutes sortes, et le foramen de Pacchioni,et le corps de Paccini, bref un amas inextricable, de
quoi user leur existence.
Quelquefois, dans un vertige, ils démontaient
comptctement le cadavre, puis se trouvaient em-
barrassés pour remettre en place les morceaux.
Cette besogne était rude, après le déjeuner sur-
tout, et ils ne tardaient pas à s'endormir, Bouvard,le menton baissé, l'abdomen en avant, Pécuchet,la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la
table.
Souvent, à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui ter-
minait ses premières visites, entr'ouvrait la porte.« Kh bien, les confrères, comment va l'anato-
mie ?
Parfaitement », répondaient-ilsAlors il posait des questions pour le plaisir de
les confondre.
Quand ils étaient las d'nn organe, ils passaient à
un autre, abordant ainsi et délaissant tour à tour le
cœur, l'estomac, l'oreille, les intestins, car le bon-
homme en carton les assommait, malgré leurs
efforts pour s'y intéresser. Enfin le docteur les sur-
prit comme ils le reclouaient danssa boite.« Bravo je m'y attendais. »
Onne pouvait à leur âge entreprendre ces études,et le sourire accompagnant ces paroles les blessa
profondément.De quel droit les juger mcupubles? Est ce que I&
science appartenait à ce monsieur, comme s'il étaitlui-mêmeun personnage bien supérieur?Y
BOUVARB ET PÉCUCHET.80
Donc, acceptant son défi, ils allèrent jusqu'à
Bayeuxpoury acheter des livres.Cequi leur manquait, c'était la physiologie,et un
bouquinisteleur procura les traités de Richerandet
d'Adelon,célèbresà l'époque.Tous les lieux communssur les âges, les sexeset
les tempéraments leur semblèrent de la plus haute
importance ils furent bien aises de savoirqu'il y adans le tartre des dents trois espècesd'animalcules,
que le siège du goût est sur la langue, et la sensa-
tion de la faim dans l'estomac.Pour en saisir mieux les fonctions, ils regret-
taient de n'avoir pas la faculté de ruminer, commuel'avaient eueMontègre,M.Gosse,etle frèrede Bérard,et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insali-
vaiènt, accompagnantde la pensée le bol alimen-taire dans leurs entrailles, le suivaient mente jus-qu'à ses dernières conséquences,pleins d'un scru-
puleméthodique,d'une attentionpresquereligieuse.Afin de produire artificiellementdes digestions,
ils tassèrent de la viande dans une fiole où était le
suc gastrique d'un canard, et ils la portèrent sousleurs aissellesdurant quinzejours, sans autre résul-
*~tque d'infecter leurs personnes.On les vit courir le long de la grande route.
revêtus d'habits mouillés et à l'ardeur du soleil.C'était pour vérifier si la soif s'apaise par l'appli-cation de l'eau sur i'épiderme. Ils rentrèrent hale-tants et tous les deux avecun rhume.
L'audition, la phonation, la vision furent expé-diées lestement; mais Bouvards'étala sur la géné-ration.
`
BOUVARD ET PECUCHET. 8i
Les réserves de Pécuchet, en cette matière,l'avaient toujours surpris. Son ignorance lui parutsi complète, qu'il le pressa de s'expliquer, et Pécu-
chet, en rougissant, finit par faireun aveu.Des farceurs, autrefois, l'avaient entraîné dans
une mauvaisemaison, d'où il s'était enfui, se gar-dant pour la femme qu'il aimerait plus tard. Unecirconstanceheureuse n'était jamais venue, si bien
que, par faussehonte, gêne pécuniaire, crainte des
maladies, entêtement, habitude, à cinquante-deuxans, et malgré le séjour de la capitale, il possédaitencoresa virginité.
Bouvardeut peine à le croire, puis il rit énor-
mément, mais s'arrêta en apercevant des larmesdans les yeux de Pécuchet car les passions ne luiavaientpas manqué, s'étant tour à tour épris d'unedanseuse de corde, de la belle-sœur d'un archi-
tecte, d'une demoiselle de comptoir, enfin d'une
petite blanchisseuse, et le mariage allait même se
conclure,quand il avait découvert qu'elle était en-
ceinte d'un autre.Bouvardlui dit« Il y a moyen toujours de réparer le temps
perdu. Pas de tristesse, voyons.Je me charge. situ veux. »
Pécuchet répliqua, en soupirant, qu'il fallait
plusy penser et ils continuèrent leur physiologie.Est-il vrai que la surface de notre corpsdégage
perpétueiïement une vapeur subtile? La preuve,c'est que le poids d'un homme décroît à chaqueminute. Si chaque jour s'opère l'addition de ce qui
manqueet la soustractionde ce qui excède, la santû
DOUVAK!)RTP&CUCUET.83
se maintiendra en parfait équi)ibre. Sanctorius, l'in-
venteur de cette loi, employa un demi-siècle à pe-ser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses
excrétions, et se pesait lui-même, ne prenant de re-
lâche que pour écrire ses calculs.
Ils essayèrent d'imiter Sanctorius. Mais comme
leur balance ne pouvait les supporter tous les deux,ce fut Pécuchet qui commença.
Il retira ses habits, ann de ne pas gêner la per-
spiration, et il se tenait sur le plateau, com-
plètement nu, laissant voir, malgré la pudeur, son
torse très long, pareil à un cylindre, avec des jam-bes courtes, les pieds plats et la peau brune. A ses
côtés, sur une chaise, son ami lui faisait la lecture.
Des savants prétendent que la chaleur animale se
développe par les contractions musculaires, et qu'ilest possible en agitant le thorax et les membres pel-viens da hausser la température d'an bain tiède.
Bouvard alla chercher leur baignoire, et quandtout fut prêt, il s'y plongea, muni d'un thermo-
mètre.
Les ruines de la distillerie, balayées vers le fond
de l'appartement dessinaient dans l'ombre un vaguemonticule. On entendait par intervalles le grignot-tement des souris unevieille odeur de plantes aro-
matiques s'exhalait, et se trouvant là fort bien,ils causaient avec sérénité.
Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur.
« Agite tes membres Mdit Pécuchet.
Il les agita, sans rien changer au thermomètre,« c'est froid décidément.
Je n'ai pas chaud, non plus », reprit Pécuchet
BOUVARE ET PÉCUCHET 8~
saisi lui-même par un frisson. « Mais agite tes
membres pelviens agite-les! H.
Bouvardouvrait les cuisses, se tordait les flancs,
balançait son ventre, soufflait comme un cachalot,
puis regardait le thermomètre, qui baissait tou-
jours « Je n'y comprendsrien Je me remue
pourtant 1
Pas assez »
Et il reprenait sa gymnastique.Elle avait duré trois heures, quand une fois en-
core il empoigna!e tube.« Comment douze degrés Ah bonsoir j&
me retire »
Un chien entra, moitié dogue, moitiébraque, le
poiljaune, galeux, la langue pendante.Quefaire?pas de sonnettes et leur domestique
était sourde. Ils grelottaient, maisn'osaient bouger,dansla peur d'être mordus.
Pécuchet crut habile de lancer des menaces, enroulant des yeux.
Alorsle chien aboya; et il sautait autour dela
balance, où Pécuchet,se cramponnantaux cordeset
pliantles genoux,tâchaitde s'éleverle plushaut pos-sible.
« Tu t'y prends mal», dit Bouvard et il se mità faire des risettes au chien en proférant des dou-
ceurs.Le chien, sans doute, les comprit. Il s'efforçaitde
le caresser, lui cullait sespattes sur les épaules,les
éraûait avecses ongles.« Allons maintenant 1voilàqu'il a emportéma
culotteM»
BOUVABD ET P&C~CHET84
H se couchadessuset demeura tranquille.·
Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se
hasardèrent, l'un à descendre du plateau, l'autre à
sortir de la baignoire et quandPécuchetfut rha-
billé, cette exclamationlui échappa«Toi, mon bonhomme, tu servirasà nos expé-
riences. »
Quellesexpériences?Onpouvaitlui injecter du phosphore,puisrenfer-.
mer dans une cave pourvoir s'il rendrait dufeu parles naseaux. Maiscomment injecter ? et du reste,on ne leur vendraitpas du phosphore.
Ils songèrent à l'enfermer sous une clochepneu-
matique, à lui faire tespirer des gaz, à lui donner
pour breuvage des poisons. Tout cela peut-être ne
serait pas drôle Enfin, ils choisirent l'aimantation
dé l'acier par le contactde la moelle épinière.Bouvard, refoulantson émotion; tendait sur une
assiette des aiguilles à Pécuchet, qui les .plantaitcontre les vertèbres. Elles se cassaient, glissaient,tombaientpar terre il en prenait d'autres, et les en-
fonçaitvivement,au hasard. Le chien rompitses at-
taches, passa commeun boulet de canonpar les car-
reaux, traversa la cour, le vestibule et se présentadans la cuisine.
Germaine poussa des cris en le voyant tout en-
sanglanté, avecdes ficellesautour des pattes.Ses maîtres, qui le poursuivaient, entrèrent au
mômetnmcni. Il &1un bond et disparut.Lavieilleservanteles apostropha.
C'est encore une de vos bûtises, j'ca suissûre Et ma cuisine, elle est propre Ça le
BOUVARD ET PECUCHET 85
renJra peut-êtreenragé Onen fourre en prison quine vousvalent pas »»
Ilsregagnèrent le laboratoire, pour éprouverles
aiguilles.Pas une E~atiirala moindre limaille.
Puis, l'hypothèsede Germaineles inquiéta. Il pouvaitavoirla rage, revenir à l'improviste,se précipi-ter sur eux.
Le lendemain, ils allèrent partout aux informa-
tions, et pendant plusieurs années, ils se détour-
naient dans la campagne, sitôt qu'apparaissaitun
chienressemblant à celui-là.Les autres expérienceséchouèrent.Contrairement
aux auteurs, les pigeons qu'ils saignèrent, l'esto-
macplein ou vide, moururent dans le mêmeespacede temps. Des petits chats enfoncéssousl'eau péri-rent au bout de cinqminutes et une oie, qu'ilsavaientbourréede garance, offritdespériostesd'uneentièreblancheur.
Lanutrition les tourmentait.
Commentse fait-il qùe le môme suc produisedes
os,du sang, de la lympheet des matières excrémen-tielles? Maison ne peut suivre les métamorphosesd'un aliment. L'homme qui n'use que d'un seulest chimiquementpareil à celui qui en absorbeplu-sieurs.Vauquelin,ayant calculé toute )a chauxcon-tenue dans l'avoined'une poule, en retrouva davan-
tage dans les coquillesde ses œufs. Donc, il se faitune création de substance. De quellemanière? onn'en sait rien.
Onne saitmême pas quelle est luforce du coeur.
Dorelli,admetcollequ'il faut pour soulier un poids
BOUVARD ET PÉCUCHET86
de cent quatre-vingt mille livres, et Kiell l'évalue à
huit onces environ, d'où ils conclurent que la physio-
logie est (suivant un vieux mot) le roman de la mé-
decine. N'ayant pu la comprendre, ils n'y croyaient
pas.Un mois se passa dans le désœuvrement. Puis ils
songèrent à leur jardin.L'arbre mort, étalé dans le milieu, était gênant
ils l'équarrirent. Cet exercice les fatigua. Bouvard
avait, trèssouvent, besoin de faire arranger ses outils
chez le forgeron.Un jour qu'il s'y rendait, il fut accosté par'un
homme portant sur le dos un sac de toile, et qui lui
proposa des almanachs, des livres pieux, des mé-
dailles bénites, enfin le Manuel de la santé, par
François Raspail.Cette brochure lui plut tellement, qu'il écrivit à
Barberoude lui envoyer le grand ouvrage. Barberou
l'expédia, et indiquait, dans sa lettre, une pharma-cie pour les médicaments.
La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les af-
fections proviennent des vers. Ils gâtent les dents,creusent les poumons, dilatent le foie, ravagent les
intestins, et y causent des bruits. Ce qu'il y a de
mieux pour s'en délivrer, c'est le camphre. Bouvard
et Pécuchet l'adoptèrent. Ils en prisaient, ils en
croquaient et distribuaient des cigarettes, des fla-
cons d'eau sédative et des pitules d'aloès. Ils entre-
prirent même la cure d'un bossu.C'était uu enfant qu'its avaient rencontré un jour
de foire. Sa mère, une mendiante, l'amenait chez
eux tous les matins. Ils frictionnaient sa bosse avec
BOUVARD ET P&CUCHKT 87
de la graisse camphrée, y mettaient pendant vingtminutes un cataplasme de moutarde, puis la recou-
vraientde diachylum, et pour être snr$ qu'il revien-
drait, lui donnaient a déjeuner.
Ayant l'esprit tendu vers les helminthes, Pécuchet
observasur la joue de M°"Bordinune tache bizarre.
Le docteur, depuis longtemps, la traitait par les
amers ronde au début comme une pièce de vingt
sols, cette tache avait grandi, et formait un cercle
rose. Ils voulurent l'en guérir. Elle accepta, mais
exigeait que ce fut Bouvard qui lui fit les onctions.
Elle se posait devant la fenêtre, dégrafait le haut de
son corsage et restait la joue tendue, en le regar-dant avec un œil qui aurait été dangereux sans la
présence de Pécuchet. Dans les doses permises et
malgré i'eu'ioi du mercure ils administrèrent du ca-
lomel. Un mois plus tard, M""Bordin était sauvér
Elle leur fit de la propagande, et le percepi-~<1
descontributions, le secrétaire de la mairie, le maire
lui-même, tout le monde dans Chavignolles suçaitdes tuyaux de plume.
Cependant le bossu ne se redressait pas. Le per-
cepteur lâcha la cigarette, elle redoublait ses étouf-
fements. Foureau se plaignit des pilules d'aloès
qui lui occasionnaient des hémorroïdes, Bouvard
eut d"s mauy ~'estomac et Pécuchet d'atroces mi-
graines Ils 1 .dirent confiance dans Raspail, mais
eurent soin de n'en rien dire, craignant de dimi-
nuer leur considération.
Et ils montrèrent beaucoup de zèle pour la vac-
cine, apprirent à saigner sur des feuilles de chou,firentmôme l'acquisition d'une paire de lancettes.
BOUVARD ET PÉCUCHET88
Ils accompagnaientle médecin chezles pauvres,
puis consultaientleurs livres.Les symptômes notés par les auteurs n'étaient
pas ceux qu'ils venaient de voir. Quant auxnoms~esmaladies, du latin, du grec, du français,une bi-
garrure de toutes les langues.On les compte par milliers, et la classification
linnéenne est bien commode,avecses genres et ses
espèces; mais comment établir les espèces? Alorsils s'égarèrent dans la philosophiede la médecine.
Ils rêvaient sur l'archée de Van Helmont, le vita-
lisme, le Brownisme, l'organicisme demandaientau docteur d'où vient le germe de la scrofule,vers
quel endroit se porte le miasme contagieux, et le
moyen, dans tous les cas morbides, de distinguerla
cause de ses effets.« La cause et l'effet s'embrouillent, » répon-
dait Vaucorbeil.Son manquede logiqueles dégoûta, et ils visi-
tèrent les malades tout seuls, pénétrant dans les
maisons,sous prétexte de philanthropie.Au fond des chambres, sur de sales matelas, re-
posaient des gens dont la ngure pendait d'un côté,d'autres l'avaient bouffieet d'un rouge écarlate, ou
couleurde citron, ou bien violette, avec les narines
pincées, la bouche tremblante, et des râles, des
hoquets, des sueurs, des exhalaisons de cuir et devieuxfromage.
Ils lisaientles ordonnancesde leurs médecins, et
étaient fort surpris que les calmants soientparfoisdes excitants, les vomitifs des purgatifs, qu'unmême remède convienneà des affectionsdiverses,
BOUVARD ET PECUCHET 89
et qu'une maladies'en aille Sousdes traitementsop-
posés.Néanmoins ils donnaient des conseils, remon-
taient lemoral, avaientl'audace d'ausculter.Leurimagination travaillait. Ils écrivirentau Roi,
pour qu'on établît dans le Calvadosun institut de
garde.-malades,dont ils seraientlesprofesseurs.Ils se transportèrent chez le pharmacien de
Bayeux(celuide Falaise leur en voulait toujours àcausede son jujube), et ils l'engagèrent à fabri-
quer commeles Anciensdesjo~a~M'y~o?*~ c'est-à-dire des boulettes de médicaments, qui, à force
d'être maniées, s'absorbent dans l'individu.
D'aprèsce raisonnement qu'en diminuant la cha-
leur on entrave les phlegmasies, ils suspendirentdans son fauteuil, aux poutrelles du plafond,une
femmeaoëctée de méningite, et ils la baïa'nçaientàtour'de bras, quand le marir survenant les nanquadehors.
Enfin, au grand scandale de M. le curé, ilsavaientpris la mode nouvelled'introduire des ther-momètresdans les derrières.
Une fièvre typhoïde se répandit aux environsBouvarddéclara qu'il ne s'en mêlerait pas. Maislafemmede Gouy,leur fermier, vint gémir chszeux.Son homme était malade depuis quinze jours, etM.Vaucorbeille négligeait.
Pécuchetse dévoua.
Tacheslenticulairessur lapoitrine,douleursauxar-
ticulations,ventre ballonné, langue rouge, c'étaient
tous les symptômesde la dothienentérie. Serappe-lantlemotdeRaspailqu'enôtant la dièteonsupprime
HO~VAtU' HT fËCUCHKT90
la fièvre,il ordonnadesh'nutions, un peude viande.Tout à couple docteur parut.
Son maladeétait en train de manger, deuxoreil-lers derrière le dos, en.re la fermière et Pécuchet
qui le forçaient.Il s'approcha du lit, et jeta l'assiette parla fe-
nêtre, en s'écriant« C'estun véritablemeurtre
Pourquoi?i
Vousperforez l'intestin, puisque la fièvrety-phoïde est une altération de sa membrane follicu-
laire.Pas toujours »
1
Et une dispute s'engagea sur la nature de nèvres.Pécuchet croyaità leur essence.Vaucorbeilles fai-
sait dépendre des organes: « Aussi j'éloigne toutce qui peut surexciter1
Maista diète affaiblitle principe vital
Qu'est-ce que vous me chantez avec votre
principevital?Commentest-il ?qui l'a vu?»
Pécuchets'embrouilla.« D'ailleurs, » disait le médecin, « Gouyne veut
pas de nourriture. »
Le malade fit un geste d'assentiment sous son
bonnet de coton.« N'importe il en a besoin 1
Jamais son poulsdonnequatre-vingt-dix-huitpulsations.
Qu'importent les pulsations Et Pécuchet
nomma ses autorités.« Laissonsles systèmes ))dit le docteur.
Pécuchetcroisales bras.
BOUVARD ET PÉCUCHET 9t
« Vous êtes un empirique, alors?
–Nullement! mais en observant.
Et si on observe mat ? »n
Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion à
l'herpès de M' Bordin, histoire clabaudée par la
veuve, et dont le souvenir l'agaçait.« D'abord, il faut avoir fait de la pratique.
Ceux qui ont révolutionné la science n'en fai-
saient pas VanHeimont, Boerbave, Broussais lui-
même. »
V~ucorbeil,sans répondre, se pencha vers Gouy,et haussant la voix
« Lequel de nous deux choisissez-vouspour mé-
decin? »
Le malade, somnolent, aperçut des visages en
colère, et se mit à pleurer.Sa femme non plus ne savait que répondre car
l'un était habile mais l'autre avait peut-être un
secret ?
« Trèsbien » dit Vaucorbeil, « puisque vous ba-
lancezentre un homme nanti d'un diplôme. »
Pécuchet ricana. « Pourquoi riez-vous?
C'est qu'un diplôme n'est pas toujours un ar-
gument »
Le docteur était attaqué dans son gagne-pain,dans sa préroeative, dans son importance sociale.
Sa colère éctata« Nous le verrons quand vous irez devant les tri-
bunaux pour exercice illégal dAla médecine » Puis,se tournant vers la fermière « Faites-le tuer parmonsieur, tout à votre aise, et que je sois pendu si
je reviens jamais dans votre maison »
BOCVABPET PECUCHET~2
Et il s'enfonça sousla hêtrée, en gesticulant Avecsa canne.
Boudard,quand Pécuchet rentra, était lui-mêmedans une grande agitation.
Il venait de recevoir Foureau, exaspéré par seshémorroïdes. Vainement avait-il soutenu qu'elles
préservent de toutes les maladies.Foureau, n'écou-tant rien, l'avait menacé de dommageset intérêts.Il en perdait la tête.
Pécuchetlui contal'autre histoire, qu'il jugeaitplussérieuse, et fut un peu choqué de son indiffé-rence. 1
Gouy, le lendemain, eut une douleur dans l'ab-
domen. Cela pouvait tenir à l'ingestionde la nour-
riture. Peut-être que Yaucorbeil ne s'était pas
trompé? Un médecin,après tout, doit s'y connaître 1et des remords assaillirent Pécuchet. Il avait peur,d'être homicide.
Par prudence, ils congédièrentle bossu. Mais, àcause du déjeuner lui échappant, samère cria beau-
coup. Ce n'était pas la peine de lés avoir faitvenirtous les jours de-Barnevalà Chavignollesf
Foureau se calma et Gouyreprenait des forces.
A.présent, la guérisonétait certaine: un tel succès
enhardit.Pécuchet.« Si nous travaillionsles accouchements,gvecun
de ces mannequins.Assez dé mannequins1
Ce sont des demi-corpsen peau, inventéspourles élèves sages-femmes.Il me semble que je re-
tournerais le foetusMaisBouvardétait lasde la médecine.
BOUVARD ET PÉCUCHET ~3
«Les ressorts de la vie nous sont cachés,les af-
fectionstrop nombreuses, les remèdes probléma-,
tiques, et on ne découvredans les auteurs au-'cune définitionraisonnable de la santé, de la ma-
ladie,de la diathèse, ni même du pus a»
Cependanttoutes ces lecturesavaient ébranléleurcervelle.
Bouvard,à l'occasiond'un rhume, se figura qu'il <
commençaitune fluxionde poitrine. Dessangsuesn'ayantpas affaiblile point de côté, il eut recours àun vésicatoire,dont l'action se porta sur 1m reins.
Alors,il se crut attaquéde la pierre.Pécuchet prit une courbature à l'élagage de la
chr.rmille,et vomitaprèsson dîner, ce qui l'effrayabeaucoup puis, observantqu'il avaitle teint un peujaune, suspectaune maladie de foie, se demandait.
«Ai-je des douleurs? »
Et finit par en avoir.
S'attristant mutuellement, ils regardaient leur
langue, se tâtaient le pouls, changeaient d'eau mi-
nérale, se purgeaient, et redoutaientle froid, la
chaleur, le vent, la pluie, les mouches,principale-mentles courants d'air.
Pécuchetimaginaque l'usage de la pri~ était fu-neste. D~ailleurs,un éternûment occasionneparfoisla rupture d'un anévrisme, et il abandonna la
tabatière. Par habitude, il y plongeait les doigts;t
puis, tout à coup, se rappelait son imprudence.Commele cafénoir secoueles nerfs. Bouvardvou-
lut renoncer à la demi-tasse mais il dormaitaprèsses repas et avaitpeur en se réveillant, car le som-
meil prolongé est une menace d'apoplexie.
BOUVARD KT PECUCHET9~.
Leur idéal était Cornaro, ce gentilhomme véni-
tien, qui, à force de régime, atteignit une extrêmevieillesse. Sans l'imiter absolument, on peut avoirles mêmes précautions, et Pécuchet tira do sa bi-
Miothèque un Manuel d'hygiène, par le docteurMorin.
Comment av-aient-ilsfait pour vivre jnsque-là ?Lesplatsqu'ils aimaient s'y trouvent défendus. Ger-
maine, embarrassée,ne savaitplus que leur servir.Toutesles viandesont des inconvénients.Lebou-
din et la charcuterie, le hareng saur, le homardetle gibier sont « réfractaires ». Plus un poisson,est
gros, plus il contient de gélatine, et, par consé-
quent, est lourd. Leslégumes causentdes aigreurs,le macaroni donnedes rêves, les fromages, « consi-dérés généralement, sont d'une digestiondifficile».
Unverre d'eau le matin est « dangereux Chaqueboisson ou comestible étant suivi d'un avertisse-ment pareil, ou bien de ces mots « mauvais
gardez-vousde l'abus ne convient pas à toutle monde 1» Pourquoimauvais? où est l'abus?comment savoirsi telle chosevousconvient?2
Quelproblèmeque celui'du déjeuner Ils quittè-rent le caféau lait, sur sa détestable réputation, etensuite le chocolat; car c'est « un amasde subs-tances indigestes ». Restait donc le thé. ~iais« les
personnesnerveusesdoiventse l'interdire c'"nplète-ment M. Cependant Decker, au XVII" siècle, en
prescrivaitvingt décalitrespar jour, afinde nettoyerles marais du pancréas.
Cerenseignement ébranlaMorindansleur estime,d'autant plus qu'il coud.Muuotoutesles cuiS'mc'
BOUVARD ET PËCUCUHT 95
chapeaux, bonnets et casquettes, exigence qui ré-
voltaPécuchet.
Alors ils achetèrent le traité de Becquerel, où ils
virentque le porc est en soi-même « un bon ali-
ment, » le tabac d'une innocence parfaite, et le café
a indispensable aux militaires ».
Jusqu'alors ils avaient cru à l'insalubrité des en-
droits humides. Pas du tout Casper les déclare
moinsmortels que les autres. Onne se baigne pasdans la mer sans avoir rafraîchi sa peau. Béginveut
qu'on s'y jette en pleine transpiration. Le vin pur
après la' soupe passe pour excellent à l'estomac.
Levyl'accuse d'altérer les dents. Enfin, le g~letde
flanelle,cette sauvegarde, ce tuteur de la santé, ce
palladiumchéri de Bouvard et inhérent à Pécuchet,sansambages ni crainte de l'opinion, des auteurs le
déconseillentaux hommes piéthoriques et sanguins.
Qu'est-ce donc que l'hygiène?« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au
delà», affirmeM. Levy, et Becquerel ajoute qu'ellen'estpas une science.
Alors ils se commandèrent pour leur dîner des
huîtres, un canard, du porc auxchoux, de la crème,un Pont-1'Ëvêque et une bouteitle de Bourgogne.Cefut un affranchissement, presque une revanche,
et ils se moquaient de Cornaro 1Fallait-ilêtre
imbécilepour se tyranniser comme lui Quelle bas-
sesseque de penser toujours an prolongement desonexistence La vie n'est bonue qu'à la condition
d'enjouir. ,t« Encoreun morceau?-Je veuxbien.
96 BOUVARD ET PÉCUCHET
Moide même1
A la santé1
A la tienne 1
Et fichons-nousdu reste »
Ils s'exaltaient.
Bouvardannonçaqu'il voulaittrois tasses de café,bien qu'il ne fût pas un militaire. Pécuchet, la cas-
quette sur les oreilles, prisait coup sur coup, éter<nuait sans peur et, sentant le besoin d'un peu de
champagne, ils ordonnèrent à Germained'aller desuite au cabaret leur en acheter une bouteille. Le
villageétait trop loin. Ellerefusa. Pécuchetfu~indi-
gné« Je vous somme, entendez-vousje voussomme
d'y courir. »
Elle obéit, mais en bougonnant, résolue à lâcherbientôt ses maîtres, tant ils étaient incompréhensi-bles et fantasques.
Puis, commeautrefois,ils allèrent prendre le glo-ria sur le vigneau.
La moissonvenait de unir, et des meules, acmilieu des champs,dressaient leurs masses noiressur la couleur de la nuit bleuâtre et douce. Lesfermes étaient tranquilles. On n'entendait même
plusles grillons.Toute la campagnedormait. Ils di-
géraient en humant la brise, qui rafraîchissaitleurs
pommettes.Le.ciel, très haut, était couvertd'étoiles les unes
brillantpar groupes,d'autres à là file,ou bien seulesà des intervalles éteignes. Une zone de poussière
lumineuse, allant du septentrionau midi, se bifur-
quait au-dessus de leurs têtes. II yavait eu~ô ces
DOCVARD ET PÉCUCHET 97
6
clartésde grands espaces vides, et le nrmament
semblaitune mer d'azur, avecdes archipels et des
îlots.« Quellequantité t Ms'écria Bouvard.« Nous ne voyons pas tout » reprit Pécuchet.
« Derrièrela voie lactée, ce sont les nébuleuses au
delàdes nébuleuses, des étoilesencore la plus voi-
sineest séparéede nous par trois cents billions de
myriamètres.»
11avait regardé souvent dans le télescope de la
place Vendômeet se rappelait les chiffres.«Le Soleilest un millionde foisplus gros que la
Terre,Siriusa douzefois la grandeur du soleil, descomètesmesurent trente-quatre millionsde lieues 1
C'est à rendre fou, » dit Bouvard.
Il déplora son ignorance, et même regrettait den'avoirpas été, dans sa jeunesse, à l'Ecolepolytech-
nique.AlorsPécuchet, le tournant vers la Grande-Ourse,
lui montra l'étoile polaire, puis Cassiopée,dont laconstellationforme un Y, Véga de la Lyre, toute
scintillante,et, au bas de l'horizon, le rouge Alde-baran.
Bouvard, la tête renversée, suivait péniblementlestriangles, quadrilatères et pentagones qu'il faut
imaginerpour se reconnaître dans le ciel.Pécuchetcontinua« La vitesse de la lumière est de quatre-vingt
millelieues dans une seconde. Un rayon de la voieiactéemet six siècles à nous parvenir. Si bien
qu'uneétoile, quand on l'observa peut avoir dis-paru. Plusieurs sont in~~Heil~ d'autres ne
'-A
98 BOUVARD ET PÉCUCUET
reviennent jamais et elles changent de posi-
tion tout s'agite, tout passe.
Cependantle Soleilest immobile1
On le croyaitautrefois. Maisles savants, au-
jourd'hui, annoncentqu'il se précipitevers la cons-
tellation d'Hercule »
Celadérangeaitles idées de Bouvard, et, aprèsune minute de réuexion
« La science est faite suivant les donnéesfour-
nies par un coin de l'étendue. Peut-être ne con-
vient-ellepas à tout Je reste qu'on ignore, qui est
beaucoup plus grand, et qu'on ne peut décou-vrir. »
Us parlaient ainsi, debout sur le vigneau, à la
lueur desastres, et leurs discoursétaient coupésparde longs silences.
Enfinils se demandèrents'il y avait des hommesdans les étoiles. Pourquoipas ? Et comme la créa-
tion est harmonique, les habitants de Sirius de-
vaient être démesurés, ceux de Mars d'une taille
moyenne, ceux de Vénus très petits. A moins queoe ne soit partout la même chose. Il existe là-haut
des commerçants, des gendarmes on y trafique,on s'y bat, on y détrône des rois.
Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup,décrivant sur le ciel comme la parabole d'unemonstrueuse fusée.
« Tiens,dit Bouvard,voilàdes mondesqui dispa-raissent. »
Pécuchet reprit« Si le nôtre, àson tour, faisait la cànrtoie,Ies
citoyens des étoilesne seraient pas plus émusque
BOUVARDET P&CUCHET 99
nousne le sommes maintenant. Depareilles idées
vousrenfoncentl'orgueil.Quelest le but de tout cela?Peut-être qu'il n'y a pas de but.Cependant. »
Et Pécuchet répéta deux ou trois fois « cepen-dant » sans trouver rien de plus à dire.
« N'importe, je voudrais bien savoir commentl'univers s'est fait.
<:eladoit être dans Buffon, » répondit Bou-
vard,dont les yeuxse fermaient.« Je n'en peux plus, je vais me coucher. »Les Époques <~ la nature leur apprirent qu'une
comète, en heurtant le soleil, en avaitdétachéune
portion, qui devint!a terre. D'abord les pô)es s'é-
taient refroidis.Toutes lés eaux avaient enveloppéle globe elles s'étaient retirées dans les cavernes
puis les continents se divisèrent, les animaux etl'hommeparurent.
Lamajesté de la créationleur causaun ébahisse-mentinûni commeelle.
Leur tête s'élargissait. Ils étaient fiers de réflé-chirsur de si grandsobjets.
Les minéraux ne tardèrent pas à les fatiguer, etils recoururent, commedistraction,aux N<M'Nt<MMMdeBernardinde Saint-Pierre.
Harmonies végétales et terrestres, aériennes,
aquatiques, humaines, fraternelles et même con-
jugales, tout y passa, sans omettre les invocationsà Vénus,aux Zéphyrs et aux Amours. Ils s'éton-naient que les poissons eussent des nageoires, lesoiseauxdes ailes, les semences une enveloppe
iOO BOUVARDET PÉCOCHET
pleins de cette philosophie qui découvre dans lanature des intentions vertueuses et la considèrecomme une espèce de saint Vincent de Paul tou-
jours occupéà répandre des bienfaits 1
Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes,les volcans, les foretsvierges, et ils achetèrent l'ou-
vrage de M.Deppingsur les ~c~ et ~c<K~Mde
la nature en .Fh~cc. Le Cantal en possède trois,l'Hérault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage,tandis que le Dauphiné compte à lui seul jusqu'àquinze merveilles. Mais bientôt on n'en trouvera
plus. Les grottes à stalactitesse bouchent,les mon-
tagnes ardentes s'éteignent, les glacières na~ur~Ues
s'échauffent, et les vieux arbres dans lesquels on
disait la messe tombent sousla cognéedes niveleursou sont en train de mourir.
Puis leur curiosité se tourna vers les bêtes.Us rouvrirent leur Buffonet s'extasièrent devant
les goûtsbizarresde certains animaux.
Maistous les livresne valant pas une observation
personnelle, ils entraient dans les cours et deman-daient aux laboureurs s'ils avaientvu des taureaux
se joindre à des juments, les cochonsrechercherles vaches,et les mâles des perdrixcommettreentre
eux des turpitudes.«Jamaisd" la vie. »
Ontrouvait même ces questions un peu drôles
pour des messieursde leur âge.Ils voulurent tenter des alliancesanormales.
~a moins difficileest celle du bouc et de la bre-bis. Leur fermier ne possédait pas de bouc, unevoisineprêta le sien, et
I'.époquedu rut étant venue~
BOUVARDET PÉCUCHET iOi
fi.
Usenfermèrent les deux bêtes dans le pressoir, en
se cachantderrière les futailles, pour que l'événe-
ment pût s'accompliren paix.Chacuned'abo~i mangea. son petit tas de foin,
puiselles ruminèrent; la brebis se coucha, et elle
b&Laitsans discontinuer, pendant que le bouc, d'a-
plombsur ses jambes torses, avecsa grande barbe
et ses oreilles pendantes, fixait sur eux ses pru-nelles, qui luisaient dans l'ombre.
Enfin, le soir du troisièmejour, ils jugèrent con-
venablede faciliterla nature mais le bouc, se re-
tournant contre Pécuchet, lui flanqua un coup de
cornesau bas du ventre. Labrebis, saisie de peur,se mit à tourner dans le pressoir commedans un
manège.Bouvardcourut après, se jeta dessuspourla retenir, et tombapar terre avec des poignéesde
lainedans les deuxmains.lls renouvelèrent leurs tentatives sur des poules
et un canard, sur un dogueet une truie, avecl'es-
poirqu'il en sortirait des monstres, ne comprenantrien à la questionde l'espèce.
Ce mot désigne un groupe d'individus dontles
descendants se reproduisent; mais des animaux
classéscomme d'espèces diBërentespeuvent se re-
produire,et d'autres, comprisdans la même, en ont
perdu la faculté.Ilsse flattèrentd'obtenirlà-dessusdes idéesnettes
en étudiant le développementdes germes, et Pécu<chetécrivit à Dumouchelpour avoirun microscope.
Tour à tour ils mirent sur la plaque de verre des
cheveux,du tabac, des ongles,unepatte de mouchemais i}s ava;ent oublié la goutte d'eau indispon-
BOUVARD ET PÉCUCHET103
sable c'était, d'autres fois, la petite lamelle, et ils
se poussaient,dérangeaientl'instrument puis, n'a-
percevant'que du brouillard, accusaientl'opticien.Usen arrivèrentà douter du microscope.Lesdécou-
vertesqu'on lui attribue ne sont peut-être pas si po-sitives?
Dumouchel,en leur adressant la facture, les priade recueillir à son intention des ammonites et des
oursins, curiositésdont il était toujours amateur, et
fréquentes dans leur pays. Pour les exciter à la
géologie, il leur envoyaitles « Lettres » de Ber-trand avec le « Discoursde Cuvier» sur les révolu-
tionsdu globe. <
Après ces deux lectures, ils se figurèrent les
chosessuivantes
D'abord une immense nappe d'eau, d'où émer-
geaient des promontoires tachetés par des lichens,et pas un être vivant,pas un en. C'étaitun monde
silencieux,immobileet nu; puis delonguesplantesse balançaientdans un brouillard qui ressemblaitàlavapeurd'une étuve. Unsoleiltout rouge surchauf-
fait l'atmosphère humide. Alors des volcans écla-
tèrent, les rochesignéesjaillissaientdes montagnes,et la pâte des porphyreset des basaltes, qui coulait,
sengea. Troisièmetableau dans des mers peupro-fondes, des î!es de madrépores ont surgi un bou-
quet de palmiers,de place en place, les domine. Il ya des coquillespareilles àdes roues de chariot, des
tortues qui ont trois mètres, des lézardsde soixante
pieds des amphibies allongent entre les roseauxleur col d'autruche à mâchoire de crocodile des
serpentaail~ss'envolent. I~n&n,sur les grandsconti"
BOUVARD ET PÉCUCHET -!03
nents, de grands mammifèresparurent, lesmembres
difformescommedes pièces de bois mal équanies,le cuir plusépaisquedes plaquesdebronze, ou bien
velus,lippus, avecdes crinières et des défensescon-
tournées.Des troupeaux de mammouthsbroutaient
les plainesoù fut depuis l'Atlantique; le paléothé-rium, moitié cheval, moitié tapir, bouleversaitde
son grouin les fourmilières de Montmartre, et le
cervusgiganteus tremblait sousles châtaigniersà la
voixde l'ours des cavernes, qui faisaitjapper dans
sa tanière le chien de Beaugency, trois fois haut
commeun loup.Toutesces époques avaientété séparées les unes
des autres par des cataclysmes,dont le dernier estnotre déluge. C'étaitcommeune féerie en plusieursactes,ayant l'hommepour apothéose.
Ils furent stupéfaitsd'apprendre qu'il existait surdes pierres des empreintes de libellules, de pattesd'oiseaux et, ayant feuilletéun des manuels Roret,ils cherchèrentdes fossiles.
Une après-midi, comme ils retournaient des si-lexau milieu de la grande route, M. le curé passa,et, lesabordantd'une voixpateline
« Ces messieurs s'occupent de géologie? Fortbien. v
Caril estimait cette science. KUeconfirmel'auto-rité des Écritures en prouvant le déluge.
Bouvardparla des coprolithes, lesquels sont desexcrémentsde botes, pétrinés.
L'abbé Jeufroy parut surpris du fait après tout,s'ilavait lieu, c'était une raisonde plus d'admirer laProvidence.
BOUVARD ET PÉCUCHET404
Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu'alorsn'avaientpas été fructueuses et cependant les en-
vironsde Falaise, commetous les terrains jurassi-
ques, devaientabonderen débrisd'animaux.« J'ai entendu dire, » répliqua l'abbé Jeufroy,
« qu'autrefois on avait trouvé à Yillersla mâchoired'un éléphant.» Dureste, un de ses amis, M.Larso-
neur, avocat, membre du barreau de Lisieuxet ar-
chéologue,leur fournirait peut-être des renseigne-ments Il avait fait une histoire de Port-en-Bes~n
où était notée la découverted'un crocodile.
Bouvardet Pécuchet échangèrentun coup d\éulemêmeespoirleur était venu et malgréla chaleur,ils restèrent deboutpendant longtemps,à interrogerl'ecclésiastique, qui s'abritait sous un parapluiede
cotonbleu. Il avait le bas du visageun peu lourd,avecle nezpointu, souriait continuellement,ou pen-chait Ja tôte en fermantles paupières.
Laclochede l'église tinta l'angelus.« Bien le bonsoir, messieurs1 Vous permettez,
n'est-cepas?2
Recommandéspar lui, ils attendirent durant
trois semaines la réponse de Larsoneur.Enfin elle
arriva.L'hommede Villers qui avait déterré la dent de
mastodontes'appelaitLouisBbche les détails man-
quaient. Quant &son histoire, elle occupaitun des
volumesde l'Académie Lexovienne,et il.no prêtait
point son exemplaire,dans la peur de dépareiller la
collection. Pour ce qui était de l'alligator, on l'avaitdécouvert au mois de novembre 1825, sous lajh-
laise des Hachettes, à Sainte-Honorine, près de
BOUVARD ET P&CUCUET i05
Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Sui-
vaientdes compliments.L'obscuritéenveloppantlemastodonteirrita le dé-
sir de Pécuchet. Il aurait voulu se rendre tout de
suiteà Villers.
Bouvardobjectaque, pour s'épargner un déplace-ment peut-être inutile, et à coupsûr dispendieux,il
convenaitde prendre des informations, et ils écri-virentau maire de l'endroit une lettre, où ils lui de-mandaient ce qu'était devenu un certain Louis
BIoche.Dans l'hypothèse de sa mort, ses descen-dantsou collatérauxpouvaient-ils les instruire sur
sa précieuse découverte? Quandil la 6t, à quelle
placede la commune gisait ce documentdes âgesprimitifs?Avait-ondes chances d'en trouver d'ana-
logues?Quelétait, par jour, le prix d'un homme et
d'unecharrette?Et ils eurent beau s'adressera l'adjoint, puis au
premierconseillermunicipal,ils ne reçurent de Vil-
lersaucunenouvelle.Sansdouteles habitantsétaient
jalouxdeleurs fossiles? Amoinsqu'ils ne lesvendis-sentaux Anglais.Le voyagedesHachettesrut résolu.
Bouvardet Pécuchet prirent la diligence de Fa-
laisepour Caen.Ensuiteune carriole les transportade Caenà Bayeux de Bayeux ils allèrent &piedjusqu'à Port-en-Bessin.
Onne les avaitpas trompés. Lacôtedes Hachettesoffraitdes caillouxbizarres, et, sur les indicationsde l'aubergiste, ils atteignirent la grève.
Lamaréeétantbasse, elledécouvraittousnésgalets,avecuneprairiedegoëmonsjusqu'auxbordsdes nots.
Desvallonnementsherbeuxdécoupaientla falaise
BOUVARD ET PÉCUCHETi06
composéed'une terre molleet brune et qui, se dur-
cissant, devenait, dans ses strates inférieures, une
muraille!de pierre grise. Des filets d'eau en tom-
baient sans discontinuer, pendant que la mer, au
loin, grondait. EDe semblait parfois suspendrescn
battement; et on n'entendait plus que le petit bruitdes sources.
Ils titubaient sur des herbesgluantes, ou bien ils
avaientà sauter des trous. Bouvards'assit près du
rivage, et contemplales vagues, ne pensant à rien,fasciné,inerte. Pécuchetle ramena vers la côte pourlui faire voir un ammonite incrusté dans la roche,comme un diamant dans sa gangue. Leurs angless'y brisèrent, il aurait falludes instruments, la nuit
venait d'ailleurs. Le ciel était empourpré à l'occi-
dent et toute la plagecouverted'une ombre. Aumi-
lieu des varechspresquenoirs, lesûaquesd'eau s'é-
largissaient.Lamer montait,vers eux; il était tempsde rentrer.
Le lendemaindès l'aube, avecune pioche et un
pic, ils attaquèrent leur. fossile dont l'enveloppeéclata. C'était un «ammonitesnodosusM,rongéparlesbouts, maispesant bien seizelivres; et Pécuchet,dans l'enthousiasme,s'écria « Nous ne pouvonsfaire moinsque de l'our'r à Dumouchel »
Puis ils rencontrèrent des éponges, des tcrébra-
tules, des orques, et pas de crocodile A son défaut,ils espéraient une vertèbre d'hippopotameoud'ich-
thyosaure,n'importequelossementcontemporaindu
déluge, quand ils distinguèrentà hauteur d'homme,contre la falaise,des contoursqui figuraientie ga!hcd'un poissongigantesque.
BOUVARD ET PÉCUCHET 407
Ils délibérèrent sur les moyens de l'obtenir.
Bouvard le dégagerait par le haut, taudis que Pé-
cuchet, en dessous, démolirait la roche pour le faire
descendre doucement, sans t'abîmer.
Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tête, dans la campagne, un douanier
en manteau, qui gesticulait d t'a air de commande-
ment.« Eh bien quoi ûche-nous la paix » Et ils con-
tinuèrent. leur besogne Bouvard sur la pointe des
orteils, tapant avec sa pioche Pécuchet, les reins
pliés creusant avec son pic.Maisle douanier reparut plus bas, dans un vallon,
en multipliant les signaux ils s'en moquaient bienUncorps ovale se bombait sous la terre amincie, et
penchait, allait glisser.Un autre individu, avec un sabre, se montra tout
à coup.« Vospasseports ? »»
C'était legarde champêtre en tournée, et au même
moment survint l'homme de la douane, accouruparune ravine.
« Empoignez-les père Morin ou la falaise va
s'écrouler 1
C'est dans un but scientifique, » répondit Pé-
cuchet.
Alors une masse tomba, en les frôlant de si près,tous les quatre, qu'un peu plus ils étaient morts.
Quand la poussière fut dissipée, ils reconnurentun mât de navire qui s'émietta sous la botte du doua-nier.
Bouvarddit en soupirant
108 BOUVARD ET P&CUCHET
Nousne faisionspas grand mal 1
Onne doit rien fairedans leslimitesdu Génie?»
reprit le garde champêtre.« D'abordqui êtes-vous, pour que je vousdresse
procès?»
Pécuchetse rebiffa, criant à l'injustice.« Pas de raisons suivez-moi u
Dèbqu'i!sarrivèrent sur le port, une foulede ga-mins les escorta. Bouvard,rouge commeun coque-licot, affectaitun air digne Pécuchet, trèspâle, lan-
çait des regards furieux et ces deux étrangers, por-tant des caillouxdans leurs mouchoirs,n'avaientpasbonne, figure. Provisoirement, onles colloquadans
l'auberge, dont le maître, sur le seuil, barrait l'en-trée. Puis le maçon réclama ses outils. Ils les
payèrent, encore des frais et le garde champ&trene revenait pas pourquoi ? Enfin un monsieur, quiavait la croix d'honneur, les délivra et ils s'en al<
lèrent, ayant donné leurs noms, prénoms et demi"
cite, avec l'engagement d'être à l'avenir plus cir-
conspects.Outre un passeport, il leur manquait bien des
choses, et, avant d'entreprendre des explorationsnouvelles, il consultèrent le Guide' ~M~oya~eïa*~o/o~M<?par Boné.11faut avoir, premièrement, unbon havre-sac de soldat, puis une chaîne d'arpen-teur, une lime, des pinces, une boussole et trois
marteaux, passésdansune ceinture qui se dissimulesous la redingote et «vous préserve ainsi de cette
apparenceoriginale,que l'on doitéviter en voyage)'.Comme bâton, Pécuchet adopta franchemeut le
t'Atonde touriste, haut de sixpieds, à longuepointe
BOUVAHDKTPÉCUCHET. <c%
<
de fer. Bouvardpréférait une canne-parapluie, ou
parapluie-polybranches,dont le pommeause retire,
pouragraferla soie, contenueà part dans un petitsac.Ils n'oublièrent pas de forts souliers avec des
guêtres.chacunIldeuxpaires de bretelles, à cause
de la transpiration» et, bien qu'on ne puisse « sp
presenter partout en casquette », ils recutèrent de-
vantla dépense « d'un de "eschapeauxqui se ptieni,
et quiportent le nomdu chapelierGibus,leur inven-teur ».
Le même ouvragedonne des préceptes de con-
duite « Savoirla langue du pays que l'onvisitera»,ilsla savaient. « Garderune tenue modeste», c'étaitleur usage. « Ne pas avoir trop d'argent sur soi »,rien de plus simple. Enfin, pour s'épargner toutessortesd'embarras,il est bon de prendre « la qualitéd'ingénieur 1»
«Eh bien nous la prendronsAinsi préparés, ils conr.mencerentleurs courses,
étaientabsentsquelquefoispendant huit jours, pas~-saient leur vie au grand air.
Tantôt, sur les bords de l'Orne, ils apercevaient,dansune déchirure, des pans de rocs dressant leurs.
lamesobliquesentre des peuplierset des bruyères,oubien ils s'attristaient de ne rencontrer le long d~cheminquedes couchesd'argile. Devantun paysage,iisn'admiraientni la série des plans, ni la rofon-deur des lointains, ni les ondulationsde la ver-
dure, mais ce qu'on ne voyaitpas, le dessous, la
terre et toutes les collines étaient pour eux encoreunopreuvedu déluge. A lamaniedu délugesuccédacelledes blocs erratiques. Les grossespierres seules
BOUVARD ET PÉCUCHET.4i0
dans les champsdevaientprovenirde glaciers dispa-
rus, et il~cherchaientdes moraines et desfatuns.
Plusieursfoison les prit pour des porte-balles,vu
leur accoutrement, et quand ils avaient répondu
qu'ils étaient « des ingénieurs », une crainte leur
venait: l'usurpation d'un titre pareil pouvait leur
attirer des désagréments.A la findu jour, ils haletaient sous le po:ds de
leurs échangions, mais intrépides, les rapportaientchezeux. Hy en avait le long des marches, dans
l'escalier, dans les chambres, dans la salle, dans la
cuisine, et Germainese lamentait sur la quantité de
poussière.Cen'était pas une mincebesogne, avant de coller
les étiquettes, que de savoir les noms des rochesla variétédes couleurs et du grenu leur faisaitcon-
fondrel'argile avec la marne, le granit et la gneiss,le quartzet le calcaire.
Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi de-
vonien, cambrien,jurassique, comme si les terres
désignéespar ces mots n'étaient pas ailleurs qu'enDevonshire,près de Cambridge,et dans le Jura?
Impossiblede s'y reconnattre ce qui est systèmepourl'un est pour l'autre un étage, pourun troisièmeune simpleassise. Les feuilletsdes couchess'entre-
mêlent, s'embrouillent mais Omaliusd'Ilalloyvous
prévientqu'il ne faut pas croire aux divisionsgéolo-giques.
Cettedéclarationles soulagea, et quandils eurentvu des catcairesà polypiers dans la plaine de Caen,des philladesà Balleroy, du kaolin à Saint-Biaise,de l'oolithe partout, et cherchéde la houille à Car-
BOUVARDET PËCUCHEt*. iH
tigny et du mercure à la Chapelle-en-Juger, prèsSaint-Lô,ils décidèrentune excursionpluslointaine,un voyageau Havrepour étudier le quarto pyroma-
que et l'argilede JKimmeridge.Apeine descendusdu paquebot, ils demandèrent
le chemin qui conduit sous les phares des éboule-
ments l'obstruaient, il était dangereux de s'yhasarder.
Un loueur de voituresles accostaet leur offritdes
promenades au; environs Ingouvitie, Octeville,
Fécamp,Lillebonne, « Rome~'il le fallait».
Sesprix étaientdéraisonnables,mais le nomdeFé-
camples avait frappés en se détournantun peu surlaroute, on pouvaitvoir Ëtretat,et ilsprirent lagon-dole de Fécamp pour se rendre au plus loin d'a-
bord.
Dans la gondole, Bouvardet Pécuchet urent laconversationavec trois paysans,deux bonnes fem-
mes.un séminariste, et n'hésitèrent pas à se.quali-fierd'ingénieurs.On s'arrêta devant le bassin. Ils gagnèrent la fa-
laise,et cinq minutes après la frôtèreht pour éviterune grandeflaqued'eau avançantcommeun golfe,au milieudu rivage. Ensuite, ils virent une arcade
qui s'ouvrait sur une grotte profonde; elie était
sonore,très chaire,parei)te &une église, avec des
colonnes de haut en bas et un tapis de varechtoutle longde ses dalles.
Cet ouvrage de la nature les étonna, et, conti-nuant leur chemin en ramassant des coquilles, ils
s'élevèrent à des considérations sur Fungtue dumonde.
~12 BOUVARDKT PÈCUCUKT.
Bouvardpenchait vers !e neptunisme; Pécuchet,au contraire, était plutonien.
Le fen central avaitbrisé la croûte du globe, sou-
levé les terrains, fait des crevasses. C'est comme
une Bter intérieure ayant son flux et reflux, ses
tempêtes; une mince pellicule nous en sépare.On ne dormirait pas si l'on songeait&tout ce qu'ily a sous nos talons. Cependantle feu central dimi-
nue et le soleit s'affaiblit, si bien que la terre un
jour périra de refroidissement. Kl!edeviendra sté-
rile tout le bois et toute la houille se seront con-vertis en acide carbonique, et aucunêtre ne~pourrasubsister.
« Nous n'y sommes pas encore, » dit Bou-vard.
« Espérons-le,» reprit Pécuchet.
N'importe, cette fin du monde,si lointainequ'ellefût, les assombrit, et, côte à côte, ils marchaient
silencieusementsur ies galets.La falaise,perpendiculaire,touteblanoheet rayée
en noir. çà et I&,par des lignes de silex, s'en allaitvers l'horizon, telle que la courbe d'un rempartayant cinq lieues d'étendue. Unvent d'est, âpre et
froid, soufflait. Le ciel était gris, la mer verd&treet comme enflée. Du sommet des roches, des
oiseaux s'envotaient, tournoyaient, rentraient vite
dans leurs trous. Quelquefoisune pierre, se déta-
chant, rebondissait de place en place avant de
descendrejusqu'à eux.Pécuchet poursuivaita.haute voixses pensées:«A moins que la terre ne soit anéantie par un
1cataclysme Onignore la longueur de notre période.
BOUVAMBET PÈCUCUET. i~
Lefeu central n'a qu'à déborder.Pourtant it diminue.Cela n'empoche pas ses explosions d'avoir
produit l'e Julia, le Montc-Nuovo,bien d'autres
encore. » Bouvardse rappelait avoir lu ces détailsdansBertrand.
« Maisde pareils bouleversements n'arrivent pasen Europe.
Mille excuses,témoinceluide Lisbonne.Quantà nospays, les minesde houille et depyritemartiale
sontnombreuseset peuvent très bien, en sedécom-
posant,former les bouchesvolcaniques.Les volcans,d'aiDeurs,éclatent toujoursprès de la mer. M
Bouvard promena sa vue sur les flots, et crut
distinguer au loin une fumée qui montait vers leciel.
«Puisque l'!Ie Julia, » reprit Pécuchet, « a dis-
paru,des terrains produits par la même cause au-rontpcut-ctre le même sort. Un Hot de l'Archipelestaussi important que la Normandie,et mêmeque
l'Europe.»
Bouvardse figura l'Europe engloutie dans unabîme.
«Admets, dit Pécuchet, qu'un tremblement deterre ait lieu sous la MMche les eaux se ruentdansl'Atlantique les côtes de la France et de l'An-
gleterre, en chancelantsur leur base. s'inclinent, se
rejoignent,et v'lan1 toutl'entre-deuxest écrasé.»
Aulieu de répondre, Bouvard se mit à marchertellementvite, qu'il fut bientôt à cent pas de Pécu-chet. Étant seul, l'idée d'un cataclysmele troubla.Il n'avait pas mangé depuis le matin: ses tempesbourdonnaient.Tout à couple sol lui parut tressail-
«4 POUV~nBET PÉCUCHEr.
lir et la falaise, a~-dessus de sa tête. pencher
par le sommet. A.ce moment, une phue de graviersdéroba d en haut.
Pécuchet t'aperçut qui détalait avec violence,
comprit sa terreur, cria de loin« Arrête arrête la périoden'est pasaccomplie.»Et, pour le rattraper, il faisait des sauts énormes,
avecson b&tonde touriste, tout en vociférant« Lapérioden'est pas accomplie la période n'est
pas accomplie M
Bouvard,en démence,courait toujours. Le para-pluie potybranchestomba, les pans de sa redingotes'en votaient,le havre-sacballottaita sondos. C'était
commeune tortue avecdes ailes qui aurait galopé
parmi les roches une plusgrosse le cacha.
Pécuchety parvinthoMd'haleine, ne vit personne,
puis retourna en arrière pour gagner les champs'parune « valleuse» que Bouvard avait prise, sans
doute.
Ceraidillonétroit étai~ taitlé à grandes marches
dans la falaise,de la largeur de deux hommes, et
luisant comme de l'albâtre poli.A cinquante pieds d'élévation, Pécuchet voulut
descendre. La merbattant son plein, il se remit à
grimper.Ausecondtournant, quand il aperçut le vide,la
peur le giaça.Amesurequit approchaitdu troisième,ses jambes devenaientmultes. Les couches de l'air
vibraientautour de lui. une crampe le pinçait à l'é-
pigastre il s'assitparterre, les yeux fermés,n'ayant
plus conscienceque des battements de son cœw
qui l'étouuaient puis il jeta sonbâton de touriste,
BOUVAB*)ET PECUCHET. ii5
et avecles genouxet les mains reprit sonascension.
Maisles trois marteauxtenus à la ceinture lui en-
traientdans le ventre les caillouxdont ses pochesétaientbourrées tapaient ses flancs la visière de sa
casquettel'aveuglait; le vent redoublait de force.
Enfinil atteignit le plateauet y trouvaBouvard,quiétait monté plus loin, par une valleuse moins
difficile.
Unecharrette les recueillit. Ils oublièrent Étretat.
Le lendemain soir, au Havre, en attendant le
paquebot,ils virent au bas d'un journal, un feuil-
letonintitulé De l'enseignementde la géologie.Cet article, plein de faits, exposait la question
commeelle était comprise à l'époque.Jamaisil n'y eut un cataclysmecompletdu globe,
mais la même espèce n'a pas toujours la même
durée,et s'éteint plus vite dans tel endroit que danstelautre. Desterrains de même âge contiennentdesfossilesdifférents, comme des dépôts très éloignésen renferment de pareils. Les fougères d'autrefoissontidentiques aux fougères d'à présent. Beaucoupdezoophytescontemporainsse retrouvent dans lescouches\es plus anciennes. En résumé, les modi-Scation~actuelles expliquent les bouleversementsantérieurs. Les mêmes causes agissent toujours, laNaturene fait pas de sauts, et les périodes, affirme
Brongniart,ne sont après tout que des abstractions.Cuvierjusqu'à présent leur avait apparu dans
féclat d'une auréole, au sommet d'une science in-discutable.Elle était sapée. La Créationn'avait plusla même discipline, et leur respect pour ce grandliommèdiminua.
BOUVAttDET PÉCUCHET.ii6
Par des biographies et des extraits, ils apprirent
quelque chosedes doctrines de Lamarcket de Geof-
froy Saint-llilaire.
Tout cela contrariait les idées reçues, l'autorité
de l'Ëgtisa.Bouvard en éprouva comme l'allègement d'un
joug brisé.« Je voudraisvoir, maintenant, ce-que le citoyen
Jeufroy me répondrait sur le déluge »
Ils le trouvèrent dans son petit jardin, où il atten-
dait les membres du conseil de fabrique, qui de-
vaient se réunir tout à l'heure, pour l'acquisitiond'une chasuble. <
« Cesmessieurs souhaitent. ?
Un éclaircissement,s'il vous plaît, f
Et BouvardcommençaQue signifiaientdans la Genèse, « l'abtme qui se
rompit et « les cataractes du ciel ? Car un abîmene se rompt pas, et le ciel n'a point de catarac-tes 1
L'abbé ferma les paupières, puis répondit qu'ilfallait, distinguer toujours entre le sens et la lettre.Des choses qui d'abord vous choquent, deviennent
légitimes en les approfondissant.« Très bien mais comment expliquer la pluie
qui dépassaitles plus hautes montagnes, lesquellesmesurent deux lieues y pensez-vous,deux lieues June épaisseurd'eau ayant deuxlieues ?
Et le maire, survenant, ajouta « Saprelotte,quelbain1»
« Convenez,dit Bouvard,que Moïseexagèredia-blement. »
BOUVARD ETPMCUCHKT. in
1.
Le curé avait lu Donald, et répliqua « J'ignoreses motifs c'était, sans doute, pour, inspirer un
effroisalutaire aux peuples qu'il dirigeait d
Enfin cette masse d'eau, d'où venait-elle ?
Que sais-je L'air s'était changé en pluie,commeil arrivetous les jours. »
Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal,directeurdes contributions, avecle capitaineHeur-
teaux,propriétaire et Beijambel'aubergiste don-
nait le bras à Langlois, l'épicier, qui marchait pé-niblementà cause de son catarrhe.
Pécuchet, sans souci d'eux, prit la parole«Pardon, monsieur Jeufroy. Le poidsde l'atmos-
phère, la sciencenous le démontre, est égalà celuid'une massed'eau qui ferait autour du globeune enveloppede dix mètres.
Par conséquent, si tout l'air condensé tombait
dessusà l'état liquide, il augmenterait bien peu la
massedes-eauxexistantes. »
Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, écou-
taient.Le curé s'impatienta.« Nierez-vousqu'on ait trouvé deo coquillessur
lesmontagnes? Qui les y a mises, sinon le déh~e ?Ellesn'ont pas coutume, je crois, de pou~pr toutes
seules dans ta terre comme des caroUcs MHt ce
motayant fait rire l'assemblée, il ajouta en p!nçantleslèvres « A moinsque ce ne soit encore une des
découvertesde la science? »»
Bouvardvoulut répondre par le soulèvementdes
montagnes, la théorie d'Klicde Beaumunt.« Connaispas répondit l'abbé.
BOCVAHD ET PÉCUCHET.i<8
Foureau s'empressa de dire « Il est de Caen Jel'ai vu une foisà la PréfectureH»
« Mais'si votre déluge, repartit Bouvard, avaitcharrié des coquilles, on les trouveraitbrisées à la
surface, et non à des profondeurs de trois centsme:res quelquefois.,
Le prêtre se rejeta sur la véracitédes Écritures,la tradition du genre humain, et' les animaux dé-
couverts dans la glace, en Sibérie.
Cela ne preuve pas que l'homme ait vécu enmême tempsqu'eux LaTerre, selonPécuchet, étaitconsidérablementplus vieille.
« Le Delta du Mississi;iiremonte<i des dizainesde milliers d'années. L'époque actuelle en a cent
mille, pour le moins. Les listes de Manéthon. ?
Le comte de Favergess'avança.Tous firent silence.à son approche.« Continuez,je vous prie Que disiez-vous?
Cesmessieursmequerellaienta, répondit.Fabbo.« A propos de quoi ?
Sur la sainte écriture, monsieur le comtew
Bouvard, de suite, allégua qu'i's avaient droit,comme géologues, à discuter religion.
« Prenez garde, dit le comte vous savezle mot,cher monsieur un peu de scienceen éloigne,beau-
coup y ramené, a Et d'un. ton à la fois hautain et
parternel <~Croyez-moivous y reviendrezvous
y reviendrezPeut-être 1 mais que penser d'un livre, où l'on
prétend que la lumière a été créée avant le soleil,commesi le soleil n'était pas la seule causede. lalumière
BOUVARDETP&CUCHET. 119
« Vous oubliez celle qu'on appelleboréale », dit
l'ecclésiastique.Bouvard, sans répondre à l'objection, nia forte-
mentqu'elle ait pu être d'un côté, et les ténèbres
del'autre, qu'il y ait eu un soir et un matin, quandlesastresn'existaient pas, et que les animauxaient
apparutout à coup, au lieu de se formerpar cristal-lisation.
Commeles alléesétaient trop petites, en gesticu-lant, on marchait dans.les plates-bandes. Languisfut pris d'une quinte de toux. Le capitaine criait« Vousêtes des révolutionnaires »
Girbal « La paix la paix » Le prêtre « Quelmatérialisme Foureau « Occupons-nousplutôtdenotre chasuble1»
« Non Laissez-moiparler 1 » Kt Bouvard, s'é-
chauS'ant,alla jusqu'à dire que l'homme descendaitdusinge1
Tous les fabriciensse regardèrent, fort ébahis,etcommepour s'assurer qu'ils n'étaient pas des sin-
ges.Bouvard reprit: « En comparant le fœtus d'une
femme, d'une chienne, d'un oiseau, d'une gre-nouille.
AssezMoije vais plus loin 1 » décria Pécuchet
< l'hommedescenddes poissons! MDesrires écla-
tèrent. Mais sans se troubler: « le Telliamed! un
livrearabe
Allons,messieurs,en séance!Et on entra dans la sacristie.Les deux compagnonsn'avaientpas roulé l'abbe
BOUVARD ET PÉCUCHET.t20
Jeufroycommeils l'auraient cru –aussi Pécuchetlui ttouva-t-i)« le cachetdu jésuitisme H.
Sa lumière boréale les inquiétait cependant ilsla cherchèrent dans le manuel de d'Orbigny.
C'estune h pothèse pour expliquer commentles
végétaux fossilesde la baie de Bauln ressemblentaux plantes équatoriales.On suppose,à !a place du
soleil, un grand foyer lumineux, maintenant dis-
paru, et dont les aurores boréalesne sont peut-être
que les vestiges.Puis un doute leur vint sur la provenance de
l'Homme, et, embarrassés, ils songèrent à yau-corbeil. <
Ses menaces n'avaient pas eu de suites. Comme
autrefois, il passait le matin devant leur grille, enraclant avec sa canne tous les barreaux l'un aprèsl'autre.
Bouvardl'épia, et, l'ayant arrêtée dit qn'il vou-lait lui soumettre un point curieuxd'anthropologie.
« Croyez-vousque le genre humain descendedes poissons??
Quellebêtise!l'lutôt des singes, n'est-ce pas?Directement,c'est impossible M»
A qui se fier?Carenfin, le docteur n'était pas un
catholique1Ils continuèrent leurs études, mais sans passion,
étant lasde l'éoeèneet du miocène,du Mont-Jurillo,de l'ile Julia, des mammouthsde Sibérie et des fos-siles invariablement comparés~dans tous les au-
teurs, à « des médailles qui sont des témoignages
authentiques », si bien qu'un jour Bouvardjeta son
BOUVARD ET PECUCHET. i2i
havresacpar,terre, en déclarantqu'il n'irait pas plusloin.
Lagéologieest trop défectueuse Apeine connais-
sons-nousquelques endroitsde l'Europe. Quantau
reste,avecle fonddesOcéans,on l'ignorera toujours.Enfin, Pécuchetayant prononcé le mot de règne
minéral« Je n'y crois pas, au règne minéral puisque
desmatières organiques ont pris part à la formation
du silex, de la craie, de l'or peut-être Le diamant
n'a-t-il pas été du charbon? la houille un assem-
blage de végétaux? En la chauffantà je ne sais
plus combiende degrés, on obtient de la sciure de
bois, tellement que tout passe, tout croule, tout se
transforme.La création est faite d'une manière on-
doyante et fugace mieux vaudrait nous occuperd'autrechose »»
Hse coucha sur le dos et se mit &sommeiller,
pendant que Pécuchet, la tête basse et un genoudansles mains, se livrait à ses réflexions.
Unelisière de mousse bordait un chemin creux,
ombragé par des frênes, dont les cimes légèrestrembtaient des angéliques, des menthes, des la-vandes exhalaient des senteurs chaudes, épicées
l'atmosphère était lourde et Pécuchet, dans unesorte d'abrutissement, rêvait auxexistencesinnom-
brableséparses autour de lui, aux insectes qui bour-
donnaient, aux sources cachées sous le gazon, à lasève des plantes, aux oiseauxdans leurs nids, au
vent, aux nuages, à toute la nature, sans chercherà découvrir ses mystères, séduit par sa force,perdu dans sa grandeur.
BOUVARDET fÉCUCHET.i22
«J'ai so!f dit Bouvarden se réveillant.Moi de même! Je boirais volontiers quelque
chose f
C'est facile», reprit un homme qui passait,en manches de chemise,avecune planche sur l'é-
paule.Et ils reconnurent ce vagabond, à qui Bouvard
autrefois avaitdonné un verre de vin. Il semblaitdedix ans plusjeune, portait les cheveuxen accroche-
cœur, la moustachebien cirée, et dandinait sa tailled'une façonparisienne.
Aprèscent pas environ,il ouvrit la barrièred'une
cour, jeta sa planche contre un mur, et les fit en-trer dans une haute cuisine.
« Mélie es-tu là, Melie? a
Une jeune niïe parut; sur son commandement,alla « tirer de la boisson et revint près de la table
servir ces messieurs.
.Sesbandeaux,de la couleurdes blés, dépassaientun béguin de toile gmse. Tous ses pauvres vête-
ments descendaientle long de soncorpssansun pliet, le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelquechosede délicat, de champêtreet d'ingénu.
« Elle est gentille, hein dit le menuisier,
pendant qu'elle apportaitdes verres. Si on ne jure-rait pas une demoiselle,costuméeen paysanne! et
rude à l'ouvrage, pourtant l'auvre pet't cœur,va! quand je serai riche,je t'épouserai!
Vous dites toujours des bêtises, monsieur
Gorju », répondit-elle d'une voix douce, sur un ac-
cent traînard.
Un valetd'écurievint ~rendre de l'avoinedansua
BOUVARDET PÉCUCHET. i23
vieuxcoffre,et laissa retomber le couverclesi bru-
talementqu'un éclat de bois enjaillit.
Gorju s'emportacontre la lourdeur de tous « ces
gars de la campagne H, puis, à genoux devant le
meuble,il cherchaitla place du morceau.Pécuchet,en voulant l'aider, distingua sous la poussière des
figuresde personnages.C'étaitun bahut de la Renaissance,avecune tor-
sadeen bas, des pampres dans les coins, et des co-
lonnettesdivisaientsa devanture en cinq comparti-ments. Onvoyaitau milieu Vénus-Ânadyomènede-bout sur une coquille, puis Hercule et Omphale,Samsonet Dalila, Circéet ses pourceaux, les filles
de Lothenivrant leur père tout cela délabré, rongédemites, et môme le panneau de droite manquait.
Gorjuprit une chandelle pour mieux faire voir à
Pécuchetceluide gauche,qui présentait, sous l'arbre
duParadis, Adamet Évedans une posture fort indé-cente.
Bouvardégalement admira le bahut.« Si vous y tenez, on vous le céderait a bon
compte. »
Ushésitaient, vu les réparations.Gorjupouvait les faire, étant de son métier cbe-*
niste.« Allons 1 Venez1 »
Et ilentraîna Pécuchetversla masure, où M' Cas-
tillon.la maîtresse, étendait du linge.Métie,quand elle eut lavéses mains, prit sur le
bordde la fenêtre son métier à dentelles,s'assit en
pleinelumière, et travailla.Lelinteau de la porte l'encadrait. Les fuseauxse
BOUVAR!) ET PÈCUCUHT.<24
débrouillaient sous ses doigts avec t;n claquementde castagnettes.Sonprofil restait peuchô.
Bouvard la questionna sur ses parents, sur son
pays, lesgages qu'on lui donnait.
KHeétait de Ouistreham,n'avait plus de famille,
gagnait une pistolepar mois enun, elle lui pluttellement. qu'il désira la prendre à son servicepouraider la vieille Germaine.
Pécuchet reparut avec la fermière, et pendantqu'ils continuaient leur marchandage,Bouvardde-
manda tout bas &Gorju si la petite bonne consenti-rait à devenirsa servante.
Parbleu!
Toutefois, dit Bouvard,il faut que je consultemon ami.
Eh bien, je ferai en sorte mais n'en parlezpas à cause de la bourgeoise. »
I.o marché venait de se conclure, moyennant
trente-cinq francs. Pour Je raccommodageon s'en-tendrait.
A peine dans la cour, Bouvarddit son intention
relativementà Mé!ie.Pécuchets'arrêta (afinde mieux réuôchir),ouvrit
sa tabatière, huma une prise, et, s'étant mouché
« Au fait, c'est une idée! mon Dieu, oui!1
pourquoipas ? D'ailleurs, tu es le maître H
Dixminutes après, Gorju se montra sur le haut-bord d'un fossé, et !és interpellant
« Quandfaut-ilque je vousapporte le meuble?
j–- DemainEt pour l'autre question, êtes-vousdécidés?Convenu » répondit Pécuchet.
Sixmoisplus tard, ils étaientdevenusdes archéo-
logues et leur maison ressemblaita un musée.
Unevieillepoutre de bois se dressait dans le ves-tibule. tes spécimens de géo!ogie encombraient
l'escalier; et une chaîneénorme s'étendait par terretoutle long du corridor.
Ils avaient décroche la porte entre les deuxchambresou ilsne couchaientpas et condamnét'en-trée extérieure de la seconde, pour ne faire de cesdeux piècesqu'un même appartement.
Quandon avait franchi le seuil, on se heur!ait àune auge de pierre (un sarcophagegauo-romain),puisles yeux étaient Irappéspar de la quincaillerie.
Contre !e mur en face, une bassinoire dominaitdeuxchenetset une plaquede foyerqui représentaitun moinecaressantunebergère. Surdes planchettestout autour, on voyait des flambeaux,des serrures,des boulons, des écrous. Le sol disparaissait sousdes tessons de tuiles rouges. Une table au milieuexhibaitles curiositésles plus rares la carcassed'unbonnet de Cauchoise,deux urnes d'argile, ~es mé-
d&iHes,une fiolede verre opalin. Untau~fuiien ta-
pisserieavait sur son dossierun trianglede guipure.Un morceaude cotte de mailles ornait la cloisonà
IV
BOUVARD BT P&CUCnM.<26
droite et en-dessous, des points maintenaientho~
rizontalementune hallebarde, pièceunique.La seconde chambre, où l'on descendait par
deux marches, renfermait les anciens livres ap-portés de Paris, et ceux qu'en arrivant ils avaientdécouverts dans une armoire. Les vantaux en
étaient retirés. lis l'appelaient la bibliothèque.L'arbre généalogique do la famille Croixmaro
occupait seul tout le reverg do la porte. Sur !clambris en retour, la figure au pastel d'une dame
en costume Louis XVfaisait pendant au portraitdu père Bouvard. Le chambranlede la glace avait
pour décoration un sombrero de feutre noi~, etune monstrueuse galoche, pleine de feuilles, lesrestes d'un nid.
Deuxnoix de coco (appartenant &Pécuchet de-
puis sa jeunesse) flanquaient sur la cheminée un
tonneau de faïence, que chevauchait un paysan.
Auprès, dans une corbeillede paille, il y avait undécime rendu par un canard.
Devantla bibliothèquese carraitune commodeen
coquillages, avec des ornements de peluche. Soncouverclesupportait un chat tenant une souris danssa gueule, pétriScationde Saint-Allyre,une
botte à ouvrage en coquillesmémement~ et surcette botte, une carafe d'eau-de-vie contenait une
poire de bon-chrétien.
Maisle plus beau, c'était dans l'embrasure de la
fenêtre, une statue de saint Pierre Sa main droite
couverte d'un gant. serrait la clef du Paradis, decouleur vert-pomme. Sa chasuble, que des fleursde lis agrémentaient, é~ait bleu-ciel, et sa tiare
~OCVAHBET PÉCUCHET. 127
trèsjaune, pointue comme une pagode. n avait les
joues fardées, da gros yeux ronds, la bouchebé-
ante, le nez de travers et en trompette. Audessus
pendait un baldaquin fait d'un vieux tapis où l'on
distinguait deux amours dans un cercle de roses,et à ses pieds, comme une colonne,se levaitun potà beurre, portant ces mots en lettres blanches sur
un fond chocolat « Exécutédevant s. A. R. Mon-
seigneur le duc d'Angoutcme, à Koron, le 3 oc-
tobre i8i7. »
Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en en-filade et parfois même i! allait jusque dans la
chambredo Bouvard, pour allonger la perspective.Une place demeurait vide en face de la cotte de
mailles, celle du bahut renaissance.
U n'était pas achevé, Gorjuy travaillaitencore
varlopantles panneauxdans le fournil, et les ajus-tant, les démontant.
A onze heures, il déjeunait causait ensuite avec
Mé!io,et souvent ne reparaissait plus de toute la
journée.Pour avoir des morceauxdans le genre du meu-
ble, Bouvard et Pécuchet s'étaient mis en campa-gne. Ce qu'ils rapportaient ne convenait pas. Maisilsavaient rencontré une foule de choses curieuses.Le goût des bibelots leur était venu, puis l'amour
du moyen âge.D'abord ils visitèrent les cathédrales et les
hautesnefs se mirant dans l'eau des bénitiers, lesverreries éblouissantescommedes tentures de pier-reries, les tombeauxau f!fBddes chape!!es.!e jourincertaindes cryptes, tout, jusqu'à la fraîcheur des
<28 BOUVARHNTP&CUCHET.
murailles, leur causa un frémissement de plaisir,une émotion religieuse.
Bientôt ils furent capables de distinguer las
époques et dédaigneux des sacristains, ils di-
saient « Ah une abside romane 1 Cela est du
xn° siècle voilàque nous retombonsdans le flam-
boyant »»
t.s tâchaient de comprendre les symboles scul-
ptés sur les chapiteaux, comme les deux griffonsde Marignybecquetantun arbre en neurs. Pécuchet
vit une satire dans les chantres à mâchoire gro-tesque qui terminent les ceintures do Feugerolles;
et pour l'exubérance de l'homme obscène cou-
vrant un des meneaux d'Hérouville, cela prouvait,suivant Bouvard, que nos sïenx avaient chéri la
gaudriole.Ils arrivèrent à.ne plus tolérer la moindre marque
de décadence. Tout était de la décadence et ils
déploraient le vandalisme,tonnaient contre le badi-
geon.Maisle style d'un monument ne s'accorde pas
touj urs avec la date au on lui suppose. Le pleincintre, au xm*siècle, domine encore dans la Pro-
vence. L'ogiveest peut-être fort ancienne et des
auteurs contestent 1antériorité du roman sur le go-
thique. Cedéfautde certitudè les contrariait.
Aprèsles églisesils étudièrent les châteaux-forts.Ceuxde Domfrontet de Falaise. Ils admiraient sousla porte les rainures de la herse, et parvenusau
commet, ils voyaient d'abord toute la campagne,puis les toits delà ville, les rues s'entrecroisant, descharrettes sur la place,~desfemmes au lavoir. Le
IIOUVARD ET PÉCUCHET. 129
mur dévalait&pic jusqu'auxbroussaillesdes douveset ils palissaient en songeant que des hommes
avaientmonté là, suspendusà des échelles. Ils se
seraient risqués dans les souterrains mais Bouvardavaitpour obstacleson ventre, et Pécuchet la craintedes vipères.
Ilsvoulurent connaître les vieuxmanoirs, Curcy,BuIIy, Fontenay, Lemarmion, Argonge. Parfoisà
l'angle des bûtiments~derrière le fumier se dresse
une tour cartovingienne.La cuisinegarnie de bancsen pierre, fait songer à des ripailles féodales.
D'autres ont un aspect exclusivementfarouche,avec
leurs troisenceintesencorevisibles,des meurtrièressous l'escalier, de longues tourelles a pans aigus.Puis on arrive dans un appartement, où une fenêtre
du temps desValois,ciseléecommeun ivoire,laisseentrer le soleilqui chauffesur le parquet des grainsde colzarépandus. Desabbayesservent de granges.Les inscriptionsdes pierres tombales sont elfacées.
Au milieu des champs,un pignon reste debout
et du haut en bas est revêtu d'un lierre que le ventfait trembler.
Quantitéde chosesexcitaientleurs convoitises,un
pot d'étain, une boucle de strass, des indiennes à
grands ramages. Le manque d'argent les retenait.Par un hasardprovidentiel,ils déterrèrentà Balle-
roy, chez un étameur, un vitrail gothique et il futassezgrand pour couvrir, près du fauteuil, la partiedroite de la croisée jusqu'au deuxièmecarreau. Ledueher de Chavignollesse montrait dans le lointain,
produisantun effet sptendidc.Avec un bas d'armoire. Uorju fabriqua un prie-
BOUVARDKTPÉCUCHET.~0
Dieupour mettre sous le vitrail, car il Battait leur
manie. Elleétait si forte qu'ils regrettaient des mo-
numents sur lesquels on ne sait rien du' tout
commela maison de plaisance des évoquesde Séez.
« Bayeux, df, M. de Caumont, devait avoir un
théâtre. » Usen cherchèrent la place inutilement.Le vi)!a!fedeMontrccycontientun pré célèbrepar
des trouvaillesde médailles qu'on y a découvertes
autrefois.Uscomptaienty faireune belle récolte. Le
gardien leur en refusa l'entrée.
J!sne furent pas plus heureux sur la communica-
tion qui existait entre une citerne de Falaise et le
faubourg de Caen.Des canards qu'on y avait intrp-
duits, reparurent à Vaucelies,en grognant « Cah,
can, canM,d'où est venu le nom dela ville.
Aucune démarche ne leur coûtait, aucun sacri-
nce.A l'auberge de Mesnil-Villement,en i8i6, M.Ga-
leron eut un déjeuner pour la somme de quatresols. Ils y firent le même repas, et constatèrent
'avec sarprise que les chosesne se passaient plus.commeça 1
Quelest le fondateurde l'abbaye de Sainte-Anne?Existe-t-ilune parenté entre Mann Onfroy,qui im-
porta, au xn" siècle, une nouvelle sorte de pomme,et Onfroy,gouverneur d'liastings, à l'époque dela conquête? Comment se procurer « l'astucieuse
i'ythoni~e, ? Comédie en vers d'un certain
Dutjrezor,faite à Bayeux, et actuellement des plusrares? SousLouis XIV, Hérambert Dupaty~ou Du-
pastis Hérambortcomposa UBtouvrage, qui n'a ja-mais paru, plein d'anecdotessur Argentan il s'a-
BOUVARDET PÉCUCHET. i3i
gissaitde retrouvercesanecdotes.Quesont devenus
les mémoires autographes de M' Dubois de la
Pierre, consultés pour l'histoire inédite de Laigle,
par Louis Dasprès, desservant de Saint-Martin?
Autant de problèmes, de points curieux àéclair-cir.
Maissouventun faibleindice met sur la voied'unedécouverteinappréciabie.
Donc.ils revêtirent leurs blouses, afinde ne pasdonnerl'éveil,-et, sousl'apparencede colporteurs,ils se présentaient dans les maisons, demandantàacheterde vieuxpapiers. Onleur en vendit des tas.C'étaientdes cahiers d'école, des factures,d'anciens
journaux, rien d'utile.
Enfin, Bouvardet Pécuchets'adressèrent a Larso-neur.
Il était perdu dans le celticisme, et, répondantsommairementà leurs questions, en fit d'autres.
Avaient-ilsobservéautour d'eux des traces de la
religiondu chien, comme on en voit &Montargiset des détailsspéciaux,sur les feuxde la Saint-Jean,les mariages, les dictons populaires, etc. ? M les
priaitmômede recueillir pour lui quelques-unes deceshachesen silex. appeléesalors des ec/Aa?et quelesdruidesemployaientdans « leurs criminelsholo-caustesa.
Par Gorju,ils s'en procurèrentune douzaine, lui
expédièrentla moins grande, les autres enrichirentlemuséum.
Ils s'y promenaient avec amour, le balayaienteux-mêmes,en avaientparlé à toutes leurs connais-Scmces.
BOUVARD ET PÉCUCHET.i32
Uneaprès-midi,M""Bordinet M.Marescotse pré-sentèrent pour le voir.
Bouvardles reçut, et commençala démonstration
par le vestibule.
La poutre n'était rien moins que l'ancien gibetde Falaise, d'après le menuisier qui l'avait vendue,
lequel tenait ce renseignement de son grand-père.Lagrossechaîne, dans le corridor,provenait des
oubliettes du donjon de Torteval.Elle ressemblait,suivant le notaire, auxchaînesdes bornes devantlescours d'honneur. Bouvard était convaincu qu'elleservait autrefoisà liar les captifs,et il ouvrit la portede la première chambre.
« Pourquoi toutesces tuiles? a s'écriaM""Botrdin.
Pour chaufferles étuves mais un peu d'ordre,s'il vous plaît. Ceciest un tombeau découvert dansune auberge où on l'employaitcommeabreuvoir.
EnsuiteBouvardprit les deuxurnes pleines d'uneterre qui était de la cendre humaine, et il approchade ses yeux la noie, afin de montrerpar quelle mé-
thode les Romainsy verraient des pleurs.« Maison ne voit chez vous que des choses lu-
gubres 1»
Effectivementc'était un peu sérieux pour uue
dame, et alôrs il,tira d'un cartonplusieurs monnaies
de cuivre, avec un denier d'argent.M' Bordin demanda au notaire quelle somme
aujourd'hui cela pourrait valoir.La cotte de maillequ'il examinaitlui échappa des
doigts desanneauxse rompirent.Bouvarddissimula
son mécontentement.n eut même l'obligeancede décrocher la halle-
T90UVARDETP&CUCNET. 433
barde,et, se courbant, levant les bras, battant du
talon,il faisaitmine de faucher les jarrets d'un che-
val, de pointer commeà la baïonnette, d'assommer
un ennemi. La veuve, intérieurement, le trouvait
un rude gaillard.Ellefut enthousiasméepar la commodeen coquil-
lages.Le chat de Saint-AJUyreTétonna beaucoup,lapoire dans la carafeun peu moins puis, arrivant
à la cheminée«Ah voilàun chapeauqui aurait besoin de rac-
commodage.»
Troistrous, des marques de balles, en perçaientlesbords.
C'étaitceluid'un chefdevoleurssous leDirectoire,Davidde LaBazoque,pris en trahisonet tué immé-diatement.
« Tantmieux, on a bien fait » dit M""Bordin.Marescotsouriait devant les objets d'une façon
dédaigneuse. Il ne comprenait pas cette galoche
quiavaitété l'enseigned'un marchandde chaussures,ni pourquoi le tonneau de faïence,un vulgairepichetde cidre, et le Saint-Pierre, franchement, é~aitla-mentableavec sa physionomied'ivrogne.
M* Bordinfit cette remarque«Il a dû vouscoûter bon, tout de mêmef
Oh pas trop, pas trop. »
Uncouvreurd'ardoises l'avait donné pour quinzefrancs.
Ensuite elle Marna,vu l'inconvenance,le décolle-
tage de la dameen perruque poudrée.« Oùest le mal? repritBouvard,quand en possède
quelquechosede beau.
<S~ BUVARDETPÉCUCHET.
M il ajouta plus bas
« Commevous, je suis sûr. »
Le notaire leur tournait le dos, étudiant les bran~ehesde la familleCroixmare.Elle ne répondit rien,maisse mit à jouer avecsa longuechaînede montre.
Ses seinsbombaientle taffetasnoir de son corsage,et, les cilsun peu rapprochés,ellebaissaitlementon,<M)mmeune tourterelle qui se rengorge puis, d'un
air ingénua Comments'appelaitcette dame?2
«Onl'ignore c'est une maîtressedu Régent,vous
savez,celui qui a fait tant defarces.Je crois bien; les mémoiresdu temps. »
Et le notaire, sans finir sa' phrase, déploracet
exempled'un prince entraîné par ses passions.a Maisvousêtes tous commeça ?Les deux hommes se récrièrent, et un dialogue
~'ensuivit sur les femmes, sur l'amour.. Marescotaffirma qu'il existe beaucoup d'unions heureuses;
parfoismême, sansqu'on s'en doute, on a près de
soi ce qu'il faudrait pour son bonheur. L'allusion
~tait directe. Les jouesde la veuves'empourprèrentmais, se remettant presque aussitôt
« Nousn'avons plus l'âge des folies, n'est-cepas,monsieur Bouvard?1
Eh eh moi, je ne dis pas ça. »
Et il offrit son bras pour revenir dans l'autre
chambre..aFaites attentïbnauxmarches.Trèsbien. Mainte-
nant, observezle vitrail. »
Ony distinguaitun manteaud'écarlateet les deux-ailesd'un ange. Tout le reste se perdait -sousles
BOUVARD ET PÉCUCHET. 135
plombsqui tenaient en équilibre les nombreuses
cassuresdu verre. Le jour diminuait, des ombres
rallongeaient, M" Bordinétait devenuesérieuse.
Bouvard s'éloignaet reparut auublé d'une couver-
turede laine, puis s'agenouilla devant le prie-Dieu,.lescoudesen dehors, la facedansles ma:n~ la lueur
dusoleil tombant sur sa calvitie et il avait cons-
ciencede cet effet, car il dit
« Est-cequeje p'ai pas l'air d'unmoine du moyenâge?»
Ensuite il leva le front obliquement, les yeux
noyés, faisant prendre sa figure une expression
mystique.Onentenditdans le corridorla voixgravedePécuchet
«N'aiepas peur, c'est moi. »
Et il entra la tête recouverte d'un casque un potdefeu à oreillonspointus.
Bouvardne quitta pas le prie-Dieu. Les deuxautresrestaient debout. Une minute se passa dansl'ébahissement.
M" Bordinparut un peu froide à Pécuchet. Ce-
pendantil voulut savoir si on lui avait tout mon-tré.
« Il mesemble. a
Et désignant la muraille«Ah pardon, nous auronsici un objet que l'on
restaure en ce moment. »
Laveuveet Marescotse retirèrent.Les deux amis avaient imaginé de feindre une
concurrence.Ils allaient en coursesl'un sansl'autre,lesecondfaisant des ou'i't:ssupcr.eures a ce..es uupremier. Pécuchet venait d'obtenir le casque.
436 BOUVABDETPÉCUCHET.
Bouvardl'en félicitaet reput des éloges à proposde la couverture.
Méiie,avecdes cordons, l'arrangea en manièredefroc. Ils lé meltaient à tour de rôle pour recevoir
les visites.
Ils eurent cellesde Girbal, de Foureau, du capi-taine lleurteaux, puis de personnes inférieures
Langlois,Detjambe, leurs fermiers, jusqu'aux ser-vantes des voisins et chaque fois ils recommen-
çaient leurs explications, montraient la place oùserait le bahut, atJecLmentoe ta modestie, récla-maient de l'indui~encepour l'encombrement.
Pécuchet,ces jours-là, portait le bonnet de zouave
qu'il avait autrefoisà Paris, l'estimant plus en ~rap-
port avec le milieu artistique. Aun certainmoment,il se coiffaitdu casqueet le penchait sur la nuque,afin de dégager son visage. Bouvardn'oubliait .pasla manœuvre de la hallebarde enfin, d'un coup
d'œH,ils se demandaient-sile visiteur méritait quel'on fit « le moinedu moyen âge ».
Quelleémotion quands'arrêta devant leur grillela voiture de M. de Faverges 11n'avait qu'un motà
dire. Voicila chose
Hurel, sonhomme d'affaires, lui avaitappris que,cherchant partout des documents, ils avaientacheté
de vieuxpapiersà la ferme de la Aubrye.Rien de plus vrai.
N'yavaient-ils pas découvertdes lettres du baronde Gonneval,ancienaide de camp du duc d'Angou-ïome, et qui avait séjourné à la Aubrye? On dési-
rait cette correspondance pour des intérêts de fa-
mille.
BOCTANPETPÉCUCHET.137
$.
Ellen'était pas chez eux, mais ils détenaient une
chosequi l'intéressait, s'il daignaitles suivrejusqu'àleur bibliothèque.
Jamaispareilles bottes vernies n'avaient craquédansle corridor. EUesseheurtèrent contre le sarco-
phage.Il faillitmômeécraserplusieurs tuiles, tourna
le fauteui!,descendit deux marches, et parvenusdans la secondechambre, ils lui firent voir sous le
baldaquin,devant le saint Pierre, le pot à beurre
exécutéà Noron.
Bouvardet Pécuchetavaientcru que la date, quel-quefois,pouvaitservir.
Legentilhomme,par politesse, inspecta leur mu-
sée.H répétait « Charmant très bien1 » tout en sedonnantsur la bouche de petits coups avec le pom-meau de sa badine, et, pour sa part, il les remer-
ciait d'avoirsauvéces débns dn moyenâge, époquede foi religieuse et de dévouementschevaleresques.Il aimait le progrès,et se fût livré, commeeux,à ces
études intéressantes mais la politique, le conseil
général, l'agriculture, un véritable tourbillon l'en
détournait.«Après vous; toutefois, on n'aurait que des
glanes,car bientôt vousaurez pris toutes les curiosi-tésdu département.
Sans amour-propre, nous le pensons », dit
Pécuchet.
Cependanton pouvait en découvrirencore à Cha-
vignolles,par exemple il y avaitcontre le mur du
cimetière,dans la ruelle, un bénitier enfouisous lesherbesdepuisun tempsimmémorial.
Ils furent heureux du renseignement, puiséchan-
BOUVARDKTPÉCUCHET.<'3S
gèrent un regard signifiant« est-ce la peine ? « mais
déjà le comte ouvraitla porte.
Mélie,qui se trouvait derrière, s'enfuit brusque-
ment.Commeil passait dans la cour, il remarquaGorjo
en train de fumer sa pipe, les bras croisés.
« Vous employez ce garçon? Hum! un jourd'émeute je ne m'y ûerais pas. »
Et M. de Faverges remontadansson tilbury.Pourquoileur bonne semblait-elle en avoirpeur?Ils la questionnèrent, et elle conta qu'elle avait
servidans sa ferme. C'étaitcette petite fillequi ver-
sait à boire auxmoissonneursquandilsétaientvenus,deux ans plus tôt. On l'avait prise commeaide au
château et renvoyée« par suite de fauxrapports ».
Pour Gorju, que lui reprocher?H était fort habile
et leur marquait infinimentde considération.
Le lendemain, dès l'aube, ils se rendirent au ci.
metière.
Bouvard,avecsa canne, tâfaà la place indiquée.Un corpsdur sonna. Ils arrachèrent quelques ortieset découvrirentune cuvetteen grès, un font baptis-mal où des plantespoussaient.
Oun'a pas coutumecependant d'enfouir les fonts
baptismaux hors des églises.Pécucheten fit un dessin, Bouvardla description,
et ils envoyèrent le tout à, Larsoneur.
Sa réponse futimmédiate.« Victoire, mes chers confrères Incontestable-
ment c'est une cuvedruidique. »
Toutefoisqu'ils y prissent garde Lahache était,
douteuse, et autant pour lui quepour eux-mêmes
BOUVARDET PÉCUCHET. i39
il leur indiquaitune série d'ouvrages à consulter.Larsoneur confessait en post-scriptum son envie
doconnaîtrecettecuve,cequiaurait lieu, à quelquesjours,quand il forait te voyagede la Bretagne.
Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans
l'archéologieceltique.
D'après cette science, les anciens Gaulois, nos
aïeux,adoraient hirk etKron,TaranisËsus.Nétatem-nia, ïo Cielet la Terre, le Vent, les Eaux, et pardessus tout, le grand Teutatès, qui est le Saturnedes païens. Car Saturne, quand il régnait en
Phénicie, épousa une nymphe nommée Anobret,dontil eut un enfant appelé ~cûd, et Anobret a
lestraits de Sara,Jetld fut sacrifié(ou près de l'être)CommeIsaac doncSaturne est Abraham,d'où il
faut conclure que la religion des Gauloisavait les
mômesprincipesque celle des Juifs.
Leur sociétéétait fortbien organisée.Lapremièreclasse de personnes comprenait le peuple, la no-
blesseet le roi, la deuxièmeles jurisconsultes, etdansla.troisième, la plus haute, se rangeaient, sui-
vantTaille.pied,« les diversesmanières de philoso-phes », c'est-à-dire les Druidesou Saronides, eux.
mêmesdivisésen Eubages,Dardeset Vates.Les .uns prophétisaient, les autres chantaient,
d'autres enseignaient la Botanique, la Médecine,l'Histoireet la Littérature, bref « tous les arts de
leur époque M.Pythagore et Platon furent leurs
élèves. Jl.sapprirent la métaphysiqueaux Grecs, la
sorcellerieaux Persans, l'aruspicineaux Étrusques,et, aux Romains,rétamage du cuivreet le com-
mercedes jambons.
440 BOUVARDET PECUCHET.
Maisde ce peuple, qui dominait l'ancien monde,il ne reste que des pierres, soit toutes seules. ou par
groupes de trois, ou disposéesen gateri<M,ou for-
mant des enceintes.Bouvardet Pécuchet, pleins d'ardeur, étudièrent
successivementla pierre du Post à Ussy,la Pierre-
CoupléeauGuest,la Pierre du Darier,prèsdel'Aigle,d'autres encore
Tousces blocs, d'une égale insignifiance,les en-
Tiuyèrentpromptement et unjour qu'Usvenaientde voir le menhir du Passais, ils allaients'en retour-
ner, quand leur guide les mena dans un bois de
hêtres, encombrepar des massesde granit pareillesjitdes piédestauxou à de monstrueusestortues.
Laplusconsidôrahieest creuséecommeun bassin.Undosbords se relève, et du fond partent deux en-
tailles qui descendent jusqu'à terre c'était pourl'écoulementdu sang, impossible d'en douter Lehasard ne fait pas de ces choses.
Les racinesdes arbres s'entreme!a!entaces socles
abruptes. Un peu de pluie tombait au loin, lesnoconsde brume montaient, commede grands fan-tômes. H était facited'imaginer sous les feuillagesles prêtres en tiare d'or et en robe blanche, avecleurs victimes humaines, les bras attachés dans le
dos, et, sur le bord de la cuve, la druidesseob-
servant te ruisseau rouge, pendant.qu'autour d'elle
la foulehurlait, au tapage des cymbaleset des buc-<ins faits d'une come d'auroch.
Tout de suite, leur plan fut arrêté.Et une nuit, par un clair de lune, ils prirent le
chemin du cimetière,marchantcomme des voleurs,
JBOCVARDETPÉCUCHET. ~t
dans l'ombre des maisons. Les persiennes étaient
closeset les masures tranquilles pas un chien n'a-
boya.
Gorjules accompagnait;ils se mirenta l'ouvrage.Onn'entendait que le bruit des caillouxheurtés parla bochequi creusait le gazon.
Le voisinage des morts leur était désagréablel'horloge de l'égiise poussaitun râ!e continu, et la
rosacede son tympanavait l'air d'un œil épiant les
sacrilèges.Enfin,ils emportèrent la cuve.
Lelendemain, ils revinrentau cimetièrepour voir
les traces de l'opération.L'abbé, qui prenait Je frais sur sa porte, les pria
de lui faire l'honneur d'une visite et les ayant in-
troduits dans sa petite salle, il les regarda singu-lièrement.
Aumilieu du dressoir,entre les assiettes, il yavait
une soupière décoréede bouquets jaunes.Pécuchet la vanta, ne sachantque dire.« C'est un vieuxRouen, » reprit le curé, « un
meuble de famille. Les amateurs le considèrent,M.Marescotsurtout. »
Pour lui, grâce à Dieuil n'avait pas l'amour des
curiosités et commeils semblaientne pas com-
prendre, il déclarales avoiraperçus lui-mêmedéro-bantle font baptismal.
Lesdeux archéologues furent très penauds, bal-
butièrent. L'objet en questionn'était plus d'usage.
N'importe ils devaientle rendre.Sans doute Mais,aumoins.qu'on leur permît de
faire venir un peintre pour le dessiner.« Soit, messieurs.
w
BOUVARD ET PÉCUCHET.~3
Entre nous, n'est-cepas ? a dit Bouvard,« sousf le sceau de laconfessionM»
L'ecetésiastiquo,ensouriant, lesrassm'ad'ungeste.Cen'était pas lui qu'ils craignaiant, mais plutôt
Larsoneur. Quand il passerait par Chavignolles,il
aurait enviede la cuve, et ses bavardages iraient
jusqu'aux créées du gouvernement. Par prudence,ils la cachèrentdans le fournil, puisdansla tonnelle,dans lacahute, dans une armoire. Gorjuétait las de
la trimballer.
La possession d'un tel morceau les attachaitau
celticismede la Normandie.Sesorigines sont égyptiennes Séez, dans Iqdé-
partement de l'Orne, s'écrit parfoisSaïs, commela
ville du Delta. Les Gauloisjuraient par le taureau,
importation du boeufApis. Le nomlatin deBeiïo-
castes, qui était celui des gens de Bayeux, vient de
Beli Casa, demeure, sanctuaire de Bélus. Bétuset
Osiris, même divinité. « Rien ne s'oppose, dit
Mangou de la Londe, « à ce qu'Uy ait eu, près de
Bayeux, des monuments druidiques M. « Ce
pays, » ajoute M.Roussel, « ressemble au pays où
les Égyptiens bâtirent le temple de Jupiter-Am-mon ». Donc,il y avaitun temple, et qui enfermaitdes richesses. Tous les monuments celtiques en
renferment.En 1713, relate dom Martin, un sieur IIéribel
exhuma, aux env'rons de Bayeux, plusieurs vases
d,'argilepleins d'ossements, et conclut (d'aprèsla tradition et les autorités évanouies) que cet en-
droit, une nécropole, était le mont Faunus, où l'ona enterré le Veau d'or.
BOUVARD ET PÉCUCHET. i43
Cependantle Veaud'or. fut brûlé et avalô &
moinsque la Bibleno se trompePremièrement, où est le mont Faunus? Les au-
teurs ne l'indiquent pas. Les indigènes n'en savent
rien. tl aurait fallu se livrer& des fouilles, et,dansce but, ils envoyèrent à M. le préfet une pé-titionqui n'eut pas de réponse.
Peut-être que le mont Faunus a disparu, et quece n'était pas une colline, mais un tumulus? Que
signifiaientles tumulus?
Plusieurs contiennent des squelettes ayant la po-sitiondu fœtus dans le sein de sa mère. Cela veut
dire que le tombeau était pour eux commeune se-
condegestation les préparant à une autre vie. Donc
le tumulus symbolise l'organe femelle, comme la
pierre levée est l'organe mâle.
En effet, où il y a des menhirs, un culte obscènea persisté. Témoince qui se faisait à Guérande, &Chichebouche,au Croisic,à Livarot.Anciennement,lestours, les pyramides, les cierges, les bornes des
routes, et même les arbres avaient la significationde phallus, et pour Bouvardet Pécuchet, toutdevint phallus. Ils recueillirent des palonniers de
voiture,desjambes de fauteuil, des verrousde cave,despilonsde pharmacien.Quandon venait les voir,ils demandaient a A qui trouvez-vous que cela
rassemble? » puis confiaientle mystère, et, sil'on se récriait, ils levaient de pitié les épaules.
Unsoir qu'ils rêvaient aux dogmes des druidés,l'abbé se présenta, discrètement.
Tout de suite ils montrèrent le musée, en com-
mençantpar le vitrail mais il leur tardait d'arriver
i~ BOOVARU ET PÉCUCHET.
à un compartimentnouveau, celuides phallus.L'ec-
clésiastiqueles arrêta, jugant l'exhibitionindécente.Il venait t'éctamer son fund baptismal.
Bouvard et Pécuchet implorèrent quinze joursencore, le temps d'en prendre un moulage.
« Le plus tôt sera le mieux, » dit l'abbe.Puis il causa de choses indifférentes.
Pécuchet, qui s'était absenté une minute, lui
glissa dans la main un napoléon.Le prêtre fit un mouvement en arrière.« Ah pour vos pauvres »
Et M.Jeufroy, en rougissant, fourra la pièced'ordans sa soutane. i
Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices jamaisde la vie Ils voulaient même apprendre l'hébreu,qui est la langue 'mère du celtique, à moins qu'ellen'en dérive 1 et ils allaient faire le voyage de la
Bretagne, en commençant par Rennes, où ilsavaient un rendez-vous avec Larsoneur, pour étu-dier cette urne mentionnée dans les mémoires de
l'Académieceltique et qui paraît avoir contenu lescendres de la reine Artémise, quand'le maire
entra, le chapeausur la tête, sans façon, en hommp
.grossierqu'il était.
« Cen'est pâs tout ça, mes petits pères Il faut le
rendre
Quoi.donc1
Farceurs je sais bien que vous le cachez »»
On les avait trahis.
Us répliquèrent qu'ils le détenaient avec la per:mission de monsieur le curé.
« Nousallons voir. M
BOCVARD ET PECUCHET. iM
9
Et,Foureau s'éloigna.Il revint, une heure après.« Le curé dit que non Venez vous expliquer.»
Ilss'obstinèrent.
D'abord, on n'avait pas besoin de ce bénitier,
qui n'était pas un bénitier. !)s le prouveraient parunefoule de raisons scientifiques.Puis, ils offrirent
dereconnaître, dans leur testament, qu'il apparte-nait à la commune.
Ils proposèrentmême de l'acheter.« Et d'ailleurs, c'est mon bien1» répétait Pécu-
chet. Les vingt francs, acceptés par M. Jeufroy,étaientune preuve du contrat et s'il fallaitcom-
paraîtredevant le juge de paix, tant pis, il ferait un
fauxserment 1
Pendant ces débats, il avait revu la soupière,
plusieursfois et dans son âme s'était développéle
désir,la soifde possédercette faïence. Si on voulaitla luidonner, il remettrait la cuve. Autrement, non.
Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la
céda.Ellefut mise dans leur collection,près du bonnet
deCauchoise.La cuve décorale porche de l'égliseetils se consolèrentde ne plus l'avoir par cette idée
que les gens de Chavignollesen ignoraient la va-
leur.
Maisla soupièreleur inspira le goût des faïences
nouveausujet d'études et d'explorationsdans la cam-
pagne.C'était l'époque .où les gens distingués recher-
chaientles vieuxplats de Rouen. Le notaire en pos-sédaitquelques-uns, et tirait de là commeune ré-
9
~46 BOUVARD ET P&CtJCHET.
putation d'artiste, préjudiciableà son métier, mais
qu'il rachetait par des côtés sérieux.
Quand il sut que Bouvard et Pécuchet avaient
acquisla soupière, il vint leur proposer un échange.Pécuchets'y refusa.« N'en parlons plus ? et Marescotexaminaleur
céramique.Toutes les pièces accrochéesle long des murs
étaient bleues sur un fond d'une blancheur mal-
propre, et quelques-unesétalaientleur corned'à.bondanceaux tons vertset rougeâtres,plats àbarbe,assiettes et soucoupes, objets longtempspoursuiviset rapportéssur le coeur,dans le sinus de ~aredin-
gote.Marescoten et l'éloge, parla des autres faïences,
de l'hispano-arabe, de la hollandaise, de l'anglaise,de l'italienne et les ayant éblouis par son érudi-
tion « Si je revoyaisvotre soupière? M
Il la fit sonner d'un coupde doigt, puis contem-
pla les deux S peints sur le couvercle.
« Lamarque de Rouen1dit Pécuchet.
Oh oh Rouen, à proprement parler, Savait
pas de marque. Quand on ignoraitMoutiers,toutesles faïencesfrançaisesétaient de Nevers. De m6oM
pour Rouen, aujourd'hui1 D'ailleursonl'imite dansla perfectionà Elbeuf.
Pas possible 1On imite bien les majoliques1Votre piècen'a
aucune valeur, et j'allais faire, moi, une belle-sottise »
Quandle notaire eut disparu, Pécuchet s'abaissadans le fauteuil, prostré f
BOUVARD ET PÉCUCHET. i47
« Il ne fallait pas rendre la cuve, dit Bouvard,maistu t'exaltes tu t'emportes toujours.
Oui je m'emporte o, et Pécuchetempoignantlasoupière, la jeta loin de lui, contre le sarcophage.
Bouvard, plus calme, ramassa les morceaux, un
à un;- et, quelque temps après, eut cette idée«Marescot,par jalousie, pourrait tien s'être mo-
quéde nous 1
Comment?2
Rien ne m'assure que !a soupière ne soit pas
!~rcrtique!tandis que les autres pièces, qu'il a faitsemblantd'admirer, sont fausses peut-être ?̀.'
Et la fin du jour se passa dans les mceriiiudes,lesregrets.
Ce n'était pas une raison pour abandonner le
voyagedela Bretagne. Ils comptaientmêmeemme-
ner Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles.
Depuisquelque temps, il couchait à la maison,;;8nde terminer plus vite le raccommodagedu meu-ble. La perspective d'un déplacement le contraria,et commeils parlaient des menhirs et des tumulus
qu'ilscomptaient voir « Je connais mieux, leur
dit-il enAlgérie, dansle Sud, près des sources de
Bou-Mursoug,on en rencontre des quantités. ? liSimêmela descriptiond~untombeau,ouvertdevant
lui, par hasard, et qui contenait un squelette,
accroupicomme un singe, les deuxbras autour des
jambes.
Larsonour,qu'ils instruisirent du fait, B'ea voulutrien croire.
Bouvardapprofonditla matière, et le relança.Commentse fait-ilque les monumentsdes Gaulois
BOUVARDET PÉCUCHET.i48
soient informas, tandis que ces mêmes Gaulois
étaient civilisésau tempsde Jules César? Sansdouteils proviennent d'un peuple plus ancien.
Une telle hypothèse, selon Larsoneur, manquaitde patriotisme.
N'importe? rien ne dit que ces monuments soientl'oeuvredes Gaulois. « Montrez-nousun texte M
L'académiciense fâcha,ne réponditplus et ilsen furent bien aises, tant les Druideslesennuyaient.
S'ils ne savaientà quoi s'en tenir sur la céramiqueet sur le celticisme,c'est qu'ils ignoraientl'histoire,
particulièrementl'histoire de France.
L'ouvraged'Anquetilse trouvaitdansleur
biblio-
thèque mais la suite des rois fainéants les amusafort peu. La scélératessedes maires du palaisne les
indigna point et ils tâchèrent Anquetil, rebutés
par l'ineptie de ses réûexions.
Alors ils demandèrent à Dumouchel«quelle est la
meilleureHistoirede France ».
Dumouchelprit, en leur nom, un abonnement àun cabinet de lecture et leur expédia les lettres
d'Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de
Genoude.
D'après cet écrivain, la royauté, la religion, et lesassembléesnationales, voilà « les principesa de lanation française, lesquels remontent aux Mérovin-
giens. LesCarlovingiensy ont dérogé.LesCapétiens,d'accord avecle peuple, s'efforcèrent de les main-
tenir. Sous LouisXHI,le pouvoir absolu fut établi,
pour vaincrele Protestantisme,dernier effortde la
Féodalité, et 89 est un retour versla constitutionde nos aïeux.
POUVARD ET PÉCUCHET~ i49
Pécuchet admira ses idées.
Elles faisaient pitié à Bouvard, qui avait lu Augus-tin Thierry, d'abord
« Qu'est-ce que tu me chantes, avec ta nation fran-
çaise puisqu'il n'existait pas de France, ni d'as-
semblées nationales et les Carlovingiensn'ont rien
usurpé du tout! et les rois n'ont pas affranchi les
communes Lis toi-même. »
Pécuchet se soumit à l'évidence, et bientôt le dé-
passaen rigueur scientifique Il se serait cru dés-
honoré s'il avait dit, Charlemagne et non Karl le
Grand, Clovisau lieu de Clodowig.Néanmoins il était séduit par Genoude, trouvant
habile de faire se rejoindre les deux bouts de l'his-
toire de France, si bien que le milieu est du rem-
plissage et pour en avoir le cœur net, ils prirentla collectionde Bûchez et Roux.
Mais le pathos des préfaces, cet amalgame de
socialismeet de catholicisme les écœura les détails
trop nombreux empêchaient de voir l'ensemble.
Ils recoururent à M. Thiers.
C'était pendant i'été de I84S, dans le jardin sous
la tonnelle. Pécuchet, un peut banc sous te" pieds,lisaittout haut de sa voix caverneuse, sans fau~ue,ne s'arrêtant que pour plonger les doigts <l:m<sa ta-
batière. Bouvardi'écoutait la pipe à la touche. les
jambes ouvertes, le haut du panlalon dehoutunné.
Des vieillards leur avaient parlé de 93 et des
souvenirs presque personnels animaient !f" ptates
descriptions de l'auteur. Dans ce tM<np~-)a.les
grandes routes étaient couvertesde soldats qui chan-
taient la Marseillaise. Sur le seuil des por:cs, des
~0 BOUVARD ET P&CUCHET.
femmes assisescousaient de la toile pour fairedestentes.Quelquefoisarrivait unflutd'hommesen bon-net rouge, inclinantau bout d'une piqu~unetête dé-
colcrée, dont les chevpuxppp~aicnf. Ln ~r'~ t:
bune de ia Conventiondominaitun nuage de pous-sière, où des visages furieux hurlaient des cris demort. Quandon passait au milieu du jour, près du
bassin des Tuileries, on entendait le heurt de la
guillotine, pareil à des coupsde mouton.
Et la bnse remuait lespampres de la tonnelle, les
orges mûres se balançaientpar intervalles,un merle
siHIait.En portant des regards autour d'eux, ils sa-
vouraientcette tranquillité.Queldommagequedès le commencement,on~'ait
pu s'entendre Car si les royalistes avaient penséeommeles patriotes, si !a Coury avaitmis plus de
franchise~et les adversairesmoins de violence,biendes malheursne seraient pas arrivés I
Aibrce de bavarderlà-dessus,ils sepassionnèrent*Bouvard,esprit Hbera!et cœur sensible, fut consti-
tutionnel, girondin, thermidorien:Pécuchet,bilieuxet de tendancesautoritaires, se déclarasans-culotteet même Robespierriste.
Il approuvaitla condamnationdu roî, les décretsles plus violents,le culte de l'Être Suprême. Bou-vard préférait celui de la Nature. Il aurait sa'ué avec
plaisir l'image d'une grosse femme, versant de ses
mamellesà ses adorateurs, non pas de l'eau, mais
du chambertin.Pour avoirplus de iaitsa~apDui de leurs argu-
ments, ils se procurèrent d'autres ouvrages. Mont-
gaillard, Prudhomme, Gallois, Lacretelle, etc. et
BOUVARDET PÉCUCHET. i5~
les contradictionsde ces livresne les embarrassaient
nullement.Chacuny prenait ce qui pouvait défendre
sacause.
Ainsi, Bouvard ne doutait pas que Danton eût
accepté cent mille écus pour faire des motions qui
perdraient la République, et selon Pécuchet
Yergniaud aurait demandé six mille francs parmois.
«Jamaisde la vie Explique-moiplutôt pourquoila sœur de Robespierre avait une pension deLouisXVIII?
Pas du tout c'était de Bonaparte, et puisquetu le prends comme ça, quel est le personnage quipeu de temps avant la mort d'Égalité eut avec luiune conférence secrète? Je veuxqu'on réimprime,dans les mémoires de la Campan, les paragraphessupprimés Le décèsdu dauphin me paraît louche.Lapoudrière de .Grenelleen sautant tua deux mille
personnesCause inconnue, dit-on, quelle bê-tise a car Pécuchetn'était pas loin de la connaître,et rejetait tous les crimes sur les manœuvres des
aristocrates,l'or de l'étranger.Dansl'esprit de Bouvard,« montez au ciel, ûls
desaint Louis», lesviergesde Verdun et les culottesen peau humaine étaient indiscutables. 11acceptaitles listes de Prudhomme,un millionde victimestout
juste.Mais la Loire, rouge de sang depuis Saumur
jusqu'à Nantes, dans une longueur de dix-huit
lieues, le fit songer. Pécuchetégalement conçut des
doutes, et ils prirent en méfianceles historiens.
La.révolution est,, pour les uns, un événement
BJCVARD ET PÉCUCHET.IS2
satanique. D'autresla proclamentune exceptionsu-
blime. Les vaincus de chaquecôté, naturellement,sont des martyrs.
Thierrydémontre, à proposdesBarbares,combienil est sot de rechercher si tel prince fut bon ou fut
mauvais.Pourquoine pas suivrecette méthodedans
l'examen des époquesplus récentes? Maisl'histoiredoitvenger la morale on est reconnaissant&Tacited'avoirdéchiré Tibère. Après tout, que la reine ait
eu des amants, que Dumouriezdès Valmyse propo-s&tde trahir, en prairialque ce soit la Montagneou
la Girondequi ait commencé, et en thermidor les
Jacobinsou la Plaine, qu'importe au développementde la Révolution,dont lesoriginessontprofondes etles résultats incalculables?
Donc, elle devait s'accomplir, être ce qu'elle fut,mais supposezla fuite du Roisans entrave, Robes-
pierre s'échappant ou Bonaparte assassiné, ha-sards qui dépendaient d'un aubergiste moins scru-
puleux, d'une porte ouverte, d'une sentinelle en-dormie. et le train du mondechangeait.
Ils n'avaient plus, sur les hommeset les faits de
cette époque,une seule idée d'aplomb.Pour lajuger impartialement, il faudraitavoirlu
toutes les histoires, tous les mémoires, tous les
journaux et toutes les piècesmanuscrites, car de la
moindre omission,une erreur peut dépendre qui enamènera d'autres à l'infini. Ils y renoncèrent.
Maisle goût de l'histoire leur était venu,le besoinde la vérité pour elle-même.
Peut-être est-elle plus facileà dccouvnr dans les
époques anciennes? les auteurs, étant loio des
BOUVARDET PÉCUCHET. 4M
9.
choses, doiventen parler sans passion.Et ils com'
mencèrentle bon Rolhn.« Quel tas de balivernes s'écria Bouvard,dès
le premier chapitre.« Attends un peu », dit Pécuchet, en fouillant
dansle bas de leur hib!iothèque,où s'entassaientles
livresdu dernierpropriétaire,un vieuxjurisconsulte,
maniaqueet bel esprit; et ayant déplacé beaucoupde romans et de pièces de ihé&tre,avecun Montes-
quieu et des traductions d'Horace, il atteignit ce
qu'il cherchait l'ouvrage de Beaufortsur l'histoireromaine.
Tite-Live attribue la fondationde Romeà Romu-
lus. Salluste en fait honneur aux Troyens d'Ëuée.Coriolanmourut en exit selon Fabius Pictor, par les
stratagèmes d'Attius Tullus si l'on en croitDenys:Senèque affirme qu'Iloratius Codés s'en retourna
victorieux,et Dionqu'il fut blessé à la jambe. Et LaMothele Vayer émet des doutes pareils, relative-
ment aux autres peuples.Onn'est pas d'accordsur l'antiquitédes Chaldéens,
le siècled'Homère,l'existencede Zoroastre,les deux
empires d'Assyrie. Quinte-Curcea fait des contes.
Plutarque dément Hérodote.Nous aurionsde Césarune autre idée, si le Yercingétorixavait écrit sescommentaires.
L'Ilistoire ancienneest obscurepar le défaut dedocuments. Ils abondent dans la moderne etBouvardet Pécuchet revinrent à la France, enta-mèrent Sismondi.
La succession de tant d'hommes leur donnaitenvie de les connaître plus profondément,de s'y
BOUVARD ET PECUCHET.<S4
mêler. Ils voulaient parcouru les originaux. Gré*
goire~de Tours, Monstre!et, Commines, tous ceuxdont les nomsétaient bizarresou agréables.
Mais les événements s'embrouillèrent, faute desavoirles dates.
Heureusementqu'ilspossédaientlamnémotechnie
de Dumouchel,unin-<2 cartonné, aveccetteépigra-
phe « Instruire en amusant. »
Ellecombinaitles trois systèmesd'Allevy,deParia
et de Fenaigle.
Allevytransformeleschiffresen figures, le nombre1 s'exprimantpar une tour, 2 par un oiseau, 3 parun chameau, ainsi du reste. Pârisfrappe l'imaMna-tion au moyende rébus un fauteuil garni de clous
à vis donnera Clou,vis Clovis et comme le
bruit de la friture fait « rie, ric » des merlans dansune poêle rappelleront Chi!péric. Fenaigle divisel'univers en maisons,qui contiennentdes chambres,
ayantchacunequatre paroisà neufpanneaux,chaque
panneauportant un emblème.Donc,le premier roide la première dynastie occupera dans la premièrechambrele premierpanneau. Unphare sur un mont
dira comment il s'appelait «Phar a mond » systèmeParis, et d'après le conseil d'Allevy, en plaçantau-dessus un miroir qui signifie4, un oiseau2, etun cerceau0, on obtiendra420, date del'avènement
de ce prince.Pour plus de clarté, ils prirent commebase mné-
motechnique leur propre maison, leur domicile,attachant à chacune de ses parties un fait distinct,
et la cour, le jardin, les environs, tout le pays,n'avaient plus d'autre sens que de faciliter la mé-
BOUVARDET P~COCBET. iSS
moire. Les bornages dans la campagne limitaientcertainesépoques, les pommiers étaient des arbres
généalogiques,les buissons des batailles, le mondedevenaitsymbole. Ils cherchaient, sur les muns,des quantités de choses absentes, unissaient parles voir, mais ne savaient plus les dates qu'ellesreprésentaient.
D'ailleurs, les dates ne sont pas toujours authen-
tiques. Ils apprirent, dans un manuel pour les col-
lèges, que la naissance de Jésus doit ~tre reportéecinq ans plus tôt qu'on ne la met ordinairement,
qu'il y avaitchez les Grecstrois manières de comp-ter les Olympiades,et huit chez les Latins de fairecommencerl'année. Autantd'occasionspour les.mé-
prises, outre cellesqui résultent des zodiaques,.desères et des calendriersdifférents.
Et de l'insouciance des dates, ils passèrent au
dédain des faits.
Ce qu'il y a d'important, c'est la philosophie de
l'Histoire1
Bouvard ne put achever le célèbre discours de
Bossuet.« L'aigle de Meauxest un ~rceur Il oublie h
Chine,lesIndeset l'Amérique mais ila'soin de nuus
apprendre que Théodose était « la joie de l'u-
bivers », qu'Abraham « traitait d'égal avec les
rois », et que la philosophie des Grecs descend
des Hébreux.Sa. préoccupation des Hébreuxtm~a-
gace..»
Pécuchet partagea ct~te opinion, et voulut lui
fairelire Vieo.« Commentadmettre», objectaitBouvard,« que
BOUVARD ET PECUCHET.1
i36
des fables soient plus vraies que les véritésdes his-
toriens? »
Pécuchet tâcha d'expliquer les mythes, se per-dant dans la ~cM~zaNuova.
« Nieras-tule plan de la Providence?
Je ne le connaispas » dit Bouvard.
Et ils décidèrent de s'en rapporter à Dumouchel.Le professeur avoua qu'il était maintenant dé-
routé en fait d'histoire.« Elle change tous les jours. Onconteste les rois
de Rome et les voyagesde Pythagore. On attaqueBélisaire, GuillaumeTell et jusqu'au Cid, devenu,
grâce aux dernières découvertes, un simple ban-dit. C'està souhaiter qu'on ne fasseplus de dééou-
vertes, et même Hnstitut devrait établir une sortede canonprescrivant ce qu'il faut croire M»
il envoyait en post-scriptum des règles de cri-
tique prises dans le cours de Daunou s
« Citer commepreuvele témoignagedes foules,mauvaises preuves elles ne sont pas là pour ré-
pondre.Rejeter les chosesimpossibles. On fit voir à
Pausanias la pierre avaléepar Saturne.L'architecturepeut mentir, exemple l'arc du
Forum, où Titus est appelé !ëpremier vainqueurde
Jérusalem, conquiseavant lui par Pompée.Les médailles 'trompent quelquefois. Sous
Charles~X,on battit des monnaiesavec le coin deHenri M.
Tenezen comptel'adresse des faussaires, l'in-térêt des apologisteset des calomniateurs.»
Peu d'historiens ont travailléd'après ces règles,
BOUVARDET PÉCUCHET. 1M
mais tous en vue d'une cause spéciale, d'une ré-
gion, d'une nation, d'un parti. d'un système, ou
pour gourmander les rois, conseiller le peupleoffrirdes exemplesmoraux.
Les autres, qui prétendent narrer seulement,ne valent pas mieux car on ne peut tout dire, il
faut un choix. Maisdans le choix des documents,un certain esprit dominera, et comme il varie,suivantles conditionsde l'écrivain, jamais l'histoire
ne sera fixée.« C'est triste, pensaient-ils.Cependant,on pourrait prendre un sujet, épui-
ser les sources, en fairebien l'analyse, puis le con-
denser dans une narration, qui serait comme un
raccourcides choses,reflétant la vérité tout entière.Uneielle œuvresemblait exécutableà Pécuchet.
« ~'eux-tuque nous essayionsde composer une
histoire?
Je ne demandepas mieux Maislaquelle?Effectivement,laquelle ? M
Bouvard s'était assis, Pécuchet marchait de longen large dans le musée. Quandle pot à beurre
Irappases yeux, et s'arrêtant tout à coup« Si nous écrivionsla vie du duc d'Angoulême?–Mais c'était unimbécilerépliqua Bouvard.
Qu'importe Les personnagesdu secondplanont parfoisune influence énorme, et celui-làpeut-être. tenait le rouage des affaires.»
Les livres leur donneraient des renseignements,et M. de Faverges en possédaitsans doute par lui-mêmeou par de vieuxgentilshommesde ses amis.
Ils méditèrent ce projet, le débattirent, et réso-
BOUVARD ET PÉCUCHET.iS8
lurent enfinde passer quinzejours &!abibliothèquemunicipale de Caen pour y faire des recherches.
Le bibliothécaire mit à leur dispositiondes his-toires générales et des brochures, avec une litho-
phie coloriée représentant de trois quarts Mgr leduc d'AngouIeme.
Le drap bleu de son habit d'uniforme disparais-sait. sous les épaulettes, les crachats et le grandcordon rouge de la Légion d'honneur. Un collet
extrêmement haut enfermait son long cou. Sa tête
piriforme était encadrée par les frisons de sa che-
velure et de ses minces favoris, et de lourdes pau-
pières, un nez très fort et de grosses lèvres;don-
naient à sa ngure une expressionde bjnté insigni-fiante.
Quandils eurent pris des notes, ils rédigèrent un
programmeNaissanceet enfance peu curieuses. Un de ses
gouverneurs est l'abbé Guénée, l'ennemi de Vol-
taire. A Turin, on lui fait fondre un canon, et il
étudie les campagnes de CharlesVIII. Aussi est-il
nommé, malgré sa jeunesse, coloneld'un régimentde gardes-nobles.
i7~7. Son mariage.1814. Les Anglais s'empârent de Bordeaux. Il
accourt derrière eux et montre sa personne auxhabitants. Descriptionde la personne du prince.
i8i3. Bonaparte le surprend. Tout de suite il
appelle le roi d'Espagne, et Toulon, sans Masséca,était livréà l'Angleterre.
Opérations dans le Midi. H est battu, maisrelâché sous la promesse de rendre les diamants
BOUVARD ET PÉCUCHET. 459
de la couronne, emportés au grand galop par le
roi, son oncle.
Après les Cent-Jours,il revient avec ses parentset vit tranquille. Plusieurs années s'écoulent.
Guerred'Espagne. Dèsqu'il a franchiles.Pyré-nées, la Victoiresuit partout le petit-filsde Henri IV.
n enlève le Trocadéro, atteint les colonnesd'Her-
cule, écraseles factions, embrasseFerdinandet s'en
retourne.Arcsde triomphe,fleursque présentent les jeunes
filles,diners dans les préfectures, TeDeumdans les
cathédrales.LesParisienssontau combledel'ivresse.
Lavillelui offreun banquet. Onchantesur les théâ-
tredes allusionsau héros.
L'enthousiasme diminue. Car en 1827, à Cher-
bourg, un bal organisé par souscriptionrate.
Commeil est grand-amiral de France, il inspectela flotte, qui va partir pour Alger.
Juillet i830. Marmontlui apprend l'état des af-
faires. Alors il entre dans une telle fureur qu'il sa-
blesse la main à l'épée du général.Le roi lui confiele commandementde toutes les
forces.Il rencontreaubois de Boulognedes détachements
de la ligne et ne trouvepasun seul mot à leur dire.
De Saint-Cloud, il voleau pont de Sèvres. Froi-
deur des troupes. Ça ne l'ébranlé pas. La famille
royale .quitte Trianon. Il s'asseoit au pied d'un
chêne, déploie une carte, médite, remonte à che-
val, passe devant Saint-Cyr et envoie aux élèvesdesparoles d'espérance.
A Rambouillet, les gardes du corps font leursfvUeux.
BOUVARD ET PÉCUCHET.t
.160
Il s'èinbarque, et pendant toute'la traversée estmalade. Fin de sa carrière.
Ondoi;ty relever l'importancequ'eurent lesponts.D'abord, il s'expose inutilement sur le pont de
l'Inn, il enlève le pont Saint-Esprit et le pont de
Lauriol à Lyon, les deux ponts lui sont funestes,et sa fortune expire devant le pont de Sèvres..
Tableaude ses vertus. Inutile de vanter son cou-
rage, auquel il joignait une grande politique. Car
il offrit à chaquesoldat soixantefrancs pour aban-
donner l'empereur, et en Espagne il tâcha de cor-
rompre à prix d'argent les constitutionnels.
Sa réserve était si profonde qu'il consentit au
mariage projeté entre son père et la reine d'Ecurie,à la formationd'un cabinetnouveauaprèsles ordon.
nances, à l'abdicationen faveurde.Chambord,à toutce que l'on voulait.
La fermeté pourtant ne lui manquait pas. A
Angers, il cassa l'infanterie de la garde nationale
qui, jalouse de la cavalerieet au moyen d'une ma~
noeuvre,était parvenueà lui faireescorte, tellement
que Son Altesse se trouva.prise dans les fantassinsà en avoirles genoux comprimés. Maisil blâma la
cavalerie,cause du désordre, et pardonnaà Fin&n-
terie, véritablejugement de Salomon.
Sa piété se signalapar de nombreusesdévotions,et sa clémenceen obtenant la grâce du général De-
belle, qui avaitporté les armes contre lui.
Détailsintimes, traits du princeAu château de Beauregard,dans son enfance, il
prit plaisir, avecson frère, à creuser une pièced'eau
que l'en voitencore.'Unefois, il visitala casernedes
BOUVARD JET PECUCHET. 161
chasseurs,demandaun verre de vin et le but à lasanté duroi.
Touten se promenant pour marquer le pas, Hse
répétaità lui-même a Une, deux, une, deux, une,deux! ))
Ona conservéquelques-unsde ses motsAune députationde Bordelais « Cequi me con-.
solede n'être pas à Bordeaux, c'est de me trouveraumilieu de vous
Auxprotestants de Nismes « Je suisbon catholi-
que,mais je n'oublierai jamais que le plus illustrede mes ancêtres fut protestant ».
Auxélèvesde Saint-Cyr, quand tout est perdu« Bien, mes amis Les nouvelles sont bonnes Çavabien très bien1 »
Après,l'abdicationde CharlesX « Puisqu'ils ne
veulentpas de moi, qu'ils s'arrangent ))
Et en 1814, à tout propos, dans le moindre vil-
lage « Plus de guerre, plusde conscription,plus dedroitsréunis )\
Son style valait sa parole. Ses proclamationsdé-
passenttout.La première du comte d'Artois débutait ainsi
«Français, le frère de voire roi est arrive »
Celledu prince « J'arrive. Je suis le fis de vosrois Vous êtes Français. »
Ordre du jour daté de Bayonne Soldats,
j'arrive1 >aUneautre en pleine défection « Continuezà
souteniravecla vigueur qui'convientau sotdut )ran-
gais,la lutte que vous avez commencée.La Francel'attendde vous »
BOUVARD ET PÉCUCHET.~63
Dermcre &Rambouillet. « Le roi est entré en
arrangement avec le gouvernement établi à Paris,et tout porte à croire que cet arrangement est surle point d'être conclu.Tout porte à croire étaitsublime.
« Une chose me chiffonne, dit Bouvard, c'est
qu'on ne mentionne pas ses affaires decoeur?HEt ils notèrent en marge « Chercherles amours
du prince M»
Au moment departir, le bibliothécairese ravisant,leur fit voir un autre portrait du ducd'Angouléme.
Sur celui-là, il était en colonel de cuirassiers,de profil, l'œilencore plus petit, la bouche ouverte,avec des cheveuxplats, voltigeant.
Commentconcilier les deux portraits ? Avait-illes cheveuxplats, ou bien crépus, à moins qu'il ne
poussât la coquetteriejusqu'à se faire friser?
Questiongrave, suivant Pécuchet, car la cheve-lure donne le tempérament, le tempérament l'in-dividu.
Bouvardpensait qu'on ne sait rien d'un hommetant qu'on ignore ses passions et pour éclaircircesdeuxpoints, ils se présentèrentau château de Faver-
ges. Le comten'y était pas, cela retardait leur ou-
vrage. Ilsrentrèrent chezeux, vexés.La porte de la maisonétait grande ouverte, per-
sonne dans la cuisine. Ils montèrent l'escalier et
que virent-ilsau milieu de la chambre de Bouvard?M""Bordinqui regardait de droite et de gauche.
-<Excusez-moi, dit-elle en s'efforçant de rire.
Depuisune heure je cherche votre cuisinière, dont
j'aurais besoin, pour mes confitures.»
BOUVARD ET PECUCHET. i6~
Ils la trouvèrent dans le bûcher sur une chaise et
dormant profondément. On la secoua. Elle ouvrit les
yeux.« Qu'est-ce encore ? Vous êtes toujours à me di-
guer avec vos questions »
Il était clair qu'en leur absence M" Bordin lui en
faisait.
Germaine sortit de sa torpeur, et déclara une in-
digestion.«Je reste pour vous soigner », dit la veuve.
Alors ils aperçurent dans la cour un grand bonnet,dont les barbes s'agitaient. C'était M°"*Castillon, la
fermière. Elle cria « Gorju 1 Gorju »»
Et du grenier, la voix de leur petite bonne ré-
pondit hautement« Il n'est pas là »»
Elle descendit au bout de cinq minutes, les pom-mettes rouges, en émoi. Bouvard et Pécuchet lui
reprochèrent sa lenteur. Elle déboucla leurs guêtressans murmurer.
Ensuite, ils allèrent voir le bahut.Ses morceaux épars jonchaient le fournil les
sculptures étaient endommagées, les battants rom-
pus.A ce spectacle, devant cette déception nouvelle,
Bouvard retint ses pleurs et Pécuchet en avait un
tremblement.
Gorju, se montrant presque aussitôt, exposa 1&fait il venait de mettre le bahut dehors pour le
vernir, quand une vache errante l'avait jeté parterre.
« A qui la vache? dit Pécuchet.
BOUVARDET PÉCUCHET.<64
Je ne saispas.Eh vous aviezlaissé la porte ouverte comme
tout à l'heure C'est de votre faute M»
Ils y renonçaientdu reste depuis trop longtempsil les lanternait et ne voulaientplus de sa personneni de son travail.
Cesmessieurs avaient tort. Le dommage n'était
pas si grand. Avant trois semaines tout serait fini,et Gorju les accompagnajusque dans la cuisine, oùGermaine arrivait, en se trainant, pour faire ledîner.
Ils remarquèrent sur la table une bouteille de
Calvados,aux trois quarts vidée.« Sans doute par vous dit Pécuchetà Gorju.
Moi jamais. »
Bouvardobjecta« Vousétiez le seul homme dans la maison.
Eh bien, et les femmes? » reprit l'ouvrier,avec un clin d'œiloblique.
Germaine le surprit:« Ditesplutôt que c'est moi
Certainementc'est vous1
Et c'est moi peut-être qui ai démoli l'ar-
moiré a»
Gorju fit une pirouette.« ~fousne voyez donc pas qu'elle est saoule! »
Alors ils se chamaillèrent violemment, lui pâle,
gouailleur, elle empourprée, et arrachant ses touffesde cheveux gris sous son bonnet de coton. M" Bor-
din parlaitpour Germaine,Méiiepour Gorju.La vieilleéclata.KSi ce n'est pas une abomination que vouspas-
`t
BOUVARD ET PÉCUCHET. 165
siez des journées ensemble dans le bosquet, sans
compter la nuit! espèce de Parisien, mangeur de
bourgeoises qui vient chez nos maîtres pour leurfaireaccroiredes farces o»
Les prunelles de Bouvards'écarquillèrent.« Quellesfarces t
Je dis qu'on se fichede vous1Onne se fichepas de moi » s'écriaPécuchet,
et, indigné de son insolence, exaspéré par les dé-
boires, il la chassa qu'elle eût à déguerpir. Bou-vard ne s'opposa point à cette décision et ils se
retirèrent, laissant Germainepousser des sanglotssur son malheur, tandis que M°"Bordin tâchait dela consoler.
Le soir, quand ils furent calmes,ils reprirent ces
événements, se demandèrent qui avait bu le Cal-
vados, commentle meuble s'était brisé, que récla-mait M" Castillon en appelant Gorju, et s'ilavait déshonoré Mélie?
« Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se
passe dans notre ménage, et nous prétendons dé-couvrir quels étaient les cheveuxet les amours du
duc d'AngoulômePécuchetajouta« Combiende questions autrement considérables,
et encore plus difficiles »»
D'où ils conclurent que les faits extérieurs nesont pas tout. Il faut les comptéterpar la psycho-logie. Sans l'imagination, l'histoire est défectueuse.
« Faisonsvenir quelques romans historiques »»
Ils lurent d'abord WalterScott.Cefut comme la surprise d'un monde nouveau.Leshommesdu passé qui n'étaient pour eux que
des fantômes ou des noms devinrent des êtres vi-
vants,rois, princes, sorciers, valets, garde-chasses,moines, bohémiens, marchandset soldats, qui déli-
bèrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangentet boivent, chantentet prient, dans la salled'armes
des châteaux, sur le banc noir des auberges, parles rues tortueuses des villes, sous l'auvent des
échoppes, dans ie cloîtredes monastères.Des pay
sages artistement composés entourent les scènes
comme un décor de théâtre. On suit des yeux un
cavalier qui galope le long des grèves. On aspireau milieu des genêts la fraîcheur du vent, la lune
éclaire des lacs où glisse un bateau, le soleil fait
reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes
de feuillages. Sans connaître les modèles, ils trou-
vaient ces peintures ressemblantes,et l'illusionétait
complète. L'hiver s'y passa.Leur déjeuner fini, ils s'installaientdans la petite
salle, aux deux bouts de la cheminée et en face
l'un de l'autre, avecun livre à la main, ils lisaient
silencieusement.Qurnd le jour baissait, ils allaient
v
BOUVARD ET P&CCCHET. i67
se promener sur la grande route, dînaient en hâteet continuaientleur lecture dans la nuit. Pour se
garantir de la lampe, Bouvardavait des conserves
bleues Pécuchet portait la visière de sa casquetteinclinéesur le front.
Germaine n'était pas partie, et Gorju, de tempsà autre, venaitfouir au jardin, car ils avaient cédé
par indifférence,oubli des chosesmatérielles.
Après WalterScott, AlexandreDumas les diver-tit à la manière d'une lanterne magique. Sesper-*unnages, alertes comme des singes, forts commedes bœufs, gais comme des pinsons, entrent et
parlent brusquement, sautent des toits sur le pavé,reçoivent d'affreusesblessures dont ils guérissent,sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappessousles planchers, des antidotes, des déguisementset tout se môle, court et se débrouille, sans uneminute pour la réflexion. L'amour conserve de la
décence, le fanatismeest gai, les massacres fontsourire.
Rendus difficilespar ces deux maîtres, ils ne
purent tolérer le fatras de Bélisaire, la niaiserie deNumaPompilius, de Marchangy,du vicomted'Ar-
lincourt.`
La couleur de Frédéric Soulié (comme celle du
bibliophileJacob) leur parut insuffisanteet M.Ville-main les scandalisa en montrant, page 85 de son
Lascaris, une Espagnole qui fumeune pipe, « une
longue pipe arabe a au milieudu XV siècle.
Pécuchet consultait la biographie universelle et
entreprit de réviser Dumas au point de vue de lascierce.
BOUVARO ET PÉCUCHET.168
L'auteur, dans les DpM.rDM~c, se trompe dedates. Le mariage du DauphinFrançoiseut lieu le
i5 octobre 1S48,et non le 20 mars 4~9. Commentsait-i!(voir le ~aye </Mduc de Savoie)que Catherinede Médicis,après la mort de son époux, voulait re-commencerla guerre ? Il est peu probable qu'on ait
couronné le duc d'Anjou, la nuit dans une église,
épisode qui agrémente la Damede Jtfo~o~eaM.La
~M<?Margot, principalement, fourmilled'erreurs.
Le duc de Nevers n'était pas absent. Il opina au
conseil avant la Saint-Barthélémy,et Henri de Na-
varre ne suivit pas la processionquatre jours après.Henri III ne revint pas de Pologne aussi cvite.
.D'ailleurs, combien de rengaines Le miracle de
Faubépine, le balcon de CharlesIX, les gants em-
poisonnés de Jeanne d'AIbret, Pécuchet n'eut plusconfianceen Dumas.
Il perdit même tout respect pour Walter Scott,à cause des bévues de son ()K<?M~MDM?'M'a?'<Le
meurtre de Féveque de Liège est avancé de quinzeans. La femme de Robert de Lamarck et~u Jeanned'Arschelet non Hamelinede Croy. LoinJ être tué
par un soldat, il fut mis à mort par MaxtmUien.et la figure du Téméraire, quand on trouva son
cadavre, n'exprimait aucune menace, puistpielM
loups l'avaient a. demi dévorée.
Bouvardn'en continua pas moins Walter Scott,mais finitpar s'ennuyer de la répétitiondes me.neseffets.'L'héroïne, ordinairement, vit à la campagneavec son père, et l'amoureux, on enfant ~é, estrétabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux.il
y a toujours un mendiantphilosophe, un châtelain
BOUVARD ET PÉCUCHET. 469
tO
bourru, des jeunes fillespures, des valets facétieux
et d'interminables dialogues, une pruderie bête,
manquecomplet de profondeur.En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George
Sand.Il s'enthousiasma pour les belles adultères et les
noblesamants, aurait voulu être Jacques, Simon,
Bénédict,Lélio, et habiter Venise Il poussait des
soupirs,ne savait pas ce qu'il avait, se trouvaitlui-
mêmechangé.Pécuchet,travaillant la littératurehistorique, étu-
diaitles piècesde théâtre.Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre
Charlemagne,plusieurs Philippe-Auguste,une foule
de Jeanne d'Arc et bien des marquises de Pompa-dour,et des conspirationsde Cellamare.
Presque toutes lui parurent encore plus bêtes
queles romans. Caril existepour le théâtre une his-toireconvenue, que rien ne peut détruire. Louis XInemanquera pas de s'agenouillerdevant les figu-rines de son chapeau; Henri IV sera constamment
jovial;MarieStuart pleureuse, Richelieucruel, en-
fin,tous les caractèresse montrent d'un seul bloc,
par amour des idées simples et respect de l'igno-rance, si bien que le dramaturge, loin d'élever,abaisse au lieu d'instruire, abrutit.
CommeBouvardlui avait vanté GeorgeSand,Pé-cuchetse mit à lire C(~MMe/o,Foracc, .~M~a<,futséduit par la défensedes opprimés,le côté socialet républicain,les Jieses.
Suivantliouvard, ellesgâtaient la fictionet il de-mandaau cabinetde lecture des romans d'amour.
470 BOUVARD ET PÈCUCHET.
A haute voix et l'un après l'autre, ils parcou-rurent la NouvelleHéloise,De~oA~c~Adolphe, Ou-
~a. Mais les bâillementsde celui qui écoutaitga-
gnaient son compagnon, dont les mains bientôt
laissaienttomber le livrepar terre.
Ils reprochaientà tous ceux-là de ne rien dire surle milieu, l'époque, le costume des personnages.Le cœur seul est traité toujours du sentiment!commesi le monde ne contfait pas autre chose.
Ensuiteils tâtèrent desromLashumoristiques,tels
que le VoyageaM~o! de ma chambre, par Xavier
de Maistre <S'OM~Z~TÏ~M/s,d'AlphonseKarr. Dans
ce genre de livres, on doit interrompre la narrationpour parler de sonchien, de ses pantouflesou de sa
maîtresse. Un tel sans gêne d'abord les charma,
puis leurparut stupide, car l'auteurefface sonœuvre
en y étalant sapersonne.Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans
les romans d'aventures l'intrigue les intéressait
d'autant plus qu'elle était enchevêtrée, extraordi-naire et impossible. Ils s'évertuaient à prévoir les
dénouements, devinrent là dessus très forts, et se
lassèrent d'une amusette, indigne d'esprits sé-
rieux.
L'oeuvrede Balzac les émerveilla, tout à la foiscomme une Babylone, et comme des grains de
poussière sous le microscope. Dans les choses les
plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils
n'avaient pas soupçonnéla vie moderne aussi pro-fonde.
« Quel observateur1s'écriaitBouvard.Moije le trouve chimérique,finitpar dire Pé-
BOUVARDET PËCBCHET. i7i
cuchet.Il croit aux sciences occultes, à la monar-
cMe,à la noblesse, est éblouipar les coquins, vousremue les millions comme des centimes, et ses
bourgeoisne sont pas des bourgeois,mais des colos-
ses.Pourquoigonflerce qui est plat, et décrire tant
de sottises Il a fait un roman sur la chimie, un
autrb sur la Banque, un autre sur les machines à
imprimer. Commeun certain Ricard avait fait « le
cocherde fiacre», « le porteur d'eau », « le mar-
chandde coco». Nousen aurions sur tous les mé-
tierset sur toutes les provinces,puis sur toutes les
villesetles étagesde chaque maisonet chaqueindi-
vidu,ce qui ne seraplus de la littérature, mais de la
statistiqueou de l'ethnographie. »Peu importait à Bouvardle procédé. Il voulait
s'instruire, descendre plus avant dans la connais-sancedes moeurs.Il relut Paul de Kock,feuilleta de
vieuxermites de la Chausséed'Antin.« Commentperdre son temps à des inepties pa-
reilles,disaitPécuchet.
Maispar la .suitece sera fort curieux, comme
documents.Va te promener avec tes documents Je de-
mandequelquechosequi m'exalte,qui m'enlève aux
misèresde ce monde1 »Et Pécuchet, porté à l'idéal, tourna Bouvard, in-
sensiblement,vers la tragédie.Le lointain où elle se passe, les intérêts qu'on y
débatet la conditionde sespersonnages leur impo-saientcumutoun sentimentde grandeur.
Unjour, Bouvardprit Athalie, et débita le songetellementbien, que Pécuchet voulutà son tour l'es-
1 J2 BOUVARD Et PÉCUCHET.
sayer. Dèsla première phrase, sa voixse perdit dansune espèce de bourdonnement. Elle était monotone
et, bien que forte, indistincte.
Bouvard, plein d'expérience, lui conseilla, pour
l'assouplir, de la déployer depuis le ton le plus bas
jusqu'au plus haut, et de la replier, -.en émettantdouxgammes, l'une montante, l'autre descendante-et lui-même se livrait à cet exercice,le matio,dans son lit, couchésur le dos, selonle préceptedes
Grecs. Pécuchet, pendant ce temps-là, travaillaitde
la même façon leur porte était close et ils brail-
laient séparément.Cequi leurplaisaitde la tragédie,c'était l'emphase,
lesdiscourssurla politique,lesmaximesdeperversité.Ils apprirent par coeur'les dialogues les plus fa-
meux de Racine et de Voltaire, et ils les décla-
maient dansle corridor.Bouvard,commeau Théâtre-
Français, marchait la mainsur l'épauie de Pécuchet
en s'arrêtant par intervalles, et, roulant ses yeux,ouvrait les bras, accusait les destins. TIavait de
beaux cris de douleur dans le Philoctète de La
Harpe, un joli hoquet dans Ga~c//c de ~e~y, et
quand il faisait Denys, tyran de Syracuse,une ma-
nière de considérerson uls en 1 appelant«Monstre,
digne de moi » qui était vraiment terrible. Pécu-
chet en oubliait son rôle. Les moyens lui man-
quaient, non la bonne volonté.Une fois, dans la C~o/K~ de Marmontel,il ima-
gina de reproduire le sifflementde l'aspic, tel qu'a-vait dû le faire l'automate inventé exprès par Vau-
canson. Ceteffetmanqué les fit rire jusqu'au soir.
La tragédie tombadansleur estime.
BOUVARD ET PÉCUCHET. i73
)!
Bouvarden fut las le premier, et, y mettant de la
franchise, démontra combien eUeest ariiucielle et
podagre, la.niaiserie de ses moyens, l'absurdité des
confidents.Ils abordèrent la comédie, qui est l'école des
nuances.Il faut disloquerla phrase, souligner les
mots, peser les syllabes.Pécuchet n'en put venir àbout et échouacomplètementdans Célimène.
Du reste, il trouvait les amoureux bien froids,les raisonneursassommants, les valets intolérable",Clitandre et SganareUe aussi faux qu'Egisthe et
qu'Agamemnon.Restait la comédie sérieuse, ou tragédie bour-
geoise, celle où l'on voit des pères de famille dé-
solés, des domestiques sauvant leurs maîtres, desrichards offrantleur fortune, des couturières inno-
centes et d'infâmes suborneurs, genre qui se pro-
longe de Diderot jusqu'à Pixérécourt. Toutes ces
piècesprêchant la vertu les choquèrent commetri-
viales.
Le drame de i830 les enchanta par son mouve-
ment, sa couleur, sa jeunesse.'Ils ne faisaient guère de diSérence entre Victor
Hugo,Dumasou Bouchardy,et la diction ne devait
plus être pompeuse ou fine, mais lyrique, désor-
donnée.
Unjour que Bouvardtâchait de fairecomprendrea Pécuchetle jeu de FrédériGLemaïtre, M' Bordinse montra tout à coup avec son châle vert, et un
volumede Pigault-Lebrun qu'elle rapportait, cesmessieurs ayant l'obligeance de lui prêter des ro-mans quelquefois.
'i74 BOUVARD ET PËCUCHET.
(t Maiscontinuez » car elle était là depuis ùne
minute, et avait plaisir à les entendre.
Ils s'excusèrent. Elle insistait.
« Mon Dieu 1 dit Bouvard, rien ne nous em-
pêchePécuchetallégua,par faussehonte, qu'ilsne pou-'
vaient jouer à l'improviste, sans costume.
« Effectivement1 nous aurions besoin de nous
déguiser a
Et Bouvardcherchaun objetquelconque,ne trouva
que le bonnetgrec et le prit.Commele corridor manquait de largeur, ils des-
cendirent dans le salon.. 1
Des araignées couraient le long des murs et les
spécimens géologiquesencombrant le soi avaientblanchi de leur poussière le velours des fauteuils.
On étala sur le moins malpropre un torchon pour
que M°"Bordinpût s'asseoir.Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bou-
vard était partisan de la Tour de A~/e. Mais Pécu-chet avait peur des rôles qui demandent trop d'ac-tion.
« Elle aimera mieux du classique1 jMe<& parexemple?
Soit.Bouvard conta le sujet. a C'est une reine,
dont le mari a, d'une autre femme, un fils. Klleestdevenue folledu jeune homme, y sommes-nous?En route w»
`Oui, prince, je tabula, je brûle pour TMaÊe,Je l'aime t
BOUVARD ET PÉCUCHET. i75Et paylant au profil de Pécuchet, il admirait son
port, son visage,« cette tète charmante» se désolait
de ne l'avoir pas rencontré sur la flotte des Grecs;,aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe.
La mèche du bonnet rouge s'inclinait amoureu-
sement, et sa voixtremblante, et sa figure bonne
conjuraientle cruel de prendre en pitié sa flamme.
Pécuchet, en se détournant, haletait pour marquerde l'émotion.
M"" Bordin, immobile, écarquillait les yeux,commedevant les faiseurs de tours Mélieécoutait
derrière la porte. Gorju,en manches de chemises,lesregardait par la fenêtre.
Bouvardentama la secondetirade. Sonjeu expri-mait le délire des sens, le remords, le désespoir,et il se précipitasur le glaiveidéal de Pécuchet avee
tant de violenceque, trébuchant dans les cailloux,il faillit tomber par terre.
« Ne faites pas attention Puis, Thésée arrive, et
elle s'empoisonne1
Pauvre femme » dit madame Bordin.
Ensuite ils la prièrent de leur désigner un mor-ceau.
Le choix l'embarrassait. Elle n'avait vu que trois
pièces Robert le Diabledans la capitale, le Jeune
Jtta~ à Rouen, et une autre à Falaise qui était
bien amusante et qu'on appelaitla Brouette du Fï-
Ha:y?'M~.Enfin, Bouvard lui proposa la grande scène de
Tartufe, au troisième acte.
Pécuchet crut une explicationnécessaire.:« Il faut savoir que Tartufe. »
BOCVARDET y&CUCBET.t76
M°" Bordin l'interrompit. « On sait ce que c'est
-qu'unTartufe »
Bouvardeut désiré, pour un certain passage,une
robe.«Je ne vois que la robe de moine», dit Pécuchet.
N'importe mets-la1 »
H reparut avecelle, et un Molière.Le commencement fut médiocre. Mais Tartufe
venant à caresserles genouxd'Elmire, Pécuchetpritnn ton de gendarme.
« ()MCfait là t'O~'CM<7M!?»
Bouvard,bien vite, répliqua d'une voixsucrée,:« Je <<!<<*votre habit, ~'<;<(~eeMest ~:M//c~. »
Et il dardait ses prunelles, tendait la bouche,reni-
flait,avaitun air extrêmementlubrique, finit même
par s'adresserà M' Bordin.
Lesregards decet hommela gênaient, et quandil s'arrêta, humble et palpitant, elle cherchait pres-que une réponse.
Pécuchet eut recours au livr& « La déclaration
est ~o:~<ïfait ya/tM~. »
«Ah oui », s'écria-t-elle, c'est un fier enjôleur.N'est-ce pas? » reprit GeramentBouvard.« Mais
en voilà une autre, d'un chic plus moderne. » Et,
ayant défait sa redingote, il s'accroupit sur un
moellon,et déclama,la tête renversée
Des Nftmmci'de tes yeux inonde ma paupière.Chante-moi quelque chant, comme ps: Ma,le soir,Tu m'en ohautais, ayottJea p!euMdans ton osUnoir.
«Çame ressemble», pensa-t-aue.
BOUVARD ET PÉCUCHET. i77
Soyonsheureux) buvons) cnr la coupe est remplie,Car cotte heure est &noua et le reste est folle1
Commevous êtes drôle 1»
Et elle riait d'un petit rire, qui lui remontait la
gorgeet découvraitses dents.
N'est-ce pas qu'il est doux
D'aimer, et de savoir qu'on vous aime à genoux7
Il s'agenouiUa.
«FinissezdoncH
Oh Mase-moï dormir et rater sur ton sein,Dona Sol, ma beauté, mon amour!
«Ici on entend les cloches, un montagnard les
dérange.Heureusement1carsanscela. » EtM°"°Bor-
din sourit, au lieu de terminer sa phrase. Le jourbaissait. Elle se leva.
Il avait plu tout à l'heure, et le chemin par h
hetréen'étant pas facile,mieuxvalaits'en retourner
par les champs. Bouvardi'accompagnadans le jar-din, pour lui ouvrir la porte.
D'abord,ils marchèrent le long des quenouilles,sansparler. Hétait encore ému de sa déclamation,
et elle éprouvait au fond de l'âme comme une
surprise, un charme qui venait de la littérature.
L'art, en de certaines occasions, ébranle les espritsmédiocres, et des mondes peuvent être révélés
par ses interprètes les pluslourds.
BOUVARD ET PÉCUCHET.i1f8
Le soleil avait reparu, faisaitluire les feuilles, je-tait des tacheslumineusesdans les fourrés, ça et là.Trois moineaux avec de petits cris sautillaientsur
le tronc d'un vieuxtilleulabattu. Uneépineen fleurs
étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se pen-chaient.
« Ah cela fait bien ?dit Bouvard,en humant
l'air à pleins poumons.«Aussi, vousvousdonnezun mat1
Cen'est pas quej'aie du talent, mais pour du
feu, j'en possède.On voit.M, reprit-elle et mettant un espace
entre les mots, « que vousavez. aimé. autrefois.Autrefois,seulement, vous croyez »»
Elle s'arrêta.«Je n'en sais rien 1
Que veut-elledire ?» Et Bouvardsentait battre
son cœur.Uneflaqueau milieu du sable, obligeantà un dé-
tour, les fit monter sousla charmi!Ie.
Alors ils causèrent de la représentation.«Comments'appellevotredernier morceau?
C'est tiré de /ife?'M<~K,un drame.Ah » puis lentement, et se parlant à elle-
meme, ce doit être bien agréable, un monsieurquivousdit des chosespareilles, pour tout de bon.
Je suis à vosordres», repondit Bouvard.
«Voua?Oui moi1
QueUoplaisanteriePas lemoinsdu monde »
Et ayantjeté un regard autour d'eux, il la prit à
BOUVARD ET PjÈCUCHET. i79
la ceinture, par derrière, et la baisa sur !a nuque,fortement.
Elle devint très pâle comme si elle allait s'éva-
nouir, et s'appuya d'une main contre un arbre;
puis, ouvrit les paupières, et secoua la tête.« C'est passé. »
Il la regardait, avec ébahissement.
La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la
petite porte. Une rigole coulait de l'autre côte. Elle
ramassa tous les plis de sa jupe, et se tenait au bord,indécise
« Voulez-vousmon aide ?
Inutile.
Pourquoi ?Ah vous êtes trop dangereux1 M
Et, dans le saut qu'elle fit, son bas blanc parut.Bouvardse blâma d'avoir raté l'occasion. Uah elle
se retrouverait, et puis les femmes ne sont pastoutes les mômes. JI faut brusquer les unes, t'audace
vousperd avec les autres. En somme, il était contentde lui, et s'il ne confia pas son espoir à Pécuchet,cefut dans la peur des observations, et nullement
pardélicatesse.
Apartir de cejour-là, ils déclamèrent devant Mé!ieet Gorju, tout en regrettant de n'avoir pas un théâtrede société.
Lapetite bonne s'amusait sans y rien comprendre,chahiedu langage, fascinée par le ron-ron des vers.
Gorju applaudissait les tirades philosophiques des
tragédies et tout ce qui cta:t pour le peuple dans les
metodrames si bien que, charmes de son goût,i~ pensèrent lui dotiner des tec.ons~pour en faire
180 BOUVARD ET PJÊCUCHET.
plus tard un acteur. Cette perspective éblouissaitl'ouvrier.
Le bruit de leurs travauxs'était répandu. Vaucor-heilleur en parta d'une façonnarquoise. Générale-ment on les méprisait.
Ils s'en estimaient davantage. Ils se sacrèrentartistes. Pécuchet porta des moustaches, et Bouvard
ne trouvarien de mieux, avec sa mine ronde et sa
calvitie,que de se faire « une tête à la Déranger o
Enfin, ils résolurent de composer une pièce.Le difQciiec'était le sujet.Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du
café,liqueur indispensableau cerveau,puis deux ou
trois petits verres. Ils allaient dormir sur feuriit
après quoi, ils descendaientdans le verger, s'y pro-menaient, enfin sortaient pour trouver dehorsl'ins-
piration, cheminaientcôteà côte, et rentraient exté-
nués.
Oubien, ils s'enfermaientà double tour. Bouvard
nettoyait la tabte, mettait du pap!er devant lui.
trempait sa plume et restait les yeux au plafond.
pendant que Pécuchet, dans le fauteuil, méditait.les jambes droites et la tête basse.
Parfoisils sentaient un frisson et commele ventd'une idée aumomentde la saisir,elleavaitdisparu.
Maisil existe des méthodespour découvrirdes su-
jets. Onprend un titre au hasard et un fait en dé-
coule on développeun proverbe, on combinedesaventures en une seule. Pas un de ces moyensn'a-boutit. Ils feuiHdèrent vainement des recueils d'a-
necdotes, plusieursvolumesdes causescélèbres, untas d'histoires.
BOUVARD BT PÉCUCHET. ~Ëi
n
Et ils rbvaient d'être joués à l'Odéon, pensaientauxspectacles, regrettaient Paris.
« J'étais fait pour être auteur, et ne pasm'enterre]*
à la campagne disait Bouvard.
Moide même», répondait Pécuchet.
Une illumination lui vint s'ils avaient tant do
mal, c'est qu'ils ne savaient pas les règles.Ils les étudièrent, dans la Pratique du T~c~c par
d'Aubignac, et dans quelques ouvrages moins .dé-
modés.
On y débat des questions importantes Si la co-médiepeut s'écrire en vers si la tragédie n'ex-
cèdepoint les bornes, en tirant sa fable de l'histoiBe
moderne si les héros doivent être vertueux
quel genre de scélérats elle comporte jusqu'à
quelpoint les horreurs y sont permises que les
détailsconcourent à un seul but, que l'intérêt gran-
disse, que la fin réponde au commencement, sans
doute J
Inventezdesressort"quipuissentm'attacher,
dit Boileau.
Par quel moyen inventer des ressorts ?
Que dans tous vos disco<!<~la passion émue
Aitleohorchei.le coeur,l'échauTeet le remue.
Commentéchauffer le cœur?Doncles règles ne suffisent pas il faut, de plus,génie.
le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l'Aea-'L'nuofrançaise, n'entend rien au théâtre. Geuuroy
182 BOUVARDET PECUCHET.
dénigraVoltaire. Racine fut bafoué par Subligny.La Harperugissait au nom de Shakespeare.
La vieille critique les dégoûtant, ils voulurenconnattre la nouvelle, et firent venir les comptes-rendus de pièces dans les journaux.
Quel aplomb 1Quelentêtement Quelle impro-bité Des outrages à des chefs-d'œuvre,des rév~
rences faites à des platitudes et les âneries deceux qui passent pour savants, et la bêtise de!autres que l'on proclame spirituels1
C'est peut-êtreau public qu'ii faut s'en rapporter.Mais des œuvres applaudies parfois leur déplai.
saient, et, dans les sifflées, quelque chose leur
agréait.Ainsi, l'opinion des gens de goût est trompeuse
et le jugement de la fouleinconcevable.Bouvardposa le dilemmeà Barberou. Pécuchet,
de son côté, écrività Dumouchel.L'ancien commis voyageur s'étnnna dn ramollis-
sement causé par la province, son vieux Uouvardtournait à la bedelle, bref « n'y était ~'us du tout
Le théâtre est un objet de consommationcommeun autre. Celaentre dans l'articleParis. Unvaau
spectaclepour se divertir. Ce qui est bien, c'est ce
qui amuse. ·
« Mais, imbécile,s'écria Pécuchet,ce qui t'amusen'est pas ce qui m'amuse, et les autres et toi-uismeS'enfatigueront plus tard. Si les piècessont absolu-ment écrites pour être jouées, comment se fait-i!
que les mo:eures soient to')jmn'slues? »Et il at-tendit la réponsede Uumouchei.
1
Suivant le professeur, le fort immédiat d'une
WOUVARDET PECUCHET, 483
pièce ne prouvait rien. Le Misanthrope et Athalie
tombèrent. Zaïre n'est plus comprise. Qui.parle au-
jourd'hui de Ducange et de Picard? Et il rappelaittous tes grands succès contemporains, depuis Fan-
tA<Mla Vielleuse.jusqu'à Gaspardo le Pêcheur, dé-
plorait la décadence de notre scène. Elle a pourcausele méprisde là Iit!érature, ou plutôt du style.
Alors ils se demandèrent en quoi consiste préci-sémentle style ? et, grâce à des auteurs indiqués
par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous ses
genres.Comment on obtient le majestueux, le tempéré,
le naïf, les tournures qui sont nobles, les mots quisont bas. C~~M se relève par <Ze!waM~.P'b?M~'ne
s'emploie qu'au figuré. Fièvre s'applique aux pas-sions. Vaillanceest beau en vers.
« Si nous faisions des vers ? dit Pécuchet.
Plus tard Occupons-nous de la prose d'abord.
On recommande formellement de choisir un clas-
siquepour se mouler sur lui, mais tous ont leurs
dangers,et non seulement ils ont péché par le style,maisencore par la langue.
Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécu-
chet et ils se mirent à étudier la grammaire.Avons-nousdans notre idiome des articles déunis
et indéfiniscomme en latin? Les uns pensent queoui,les autres que non. Ils n'osèrent se dcoder.
''Le sujet s'accorde toujours a\cc le verbe, sauflesoccasionsoù le sujet ne s'accorde pas.
N))))~(li~inct.inn,entre l'adjectif verbalet te participe présent mais l'Académie eu pose une
['' )) conunodcà saisir.
484 BOUVARDEf PÉCUCHET.
Ils furent bien aises d'apprendre que leur, pro.nom, s'emploiepour lespersonnes, mais aussi pourles choses, tandis que oü et ~i s'empioient pour les
choses et quelquefoispour les personnes.Doit-ondire « Cettefemmea l'air bon » ou «l'air
bonnea ? « une bûchede bois sec »ou « de boissèche M a ne pas laisser de Mou « que de »«une troupe de voleurssurvint, »ou « survmrentx ?
Autres difficultés « Autour et à l'entour » dont
Racineet Boileaune voyaient pas la diS'erence« imposer » ou « en imposer M,synonymes chezMassilionet chezVoltaire « croasser Het « coas<ser », confonduspar Làfontaine,qui pourtant savait
reconnaître un corbeaud'une grenouille,Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord.
Ceux-ci voient une beauté, où ceux-làdécouvrentune faute. Ils admettent des principes dont ils re-
poussent les conséquences, proclament les consé-
quences dont ils refusent les principes, s'appuientsur la tradition, rejettent les maîtres, et ont des rsf-
finements bizarres. Ménage, au lieu de lentilleset
cassonade, préconise nentilles et castonade. Bou-
hours, ~'<~c~M et non pas Aï&ro'cA~et M. Chap-sal les <M&de la M~c.
Pécuchet surtout fut ébahi par Jénin. Comment?des .z'ow~o~ vaudraitmieux que des AaHMei'(~des '<M'co~quedes ~'M'o~, et, sous LouisXiY,on prononçait jRoK~eet monsieur de ZM~~ posrRomeet monsieur de Z.MMHe/I
jLittré leur porta le coup de grâce en si'Rrmaat
que jamais ii n'y eut d'orthographe positive, et
qu'il ne saurait y en avoir.
BOBVARD ET P&CUCHET. ~8S
Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie
etla grammaire une illusion.
En ce temps-là d'ailleurs, une rhétorique nou-
velleannonçait qu'il faut écrire commeon parle et
que tout sera bien, pourvuqu'on ait senti, observé.
Commeils avaient senti et croyaient avoir ob-
servé,ils se jugèrent capables d'écrire une pièceestgênante par l'étroitesse du cadre, mais le roman
a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent
dansleurs souvenirs.
Pécuchetse rappela un de ses chefs de bureau,un très vilain monsieur, et il ambitionnaitde s'en
vengerpar un livre.
Bouvard avait connu, à l'estaminet, un vieuxmaître d'écriture ivrogne et misérable. Rien neseraitdrôle comme ce personnage.
Aubout de la semaine, ils imaginèrent0' ~idrecesdeux sujets en un seul en denu' là,
passèrent aux suivants Une femme q. causele malheurd'une famille, une femme, ~n mariet soi, amant, une femme qui serait vertueuse
pardéfautde conformation,un ambitieux, un mau-vaisprêtre.
Ils tâchaient de relier à ces conceptions incer-tainesdes choses fournies par leur mémoire, re-
tranchaient,ajoutaient.%Pecr~t était pour le sentiment et l'idée, Bou-vardp. l'image et la couleur et ils commen-
çaientà ne plus s'entendre, chacun s'étonnant quel'autrefût si borné.
La science qu'on nomme esthétique, trancherait
peut-êtreleurs différends. Un ami de Dumouchel,
i86 BOUVARDET PÉCUCHET.
professeur de philosophie, leur envoya une liste
d'ouvragessur la matière. Ils travaillaientà part, etse communiquaientleurs réuexions.D'abord qu'est-ce que le beau ?
Pour Schelling, c'est l'infini s'exprimant par le
fini pour Reid, une qualité occulte pour Jouf-
froy, un fait indécomposable pour De Maistre,ce'
qui plaît à la vertu pour le P. André, ce qui con-vient à la raison.
Et il existe plusieurs sortes de Beau un beaudans les sciences, la géométrie est belle un beaudans les mœurs, on ne peut nier que la mort deSocratene soit belle. Unbeau dans le règne animal.La beauté du chien consiste dans sou odorat. Un
cochon ne saurait être beau, vu ses habitudes
immondes un serpent non plus, car il éveille ennous des idées de bassesse.
Les fleurs, les papillons,les oiseauxpeuvent étr&beaux. Enfin la condition première du Beau, c'est
l'unité dans la variété, voilàle principe.« Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches
sont plus variés quedeuxyeux droits et produisentmoinsbon effet, ordinairement. »
Ils abordèrent la questiondu sublime.Certains objets sont d'eux-mêmes sublimes, le
fracas d'un torrent, des ténèbres profondes, un
arbre battu par la tempête. Un caractèreest beau
quand il triomphe, et sublime quand il lutte.« Je comprends,dit Bouvard,le Beauest le Beau,
elle Sublime le très Beau. » Commentles dis-
tinguer ?
1« Aumoyendu tact, répondit Pécuchet.
BOUVARD ET PÈCUCHET. i87..
Et.le tact, d'où vient-il ?2
Dugoût 1
Qu'est-ceque le goût ? »
Onledénnit,un discemementspécial,un jugement
rapide, l'avantage de distinguer certains rapports.« Enfin le goût c'est legoût, et tout celane dit
pasla manièred'en avoir. »
11faut observerles bienséances, mais les bien-
séancesvarient, et si parfaiteque soitune œuvre,ellene sera pas toujours irréprochable. Il y a pour-tantun Beau indestructible, et dont nous ignoronsleslois, car sa genèse est mystérieuse.
Puisqu'uneidée ne peut se traduirepar trutes les
formes,nous devons reconnaître des limites entre
lesarts, et, dans chacundes arts, plusieurs genresmaisdes combinaisons surgissent où le style de
t'&nentrera dans l'autre, sous peine de dévier du
but,de ne pas être vrai.
L'application trop exactedu Vrai nuit à laBeauté,et la préoccupationde la Beauté empêchele Vraicependantsans idéal pas de Vrai c'est pour-quoiles types sont d'une réalité plus continuequelesportraits. L'art d'ailleursne traite que la vrai-
semblance, mais la vraisemblancedépend de quil'otserve, est une choserelative, passagère.
Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements.
Bouvard,de moinsen moins,croyait à l'esthétique.« Si elle n'est pas une blague, sa rigueur se dé-
montrerapar des exemples.Or écoute »Et il lut une'note, qui lui avaitdemandébien des
recherches.«Bouhoursaccuse Tacite de n'avoirpas la sim-
plicitéque réclamel'Histoire.
~8S BOUVARD ET P&CUCHET.
« M. Droz, un professeur, blâme Shakespearepour son mélange du sérieux et du bouffon. Ni-
sard, autre professeur, trouve qu'AndréChénierest,
comme ~oète, au-dessous'du XVII' siècle. BIair,
Anglais,déplore dans Virgilele tableau des Harpies.Marmontelgémit sur les licencesd'Homère.Lamotte
n'admet point l'immortalitéde ses héros. Vidas'in-
dignede ses comparaisons.Enfin, tous les faiseurs
de rhétoriques, de poétiques et d'esthétiques me
paraissentdes imbéciles1
Tu exagères! » dit Pécuchet.
Des doutes l'agitaient, car si les esprits médio-
cres (comme observe Longin) sont incapables de
fautes, les fautes appartiennent auxma.ïtres,~etondevra les admirer? C'est trop fort! Cependantlesmaîtres sont les maîtres 1Ilauraitvoulu faire s'ac-
corderles doctrines avecles oeuvres,les critiquesetles poètes, saisir l'essence du Beau et ces ques-tions le travaillèrenttellement que sa bile en fut re-
muée. Il y gagnaune jaunisse.Elleétait à sonplushaut période,quandMarianne,
la cuisinièredeM""Bordin,vintdemander àBouvard
un rendez-vouspour sa maîtresse.
Laveuve.n'avaitpas reparu depuis la séance dra-
matique. Était-ceune avance? Maispourquoil'in-
termédiaire de Marianne? Et pendant toute la
nuit, l'imaginationde Bouvards'égara.Le lendemain, vers deuxheures, il se promenait
dans.le corridoret regardait de temps à autrepar la
fenêtre; un coup de sonnetteretentit. C'étaitle no-taire.
¡Il traversa la cour,monta l'escalier, se mit dansle
.BOUVARDET PÉCUCHET. i89
0.
fauteuil,et les premières politesses échangées, dit
que,Jas d'attendre M"*Bordin, il avait pris les de-Mats.Elle désirait lui aeMter lesËcaUes.
Bouvardsentit commeun refroidissemMtet passadansla chambre de Pécucnei.
Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux,M.Vaucorbeildevant vemr Toutà l'heure.
Ennn elle arriva. Son retard s'expliquaitpar l'im-
portance de sa toilette un cachemire..un chapeau,desgants glacés, la tenue qui siea aux occasionssé<
rieuses.
Après beaucoup d'ambages, elle demanda si
ïoille écusne seraient pas suffisants.
« Un acre Milleécus? jamais ?Elle cligna ses paupières « Ah pour moiEt tous les trois restaient silencieux.M.de Faver-
gesentra.11tenait sous le bras, commeun avoué, une ser-
viettede maroquin, et en la posant sur la table« Ce sont des brochures Elles ont trait à la Ré-
forme question brûlante mais voici une chose
quivous appartientsansdoute » Et il tendit à Bou-
vardle secondvolumedes Jlémoiresdu Diable.
Mélie,tout à l'heure, le lisaitdans la cuisine etcommeon doit surveillerles moeursdeces gens-là, ilavaitcru bien faire en con&squantle livre.
Bouvardl'avait prêté à sa servante. On causaderomans.
M"'Bordinles aimait quand ils n'étaient pas lugu-bres.
« Les écrivains, dit M. de Faverges, Mouspei-gnentla vie sousdescouleursMiteuses
190 BOUVARDETP&CCCBET.
Il faut peindre objectaBouvard~
Alors, on n'a plus qu'à suivre l'exempteHné s'agit pas d'exempte1
Aumoins,conviendrez-vousqu'ils peuventtom-ber entre lesmains d'unejeune fille.Moij'en ai une.
Charmante dit le notaire, en prenant la figure
qu'il avait les jours de contrat de mariage.Eh bien à cause d'elle, ou plutôt des per-
sonnes qui l'entourent, je les prohibe dans ma
maison, car le Peuple, cher monsieur
Qu'a-t-il fait le Peuple? dit v&ucorboil,pa<raissant tout a coup sur le seuil.
Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, viïj~semêler à la compagnie.
«Je soutiens, reprit le comte,qu'il faut écarter de
lui certaineslectures.»
Vaucorbeil répliqua. « Vous n~etosdonc pas
pour l'instruction ?
Si fait Permettez 1
Quandtous les jou~ dit Marescot, on attaquele gouvernement1
–Ouest le mal?a
Et le gentilhommeetio médecinse mirent à déni-
grer Louis-Philippe, rappelant l'affaire Pritchard,les loisde septembre contre la liberté de la presse.
« Et celledu théâtre HajoutaPécuchet.
Marescotn'y tenait plus. « II va trop loin, votre
théâtre!1
Pour cela joirous l'accorde dit 'le comte, des
piècesqui exaltent le suicideLe suicideest beau témoin CatonM,objecta
"Pécuchet. ,1~
––BOBVARttBTPECUCHET. i9i
Sans répondre à l'argument, M. de Faverges
stigmatisaces œuvres où l'on bafoueles choses les
plussaintes, la famille, la propriété, le mariage1« Ehbien, et Molière? Mdit Bouvard.
Marescot,homme de goût, riposta que Molière
ne passerait plus, et d'ailleurs était un peu sur-
fait.«Enfin,dit le comte;VictorHugoa été sans pitié,
oui sans pitié, 'pour Marie-Antoinette,en traînantsur la claie le type de la reine dans le personnagedeMarieTudor1
Comment s'écria Bouvard, moi, auteur, je.n'aipas le droit.
Non, monsieur, vous n'avez pas le droit de
nous.montrerle crime sansmettre à côté un correc-
tif, sans nous offrirune leçon. »
Vaucorbeiltrouvait aussi que l'art devait avoirunbut: viser à l'amélioration des masses « Chantez-nousla science, nos découvertes, le patriotisme, »
etil admirait CasimirDelavigne.M" Bordin vanta le marquis de Foudras. Le
notairereprit«Maisla langue, ypensez-vous?
La langue? comment?
Onvousparle du style criaPécuchet.Tr<.jves-YOHsses ouvragesbien écrits ?
Sans doute, fort intéressants »
Il levales épaules et elle rougit sous l'imper-tinence.
Plusieursfois, M*"Bordin avait tâché de revenirà sonaffaire.Il était trop tard pour la conclure. Ellesortitau bras de Marescot.
~92 BOTTARBET PCCUCB~T.
Le comtedistribua ses pamphlets, en recomman-dant de les propager.
Vaucorbeilallait partir, quand PéeucheU'Mreta.«Vousin'oubliez, docteur. »
Sa minejaune était lamentable, avec ses mous-
tacheset ses cheveux noirs qui pendaient sousunfoulard mal attaché.
«Purgez-vous,')dit le médecin. Et lui donnant
deux petites claquescommeà un enfant « Tropde
nerfs, trop artiste a
Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait,et dès qu'ils furent seuls «Tu crois que ce n'est
pas sérieux ?
Non bien sûr a
ïls résumèrent ce qu'ils venaient d'entendre. Lamoralité de l'art se renferme, pour chacun, dans lecôté qui flatte ses intérêts. On n'aime pas la littéra-ture.
Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du comte.Tous réclamaientle suffrageuniversel.
« II me semble, dit Pécuchet, que nous auronsbientôt du grabuge?» Car il voyait tout en noir,
peut-être à cause de sa jaunisse.,
Y!
Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit &
Chavignolles,par un individu venant de Falaise,
que Paris était couvert de barricades, et le lende-
main la proclamationde la Républiquefut af&chéa
sur la mairie.Ce grand événement stupéfiales bourgeois.Mais quand on sut que la Cour de cassation,ia
Cour d'appel, la Cour des Comptes,Je Tribunal de
commerce, la Chambre des notaires, l'Ordre des
avocats,le Conseild'État, l'Université, les générauxet M.de la Rochejacqueleinlui-mêmedonnaient leur
adhésionau gouvernement provisoire, les poitrinesse desserrèrent et commeà Paris on plantait desarbres de la liberté, le conseil municipal décida
qu'il en fallaità Chavignolles.Bouvarden offritun, réjoui dans son patriotisme
par le triomphe du peuple quant à Pécuchet, la
chute de la royauté confirmait trop ses prévisionspour qu'il ne fût pas content.
Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des
peupliers qui bordaient la prairie au-dessus de la
Butte, et le transportajusqu'au « Pasde la Yaque»,M'entrée du bourg, endroitdésigné.
NOtJVARD ET PËCBCHET.04
Avantl'heure de la cérémonie,tous les troisatten-
daient le cortège.Un tambour retentit, une croixd'argent se mon-
tra ensuite, parurent deux flambeauxque tenaient
des chantres, et M.le curé avecl'étole, le surplis, la
chape et la barrette. Quatre enfants de choeurl'es-
cortaient, un cinquièmeportrait le seau pour l'eau
bénite, et le sacristainle suivait.
Il monta sur le rebord de la fosseoù se dressait te
peuplier, garni de bandelettes tricolores. On voyaiten face le maire et ses deux adjoints, Beljambeet,Marescot,puis les notables, M. de Faverges, Vau-
corbeil,Coulon,le juge de -paix,bonhommeanoure
somnolente Heurtaux s'était coiBéd'un bonnet de.
police,et AlexandrePetit, le nouvelinstituteur, avait
mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle
-desdimanches.Lespompiers, que commandaitGir-'
cal, sabre au poing, formaient un seul rang del'autre côté brillaient les plaquesblanches de quel-
ques vieux shakos du tempsde Lafayette,cinq ou
six. pas plus, la garde nationale étant tombée
ep désuétude à Chavignolles.Des paysans et leurs
!èmmes, des ouvriers des fabriques voisines, des
gamins se tassaient par derrière et Placquevent,~egarde champêtre,haut dé cinqpieds huit pouces,les contenait du regard, en se promenant les bras
croisés.L'allocutiondu curé. fut comme celle des autres
prêtres dans la mêmecirconstance.
Après avoir tonné contre les rois, il glorifia la
République.Nedit-onpas la Républiquedes lettres,la République chrétienne? Quoi de plus innocent
BOUVARD ET P&CUCHET. i93
que l'une, de plus beau que l'autre ? Jésus-Christ
formula notre sublime devise l'arbre du peuplec'étaitl'arbre de la croix. Pour que la religiondonne
ses fruits, elle a besoin de la charité, et, au nom
de la charité, l'ecclésiastiqueconjura ses frères de
ne commettreaucun désordre, de rentre'' chezeux
paisiblement.Puis, il aspergea l'arbuste, en implorantla béné-
dictionde Dieu. « Qu'il se développeet qu'il nous
rappelle l'affranchissement de toute servitude, et
cette fraternité plus bienfaisante que l'ombrage de
ses rameaux 1 Amen»
Des voix répétèrent ~ea/et, après un batte-
ment de tambour, le clergé, poussantun TeDeum,
reprit le chemin de l'église.Sonintervention avait produit un excellenteffet.
Les simplesy voyaient une promesse de bonheur,les patriotes une déférence, un hommage rendu &leurs principes.
Bouvardet Pécuchet trouvaient qu'on aurait dulesremercierpoùr leur cadeau, y faire une allusion,toutau moins et ils s'en ouvrirentà Favergeset au
docteur.
Qu'importaientde pareilles misères Vaucorbeilétait charmé de la Révolution, le comte aussi. Ilexécraitles d'Orléans.On ne les reverraït plus bon
voyageTout pour le peuple, désormais et, suivide Hurel, son factotum,il alla rejoindre M.le curé.
Foureau marchait la tête basse, entre le notaireet l'aubergiste, vexé par la cérémonie, ayantpourd'une émeute et instinctivement il se retournaitversle garde champêtre, qui déplorait avecle capi-
BOUVAHO fÉC~ ~HET.i9R
taine l'insuffisancede Girbalet la mauvaisetenue de
ses hommesDes ouvriers passèrent sur !a route, en chantant
la J~~M/~c. Gorju, au milieu d'eux,brandissaitune canne Petit les escortait,l'oeilanimé.«Je n'aime pas cela dit Marescot, on vocifère,
on s'exalte1
Eh bon Dieu, reprit Coulon,il faut que jeu-nesse s'amuse »
Foureau soupira« Drôle d'amusement et puis la guillotine au
bout! »
Il avait des visions d'échafaud,s'attendait à deshorreurs.
-Cha,vignollesreçut le contre-coupdes agitationsde Paris. Lesbourgeoiss'abonnèrent à desjournaux.Lematin, on s'encombrait au bureau de la poste,et la directricene s'en fut pas tirée sans le capitaine,
qui l'aidait quelquefois. Ensuite, on restait sur la
place, à causer.
La première discussionviolente eut pour objet la
Pologne.Heurtaux et Bouvard demandaient qu'on la déli-
vrât.
M. de Favergespensait autrement« Dequel droit irions-nous là-bas?C'étaitdéchat-
ner l'Europecontre nous. Pas d'imprudence »Et tout le monde l'approuvant,les deuxPolonais
se turent.
Une autre fois, Vaucorbeildéfenditles cïrcntairesde Ledru-RoHin.
Foureau riposta par les 45 centimes.
BOUVARD ET PÉCUCHET. i97
«Maisle gouvernement, dit Pécuchet, avait sup-
primél'esclavage.Qu'est-ce que ça me fait, l'esclavage.Eh bien, et l'abolitionde la peine de mort, en
matière politique?Parbleu reprit Foureau, on voudrait tout
abolir.Cependant, qui sait? Les locatairesdéjà se
montrentd'une exigence1
Tant mieux les propriétaires,selonPécuchet,étaientfavorisés.Celuiquipossèdeun immeuble. M
Foureau et Marescotl'interrompirent, criant qu'ilétaitun communiste.
« Moi communiste HEt tous parlaient à la fois. Quand Pécuchetpro-~
posade fonderun club, Foureau eut la hardiesse de
répondrequejamais on n'en verrait à Chayignolles.EnsuiteGorjuréclamades fusilspour la garde na-
tionale,l'opinionl'ayant désignécommeinstructeur.
Lesseuls fusils qu'il y eût étaient ceuxdes pom-
piers, Girbal y tenait. Foureau ne se souciaitpasd'en délivrer.
Gorjule regarda« Ontrouvepourtant que je sais m'en servir. a
Car il joignait à toutes ses industries celledu bra-
connageet souventM. le maire et l'aubergiste lui
achetaientun lièvre ou un lapin.« Maibi prenez-les » dit Foureau.Le soir même, on commençales exercices.C'était sur la pelouse, devant l'église. Gorju, en
bourgeronbleu, une cravateautour des reins, exé-cutaitles mouvementsd'une façonautomatique. Sa
voix,quand il commandait, était brutale.
BOUVARD ET PÉCUCHET.i98
« Rentrez les ventres »
Et tout de suite, Bouvard,s'empêchant de respi-rer, creusait son abdomen, tendait la croupe.
« On ne vous dit pas de faire un arc, nom deDieu a
Pécuchet confondait les nies et les rangs, demi-
tour à droite, demi-tour à gauche mais le plus la-
mentable était l'instituteur débile et de taille exi-
guë, avec un collier de barbe blonde, il chancelaitsousle poidsde son fusil, dont la baïonnette incom-
modait ses voisins.
On portait des pantalonsde. toutes les couleurs,des baudriers crasseux, de vieux habits d'unifftrmetrop courts, laissant voir la chemisesur les flancset chacun prétendait « n'avoirpas le moyende faire
autrement ». Une souscription fut ouverte pourhabiller les plus pauvres. Foureau lésina, tandis
que des femmes se signalèrent. M"*Bordin offrit
5 francs, malgré sa haine de la République.M. de
Favergeséquipa douzehommeset ne manquait pasà la manœuvre.Puis il s'installait chezl'épicier et
payait des petits verres au premiervenu.
Les puissants alors ûagornaient la basse classe.Tout passait après les ouvriers. Onbriguait l'avan-
tage de leur appartenir. Ils devenaient des.nobles.Ceux du canton,. pour la plupart, étaient tisse-
rands d'autres travaitlaientdans les manufacturesd'indiennes ou à une fabrique de papiers, nonveHe-ment établie.
Gorjules faséinaitpar son bagout, leur apprenaitla savate,menaitboire les intimeschezM°"Cas6tlon.
Maisles. paysans étaient plus nombreux, et les1
BOUVARD ET P&CUCHET. i99
jours de marché, M. de Faverges se promenant sur
la place, s'informaitde leurs besoins, tâchait de les
convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre,comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouver-nement, pourvuqu'on diminuâtles impôts.
Aforce de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-
être qu'on le porterait à l'Assemblée.M. de Favergesypensaitcommelui, tout en cher-
chant à ne pas se compromettre.Les conservateurs
balançaiententre Foureau et Marescot.Maisle no-
taire tenant à son étude, Foureau fut choisi un
rustre, un crétin. Le docteurs'en indigna.Fruit secdesconcours,il regrettait Paris, et c'était
Ïa consciencede sa vie manquée qui lui donnait un
air morose. Unecarrièreplus vaste allaitse dévelop-
per quelle revanche Il rédigea une professionde
foi et vint la lire à MM.Bouvardet Pécuchet.
Ils l'en félicitèrent leurs doctrines étaient les
mêmes. Cependant, ils écrivaientmieux, connais-
saientl'histoire, pouvaientaussi bien que lui figurerà la Chambre. Pourquoi pas ? Maislequel devaitse présenter ? Et une lutte de délicatesse s'enga-gea.
Pécuchet préféraità lui-mêmeson ami.«Non,ça te revient tu as plus de prestance 1
Peut-être, répondaitBouvard,mais toi plus de
toupet » Et, sans résoudrela difficulté,ils dressè-rent des plans de conduite.
Cevertigede la députationenavaitgagné d'autres.Le capitaine yrêvait sousson bonnet de police, touten fumantsa bouffarde, et l'instituteur aussi, danssonécole, et-le curé aussi entre deux prières, telle-
BOUVARDETPËCUCHEr.200
ment que parfoisil se surprenait les yeuxau ciel, en
train de dire« Faites, .6 mon Dieu que je sois député H
Le docteur, ayant reçu des encouragements, se
rendit chezIleurtaux, et lui exposales chancesqu'ilavait.
Le capitaine n'y mit pas de façons. Vaucorbeilétait connu sans doute, mais peu chéri de ses con-frères et spécialementdespharmaciens.Tousclabau-deraient contre lui le peuple ne voulaitpas d'un
Monsieur ses meilleursmaladesle quitteraient; et,
Ayantpesé ces arguments, le médecin regretta sa
faiblesse..
Des qu'il fut parti, Heurtauxalla voirPlacqueve~i.'Entre vieux militaires, on s'oblige. Maisle gardechampêtre, tout dévouéà Foureau, refusa net de leservir.
Le curé démontra à M. de Faverges que l'heure
n'était pas venue. Il fallait donner à la Républiquele
temps de s'user.
Bouvard et Pécuchetreprésentèrent à Gorjuqu'ilne seraitjamais assez fort pour vaincre la coalitiondes paysanset des bourgeois, l'emplirent d'incerti-
tudes, lui ôtèrent toute confiance.
Petit, par orgueil, avait laissé voir sondésir. Bel-
jambe le prévint que, s'il échouait, sa destitutionétait certaine.
Enfin monseigneur ordonna au curé de se tenu-
tranquille.Doncil ne restait que Foureau.Bouvardet Pécuchetle combattirent, rappelant
ta m&uvaisevolonté pour les fusils, son opposition
BOUVARDETPÉCUCHET. 201
au club, ses idées rétrogrades, son avarice, etmême persuadèrent à Gouyqu'il voulait rétablirl'ancien régime.
Si vague que fût cette chose-là pour lo paysan, ilrexécrait d'une haine accumulée dans l'âme de
ses aïeux, pendant dix siècles, et il tournacontre Foureau tous ses parents et ceux de sa
femme, beaux-frères,cousins, arrière-neveux, une
horde.
Gorju,Vaucorbeil et Petit continuaient la démo-lition de monsieur le maire et le terrain ainsi dé-
blayé, Bouvardet Pécuchet,sans que personne s'en
doutât, pouvaient réussir.Ustirèrent au sort pour savoirqui seprésenterait.
Le sort ne trancha rien, et ils allèrent consulter
là-dessus le docteur.
Il leur apprit une nouvelle,Flacardoux,rédacteurdu Calvados,avaitdéclarésa candidature.La décep-tion des deux amis fut grande: chacun, outre la
sienne, ressentait celle de l'autre. Mais la politiqueles échauffait.Lejour des élections,ils surveillèrentlesurnes. Flacardouxl'emporta.
M.le comte s'était rejeté sur la garde nationale,sans obtenir l'épaulette de commandant. Les Chavi-
gnollaisimaginèrent de nommer Bel jambe.Cettefaveur du public,bizarre et imprévue, cons-
terna Heurtaux. Il avait négligé ses devoirs, se
bornant à inspecter parfois les manoeuvres, etémettre des observations. N'importe II trouvait
monstrueuxqu'on préférâtun aubergiste à un ancien
capitainede l'Empire,et il dit, aprèsl'envahissementde la Chambreau i5 mai « Si les grades militaires
BOUVARDËT~ËCCCHET.202~
se donnent comme ça dans la capitale, je ne m'é-
tonne plus de ce qui arrive1 »
La réactioncommençait.v
Oncroyait aux purées d'ananasde Louis B!anc,au lit d'or dé Flocon,aux orgies royales de Ledru-
RoUin,et commela provinceprétend'connaître toutce qui se passeà Paris,' les bourgeois de Chavignoi-lesne doutaientpas;de ces inventions,et admettaient
les rumeurs les plus absurdes.
M. de Faverges,un soir, vint trouver le curé pourlui apprendrel'arrivée en Normandiedu comt~de'
CRambord.
Joinville,d'aprèsFoureau, s~disposaitavecsesma-
rins, à vousréduire les socialistes.Heurtauxai'8rmaïi
que prochainementLouisBonaparteserait consul.
Les fabriqueschômaient. Despauvrespar bandes
nombreuses, erraient dans la campagne, tUn dimanche(c'était dans les premiersjours de
juin), un gendarme, tout à coup, partit versFalaise.
Les ouvriers d'AcqueviIle,Liffard, Pierre-Pont et
Saint-Rémymarchaientsur Chavignolles.'Les auven's se fermèrent, le conseil municipal
s'assembla, et résolut, pour prévenir des malheurs,
qu'on neferait aucune résistance. La gendarmeriefut même consignée, avecl'injonctionde ne pas se
montrer.Bientôt on entendit comme un grondement
d'orage. Puis !e chant des Girondinsébrania les car-
reaux et des hommesbras dessus bras dessous,débouchèrent par la rouie do Cpen, poudreux, ea
sueur, dépenaillés. Ils emplissaient la place. Un.
.grand brouhaha s'élevait..
'BOUVARD ETrËCUCHET. 203
Gorju et deux de ses compagnonsentrèrent danslasalle. L'un était maigre et à figure chafouineavecun gilet de tricot, dontles rosettes pendaient. L'au-tre noir de charbon, un mécaniciensans doute,
avait les cheveuxen brosse, de gros sourcils, etdes savatesde lisière. Gorju, comme un hussard~
portait sa veste sur l'épaule.Tous les trois restaient debout, et les conseillers,
siégeantautour de la table couverted'un tapis bleu,les regardaient blêmes d'angoisse.
« Citoyens dit Gorju, il nous faut de l'ouvra-
geh)Le maire tremblait la voix lui manqua.Marescotrépondit,à sa place, que le conseilavise-
rait immédiatement et les compagnonsétant
sortis, on discutaplusieurs idées.
La première fut de tirer du caillou.
Pour utiliser les cailloux, Girbalproposa un che-min d'Anglevilleà Tournebu.
Celui de Dayeux rendait absolument le même
service.Onpouvaitcurer la mare cen'était pas un travail
suffisant (ou bien creuser une secondemare maisàquelleplace?)
Langloisétait d'avis de faire un remblai le longdesMortins,en casd'inondation mieuxvalait,selon
Beijambe,défricherles bruyères. Impossiblede rienconclure Pour calmer la foule, Coulondescen-dit sur le péristyle, et annonça qu'ils préparaientdesateliers do charité.
KLacharité? Merci » s'écria Gorju. «A bas lesaristos f~us voulonsle droit au travail ?
BOUVARBNTPÉCUCHET.2M
C'étaitla questionde l'époque, il s'en taisait un
moyende gloire, on applaudit.En se retournant,
il coudoyaBouvard, que Pécu-chet avait entrainé jusque-là, et ils engagèrentune conversation.Rien ne pressait la mairie était
cernée le conseil n'échapperaitpas.« Oùtrouver de l'argent? » disait Bouvard.« Chez les riches 1 D'ailleurs, le gouvernement
ordonnera des travaux.Et si on n'a pas besoin de travaux?
Onen fera par avance1
Maisles salaires baisseront riposta Pécuchet.
Quandl'ouvragevient à manquer, c'est qu'il y a trop-de produits! et vous réclamezpour qu'oj~les
augmenteH
Gorju se mordait la moustache. « Cependant.avecl'organisationdu travail.
Alorsle gouvernementsera le maître »
Quelques-uns,autourd'eux,murmurèrent « Non1
non 1 plusde maîtres »
Gorju s'irrita. « N'importe1 on doit fournir auxtravailleurs un capital, ou bien instituer lecrédit!
Dequelle manière?2
Ah je ne sais pas mais on doit instituer lecrédit
En voila assez,dit le mécanicien, ils nous em-
bêtent, ces iarceurs-la. »
Et il gravit le perron, déclarant qu'il enfoncerait
la porte.Placquevent l'y reçut, le jarret droit ûéchi, les
poings serrés « Avanceun peu
BOUVARD ET PJÈCnCïtET. 2(~
Il
Lemécanicienrecula.
Unehuée de la foule parvint dans la salle tous
se levèrent ayant envie de s'enfuir. Le secours de
Falaise n'arrivait pas On déplorait l'absence de
M. le comte.Marescottortillait une plume. Le pèreCoulongémissait, Heurtaux s'emporta pour qu'onnt donner les gendarmes.
« Commandez-lesdit Foureau.
Je n'ai pas d'ordres »
Le bruit redoublait, cependant. La place était
couvertede monde et tous observaient le pre-mierétagede la mairie, quant à la croiséedu milieu,sousl'horloge, on vit paraître Pécuchet.
!1avaitpris adroitement l'escalier de service,et voulantfairecommeLamartine, il se mit à haran-
guer le peuple« Citoyens M»
Maissa casquette, sonnez, sa redingote, tout sonindividumanquaitde prestige.
L'hommeau tricot l'interpella« Est-ce quevousêtes ouvrier?
Non.
Patron, alors.
Pas davantage.Ehbien, retirez-vous
Pourquoi? » reprit NèrementPëcuehet
Et aussitôt, il disparut dans l'embrasure, empoi-
gné par le mécanicien. Goqu vint à son aide.Laisse-le c'est un brave » Ils se colletaient.
Importe s'ouvrit, et Marescotsur le seuil,proclamala décisionmunicipale. Hurell'avait suggérée.
Le chemin de Tournebu aurait un embranche-
BOUVARD8r PECUCHET.--206
ment sur Angleville,et qui mènerait au château de
Faverges.C'estun sacrinceque s'imposaitla communedans
t'mtëret des travailleurs.
Ils se dispersèrent.En rentrant chezeux, Bouvardet Pécuchet eurent
les oreilles frappées par des voix de femmes. Les
servanteset M""Bordinpoussaientdes exctamationa,la veuvecriait plus fort, et à leur aspect
«Ah c'est bienheureux depuis troisheures que
je vousattends mon pauvre jardin plus une seule
tulipe des cochonneriespartout sur le gazon Pas
moyende le faire démarrer
Quicela?
Lepere.Gouy »
I! étaitvenu avec une charrette de fumier. –et
l'avait jetée tout à vrac au milieu de l'herbe. Il
laboure maintenant! Dépêchez-vouspour qu'il fi-
nisse t
Je vous accompagne » dit Bouvard.Au bas des marches, en dehors, un cheval dans
les brancards d'un tombereau mordait une touffede lauriers-roses.Les roues, en frôlant les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé un rhododen-
dron, abattu les dahtias, et des mottes de fumier
noir, commedes taupinières, bosselaient le gazon.Gouyle bêchait avecardeur.
Unjour M" Bordinavaitdit négligemmentqu'ellevoulaitle retourner. Il s'était mis à la besogne, et
malgré sa défense continuait.C'estde cette manière
qu'il entendait le droit au travail, les discours de
-Gortului ayant tourné la cervelle.
DOUVAKD ET PÉCUCHET. 207
Il ne partit que sur les menaces violentes de
Bouvard.M"" Bordin, comme dédommagement, ne paya
passamain-d'œuvreet garda le fumier. MlleetaUju-dicieuse l'épousedu médecin,et même celledu no-
taire,bienque d'un rangsupérieur, la considéraient.Les ateliers de charité durèrent une semaine.
Aucuntrouble n'advint. Gorju avaitquitté le pays.Cependant la garde nationale était toujours sur
pied le dimanche une revue, promenades mili-
tairesquelquefois, et chaque nuit des rondes.
Ellesinquiétaient h village.On tirait les sonnettes des maisons, par facétie;
on pénétrait dans les chambres ou des épouxron-
Caientsur le mômetraversin alors'on disait des
gaudrioles, et le mari se levant allait vouscher-
cherdes petits verres. Puis on revenait au corps-
de-garde,jouer un cent de dominos, on y buvaitdu cidre, on y mangeait du fromage, et le faction-
naire qui s'ennuyait a la porte rentre-Minait à
chaqueminute. L'indiscipline régnait, grâce à la
mollessede Beljambe.Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le
mondefut d'accord pour « voler au secours de
Paris», mais Foureau ne pouvaitquitter la mairie,Marescotson étude, le docteur sa clientèle. Girbalsespompiers, Il. de Faverges était Cherbourg.Beljambes'alita. Le capitainegrommelait <'Onn'a
pasvoulu de moi, tant pis o et Bouvard eut la
sagessede retenir Pécuchet.Les ruudes dans la campagne furent étendues
plusloin.
BOUVARDET PÉCUCHET.208
Des paniques survenaient, causées par l'ombred'une moule, ou les formes des branches une
fois, tous tes gardes nationaux s'enfuirent. Sous le
clair de la lune, ils avaient aperçu, dans un pom-mier, un homme avecuu fusil et qui les tenait
en joue.Une autre fois, par une nuit obscure, la pa-
trouille, faisanthalte sous la hôtree, entendit qut,l-
<m'undevant elle.« Qui vive? H»
Pas de réponse1
Onlaissal'individu continuer sa route, en le sui-vant à distance, car il pouvaitavoir un pistolet ouun casse-tetc mais quand on fut dans le village,a
portée des secours, les douze hommesdu peloton,tous a la fois se précipitèrent sur lui, en criant:« 'Vospapiers » Ils le houspillaient, l'accablaient
d'injures. Ceuxdu corps de garde étaient sortis.
On l'y trama, et, a la lueur de la chandellebr&-
lant sur le poêle, on reconnut enfinGorju.Un méchant patelot de lastiug craquait à ses
épaules. Ses orteils se montraient par les trousde ses bottes. Des eraMureset des contusionsfai-saient saigner son visage. Il était amaigri prodi-gieusement, et roulait des yeux, commeun loup.
Foureau, accouru bien vite, lui demanda com-
ment il se trouvait sous la hetrôe, ce qu'il revenaitfaire àChavignolles,l'emploi de son temps depuis<ixsemaines.
Çane les regardait pas. Il était libre.
Placqueventle fuuula pour découvrir d~s car-touches. On allait provisoirement le coffrer.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 209
o.
Bouvards'interposa.« Inutile reprit le maire. « On connatt vos
opinions.`
Cependant?.Ah prenez garde, je vousen avertisPrenez
garde. »
Bouvardn'insista plus.
Gorju alors se tourna vers Pécuchet « Etvous,
patron, vousne dites rien ? »
Pécuchetbaissala tête, comme s'il eût douté de
son innocence.Lepauvre diableeut un sourire d'amertume.«Je vousai défendupourtant »
Au petit jour, deux gendarmes l'emmenèrent à
Fa!aise.Hne fut pas traduit devant un conseil do guerre,
maiscondamné par la correctionnelleil trois moisdeprison, pour délit de paroles tendant au b~ute-
versementde la société.DeFalaise, il écrività ses anciens maîtres de lui
envoyerprochainement un certificat de bonne vieetmoeurs, et, leur signature devantêtre légaliséeparle maire ou par l'adjoint, ils préférèrent deman-der ce petit serviceà Marescot.
Onles introduisit dans une salle&manger, quedécoraientdes plats de vieille faïence, une horlogede Bouleoccupait le panneau le plus étroit. Sur la
tabled'acajou, sansnappe, il y avaitdeuxserviettes,unethéière, des bols. M""Marescottraversal'appar-tement dans un peignoir de cachemirebleu. C'étaitune Parisienne qui s'ennuyait à la campagne.Puisle notaireentra, une toque a la main, un journal de
340 BOUVARDET PÉCUCHET.
l'autre et tout de suite, d'un air aimable, il
apposason cachet, bien que leur protègefdt unhomme dangereux.
« Vraiment,dit Bouvard,pourquelquesparoles!Quandla parole amène des crimes, cher mon-
sîa'ïr, permettez
Cependant, » reprit Pécuchet, « quelle dé-marcationétablir entre les phrases innocenteset les
coupables? Telle chose défendue maintenant sera
par la suite applaudie. Et il blâma la manière fé-roce dont on traitait les insurgés.
Marescotallégua naturellement la défense de la
société, le salut public, loi suprême.« Pardon dit Pécuchet, le droit d'un seul est
aussi respectable que celui de tous et vous n'avez
rien à lui objecter que la force, s'il retournecontre vous l'axiome. »
Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcils
dédaigneusement.Pourvuqu'il continuât à faire des
actes, et à vivre au milieu de ses assiettes, dans son
petit intérieur confortable,toutes les injusticespou-vaient se présenter sans l'émouvoir. Les affairesleréclamaient. Il s'excusa.
Sa doctrine du salut public les avait indignés.Les conservateursparlaient maintenant comme Ro-
bespierre.Autre sujet d'étonnement Cavaignacbaissait. La
garde mobile devint suspecte. Ledru-Rollins'était
perdu, mêmedans l'esprit de Vaucorbeil.Lesdébatssur la constitulion n'intéressèrent personne, et,eu 10 décembre,tousles ChavignollaisvotèrentpourBonaparte.
r
BOUVARD ET P&CUCHEf. 2H t
Les six millions de voix refroidirent Pécuchet 6.l'encontredu Peuple, et Bouvardet lui étudièrent
la questiondu suSrage universel.
Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir
d'intelligence.Un ambitieuxle mènera toujours, les
autres obéiront comme un troupeau, les électeurs
n'étant pas même contraints de savoir lire c'est
pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tant defraudesdans l'élection présidentielle.
« Aucune», reprit Bouvard « je croisplutôt à lasottisedu Peuple. Pense à tous ceuxqui achètent la
Revalesciere,la pommadeDupuytren,l'eau des châ-
telaines, etc. Ces nigauds forment la masseélecto-
rale, et nous subissons leur volonté. Pourquoi ne
peut-onse faire, avecdes lapins, trois millelivresderente? C'est qu'une agglomérationtrop nombreuseestune cause de mort. Demême, par le fait seul dela foule, les germes de bêtise qu'elle contient se
développentet il en résulte des effets incalculables.Ton scepticismem'épouvante » dit Pécuchet.
Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de
Faverges,qui leur apprit l'expéditionde Rome.On
n'attaqueraitpas les Italiens, mais il nous fallaitdes
garanties. Autrement notre influence était ruinée.Riende plus légitime que cette intervention.
Bouvard écarquilla les yeux. « A propos de la
Pologne,vous souteniez le contraire?
Cen'est plus la même chose a Maintenant,il
s'agissaitdu pape.Et M. de Faverges, en disant « Nousvoulons,
uousferuus, nous comptonsbien, s représentait un
groupe.
BOOVARDETP&CUCBET.~13
Bouvard et Pécuchet furent dégoûtes du petitnombre comme du grand. La plèbe, en somme,valait l'aristocratie.
Ledroit d'interventionleur semblaitlouche. Ils en
cherchèrentles principesdansCalvo,Martens,Vatel;< et Bouvardconclut
a On intervient pour remettre un prince sur le
trône, pour affranchirun peuple, ou, par précaution,en vue d'un danger. Dansles deux cas, c'est un at-tentat au droit d'autrui, un abus de la force, uneviolence hypocrite 1
Cependant, dit Pécuchet, lespeuples commeles
hommes sont solidaires.
Peut-être » Et Bouvardse mit à rêver.Bientôtcommençal'expéditionde Rome.A l'intérieur, en haine des idées subversives,
l'élite des bourgeoisparisiens saccagea deuximpri-meries. Le grand parti de l'ordre se formait.
Havait pour chefs dans l'arrondissement, M.le
comte, Foureau, Marescot,le aré. Tous les jours,vers quatre heures, ils se promenaient d'un bout à
l'autre de la place, et causaient des événement&.
L'affaire principale était la distribution des bro-
chures. Les titres ne manquaient pas de saveur
Dieu le voudra le Pa~~CMa? Sortons ~4-~M <? allons-nous? Ce qu'il y avait de plusbeau, c'étaientles dialoguesen stylevillageois,avec
des jurons et des fautes de français, pour élever lemoraldes paysans.Par une loi nouvelle, le colpor-tage se trouvait aux mains des préfets et on ve-Tïsii de fourrer Pfoadhon~Samie-Péîag'e; –im-mense victoire.
BOUVARDNTP&CUCHET. 2i3
Les arbres de la liberté furent abattus générale-ment. Chavignollesobéit la consigne. Bouvardvit
de ses yeux les morceauxde son peuplier sur une
brouette. Ils servirent à chauffer les gendarmeset on offritla soucheà M.le Curé qui l'avait béni
pourtant! quelledérision! <
L'instituteur ne cacha pas sa manière de penser.Bouvard et Pécuchet l'en félicitèrent un jour
qu'ils passaientdevantsa porte.Le lendemain, il se présenta chezeux. A la fin de
la semaine, ils lui rendirent sa visite.
Le jour tombait, les gaminsvenaient de partir, etle maître d'école, en bouts de manche, balayait la
cour. Sa femme, coifféed'un madras, allaitait un
enfant. Une petite fille se cacha derrière sa jupeun miochehideuxjouait par terre, à ses pieds; l'eau
du savonnage qu'elle faisait dans la cuisinecoulait
aubas de la maison.« Vousvoyez, dit l'instituteur, commele gouver-
nementnous traite. » Et tout de suite, il s'en prit al'infâmecapital. Il fallait le démocratiser, affranchir
la matière
Je ne demandepas mieux » dit Pécuchet.
Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l'as-
sistance.« Encore un droit » dit Bouvard.
N'importe le provisoire avait été mollasse, enn'ordonnantpas la fraternité.
« TAchezdoncde l'établir »
Commeil ne faisait plus clair, Petit commandabrutalement à sa femme de monter un flambeaudanssoncabiuet.
BOUVARD ET P&CUCHET.2t4
DesépinglesËxaient aux murs de plaire ïes por-traits lithographiés des orateurs de la gauche. Un
casier avec des livresdominait un bureau de sapin.On avait pour s'asseoir une chaise, un tabouretetune vieillecaisseà savon il affectaitd'en rire. Maisla misère plaquait ses joues, et ses tempes étroitesdénotaient un entêtement de bélier, un in~aitable
orgueil. Jamais il ne calerait.« Voilàd'ailleurs ce qui me soutient 1»C'était un amas de journaux, sur une planche,et
il exposaen paroles fiévreusesles articlesde sa foidésarmementdes troupes, abolitionde la magistra*ture, égalité des salaires, niveau moyenpar~lequelon obtiendraitl'âge d'or, sous la formede la Répu-
blique, avecun dictateur à la tête, un gaillard pourvous mener ça, rondement 1
Puis il atteignit une bouteille d'anisetie et trois
verres, afin de porter un toast au héros, à l'immor-telle victime, au grand Maximilienl
Sur le seuil, la robe noire du curé parut.
Ayant salué vivement la compagnie, il abordal'instituteur et lui dit presqueà voixbasse
« Notreaffairede Saint-Joseph,où en est-elle?ïls n'ont rien donné, reprit le maître d'école.
C'est de votre faute 1
J'ai fait ce quej'ai putAh vraiment? »
Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion.Petit les fit se rasseoir, et s'adressant au curé
« Est-ce tout?))»L'abbô Jeufroy hésita; puis, avec un sourirequitempérait sa réprimande.:
BOUVARD ET PÉCUCHET. 2iS
On trouve que vous négligezun peu l'histoire
sainte.Oh l'histoire sainte reprit Bouvard.
Quelui reprochez-vous,monsieur?
Moi,rien. Seulementil y a peut-être des choses
plus utiles que l'anecdote de Jonas et les roisd'Israël
Libre à vous » répliqua sèchement le prêtre.Et, sans soucides étrangers, ou à cause d'eux:« L'heure du catéchismeest trop courte »»
Petit levales épaules.«Faites attention. Vous perdrez vos pension-
naires »
Les dOfrancs par mois de ces élèves étaient lemeilleurdesa place.Maisla soutane l'exaspérait:
«Tantpis, vengez-vous1
Unhommede moncaractèrene se vengepas,ditle prêtre, sans s'émouvoir. Seulement, je vous
rappelleque la loi du 15 mars nous attribue la sur-
veillancede l'instruction primaire.–Eh! je le sais bien, s'écria l'instituteur. Elle
appartientmême aux colonels de gendarmerie
Pourquoipas au garde champêtre1 ce serait com-
met!»
Etil s'affaissasur l'escabeau, mordantson poing,retenantsa colère, suffoquépar le sent.intcntde son
impuissance.
L'ecclésiastiquele toucha légèrement sur J'épaule.« Je n'ai pas voulu vous affliger, muBami Cal-
mez-vousUnpeu de raison'!«Voilà Pâques bientôt j'espère que vous don-
nerezl'exempleen communiantavec les autres.
2i6 BOUVARD ET PËCUCHET.
Ah c'est trop fort moi moi me soumettre
àdepareil!esbôtia<!s!a»
Devantce blasphème,le curé pâlit. Ses prunellesfulguraient.Sa mâchoiretremblait:
« Taisez-vous,malheureux taisez-vous1« Et c'est sa femmequi soigne les linges de l'é-
glise1
Eh bien quoi? Qu'a-t-ellefait?
–Elle manquetoujours la messe! Commevous,d'ailleurs 1
Eh on ne renvoie pas un maître d'écolepour
Ça!1 1Onpeut le déplacer » <
Leprêtre ne parla plus. Il était au fonddela pièce,dans l'ombre.'Petit, la tête sur la poitrine, songeait.
Ils arriveraientà l'autre bout de la France, leur
dernier sou mangé par le voyage, et ils retrouve-
rniRnt là-bas, sous des noms diSérents, le même
curé,le mêmerecteur, lemêmepréfet,tous,jusqu'auministre, étaientcommelesanneauxdesachaîneac-cablante 11avaitreçudéjà nn avertissement,d'autresviendraient.Ensuite ? et dansune sorte d'hallucina-
tion, il se vitmarchantsur une grande route, un sacau dos, ceuxqu'il aimait près de lui, la main tenduevers une chaise de poste
A ce moment-la, sa femme dans la cuisine fut
prise d'une quinte de toux le nouveau-nése mila vagiret le marmot pleurait.
« Pauvres enfants! » dit le prêtre d'une w~douce.
Lepèro alors éc!ntaen sanglots
1« Oui1oui tout~cc qu'on voudra
2n
13
BOUVARD ET PÉCUCHET.
J'y compte », reprit le curé.
Et, ayantfait la révérence« Messieurs,bien le bonsoir M»
Lemaître d'école restait la figure dans les mains.nrepoussaBouvard.
« Non laissez-moi j'ai envie de crever je suisunmisérable M
Lesdeux amis regagnèrent leur domicile,en sefélicitantde leur indépendance. Le pouvoir du
clergéles effrayait.Onl'appliquait maintenant à raffermirl'ordre so-
cial.LaRépubliqueallaitbientôt disparaître.Troismillions d'élscteurs se trouvèrent exclus du
suffrageuniversel.Le cautionnementdes journauxfutélevé, la censure rétablie.On en voulait aux ro-mans-feuilletons.Laphilosophie classique était ré-
putée dangereuse. Les bourgeois prêchaient le
dogmedes'intérêts matérielset le peuple semblaitcontent.
Celuides campagnesrevenait à ses anciensmaî-tres.
M. de Faverges, qui avait des propriétés dans
l'Eure,fut porté à la Législative,et sa réélection anconseilgénéraldu Calvadosétait d'avancecertaine.
Hjugea bon d'offrirun déjeuner aux notables du
pays.Levestibuleoù ~?oisdomestiquesles attendaient
pourprendre leurs paletots, le billard et les deuxsalonsen enfilade, les plantes dans des vasesde la
Chine,les bronzes sur les cheminées,les baguettesd'or aux lambris, Iss rideaux épais, les larges fau-
teuils,celuxeimmédiatementlesfrappacommeune
BOUVAND ET PÉCUCHET.~t8
politesse qu'on leur faisait et en entrant dans tasalle à manger, au spectaclede la table couvertede
viandes sur des plats d'argent, avec la rangée des
verresdevantchaqueassiette, leshors-d'œuvreçaet
là, et un saumonau milieu, tous les visages s'épa-alouirent.
Ils étaient dix-sept,y comprisdeux forts cultiva-
teurs, le sous-préfetde Bayeux et un individude
Cherbourg.M. de Favergespria ses hôtes d'excuserla comtesse,empêchée par une migraine et, aprèsdes compliments sur les poires et les raisins quiemplissaientquatre corbeillesauxangles, il futques-tion de la grande nouvelle le projet d'une descenteen Angleterrepar Changarnier.
Heurtaux la désirait comme soldat, le curé enhainedesprotestants,Foureaudansl'intérêt du com-merce.
«Vousexprimez,dit Pécuchet,des sentimentsdu
moyenâge 1
arescot.-Le moyen âge avaitdu bon reprit Marescot.Ainsinos cathédrales
Cependant,monsieur, les abus
N'importe, la Révolution ne serait pasarri-vée 1.
Ah la Révolution, voilà le malheur Hdit
l'ecclésiastique,en soupirant.«Maistout le mondey a contribué et (excusez-
moi, monsieurle comte) les nobles eux-mêmesparjour allianceavecles philosophes1
« Quevoulez-vous Louis XVIHa légalisé la spo-Ration Depuisce temps-là.le régimeparlementairevous sapeles bases'a
ilt
BOUVARD ET PÉCUCHET. 2<9
Unroastbeefparut, et durant quelquesminuteson
n'entendit que le bruit des fourchetteset des mâ-
choires,avec le pas des servants sar le parquet et
ces<ieuxmotsrépétés « Madère Sauterne »
La conversation fut reprise par le monsieur de
Cherbourg.Comments'arrêter sur le penchant de
l'abîme?«Chezles Athéniens,))d!tMarescot,«chezles Athé-
niens,aveclesquelsnous avonsdes rapports, Solon
mâtales démocrates,en élevant le cens électoral.
Mieuxvaudrait,dit Hurel, supprimerla .Cham-
bre tout le désordrevient de Paris.Décentralisonsdit le notaire.
Largement 1» reprit le comte.
D'après Foureau, la commune devait être mat-tresseabsolue,.jusqu'àinterdire sesroutes auxvoya-
geurs,si e-Uele juge convenable.
Et pendant que les plats se succédaient,poule au
jus, écrevisses, champignons, légumes en salade.,rôtisd'alouettes, bien des sujets furent traités: le
meilleursystèmed'impôts,lesavantagesde la grandeculture,l'abolition de la peine de mort le sous-
préfetn'oublia pas de citer ce mot charmant d'un
hommed'esprit « Quemessieursles assassinscom-mencent »
Bouvardétait surpris par le contrastedeschoses
quil'entouraient aveccellesque l'on disait, car ilsembletoujoursque les parolesdoiventcorrespondreauxmilieux, et que les hauts plafonds soient faits
pourlesgrandes pensées. Néanmoins,il était rougeaudessert et entrevoyait les compotiers dans ,un
brouillard.
BOUVARPET PÉCUCHET.sao
Onavaitpris des vinsde Bordeaux,de Bourgogneet de M&laga. M.de Fdverges qui connaissait sonmondant déboucher du Champagne.Les convivesen trinquant burent au succèsde l'élection, et il étsit
plus de .trois heures, quand ils passèrent dans la
fumoir, pour prendre le café.
'Unecaricaturedu C~~ca~ tratnait,sur une con-
sole, entre des numérosde l't/tKue~cela représen-tait un citoyen, dont les basques de la redingotelaissaient voir une queue, se terminant par tin œil..
Marescoten donna l'explication.Onrit beaucoup.Us absorbaientdes liqueurs, et la cendre des ci"
gares tombaitdansles capitonsdes meubles.L'abbé,voulant convaincreGirbal, attaqua Voltaire.'Coulon
s'endormit. M.de Favergesdéclara son dévouement
pour Chambord. a Les abeilles prouvent la mo-
narchie.t
« Mais les fourmilières la République ? Du
reste, le médecinn'y tenait plus.« Vousavez raison.! dit le sous-préfet. La forme
du gouvernementimporte peu 1
Avec la liberté 1 objectaPécuchet.Un uu~~ hommen'en a pasbesoin, répliqua
Foureau. Je ne fais pas de discoursmoi Je ne suis
pas journaliste et je vous soutiens que la Franceveut être gouvernéepar un bras de fer a
Tous réclamaientun sauveur.Et en sortant, Bouvard et Pécuchet entendiren!
M. de Favergesqui disait a. l'abbéJeufroy« Il faut rétablir Fobéissance.L'autorité se meur!
si on la discute Le droit divin, il n'v a que ça1
Parfaitement,monsieur le comte a
DOCVAKnET PËCUCHKT. ~i
Les pMes rayons d'un soleil d'octobre s'allon-
geaientderrière les bois, un vent humide soufflait;et en marchantsur les feuilles mortes, ils respi-
raientcommedélivres.
'fout ce qu'Us n'avaient pu dire s'échappa en
exclamations« Quelsidiots quellebassesse Comment imagi-
ner tant d'entêtement D'abordque signifiele droit
divin?»
L'ami de Dumouchel,ce professeur qui les avaitéclairéssur l'esthétique,répondità leur questiondans
unelettre savante.La théorie du droit divin a $té formulée sous
CharlesII par l'AnglaisFilmer.
La voici« Le Créateurdonnaau premier homme la sou-
verainetédu monde. Elle fut transmise a ses des-
cendants,et la puissance du roi émane de Dieu« il est son image, » écrit Bossuet. L'empire pater-nelaccoutumeà la domination d'un seul. On a faitlesrois d'après le modèledes pères.
» Lockeréfuta cette doctrine. Le pouvoirpaternelse distingue du monarchique, tout sujet ayant lemêmedroit sur ses enfants que le monarquesur les
siens.La royautén'existeque parle choixpopulaire,et même l'élection était rappelée dans la céré-
moniedu sacre, où deux évêques, en montrant lo
roi,demandaient aux nobles et ac\ manants, s'ils
l'acceptaientpour tel.»Doncle pouvoirvient du peTpIe. Il a le droit
« de faire tout ce qu'il veut, » dit Helvétius,« de
changera&constitution, » dit "Vatel,de se révolter
BOUVARHET PÉCUCHET.823
contre l'injustice, prétendent (nlafey, !!otman, Ma-
My, etc. et saint Thomasd'Aquinl'autoriseà Mdélivrer d'un tyran. Il est même, dit Jurieu, dis-
pensé d'avoir raison. »
Ëtonnés do l'axiome, ils prirent le <~oM~ ~M«?/de Rousseau.
Pécuchet alla jusqu'au bout puis, fermant les
yeux et se renversant la tête, il en fit t'analyse.« On suppose une conventionpar laquello l'iu-
dividualiénasa liberté.« Le Peuple, en tncme temps, s'engageait it )c
défendre contre les inégahtës de la Kature, et larendait propriétaire des chosesqu'il détient.
« Oùest ta preuvedu contrat?Nutto part et la communauté u*ofh'epas de
garantie. Les citoyens s'occuperont exctusivementde politique.Maiscommeil faut des métiers, nous-seau conseillel'esclavage.Les sciencesont perdu b
genre humain. Le théâtre est corrupteur, l'argentfuneste, et l'État doit imposer une religion~sous
peine de mort. »
Comment se dirent-ils, voilàle pontife 4ola dé-
mocratie1
Tous les rëibrmateurs l'ont copié, et ils se
procurèrent l~KMKe~ du socM/MMftpar Mo-
rant.Le chapitre premier expose la doctrine saint-si-
monienne.Au sommet le Père, à la fois pape et empereur.
Abolitiondes héritages, tous les biens meubles et
immeubles composant un fonds social, qui sera
exploitéhiérarchiquement.Les industrielsgouverne-
BOUVARDET ï'ËCUCHKT. ~3
ront la fortunepublique. Maisrien a craindre on
am'apour chefMcelui qui aime le plus )'.
II manqueune chose, la femme.Del'arrivée de la
femmedépend le salut du monde.
Je ne comprendspas.Ni moi H»
Et ils abordèrent le fouriérisme.
Tous les malheursviennent de la contrainte.Quet'attractionsoit libre, et l'harmonies'établira.
Notre Ameenferme douze passions principales
cinqégoïstes,quatre animiquos, trois distrilmtivcs.
Ellestendent, les premières a l'individu, les sui-
vantesaux groupes, les dernières aux groupes de
groupes,ou séries, dont l'ensemble est la phalange,société do dix-huit cents personnes, habitant un
ratais. Chaquematin, des voitures emmènent les
travailleursdans la campagne, et les ramènent lesoir.Unporte des étendards,on se donne des fêtes,on mangedosgâteaux.Toutefemme, si elle y tient,
.possèdetroishommes le muri, l'amant et le géni-teur. Pour les célibataires, le bayadérisme est in-
stitué.« Çame va » dit Bouvard. Et il se perdit dans
lesrêves du monde harmonien.Par la restauration des climatures, la terre de-
viendraplus belle par le croisement des races, laviehumaine plus longue. On dirigera les nuagescommeon fait maintenant de la foudre, il pleuvrala
nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navirestraverseront les mers polaires dégelées sous les
auroresboréales.Cartout se produit par la conjonc-tiondes deuxfluidesmâle et femelle, jaillissantdes
22~ BOUVARUET PECUCHET.
pôles, et les aurores boréales sont un symptômedu
rut de la planète, une émissionprolifique. «Celama
passe,» dit Pécuchet.
AprèsSaint-Simonet Fourier, le problème se ré-
duit à des questionsde salaire.
Louis Blanc, dans l'intérêt des ouvriers, veut
qc'on abolisse le commerce extérieur; Lafarelle
qu'on imposeles machines un autre, qu'on dégrevales boissons,ou qu'on refasse lesjurandes, ouqu'ondistribue des soupes. Proudhon imagine un tarit
uniforme, et réclame pour l'Ëtat le monopoledu
sucre.« Tes socialistes,disait Bouvard, demandanttou-
jours la tyrannie.Maisnon
Si fait 1
Tues absurde tToi tu me révoltes! »
Ils firent venir les ouvragesdont ils ne connais-
saient que les résumés. Bouvardnota plusieursen-t
droits, et les montrant« Lis toi-môme 1Ils nous proposent comme
exemple les Esséniens, les Frères Moraves,lesjé-suites du Paraguay, et jusqu'aurégime des prisons.
» Chezles Icariens, 'e déjeuner se fait en vingtminutes, les femmesaccouchentà l'hôpital quantaux livres, défensed'en imprimer sans l'autorisationde la République.
MaisCabetest un idiot.Maintenantvoilà du Saint-Simon les publi-
cistessoumettront leurs travaux &un comité d'in-
dustriels.
BOUVARDET PECUCHET. 22S223
M.
Et du Pierre Leroux la loi forcerales citoyensà entendre un orateur.
Et de l'Auguste Comte les prêtres éduqnerontla jeunesse, dirigeront toutes les œuvresde l'esprit,et engageront le pouvoirà régler la procréation.»
Cesdocuments affligèrent Pécuchet. Le soir, au
diner,il répliqua.« Qu'ily ait, chez les utopistes, des choses ridi-
cules, j'en conviens; cependant ils méritent notre
amour.La hideur du mondeles désolait, et, pour le
rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toiMorusdécapité,Campanellamis sept foisà la torture,Buonarottiavec une chaîne autour du cou, Saint-
Simoncrevant de misère, biend'autres. Ils auraient
pu vivre tranquilles maisnon ils ont marché dans
leur voie,la tête au ciel, commedeshéros.
Crois-tuque le monde, reprit Bouvard, chan-
gera, grâce aux théoriesd'un monsieur?
Qu'importe dit Pécuchet, il est temps de ne
plus croupir dans l'égoïsme Cherchonsle meilleur
système1
Alors, tu comptesle trouver?
Certainementt
Toi? »
Et, dans le rire dont Bouvardfut pris, ses épauleset son ventre sautaient d'accord. Plus rouge quetes confitures, avec sa serviette sous l'aisselle, ilrépétait
« Ah ah ah Hd'unefaçon irritante.
Pécuchet sortit de l'appartement, en faisant cla-
querla porte.Germainele héla par toute la maison, et on le
S26 BOUVARB ET PECUCHET.
découvrit au fonddû sa chambredans une bergère,sans feu ni chandeUeet la casquettesur les sourcils.Il n'était pas malade,mais se livrait à ses réflexions.
La brouille étant passée, ils reconnurent qu'une
.basemanquait à leurs études l'économiepolitique.Ils.s'enquirent del'offre et de la demande, du ca-
pital et du loyer, de l'importation,de la prohibition.Unenuit, Pécuchet fut réveillépar le craquement
d'une botte dans le corridor.La veille, commed'ha-
bitude, il avait tiré lui-même tous les verrous etil appelaBouvardqui dormait profondément.
Ils restèrent immobilessousleurs couvertures.Lebruit ne recommençapas.
Les servantesinterrogéesn'avaient rien entendu.Maisen se promenant dans leur jardin, ils remar-
quèrent au milieu d'une plate-bande, près de la
claire-voie, l'empreinte d'une semeUe et deux
b&tonsdu treillage étaient rompus. Onl'avait esca-
ladé, évidemment.JIfallait prévenir le garde champêtre.Commeil n'était pas à la mairie,Pécuchetse ren-
dit chezl'épicier.Quevit-il dans l'arrière-boutique, à côté de PIae-
quevent, parmi les buveurs? Gorju Gorjunippécommeun bourgeois et régalant la compagnie.
Cetterencontre était insignifiante.Bientôt ils arrivèrent à la question du Progrès.Bouvardn'en doutait pas dans le domainescien-
tifique. Mais, en littérature, il est moins clair; et si
le bien-être augmente,la splendeur de la vie a dis-
paru.Pécuchet pour le convaincre,prit un morceaude
BOCVAROET PÉCUCHET. 22T
papier: « Je trace obliquement une ligne ondule.Ceux qui pourraient la parcourir, toutes les fois
qu'elle s'abaisse, ne verraient plus l'horizon. Ellese relèvepourtant, et malgréses détours, ils attein.dront le sommet. Telle est l'image du Progrès. »
M""Dordinentra.
C'étaitle 3 décembre i85i. Elle apportait lejour-nal.
Ils lurent bienviteet côte àcôte,l'appel aupeuple,la dissolutionde la Chambre,l'emprisonnementdes
députés.Pécuchet devint blême. Bouvard considérait la
veuve.« Comment?vousne dites rien
Quevoulez-vousquej'y fasse ?» Ils oubliaientde lui offrirun siège. « Moiqui suis venue, croyantvousfaire plaisir Ah vous n'êtes guère aimables
aujourd'hui MEt elle sortit, choquéede leur impo-litesse.
La surprise les avait rendus muets. 'Puis ils al-lèrent dans le villageépandre leur indignation.
Marescot, qui les reçut au milieu des contrats,
pensait différemment.Le bavardage de la Chambreétait fini, grâce au ciel.On aurait désormaisune po-
litique d'affaires.
Beljambe ignorait les événements, et s'en mo-
quait d'ailleurs.
Sous les halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil.Le médecin était revenu de tout ça. « Vous
avezbien tort devoustourmenter »»
Foureau passa près d'eux, en disant d'un air nar-
quois « Enfoncésles démocrates M Et le ex*
228 BùCVARD ET PÊCUCKET.
pitaine, au bras de Girbal,criade loin « Vivel'em-
pereur M
Mais Petit devait les comprendre, et, Bouvard
ayantfrappéau carreau/le maître d'école qui Hasaclasse.
Il trouvaitextrêmement drôle que Thiers fût en
prison. Celavengeaitle peuple. « Ah ah t mes-sieursles députés, à votretour »
La fusillade sur les boulevardseut l'approbationde Chavignolles.Pas de grâce aux vaincus, pas de
pitié pour les victimes Dèsqu'on se révolte, on estun scélérat.
«Remercionsla Providence a disaitle curé~« et
après elleLouisBonaparte.Il s'entoure deshommesles plus distingués Le comte de Faverges devien-dra sénateur. »
Le lendemain, ils eurent la visitede PIacquovent.Cesmessieurs avaient beaucoupparlé. Il les en-
gageait à se taire.« Yeux-tu savoirmon opinion? dit Pécuchet.
Puisquelesbourgeoissontféroces,les ouvriers
jaloux, les prêtres serviles et que le Peuple enfin
accepte tous les tyrans, pourvu qu'on lui laisse lemuseau dans sa gamelle,Napoléona bien fait 1
qu'il le bâillonne, le foule et l'extermine ce ne
sera jamaistrop pour sa haine du droit, sa lâcheté,son ineptie, son aveuglement a
Bouvardsongeait « Hein, le Progrès quellebla-
gue MIIajouta « Et la Politique,une belle saleté1Cen'est pas une science,reprit Pécuchet. L'art
militaire vaut mieux, on prévoitce qui arrive, nous
devrionsnous y mettre ?1
BOUVARDET P&CMCMET. 229
Ah merci répliqua Bouvard. Tout me dé-
goûte.Vendonsplutôt notre baraque et allons« au
tonnerre de Dieu,chez les sauvagesCommetu voudras »
Mélie,dans la cour, tirait de l'eau.
La pompe en bois avait un long levier. Pour lefaire descendre, elle courbait les reins et on
voyaitalors ses bas bleus jusqu'à la hauteur de sonmollet.Puis, d'un geste rapide, ellelevait sonbras
droit, tandis qu'elle tournait un peu la tête, et
Pécuchet,en la regardant, sentait quelquechosedetout nouveau,un charme, un plaisir infini.
vu
Desjours tristes commençèrent.Ils n'étudiaient plus dans la peurdes déceptions
les habitants de Chavignofless'écartaient d'eux,iles journaux tolérés n'apprenaient rien, et leur
solitude était profonde; leur déscouvremenbcom*
plet.Quelquefoisils ouvraient un Ïïvre, et le refer-
maient à quoi bon ? En d'autres jours, ils avaient
l'idée de nettoyer le jardin, au bout d'un quartd'heure une fatigue les prenait ou de voir leur
ferme, ils en revenaient écœurés ou de s'occuperde leur ménage, Germainepoussait des lamenta-
tions ils y renoncèrent.
Bouvardvoulut dresser le cataloguedu muséum,et déclaraces bibelots stupides.
Pécuchetemprunta la canardière deLangloispourtirer des alouettes j l'arme, éclatant du premiercoup,'faillit le tuer.
Doncils vivaientdans cet ennui de la campagne,si lourd quand le ciel blanc caresse de sa monotonieun :œur sans espoir. Onécoute le pas d'un homme
en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la
pluie tomber du to~tp!n-terre. De temps à autre,une feuillemorte vient
frôler la vitre, puis tournoie
BOfVARDET P&CUCHET. 23i
s'en va. Des glas indistincts sont apportés par levent. Au fond de l'étable, une vachemugit.
Ils bâillaient l'un devant l'autre, consultaient le
calendrier,regardaient la pendule, attendaient les
repas et l'horizon était toujours le même des
champsen face, &droite Féglise,à gaucheun rideaude peupliers leurs cimes se balançaient dans la
brunie, perpétuellement, d'un air lamentableDeshabitudes qu'ils avaient tolérées, les faisaient
souffrir.Pécuchet devenait incommodeavecsa ma-
nie de poser sur la nappe son mouchoir, Bouvard
ne quittait plus la pipe, et causait en se dandinant.
Descontestationss'élevaient, à proposdes plats, ou
dela qualitédu beurre. Dansleur tôte-a-teteils pen-saient à des choses différentes.
UnévénementavaitbouleverséPécuchet.
Deuxjours après l'émeutede Chavignolles,commeil promenaitson déboire politique, il arriva dans un
chemin,couvertpar des ormes touffus,et il entendit
derrière son dos, une voix crier « Arrête »
C'étaitM"" Castillon.Elle courait de l'autre côté,sans l'apercevoir. Un homme qui marchait devant
elle,se retourna. C'étaitGorju et ils s'abordèrent
à une toise de Pécuchet, la rangée des arbres les
sèparantde lui.« Est-ce vrai ?dit-elle, tu vas te battre ? »
Pécuchet se coula dans le fossé, pour enten-dre
« Ehbien oui, répliqua Gorju,je vaisme battre
Qu'est-ceque ça te fait?ïl le demande s'écria-t-olle en se tordant les
bras. Maissi tu es tué, mon amour 1 Ohreste MEt
BOUVARD ET PÉCUCHET.232
sesyeuxbleus, plus encore que ses paroles, le sup-pliaient.
«Laisse-moitranquille je dois partir M
Elleeut un ricanement de colère.« L'autre l'a permis, hein ? N'en parle pas a
I.leva sonpoing fermé.« « Nonmonami, non 1 jeme tais,je ne dïa rien. »
Et de grosses larmes descendaient le long de ses
joues dans les ruches de sa collerette.Il était midi. Le soleilbrillait sur la campagne,
couvertede blésjaunes. Toutau loin, la bâche d'une
voitureglissaitlentement. Unetorpeur s'étalait dans
l'air pas un cri d'oiseau, pas un bourdonnementd'insecte. Gorju s'était coupéune badine, et <enra-
clait l'écorce.M*"Castillonne relevaitpas la tête.Elle songeait, la pauvrefemme, à la vanitéde ses
sacrifices,les dettes qu'elle avait soldées, ses enga-gementsd'avenir, sa réputation perdue. Au lieu de
se plaindre, elle lui rappela les premiers temps de
leur amour~quand elle allait, toutes les nuits, le re-
joindre dans la grange si bien qu'une fois son
mari,croyant à unvoleur, avait lâché,parla fenêtre,un coup de pistolet. La balle était encore dans lemur. «Dumoment que je t'ai connu, tu m'as semblébeau commeun prince. J'aimetes yeux, ta voix,ta
démarche, ton odeur1 » Elle ajouta plus bas « Je
suis en foliede ta personne1 »II souriait, flatté danssonorgueil.Elle le prit à deux mains par les flancs, et la
tête renversée, commeen adoration.«Mon cher cœur mon cher amour mon âme
ma vie Voyons, parle, que veux-tu? Est-ce de
BOUVARDET PÉCUCHET. 233
l'argent ?Onen trouvera.J'ai eu tort je t'ennuyais t
pardon et commande-toides habitschez le tailleur,boisdu champagne, faisla noce, je te permets tout,
tout. » Elle murmura dans un effort suprême«Jusqu'àelle pourvu que tu reviennes à moi »)
Use pencha sur sa bouche,un bras autour de ses
reins,pour l'empêcher de tomber, et elle balbu-
tiait <'Chercœur cher amour commetu esbeau 1monDieu, que tu es beau H»
Pécuchet immobile,et la terre du fossé à la hau-teur desonmenton, les regardait, en haletant.
« Pas de faiblesse dit Gorju, je n'aurais qu'àmanquerla diligence on prépare un fameuxcoupde chien j'en suis Donne-moi dix sous, pourqueje payeun gloriaau conducteur. »
Elle tira cinq francs de sa bourse. « Tu me lesrendras bientôt. Aie un peu de patience Depuis le
temps,qu'il est paralysé songe donc! Et si tu
voulais,nous irions à la chapelle de la Croix-Janval,et là, mon amour, je jurerais, devant la sainte
Vierge,de t'épouser, dès qu'il sera mort 1
Eh il ne meurt jamais, ton mari ?
Gorjuavait tourné les talons. Elle le rattrapaet se cramponnantà ses épaules
« Laisse-moi partir avec toi je serai ta domesti-
que Tu as besoin de quelqu'un. Maisne t'en vas
pas ne me quitte pas La mort plutôt Tue-moi M
Ellese traînait à ses genoux,tâchant de saisir sesmainspour lesbaiser sonbonnet tomba,sonpeigneensuite, et ses cheveuxcourts s'éparpillèrent. Ilsétaient blancssous les oreilles, et commeelle le
regardaitde bas en haut, toute sanglotante, avecses
234 BOUVARDETP~CUCHMT.
paupières rouges et ses lèvres tuméfiées,nue exas-
pération !e prit, il la repoussa.« Arrière,la vieille Bonsoir »» ·
Quandelle se fut relevée, ellearracha la croixd'or
quipendaità son cou, et lajetant verslui«Tiens canaille »»
Gorju s'éloignait, -en tapant avec sa badine lesfeuillesdes arbres.
M°"*CastiIIonne pleuraitpas. Lamâchoireouverteet les prunelles éteintes, elle resta sans faire un
mouvement, pétriQéedans sondésespoir n'étant
plus un être, maisune chose en ruines.Cequ'il venait de surprendrefut, pour Pécuchet,
commela découverted'unmonde, toutun monde1
qui avaitdes lueurs éblouissantes,des floraisons
désordonnées, des océans,des tempêtes, des trésors
-et des abîmes d'une profondeur infinie uneffroi s'en dégageait, qu'importe 1Il rêva l'amour,ambitionnait de J&sentir comme elle, de l'inspirercommelui.
Pourtant il exécrait Gorju et, au corps de.
garde, avait eu peine à ne pas le trahir.
L'amant de M"' Castiltonl'humiliait par sa taille
mince, ses accroche-coeurségaux, sa barbe flocon-
neuse, un air de conquérant, tandis que sa che-
velure, à lui. se collaitsur son crâne commeune
perruque mouillée sontorse, danssa houppelande,ressemblaità un traversin, deuxcaninesmanquaientet sa physionomieétait sévère, ïl trouvait le ciel in-
juste, se sentait ".ommedéshérité, et son ami ne
l'aimait plus.wlp.
Bouvard l'abandonnait tous les soirs. Après la
BOUVARÏ)ET PjÈCMCMET. 2~
mort de sa femme, rien ne l'eût emp&ched'en pren-dre une autre, et qui maintenant le dorlotterait,
soigneraitsamaison.Ilétaittrop vieuxpour ysonger.Mais Bouvard se considéra dans la glace. Ses
pommettesgardaientleurs couleurs, sescheveuxfri-saient comme autrefois, pas une dent n'avait bou-
gé, et, à l'idée qu'il pouvait plaire, il eut un
retour de jeunesse. M" Dordin surgit dans s~ mé-moire. Elle lui avait fait des avances, la premièrefois, lorsde l'incendie des meules, la seconde,à leur
diner, puis dans le muséum, pendant la déclama-
tion, et dernièrement elle était venue sans rancune,trois dimanches de suite. Il alla donc chez elle, et
y retourna, se promettant de la séduire.
Depuisle jour où Pécuchet avait observéla petitebonne tirant de l'eau, il lui parlait plus souventet soit qu'elle balayât le corridor, ou qu'elle étendîtle linge, ou qu'elle tournât les casseroles,il ne pou-vait se rassasier du bonheur de la voir, surprislui-même de ses émotions, comme dans l'adoles-cence.Il en avait les fièvreset les langueurs, etétait persécuté par le souvenir de M°"'Castillon,
étreignant Gorju..Il questionnaBouvard sur la manière dont les li-
bertins s'y prennent pour avoirdes femmes.« Onleur fait des cadeaux, on les régale au res-
taurant.
Très bien Maisensuite?Il y en a qui feignentde s'évanouir,pour qu'on
les porte sur un canapé, d'autres laissent tomber
parterre leur mouchoir.Lesmeiheurasvousdonnentun rendez-vous, franchement. » Et Bouvardse ré-
236 BOUVARDET PÉCUCHET.
pandit en descriptions,'qai incendièrent l'imagina*·
tion de Pécuchet, comme des gravures obscènes.<'La première règle, c'est de ne pas croire à ce
qu'elles disent. J'en ai connu qui, sous l'apparencede saintes, étaient do véritables Messalines Avant
tout, il faut être hardi M»
Maisla hardiesse nese commande pas. Pécuchet,
quotidiennement, ajournait sa décision,était d'ail-
leurs intimidé par la présence de Germaine.
'Espérant qu'eue demanderait son compte, il en
exigeaun surcroît de besogne, notait les foisqu'elleétait grise, remarquait tout haut sa malpropreté, sa
paresse, et fit si bien qu'on la renvoya.AlorsPécuchet fut libreAvec quelle impatience il attendait la sortie de
Bouvard Quelbattement de cœur, dès que la porteétait refermée 1
Mélie travaillait sur un guéridon, près de la fe-
nêtre, à la clarté d'une chandelle de tempsà autre,elle cassait son fil avec ses dents, puis clignait les
yeux, pour l'ajuster dans la fente de l'aiguille.D'abord, il voulut savoirquels hommes lui plai-
saient. Était-ce par exempleceuxdu genre de Bou-vard? Pas du tout elle préférait les maigres. Il osalui demander si elle avaiteu des amoureux? «Ja-
mais »
Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin,saboucheétroite, le tour de sa figure. Il lui adressades complimentset l'exhortait à la sagesse.
En se penchant sur elle, il apercevait dans son
corsage des formesblanchesd'où émanaitune tiède
senteur, qui lui chauffaitla joue. Unsoir, il toucha
BOUVABH ETP&CCCHET ~37
deslèvres les cheveuxfollets de sa nuque; et il en
ressentit un ébranlement jusqu'à la moelledes os.
Uneautre fois, il la baisa sur le menton, on se re-
tenant de ne pas mordre sa chair, tant elle était sa-
voureuse.E!lelui rendit son baiser. L'appartementtourna. Hn'y voyaitplus.
Hlui ~t cadeaud'une paire de bottines, et la ré-
galaitsouventd'un verre d'anisette.
Pourlui éviter du mal, il se levaitde bonneheure,cassait le bois, allumait le feu, poussait l'attention
jusqu'à nettoyer les chaussuresde Bouvard.
Méliene s'évanouitpas, ne laissapas tomber son
mouchoiret Pécuchetne savait quoi se résoudre,sondésir augmentantpar la peur de le satisfaire.
Bouvardfaisaitassidûment la cour à M""Bordin.
Elle le recevait,un peu sanglée dans sa robe de
soie gorge-pigeon qui craquait comme le harnais
d'un cheval, tout en maniant par contenance sa
longue chained'or.
Leurs dialogues roulaient sur les gens de Cha-
vignolles« ou.« défunt son mari », autrefois huis-
sierà Livarot.Puis elle s'informa du passé de Bouvard, cu-
rieusede connattre « ses farces de jeune homme »,sa fortuneincidemment, par quels intérêts il était
lié à Pécuchet.Il admirait la tenue de. sa maison, et, quand il
dînait chezelle, la netteté du service, l'excellencede la'table. Une suite de plats' d'unesaveur pro-fonde, que coupait par intervalles égaux un vieux
pomard, les menait jusqu'au dessert où ils étaientfort longtemps à prendre le café et M"" Bor-
~38 BOUVARDET PÉCUCHET
din, en dilatant les narines, trempa! dans la sou-
coupe sa lèvre charnue, ombrée légèrement d'unduvet noir.
Unjour, elle apparut décolletée. Sesépaules fas-
cinèrent Bouvard. Commeil était sur une petitechaisedevant elle, il se mit à lui passer les deuxmains le long des bras. Le veuvesefâcha. ïi ne re-
commença plus,, mais il se figurait des rondeursd'une amplitudeet d'une consistancemerveilleuse.
Un soir que la cuisinede Méliel'avait dégoûté, ileut une joie en entrant dansle salondeM""Bordin.C'estlà qu'il aurait falluvivre1
Le globede la lampe, couvert d'un papie? rose,
épandait une lumière tranquille. Elle était assise
auprèsdu feu et sonpied passaitle bord de sarobe.
Dèsles premiersmots, l'entretien tomba.
Cependantelle le regardait, les cils à demi fer-
més, d'une manière langoureuse, avec obstination.Bouvard n'y tint plus ?t s'agenouillantsur
le parquet,il bredouilla « Je vous aime Marions-
nous! »
M~ Bordin respira fortement, puis, d'un air in-
génu, dit qu'il plaisantait sans doute, on allait se
moquer, ce n'était pas raisonnable.Cettedéclaration
l'étourdissait.Bouvardobjectaqu'ilsn'avaientbesoindu consen-
tement de personne. « Qui vous arrête ? est-ce letrousseau? Notrelinge a une marque pareille, unF nous unirons nos majuscules. ')
L'argument lui plut. Mais une affairemajeurel'empêchaitde se décider avant la fin du mois. EtBouvardgémit.
t.
POUVARDET PÉCUCHET 239
Elleeut la délicatessede le reconduire, escor-
tée de Marianne,qui portait un falot.
Lesdeux amis s'étaient cachéleur passion.Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue
avecla bonne. Si Bouvard s'y opposait, il remmè-nerait vers d'autres lieux, fût-ce en Algérie, oùl'existencen'est pas chèreMais rarement il formaitdeces hypothèses,plein de son amour, sanspenserauxconséquences.
Bouvardprojetait de fairedu muséum la chambre
conjugale,à moins que Pécuchet ne s'y refusât;alorsil habiteraitle domicilede sonépouse.
Un après-midide la semaine suivante, c'était
chezelle, dans son jardin, les bourgeonscommen-
çaientà s'ouvrir, et il y avait, entre les nuées, de
grandsespaces bleus elle se baissa pour cueillirdesviolettes, et dit, en les présentant:
« SaluezM°"'Bouvard
Comment Est-cevrai ?
Parfaitementvrai. »
IIvoulutla saisirdans ses bras, elle le repoussa.« Quel homme » Puis, devenue sérieuse, l'a-vertitque bientôt elle lui demanderaitune faveur.
« Je vous l'accorde? »
Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudiprochain.
Personne jusqu'au dernier moment n'en devaitriensavoir.
a Convenu »
Et il sortit les yeuxau ciel, léger commeun che-vreuil.
Pécuchetle matin du même jour s'était promis
24$ BOCVAtU'ET P&CUCHET
de mourir, s'il n'obtenait pas les faveurs de sabonne et il l'avait accompagnéedans la cave,es-
pérant'que les ténèbres lui donneraient de l'au-dace.
Plusieursfois, elle avait voulu s'en aller; maisil
la retenait pour compter les bouteilles, choisir des
lattes, ou voir le fond des tonneaux, cela durait de-
puislongtemps.EUese trouvait, en facedelui, sousla lumière du
soupirail,droite, les paupièresbasses, le coin de labouche un peu relevé.
« M'aimes-tu?dit brusquementPécuchet.Oui je vousaime.Eh bien, ators, prouve-le-moi «
Et l'enveloppant du bras gauche, il commençade
l'autre main à dégrafersoncorset.« Vous allezmefairedu mal?
Non mon petit ange N'aiepaspeurSiM.Bouvard.
Je ne lui dirai rien Soistranquille »
Un tas defagotsse trouvaitderrière.Elles'y laissa
tomber, les seinshors de la chemise, la tête renver-
sée puis se cacha la ngure sous un bras etun autre eût comprisqu'elle ne manquaitpas d'ex-
périence.Bouvard,bientôt, arrivapour dîner.
Le repas se fit en' silence,chacunayant peur dese
trahir, Mélieles servaitimpassible, comme d'habi-
tude Pécuchet tournait les yeux, pour éviter les
~iens, tandisque Bouvard,considérantlesmurs, son-
geait à des améliorations.
Huit jours après, le jeudi,il rentrafurieux.
BOUVARD ET PÉCUCHET 344
i4
« La sacréegarce1
Quidonc 1–M""Bordin.M»
Et il contaqu'il avait poussé la démence jusqu'àvouloiren faire sa femme mais tout était fini, de-
puisun quart d'heure chezMarescot.Elle avaitprétendu recevoir en dot les Fea~M,
dont il ne pouvait disposer l'ayant, commela
ferme, soldéeen partie avecl'argent d'un autre.
«Effectivement dit Pécuchet.
Et moi qui ai eu la bêtise de lui promettreunefaveurà son choixt C'était celle-là, j'y aimis
de l'entêtement si elle m'aimait, elle m'eûtcédé MLa veuve, au'contraire, s'était emportéeen
injures, avaitdénigré sonphysique,sabedaine.«Mabedaine je te demandeun peu. »
Pécuchetcependantétaitsorti plusieursfois; mar-chaitles jambes écartées.
« Tu souffres?dit Bouvard.Oh oui je souffre!»
Et ayant fermé la porte, Pécuchet, après beau-
coup d'hésitations, confessa qu'il venait de se dé-couvrirune maladie secrète.
« Toi?Moi-même1
Ah mon pauvre garçon qui te l'a donnée '?
Il devint encore plus rouge, et dit d'une voixen-'coreplus basse
« Ce ne peut être queMélie? »
Bouvarden demeura stupéfait.Lapremière chose était de renvoyerla jeaae pe"-
sonne.
BOUVA&DET PECUCHET.242
Elleprotesta d'un air candide.
Le cas de Pécuchet était grave, pourtant mais,honteux de sa turpitude, il n'osait voir le médecin.
Bouvardimaginade recourir à Barberou.
Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pourle montrer à un docteur qui la soignerait parcorrespondance.Barberou y mit du zèle, persuadé
qu'elle concernaitBouvard,et l'appela vieuxroquen-tin, tout en le félicitant.
«A monâge disait Pécuchet, n'est-ce pas lugu-'bre Maispourquoim'a-t-elle fait ça 2
Tu lui plaisais.Elleaurait dû me prévenir.Est-ce que la passion raisonne a Et Bouvard
se plaignait de M* Bordin.
Souvent, il l'avait surprise arrêtée devant les
Ecalles, dans la compagnie de Marescot,en confé-
rence avec Germaine, tant de manœuvres pourun peu de terre 1
« Elle est avare Voilàl'explication! »Ils ruminaient ainsi leurs mécomptes, dans la
petite salle, au coindu feu.
Pécuchet, tout en avalant ses remèdes, Bouvard,en fuKM'ntdes pipes, et ils dissertaient sur lesfemmes.
« Étrange besoin, est-ce un besoin Elles pous-sent au crime, à l'héroïsme et à l'abrutissement.L'enfer sous un jupon, le paradis dansun baiser,
ramage de tourterelle, ondulationsde serpent, griffede'chat. perfidiede la mer, variétéde la lune
ils dirent tous les lieux communsqu'ellesont fait
répandre.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 2~
C'étaitle désir d'en avoirqui avait suspendu leur
amitié.Un remords las prit. Plus de femmes,n'est-cepas ?Vivonssans elles1 Et ils s'embras-
sèrent avecattendrissement.
Il fallait réagir et Bouvard,après la guérisonde Pécuchet, estimaque l'hydrothérapie leur serait
avantageuse.Germaine,revenue dès le départde l'autre, char-
riait, tous lesmatins, la baignoiredans le corridor.Lesdeuxbonshommes,nus commedes sauvages,
selançaient de grands seaux d'eau, puis ils cou-raient pour rejoindre leurs chambres.On les vitparla claire-voie; et des personnes furent scandali-sées.
vin
Satisfaitsde leur régime, ils voulurent s'améliorerle tempéramentpar de la gymnastique..
Et ayant pris le manuel d'Amoros,ils en parcou-rurent l'atlas.
Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés,
debout, pliant les jambes, écartant les bras~mon-
trant le poing, soulevantdes fardeaux, chevauchantdes poutres, grimpant,à des échelles,cabriolant sur
des trapèzes,un tel déploiementde forceet d'agilitéexcitaleur envie.
Cependantils étaient centristesparles splendeursdu gymnase,décrites dans la préface. Carjamais ils
ne pourraient se procurer un vestibule pour les
équipages, un hippodrome pour les courses, un
bassin pour la natation, ni une « montagne degloire», collineartificielle,ayanttrente-deuxmètresde hauteur.
Unchevalde voltige en bois avecle rembourrageeût été dispendieux, ils y renoncèrent; le tilleulabattu dans le jardin leur servit de mât horizontalet quandils furent habilesà le parcourir d'un boutà l'autre, pour en avoirun vertical, ils replantèrentune poutrelle des contre-espaliers.Pécuchet gravitjusqu'au haut. Bouvardglissait, retombait toujours,finalement,y renonça.
BOUVARDET PÉCUCHET. 245
<t.
Les« bâtons orthosométiques» lui plnrent davan-
tage, c'est-à-dire deux manches à balai reliés pardeux cordes, dont la première se passe sous les
aisselles,la seconde sur les poignets et pendantdesheures, ilgardait cet appareil,le mentonlevé, la
poitrine'enavant,les coudesle long du corps.Adéfaut d'altères, le charron tourna quatre mor-
ceaux de frêne, qui ressemblaient à des pains desucrese terminant èn goulot de bouteille. On doit
porter ces massues à droite, à gauche,par devant,
parderrière mais trop lourdes, elleséchappaientde
leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes.
N'importe,ils s'acharnèrent aux « mils persane .) et
mêmecraignant,~u'eUesn'éclatassent,tous les soirs,ils les frottaient avec de la cire et un morceau de
drap.Ensuite, ils recherchèrentdes fosses.Quandils en
avaienttrouvé un à leur convenance,ils appuyaientaumilijBUune longue perche, s'élançaientdu piedgauche, atteignaient l'autre bord, puis recommen-
çaient.La campagne étant plate, on les apercevaitauloin et les villageoisse demandaientquellesétaientces deuxchosesextraordinaires,bondissantà
l'horizon.
L'automne venu, ils se mirent à la gymnastiquede chambre elle les ennuya. Que n'avaient-ils le
trémoussoir on fauteuil de poste, imaginé sousLouisXIV par l'abbé de Saint-Pierre. Commentétait-ceconstruit, où se renseigner? Dumo~hel ne
daignapas môme leur répondre.Aloi's, ils établirent dans le fournil une bascule
brachiale.Sur deux pouliesvisséesau plafond,pas-
BOUVARD ET PÉCUCHET.246
sait une corde, tenant une traverse à chaque bout.Sitôtqu'ils l'avaient prise, l'un poussait la terre deses orteils, l'autre baissait les bras jusqu'au niveaudu sol le premier, par sa pesanteur, attirait le se-
cond qui, lâchantun peu la cordelette, montait àsontour en moinsde cinqminutes, leurs membres
dégouttelaientde sueur.
Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tâ-
chèrentde devenirambidextres,jusqu'à se priverde
la main droite, temporairement. Ils firent-plus:Amorosindique les pièces de vers qu'il faut chanter
dans les manœuvres, et Bouvard et Pécuchet, en
marchant, répétaient l'hymne n" 9 « Unroi,,un roi
juste est un bien sur la terre. » Quand ils 'sebat-taient les pectoraux
« Amis, la couronne et la gloire, a etc. Au pasde
course .1
A nous l'animal timide t
Atteignons le cerf rapide <Ouinoas vaincrons ¡Courons courons! couronst
Et plus haletants que des chiens, ils ranimaientau bruitt de leurs voix.
Un côté de la gymnastiqueles exaltait son em-
ploi commemoyende sauvetage.Maisil aurait falludes enfants, pour apprendreà
les porter dans des sacs, et ils prièrent le maîtred'écoledé leur en fournir quelques-uns.Petit objectaque les famillesse lâcheraient. Ils se rabattirent surles secoursaux blessés. L'un feignaitd'être évanoui,et l'autre le charriaitdans une brouette, avectoutessortes de précautions.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 247
Quantaux escaladesmilitaires,l'auteur préconisel'échelle de Bois-Rosé, ainsi nommée du capitainequi surprit Fécampautrefois,en montant par la fa-laise.
D'aprèsla gravuredu livre, ils garnirent debâton-netsun câble, et l'attachèrent sous le hangar.
Dèsqu'on a enfourchéle premier bâton, et saisi
le troisième, on jette ses jambes en dehors, pourque le deuxième qui était tout à l'heure contre la
poitrinese trouve juste sous les cuisses. Onse re-
dresse, on empoignele quatrième et l'on continue.
Slalgréde prodigieuxdéhanchements,il leur fut im-
possibled'atteindre le deuxièmeéchelon.Peut-être a-t-onmoinsde mal en s'accrochantaux
lierres avec les mains, comme firent les soldatsde
Bonaparteà l'attaque duFort-Chambray? et pourvousrendre capable d'une telle action,Amorospos-sèdeune tour dans son établissement.
Lemur en ruines pouvaitla remplacer. Ils en ten-
tèrent l'assaut.
MaisBouvard,ayant retiré trop vite son pièd d'un
trou, eut peur et fut pris d'étourdissement.Pécuchet en accusa leur méthode: ils avaient
négligéce qui concerne les phalanges, si bien
qu'ilsdevaientse remettre aux principes.Ses exhortàtions furent vaines et, dans son
orgueilet sa présomption,il abordales échasses.
La nature semblaitl'y avoirdestiné, caril employatoutde suite le grand modèle, ayant des palettes à
quatre piedsdu sol, et en équilibre la-dessus, il
arpentaitle jardin, pareil à une gigantesquecigognequi se fût promenée.
BOUVARDET PÉCUCHET.248
Bouvard,à la fenêtre, la vit tituber, puis s'abattred'un blocsur les haricotsdont les rames, en se fra-
cassant, amortirent sa chute. On le ramassa couvertde terreau, les narines saignantes, livide, et il
croyaits'être donné un effort.Décidémentla gymnastiquene convenaitpas à des
hommesde leur âge ils l'abandonnèrent, n'osaient
plus se mouvoirpar crainte des accidents, et ils res-
taient tout le long du jour assis dans le muséum, à
rêver d'autres occupations.Cechangementd'habitudes influa sur la santé de
Bouvard.Il devint très lourd, soufflaitaprès ses re-
pas comme un cachalot, voulut se faire m~grir,
mangea moins, et s'&uaiblit.
Pécuchet, également, se sentait « miné », avaitdes démangeaisonsà la peau et des plaques dans la
gorge. « Çane va pas, disait-il, ça ne va pas. »Bouvardimaginad'aller choisirà l'auberge quel-
ques bouteillesde vind'Espagne,afin de se remon-ter la machine.
Commeil en sortait, le clercde Marescotet troishommes apportaient à Beljambeune grande tablede noyer « Monsieur» l'ecf remerciait beaucoup.Elle s'était partaitement conduite.
Bouvardconnut ainsi la modenouvelledes tablestournantes. Il en plaisantale clerc.
Cependant,par toute l'Europe, en Amérique, enAustralieet dans les Indes, des millions de mortels
passaient leur vie à faire tourner des tables, eton découvrait la manière de rendre les serins pro-phètes, de donnerdes concertssans instruments, de
correspondreau moyen des escargots. La Presse,
BOUVARD ETP&CUCMKT. 249
offrantavecsérieuxcesbourdes aux public,le ren-
forçaitdans sa crédulité.
Lesesprits-frappeursavaientdébarqué au château
deFaverges,de là s'étaientrépandusdans le village,et le notaire principalementles questionnait.
Choquédu scepticismede Bouvard,il convia lesdeuxamis à une soiréede tables tournantes.
Était-ceun piège?M°*"Bordinse trouverait là. Pé-
cuchet,seul, s'y rendit.Il y avaitcommeassistantsle maire, le percepteur,
le capitaine, d'autres bourgeois et leurs épouses,M""Vaucorbeil,M"' Bordineffectivement de plus,une ancienne sous-maîtresse de M"" Marescot,M""Laverrière, personne un peu louche avec des
cheveuxgris tombant en spirales sur les épaules,à.la façon de i83(L Dans un fauteuil se' tenait un
cousin de Paris, costumé d'un habit bleu et l'air
impertinent.Lesdeuxlampesde bronze,l'étagère de curiosités,
desromances à vignette sur le piano, et des aqua-rellesminuscules dans des cadres exorbitants fai-saienttoujours l'étonnement de Chavignolles.Maiscesoir-là les yeuxse portaientverslà tabled'acajou.Onl'éprouveraittout à l'heure, et elle avait l'impor-tancedes chosesqui contiennentun mystère.
Douzeinvitésprirent place autour d'elle, les mains
étendues,les petits doigts se touchant. On n'enten-dait que le battement de la pendule. Les visagesdénotaientune attentionprofonde.
Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirentdefourmillementsdans les bras. Pécuchetétait in-commodé.
BOtLiYARDMTl'&CUCitt-i.2SO
t<Vouspoussez dit le capitaineà Foureau.
Pas du tout 1
Si fait i
Ah Monsieur »
Le notaire les calma.A forcede tendre l'oreille, on crut distinguerdes
craquements de bois. Illusion Rien ne bougeait.L'autre jour, quand les familles Aubert et Lor-
meau étaient venuesde Lisieux et qu'on avait em-
prunté exprèsla table de Beljambe,tout avaitsi bienmarché Mais celle-là aujourd'hui montrait un en-
têtement Pourquoi?Le tapis sans doute la contrariait, et on passa
dansla salle àmanger. <
Le meuble choisi fut un large guéridonoù s'ins-tallèrent Pécuchet, Girbal, M' Marescot, et soncousin M. Alfred.
Le guéridon, qui avait des roulettes,glissaversla
droite les opérateurs, sans déranger leurs doigts,suivirent son mouvement, et de lui-même il fit en-
core deuxtours. Onfut stupéfait.AlorsM. Alfredarticula d'une voixhaute« Esprit, comment trouves-tu ma cousine? x
Le guéridon, en oscillant avec lenteur, frappaneuf coups.
D'après une pancarte, où le nombre des coupsse traduisait par des lettres, cela signifiait« char-mante ».' Desbravos éclatèrent.
PuisMarescot,taquinant MmeBordin, sommal'es-
prit de déclarer l'âge exact qu'elle avait.
Le pied du guéridonretomba cinq<fois« Comment? cinqans s'écria Girbal.
BOCVAKDETPÉCUCHET. 2SI
Les dizaines ne comptent pas, » reprit Fou-
feau.
La veuve sourit, intérieurement vexée.
Les réponses aux autres questions manquèrent,tant l'alphabet était complique. Mieuxvalait la plan-chette, moyen expéditif et dont M""Layerrière s'é-
tait même servie pour noter sur un album les
communications directes de Louis XII, Clémence
Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces
mécaniques se vendaient rue d'Aumale M. Alfred
en promit une, puis s'adressant à la sous-maîtresse« Maispour le quart d'heure, un peu de piano,
n'est-ce pas ? Une mazurke »
Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cou-
sine à la taille, disparut avec elle, revint. On étaitrafraîchipar le vent de la robe qui frôlait les portesen passant. Elle se renversait la tête, il arrondissait
son bras. On admirait la grâce de l'une, l'ait frin-
gant de l'autre et, sans attendre les petits fours,Pécuchet se retira, ébahi de la soirée.
Il eut beau répéter « Mais j'ai vu j'ai vu »Bouvardniait les faits et néanmoins consentit à ex-
périmenter lui-même.Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après.
midi, en facel'un de l'autres les mains sur une table,
puis sur un chapeau, sur une corbeille, sur desassiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles
Le phénomène des tables tournantes n'en est pasmoins certain. Le vulgairo l'attribue à des esprits,
Faraday au prolongement de l'action nerveuse,Chevreulà l'inconscience des efforts, ou peut-être,comme admet Ségouin, se dégage-t-il de l'assem-
BOUVAR~ KTPÉCUCHI.T.SS2
blage des personnes une impulsion, un courantma-
gnétique?CettehypothèseSt rêver Pécuchet.H prit danssa
bibliothèquele « Guidedu magnétiseurpar Mon-
tacabère, le relut attentivement, et initia Bouvard&i
la théorie.
Touslescorps animés reçoiventet communiquentl'influencedes astres. Propriété analogue à la vertu
de l'aimant. En dirigeantcette force on peut guérirles malades, voilà le principe. La science, depuisMesmer,s'estdéveloppée, mais ilimporte toujoursde verser le fluide et de faire des passes qui, pre-mièrement, doiventendormir.
« Eh bien, endors-moi dit Bouvard.
Impossible, répliqua Pécuchet, pour subir
l'actionmagnétiqueet pour la transmettre, la foiest
indispensable.?Puis considérantBouvard« Ah1 queldommage.
Comment?
Oui, si tu voulais,avecun peu de pratique, il
n'y aurait pas de magnétiseurcommetoi M»
Caril possédait tout ce qu'il faut l'abord préve-t~ant,une constitutionrobuste et un moral solide.
Cettefaculté qu'on venait de lui découvrirNatta
Bouvard.Il seplongeasournoisementdans Montaca-bere.
Puis, commeGermaineavaitdes bourdonnement?
d'oreillesqui l'assourdissaient,il dit un soir d'un ton
négligé« Sion essayaitdu magnétisme? MElle ne s'y refusa pas. I! s'assit devant elle, lui
BOUVARD ET PÉCUCHET. 253
15
prit les deux pouces dans ses mains et la regardacernent, commes'il n'eût fait autre chosede toute
vie.
Labonne femme, une chaufferettesous les talons,
commençapar fléchirle cou ses yeux se fermèrent
et, tout doucement, elle se mit a ronfler. Au bout
d'uneheure qu'ils la contemplaient, Pécuchetdit à
voixbasse« Que sentez-vous?»Elle se réveilla.
Plus tard sans doute la lucidité viendrait.Cesuccèsles enhardit, et, reprenant avecaplomb
l'exercicede la médecine,ils soignèrentChamberlan
lebedeau,pour ses douleursintercostales,Migrainele maçon, affecté d'une névrose de l'estomac, lamèreVarin, dont l'encéphaloïdesous la clavicule
exigeait,pour se nourrir, des emplâtresde viandeetungoutteux,le père Lemoine,qui se tratnait au borddescabarets, un phtisique, un hémiplégique, bien
d'autres.Ils traitèrent aussi des corizaset des enge-lures.
Après l'explorationde la maladie, ils s'interro-
geaientdu regard pour savoirquelles passes em-
ployer,si ellesdevaientêtre à grands ouà petits cou-
rants,ascendantesou descendantes, longitudinales,transversales,biditiges, triditiges ou même quindi-tiges.Quandl'un en avait trop, l'autre le remplaçait.Puis,revenuschezeux, ils notaient les observations~urlejournal du traitement.
Leur?manières onctueuses captèrent le monde.
Cependantonpréférait Bouvard,et sa réputationpar-vintjusqu'àFalaise, quand il eut guéri la Barbée, la
BOUVARDET PÉCUCHET.254
filledupère Barbey,un anciencapitaineaulongcours.Ellesentaitcommeun clou à l'occiput,parlaitd'one
voi~trauque, restait souvent plusieurs jours sans
manger, puis dévoraitdu plâtre ou du charbon.Sescrises nerveuses, débutant par des sanglots, se ter-minaientdansun fluxde larmes et on avaitpratiquétous lesremèdes,depuisles tisanesjusqu'auxmoxas,si bien que, par lassitude, elle acceptales offresdeBouvard.
Quandil eut congédié la servante et pousséles
verrous, il se mit a frictionnersonabdomen en ap-puyantsurla placedes ovaires.Unbien-être sema-
nifestapar des soupirset des bâillements.'Hlui posaun doigt entre les sourcils au haut du nez toutà'
coup elle devintinerte. Si on levait ses bras, ils re-
tombaient sa tête garda les attitudes qu'il voulut,et les paupièresà demicloses, en vibrant d'un mou-vementspasmodique,laissaientapercevoirlesglobesdesyeux, qui roulaient avec lenteur ils se nxèrentdans les angles, convulsés.
Bouvardlui demandasi elle souffrait elle répon-dit que non ce qu'elle éprouvait maintenant? elle
distinguaitl'intérieur de soncorps.« Qu'yvoyez-vous?
Un ver.
Quefaut-il pour le tuer ?Son front se plissa«Je cherche. ~je ne peuxpas, je ne peuxpas.A la deuxièmeséance, elle se prescrivit un bouil-
!on d'orties à la troisième,de l'herbe au chat.Lesjcrises s'atténuèrent, disparurent. C'était vraimentcommeun miracle.
BOUVARDET PÉCUCHET. 2S5
L'addigitationnasale ne réussit point, avec les
autres,et, pour amener le somnambulisme,ils pro-
jetèrentde construire un baquet mesmérien. DéjàmêmePécuchetavait recueillide la limaille et net-
toyéune vingtainede bouteilles, quand un scrupulel'arrêta.Parmiles malades, ilviendraitdespersonnesdusexe.
« Et que ferons-nous s'il leur prend des accès
d'érotismefurieux? »
Celan'eût pas arrêté Bouvard mais à cause des
potinset du chantagepeut-être, mieux valait s'abs-
tenir.Ils se contentèrent d'un harmonica et le por-taientaveceux dans les maisons, ce qui réjouissaitlesenfants.
Unjour que Migraineétait plus mal, ils y recou-
rurent. Les sons cristallins l'exaspérèrent maisDeleuzeordonne de ne pas s'effràyerdes plainteslamusiquecontinua.
«Assez assez criait-il.Unpeu de patience, » répétait Bouvard.
Pécuchettapotaitplus vite sur les lames de verre,et1 instrumentvibrait, et le pauvrehomme hurlait,quandle médecin parut attiré par le vacarme
« Comment.,encore vous? Ms'écria-t-il, furieuxdelesretrouver toujours chezses clients.
Ils expliquèrent leur moyenmagnétique.Alors iltonnacontre le magnétisme, un tas de jongleries,etdontles effetsproviennentde l'imagination.
Cependanton magnétisedesanimaux.Montacabère
l'affirme,et M. Fontaine est parvenu à magnétiserune lionne. Ils n'avaient pas de lionne, mais lehasardleur offritune autre bête.
BOUVARD ET PÉCUCHET.2S6
Carle lendemainà sixheures, un valetde charruevint leur dire qu'on les réclamait la ferme, pourune!vachedésespérée.
Ils y coururent.
Les pommiers étaient en fleurset l'herbe, dansla
cour, fumait sous le soleil levant. Au bord de la
mare, à demi couverte d'un drap, une vachebea-
glait, grelottante des seauxd'eau qu'on lui jetait surle corps, et, démesurémentgon&ée,elle ressemblaità un hippopotame.
Sansdoute elle avaitpris du «venin Men pâturantdans les trèNes.Le père et la mère Gouy se déso-
laient, car le vétérinaire ne pouvait ve~ir, et uncharronqui savaitdesmots contre l'enflure ne vou-lait pas se déranger mais ces messieurs dont la
bibliothèque était célèbre, devaient connaître un
secret.
Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent,l'un devant les cornes, l'autre à la croupe, et avecde
grands eohrts intérieurs et une gesticulation fréné-
tique, ils écartaientles doigtspour épandre sur l'ani-
mal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier,son épouse, leur garçon et des voisins les regar-daient presque enrayés.
Les gargouillements que l'on entendait dans le
ventre de la vache provoquèrent des borborygmesau fond de ses entrailles. Elle émit un vent. Pécu-
chet dit alors« C'est une porte ouverte à l'espérance, un dé-
bouché, peut être. »
Le débouchés'opéra, l'espérance jaillit dans un
taquetde matièresjaunes éclatantavecla forced'un
BOUVARD ET PÉCUCHET. 257
obus.Lescœursse desserrèrent, la vache dégonna.Uneheure après, il n'y paraissaitplus.
C~n'étaitpasl'effetde l'imagination,certainement.
Doncle fluidecontientune vertu particulière.Ellese
laisseenfermer dans des objets où on ira la prendresansqu'ellese trouveaffaiblie.Untel moyenépargnedesdéplacements.Ils l'adoptèrent, et ils envoyaientà leurspratiques des jetons magnétisés, des mou-
choirsmagnétisés, de l'eau magnétisée, du pain
magnétisé.Puis,continuant leurs études, ils abandonnèrent
lespassespour le systèmede Puységur, quiremplacelemagnétiseurpar un vieil arbre, au tronc duquelunecordes'enroule.
Un poirier dans leur masure semblait fait tout
exprès.Ils le préparèrent en l'embrassantfortement
àplusieursreprises. Unbanc fut établi en dessous.Leurshabitués s'y rangeaient et ils obtinrent des ré-sultatssi merveilleuxque, pourenfoncerVaucorbeil,ilsieconvièrentàuneséance,aveclesnotablesdu pays.
Pasun n'y manqua.Germaineles reçut dans la petite salle, en priant
«defaireexcuse», ses maîtres allaient venir.Detemps à autre, on entendait un coup de son-
nette.C'étaientdes maladesqu'elle intruduisait.ail-
leurs.Les invités se montraient du coude les fe-
nêtrespoussiéreuses, les taches sur le lambris, la
peintures'éraillant et lejardin était lamentabte.Duboismort partout Deux bâtons, devant la brèchedumur, barraient le verger.
Pécuchetse présenta t«A.vos ordres,Messieursa»
BOUVARD NT PECUCHET.2S~
Et l'on vit au fond, sous le poirier d'Édouin,plu-sieurspersonnesassises.
Chamberlan,sansbarbe, commeun prêtre, et ensoutaneIJede lasting avec une calotte de cuir, s'a-bandonnaità des frissonsoccasionnéspar sa douleur
intercostale Migraine,souffranttoujours de l'esto-
mac, grimaçait près de lui. La mère Yarin, pourcachersa tumeur, portait un châle à plusieurs tours.Le père Lemoine,pieds nus dans des savates,avait
ses béquilles sous les jarrets, et la Barbée, en cos-tume des dimanches, était pâleextraordinairement.
De l'autre côté de l'arbre, on trouva d'antresper-sonnes une femme à figured'albinosépdngeaitles
glandes suppurantes de son cou. Le visage d'une
petite fille disparaissaità moitié sous des lunettesbleues. Unvieillard, dont une contracturedéformait
l'échiné, heurtait de ses mouvements involontaires
Marcel,une espèce d'idiot, couvertd'une blouseen
loqueset d'unpantalonrapiécé.Sonbec-de-lièvremal
recousulaissait voirses incisives,et deslingesembo-
belinaient sa joue, tuméfiéepar une énormefluxion.
Tous tenaient à la mainune ficelledescendantde
1'arbre,et des oiseaux chantaient l'odeur du gazonattiédi sp roulait dans l'air. Le soleilpassaitentreles
branches. Onmarchaitsur de lamousse.
Cependant les sujets, au lieu de dormir, ëcarqu!laient'leurs paupières.
« Jusqu'àprésent, ce n'est pas drôle, ditFoareau.
Commencez,je m'éloigneune minute; »
Et il revint, en fumant dansun ÂM-ol-kader,reste
dernier de la porte aux pipes.Pécuchet se rappela un excellent moyende ma-
BOUVARD ET PÉCUCHET. 259
gnétisation.Il mit dans sa bouche tous les nez des
maladeset aspiraleur haleinepour tirer à lui l'élec
tricité, et en même tempsBouvardétreignaitl'arbre,dansle but d'accroîtrele fluide.
Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut
moinsagité, l'homme à la contracture ne bougea
plus.Onpouvait maintenant s'approcherd'eux, leur
fairesubir toutes les épreuves.Le médecin, avecsa lancette, piquasous l'oreille
Chamberlan,qui tressaillitun peu. Lasensibilitéchez
les autres fut évidente; le goutteuxpoussa un cri.
Quantà la Barbée,elle souriaitcommedansun rêve,et un filetde sang lui coulaitsous la mâchoire.Fou-
reau,pour l'éprouver lui-même, voulut saisirla lan-
cette,et le docteurl'ayantrefusée,il pinça la malade
fortement.Lecapitainelui chatouillales narines avec
une plume, le [percepteurallait lui enfoncer une
épinglesousla peau.« Laissez-ladonc, ditVaucorbeil,rien d'étonnant,
aprèstout une hystérique le diabley perdrait son
latin J
Celle-là, dit Pécuchet, en désignantVictoire,la
femme scrofuleuse, est un médecin elle recon-
naîtles affectionset indique les remèdes.»
Langloisbrûlait de la consulter sur soncatarrheiln'osa mais Coulon, plus brave, demandaquelquechosepour ses rhumatismes.Pécuchet lui mit la main droite dans la main
gauchede Victoire,et, les cilstoujoursclos, lespom-mettes un peu rouges, les lèvres frémissantes, la
somnambule,après avoirdivagué,ordonnadu «va"
mmbécumM.».
260 BOMVARDRTP&CUCHKT.
Elleavait servi à Bayeuxchezun apothicaire.Vau-corbeil en inféra qu'elle voulait dire « de l'album
grsecummot entrevu,peut-être, dans la pharmacie.Puis il aborda le père Lemoine, qui, selon Bou-
vard,percevaitles objets à travers les corpsopaques.C'étaitun ancien maîtred'école tombédans la cra-
pule.Des cheveuxblancs s'éparpillaientautour de sa
figure,et, adossécontre l'arbre, les paumesouvertes,il dormait en plein soleil, d'une façonmajestueuse.
Le médecin attacha sur ses,paupières une double
cravate,et Bouvard, lui présentant un journal, dit
impérieusement:« Lisez »
Il baissale front, remua les muscles de Sa face,
puis se renversa la tête et finitpar épeler« Cons-ti-tu-tion-nel.»
Maisavecde l'adresseon fait glissertous lesban-deaux
Cesdénégationsdu médecinrévoltaientPécuchet.Ms'aventurajusqu'à prétendre que la Barbée pou-vaitdécrire ce qui se passaitactuellement dans sa
propremaison.« Soit, » répondit le docteur.
Et, ayant tiré sa montre«Àquoi ma femme s'occupe-t-elle? »LaBarbéehésita longtemps puis, d'un air maus-
sade« Hem quoi ?Ah j'y suis Ellecoud des rubans
à un chapeaude paille. »
Yfucorbeil arracha une feuille de son calepin etécrivit un billet, que le clerc de Marescots'em-
pressa de porter.
BOUVARDET PËCUCHËt. 261
M.
La séance était nnie. Lesmalades s'en allèrent.
Bouvard et Pécuchet, en somme, n'avaient pa~réussi.Celatenait-ilà la températureou &l'odeur du
tabac, ou au parapluie de l'abbé Jeufroy, qui avait
unegarniture de cuivre, métal contraireà l'émission
fluidique?Vaucorbeilhaussa les épaules.Cependantil ne pouvaitcontester la bonne foide
MM.Deleuze, Bertrand, Mor'n, Jules Cloquet. Or,cesmaîtres affirmentque des somnambulesontpré-dit des événements, subi, sans douleur, des opéra-tions cruelles.~1
L'abbé rapporta des histoiresplus étonnantes. Unmissionnaire a vu des brahmanes parcounr unevoute la tête en bas, le Grand-Lamaau Thibet se
fend les boyaux, pour rendre des oracles.« Plaisantez-vous? dit le médecin.
Nullement1
Allonsdonc Quellefarce »
Et la question se détournant, chacun produisedesanecdotes.
« Moi, dit l'épicier,j'ai eu un chienqui était tou-
jours malade quand le moiscommençaitpar un ven-dredi.
-Nous étions quatorzeenfants, reprit le juge de
paix.Je suis né un 14, mon mariageeut lieu un i4etle jour de ma fête tombe un i4 1 Expliquez-moiça. »
Beljambeavait rêvé, bien des fois, la nombre des
voyageursqu'il aurait le lendemain à son auberge,et Petit conta le souper de Cazotte.
Le curé alors fit cette rénexion 15.
BOUVARD ET P&CUCHET.2<t2
«Pourquoinepasvoirladedans,toutsimplement.Les démons,n'est-ce pas? » dit Yaucorbeil..
L'abbé, au lieu de répondre, eut un signe de tête.
Marescotparla de la Pythie de Delphes.«Sans aucun doute, des miasmes.
Ah le~miasmes, maintenant
Moi,j'admets un fluide, reprit Bouvard.
Nervoso-sidéral,ajouta Pécuchet.Mais prouvez-le montrez-le votre fluide
D'ailleurslesfluidessont démodés écoutez-moi,o
Vaucorbeilalla plus loin se mettre à l'ombre. Les
bourgeois le suivirent.wSi vousdites à un enfant « Je suis un ~oup,je
vais te manger, » il se figureque vousêtes un loupet il a peur c'est donc un rêve commandépar des
paroles. Demême le somnambuleaccepteles fantai-sies que l'on voudra. Il se souvientetn'imagine pas,obéit toujours, n'a que des sensationsquand il croit
penser. Decette manière, des crimes sontsuggéréset des gens vertueuxpourront se voir bêtes féroceset deveniranthropophages.»
On regarda Bouvard et Pécuchet. Leur science
avaitdes périls pour la société.Le clerc de Marescotreparut dans le jardin, en
brandissant une lettre de M"' Vaucorbeil.Le docteur la décacheta, pâ~t et enfin lut ces
mots« Je coudsdesrubans à un chapeaude paille. »La stupéfactionempêchade rire.«Une coïncidence,parbleu Çano prouverien. a
Et commeles deux magnétiseursavaientun air de
triomphe, il se retourna sousla portepour leur dire
BOUVARD ET PÉCUCHET. 263
« Ne continuez plus ce sont des amusements
dangereux,!»
Le curé, en emmenant son bedeau, le tança ver-tement.
« JÏtes-vousfou sans ma permission Des ma-
nœuvresdéfendues par l'Eglise M»
Tout le mondevenait de partir Bouvardet Pécu-
chet causaient sur le vigneau avec l'instituteur,
quandMarceldébusqua du verger, la mentonnière
défaite, et il bredouillait« Guéri guéri Bonsmesssieurs 1
Bien 1 assez laisse-nous tranquillesÏAhbons messieurs,je vousaime serviteur s
Petit, homme deprogrès, avait trou-vél'explicationdumédecin terre a terre, bourgeoise.La scienceest
un monopole aux mains des riches. Elle exclut le
peuple à la vieille analyse du moyen âge, il est
temps que succède une synthèse large et prime-sautière Laventé doit s'obtenir par le coeur,et, se
déclarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages,défectueux sans doute, mais qui étaient le signed'une aurore.
Ils se les firent envoyer.Le spiritismeposeen dogme l'amélioratioufatale
de notre espèce.Laterre un jour deviendra le ciel,et c'est pourquoi cette doctrine charmait l'institu-teur. Sansêtre catholique, elle se réclame de saint
Augustin et de saint Louis. AUan-Kardecpubliemême des fragments dictés par eux et qui sont au
niveau des opinionscontemporaines. Elle est pra-tique, bienfaisanteet nous ~vèle, commele téles-
cope,les mondes supérieurs.
BOUVARDET PÉCUCHET.264
Lesesprits, après la mort et dans l'extase, y sont
transportés. Mais quelquefois 'ils descendent surnotre globe, où ils font craquer lesmeubles, se mê-lent à nos divertissements,goûtent les beautés de lanature et les plaisirsdes arts.
Cependantplusieurs d'entre nous possèdent une
trompe aromale, c'est-à-dire derrière le crâne un
.longtuyau qui monte depuis les cheveuxjusqu'auxplanèteset nous permet de converseravecles espritsde Saturne; les choses intangibles n'en sont pasmoins réelles, et dela terre auxastres, des astres ala terre, 'c'est un va-et-vient, une transmission, un
échangecontinu. <
Alorsle cœur de Pécuchet se gonûa d'aspirationsdésordonnées,et, quand la nuit était venue,Bouvardle surprenait à sa fenêtre contemplant ces espaceslumineuxqui sont peuplés d'esprits.
Swedenborgy a fait de grands voyages. Car, enmoins d'un an, il a exploré Vénus,Mars, Saturne et
vingt-troisfois Jupiter. De plus, il a vu à Londres
Jésus-Christ,il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il&vu Moïse, et, en d736, il a même vu le jugementdernier.
Aussinous donne-t-ildesdescriptionsdu ciel.
Ony trouvedes fleurs, des palais, des marchéset
des églisesabsolumentcommecheznous.
Les anges, hommes autrefois, couchent leurs
penséessur des feuillets,devisentdes chosesdu mé-
nage ou bien de matières spirituelles, et les emplois
ecclésiastiquesappartiennent à ceux qui, dans leur
vie terrestre, ont cultivél'Écrituresainte.
Quantà l'enfer, il est plein d'une odeur nauséa-
BOUVARD ET PÉCUCHET. 265
bonde, avecdes cahutes, des tas d'immoudices,des
fondrières,des personnesmal habillées.
Et Pécuchets'abîmait l'intellectpour comprendrece qu'il y a de beau dans ces révélations.Ellesparu-rent à Bouvard le délire d'un imbécile. Tout cela
dépasseles bornes de la nature Quiles connaît ce-
pendant? Et ils se livrèrent aux réflexionssuivantes
Des bateleurs peuvent illusionnerune foule un
homme ayant des passions violentes en remuera
d'autres maiscommentla seule volonté agirait-ellesur de la matière inerte? Un Bavarois, dit-on,mûritles raidns M.Gervaisa ranimé unhéliotropeun plus fort, à Toulouse, écarte les nuages.
Faut-il admettre une substance intermédiaire
entre le mondeet nous? L'od, un nouvel impondé-rable, une sorte d'électricité, n'est pas autre chose
peut-être? Sesémissionsexpliquent la lueur que les
magnétisés croient voir: les feuxerrants des cime-
tières, la formedes fantômes.Cesimages ne seraient done pas une illusion, et
les dons extraordinairesdes possédés, pareilsà ceuxdes somnambules,auraientune causephysique?
Quellequ'en soit l'origine, il y a une essence,un
agent secret et universel. Si nons pouvionsle tenir,on n'aurait pas besoinde la force, de la durée. Ce
qui demande des siècles se développerait en une
minute toutmiracle serait praticable et l'univers ànotre disposition.
La magie provenait de cette convoitiseétemellede l'esprit humain. Ona, ~ns doute, exagérésa va-
leur, mais elle n'est pas un mensonge.Des Orien-taux qui connaissent exécutent des prodiges.
BOUVARD BT PÉCUCHET.266
tous les voyageursle déclarent, et au Palais-RoyalM.Dupotettroubleavecsondoigt l'aiguilleaimantée.
Commuentdevenir magicien? Cette idée leur pa-rut folle d'abord, mais elle revint, les tourmenta,et ils y cédèrent, tout en affectantd'en rire.
Unrégimepréparatoireest indispensable.Afinde mieux s'exalter, ils vivaientla nuit, jefl-
naient, et, voulant faire de Germaineun médium
plus délicat, rationnèrent sa nourriture. Elle se dé-
dommageait sur la boisson, et but tant d'eau-de-vie
qu'elle acheva promptement de s'alcooliser.Leurs
promenades dans le corridor la réveillaient. Elleconfondaitle bruit de leurs pas avec sesbqurdon-nements d'oreilles et les voix imaginaires'qu'elleentendait sortir des murs. Unjour qu'elle avaitmis,le matin, un carrelet dans la cave, elle eut peur en
le voyant tout couvert de feu, se trouva désormais
plus mal et finit par croire qu'ils lui avaientjeté un
sort.
Espérantgagner des visions, ils se comprimèrentla nuque réciproquement, ils M firent des sachets
de belladone, enfinils adoptèrent la bottemagiqueune petite botte d'où s'élèveun champignonhérissé
de clouset que l'on garde sur le cœurpar le moyend'un ruban attachéà la poitrine. Tout rata mais ils
pouvaientemployerle cercle de Dupotet.Pécuchet, avec du charbon,barbouilla sur le sol
une rondelle noire afin d'y enclore les esprits ani-maux que devaient aider les esprits ambiants, etheureux de dominerBouvard,il lui dit d'un air pon-tincal
« Je te défiede le franchir1 »
BOUVARD ETF&CUCHET. 267
Bouvardconsidéracette place ronde. Bientôt son
coeurbattit, ses yeux se troublaient.« Âh Unissons M»
Et il sauta par-dessuspour.fuir un malaiseinex-
primable.Pécuchet, dont l'exaltationallait croissant, voulut
faireapparaîtreun mort.
Sousle Directoire,un homme, rue de l'Échiquier,montraitles victimesde la Terreur. Lesexemplesderevenantssont innombrables.Quece soit une appa-rence,qu'importe il s'agit de la produire.
Plus le défunt nous touche de près, mieux il ac-court à notre appel mais il n'avait aucune reliquede sa famille, ni bague, ni miniature, pas un che-
veu, tandis que Bouvardétait dans les conditionsà
évoquersonpère; et comme il témoignait de la ré-
pugnance,Pécuchetlui demanda« Que crains-tu?
Moi? Oh 1riendu tout Fais ce que tu vou-dras' M
Ils soudoyèrent Chamberlan,qui leur fournit encachetteune vieilletête de mort. Uncouturier leurtailladeux houppelandesnoires, avec un capuchoncommeà la robe de moine. La voiture de Falaise
leur apporta un long rouleau dans une enveloppe.Puisils se mirent à l'œuvre, l'un curieux de l'exécu-
ter, l'autre ayant peur d'y croire.
Le muséum était tendu comme un catafalque.Troisflambeauxbrûlaient au bord de la table pous-séecontre le mur, sous le portrait du père Bouvard
que dominait la tête de mort. Ils avaient môme
fourré une chandelle dans l'intérieur du crâne,
BOUVARDET PÉCUCHET.268
et des rayons se projetaient par les deux orbites.Au milieu, sur une chauuerette, de l'encens fu-
mait. Bouvard se tenait derrière; et Pécuchet, lui
tournant le dos, jetait dans l'âtre des poignées desoufre.
Avant d'appelerun mort, il faut le consentementdes démons. Or, ce jour-là étant un vendredi,
jour qui appartient à Béchet on devaits'occuperde Béchet premièrement. Bow~d ayant salué de
droite et de gauche, néchi le ~lenton et levé les
bras, commença:« Par Ëthaniel,Anazin,Ischyrps. »
Il avaitoublié le reste. <
Pécuchet, bien vite, somua les mots, notés surun carton
« tschyros,Athanatos,Adonaï,Sadal,Éloy, Mes-siasos (la kyrielle était longue), je te conjure, jet'observe, je t'ordonne, ô Béchet H»
Puis baissant la voix« Oùes-tu, Béchet? Béchet Béchet Béchet »
Bouvards'affaissadans le fauteuil, et il était bienaise de ne pas voirBéchet,un instinct lui reprochantsa tentative comme un sacrilège. Oùétait l'âme de
son père ? Pouvait-elle l'entendre ? Si tout à coupelle allait venir ?
Les rideaux se remuaient avec lenteur, sous levent qui.eatrait par un carreaufêlé, et les ciergesbalançaient des ombressur le crâne de mort et sur
la figure peinte. Une couleurterreuse les brunissait
également. Dela moisissuredévoraitles pommettes,les yeuxn'avaientplus delumière, maisune flammebrillait au-dessus,dans les trous de la tête vide. Elle
BOUVARD ET PÉCUCHET. 269
semblaitquelquefoisprendre la placede l'autre, po-ser sur le collet de la redingote, avoirses favoris pt
la toile, à demi déclouée,oscillait, palpitait.Peuà peu, ils sentirentcommel'effleurementd'une
haleine, l'approched'un être impalpable.Desgouttesdesueurmouillaientle frontde Pécuchet,et voilàqueBouvard se mit à claquer des dents, une crampelui serrait l'épigastre le plancher, commeune onde,
fuyaitsous ses talons le soufrequi brûlait dans lacheminéese rabattit à grosses volutes; des chauves-souris en même temps tournoyaient un cri s'éleva<– qui était-ce?2
Et ils ava.~ntsousleurs capuchonsdes figures tel-lement décomposéesque leur effroien redoublait,n'osant faireun geste ni même parler quand der-
rière la porte ils entendirent des gémissementscommeceuxd'une âme en peine.
Enfin,ils se hasardèrent.
C'étaitleur vieille bonne qui, les espionnant parune fente de la cloison,avait cru voir le diubte.et, à
genoux dans le corridor, elle multipliait les signesde croix.
Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le
soir môme, ne voulant plus servir des gecs pa-reils.
Germainebavarda.Chamberlanperdit sa place, et
il se forma contre eux une sourde coalition entrete-
nue par l'abbéJeufroy,MmeBordin et Fourcau.
Leur manière de vivre, qui n'était pas celle des
autres, déplaisait. Ils devinrent suspects et même
inspiraientune vague terreur.
Ce qui les ruina surtout dans l'opinion, ce fut
270 BOUVARDET PÉCUCHET.
le choix de leur domestique. A défaut d'un autre,ils avaient pris Marcel.
Sonbec-de-lièvre,sa hideur et sonbaragouinécar-taient de sa personne. Enfant abandonné, il avait
grandi au hasard dans les champs et conservaitde sa longue misère une faim irrassasiable. Lesbêtes mortes de maladie, du lard en pourriture, unchienécrasé, tout lui convenait,pourvuque le mor-ceau fût gros, et il était doux commeun mouton,mais entièrement stupide.
La reconnaissancel'avait poussé às'oS'nr commeserviteurchezMM.Bouvardet Pécuchet et puis,les croyant sorciers, il espéraitdes gains extraordi-naires.
Dès les premiers jours, il leur confiaun secret.Sur la bruyère de Poligny, autrefois, un hommeavait trouvéun lingot d'or. L'anecdoteest rapportéedans les historiensde Falaise, ils ignoraientla suitedouzefrères, avantde partir pour unvoyage,avaientcaché douzelingotspareils, tout le long de la route,.depuis Chavignollesjusqu'à Bretteville, et Marcel
supplia ses maîtres de recommencerles recherches.Ceslingots, se dirent-ils, avaient peut-être été en-fouis au moment de rémigration.
C'était le cas d'employerla baguette divinatoire.Lesvertus ensont douteuses.Ils étudièrent la ques-tion cependant, et apprirent qu'un certain PierreGarnierdonne, pour les défendre, desraisonsscien-
tifiques les sources et les métaux projetteraientdes corpuscules en afSnitéavecle bois.
Celan'est guère probable. Qui sait pourtant ?Es-
sayons t
BOUVARD ET PÉCUCHET. 27i
Ils se taillèrent une fourchette de coudrier, et
un matin partirent à la découvertedu trésor.«II faudra le rendre, dit Bouvard.
Ah non par exemple a
Apres troMheures de marche, une réflexion les
arrêta « La route de Chavignollesà Brettevilleétait-ce, l'ancienne, ou la nouvelle? Cedevait être
l'ancienne H
Bs rebroussèrent chemin, et parcoururent les
alentours, au hasard, le tracé de la vieilleroute n'é-tant pasfacileà reconnattre.
Marcel courait de droite et de gauche, commeun
épagneul en chasse. Toutes les cinq minutes, Bou-vard était contraintde le rappeler Pécuchetavan-
çait pas à pas, tenant la baguette par les deux
branches, la pointe en haut. Souvent il lui semblait
qu'une force, et commeun cramponla tirait vers le
sol, et Marcelbien vite faisait une entaille auxarbres voisinspour retrouver la placeplus tard.
Pécuchet cependant se ralentissait. Sa bouches'ouvrit, ses prunelles seconvulsèrent.Bouvardl'in~terpella, le secouapar les épaules il ne remua paset demeuraitinerte, absolument comme la Barbée..
Puis il conta qu'il avait senti autour du cœurunesorte de déchirement, état bizarre, provenantde la
baguette, sans doute et ilne voulaitplus y tou-cher.
Le lendemain, ils revinrent devant les marqueslaites aux arbres. Marcel avec une bêche creusaitdes trous, jamais la fouille n'amenait rien, et ilsétaient chaquefois extrêmementpenauds. Pécuchets'assit au bord d'un iossé et commeil rêvait, la tête
BOUVARD ET PÉCUCHET.272
levée, s'efforçantd'entendre la voixdes esprits parsa trompe aromale, se demandant même s'il enavait une. il fixasesregards sur la visière de sa cas-
quette l'extasede la veillele reprit. Elledura long-
temps, devenait effrayante.An-dessusdes avoines, dans un sentier, un cha-
peau defeutre parut c'étaitM.Vaucorbeiltrottinantsur sa jument. Bouvardet Marcelle hélèrent.
La crise allaitfinir quandarriva le médecin. PourmieuxexaminerPécuchet,il lui soulevasa casquette
et apercevantun front couvert de plaques cui-
vrées«Ah ah fractus &c/~ ce sont des syphilides
mon bonhommesoignez-vous 1 diable1 ne badi-
nons pas avecl'amour. »
Pécuchet,honteux, remit sa casquette, une sorte
de béret, bouffantsur une visière en formede demi-
lune, et dont il avaitpris le modèledans l'atlas d'A-
moros.
Les paroles du docteur le stupéûèrent. Il y son-
geait, les yeuxen l'air, et tout à coup fut ressaisi.
Vaucorbeil l'observait, puis d'une chiquenaudeil'fit tomber sa casquette.
Pécuchetrecouvra ses facultés.«Je m'en doutais, dit le médecin, la visièrever-
nie vous hypnotise comme un miroir, et ce phéno-mène n'est pas rare chez les personnes qui consi-dèrent uncorpsbrillant avectrop,d'attention, »
Il indiqua commentpratiquer l'expériencesur des
poules, enfourcha sonbidet et disparut lentement.Une demi-lieue plus loin, ils remarquèrent un
objet pyramidajdresséà rhorizon_dans.unecour da
BOUVARD ET P~COCHET. 273
ferme.Onaurait dit unegrappede raisin noir mons-
trueuse, piquée de points rouges ça et là. C'était,suivantl'usage normand, un long mât garni de tra-verses où juchaient les dindes se rengorgeant ausoleil.
« Entrons. » Et Pécuchet aborda le fermier quiconsentità leur demande.
Avecdu blanc d'Espagne, ils tracèrent une ligneau milieu du pressoir, lièrent les pattes d'un dindon,
puis l'étendirent à plat ventre, le bec posé surla raie. La bête ferma les yeux, et bientôt sem-
blamorte. Il en fut de mêmedes autres.Bouvardles
repassait vivement à Pécuchet, qui les rangeait de
côtédès qu'elles étaient engourdies. Les gens de la
fermetémoignèrent des inquiétudes. La maîtresse
cria, une petite fille pleurait.Bouvarddétacha toutes les volailles.Elles se rani-
maient, progressivement,mais on ne savaitpas les
conséquences. Aune objectionun peu rêche de Pé-cuchet le fermier empoigna sa fourche.
« Filez, nom de Dieu ou je vous crèvela pail-lasse 1 »
Ils détalèrent.
N'importe le problèmeétait résolu l'extase dé-
pend d'une causematérielle.
Qu'est donc h matière? Qu'est-ce que l'esprit ?D'oùvient l'influence de l'une sur l'autre, et ré-
ciproquement?*?
Pours'enrendre compte, ils firent des recherchesdans Voltaire, dans Bossuet, dans Fénelon, etm6meils reprirent un abonnementà un cabinet de
lecture.
274 BOUVARD ET P&CCCHET.
Lesmaîtresanciensétaient inaccessiblespar la lon-
gueur des ouvres ou la difnculté de l'idiome, mais
.Jouffroy et Damiron les initièrent à la philosophiemoderne, et ils avaientdes auteurs touchantcelle
~u siècle passé.Bouvard tirait ses arguments de Lamettrie, de
Locke, d'tlelvétius Pécuchet, de M. Cousin,Tho-
mas Reid et Gérando.Le premier s'attachaità l'ex-
périence, l'idéal était tout pour le second. Il yavaitde l'Aristotedans celui-ci, du Platon dans celui-là,
et ils discutaient.« L'âme est immatérielle! disaitl'un.
Nullement disait l'autre, la folie, le chloro-~forme, une saignéela bouleversentet puisqu'elle ne
pense pas toujours, elle n'est point une substancene,faisantque penser.
Cependant, objecta Pécuchet, j'ai en moi-même quelque chose de supérieur à mon corps, et
qui parfoisle contredit.Un être dans l'être? l'homo <M'/ allons
donc! Destendances différentes révèlentdes motifs
opposés.Voilà tout.Maisce quelque chose, cette âme, demeure
identique sous les changementsdu dehors. Doncelleest simple, indivisibleet partant spirituelle
Si l'âme était simple, répliqua Bouvard, lenouveau-né se rappellerait, imaginerait commel'adulte. La pensée, au contraire, suit le développe-ment du cerveau.Quant à être indivisible,le par-mm d'une rose, .uu l'&ppéti}d'un !cup, pas plu9qu'une volitionou une affirmationne se coupentendeux.
BOUVARM ET PÉCUCHET. 275
–Ça n'y fait rien! dit Pécuchet, !'&me est
exemptedes qualitésde la matière1
Admets-tu la pesanteur ? reprit Bouvard.Or si
la matièrepeut tomber, elle peut de mômepenser.
Ayanteu un commencement,notre âme doit finir et,
dépendante des organes, disparattre avec eux.
Moi,je la prétends immortelle Dieu ne peutvoufjir.
Maissi Dieun'existe pas?Comment? » Et Pécuchet débita les tro~s
preuves cartésiennes a Primo, Dieu est comprisdans l'idée que nous en avons secundo, l'existencelui est possible; tertio, être fini, comment aurais-jeune idée de l'infini? et puisque nousavonscette
idée, elle nous vient de Dieu, donc Dieuexiste M
II passaau témoignagede la conscience,à la tra-
dition des peuples, au besoin d'un créateur.« Quandje voisune horloge.
Oui1oui connu mais où est le père de l'hor-
loger?Il faut une causepourtant o
Bouvarddoutait des causes.« De ce qu'un phé-nomènesuccèdeà un phénomèneenconclutqu'il en
dérive. Prouvez-le!1
Maisle spectacle de l'univers dénote une in-
tention, un planPourquoi?Le mal est organisé aussi parfaite-
ment que le bien. Lever qui poussedans la tôtedu
moutonet le faitmourir, équivaut,commeanatomie,au mouton lui-même. Les monstruositéssurpassentles fonctions normales. Le corps humai?: pouvaitêtre mieuxbâti. Les troisquarts du globe .sont sté-
BOCVARD ET PÉCUCHET.276
riles. LaiLune, ce lampadaire, ne se montre pastoujours Crois-tu l'Océan destiné aux navires, etle bois des arbres au chauffagede nos maisons? »»
Pécuchet répondit:« Cependant l'estomac est fait pour digérer, la
jambe pour marcher, l'oeilpour voir, bien qu'on aitdes dyspepsies, des fractures et des cataractes. Pas
d'arrangements sans but Les effets surviennent
actuellement, ou plus tard. Tout dépend des lois.Doncil y a des causesfinales. »
Bouvardimagina que Spinosapeut-être lui four-nirait des arguments, et il écrività Dumouchelpouravoirla traductionde Saisset.
Dumouchelluienvoyaun exemplaire, appartenanta sonami le professeurVarelot,exiléau 2Décembre.
L'éthiqueles effrayaavecses axiomes, ses corol-laires. Ils lurentseulementlesendroitsmarquésd'un
coupde crayon, et comprirentceciLa substanceest ce qui est de soi, par soi, sans
cause, sansorigine. Cette substance est Dieu.Il est seul l'étendue, et l'étendue n'a pas de
bornes. Avecquoi la borner? »»
Mais,bienqu'ellesoit inûnie, elle n'est pas l'infini
absolu, car elle ne contient qu'un genre de perlec-tion, et l'absolu les contient tous.
Scuvent ils s'arrêtaient, pour mieuxrénéchir. Pé-cuchet absorbaitdes prises de tabacet Bouvardétait
rouge d'attention.« Est-ce que cela t'amuse?
Ou' sans doute va toujours »»
Dieu se développeen une infinitéd'attributs, quiexpriment,chacunà samanière, l'inunitéde sonch'e.'
BOUVARD ET PÉCUCHET. 277
<(!rt
Nous n'en connaissons que deux: l'étendue et la
pensée.De la pensée et de l'étendue découlentdes modes
innombrables,lesquelsen contiennent d'autres.Celui qui embrasserait, à la fois, toute l'étendue
et toute la pensée n'y verrait aucune contingence,rien d'accidentel, mais une suite géométrique de
termes,liés entre euxpar des lois nécessaires.« Ah ce serait beau Mdit Pécuchet.Doncil n'y a pas de liberté chez l'homme, ni
chezDieu.« Tu l'entends Ms'écria Bouvard.Si Dieu avait une volonté, un but, s'il agissait
pour une cause, c'est qu'il aurait un besoin, c'est
qu'il manquerait d'une perfection. Il ne serait pasDieu.
Ainsi notre monde n'est qu'un point dans l'en-sembledes choses, et l'univers impénétrableà
notre connaissance,une portion d'une inSnité d'u-nivers émettant près du nôtre des modiGcationsinfinies. L'étendue enveloppenotre univers, mais
est enveloppéepar Dieu,qui contient dans sa pen-sée tous les univers possibles, et sa pensée elle-
même est enveloppéedans sa substance.
Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un
froid glacial, emportés d'une course sans fin, versun abîmesans fond, et sansrien autour d'eux quel'insaisissable,l'immobile,l'éternel. C'étaittropfort.Ilsy renoncèrent.
Et désirant quelque chose de moins rude, ils
achetèrent le Cours de philusuphie, a l'usage des
classes, par M. Cuosnicr.
278 BOUVARD ET PÉCUCHET.
L'auteur se demande quelle sera la bonne mé-
thode, l'ontologiqueou la psychologique?L&première convenait à l'enfance des sociétés,
quand l'hommeportait son attention vers le mondeextérieur. Mais à présent qu'il la replie sur lui-
même, « nous croyons la seconde plus scienti-
Sque », et Bouvardet Pécuchet se décidèrentpourelle.
Le but de la psychologieest d'étudier les faits quisa passent « au sein du moi» on les découvreen
observant.« Observons1» Etpendant quinzejours, après le
déjeuner, habituellement, ils cherchaientdans leur
conscience, au hasard, espérant y fairede gaandesdécouvertes,et n'en firent aucune, ce qui les étonna
beaucoup.Un phénomèneoccupele moi, à savoirl'idée. De
quellenature est-elle? Ona supposéque les objetsse mirent dans le cerveau et le cerveau envoie
ces images à notre esprit, qui nous en donne la
connaissance.Maissi l'idée est spirituelle, commentreprésenter
la matière? Delà, scepticismequant auxperceptionsexternes. Si elle est matérielle, les objets spirituelsne seraient pas représentés? De là scepticismeen
fait de notionsinternes.« D'ailleurs qu'on y prenne garde cette hypo-
thèse nous mènera't à l'athéisme. »
Car une image étant une chose finie, il lui est
impossiblede représenter l'infini.« Cependant, objecta Bouvard, quand je songe
à une forêt, à une personne, à un chien, je vois
BOUVARDETPÉCUCHET. 279
cetteforêt, cettepersonne, ce chien. Donc les idéesles représentent. »
Et ils aborderontl'origine des idées.
D'aprèsLocke, il y en a deux, la sensation, la
réflexion, et Condillacréduit tout à la sensa-tion.
Maisalors, la réflexionmanquera de base. Elle a
besoind'un sujet, d'un être sentant et elle est im-
puissante à nous fournir les grandes vérités fonda-
mentales Dieu,le mérite et le démérite, le juste,le beau, etc., notions qu'on nomme MMee~c'est-à-dire antérieures aux faits, à l'expérience, et univer-
selles.« Si elles étaient universelles, nous les aurions
dèsnotre naissance.
Onveut dire, par ce mot, des dispositionsàlesavoir, et Descartes.
Ton Descartespatauge car il soutient que le
foetusles possèdeet il avoue dans un autre endroit
quec'est d'une façonimplicite.»
Pécuchet fut étonné.« Où cela se trouve-t-il ?
Dans Gérando Et Bouvardlui frappa légère-ment sur le ventre.
Finis donc » dit Pécuchet. Puis venant àCondillac «Nospenséesne sont pas des métamor-
phosesde la sensation Elle les occasionne,les meten jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur.Carla nntière, de soi-même, ne peut produire le
mouvement, et j'ai trouvé cela dans ton Vol-
taire, » ajouta Pécuchet, en lui faisantune saluta-tionprofonde.
BOUVARD ET PÉCUCHET.aso
Ils rab&chaientainsi les mômes arguments,chacun méprisant l'opinion de l'autre, sans le con-
vaincrede la sienne.
Maisla philosophie les grandissaitdans leur es-time. Ils se rappelaientavecpitié leurspréoccupations
d'agriculture, de politique.A présent le muséumles dégoutait. Ils n'auraient
pas mieux demandé que d'en vendre les bibelots,et ils passèrent au chapitredeuxième des facul-
tés del'âme.
On en compte trois, pas davantage Cellede sen-
tir, celle de connaître, cellede-vouloir.
Dans la facultéde sentir, distinguons la sensibi-lité physique de la sensibilitémorale.
Les sensations physiques se classent naturelle-
ment en cinqespèces, étant amenéespar lesorganesdes sens.
Les faits de la sensibilitémorale, au contraire, nedoivent rien au corps. « Qu'y a-t-il de communentre le plaisir d'Archimèdetrouvant les loisde la
pesanteur et la voluptéimmonded'Apiciusdévorantune hure de sanglier »»
Cette sensibilité morale a quatre genres, et sondeuxième genre, « désirs moraux », se divise en
cinqespèces, et lesphénomènesde quatrièmegenre,« affection», se subdivisenten deuxautres espèces,
parmi lesquelles l'amour de soi, « penchant légi-time, sans doute, mais qui, devenu exagéré, prendle nomd'égoïsme ».
Dansla facuttéde connaître, se trouvela percep-tion rationnelle, où l'on trouve deux mouvements
principauxet quatres degrés.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 28i
<
L'abstractionpeut offrir des écueils aux intelli-
gencesbizarres.Lamémoirefait correspondreavecle passécomme
laprévoyanceavecl'avenir.
L'imaginationest plutôt une faculté particulière?<~e~erM.
Tant d'embarras pour démontrer des platitudes,le ton pédantesque de l'auteur, la monotoniedes tournures « Nous sommes prêts à le recon-naître, Loin de nous la pensée, interrogeonsnotre conscience», rétoge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage, les écœura telle-
ment,que sautant par dessus la facultéde vouloir,ilsentrèrent dans la logique.
Elle leur apprit ce qu'est l'anatyse, la synthèse,l'induction,la déductionet les causesprincipalesdenoserreurs.
Presquetoutes viennent du mauvais emploi des
mots.«Le soleil se couche, le temps se rembrunit,
l'hiverapproche, » locutionsvicieuseset qui feraient
croireà des entités personnelles quand il ne s'agit
qued'évènementsbien simples « Je me pouvionsdetel objet, de tel axiome,de telle vérité, » illusion1
ce sontles idées, et pas du tout les choses, qui res-
tentdans lemoi, et la rigueur du langageexige«Jeme souviens de tel acte de mon esprit par lequelj'aiperçu cetobjet, par lequelj'ai déduit cet axiome,
par lequelj'ai admis cette vérité M.
Commele terme qui désigne un accidentne l'em-
brassepas dans tous ses modes, ils iâchëf'eut de
n'employerque des mots abstraits, si bien qu'au
BOUVARD ET PÉCUCHET.282
lieu de dire « Faisons un tour, il est temps de
dîner, j'ai la colique», ilsémettaient cesphrases:« Une promenade serait salutaire. Voici l'heured'absorber des aliments. J'éprouve un besoin
1
d'exonération.Une fois maîtres de la logique, ils passèrent en
revue les différentscritériums,d'abord celuidu senscommun.
Si l'individune peut rien savoir,pourquoi touslesindividus en sauraient-ils davantage? Une erreur,fut-elle vieille de cent rniDeans, par cela même
qu'elle es: vieillene constituepas la vérité La fouleinvariablementsuit la routine.C'est,au contraire, le
petit nombre qui mène leprogrès.Vaut-ilmieux se fier au témoignagedes sens? Ils
trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur
l'apparence Le fond leur échappe.La raisonoffreplus de garanties, étant immuable
et impersonnelle, mais pour se manifester, il luifaut s'incarner. Alors la raison devient ma raison,une règle importe peu si elle est fausse. Rienne
prouve que celle-làsoit juste.On recommande de la contrôler avec les sens;
mais ils peuvent épaissir les ténèbres. D'une sen-sation confuse, une loi défectueuse sera induite, et
qui plus tard empêcherala vue nette des choses.Reste la morale. C'est,faire descendre Dieuau ni-
~au de l'utile, comme si nos besoins étaient la
mesure de l'absolu i
Quant à l'évidence, niée par l'un, sfSrm~eparl'autre, elleest à elle-mcmesoncritérium.M.Cousin
l'a démontré.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 283
« Je ne vois plus que la révélation, dit Bouvard.
Mais,pour y croire, il faut admettre deux connais-
sancespréalables celledu corpsqui a senti',celle de
l'intelligencequi a perçu; admettre le sens et la
raison,témoignageshumainset par conséquentsus-
pects.»
Pécuchetréfléchit, se croisa les bras. « Maisnousallons tomberdansl'abîmeeSrayantdu scepticisme,»
Il n'effrayait, selon Bouvard, que les pauvrescervelles.
« Merci du compliment, répliqua Pécuchet. Ce-
pendant il y a des faits indiscutables. On peutatteindrela vérité dans une certaine limite. »
Laquelle? Deuxet deux font-ils quatre tou-
jours?Le contenu est-il, en quelque sorte, moindre
quele contenant? Queveut dire un à peu près du
vrai,une fractionde Dieu, la partie d'une cho'
divisible?2
Ah1 tu n'es qu'un sophistea Et Pe<
vexé,bouda pendant trois jours.Ils les employèrent à parcourir les tables de plu-
sieursvolumes.Bouvardsouriait de temps à autre,et renouant la conversation:« C'estqu'il est difficilede ne pas douter Ainsi,
pourDieu, les preuves de Descartes, de Kantet deLeibnitzne sont pas les mêmes,et mutuellement se
ru'uent. 1 création du monde par les atomes,ou
parun es~ demeure inconcevable.Je me sens à la fois matière et pensée t~/ut en
ignorant ce qu'est l'une et l'autre.
L'impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me pa-raissent des mystères aussi bien que mon âme,
284 BOUVARD ET PÉCUCHET.
à plus forte raison l'uniou de Famé et du corps.Pour en rendre compte, Leibnitz a imaginéson
harmonie, Malebranchela prémotion, Cudwort-hua
médiateur, et Bossuety voit un miracle perpétuel,ce qui est une bêtise un miracleperpétuel ne serait
plus un miracle.
EffectivementH» dit Pécuchet.
Et tous deuxs'avouèrentqu'ils étaient las desphi-
losophes.Tant de systèmes vous embrouillent. La
métaphysiquene sert à rien. Onpeut vivresans elle.D'ailleurs leur gêne pécuniaire augmentait. Ils
devaient trois barriques de vin à Beljambe,douze
kilogrammesde sucre à Langlois,cent ving~francsau tailleur, soixante au cordonnier.La dépenseal-
lait toujours, et maître Gouyne payaitpas.Ils se rendirent chez Marescot, pour qu'il leur
trouvât de l'argent, soit par la vente des Écalles,ou
par une hypothèquesur leur ferme, ou en aliénant
leur maison, qui serait payée en rentes viagèreset
dont ils garderaient l'usuiruit. Moyen imprati-cable, dit Marescot,mais une affaire meilleure se
combinait et ils seraient prévenus.Ensuite, ils pensèrent à leur pauvrejardin. Bou-
vard entreprit l'émondage de la charmille,Pécuchet
la taille de l'espalier. Marcel devait fouir les
plates-bandes.Â.ubout d'un quart d'heure, ils s'arrêtaient, l'un
fermait sa serpette, l'autre déposait ses ciseaux,etils commençaieat doucementà se promener Bou-
vard, à l'ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrineen avant, les bras nus Pécuchet, tout le long du
mur, la tête basse, les mainsdans le dos, la visière
BOUVARDETPÉCUCHET. 285
de sa casquette tournée sur le cou par précautionet ils marchaient ainsi parallèlement, sans même
voirMarcel, qui se reposant au bord de la cahute,
mangeait une chiffede pain.Dan~cette méditation,des pensées avaientsurgi;
ils s'abordaient,craignant de les perdre et la méta<
physiquerevenait.
Elle revenait à proposde la pluie et du soleil,d'un
gravierdans leur soulier, d'une fleur sur le gazon,à propos de tout.
En regardant brûler la chandelle, ils se deman-
daient si la lumière est dans l'objet ou dans notre
œil.Puisquedesétoilespeuvent avoir disparuquandleur éclat nous arrive,nous admirons,peut-être, des
chosesqui n'existent pas.
Ayant retrouvé au fond d'un gUetune cigarette
Raspail,ils l'émiettèrent sur de Fsau et le camphretourna.
Voilà donc le mouvement dans la matière un
degré supérieur du mouvementamèneraitla vie.Maissi la matière en mouvement suffisaità créer
desêtres, ils ne seraient pas si variés. Caril n'exis-
tait, à l'origine, ni terres, ni eaux, ni hommes,ni
plantes.Qu'estdonccettematièreprimordiale, qu'onn'a jamais vue, qui n'est rien des chosesdu monde,et qui les a toutes produites?
Quelquefoisils avaientbesoin d'un livre. Dumou-
chel, fatigué de les servir, ne leur répondait plus,et ils s'acharnaient à la question,principalementPé-cuchet.
Son besoin de vérité deveuaitune soifardente.Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiri-
286 BOUVARD ET PÉCUCHET.
tualisme, le reprenait bientôt pour le quitter, et s'é-
criait, la tête dans les mains « Oh le doute ledoute j'aimerais mieuxle néant M»
Bouvardapercevait l'insuffisancedu matérialismeet tâchait de s'y retenir, déclarant, du reste, qu'ilen perdait la boule.
Ils commençaientdes raisonnementssur unebase
solide elle croulait et tout à coup plus d'idéecemme une mouche s'envole, dès qu'on veut lasaisir.
Pendant les soirs d'hiver, ils causaient dans le
muséum, au coindu feu, en regardant les charbons.Le vent qui sifflait dans le corridor faisait tremblerles carreaux,les massesnoires des arbres se balan-
çaient, et la tristesse de la nuit augmentaitle sérieuxde leurs pensées.
Bouvard, de temps à autre, allait jusqu'au boutde l'appartement, puis revenait. Les flambeauxet
les bassines contre les murs posaient sur le sol desombres obliques et le Saint Pierre, vu de profil,étalait,au plafond,la silhouette de son nez, pareilleà un monstrueuxcor de chasse.
Onavait peine à circuler entre les objets, et sou-vent Bouvard, n'y prenant garde, se cognait à lastatue. Avecses grosyeux, sa lippetombante, et sonair d'ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet. Depuis
longtemps, ils voulaients'en défaire, mais, par né-
gligence,remettaient cela de jour en jour.Unsoir au milieu d'une dispute sur la monade,
Bouvard%efrappa l'orteil au pouce de saintPierre,et tournant contre lui son irritation.« II m'embête, ce coco-là: flanquons-ledehors »
BOUVARDETPÉCUCHET. 287
C'étaitdifncile par l'escalier. Ils ouvrirent la fe-
nêtre, et Inclinèrent sur le bord, doucement.Pécu-
chet à genoux tâchade souleverses talons, pendant
queBouvardpesait sur ses épaules. Le bonhommede pierre ne branlait pas ils durent recourir à la
hallebarde,comme levier, et arrivèrent enfin àl'étendre tont droit. Alors, ayant basculé, il piquadansle vide, la tiare en avant, un bruit mat re-
tentit, et le lendemain ils le trouvèrent, cassé endouzemorceaux,dans l'ancien trou aux composts.
Une heure après, le notaire entra, leur apportantuae bonne nouvelle. Une personne de la localitéavanceraitmille écus, moyennantune hypothèquesurleur ferme et commeils se réjouissaient « Par-don elle y met une clause c'est que vous luivendrezles Écallespour 1,800fr. Le prêt sera soldé
aujourd'hui même. L'argent est chezmoi dans mon
étude. »
Ils avaientenvie de céder l'un et l'autre. Bouvardfinitpar répondre « MonDieu. soit 1
Convenu » dit Marescot.Et il leur apprit lenomde la personne, qui était M" Bordin.
« Je m'en doutais 1» s'écria Pécuchet,
Bouvard,humilié, se tut.
Elle ou un autre, qu'importait le principalétantde sortir d'embarras.
L'argent touché (celui des Écalles le serait plus
tard), ils payèrent immédiatement toutes les notes,et regagnaient leur domicile,quand au détour des
halles,le père Gouyles arrêta.Il allait chez eux, pour leur faire part d'un mal-
heur. Le vent, la nuit dernière, avaitjeté bas vingt
BOUVARD ET PÉCUCHET.888
pommiers dans les cours, abattu la bouillerîe, en-
levé le toit de la grange. Ils passèrent le reste de
t'après-midià constaterles dégâts, et le lendemain,avec le charpentier, le maçon et la couvreur.Les
réparations monteraient à i,800 francs, pour lemoins.
Puis le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-
même, lui avait conté tout à l'heure la vente des
Écalles. Une piè~e d'un rendement magnifique, à
ta convenance, qui n'avait presque pas besoin de
culture, le meilleur morceau de toute la ferme
et il demandaitune diminution.
Cesmessieurs la refusèrent. Onsoumitle pas au
juge de paix, et il conclutpour le fermier. Làpertedes EcaUes,l'acre estimé 2,000 francs, lui faisaitun tort annuel de 70, et devantles tribunaux il ga-gnerait certainement.
Leur fortune se trouvaitdiminuée. Quefaire ?Etbientôt commentvivre ?2
Ils se mirent tous les deuxà table, pleins de dé-
couragement.Marceln'entendait rien à la cuisineson diner cette fois dépassalês autres. La souperes-semblait à de l'eau de vaisselle, le lapin sentait
mauvais, les haricots étaient incuits, les assiettescrasseuseset au dessert, Bouvardéclata,menaçantde lui casser tout sur la tête.
Soyons'philosophes, dit Pécuchet, un peumoins d'argent, les intrigues d'une femme, la ma-ladresse d'un domestique, qu'est-ce que tout cela?1Tu es tropplongédans la matière
Mais quand elle me gêne, dit Bouvard.
Moi, je ne l'admets pas » repartit Pécuchet.
BOUVARD ET P&CUCHET. 289
M
Il avaitlu dernièrement une analysede Berkeley,et ajouta
« Je nie l'étendue, le temps, l'espace, voire la
substance car la vraie substance, c'est l'esprit per-cevantles qualités.
-Parfait, dit Bouvard;mais le monde supprimé,les preuvesmanqueront pour l'existencede Dieu. »
Pécuchetse récria, et longuement, bien qu'il eût
un rhume de cerveau, causé par l'iodure de po-tassium, et une fièvre permanente contribuait
à sonexaltation. Bouvard s'en inquiétant, fit venirlemédecin.
Vaucorbeilordonna du sirop d'orange avec l'io-
dure, et pour plus tard des bains de cinabre.« Aquoibon? reprit Pécuchet. Unjour ou l'autre
laformes'en ira. L'essencene périt pas 1
Sans doute, dit le médecin, la matière est ir
destructibleCependant.Mais non 1 mais non 1 L'indestructible, c'est
l'être. Ce corps qui est là devant moi, le vôtre,
docteur, m'empêche de connaître votre personne,n'estpour ainsi dire qu'un vêtement, ou plutôt un
masque.»
Yaucorbeille crut fou« Bonsoir Soignezvotremasque a»
Pécuchetn'enrayapas. Il seprocura une intr Juc'tien à la philosophiehégélienne, et voulut l'expli-querà.Bouvard.
« Tout ce qui est rationnelest réel. Hn'y à mêmede réel que l'idée. Les loisde l'esprit sont les loisde l'univers, la raison de l'homme est identique àcelledeDieu. »
290 BOUVARD ET PÉCUCHET~
.Bonvardfeignait de comprendre.« Donc, l'absolu,c'est à la foisle sujet et t'objet,
l'anitô où viennent se rejoindre toutes les diffé-
rences. iAinsi les contradictoires sont résulus.
L'ombrepermet la lumière, le froid méiéau chaud
produitla température, l'organisme ne se maintient
que par la destruction de l'organisme, partout un
principequi divise, un principequi enchatne. »
Il étaient sur le vigneau et ie curé passa le longde la elairevoie,sonbréviaireà la main.
Pécuchet le pria d'entrer, pour finir devant lui
l'expositiond'Hegelet voir un peu ce qu'il en dirait.L'homme à la soutane s'assit près d'eux, et Pécu.
chet abordale christianisme.« Aucune religion n'a établi aussi bien cette
vérité « Lanature n'est qu'un moment de l'idée a»
Un moment de 1idée murmura le prêtre, stu-
péfait.Mais oui 1 Dieu,en prenant une enveloppevi-
sible, a montré sonunion consubstantielleavecelle.
Avecla nature ?oh 1 oh1Par son décès, il a rendu témoignageà l'es-
sence de la mort; donc, la mortétait en lui, faisait,%utpartie de Dieu. M
L'ecclésiastiquese renfrogna.« Pasdeblasphèmesc'était pour le salutdu genre
humainqu'il a enduré les souffrances.Erreur 1 Onconsidère la mort dans l'individu,
où elle est un mal sans doute, mais relativementaux choses, c'est différent. Neséparez pas l'espritde la matière i
Cependant, monsieur, avant la création.
BOUVARB ET PÉCUCHET i9i
Mn'y a pas eu de création. Elle a toujoursexisté. Autrement ce serait un être nouveau s'a-
joutant à la pensée divine, ce qui est absurde. »
Le prêtre se leva, des affairesl'appelaient ailleurs.
« Je me flatte de l'avoir rossé dit Pécuchet.
Encore un mot! Puisque l'existence du monde n'est
qu'un passage con:inuel de la vie à la mort, et de la
mort à la vie, loin que tout soit, rien n'est. Mais
tout devient, comprends-tu?Oui je comprends, ou plutôt non a»
L'idéalisme à la fin exaspérait Bouvard.
« Je n'en veux plus le fameux co'y!<om'embête.
Onprend les idées des choses pour les choses elles-
mémes. On explique ce qu'on entend fort peu au
moyen de mots qu'on n'entend pas du tout Subs-
tance, étendue, force, matière et âme. Autant
d'abstraction, d'imagination. Quant à Dieu, impossi-blede savoir comment il est, si même il est Autre-
fois, il causait le vent, la foudre, les révolutions. A
présent, il diminue. D'ailleurs, je n'en vois pasl'utilité.
-Et la morale, dans tout cela 1
Ah tant pis 1
Elle manque de base,«enectîvement », se dit
Pécuchet.
Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse,
conséquence des prémisses qu'il avait lui-même
posées. Ce fut une surprise, un écrasement.
Bouvard ne croyait même plus à la matière.
La certitude que rien n'existe (sidéplorable qu'elle
soit) n'en est pas moins une certitude. Peu de
gens sont capables de l'avoir. Cette transcendance
2M BouvAaDETP&CBcnEr.
leur inspirade l'orgueil, et ilsauraientvoulul'étaler:
une occasions'offrit.
Unmatin, en allant acheter du tabac, ils virentun
attroupement devantla porte de Langlois. Onen-
tourait la gondole de Falaise, et il était questionde
Touache,un galérien qui vagabondait dans le pays.Le conducteurJ'avait rencontré à la Croix-Verteentredeux gendarmes et les Chavignollaisexhalèrentun
soupir de délivrance.
Girbalet le capitaine restèrent sur la place puisarrivale juge de paix, curieux d'avoir des rensei-
gnements, et M. Marescoten toque de velours et
pantouflesde basane.
Langloisles invita à honorer sa boutique de~eur
présence. Ils seraientplus à leur aise, et, malgré leschalands et le bruit de la sonnette, ces messieurs
continuèrent&discuter les forfaitsde Touache,« MonDieu dit Bouvard,il avaitde mauvais ins-
tincts, voilàtoutOnen triomphepar la vertu,répliquale notaire.Maissi on n'a pas devertu? ?
Et Bouvardniapositivement ? libre arbitre.« Cependant,dit le capitaine,je peux faire ce que
je veux je suis libre, par exemple, de remuer la
{ambè.Non, monsieur, car vousavezun motif pour la
remuer M»
Le capitainecherchaune réponse, n'en trouvapas.MaisGirbaldécochace trait
« Un républicainqui parle contre la liberté c'estdrôle!
Histoire de rire » dit Langlois.
BOUDARD ET PÉCUCHET. 293
Bouvardl'interpella« D'oùvient que vousne donnezpas votre fortuue
auxpauvres? »u
L'épicier, d'un regard inquiet, parcourut toute sa
boutique.« Tiens pas si bête ja la garde pour moi!
Si vous étiez saint Vincentde Paul, vous agi-riez différemment,puisque vous auriez son carac-
tère. Vousobéissez au vôtre. Donc vous n'êtes paslibre 1
C'est une chicane », répondit en chœurl'as-
semblée.Bouvard ne bronchapas, et désignant la balance
sur le comptoir« Elle se tiendra inerte, tant qu'un des plateaux
sera vide.Demême, !a volonté et l'oscillationde la
balanceentre deux poidsqui semblentégaux, Ggurele travail de notre esprit, quand il déHbëre sur les
motifs, jusqu'au moment où le plus fort l'emporte,le détermine.
–Tout cela, dit f!irbal,ne fait rienpour Touacheet ne l'empêche pas d'être un gaillard joliment vi-
cieux. »
Pécuchet prit la parole« Les vices sont ues propriétés de la nature,
commeles inondations,les tempêtes. »
Le notaire l'arrêta, et se haussant à chaque mot
sur la pointe des orteils« Je trouvevotre système d'une immoralitécom-
plète. Il donne carrière à tous les débordements,excuse les crimes, innocente les coupables
Parfaitement,dit Bouvard.Le malheureuxcdi
MtHfVAHUMi PËC~ UMt'.294
suit ses appétits est dans son droit, commel'hon-nête hommequi écoute la raison.
Nedéfendezpas les monstres 1
Pourquoimonstres? Quandil naît un aveugle,un idiot, un homicide, cela nous paraîtdu désordre,commesi l'ordre nous était connu, comme si la na-ture agissaitpour une fin J
Alorsvouscontestezla Providence?
Oui,je la conteste
Voyezplutôt l'histoire, s'écria Pécuchet. Rap-pelez-vous les assassinats de rois, les massacresde peuples, les dissensions dans les familles, le
chagrin des particuliers. » <Et en même temps »; ajouta Bouvard, car ils
suscitaient l'un l'autre, a cette Providence soigneles petits oiseaux et fait repousser les pattes desécrevisses. Ah t si vous entendez par Providenceune loi qui règle tout, je veuxbien, et encore 1
Cependant,monsieur », dit le notaire, « il y ades principes 1
Qu'est-ce que vous me chantezUne science,d'après Condillac,est d'autant meilleurequ'elle n'ena pas besoin Ils ne font que résumer des connais-sances acquiseset nous reportent vers ces nodons,
qui, précisément, sont discutables.
Avez-vous comme nous », poursuivit Pécu-
chet, « scrutée fouillé les arcanes de la méta-
physique ?Il est vrai, messieurs, il est vrai a »
Et la société se dispersa.MaisCoulon, les tirant à l'écart, leur dit d'un ton
paterne qu'il n'était pa~dévot,
certainement, et
BOUVARDETPÉCUCHET. 295
même il détestait les jésuites. Cependant il n'allait
pas si loin qu'eux Ohnon 1 bien~ûr et au coinde la place, ils passèront devant le capitaine, quirallumaitsapipe en grommelant
« Je faispourtant ce que je veux,nom de Dieu »Bouvardet Pécuchetproférèrenten d'autres occa-
sions leurs abominables paradoxes. Ils mettaienten doute la probité des hommes, la chasteté des
femmes, l'intelligence du gouvernement, le bonsens du peuple, enfinsapaient les bases.
Foureau s'en émut et les menaça de la prison,s'ils continuaient de tels discours.
L'évidence de leur supériorité blessait. Commeils soutenaient des thèses immorales, ils devaientêtre immoraux des calomniesfurent inventées.
Alorsune faculté pitoyablese développadans leur
esprit, cellede voir la bêtise et de ne plus la tolérer.Des chosesinsignifiantesles attristaient les ré-
clames des journaux, le profild'un bourgeois,unesotte réflexionentendue par hasard.
En songeante ce qu'on disait dans leur village,et qu'il y avaitjusqu'aux antipodesd'autres Cou!oa,d'autres Marescot, d'autres Foureau, ils sentaient
peser sur eux comme la lourdeur de toute la Terre.Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.Un après-midi, un dialogue s'éteva dansla cour,
entre Marcelet un monsieur ayant un chapeau à
larges bords avec des conserves noires. C'était l'a-
cadémicienLarsoneur. Il ne futpas sans observer
un rideau entr'ouvert, des portesqu'on fermait. Sa
démarcheétait une tentative de raccommodement,et il s'en alla furieux, chargeant le domestique de
BOUVARD ET P&CCCHET.296
dire à ses mattres qu'il les regardait comme des
goujats.Bouvardet Pécuchetne s'en soucièrent.Lemonde
diminuait d'importance ils l'apercevaient commedansun nuage, descendu de leurs cerveauxsur leurs
prunelles.N'est-ce pas, d'ailleurs, une illusion, un mauvais
rêve? Peut-être qu'en sommeles prospérités et les
malheurs s'équilibrent Maisle bien de l'espècene console pas l'individu.
« Et que m'importent les autres disait Pécu-
chet.Son désespoir affligeaitBouvard. C'était lui qui
l'avait poussé jusque-là, et le délabrement ~e leur
domicileavivaitleur chagrinpar desirritations quo-tidiennes.
Pour se remonter, ils se faisaient des raisonne-
ments, se prescrivaientdes travaux, et retombaient
vite dans une paresse plus forte, dans un décou-
ragement profond.A la fin des repas, ils restaient les coudessur la
table, à gémir d'un air lugubre. Marcelen écarquil-lait les yeux, puis retournait dans sa cuisine, où il
s'empiffraitsolitairement.
Aumilieu de l'été, ils reçurent un billet de faire
part annonçant le mariage de Dumouchel avecM"' veuve Olympe-ZulmaPoulet.
« QueDieule bénisse 1»Et ils se rappelèrent le temps où lis étaiept heu-
reux.
Pourquoine suivaient-ilsplus les moissonneurs?Oùétaient les jours qu'ils entraient dans les fermes,
BUHYAKU ET PËÇUCHtEf. i
cherchantpartout desantiquités? Rien, maintenant1
n'occasionneraitces heures si douces que remplisaient la distillerie ou!a littérature. Unabîme les en
séparait.Quelque chose d'irrévocableétait venu.
Ils voulurent faire, comme autrefois,une prome-nade dans les champs,allèrent très loin, se perdi-rent. Depetitsnuages moutonnaientdans le ciel, le
vent balançait les clochettes des avoines, le longd'un pré un ruisseau murmurait, quand tout à coupune odeur infecte les arrêta, et ils virent sur des
cailloux,entre desronces,la charogned'un chien.
Les quatre membres étaient desséchés.Le rictus
de la gueule découvrait sous des babines bleuâ-
tres des crocsd'ivoire à la place du ventre, c'était
un amas de couleur terreuse, et. qui semblait pal-
piter, tant grouillaitdessuslavermine. Elles'agitait,
frappée par le soleil, sous le bourdonnement des
mouches,dans cette intolérableodeur, odeur &roce et commedévorante.
CependantBouvardplissaitle front et ies larmesmouilièrentses yeux.
Pécuchet dit stoïquement «Nousserons un jourcommeça an
L'idée de la mort les avait saisis.Ils en causèrent,en revenant.
Après tout, elle n'existe pas. Ons'en va dans la
rosée, daus la brise, dans les étoiles. On devient
quelque chosede la sève des arbres, de l'éclat des
pierres fines, du plumagedes oiseaux. Onredonne àla Nature cequ'elle v~usa prêté et le Néant qui estdevantnousn'a rien de plus affreuxque le Néantquise trouvederrière.
BOUVARD ET PECUCHET.298
Ils tâchaient de l'imaginer sous la forme d'unenuit intense, d'un trou sans fond, d'un évanouisse-
ment continu, n'importe quoi valaitmieuxque cetteexistencemonotone,absurde,et sans espoir.
Ilsrécapitulèrentleursbesoinsinassouvis.Bouvard
avait toujours.désiré des chevaux, des équipages,les grands crus de Bourgogne, et de belles femmes
complaisantesdan~une habitation splendide.L'am-
bition de Pécuchetétait le savoir philosophique.Or,le plus vaste.des problèmes, celui qui contient les
autres, peut se résoudreen uneminute. Quand doncarriverait-elle? « Autanttout de suite en finir. »
« Commetu voudras,»dit Bouvard.
Et ilsexaminèrentla question du suicide.
Oùest le mal de rejeter un fardeau qui vousécrase? et de commettreune action ne nuisant à
personne? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce
pouvoir? Ce u'e~tpujntuneiâchet.e,bienqu'on dise,et l'insolence est belle de bafouer, même à son
détriment, ce que les hommesestiment le plus.Ils délibérèrentsur le genre-de mort.
Lepoisonfait souffrir.Pour s'égorger, il faut tropde courage. Avecl'asphyxie,on se rate souvent
Ennn, Pécuchetmonta dans le grenier deuxcâbles
de la gymnastique. Puis, les ayant liés à la mêmetraverse du toit, laissa pendre un nœud coulant et
avança dessous deux chaises pour atteindre aux
cordes.Cemoyen fut résolu.
Ils se demandaient quelle impressioncela cause-
rait dans l'arrondissement, où iraient ensuite leui
bibliothèque,leurspaperasses,
leurs collections.La
.BOUVARD ET PÉCUCHET. 299
pensée de la mort les faisait s'attendrir sur eux-mômes. Cependantils ne tachaientpoint leur projet,et, à forced'en parler, s'y accoutumèrent.
Le soirdu 24 décembre,entre dix et onzeheures,ils réfléchissaientdans le muséum,habillésdifférem-ment. Bouvardportait une blouse sur son gilet de
tricot; et Pécuchet, depuis trois mois, né quittaitplus la robe de moine,par économie.
Comme ils avaient grand'faim (car Marcel, sortidès l'aube, n'avait pas reparu), Bouvardcrut hygié-nique de boireun carafond'eau-de-vie, et Pécuchetde prendre du thé.
En soulevantla bouilloire, il répandit de l'eausur le parquet.-
« Maladroit Ms'écria Bouvard.
Puis, trouvant l'infusion médiocre, il voulut larenforcerpar deux cuilleréesde plus.
« Cesera exécrable,dit Pécuchet.
Pas du tout 1»
Et chacuntirant à soi la boite, le plateau tombaune des tassesfutbrisée, la dernière dubeau serviceen porcelaine.
Bouvardpâlit. «Continue1 saccage1ne te gênepas »
« Grandmalheur, vraiment d
Oui un malheur,!Je la tenais de monpère d
Naturel, ajouta Pécuchet en ricanant.
Ah tu m'insultes 1
Non, mais je te fatigue 1 je le vois bien
avoue-le »
Et Pécuchetfut pris de colère, ou plutôt de dé-
mence. Bouvardau~i. Ils criaient à la fois tous !e&
BOUVARD NT PÉCUCHET.~00
deux, l'un irrité par la faim, l'autre par l'ale)ol. La
gorge de Pécuchet,n'émettait plus qu'un râle.« C'estinfernal, une vie pareille j'aime mieux !a
mort. Adieu M»
11prit le flambeau, tourna les talons, claquala
porte.Bouvard,au milieu desténèbres, eut peine al'ou-
vrir, courutderrière lui, arriva dans le grenier.La chandelle était par terre, et Pécuchet debout
sur une des chaises,avec le câbledans sa main.
L'esprit d'imitation emporta Bouvard« Attends-moi1»
Et il montait sur l'autre chaise,quand, s'arrêtanttout à coup
« Mais. nous n'avonspas fait notre testament..
Tiens c'est juste. »
Dessanglotsgonflaientleur poitrine. Ils semirentà la lucarne pour respirer.
L'air était froid, et des astres nombreuxbrillaient
dans le ciel, noir commede l'encre.
La blancheurde la neige qui couvrait la terre se
perdait dansles brumesde l'horizon.
Ils aperçurent de petites lumièresà ras du sol, et,
grandissant, se rapprochant, toutes allaientdu côté
de l'église.Une curiositéles y poussa.C'était la messe de minuit. Ces lumières prove-
naient deslanternesdes bergers. Quelques-uns,sous
le porche, secouaientleurs manteaux.
Le serpent ronflait, l'encens fumait. Des verres,
suspendus dans la longueur de la nef, dessinaienttrois couronnesde feuxmulticolores,et au bout de
1
BOUVARD ET PÉCUCHET. 30i
la perspective, des deux côtés du tabernacle, des
clergés géants dressaient des flammes rouges. Par
dessus les têtes de la foule et les capelines desfemmes, au delà des chantres, on distinguait le
prêtre, dans sa chasubled'or à savoixaiguë répon-daient les voix fortes des hommes emplissant le
jubé, et la voûte de bois tremblait sur ses arceauxde pierre. Des images, représentant le chemin dela croix,décoraientles murs. Au milieu du choeur,devant l'autel; un agneau était couché, les pattessous le ventre, les oreilles toutes droites
La tiède température leur procura un singulierbien-être, et leurs pensées,orageusestout à l'heure,se faisaient douces, corame des vagues qui s'a-
paisent.Ils écoutèrentl'Evangile et le Credo,observaient
les mouvementsdu prêtre. Cependantles vieux, les
jeunes, les pauvressesen guenilles,les fermières en
haut bonnet, les robustes gars à blondsfavoris, tous
priaient, absorbée dans là même joie profonde,ét
voyaientsur la paille d'une étable rayonner comme
un soleil le corps de l'enfant-Dieu. Cette foi des
autres touchaitBouvarden dépitde sa raison, et Pé-
cuchetmalgré la dureté de son coeur.Il y eut un silence tous les dos se courbèrent,
et, au tintementd'une clochette,le petit agneaubêla.
L'hostie~utmontrée par le prêtre, au bout de ses
deux bras, le plus haut possible. Alors éclata un
chant d'allégresse qui conviaitle monde aux piedsdu Roides Anges. Bouvardet Pécuchet, involontai-
rement, s'y mêlèrent, et ils sentaient comme une
aurorese lever dans leur âme.
IX
Marcelreparut le lendemainà troisheures, la face
verte, les yeux rouges, une bigne au front, le pan-tatoudéchiré, empestantl'eau-de-vie, immonde.
Il avaitété, selonsa coutumeannuelle,à sixJieuesde là, près d'Iquevitle,faire le réveillon chez un
ami; et bégayantplus que jamais, pleurantevou-lant se battre, il implorait sagrâce, comme s'il eût
commis un crime. Ses maîtres l'octroyèrent. Un
calmesingulierles portait à l'indulgence.Laneige avaitfondutout à coup, et ils se prome-
naient dansleur jardin, humant l'air tiède, heureuxde vivre.
Était-cele Tiasardseulementqui les avait détour-nés de la mort ? Bouvardse sentait attendri. Pécu-chet se rappela sa première communion et pleinsde reconnaissancepour la Force, la Causedont ils
dépendaient, l'idée leur vint de faire des lectures
.pieuses.
L'Évangiledilata,leur âme, les éblouit commeunsoleil. Ils apercevaient Jésus, debout sur la mon-
tagne, un bras levé, la foule en dessous l'écoutantou bien au bord du lac, parmi les Apôtres qui
tirent desfilets,-puis surl'ânesse, dans la clameurdes alieluia, la chevelureéventéepar lespalmes&é-
1
BOUVARD ETP&CUCHET. 303
missantes, enfinau haut de la croix,inclinant sa
téte, d'où tombe éternellementune rosée sur le
monde.Cequi les gagna, ce qui les délectait, c'est
la tendresse pour les humbles, la défense des
pauvres, l'exaltationdes opprimés Et danscelivre
où le ciel se déploie, rien de théologalau milieu de
tant de préceptes pas un dogme, nulle exigenceque la pureté du cœur.
Quant aux miracles, leur jaison n'en fat pas sur-
prise dès l'enfance, ils les connaissaient. Lahau-teur de saint Jean ravit Pécuchet et le disposa àmieux comprendrel'Imitation.
Ici plus de paraboles, de fleurs, d'oiseaux maisdes plaintes, un resserrement de l'âme sur elle-même. Bouvard s'attrista en feuilletant ces pages,
quisemblentécrites parun temps debrume, au fondd'un cloître, entre un clocheret un tombeau.Notrevie mortelley apparaît si lamentablequ'il faut, l'ou-
bliant, se retourner vers Dieu et les deux bons-
hommes, après toutes leurs déceptions, éprouvaientle besoin d'être simples, d'aimer quelque chose, de
se reposer l'esprit.Ils abordèrent l'Ecclésiaste, Isaïe, J~MeMaislaBibleles enrayait avecses prophètesàvoix
de lion, le fracasdu tonnerre dans les nues, tous les
sanglots de la Géhenne, et son Dieudispersant les
empires, commele vent fait des nuages.Ils lisaientcela le Dimanche,à l'heure desvêpres,
-pendantque la clochetintait.Unjour, ils se rendirent à la messe, puis y re-
tournèrent. C'étaitune distractionau bout de la se-maine. Le comte et la comtessede Favergesles sa-
304 BOUVARD ET P&CUCMET.
luèrent de loin, ce qui fut remarqué. Le juge de
paixlepr dit, en clignant de l'oBit « Parfait jevous approuve. » Toutes les bourgeoises, mainte-
nant, leur envoyaientle painbénit.
L'abbéJeufroyleur fit une visite ils la rendirenton se fréquenta et le prêtre ne parlait pasde reli-
gion.Ils furent étonnés de cette réserve, si bien que
Pécuchet,d'un air indtQ'érent,lui demandacomment
s'y prendre pour obtenir la foi.« Pratiquezd'abord. »Usse mirent à pratiquer, l'un avecespoir, l'autre
par défi, Bouvardétant convaincuqu'il ne serait ja-mais un dévot. Un mois durant, il suivit régulière*ment tous les ofEces,mais, à rencontre de Pécu-
chet, ne voulutpas s'astreindre au maigre.Était-ce une mesure d'hygiène? On sait ce que
vaut l'hygiène Une affairede convenances? A basles convenances Unemanquede soumissionenvers
l'Église ? Il s'en fichait également 1 bref, déciarait
cette règle absurde,pharisaïque,et contraireà l'es-
prit,del'Évangile.Le vendredi-saint des autres années, ils man-
geaient ce que Germaineleur servait.biais Bouvard, cette fois, s'était commandé un
beafsteck.Il s'assit, coupala viande et Marcelle
regardait scandalisé, tandis que Pécuchetdépiautaitgravement sa tranchede morue.
Bouvardrestait la fourchette d'une main, le cou-teau de l'autre. Enfin, se décidant, il monta unebouchée à ses lèvres.Tout a coupses mains trem-
blèrent, sa grosse mine pâlit, sa tète se renversait.v
fOUVABPETf&CUCUET. 305
« Tu te trouves mal?
Non Mais et il fitun aveu. Par suite de
sonéducation(c'était plus fort que lui) il ne pouvaitmangerdu gras ce jour-là, dans la crainte de mou-
rir.
Pécuchet, sans abuser de sa victoire, en profita
pour vivre à sa guise.Un soir, il rentra la figure empreinte d'une joie
sérieuse,et, lâchant le mot, dit qu'il venait de se
confesser.Alorsils discutèrentl'importancede la confession.
Bouvard admettait celle des premiers chrétiens
qui se faisait en public la moderne est trop facile.
Cependant il ne niait pas que cette enquête sur
nous-mêmesne fût un élémentde progrès, un le-
vainde moralité.
Pécuchet, désireuxde la perfection, chercha ses
vices les bouffées d'orgueil depuis longtempsétaient parties. Son goût du travail l'exemptait de
la paresse quanta. la gourmandise, personne de
plus sobre. Quelquefoisdescolèresl'emportaient.Il se jura de n'en plus avoir.
Ensuite, il faudrait acquérir les vertus, première-ment l'humilité, c'est-à-dire se croire incapablede tout mérite, indigne de la moirdre récompense,immoler son esprit, et se mettre tellement bas quel'on vous foule aux pieds commela boue des che-
mins. Il était loin encore de ces dispositions.Uneautre vertu luimanquait la chasteté. Car,
intérieurement, il regrettait Mélie,et le pastel de la
dame en robe Louis XVle gênait avecson décolle-
tage.
BOUVAKnETf&CUCHET.306
Il l'enferma dans une armoire, redoubla do pu.~eur jusques à craindre de porter ses regards sur
iui-meme, et couchaitavec un cateçon,Tant de soinsautourde la luxureja développèrent.
Le matin principatementil avait à sabir de grandscombats,commeen eurent saint Paul, saint Benoistet saint Jérôme, dans un âge fort avancé de suite,ils recouraient des pénitences furieuses. La dou-leur est une expiation,un remède et un moyen, un
hommage à Jésus-Christ.Tout amour veut des sa-
criaces, et quel plus pénible que celui de notre
corps 1
AGnde se mortiner, Pécuchetsupprima le,petitverre après les repas, se réduisitàquatrepriser dansJajournée, par Jesfroidsextrêmesne mettait plusde
casquette.Un jour, Bouvard, qui rattachait !a vigne, posa
une échelle contre le mur de la terrasse près de la
maison, et, sans le vouloir, se trouva plongerdans la chambrede Pécuchet.
Sonami, nu jusqu'au ventre, avecle martinet aux
habi's, se frappait les épaules doucement, puis s'a-
nimant, relira sa culotte, cinglases fesses, et tomba
sur une chaise, hors d'haleine.
Bouvard fut troublécommeà la découverted'un
mystère, qu'on né doit pas surprendre.
Depuisquelque temps, il remarquaitplus de net-teté bur tes carreaux,moins de trous aux serviettes,une nourriture meilleure changements quiétaient dus à l'intervention de Reine, la servantede
M.le curé.Mêlant les choses de l'église &celles de sa cm-
BOUVARDET P&CCCHET. 307
sine, forte commeun valet de charrue et dévouéebien qu'irrespectueuse, elle s'introdusait dans les
ménages, donnait des conseils, y devcmit maî-
tresse. Pécuchet se nait absolument à son expé-rience.
Unefois,elle lui amena un individureplet, ayantde petits yeuxà la chinoise, un nez en hecde vau-
tour. C'était M. Houttman, négociant en articles de
piété il en déballaquelques-uns,enfermés dans
desbottes, sous le hangar croix. médaitteset cha-
pelets de toutes les dimensions, candélabres pouroratoires,autels portatifs, bouquetsde clinquant,et
des sacrés-cœursen cartonbleu, des saint Josephà
barbe rouge, des calvairesde porcelaine. Pécuchet
lesconvoita.Le prix seul t'arrêtait.
Gouttmanne demandaitpas d'argent. Il préféraitles échanges, et monté dans le muséum. il ot!rit
contre des vieuxferset tousles plombs, un stockdeses marchandises.
Ellesparurent hideuses à Bnuvard.Mais l'œil de
Pécuchet, les instances de Reine et le bagout dubrocanteur finirent par le convaincre. Quand il le
vitsi coulant. GouLtmanvoutut, en outre, la halle-
barde Bouvard,las d'en avoir démontré la ma-
nœuvre,l'abandonna. L'estimationtota.e étant faite,cesmessieurs devaientencore cent francs. Ons'ar-
rangea,. moyennantquatre billets à trois mois d'é-
chéance, et ilss'applaudirentdu bon marché.Leurs acquisitionsfurent distribuéesdans tous les
appartements. Une crèche remplie de foin et une
cathédralede liège décorèrent le muséumU y eut sur la cheminée de Pécuchet un saint
BOUVARDET PJÈCUCMET.308
Jean-Baptisteen cire le long du corridor, les por-traits des gloires épiscopates,et au bas de l'escalier,sous une lampe à chamottes, une suinteVierge enmanteau d'azur et couronnéed'étoiles. Marcelnet-
toyait ces splendeurs, n'imaginant au paradis riende plus beau.
Que! dommage que le saint Pierre fût brisé, etcommeil aurait faitbiendans !e vestibule!Pécuchets'arrêtait parfois devant l'ancienne fosse aux com-
posts, où t'on reconnaissait la tiare, une sandale,un bout d'oreille; tâchaitdes soupirs,puis continuaità jardiner, car maintenant il joignait les travauxma-nuels aux exercices religieux et bêchait la,terre,vêtu de la robe de moine, en se comparantà saintBruno. Ce déguisement pouvaitêtre un sacritôge
Hy renonça.Maisil prenait le genre ecclésiastique,sansdoute
par la fréquentation du curé. Il en avaitle sourire,ia voix,et, d'un air frileux, glissait commelui dans
ses manches ses deux mainsjusqu'aux poignets.Un
jour vint ou le chant du coq t'importuna, les roses
l'écœuraient il ne sortait plus ou jetait sur la cam-
pagne des regards farouches.Bouvardse laissa conduireau mois de Marie.Les
enfants qui chantaient des hymmes, les gerbes de
lilas, les festonsde verdurelui avaientdonnécommele sentiment d'une jeunesse impérissable. Dieuse
manifestait à son cœur par la forme des nids, taclarté des sources, la bienfaisancedu soleil, et ladévotionde son ami lui semblaitextravagante, fas-
tidieuse.« Pourquoi gémis-tu pendantiotepas ?p
BOUVARD ET PÉCUCHm. 309
Nous devons manger en gémissant, réponditPécuchet,car l'homme, par cette voie, a perdu son
innocence,» phrase qu'il avait lue dans le Jtfa~MP~
dit ~M'Mo'M~c,deux volumes in-i2 empruntés àM.Jeufroy, et il buvait de l'eau de la Salette, se
livrait,portes closes, & des oraisons jaculatoires,
espéraitentrer dans la confrériede Saint-François.Pour obtenir le don de persévérance,il résolut do
faireun pèlerinageà la sainte Vierge.Le choixdes )ocalités l'embarrassa. Serait-ce &
Notre-Damede Fourrières, de Chartres,d'Embrun,de Marseille ou d'Auray? Celle de la Délivrande,
plus proche, convenaitaussi bien.« Tu m'accompagneras1
J'aurais l'air d'un cornichon » dit Bouvard.
Aprèstout, il pouvait en revenir croyant, ne re-fusaitpas de l'être, et cédapar complaisance.
Les pèlerinages doivent s'accomplirà pied. Mais
quarante-troiskilomètres seraient durs et les gon-dolesn étant pas congrnentes à la méditation, ils
louèrentun vieux cabriolet,qui, aprèsdouzeheuresderoute, les déposa devant l'auberge.
Ils eurent une pièce deux lits, avecdeux com-modessupportant deuxpots à l'eau dans des petitescuvettes ovales,et l'hôtelier leur apprit que c'était« la chambredes capucinssous la Terreur. Onyavait caché la dame de la Délivrandeavec tant de
précautionque les bpns Pères y disaient la messe
clandestinement.
Cela fit plaisir à Pécuchet, et il lut tout haut une
notice sur la chapelle, prise en bas dans la cuisine.
Elle a été fondée au commencement du ïl" siècle
BOUVARD ET PËCCCNtU'.3i0
par saint Regnobert,premier éveqnede L~ieux~ou
par saint Ragnebert, qui vivait au VU",ou par Ro-bert le Magnifique,au milieudu X!
Les Danois, les Normandset surtout les protes-tants l'ont incendiéeet ravagéeà différentesépoques.Vers iii2, la statue primitive fut découvertepar
un mouton, qui, en frappantdu pied, dans un her-
bage, indiqua l'endroit où elle était, et sur cette
place le comteBaudoin érigeaun sanctuaire.
Sesmiraclessont innombrables.Unmarchandde
Bayeux,captifchezles Sarrasins,l'invoqua ses ferstombent et il s'échappe. Unavaredécouvredans son
grenier un troupeau de rats, l'appelleà son secourset les rats s'éloignent. Le contact d'une médaille
ayant effleuré son effigie fit se repentir au lit de
mort un vieuxmatérialistede VorsaUles.Elle renditla parole au sieur Adeline,qui l'avait perdue pouravoirblasphémé et, par sa protection,M. et M"' de
BecqueviMeeurent assez de force pour vivrechas-tement en état de mariage.
Oncite, parmi ceux qu'elle a guéris d'affections
irrémédiables,M""de Palfresne, AnneLirieux, Ma-rie Duchemin,FrançoisDufai, et M' de Jumillac,née d'Osseville.
Des personnages considérables l'ont visitéeLouisXI, LouisX11I.deuxfilles deGastond'0r)éans,le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche d'An-
tioche MgrVéro'es, vicaireapostoliquede la Mant-
chourie et l'archevêque de Quélen vint lui ren-dre grâce pour la conversiondu prince de Talley-rand.
« Elle pourra, dit Pécuchet, te convertiraussi »
BOUVARD ET PÉCUCHET. 3ii
Bouvard,déjà couché, eut une sorte de grogné-ment et s'endormit tout à fait.
Le lendemain, à six heures, ils entraient dans la
chapelle.On en construisaitune autre des toiles et des
planchesembarrassaient la nef, et le monument,destyle rococo,déplut à Bouvard,surtout l'autel de
marbre rouge, avecses pilastrescorinthiens.
La statue miraculeuse,dans une niche à gauchedu chœur, est enveloppéed'une robe à paillettes le
bedeausurvint, ayant pour chacun d'eux un cierge.Il le planta sur une manière de herse dominantla
balustrade, demanda trois francs, fit une révérence
et disparut.Ensuite, ils regardèrent les ex-voto.Des inscriptions sur plaquestémoignent de la re-
connaissancedes Sdè!es. Onadmire deux épées en
sautoir offertespar un ancien élèvede l'Écolepoly-technique, des bouquets de mariée, des médailles
militaires,des cœurs d'argent, et dans l'angle, au
niveaudu sol, une forêt de béquilles.Dela sacristiedébouchaun prêtre portant le saint-
ciboire.
Quandil fut restéquelquesminutesau bas de l'au-
tel, il monta les troismarches. ditI'(~'e?MM~l'/M~oM
et le Kyrie, que l'enfant de chœur à genouxrécitatout d'une haleine.
Lesassistantsétaient rares, douzeou quinzevieil-les femmes. On entendait le froissement de leurs
chapeletset le bruit d'un marteau cognantdes pier-res. Pécuchet, incliné sur son prie-Dieu, répondaitaux.4?MCM.Pendantl'élévation,il suppliaNotre-Dame
3i~! aoUYAUDET PÉCUCHET.
de lui envoyerune foi constante et indestructible.
Bouvard,dansun fauteuil&ses côtés, lui prit son
Eucologeet s'arrêta aux litanies de la Vierge.Très pure, très chaste,vénérable,aimable,puis-
sante, clémente, tour d'ivoire, maison d'or, portedu matin. »
Ces mots d'adoration, ces hyperboles remportè-rent vers cellequi est célébrée par tant d'homma-
ges.Il la rêva comme on la figure dans les tableaux
d'église, sur unamoncellementde nuages,deschéru-bins à ses pieds,l'Enfant-Dieuà sapoitrine,–mèredes tendresses que réclament toutes les afNiçiionsde la terre, idéal de là femme transportée/dansle ciel car, sorti de ses entrailles, l'homme exalteson amour et n'aspire qu'à reposer sur son cœur.
La messe étant nnie, ils longèrent les boutiquesqui s'adossent contrele mur du côté de la place.On
y voit des images, des bénitiers, des urnes à filets
d'or, des Jésus-Christen noixde coco,des chapeletsd'ivoire et le soleil, frappant les verres des cadres,éblouissaitles yeux, faisait,ressortirla brutalité des
peintures, lahideur des dessins. Bouvard,qui; chezlui. trouvaitces choses abominables, fut indulgentpour elles. Il achetaune petite Viergeen p&tebleue.
Pécuchet,commesouvenir,se contentad'un rosaire.
Les marchands criaient:« Allons allonspour cinq francs, pour trois
francs, pour soixante centimes, pour deux sols, ne
refusezpas Notre-Dame1 »
Les deuxpèlerins flânaient sans rien choisir.Des
remarques désobligeantess'élevèrent.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 313
)3
« Qu'est-cequ'ils veulent, ces oiseaux-là'!
Ils sontpeut-être des TurcsDes protestantsplutôt ?
Une grande fille tira Pécuchet par la redingoteun vieuxen lunettes lui posa la main sur l'épauletous braillaient à la fois puis, quittant leurs bara-
ques, ils vinrentles entourer, redoublaient de solli-
citationset d'injures.Bouvardn'y tint plus.« Laissez-noustranquilles, nom de Dieu »
Latourbe s'écarta.
Maisune grosse femme les suivit quelque tempssur la place et cria qu'ils s'en repentiraient.
En rentrant à l'auberge, ils trouvèrent dans le
caféGouttman.Sonnégocel'appelait encesparages,et il causait avecun individu examinantdes borde-
reaux sur la table devanteux.
Cetindividuavaitune casquettede cuir, un panta-lon très large, le teint rouge et la taille fine malgréses cheveuxblancs, l'air à-la fois d'un officieren re-
traite et d'un vieuxcabotin.
De temps à autre, il lâchait un juron, puis, surun mot de Gouttmandit plusbas,.secalmaitde suite,et passait à un autre papier.
Bouvard qui l'observait, au bout d'un quartd'heure, s'approchade lui.
« Barberou,je crois?Bouvard » s'écria l'homme S la casquette.Et ils
s'embrassèrent.
Barberou, depuis vingt ans, avait enduré touts3sortes de fortunes..
GérantJ'uMjOaMs~c~mi! 3 d'assurances,diree-
3t4 BOUVABD ET PÉCUCHET.
teur d'un parc auxhuîtres. « Je vous conteraicela; »)1
enfin, revenu à son premier métier, il voyageait
pour une maison de Bordeaux, et Gouttman qui« faisaitle diocèse » lui plaçait des vins chez les
ecclésiastiques « mais permettez dans une
minute, je suisà vousa»
II avait repris ses comptes, quand, bondissantsur
la banquette «;Comment,deux mille? »
« Sansdoute1Ah elle est forte, celle-là1
Vous dites?2
Je dis que j'ai vu Hérambert, moi-même »,
répliquaBarberoufurieux..«La factureporte quatremilte; pas de blagues's
Le brocanteur ne perdit point contenance.« Ëb
bien elle vous libère après? ?Barberou se leva, et, à sa figure blême d'abord.
puis violette, Bouvard et Pécuchet croyaient qu'ilallait étrangler Gouttman.
I) se rassit, croisa les bras. « Vous êtes une rude
canaille, convenez-en1 »
« Pas d'injures, monsieur Barberou; il y a des
témoins prenezgarde 1
Je vousflanquerai un procèsTa1 ta 1 ta 1 » Puis, ayant bouclé son porte-
feuille, Gouttmausouleva le bord de son chapeau« Al'avantage MEt il sortit.
Barberou exposa les faits Pour une créance do
mille francsdoubléepar suitede manoeuvresusurai-
pes, il avait livré à Gouttman trois mille francs de
vins. Cequi payerait sa dette avec mille francs de
bénénces; mais, aucontraire,
il en devait trois
BOUVARD ETJPËCUCHET. ~§
mille. Ses patrons le renverraient, on le poursui-vrait t « Crapule brigand sa!ejuif!1 et çadîne dans les presbytères D'ailleurs, tout ce quitouche à la calotte. M H déblatéra contre les
prêtres,et tapait sur la table avec tant de violence
quela statuettefaillittomber.« Doucementdit Bouvard.
Tiens Qu'est-ceque ça? » Et Barberouayantdéfaitl'enveloppede la petitevierge ? Unbibelot du
pèlerinage Avous? »
Bouvard,au lieu de répondre, sourit d'une ma-
nière ambiguë.« C'està moi dit Pécuchet.–Vous m'affligez, » reprit Barberou, « mais je
vous éduquerai là-dessus, n'ayezpas peur » Et
commeon doitêtre philosophe, et que la tristesse
ne sert à rien, il leuroffrit à déjeuner.Tous les trois s'attablèrent.
Barberou fut aimable, rappela le vieux temps,
prit la taillede la bonne, voulut toiser le ventre de
Bouvard.Il irait chez eux bientôt, et leur apporte-rait un livre farce.
L'idéede sa visite les réjouissait médiocrement.
Ils en causèrent dans la voiture,pendant une heure,au trot du cheval. Ensuite Pécuchet ferm~les pau-
pières. Bouvardse taisait aussi. Intérieurement, il
penchaitversla religion.M. Marescots'était présenté la veille pour leur
faireunecommunicationimportante. Marceln'en
savaitpas davantage.Le notaire ne put les recevoir que trois jours
après et de suite exposala chu~û.P<)urune
316 BOUVARDETP&CUCHET.
rente de sept mille cinq cents francs, M* Bordint
proposaità M.Bouvardde lui acheterleur ferme.
Ellela reluquait depuissa jeunesse, en connaissait
les tenants et aboutissants, défauts et avantageset ce désir était commeun cancer qui la minait. Carla bonne dame, en vraie Normande,chérissait, par-dessustout, lè bien, moins pour la sécurité du ca-
pital que pour le, bonheur de fouler le sol vous
appartenant. Dans l'espoir de celui-là, elle avait
pratiquédes enquêtes, une surveillancejournalière,de longues économies, et elle attendait, avec im-
patience, la réponsede Bouvard.Il fut embarrassé,ne voulantpas quePécuchet un
jour, se trouvât sans for;une mais il fallait saisir
l'occasion, qui était l'enet du pèlerinage la
Providence,pour la seconde-fois,se.manifestait en
leur faveur.Ils offrirent les conditions suivantes: La rente,
non pas de sept mille cinq cents francs, mais de sixmille serait dévolueau dernier survivant. Marescotfit valoirque l'un était faible de santé. Le tempéra-ment de l'autre le disposaità l'apoplexie,et M°"Bor-din signale contrat, emportéepar la passion.
Bouvarden resta mélancolique.Quelqu'undésiraitsa mort, et cette réflexion lui inspira des penséesgraves, des idées de Dieuet d'éternité.
Trois jours après. M. Jeufroyles invita au repas'de cérémoniequ'il donnaitune foispar an à des col-
lègues.Le diner commençavers deuxheures de l'après-
midi, pour finir à onzeheures du soir.Ony but du poiré, onj débita des' calembours.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 317
!<.
L'abbéPruneau composa,séance tenante, un acros
tiche, M.Bougon fit des tours de carte, et Cerpetjeune vicaire, chanta une petite romance qui frisaitla galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. IIfutmoinssombrele lendemain.
Le curé vint le voir fréquemment. Il présentaitla Religion sous des couleurs gracieuses. Que ris-
que-t-on, du reste?- et Bouvardconsentitbientôtà s'approcherde la sainte table. Pécuchet, en môme
tempsque lui, participerait au sacrement..Le grandjour arriva.
L'église,à cause despremièrescommunions,était
pleine de monde. Les bourgeoiset les bourgeoisesencombraient leurs bancs, et le menu peuple se.tenait debout par derrière, ou dans le jubé, au-
dessus de la porte.Cequi allait sepasser tout à l'heure était inexpli-
cable, songeaitBouvard,mais la raison ne sufut pasà comprendre certaines choses. De tre~ grandshommesont admiscelle-là. Autantfaire commeeux.
et, dans une sorte d'engourdissement, il ccutem-
pîait l'autel, l'encensoir, les flambeaux,la tête un
peu vide, car il n'avait rien mangéeet éprouvaitune
singulière faiblesse.
Pécuchet, en méditantla Passiondo Jésus-Christ.s'excitait à des élans d'amour. Il aurait \oulu luioffrir son âme, celle des autres et les ravisse-
ments, les transports, les illuminationsdes saints.
tous les êtres, l'univers entier. Bienqu'il priât avec
ferveur, les diSérentesparties dp ia messe lui sem-
blèrent un peu longues.Enfin, les petits garçons s'agenouilleront sur la
BOUVARDETP&CUCHKT.3i8
première marche de l'autel, formant avec Jeurshabits une bande noire, que surmontaient inéga!o-ment des cheveluresblondesou brunes. Lespetitesfillesles remplacèrent,ayant, sous leurs couronnes,des voiles qui tombaient; de loin, on aurait dit un
alignement de nuées blanchesau fondda chœur.
Puis ce fut le tour des grandespersonnes.La première du côté de l'évangitoétait Pécuchet,
mais trop ému, sans doute, il oscillait la tête dedroite et de gauche. Le curé eut peine à lui mettre
l'hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant les
prunelles.Bouvard,au contraire,ouvritsi largement ]~smâ-
choires,que sa langue luipendait sur lalèvrecommeun drapeau. En se relevant,il coudoyaM" Bordin.
Leurs yeux se rencontrèrent. Elle souriait; sanssavoirpourquoi, il rougit.
AprèsM""BordincommunièrentensembleM""de
Faverges, la comtesse,leur dame de compagnie, etun monsieur que l'on ne connaissaitpas à Chavi-
gnolles.Lesdeuxderniers furentPlacqueventet Petit, l'in-
stituteur, quand tout à couponvit paraitre Gorju.Il n'avait plus de barbiche etil regagna sa place,
les bras en croixsur la poitrine, d'une manière fort
édifiante.Le curé -haranguales petits garçons. Qu'ils aient
soin plus tard de ne point faire comme Judas qùitrahit son Dieu,et de conserver toujours leur robe
d'innocence. Pécuchet regretta la sienne, mais on
remuait des chaises les mères avaient hâte d'em-brasser leurs enfants. '~t
BOUVARD ET PÉCUCHET. 3i&
Lesparoissiens,à la sortie,échangèrentdes félici-tations. Quelques-unspleuraient. M' de Faverges,en attendant sa voiture, se tourna vers BouvardetPécuchetet présenta son futur gendre « M. lebaron de Mahurot, ingénieur MLe comte se plai-gnait de ne pas les voir. II serait revenu la semaine
prochaine. « Notez-le1 je vous prie. » La calècheétant arrivée, les damesdu château partirent, et lafoule se dispersa.
Ils trouvèrent dans leur cour un paquet ait milieude l'herbe. Le facteur, commela maisonétait close,l'avaitjeté par-dessusle mur. C'était l'ouvrage queBarberou avaitpromis jE-T-a~cM<~MC~ns~'cMM~tc,
par LouisHerviou,ancien élèvede l'Écolenormale.
Pécuchet le repoussa. Bouvard ne désirait pas leconnaître.
On lui avait répété que le sacrement le transfor-merait durant plusieursjours, il guetta des u'trai-
sons dans sa conscience. I) était toujours le même,et un étonnement douloureuxle saisit.
Comment! la chair de Dieuse môteà notre chair
et elle n'y cause rien Lapensée qui gouverne les
mondesn'éclaire pas notre esprit Lesuprême pou-voir nous abandonneà l'impuissance
M.Jeufroy, en le rassurant, lui ordonnale Caté-
chismedel'abbé Gaume.Au contraire, la dévotionde Pécuchet s'était dé-
veloppée. Il aurait voulu communier sous les deux
espèces,chantaitdes psaumesen se promenantdans
le corridor, arrêtait les Chavignollaispour discuteret les convertir. Vaucorbeillui rit au nez, Girbal
haussa,les épaules et le capitaine l'appela Tartufe.
BOUVARPMi PÉCUCHET.380
0)) trouvait maintenant qu'ils allaient trop loin.
Une excellentehabitude,c'est d'envisagerles cho.
ses comme autant de symboles. Si le tonnerre
gronde, figurez-vousle jugement dernier; devantun ciel sans nuages, pensez au séjour des bie heu-
reux dites-vous dans vos promenades que chaquo
pas vous rapproche de la mort. Pécuchet observa
cette méthode. Quand it prenait ses habits, il son-
geait à l'enveloppe charnelle dont la secondeper-sonne de la Trinité s'est revêtue, le tic-tac de l'IuM'-
loge lui rappelait les battements de son cœur, une
piqûre d'épingle les clousde la croix mais il eut
beau se tenir à genoux, pendant desheures, et mul-tiplier les jeunes, et se pressurer l'imagination, ledétachementde soi-mômene se faisaitpas impossi-ble d'atteindre à la contemplationparfaite.
Il recourut à des auteurs mystiques sainteThé-
rèse, Jean de la Croix,Louisde Grenade, Simpoli,et de plus modernes, Mgr Chaillot.Au I~eudes su-
blimitésqu'il attendait, il ne rencontra que des pla-titudes, un style très lâche, de froides images et
force comparaisonstirées dé'la boutique des lapi-daires.
Il apprit cependantqu'il y a une purgationactiveet une purgation passive,une vision interne et unevisionexterne, quatreespècesd'oraisons,neufexcel-lenées dans l'amour, six degrés dans l'humilité etque la blessure de l'âmene ditfèrepas beaucoupduvolspirituel.
Despoints l'embarrassaient.«Puisque la chairest maudite, commentse iaii-il
que l'on doive remercier Dieu pour le bienfait de
BOUVARDET PÉCUCHET. 33!
l'existence? Queue mesure garder entre la crainte
indispensable au salut. et l'espérance qui ne l'est
pas moins? Oùest le signe de lagrâce ? etc. »
Les réponses de M.Jeufroy étaient simptcs« Nevous tourmentezpas. Avouloir tout appro-
fondir,oncourt sur une pente dangereuse. H
Le C<~<fcA!~<?de ~p~u~Mcc, par Gaume.avaittellement dégoûté Bouvardqu'il prit !e vohune deLouisHcr\'ieu. C'étaitun sommairede l'cx~gësemo-
derne défendu par le gouvernement. Carberou,commarôpxbticain,l'avait acheté.
Il éveillados doutes dans l'esprit do Bouvard, etd'abord sur le péché originel. « Si Dieu a créé
l'homme peccable,il ne devait pas le puuir, et lemal est antérieur à la chutepuisqu'il y avaitdéjà des
volcans,des bctes féroces. Eoun ce dogme boule-versemes notions de justice
Quevoulez-vous?disait le curé, c'est une decesvérités dont tout le monde est d'accord, sans qu'onpuisseen fournir de preuves et nous-mêmes,nousfaisons rejaillir sur les enfants les crimesde leurs
pères. Ainsi les moeurset les loisjustifient ce décretde la Providence,que l'on retrouvedans la nature. »
Bouvardhocha la tête. Il doutait aussi de l'enfer.« Cartout châtimentdoit viserà l'améliorationdu
coupable,ce qui devient impossibleavecune peineétemeUe et combien l'endurent Songez donc,tous les anciens, les juifs, les musulmans, Jesido<
[âtres, les hérétiques et les enfants morts sans bap-tême, ces enfants créés par Dieu,et dans quel but ?
pour les punir d'une faute qu'ils n'ont pas rom-
mise!t
S~S tOUVARR KT PËeuem:i\
Tc!!c est l'opinion de saint Augustin,ajoutale
curé, et saint Futgenee enveloppedaus la damna-tion jusqu'aux fœtus. L'Ëgtise, il est vrai, n'a rien
décidéa cet égard. Unerematque pourtant: ce n'est
pas Dieu,mais le pécheur qui se damne lui-même,et l'offense étant innnie, puisqueDieu est infini,la
punition doit être innnie. Kst-cetout, monsieur?
–ItXpuquM-moi la Trinité, dit Bouvard.
Avecplaisir. Prenons une comparaison les
trois eûtesdu triangle, ouptutôtnotre âme, qui con-
tient être, connaître et vouloir ce qu'on appellefacultéchezl'homme, est personneen Dieu."Voitale
mystère.Maisles trois côtesdu triangle no sontpas cha-
cun le triangle; ces trois facultés de l'âme no font
pas trois âmes, et vospersonnes de la Trinité sont
trois I)ieux.
BiasphemeAlors il n'y a qu'une personne, un Dieu, une
substanceaQecteede trois manières
Adorons sans comprendre,dit le curé.
Soit, »dit Bouvard.
Havait peur de passer pour un impie, d'être mal
vu au château.
Maintenantils y venaient trois fois la semaine,vers cinqheures, en hiver, et la tasse de thé les ré-
chauffait.M. !e comte, par ses allures, « rappelaitle chicde l'ancienne cour » )acomtesse,p!acideet'
grasse, montrait sur toutes chosesun grand discer-
nement. M"*Yolande,leur fille, était « le typede ia
jeune personne i'aage des keepsakes, et M" de
BOUVARDET PÈCMCURT. 32~)
Koares,leur dame de compagnie,rcsscmMait&Pé-
cuchet,ayant son nez pointu.La première fuis qu'ils eutrôrent dans te salon,
elledéfendaitquelqu'un.« Je vous assure qu'it est changé Son cadeau le
prouve.»
Cequelqu'unétait Gorju. n venaitd'oft't'ir auxfu-
tursépoux un pr!e-nieu gothique.Oa t'appo'ta. f.es
armesdes deux maisons s'y ~taiaicnt en t'cticf deccuieur.M. de Mahuroten parut content, et M""deNoareslui dit
« Vousvoussouviendrezde mon prot~g~? H
Ensuite elle amena deuxenfants, un gamin d'unedouzained'années, et sa stpur. qui en avait peut-êtredix. Par les trous de tours guenU!e<00 voyaitiem'smembres ronges de froid. L'un était chausse
devieillespantoufles, t'autre n'avait ptus qu'un sa.
bot. Leurs fronts disparaissaientsous leurs chcve-
lures,etils regardaient, autour d'eux avec des pru-nellesardentes comme de jeunes ionp:!ctfarôs.
M°''de Noaresconta qu'elle.les avait t'cncontreslematin sur la grande route. Ptacqueventnc pouvaitfourniraucun detai).
Onleur demanda leur nom.« Victor,Victorine.
Oùétait leur père ?En prison.Kt avant, que faisait-il ?
Rien.
Leur pays ?9
Saint-Pierre.
Mais quel Saint-Pierre? ?»
BOUVARD ET PECUCHET.32~
t.cs deux petits, pour toute réponse, disaient, enrcmnant:
MSaispas, sais pas. »
Leurmère était morte, et ils mendiaient.M"°de Noaresexposacombienil serait dangereux
de !osabandonner elle attendrit la comtesse,piquad honneurle comte, fut soutenuepar Mademoiselle,s'obstina, réussit. La femme du garde-chasse ea
prendrait soin. On!eur trouverait de l'ouvrage plustard, et comme ils ne savaient ni lire ni ocrii'e,M* de Koaresleur donnerait e!!e-mcmedes leçons,aim de les préparer au catéchisme.
Quand M. Jeufroy venait au château, 10 allait
quorir les deux mioches; il tes interrogeait, puisfaisait une conférence où il mettait de la protec-tion, à.cause de l'auditoire.
Une fois qu'il avait discouru sur les patriarches,Bouvard, en s'en retournant avec lui et Pécuchetlesdénigra Coftemcnt.
Jacob s'est distinguépar des filouteries,Davidparles meurtres, Salomonpajrses débauches.
L'abbé lui repondit qu'il fallait voirau delà. Le
sacrifice d'Abruham est la figure de la PassioniJacob une autre figure du Messie,comme Joseph,comme le serpent d airain, cummcMoïse.
« Croyez-vous,dit Buuvard,qu'il ait composéle
Pentateuque ?Oui, sans doute t
Cependanton y raconte sa mort; même ob-
servation pour Josué, et quant aux Juges, l'auteur
nous prévient qu'à l'époque dont il fait l'histoire,®Israël n'avait pasencore de rois. L'ouvrage fut donc
1
BOCVAKDETPÉCUCHEf.32S
19
écritsous les Rois.Les prophètesaussi m'étonnent.ÏI vanier tes prophètes, maintenant t
Pas du tout mais leur esprit échauNe per-cevaitJéhovah sous des formes diverses, celle d'un
feu,d'une broussaille,d'un vieillard, d'une colombe,etils n'étaient pas certainsde la révélationpuisqu'ilsdemandent toujoursun signe.
Ah et vousavezdécouvertces belleschoses?.
Dans Spinosa.»
A ce mot, le curé bondit.« L'avez-vouslu ?
Dieum'en garde 1
Pourtant, monsieur, la science.
Monsieur, on n'est pas savant si l'on n'est
chrétien. »
La sciencelui inspiraitdessarcasmes« Fera-t-elle pousser un épi de grain, votre
science? Que savons-nous? » disait-il.Maisil savaitque le mondea été créé pour nous
ilsavaitque les archanges sont au-dessusdes anges,il savait que le corps humain ressuscitera tel qu'ilc'rut vers la trentaine.
~ou aplomb sacerdotal agaçaitBouvard, qui, parméfiancede Louis Ilervieu, écrività Varlot, et Pé-
cuchet, mieux informé, demanda à.M. Jeufroy des
.explicationssur l'Écriture.Lessixjours de laGenèseveulentdire six grandes
époques.Le rapt des vasesprécieuxfait par les Juifs
auxÉgyptiensdoit s'entendre des richessesintellec-
tuelles, les arts dont ils avaient dérobé le secret.
Isaïene se dépouillapas complètement,~VMc~en
latin, s~BiÛantnu jusqu'aux.hamehes; ainsi Virgno
BOUVARD ET PÉCUCHET. tconseillede se mettre nu pour labourer, et cetécri-vain n'eût pas donnéun précepte contraire à la pu-deur Ëzéchieldévorantun livre n'a rien d'extraor-
dinaire ne dit-on pas dévorer une brochure, un
journal ?Maissi l'on voitpartout des métaphores, que de-
viendront les faits ? L'abbé soutenait, cependant,
,qu'ils étaient réels.
Cette manière de les entendre parut déloyalel1'Pécuchet. Il poussaplus loin ses recherches et ap-porta une note sur les contradictionsde la Bible.
L'Exodenous apprend que pendant quaranteansonfit des sacrificesdans le désert on n'en nttaucun
suivant Amoset Jérémie. Les Paratipomènes'etle
livre d'Esdras ne sont point d'accordsur le,dénom-
brement du peuple. Dans le Deutéronome,Moïse
voit le Seigneur faceà face d'après l'Exode,jamaisil ne put le ~oir.Onest alors l'inspiration?2
« Motifde plus pour 1admettre, répliquait en
souriant M.Jeufroy. Les imposteurs ont besoin de
connivence,les sincères n'y prennent garde. 'Dans
l'embarrasTecouronsa l'Eglise. Elle est toujoursin-
faillible. M °
))e qui relève l'infaillibilité?
Lesconciles de Bâle et de Constancel'attribuentauxconciles.Maissouvent les concilesdiffèrent, té-moin ce qui se passa pour Athanase et pourAnusceux de Florence et de Latran, la décernent au
pape. MaisAdrien VI déclare que le pape, commeun autre, peut se tromper.
Chicanes Tout cela ue fait rien à la permanencedu dogme.
327BOUVARD ET PÉCUCHET.
L'ouvragede LoùisHervieuen signale les varia-
tions le baptême, autrefois, était réservé pour les
adultes. L'extrême-onction ne fut un sacrement
qu'au IX*siècle la présenceréelle a été décrétéeau
VIII",le purgatoire reconnu au X~ l'ImmaculéeCon-
ceptionest d'hier.
Et Pécucheten arriva à ne plus savoirque penserde Jésus. Trois évangilesen font un homme. Dans
un passage de saint Jean, il paraît s'égaler à Dieu,dansun autre, du même, se reconnattre son infé-rieur.
L'abbé ripostait, parla lettre duroiÀbgar, les ac-
tes de Pilate et le témoignage des Sibylles « dont.
le fondest véritableM.Il retrouvait la viergedans les
Gaules,l'annonced'un rédempteur en Chine,la Tri-
Ditepartout, la croix sur le bonnet du grand lama,en Igyple au poing des dieux et même, il fit
voirune gravure, représentant un nilomètre, lequelétaitun phallus, suiv nt Pécuchet.
M.Jeufroy consultait secrètement son ami Pru-
neau, qui lui cherchaitdes preuvesdans les auteurs.Une lutte d'érudition s'engagea et fouetté par
l'amour-propre, Pécuchetdevint transcendant,my-thologue.
Il comparaitlaViergeà Isis,l'eucharistie au homa
des Perses, Bacchusà Moïse,l'arche de Noéau vais-seau de Xithuros,ces ressemblancespour lui dé-montraient l'identité des religions.
Maisil ne peut y avoir plusieursreligions, puis-qu'il n'y a qu'un Dieu) et quand il était à bout
d'arguments, l'homme à la soutanes'écriait: « C'estun mystère!1»
328 BOUVARDET PECUCHET.
Quesignitlece mot? Défaut de savoir; très Men.Maiss'il désigne une chosedont le seul énoncé im-
pliquecontradiction,c'est une sottise,et Pécuchetne quittait plus M. Jeufroy. Il lesurprenait dansson
jardin, l'attendait an confessionnal,le relançait dans
la sacristie.
Leprêtre imaginaitdes ruses pour le fuir.
Unjour, qu'il était parti à Sassetot administrer
quelqu'un, Pécuchetse porta au-devantde lui sur la
route, manièrede rendre la conversationinévitable.C'étaitle soirvers la Rnd'août. Le ciel écarlatese
rembrunit, et un gros nuage s'y forma, régulierdans le bas, avecdes volutes au sommet.
Pécuchet, d'abord, parla de chosesindin'érentes
puis, ayant glissé le mot martyr:« Combienpensez-vousqu'il yen ait eu ?
Une vingtaine de millions, pour le moins.Leur nombren'est pas si grand, dit Origène.Origène, voussavez,est suspect
Un large coupde vent passa, inclinantl'herbe des
fossés, et lesdeuxrangsd'ormeauxjusqu'au bout de
l'horizon.Pécuchet reprit « On classe dans les martyrs,beaucoup d'évoqués gaulois, tués en résistant aux
Barbares, ce qui n'est plus la question.Allez-vousdéfendreles empereurs? a
SuivantPécuchet,on les avait catomniés,« L'his-
toire de 1slégion thébaine est une fable.Je conteste
également Symphoroseet ses sept fils, FéHcitéet
ses sept filles, et les septvierges d'Ancyre,condam-
nées au viol, bien que septuagénaires,et les onze
mille viergesde sainteUrsu)e,
dont une compagne
BOCVAR& ET PÉCUCHET. 329
s'appelait C~M~c~M' un nompris pourun chiffre;encoreplus les dix martyrs d'Alexandrie1
Cependant Cependant,ils se trouvent dansdes auteursdignes de créance. »
Des gouths d'eau tombèrent. Lecuré déployason
parapluie et Pécuchet,quand il fut dessous,osa
prétendre que les catholiquesavaient fait plus de
martyrschezles juifs, lesmusulmans, lesprotestantselles libres penseursque tous lasRomainsautrefois.
L'ecctésiastiquese récria « Maison compte dix
persécutionsdepuisNéronjusqu'au CésarGalba!l
Ehbien1et les massacresdes Albigeois? et la
Saint-Barthélémy?et la révocation de l'édit deNantes?
Excèsdéplorablessans doute,mais vousn'allez
pas comparerces gens-là à saint Étienne. saint Lau-
rent, Cyprien, Polycarpe, une foule de mission-
naires.Pardon! je vousrappellerai Hypathie,Jérôme
de Prague, Jean Huss, Bruno, Vanini, Anne Du-
bourg »
La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si
fort, qu'ils rebondissaientdu sol, comme de petitesfusées btanches. Pécuchetet M.Jeun'oymarchaientavec lenteur serrés l'un contre l'autre, et le curé
disait:«Après des supplices abominables,.on les jetait
dans des chaudières1
–L'tnquisition employaitde même la torture, eteUevousbrûtait très bien.
On exposait les dames illustres dans les /M~a-M~/
330 BOUVARDET PÉCUCHET.
Croyez-vousque les dragons de Louis XIV
fussentsdécents?
Ktnotezque les chrétiens n'avaient rien fait
contrel'État 1
Les Huguenotspas davantage 1»
Le vent chassait, balayaitla pluie dans l'air. Elle
claquait sur les feuiHes, ruisselait au bord du
chemin, et le cid. couleur de boue, se confondait
avec les champsdénudés, lamoissonétant finie.Pas
un toit. Auloin seulement, la cabaned'un berger.Le maigre paletot de t'écuchet n'avait plus un fil
de sec. L'eau coulaille long de son échine, entrait
dans ses bottes, dans ses oreilles, dans ses yeux,malgré la visière de la casquette Amoros le cure,en relevant d'un bras la queuede sa soutane, se dé-
couvrait lesjambes, et les pointes de son tricorne
crachaient l'eau sur ses épaules comme des gar-
gouiticsdecathédrale.Il falluts'arrêter, et tournant le dos à la tempête,
ils restèrent face à face, ventre contre ventre, en
tenant à quatre mains le parapluie qui oscillait.M. Jeufroyn'avait pas interrompula défense des
catholiques.« Ont-ilscrucifiévosprotestants, commele furent
saint Siméon, ou fait dévorer un homme par deux
tigres, commeil advintà saint Ignace?2-Mais comptez-vouspour quelque chose, tant de
femmesséparées de leurs maris, d'enfants arrachésà leurs mères Et les exils des pauvres, travers la
neige, au milieu des précipices! On les entassaitdans les prisons à peine morts, on les tratnait sur
la claie,jt
BOUVARD ET PECUCHET. 33i
L'abbéricana a Vousme permettrez de n'en rien
croire Et nos martyrs à nous sont moins douteux.
SainteBlandinea été livrée nue dans un filet à une
vachefurieuse.SainteJuliepérit assomméede coups.SaintTaraque, saint Probus et saint Andronic, on
leura brisé les dents avec un marteau, déchiré les
côtes avec des peignes en fer, traversé les mains
avecdes clousrougis, enlevéla peau du crâne.
Vousexagérez,dit Pécuchet. Lamort des mar-
tyrsétait en ce temps-làune amplificationde rhéto-
rique1
Comment,de la rhétorique?Maisoui tandis que moi, monsieur, je vous
raconte de l'histoire. Les catholiques, en Irlande,éventrèrentdes femmesenceintespourprendre leurs
enfantslJamais.Et les donner auxpourceauxÏ
Allons donc1
En Belgique,ils les enterraient toutes vivesQuelleplaisanterie 1
On a leurs noms 1
Et quand môme, objecta le prêtre, en secouantdecolère son parapluie. Onne peut les appeler des
martyrs. Iln'y ena pas en dehors de l'Eglise.Un mot, Si la valeur du martyr dépend de la
doctrine,comment servirait-il à en démontrer l'ex-cellence? M
La pluie se calmait; jusqu'au village ils ne parlè-rent plus.
Mais,sur le seuil du presbytère, l'abbé dit
« Je vousplains véritablement,je vousplains i
332 BOUVARDET PECUCHET.
Pécuchetconta de suite aBouvardsonaltercation.
Elle lui avaitcausé une malveillanceanti-religieuse,et une heure après, assis devant un feu de brous-
«
sailles, ils lisaient le C~~ ~< Ces négationslourdes le choquèrent puis, se reprochart d'avoir
méconnu peut-être des héros, il feuilleta, dans la
j~o~ a~A~l'histoire des martyrs les plus illustres.
Quelles clameurs du peuple, quand ils entraient
dans l'arène et si les lions et les jaguars étaient
trop doux, du geste et de la voixils les excitaient à
s'avancer.Onles voyaittout couverts de sang, sou-
rire debout,le regard au ciel saintePerpétue renouases cheveuxpour ne pointparattre afuigée. Péct~chetse mit à réfléchir. La fenêtre était ouverte, la nuit
tranquille, beaucoup d'étoilesbrillaient. Il devaitse
passer dans leur âme des chosesdont nous n'avons
plus l'idée, une joie, un spasmedivin 1 EtPécuchetà force d'y rêver dit qu'il comprenait cela, auraitfait commeeux.
« Toi?2Certainement.Pas de blague Crois-tu, oui ou non i
–Je ne sais. »
Il alluma une chandelle puis ses yeux tombantsur le crucifixdans l'alcôve
« Combiendemisérablesontrecouru &celui-là »»
Et aprèsun silence« Onl'a dénaturé c'est la faute de Rome la po-
Ktiquedu Vatican »
MaisBouvard admirait l'Église pour sa magnifi-cence, et aurait souhaité au moyeu âge être un
cardinal.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 333
<9.
« J'aurais eu bonne mine sous la pourpre, con-
viens-en
Lacasquette de Pécuchet posée devant les char-bonsn'était passèchp encore. Tout en l'étirant, ilsentit quelquechose dans la doublure et une mé-
daille de saint Josephtomba. Ils furent troublés, le
fait leur paraissantinexplicable.M°"de Noares voulutsavoir de Pécuchet s'il n'a-
vaitpas éprouvé comme un changement, un bon-
heur et se trahit par ses questions. Une fois, peu-dant qu'il jouait au billard, elle jtui avait cousu lamédailledans sa casquette.
Évidemment,elle l'aimait i13auraient pu se ma-
rier elle était veuve et il ne soupçonna pas cet
amour, qui peut-être eût fait le bonheur de sa vie.Bienqu'il se montrât plus religieux que M. Bou-
vard,elle l'avait dédié à saint Joseph,dont le secoursest excellentpour les conversions.
Personne, commeelle,ne connaissaittous les cha-
pelets et lesindulgencesqu'ils procurent, l'effet des
reliques,les privilèges des eaux saintes. Sa montre
était retenue par une chaînette qui avait touché aux
liens de saLJ.Pierre.
Parmi ses breloques luisait uneperle d'or, à l'i-
mitation de celle qui contientdansl'églised'Ail oua-
gne une larme de Nôtre-Seigneur un anneau àsonpetit doigt enfermait des cheveuxdu curé d'Ajset commeelle cueillaitdes simplespour les malades,sa chambreressemblaità une sacristieet à une offi-cined'apothicaire. <
Sontemps se passait écrire des lettres, à visiter
les pauvres,à dissoudredes concubinages,à répandre
BOUVARDET PJ&CUCNiËT.334
des photographiesdu Sacré-Cœur.Unmonsieur d~
vait lui envoyerdo «la pâte desmartyrs », mélangede cire pascaleet de poussière humaine prise aux
catacombes,et qui s'emploiedans les casdésespérésen mouchesou en pilules.Elle enpt omità Pécuchet.
Il parut choquéd'un tel matérialisme.
Le soir, unvaletdu châteaului apportaune hottée
d'opuscules,relatant des paroles pieuses du grand
Napoléon,des bons mots du curé dans les auberges,des morts effrayantesadvenuesà des impies. M"' de
Noares savait tout celapar coeur, avec une innoitë
de miracles.
Elle en contaitde stupides, des miracles sansbnt,comme si Dieules eût faits pour ébahir le monde.
Sa grand'mère à elle-mêmeavait serré dans une ar-
moire des pruneaux couverts d'un linge, et quandon ouvrit l'armoire un.an plus tard, on en vit treize
sur la nappe, formant la croix.« Expliquez-moicela. M
C'étaitson mot après ses histoires, qu'elle soute-
nait avecun entêtement de bourrique, bonne femme
d'ailleurs, et d'humeur enjouée.Une fois pourtant « elle sortit de son caractère
Bouvard lui contestait le miracle de PexHIa un
compotier où l'on avait caché des bogies pendantla Révolution~se dora de lui-mêmetout seul.
«Peut-être y avait-il au fond un peu de couleur
jaune provenantde l'humidité?Maisnon 1 je vous répète que non La dorure
'a pour cause le contact de l'Eucharistie.M
Et ette donnaen preuvel'attestation des éveques.C'est, disent-its, comme un bouclier, un. un
BOCVAROET f&CfCHET. 33S
palladiumsur le diocèse de Perpignan. Demandez
plutôtà M.Jeufroy ?o
Bouvardn'y tint plus, et, ayant repassé son Louis
Hervien,emmena Pécuchet.
L'ecclésiastiquefinissait de dtner. Reine oQ'ritdessièges, et, sur un geste, alla prendre deux pe-tits verresqu'elle emplit de Rosolio.
Après quoi,Bouvardexposa ce qui l'amenait.L'abbéne répondit pasfranchement.« Tout est possible à Dieu, et les miracles sont
une preuve de la religion.Cependantil y a des lois.
Celan'y fait rien. Il les dérangepour instruire,
corriger.Que savez-vouss'il lesdérange? répliqua Bou-
vard. Tant que la nature suit sa routine, on n'y
pense pas; mais, dans un phénomène extraordi-
naire, nous voyonsla main de Dieu.
Ellepeut y être, dit l'ecclésiastique, et quandun événementse trouvecertiSépar des témoins?
Les témoins gobent tout, car il y a de faux
miracles M))
Leprêtre devintrouge« Sans doute. quelquefois.
Comment les distinguer des vrais? Et si les
vrais donnés en preuves ont eux-mêmesbesoin de
preuves, pourquoien faire ? »
Reine intervint, et, prêchant commeson maître,dit qu'il fallait obéir.
« La vie est un passage, mais la mort est éter-
nelle i
Bref, ajouta Bouvarden lampant le Rosolio,
BOUVARDETPËCHCHET.336
les miracles d'autrefois ne sont pas mieuxdémon-très que les miraclesd'aujourd'hui des raisonsana"
logucs défendentceuxdes chrétienset despaïens. a
Le curé jeta sa fourchette sur la table.« Ceux-làétaient faux, encore un coup Pas de
miraclesen dehors de I'Ëg!iser
Tiens, se dit Pécuchet, même argument que
pour les martyrs la doctrine s'appuie sur les faitset les faitssur la doctrine. »
M.Jeufroy, ayant bu un verre d'eau, reprit« Tout en les niant, vousy croyez.Lemonde que
convertissentdouzepêcheurs, voilà, il me semble,un beau miracle 1
Pasdu tout ? »
Pécuchet en rendaitcompted'une autre manière.« Le monothéisme vient des Hébreux, la Trinité
des Indiens, le Logosest à Platon, la Viergemère à
l'Asie. »
N'importe! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne
voulaitpas que le christianismepût avoirhumaine-ment la moindreraisond'être, bien qu'il en vtt cheztous lespeuples des prodromesou des déformations.
L'impiété railleuse du XVili"siècle, il l'eût tolérée;mais la critique moderne, avec sa politesse, l'exas-
pérait.« J'aime mieux l'athée qui blasphème, que le
sceptique qui ergote M
Puis il les regarda d'un air de bravade, comme'
pour les congédier.Pécuchet s'en retourna mélancolique.fi avait es-
péré l'accord de la foi et de la raison.Bouvardlui fit lire ce passagede Louis Hervieu
BOUVARB ET P&CtCMET. 337
« Pour connaître l'aMmequi les sépare, opposezleurs axiomes
» La raison vous dit Le tout enferme la partie,et la foi Tous répond Par la substantiation, Jésus
communiantavec ses apôtres, avait son corps danssa main, et sa tête dans sa bouche.
» La raison Tousdit: Onn'est pas responsable ducrime des autres, et la foi vousrépond Par le pé-chéoriginel.
» La raison veus dit Trois c'est trois, ot la foidéclareque Trois c'est un.
Msne fréquentèrent plus l'abbé.
C'était l'époque de la guerre d'Italie.Les honnête? gens tremblaient pour le pape. On
tonnait contre Emmanuel.M" de Kuaresallait jus-qu'à lui souhaiter la mort.
Bouvardet Pécuchet ne protestaient que timide-ment. Quand la porte du saton tournait devant eux
et qu'ils se miraient en passant dans les hautes
glaces, tandis que par les fenêtres on apercevait les
allées, où tranchait, sur la verdure, le gi'~< rouged'un domestique, ils éprouvaient un plaisir: et le
luxe du milieu les~adsaitindulgents aux parolesquis'y débitaient.
Le comte leur prêta tous les ouvragesde M de
Maistre. 11en développait les principes devant un
cercle d'intimes Hure!, le curé, le juge de paix, le
notaire et le baron, son futur gendre, qui venait de
temps à jtutrepour vingt-quatre heures au château.« Cequ'il y a d'abominable,disait le comte, c'est
l'esp~t de 89 D'abord, on conteste Dieu ensuite,on discute le gouvernement; puis arrive la liberté.
BOUVARBETPECUCHET.338
Liberté d'injures, do révolte, de jouissances, ou
plutôt de pillage, si bien que la religionet le pouvoirdoivent proscrire les indépendants, tes hérétiques.Oncriera sansdoute à la persécution,comme si les
bourreaux persécutaient les criminels. Je me ré-
sume Point d'État sans Dieu! la loi ne pouvantêtre respectée que si elledent d'en haut, et actuelle-
ment il ne s'agit pas des Italiens, mais de savoir
qui l'emportera de la révolution ou du pape, deSatan ou de Jésus-Christ.»
M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes,Hurel avecun sourire, le juge de paixen dodelinantla tête. Bouvardet Pécuchet regardaient le plafondM" de Noares,la comtesseet Yolande travaillaient
pour les pauvres, et M. de Mahurot, près de sa
fiancée, parcourait les feuilles.
Puis il y avait des silences, où chacun semblait
plongé dans la recherche d'un problème. Napo-léon 111n'était plus un sauveur, et mômeil donnaitun exempledéplorableen laissantauxTuileriesles
maçonstravaillerle dimanche.« Onne devrait pas permettre, » était la phrase
ordinaire de M. le comte.t
Économiesociale,beaux-arts,littérature, histoire,doctrines scientifiques, il décidait de tout, en sa
qualité de chrétien et de père de famille,et plût à
Dieu que le gouvernement, à cet égard, eût la
même rigueur qu'il déployait dans sa maison Le
pouvoir seul estjuge des dangersde la science;ré-
pandue trop largement elle inspire au peuple des
ambitions funestes. Il était plusheureux, cepauvre
peuple, quand les seigneurs et les évêques tempé-
339BOCVAHBETP&CCCHET..
raient l'absolutisme du roi. Les industriels mainte-nant l'exploitent. Il va tomberen esclavage.
Et tousregrettaient l'ancienrégime Hurelparbas-sesse,Coulonpar ignorance,Marescotcommeartiste.
Bouvard, une fois chez lui, se retrempait avec
Lamettrie, d'Holbach, etc. et Pécuchet s'éloignad'une religiondevenue un moyendegouvernement.M.de Mahurot avait communiépour séduire mieux« ces dames », et s'il pratiquait, c'était à cause des
domestiques.Mathématicienet dilettante, jouant des valses sur
le piano et admirateur de Toptfer, il se distinguait
par un scepticisme de bon goût. Ce qu'on rapportedes abus féodaux, de l'inquisition ou des jésuites,
préjugés, et il vantaitle progrès, bien qu'il méprisâttout ce qui n'était pas gentilhommeou sorti de FË-
colepolytechniquet
M. Jeufroy, de même, leur déplaisait.Il croyaitauxsortilèges, faisaitdes plaisanteriessur les idoles,affirmait que tous les idiomes sont dérivés de l'hé-
breu sa rhétoriquemanquaitd'imprévu invariable-
ment, c'était le cerf aux abois, le miel et l'absinthe,l'or et le plomb, des parfums, des urnes, et l'âme
chrétienne comparéeau soldat qui doit dire en face
du jpéchô « Tune passespas »
Pour éviter ses conférences,ils arrivaient au châ-
teau le plus tard possible.Unjour pourtant, ils l'y trouvèrent.
Depuis une heure, il attendait ses deux élèves.
Tout à coup, M"' de Noaresentra.« La petite a disparu.J'amène Victor.Ah1le mal-
heureux »
BOUVARD ET PÉCUCHET.340
Elleavait saisi danssa pocheun dé d'argent perdu
depuis trois jours, puis suffoquéepar les sanglots« Cen'e?t, pas tout ce n'est pas tout Pendant
que je le grondais, il m'a montré son derrière M
Et avantque le comteet la comtesse aient rien
dit« Du reste, c'est de ma faute pardonnez-moi ?Elle leur avaitcachéque les deux orphelinsétaient
les enfants de Touache, maintenant au bagne.Quefaire?
Si le comte les renvoyait, ils étaient perdus, et
son acte de charitépasseraitpour un caprice.M.Jeufroy ne fut pas surpris. L'hommeétant cor-
rompu naturellement, on doit le châtierpour l~a-
méliorer.Bouvardprotesta. La douceur valaitmieux.Mais le comte, encore une fois, s'étendit sur le
bras defer indispensableauxenfants commepourles
peuples. Cesdeux-laétaient pleinsdéviées la petitefillementeuse, le gamin brutal. ( e vol, après tout,on l'excuserait; l'insolence, jamais l'éducation de-
vant être fécoledu respect.Donc, Sorel, le garde-chasse,administrerait au
jeune homme une bonne fessée immédiatement.M. deMahurot, qui avaità lui dire quelque chose,
se chargeade la commission. Il prit un fusil dansl'antichambreet appelaVictor, resté ~u milieu de la
cour, la têtebasse« Suis-moi 1»dit le baron.Commela route pour aller chez le garde détour-
nait peu de ChaviguuIIes,M. Jeu&oy, Bouvard etPécuchet l'accompagnèrent~
1.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 34i
A cent pas du château, il les pria de ne plus par-'ler tant qu'il longerait le bois.
Le terrain dévallaitjusqu'au bord de la rivière,où se dressaient de grands quartiers de roches. Elle
faisait des plaques d'or sous le soleil couchant. En
face,lesverduresdes collinesse couvraientd'pmbre.Unair vifsoufflait.
Deslapins sortirent de leurs terriers et broutaientle gazon..
Uncoup de feu partit, un deuxième,un autre, etles lapins sautaient, déboulaient. Victor se jetaitdessus pour les saisir et haletait, trempé de sueur.
« Tu arranges bien tes nippes Mdit le baron.
Sablouse, en loques,avait du sang.La vue du sang répugnait à Bouvard.Il n'admet-
tait pas qu'on en pût verser.
M.Jeufroyreprit« Les circons!ancesquelquefoisl'exigent. Si ce
n'est pas le coupable qui donne le sien, il faut celuid'un autre, vérité que nous enseigne la Rédemp-tion. »
SuivantBouvard,elle n'avait guère servi, presquetous les hommesétant damnés, malgré le sacrifice
de Notre-Seigneur.« Mais quotidiennement il le renouvelle dans
l'Eucharistie.Et le miracle, dit Pécuchet, se fait avec des
mots, quelleque soit l'indignité du prêtre.La est le mystère, monsieur. »
CependantVictorclouait ses yeux sur le fusil, tâ-chaitmême d'y toucher.
« Abas les pattes »
~PUVARDET PÉCUCHET.342
Et M. de Mahurotprit un sentier sous bois.
L'ecclésiastique avait Pécuchet d'un côté, Bou-
vard de l'autre, et il lui dit
« Attention, vous savezDebetur~Me~M.M
Bouvardl'assura qu'il s'humiliaitdevant le Créa-
teur, maisétait indigné qu'on en fit un homme. On
redoute sa vengeance, on travaillepour sa gloire, ila toutes les vertus, un bras, un œil, une politique,une habitation. Notre Père, qui êtes aux cieux,
qu'est-ce-que celaveut dire??»
Et Pécuchet ajouta« Le monde s'est élargi, la Terre n'en fait plus le
centre. Elle roule dans la multitude infinie de ses
pareils. Beaucoupla dépassent en grandeur, et &;e
rapetissement de notre globe 'prouve de Dieu un
idéal plus sublime. »
Donc,la religion devait changer. Le paradis est
quelque chosed'enfantin avec ses bienheureuxtou-
jours contemplant, toujours chantant et qui regar-dent d'en haut les tortures des damnés. Quand on
songe que le christianismea pour base une pomme1Le curé se fâcha.«Niezla rCvélation,ce sera plus simple.
Commept voulez-vousque Dieu.ait parlé? ditBouvard.
Prouvezqu'il n'a pas parlé disait Jeufroy-Encore une ibis, qui vous l'affirme1-
L'Eglise1
Beautémoignage M»
CettediscussionennuyaitM. d~ Mahurot, et tout.enmarchant
« Ecoutezdoncle curé, il en sait plus quevous »
BOUVARD ET P&COCHET. 343
Bouvard et Pécuchet se firent des signes pourprendre un autre chemin, puis à la Croix-Verte
« Bien le bonsoirServiteurMdit le baron.
Tout cela serait conté à M. de Faverges, et peut-être qu'une rupture s'ensuivrait. Tant pis. Ils sesentaient mépriséspar ces nobles. Onne les invitait
jamais à dtner, et ils étaient las de M" de Noares,avecses continuellesremontrances.
Ils ne pouvaientcependant garder le De Af~M~'e,et une quinzaineaprès ils retournèrent au château,
croyantn'être pas reçus.Ils le furent.
Toutela famillese trouvaitdans le boudoir, Hurel
y compris, et par extraordinaireFoureau.
La correctionn'avaitpoint corrigé Victor.Il refu-sait d'apprendre son catéchisme,et Victorinepro-férait des mots sales.Bref, le garçoniraitauxJeunes
Détenus, la petite fille dans un couvent.Foureau s'était chargé des démarches, et il s'en
allaitquand la comtesse le rappela.On attendait M. Jeuh'oy pour fixer ensemble la
date du mariage,qui aurait lieuà lamairiebien avantde se faire al'église, aSnde montrer quel'on honnis-
sait le mariagecivil.
Foureau tâcha de le défendre. Le comteet Hurel
.l'attaquèrent. Qu'était une fonctionmunicipaleprèsd'un sacerdoce et le baron ne se f&tpas cru
marié s'il l'eût été seulement devant une écharpetricolore.
« Bravo1 dit M.Jeufroy, qui entrait. Le mariageétant établi par Jésus.H
344 BOUVARD ET P&CCCHET.
Pécuchet l'arrêta « Dans quel évangile Aux
temps apostoliques on le considérait si peu, queTertullien le compareà l'adultère.
Aht par exempte &–Mais oui et ce n'est pas un sacrement H faut
au sacrement un signe. Montrez-moile signe dans
le mariage MIrecuré eut beau répondre qu'il figu-rait l'alliance de Dieuavec l'Église. «Vousne com-
prenez plus le christianisme et la loi.–KHe en garde l'empreinte, dit M.de Faverges
sans lui, e!'e autoriserait la polygamie »
Une voixrépliqua « Oùserait le mal? »
C'était Bouvard,à demi cachépar un rideau.« Onpeut avoir plusieurs épouses, commetes pa-
triarches, lesmormons,les musulmanset néanmoinsêtre honnête homme
–Jamais s'écria le prêtre, l'honnêteté consisteà rendre ce qui est dû. Nous devons hommageàDieu.Or,qui n'est pas chrétien, n'est pas honnête
Autantque d'autres, » dit Bouvard.
Le comte, croyantvoir dans cette repartie une at-teinte à la religion, l'exalta. l<;l!eavait aSrancMlesesclaves.
Bouvardfit dès citationsprouvant le contraire.-Saint Paulleur recommanded'obéir auxmaîtres
comme à Jésus. –Saint Ambroisenomme la servi-tude un don de Dieu.
-Le Lévitique,l'Exode et les concilesl'ont sanc-tionnée. Bossuet la' classe parmi le droit des
gens. –Kt monseigneur Bouvierl'approuve.Le comteobjectaque le christianisme,pas moins,
avaitdéveloppéla civilisation.
BOUVARDET PÉCUCHET. 34S
Etla paresse, enfaisantdelapauvretéunevertu
Cependant,monsieur, la morale de FËvangiie?Eh eh pas si morale Les ouvriers de la der-
nière heure,sont autant payés que ceux d<a pre-mière. Ondonneà celui qui possède, et on ,'etireceluiqui n'a pas. Quantau précepte de recevoirdessouffletssans les rendre et de se laisser voler, il en-
courageles audacieux,les lâcheset les coquins. »
Le scandaleredoubla, quandPécuchet eut.déparé
qu'il aimait autant le Bouddhisme.Le prêtre éclata de rire « Ah ah ah le Boud-
dhisme!1»
M"*de Noares leva les bras « Le Bouddhisme
Comment. le Bouddhisme!1 répétait le
comte.Leconnaissez-vous? dit Pécuchet&M.Jeufroy,
qui s'embrouilla.Eh bien, sachez-le! mieux que le. christia-
nisme, et avantlui, il a reconnu le néant des chosesterrestres. Sespratiques sont austères, ses ndètes
plus nombreuxque tous les chrétiens, et pour l'in-
carnation, Vischnou n'en a pas une, mais neuf!
Ainsi,jugez 1
Des mensongesde voyageurs,ditM°"de Noares.
Soutenus par les francs-maçons, » ajouta le
curé.Et tous parlant à la fois « Allezdonc, continuez1
Fort joli! Moi,je le trouve drôle. Pas pos-sible. » Sibien quePécuchet,exaspéré,déclaraqu'ilse ferait bouddhiste
« Vnns insultez des chrétiennes )<dit le baron.
M' de Noaress'affaissadans un fauteuil. La eum-
MOUVARD ET PÉCUCHET.346
tesse et Yolandese taisaient. Le comte roulait des
yeux Hurel attendait des ordres. L'abbé, pour se
contenir, lisait son bréviaire.
CettevueapaisaM. de Faverges, et, considérantles deux bonshommes « Avantde blâmer l'Evan-
gile, et quand on a des taches dans sa vie, il est cer-taines réparations.
Des réparations?–Des taches?2
Assez, messieurs vous devezme comprendrei
Puis s'adressant à Foureau: « Soret est prévenu1
Allez-y MEt Bouvardet Pécuchetse retirèrent sans
saluer.Au bout de l'avenue, ils exhalèrent, tous les
trois, leur ressentiment « Onme traite en domes-
tique », grommelaitFoureau, et les autres l'ap-
prouvant,malgré le souvenir des hémorrhoïdes, 'il
avaitpour eux commede la sympathie.Des cantonniers travaillaient dans la campagne.
L'hommequi les commandaitse rapprocha, c'était
Gorju.Onse mit à causer. Hsurveillaitlecailloutagede la route, votée en i848~et devait cetteplace à
M. de Mahurot,l'ingénieur.« Celuiqui doit épouser M""de Faverges1 Vous
sortez de là-bas, sansdoute?
Pour la dernière fois1» dit brutalement Pécu-chet.
Gorju prit un air naïf. « Une brouille? Tiens1tiens 1»
Et s'ils avaientpu voir sa mine, quandils eurentiuunié les talons, ils auraient comprisqu'il en uni-rait la cause.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 347
Unpeu plus loin ils s'arrêtèrent devantun enclos
de treillage, qui contenaitdesloges à chien, et une
maisonnette en tuiles rouges.Victorineétait sur le seuil. Des aboiementsreten-
tirent. La femmedu garde parut.Sachantpourquoi lemaire venait, elle hélaVictor.Tout d'avanceétait prêt, et leur trousseau dans
deux mouchoirs que fermaient des épingles.«Bon voyage, leur dit-elle, trop heureuse de
n'avoir plus cette vermine »
Était-ce leur faute, s'ils étaient nés d'un pèreforçat? Au contraire, ils semblaient très doux, ne
s'inquiétaient pas mêmede l'endroit où on les me-
'nait.Bouvard et Pécuchet les regardaient marcher
devant eux.
Victorinechantonnaitdes parolesindistinctes,son
foulardau bras, commeune modiste qui porte un
carton. Elle se retournait quelquefois,et Pécuchet,devant ses frisettes blondeset sa gentille tournure,
regrettait de n'avoir pasune enfantpareille. Élevéeen d'autres conditions, elle serait charmante plustard Quel bonheur que de la voir grandir, d'en-
tendre tous les jours son ramage d'oiseau, quand il
le voudrait de l'embrasser, et un attendrisse-
ment. lui montant du cœur aux lèvres, humecta ses
paupières, l'oppressaitun peu. <
Victor,commeun soldat, s'était mis son bagagesur le dos. Il sifflait,jetait despierres aux corneillesdansles sillons,allait sousles arbres pour se couperdes badines. Foureau le rappela; et Bouvard, en
le retenant par la main, Jouissait de sentir dans.la
BOUVARD ET P&CUCBMT.348
sienne ces doigts d'enfant robusteset vigoureux.Le
pauvrepetit diablene demandait qu'à se développerlibrement, commeune fleuren plein air et il pour-rirait entre des murs, avec des leçons, des puni-tions, un tas de bêtises Bouvard fut saisi par une
révoltede la pitié, une indignation contre le sort,une de cesrages où l'on veut détruire le gouverne-ment. « Galope dit-il, amuse-toi jouis de ton
reste r»
Le gamin s'échappa.Sa sœur et lui coucheraientà l'auberge, et,
dès l'aube, le messager de Falaise prendrait Victor
pour le descendre au pénitencier de Beaubourg,–une religieuse de l'orphelinatde Grand-Campemmè-
nerait Victorine.
Foureau, ayant donné ces détails, se replongeadans ses pensées. MaisBouvardvoulut savoir com-
bien pouvaitcoûter l'entretien des deux mioches.« Bah L'affaire,peut-être ,detrois centsfrancs
Le comtem'en a remis vingt-cinqpour les premiersdébours 1 Quelpingre »
Et gardant sur le cœur le mépris de son écharpe,Foureau hâtait le pas, silencieusement.
Bouvardmurmura « Ils-me font de la peine. Je
m'en chargerais bien Moiaussi, » dit Pécuchet.La mômeidée leur étant venue.
Il existaitsans doute des empêchements?« Aucun' répliqua Foureau. 0 ailtexrsu avait!e
droit, comme maire, de confierà qui bon lui sem
blait, les enfants abandonnés, Et après uneIon
guo hésitation K Kh bien oui prenez-les $a leferabisquer.
BOUVARBET PÉCUCHET. 349
Bouvardet Pécuchetles emmenèrent.
TEnrentrant chezeux, ils trouvèrent au bas de
l'escalier, sous la madone, Marcelà genoux, et qui
priait avecferveur. La tête renversée, les yeux demi
clos, et dilatantson bec-de-lièvre, il avait l'air d'unfakir en extase.
« Quellebrute dit Bouvard.
Pourquoi?Il assiste peut-êtreà des choses quetu lui jalouserais, si tu pouvais les voir. N'y a-t-il
pas deux mondes tout à fait distincts? L'objet d'un
raisonnement a moinsde valeur que la manière de
raisonner. Qu'importe la croyance Le principalest de croire. n
Telles furent, à la remarque de Bouvard, les ob-
jectionsde Pécuchet.
Ils seprocurèrentplusieurs ouvragestouchant l'é-ducation et leur systèmefut résolu. Il fallait bannir
toute idée métaphysique, et, d'après la méthode
expérimentale,suivre le développement de la na-
ture. Riennepressait, les deux élevésdevant oublierce qu'ils avaientappris.
Bienqu'ils eussent un tempérament solide, Pécu-chet voulait comme un Spartiate les endurcir en-
core, les accoutumerà la faim, à la soif, aux in-
tempériep,et même qu'ilsportassentdes chaussures
trouées afin de prévenir les rhumes. Bouvards'y
opposa.Le cabinet noir au fond du corridor devint
leur chambre à coucher. Elle avait pour meubles
deuxlits de sangle, deux couchettes,un broc; l'œil-
de-boeuf s'ouvrait au dessus de leur tête, et des
araignées couraient le long du plâtre.Souvent, ils se rappelaient l'intérieur d'une ca-
bane où l'on se disputait.Leur père était rentré une nuit, avecdu sang aux
mains. Quelquetemps après les gendarmes étaient
venus. Ensuite ils avaient logé dans un bois. Des
hommes quifaisaient des sabots embrassaientleur
mère. Elle était morte, une charrette les avait eiu-
x
BOUVARh ET PËCHCHKT. 3S!
menés. On les battait beaucoup, ils s'étaient perdus.Puis ils revoyaientte garde champêtre, M"°de Koares,
Sorel, et, sans se demander pourquoi cette autre
maison, ils s'y trouvaient heureux. Aussi leur éton-
nement fut pénibte, quand au bout de huit mois les
leçons recommencèrent. Bouvard se chargea de la
petite, Pécuchet du gamin.Victor distinguait ses lettres, mais n'arrivait pas
à former les syllabes. Il en bredouillait, s'arrêtait
tout à coup et avait l'air idiot. Victorineposait des
questions. D'où vient que cAdans orchestre a le son
d'un y et celui d'un k dans archéo)ogique? On doit
par moments joindre deux voyelles, d'autres f.as les
détacher. Tout cela n'est pas juste. Elle s'indi-
gnait.Les maîtres professaient à la même heure, dans
leurs chambres respectives, et la cloisonétant mince,ces quatre voix, une nûtée, une profonde et deux
aiguës composaient un charivari abominable. Pour
en Unir et stimuler les mioches par l'émutation, ils
eurent l'idée de les faire travailler ensemble dans le
muséum et on aborda l'écriture.
Les deux élèves à chaque bout de la table co-
piaient un exemple mais la position du corps était
mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages tom-
baient, leurs plumes se fendaient, l'encre se ren-
versait.
Yictorine en de certains jours allait bien pendanttrois minutes, puis traçait des griffonnages et, prisede découragement, restait les yeux au plafond. Vic-
tor ne tardait pas a s'endormir, vautré au mitieu du
bureau.
BOUVARD ET PÉCUCHET.3S2
Peut-être souffraient-ils? Une tension trop forte
nuit auxjeunes cervelles.«Arrêtons-nous, » dit Bouvard.
Rienn'est stupide commede faireapprendre parcoeur cependant si on n'exerce pas la mémoire,elle s'atrophiera et ils leur serinèrent les premièresfables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la
fourmiqui thésaurise, le loup qui mange l'agneau,le lion qui prend toutesles parts.
Devenus plus hardis, ils dévastaient le jardin.Maisquel amusement leur donner?2
Jean-Jacquesdans Émile conseilleau gouverneurde faire faire à l'élève ses jouets lui-même en l'ai-dant un peu, sans qu'il s'en doute. Bouvardne putréussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudreune balle. Ils passèrent aux jeux instructifs tels quedes découpures, Pécuchetleur montra son micros-
cope. La chandelleétant allumée,Bouvarddessinaitavec l'ombre de ses doigts sur la muraille le profild'un lièvre ou d'un cochon. Le public s'en fatigua.'
Des auteurs exaltent commeplaisirun déjeuner
champêtre, une partie de bateau était-ce prati-cable, franchement? Et Fénelon recommande de
temps à autre « une conversation innocente ».
Impossibled'en imaginerune seule 1Ils revinrent aux leçons et les boules à facettes,
les rayures, le bureau typographique, tout avait
échoué, quand ils avisèrent un stratagème.CommeVictorétait enclin à la gourmandise, on
lui présentait le nom d'un plat bientôt il lut cou-ramment dans le CM&MMM?*/~MCCM.Victorineétant
coquette, une robe lui serait donnée, si, pour l'a-
BOUVARD ET PÉCUCHET. 353
M.
voir, elle écrivait à la couturière. En moins de trois
semaines elle accomplit ce prodige. C'était courtiser
leurs défauts, moyen pernicieux, mais qui avait
réussi.
Maintenant qu'ils savaient écrire et lire, que leur
apprendre ? Autre embarras.
Les filles n'ont pas besoin d'être savantes comme
les garçons. N'importe, on les élève ordinairement
en véritables brutes, tout leur bagage intellectuel
se bornant à des sottises mystiques.Convient-ilde leur enseigner les langues ? « L'es-
pagnol et l'italien, prétend le Cygnede Cambray, ne
servent guère qu'à lire des ouvrages dangereux. »
Un tel motif leur parut bête. Cependant Victorine
n'aurait quefaire de ces idiomes, tandis que l'anglaisest d'un usage plus commun. Pécuchet en étudia
les règles il démontrait, avec sérieux, la façond'émettre le « tiens, comme cela, the, the, thé ? M
Mais avant d'instruire un enfant. il faudrait con-
naître ses aptitudes. On les devine par la phréno-logie. Ils s'y plongèrent puis voulurent en vériner
les assertions sur leurs personnes. !!ouvard présen-tait la ~osse de la bienveillance. de l'imagination,de la vénération et celle de l'énergie amoureuse
vulgo érotisme.
On sentait sur les temporaux de Pécuchet la phi-
losophiqueet l'erthousia~mejoin).~a t'espritde r~e.
Effectivement, tels étaient leurs caractères. Ce
qui les surprit davantage, ce fut de reconnaître
chez l'un comme chez l'autre le penchant a l'amiMé.
et, charmés de la découverte, ils s embrassèrcu!Avec
attendrissement.
BOUVARDET PÉCUCHET.384
Leur examen ensuite porta sur Marcel.Sonplus
grand défaut, et qu'ilsn'ignoraientpas, était un ex-
trêmeappétit.NéanmoinsBoudardetPécuchetfurent
effrayéseri constatantau-dessusdu pavillonde l'o-
reille, à la hauteur de l'œil, l'organe de l'alimen-
tivité. Avecl'âge leur domestiquedeviendraitpeut-être comme cette femme de la Salpôtrière quimangeait quotidiennement huit livres de pain, en-
gloutit une fois quatorze potages et une autre
soixantebols de café. Ils ne pourraient y suffire.
Les têtes de leurs élèves n'avaient rien de cu-
rieux ils s'y prenaient mal sans doute. Un moyentrès simpledéveloppaleur expérience.
Les jours de marché, ils se faufilaientau milieudes paysanssur la place entre les sacs d'avoine, les
paniers de fromages, les veaux, les chevaux,in-
sensibles aux bousculades et quand ils trouvaientun jeune garçon avecson père, ils demandaient àlui palper le crâne dans un but scientiGque.
Le plus grand nombre ne répondait même pasd'autres, croyant qu'il s'agissait d'une pommadepour la teigne, refusaient,vexés quelques-uns,parindifférence, se laissaientemmener sous le porchede l'église, où l'on serait tranquille.
Un matin que Bouvardet Pécuchety commen-
çaient leur manoeuvre,le curé tout à coupparut et,
voyant ce qu'ils faisaient, accusa la phrénologiede
pousser au matérialismeet au fatalisme.Le voleur, l'assassin, l'adultère, n'ont plus qu'à
rejeter leurs crimes sur la faute de leurs bosses.
Bouvardobjecta que l'organe prédisposeà l'actionsans pourtant y contraindre.De ce qu'.unhommea
BOUVARDET PÉCUCHET. 383
legerme d'un vice, rien ne prouvequ'il sera vicieux.« Du reste, j'admire les orthodoxes ils soutien-
nent les idées innées et repoussent les penchants.Quellecontradiction M)
Mais la phrénologie, suivant M. Jeufroy, niait
l'omnipotencedivine, et il était malséant de la pra-
tiquerà l'ombre du saint lieu, en facemêmede l'au-
tel.« Retirez-vous,non 1 retirez-vousM»
Ils s'établirent chezGanotle coiffeur.Pour vaincretoute hésitation,BouvardetPécuchetallaientjusqu'àrégalerles parents d'une barbe ou d'une frisure.
Le docteur, un après-midi, vint s'y faire couperles cheveux.En s'asseyant dans le fauteuil, il aper-çut, renétés par la glace, le? deux phrénologuesqui
promenaientleurs doigts sur des cabochesd'enfant.« Vousen êtes à cesbêtises-là? dit-il.
Pourquoi, bêtise? »
Vaucorbeileut un sourire méprisant, puis affirma
qu'il n'y avait point dans le cerveauplusieurs or-
ganes.Ainsi, tel homme digèreun alimentquene digère
pastel autre 1 Faut-ilsupposerdans l'estomacautant
d'estomacsqu'il s'y trouve de goûts ? Cependantuntravail délasse d'un autre, un effortintellectuel ne
tend pas à la fois toutes les facultés, chacunea un
siège distinct.« Les anatomistesne Font pasrencontré, dit Vau-
corbeil.
C'e!<tqu'ils ont mal disséqué, reprit Pécuchet.Comment?
Eh, oui. Ils coupentdes tranches, sans égard à
BOUVARDET PÉCUCHET.356
la connexiondesparties », phrase d'un livre qu'il se
rappelait.« Voilâiune balourdise, s'écria le médecin. Le
crâne ne se moule pas sur le cerveau, l'extérieursur l'intérieur.
Gall se trompe, et je vous défie de légitimer sadoctrine en prenant, au hasard, troispersonnesdanslà boutique.
La premièreétait une paysanne avecde gros yeuxbleus. M
Pécuchetdit, en l'observant« Elle a beaucoupde mémoire. »
Sonmari attesta le fait et s'offritlui-mêmeli l~ex-
ploration.« Oh1vous, mon brave, on vous conduit difficile-
ment.»
D'aprèsles autres, il n'y avaitpoint dans le mondeun pareil têtu.
La troisièmeépreuvese fit sur un gaminescortédesa grand mère.
Pécuchet déclara qu'il devait chérir la musique.« Je crois bien,dit la bonne femme montre à ces
Messieurspour voir. »
Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit àsoufner dedans.
Un fracas s'éleva, c'était la porte, claquéeviolem-ment par le docteur, qui s'en allait.
Ils ne doutèrent plus d'eux-mêmes,et, appelantles deux élèves, recommencèrent l'analyse de leurboîte osseuse.
CelledeVictorineétaitgénéralementunie, marquede pondération maisson frère avaitun crâne dépio-
BOUVARD ET P&CUCHET. 337
rable une éminence très forte dans l'angle mas-toïdiendespariétauxindiquaitl'organe de la destruc-
tion, du meurtre, et plus bas un renflementétait le
signe de la convoitise,du vol. Bouvardet Pécuchet
en furent attristés pendant huit jours.Mais il faudrait comprendre le sens exact des
mots ce qu'on appelle la combativitéimplique ledédain de la mort. S'il fait des homicides,il peut demême produire des 'sauvetages. L'acquisivité en-
globe le tact des filouset l'ardeur des commerçants:L'irrévérenceest parallèle à l'esprit de critique, laruse à la circonspection.Toujoursun instinct se dé-double en deux parties une mauvaise,une bonne.On détruira la seconde en cultivantla première, et
par cette méthode, un enfant audacieux, loin d'êtreun bandit, deviendra un général. Le lâche n'auraseulementque dela prudence, l'avarede l'économie,le prodigue de la générosité.
Un rêvemagnifique les occupa s'ils menaient àbien l'éducationde leurs élèves, ils fonderaientplustard un établissement ayant pour but de. redresser
l'intelligence, dompter les caractères, ennoblir le
cœur. Déjàilsparlaientdes souscriptionset de la bâ-tisse.
Leur triomphechezGanotles avaitrenduscélèbres,et des gens les venaient consulter, afin qu'on leurdise leurs chancesde fortune.
Il en défilade touteslesespèces crânesen boule,en poire, en pain de sucre, des carrés, d'élevés, deresserrés, d'aplatis, avecdesmâchoiresdeboeuf,des
figures d'oiseaux,des yeux de cochon;mais tant demondegênait le perruquier dans son travail. Les
BOUVABDET PÉCUCHET.3M
coudes frôlaientl'armoireà vitres contenantla par-fumerie on dérangeait les peignes, le lavabo fut
brisé, et il flanqua dehors tous les amateurs, en
priant Bouvardet Pécuchetde les suivre,~MMa~M
qu'ils acceptèrentsansmurmurer, étant un peu fati-
gués de la crtnioscopie.Le lendemain,commeilspassaient devantle jardi-
net du capitaine, ils aperçurent, causant avec lui,
Girbal,Coulon,le garde champêtreet son fils cadet,
Zéphyrin, habillé en enfantde choeur.Sa robe était
toute neuve il se promenait dessous avant de la
remettre à la sacristie,et on le complimentait.Curieux de savoir ce qu'ils en penseraient,Riac-
quevent pria ces Messieurs de palper son jeunehomme.
La peau dufront avaitl'air commetendue un nez
mince, très cartilagineuxdu bout, tombaitoblique-ment sur deslèvrespincées le menton était pointu,le regard fuyant, l'épauledroite trophaute.
« Retire ta calotte», lui dit sonpère.Bouvardglissases mains dans sa chevelure cou-
leur de paille, puis ce fut le tour de Pécuchet, et ilsse communiquaientàvoixbasse leursobservations« Biophilie manifeste. Ah ah /o~<t~M«eo?Mc~c!o~~absente! c~a~~nuUe
Eh bien? » dit le garde champêtre.Pécuchetouvrit sa tabatière et humaune prise.« Ma foi, répliqua Bouvard, ce n'est guère fa-
meux. »
Placqueventrougit d'humiliationa il fera tout de même ma volonté.–Oh! oh!
t
BOUVARDET PÉCUCHET. 35&
Mais je suis sonpère, nom de Dieu etj'ai bien
le droit.Dans une certaine mesure », reprit Pécu-
chet.Girbals'en mêla:« L'autoritépaternelleest incontestable.
Maissi le père est un idiot ?
N'importe, dit le capitaine, son pouvoirn'en
est pas moinsabsolu.
Dans l'intérêt des enfants », ajouta Cou-
Ion.
D'aprèsBouvardet Pécuchet, ils ne devaient rienauxauteurs de leurs jo'n's, et les parents, au con-
traire, leur doivent la nourriture, l'instruction, des
prévenances,enfin tout.Les bourgeois se récrièrent devant cette opinion
immorale.Placqueventen était blessécommed'une
injure.« Avec cela, ils sont jolis ceux que vous ramas-
sez sur les grandes routes; ils iront loin Prenez
garde 1
Gardeà quoi?dit aigrement Pécuchet.
Oh1 jen'ai pas peur de vous1Ni moi non plus »
Coulonintervint, modérale garde champêtreet le
nt s'éloigner.Pendant quelques minutes on resta silencieux.
Puis il fut questiondes dahliasdu capitaine, qui nelâcha point son monde sans les avoir exhibés l'un
après l'autre.Bouvardet Pécuchet rejoignaient leur domicile,
quand,àcent pas devanteux, ils distinguèrent Plac-
360 BOUVARD ET PÉCUCHET.
quevent; et Zéphyrin, près de lui, levait le coude
en manière de bouclierpour se garantir des gifles.Cequ'ils venaientd'entendreexprimait,sousd'au-
tres formes, les idées de M.le comte mais l'exem-
ple de leurs élèves témoignerait combien la liberté
l'emporte sur la contrainte.Unpeu dedisciplineétait
cependant nécessaire.
Pécuchet cloua dans le muséum un tableau pourles démonstrations on tiendrait un journal où les
actions de l'enfant, notées le soir, seraient relues le
lendemain. Touts'accompliraitau son de la cloche.
CommeDupont de Nemours, ils useraient de l'in-
jonctionpaternelle d'abord, puis de l'injonctionmi-
litaire, et le tutoiementfut interdit.
Bouvard tâcha d'apprendre le calculà Victorine.
Quelquefoisils se trompaient ils en riaient l'unet l'autre, puis, le baisant sur le cou, à la place quin'a pas de Larbe, elle demandaità s'en aller il la
laissait partir.Pécuchet, aux heures des leçons, avaitbeau tirer
la clocheet crier parla fenêtre l'injonctionmilitaire,te gaminn'arrîvaitpas. Ses chausseiteslui pendaienttoujours sur les chevilles à tablemôme, il se four-rait les doigts dans le nez et ne retenait point ses
gaz. Broutais, là-dessus, défendles réprimandes,car «il fautobéir aux sollicitationsd'un instinct con-servateur ».
Victorine et lui employaientun affreux langage,disant: mé ~oM pour ~moi aussi)), ~e pour« boire », a/ pour «ei!e un ~eM~M, de /'M;M;maiscommela~t'ammaircne peut être comprisedesenfants, et qu'ils la sauront s'ils entendent parler
'S~~V~ KTt'ÉCCCHET.i
9_YV4 geue,
Il
cofMCtnmeni,j~s -dcu.\ bonshommes surveiHaïent!eur8di~cou!'sjusqu'à en ôtreincommodôs.
H~d!tïerment d'opinions quant à la géographie.Bouvardpensaitqu'i) est pluslogiquediadébuter par
!a commune, Pécuchet.,par J'ensemble du monde.
Avecun arrosoir et du sable, il voulut démontrer
cequ'était un Meuve,une île, un golfe, et môme sa-
crifia~ro! p!ates-handespour tes trois continents;maistespoints cardinauxn'entraient pas dans la têtede Vtetbp.
Par une nuit de janvier, Pécuchet l'emmena en
rase ~campagne.Tout en marchant, it préconisaiti'astronômie les marins .t'utitisent dans leurs
voyages; ChristopheCotomb, sans elle, n'eût pasfait sa découverte.Nousdevonsdela reconnaissance
aCoperh!c.à Galiléeet a Newton.
Il gelaittrès fort, et sur le bteu noir du ciel, une
infinité de lumières sommaient. Pécuchet leva Jes
yeux.« Comment,pas de grande ourse M»
La dernière foisqu'il l'avaitvue, elle était tournéed'unautre cô'e;enun,it la reconnut, puis montra
TétoHepolaire, toujours au Nord, e~sur. laquelle on
s'oriente.
Le ïendemain, i! pocaau milieu du salonun fau-
teuil et se mita valser autour.
« ïmagineque ce fauteuil est te soleil,et que moi
je suisla terre elle se meut ainsi.»
Victorle considéraitplein d'ëtonnement.
ïl prit ensuite une orange, y passa une baguettesigmnaatles pôles, puis l'énçercla d'un trait au
charbonpourmarqueri'équateur. Aprèsquoi, il pro-
362 BOUVARDNTP&CUCHBT.
mena l'orange à l'entour d'une bougie, en faisa
observerquetousles pointsdela surfacen'étaient paséclairés simultanément,ce qui produit la différencedes climats,et pour celle des saisons, il penchaFo~
range, carla terrene se tient pas droite, ce qui amèles équinoxeset les solstices. I
Victorn'y avaitrien compris.Ilcroyaitque la terr~
pivote sur une longue aiguille et que l'équateur estun anneau, étreignant sa circonférence.
Au moyen d'un atlas, Pécuchet lui exposa l'Eu-
rope mais, éblouipar tant de lignes et'de couleurs,il ne retrouvait plus les noms'. Les bassins et les
montagnes ne s'accordaientpas avecles royaumes,l'ordre politiqueembrouillaitl'ordre physique. Tout
cela, peut-être, s'éclaircirait en étudiant l'histoire.Il eût été plus pratique de commencerpar le vil-
lage, ensuite l'arrondissement, le département, la
province maisChavignollesn'ayantpoint d'annaies,il fallaitbien s'en tenir à l'histoire universelle.Tant
'de matièresl'embarrassent qu'on doit seulementenprendre les beautés.
ïl y a pour la Grecque « Nous combattronsà
l'ombre. » L'envieuxqui bannit Aristide, et la con-'l'fiance d'Alexandre en son médecin. Pour la Ro-
maine'. «Les oiesduCapitole, le trépied de Scévoia,le tonneau de Régulus.a Le lit de roses de Guati-mozin est considérablepour l'Amérique. Quant à la
France, elle comportele vasede Soissons,le chêne:.gde saint Louis,la mort de Jeanne d'Arc, la pouleau
pot du Béarnais: on n'a que rembarras du choix~Ssans compter moi <f~t<~e~~e/et le naufrage du~M~< j~
BOUVARD ET P&CUCHET. 36~
Victorconfondaitles hommes, les siècles et les
pays. Cependant, Pécuchet n'allait pas le jeter dansdes considérationssubtiles et la masse des faits est
un vrai labyrinthe.Il se rabattit sur la nomenclature des rois de
France. Victor les oubliait, faute de connaître les
dates. Maissi la mnémotechniede Dumouchelavaitété insuffisantepour eux, que serait-ce pour lui rConclusion l'histoire ne peut s'apprendre que par
beaucoup de lectures. Il les ferait.
Le dessin est utile dans une foule de circons-
tances or, Pécuchet eut l'audace de l'enseignerlui-même, d'après nature, en abordant tout de
suite le paysage.Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du
caoutchouc, deux cartons, des crayons et du fixatif
pour leurs œuvres qui, sous verre et dans des ca-
dres, orneraientle muséum.
Levésdès l'aurore, ils se mettaient en route avec
un morceau de pain dans la poche et beaucoupde temps était perdu à chercher un site. Pécuchetvoulait à la fois reproduire ce qui se trouvait sous
ses pieds, l'extrême horizonet les nuages, mais les
lointains dominaienttoujours les premiers plansla-rivière dégringolait du ciel, le berger marchait
sur le troupeau, un chien endormi avait l'air de
courir. Pour sa part il y renonça, se rappelant avoir
lu cette dénnition «Le dessin se composede trois
choses la ligne, le grain, le graine fin, de plus le
-'rait de force. Maisle trait de force, il n'y a que le
maître seulqui le donne. » Il rectifiaitla ligne,'col-laborait ~ugrain, surveillaitle grainéfin, et attendait
364 BOUVARD ET f&CUCHBT.
l'occasionde donner le trait de force. Ellene venait
jamais, tant le paysage de l'élève était incompré-hensible. j
Sa sœur, paresseuse commelui, bâiHaitdevant latable de Pythagore.M"*Reine!ui montraita coudre,et quandeUemarquaitdu linge, elle levait tes doigtssi gentiment, que Bouvard, ensuite, n'avait pas le
cœur de la tourmenter avec sa teçpn de calcul. Unde ces jours, ils s'y remettraient. Sansdoute, l'a-_rithmétique et la couture sont nécessairesdans un
ménage, mais il est cruel, objectaPécuchet, d'élever
les fillesen vue seulement du mari qu'elles auront.
Toutes,ne sont pas destinées à l'hymen, si on veut
que plus tard elles se passent des hommes, il~auileur apprendrebien des choses.
Onpeut inculquer les sciences, à proposdes ob-
jets les plus vulgaires dire, par exemple en quoiconsiste le vin et l'explication fournie, Vtctpr et
Victorinedevaientla répéter. Uen fut de même des
épices, des meubles, de l'ëctairage mais la lu-
mière c'était pour eux la lampe,'et elle n'avait riende commun avecl'étincelle d'un caillou, la flamme Jd'une bougie, la clarté de la'lune.
Unjour Victorinedemanda « D'oùvient quele Jbois ~rale ? » Ses maîtres se regardèrent embar–j
rassés, la théorie de la combustion les dépas-Jsant.
Uneautre fois,Bouvard,depuis le potagejusqu'au~fromage, parla des élémentsnourricierset ahurit les j!)deux petits sous la fibrine, la caséine, la graisse etle gtuten.
–&
Ensuite, Pécuchetvoulut leur expliquercomment1
BOUVARD ET PÉCUCHET. 36~
le sang se renouvelle, et il pataugea dans la circu-lation.
Le dilemmen'est point commode,si l'on part des
faits, le plus simple exige des raisons trop com-
pliquées, et en posant d'abord lesprincipes,on com-
mence par l'absolu, la foi.
Querésoudre? Combinerles deux enseignements,le rationnel et l'empirique, mais un double moyenvers un seul but est l'inverse de la méthode. Ah 1
tant pis.Pour les initier à l'histoirenaturelle, ils tentèrent
quelquespromenadesscientifiques.« Tu vois, disaient-ilsen montrant un âne, un
cheval, un bœuf, les bêtes à quatre pieds, on les
nomme des quadrupèdes. Généralement,lesoiseaux
présentent des plumes, les reptiles des écaiUesetles papillonsappartiennent à la classe desinsectes. M
Ils avaient un filet pour en prendre, et Pécuchet,tenant la bestiole avec délicatesse, leur faisait ob-
server les quatre ailes, les six pattes, les deux an-
tennes et sa trompe osseusequi aspire le nectar des
Seurs.Il cueillaitdes simples au revers desfossés, disait
leurs noms, et quand il ne les savaitpas, en inven-
tait, afin de garder son prestige. D'ailleurs. la no-
menclature est le moins important de la botanique.Il écrivitcet axiomesur le tableau Toute plante
a des feuilles, un caliceet une cototleenfermant un
ovaire ou péricarpe qui contient la graine. Puis ilordonna à ses élèvesd'herboriser d~nala camoagne.etde cueillirles premières venues.
Victor lui apporta des boutons d'or. Victorine
366 BOOVARfETPÉCUCHET.
une touffe de fraisiers; il y chercha vainement un
péricarpe.Bouvard~qui se menaitde son savoir,fouillatoute
la bibliothèque, et découvrit, dans le Redouté des.
Dames, le dessin d'un iris où les ovaires n'étaient
pas situés dans la corolle,mais au-dessousdes péta-les, dans la tige. `
Il y avaitdansleur jardin des gratèrons et des mu-.
guets en fleurs, ces rubiacées étaient sans calice j."ainsi le principe posé sur le table a se trouvaitfaux.
« C'est une exception,» dit Pécuchet, iMaisun hasard fit qu'ils aperçurent dans
l'hepbeune shérarde et elle avait un calice.
«Allons bon! si les exceptions elles-mêmesnesont pas vraies, à qui se fier M
Unjour, dans une de leurs promenades,ils enten-dirent crier des paons,jetèrent lesyeuxpar-dessusle
mur, et, au premiermoment, ils ne reconnaissaient
pas leur ferme. La grange avait un toit, d'ardoises,les barrières étaient neuves,les cheminaempierrés.Le père Gouyparut « Paspossibleest-ce vous? a
Qued'histoiresdepuistrois ans, la. mortdesa femmeentre autres. Quant à lui, il se portait toujourscommeun chêne. «Entrez doncune minute..»
On était au commencement d~avril,et les pom-miers en Benrs alignaient dans les trois masuresleurs tounes blanches et rosés; le ciel, couleur de
-,satin.,bleu,n'avait pas un nuage, des nappes, des
~drapset des serviettespendaient,verticaïementj&tta-~chés par des nches de bois &des cordes tendues.Le~père Gouyles soulevait
pour passer, quand tout à'j
OUVARDET PECUCHET. 367
coupils rencontrèrent M""Bordin,nu-tête, en cami-
sole, etMariannelui onrantà pleins brasdes paquetsdelinge. «Votre servante,messieurs Faitescommechez vous moi je vais m'asseoir, je suis rom-
pue. »
Le fermier proposaà toutela compagnieun verre
de boisson.« Pas maintenant, dit-elle,j'ai trop chaud. »
Pécuchet,acceptaet disparut versle cellier avecle
père Gouy,Marianneet Victor.
Bouvard s'assit par terre, a côté de M" Dordin.
U recevait ponctuellementsa rente, n'avait pas às'-enplaindre, ne lui en voulaitplus.
La grande lumière éclairait son profil un de sesbandeauxnoirs descendaittrop bas, et les petits fri-
sonsde sa nuquesecollaientà sa peauambrée, moitede sueur. Chaque fois qu'elle respirait, ses deux
seins montaient. Le parfumdu gazonse mêlait à la
bonne odeur de sa chair solide, et Bouvard eut un
revit detempéramentqui le comblade joie. Alors ilîuint des complimentssur sa propriété.
Elle en futravieet parla de ses projets.Pour agrandir las cours, elle abattrait le haut-
Jbord.
Victorine,en ce moment-la, en grimpait le taluset cueillaitdes primevères,deshyacintheset des vio-
lettes, sans avoirpeur d'un vieuxchevalqui broutait
l'herbe au pied.« N'est- cepas qu'elle est gentille?dit Bouvard.
.-r Gui c'est gentil, une petite fille!
Et la veuvepoussa un soupir qui semblait expri-mer le longchagrindetoute une vie.
368 BOUVARDETP&CUCNET.
«Vous auriezpu en avoir. »
EUebaissa latête. Y~Un'a t~nu qu'à vous.
–Comment? »
Uen), untel regardqu'elle s'empourpra, comme&
lasensation d'une caressebrutale mais de suite, en
s'éventant avecson mouchoir
«.You:savezmanquéle coche, mon cher.
Je ne comprendspas. » JKi, sans se lever, it se rapprochaitK!!ele considérade haut en bas longtemps puis
souriant, et lesprunelleshumides« C'est de votrefaute. H
Les draps, autourd'eux, les enfermaient commeles rideauxd'un lit.
se pencha sur le coude, lui frôlant les genouxdesangure.
« Pourquoi?hein? pourquoi? MRt commeeHese taisait et qu'Hétait dans un état
ou les serments ne coûtent rien, il tâchade se justi-Jier,s'accusa de folie, d'orgueil:
« Pardon ceseracommeautrefois1 voulez-vous?»
Et il avait pris sa main, quelle laissait dans la
sienne.Un coup de vent brusque fit se relever les draps,
et ils virent deuxpaons, un mâle et une femelle.La
fenielle se tenait immobile, les jarrets pliés, la
croupe en l'air. Le m&lese promenaitautour d'elle,arrondissait sa queue en éventail, se rengorgeait,
toussait, puis sautadessus en rabattant sespluies,qui la couvrirent comme un berceau, et les deux
grands oiseauxtremblërentd'un~eu! frémissemen!.
BOUDARD ET P&CUCHET. 369
«
JBouvard le sentit dans la paume de M""Bordin.i:Mese dégagea bien vite. Il y avait devant eux,héant et commepétriné, le jeune Victorqui regar-dait un peu plus loin, Victorine, étalée sur le dosen plein soleil, aspirait toutes les fleurs qu'elles'était cueillies.
Le vieuxcheval,eSrayé par les paons, cassa sous
une ruade une des cordes, s'y empêtra les jambes,et, galopantdans les trois cours, traînait la lessive
après lui.
Aux cris furieux de M"*Bordin. Marianneaocou-
j'at. Le père Gouyinjuriait son cheval « Bougrede
Grosse!carcan!voleur! lui donnait des coups de
pied dans le ventre, des coupssur les oreillesavec~e manched'un fouet.
Bouvardfut indignéde voir battre un animal.Le paysanrépondit:KJ'en ai le droit ilm'appartient a
Cen'était pas une raison.Et Pécuchet survenant, ajouta que les animaux
~avaient aussi leurs droits, car ils ont une âme~comme nous, si toutefoisla nôtre existe1
Vousêtesun impie M s'écriaM*"Bordin.Trois choses l'exaspéraient la lessive à recom-
mencer, ses croyancesqu~onoutrageaitet la crainte
d'avoir été entrevue tout à l'heure dans une pose
suspecte.« Je vous croyaisplus forte1 » dit Bouvard.
~JEUerépliqua magistralement:
<<Jen'âimeMsle!<poIissoMs!M~a
Et Gouys'en prit à euxd'avoir abîmé son cheval,dontlesaaseauv saigoaient, Ilgrommelait tout bas
370 BOUVARD ET PECUCHET.
« Sacrésgens de malheur j'allais l'ëntiérer qu~ndiissontvenus.o
Les deuxbonshommesse retirèrent en haussant
les épaules.Victor leur demanda pourquoiils s'étaient fâchésYictorleur demanda poiirquoiils s'8taientf~,ch8s~
contre Gouy.t
« Mabuse de sa force, ce qai estmal.
Pourquoi est-cemal? »
Lesenfantsn'auraient-ils aucune notion dujuste?Peut-être.
Et le soir même, Pécuchet, ayant Bouvardàsa
droite, sousla main quelquesnotes et en facedqlui
les deuxélèves,commençaun coursde mora!e.'
Cette science nous apprend à diriger nos ac-tions.
Elles ont deux motifs le plaisir, l'intérêt; et un
troisième plus impérieux: le devoir.
Les devoirsse divisenten deux classes i° devoirsenvers nous-mêmes, lesquels consistent à soignernotre corps, nousgarantir de toute injure. Ils enteDrdaient cela parfaitement 2° Devoirsenvers les ~u-,tres, dest-à-dire être toujours loyal, débonnairee~même fraternel, le genre humain n'étant qu'uneseule fâmule. Souvent une chose nous. agrée quinuit à nos semblables l'intérêt dufëre dubien, ca~le bien est de soi-mêmeirréductible. Les enfants n~comprenaientpas.Il remit à la foisprochainela sanc-tion des devoirs.
Danstout cela, smvantBouvard,il n'aYaitjpasdê'~nnilebien. ?"
« Commentveux-tu le deGnir?Onle sent. ?Alors les leçons de mprale ne conviendraient
BOUVARD ET PÉCUCHET~ 374
qu'aux gens moraux, et le cours de Pécuchet n'alla
pas plus loin.
Ils firentlire à leurs élevés des historiettes ten-dant &inspirer l'amourde la vertu Elles assommè-rent Victor.
Pourfrapper son imagination, Pécuchet suspen-dit aux murs de sa chambre des images exposantla viedu bon sujet et celledu mauvaissujet..Le pre-mier, Adolphe, embrassait sa more, étudiait l'alle-
mand, secourait un aveugle et était reçu à l'École
polytechnique.Le mauvais,Eugène, commençaitpar désobéirà
son père, avaitune querelle dansun café,battait son
épouse, tombait ivre-mort, fracturait une armoire,et un dernier tableau le représentait au bagne, oùun monsieur, accompagnéd'un jeune garçon, disait,en le montrant:
« Tu vois, mon flls, les dangers de l'incondui-
ie. MMaispour les enfantsl'avenir n'existe pas. Onavait
beau lessaturer de cette maxime « Que le travail1
est honorable et que les riches parfois sont mal-
heureux, » ils avaientconnu des travailleurs nulle-
ment honorés et se rappelaientle château où la vie
semblaitbonne.
Les supplices du remords leur étaient dépeintsavec tant d'exagérationqu'ils flairaienth blague et
seméûaientdureste.Onessayade les conduirepar le point d'honneur~
l'idée de l'opinion publique et le senitment de la
gloire en' leur gantant les grands.hommes, surtout
les hommesutiles, tels que Beizuncc,Frankim, Jao-
§72 BOUVARDET PÉCUCHET.
qaard Victorne témoignait aucune envie de Jour
ressembler.Un jour qu'il avait fait une addition sans faute,
Bouvardcousut à sa veste un ruban qui signifiaitla
-croix.Il se pavana dessous mais ayant oublié la
mort ~'Henri IV, Pécuchet le coiffa d'un bonnet
d'âne. Victorse mit à braire avectant de violenceet
pendant si longtempsqu'il fallut enleverses oreillesde carton.
Sa scour,commelui, se montrait fièredes élogeset indifférenteaux blâmes.
Annde les rendre plus sensibles, on leur donna,un chat noir qu'ilsdevaientsoigner, et onleur comp-tait deux ou trois sols pour qu'ils fissent l'aumône.Ils trouvèrent la prétention injuste, cet argent leur
appartenait.Se conformant&un désir des pédagogues, ils ap-
pelaient Bouvard « mononcle » et Pécuchet «bon
ami) mais ils les tutoyaient, et la moitiédes leçonsordinairement se passait en disputes.
Victorineabusait do Marcel, montait sur sondos,le tirait par les cheveux.
Pour se moquer de son bec-de-lievre,parlait dunez comme lui, et le pauvre homme n'osait se
plaindre, iantii aimait la petite fille. Unsoir, sa voix
rauqne s'éleva extraordinairemont. Bouvardet Pé-cuchet descendirent dans la cuisine. Les deux élè-ves observaientla cheminée, et Marcel,joignant ~smains,s'écriait
« nethcz-le c'est trop c'est trop HLe couverclede la marmite sauta commeun obus
~hte. Une massegnsAh'ebondit jusqu'au p!s<bnd,
BOUVARDEft'J&CUCnKT.1 373
puis tourna sur elle-même frénétiquementen pous-sant d'abominablescris.
On reconnut le chat, tout efflanqué, sans poil, la
queue pareille à un cordon, des yeux énormes luisortaient dela tête. Ilsétaient couleurde lait, commevidés et pourtant regardaient.
Labête hideuse hurlait toujours, se jeta dans
l'&tre,disparut, puisretomba au milieudes cendres,inerte.
C'étaitVictor qui avait commis cette atrocité, et
les deux bonshommesse reculèrent, pâles de stupé-factionet d'horreur. Auxreprochesqu'on lui adressa,il répondit commele garde champêtre pour son fils
et commela fermier pour son cheval«Eh bien 1 puisqu'ilest à moi» sansgêne, naïve-
vement, dans la placiditéd'un instinct assouvi.L'eaubouillantede la marmite était répandue par
terre, des casseroles,les pincettes, et des flambeaux
jonchaient les dalles.
Marcelfut quelque temps à nettoyer la cuisine, etses maîtres et lui enterrèrent le pauvre chat dans le
jardin, sous la pagode.Ensuite Bouvard et Pécuchet causèrent longue-
ment de Victor.Le sang paternel se manifestait.Quefaire? Le rendre a M. de raverges ou le confier àd'autres serait un aveud'impuissance.Il s'amenderait
peut-être.
N'imparte! l'espoir était douteux, la tendresse
n'existait plus. Quelplaisir pourtant que d'avoir eu
près de soi un adolescentcurieux de vosidées, donton observe les progrès, qui plus tard devient un
fr&t'c maisVictormanquaitd'esprit, de cœur encore
BOUVARU ET PÉCUCHET.374
plus 1 ot Pécuchet soupira le genou plié dans sesmains jointes.
«La sœur ne vaut pasmieux, » dit Bouvard.Il imaginait une fille de quinze ans à peu près,
l'âme délicate, l'humeur enjouée, ornant J)amaison
des élégancesde sa jeunesse et commes'il eût été
son père et qu'elle vint de mourir, le bonhomme
pleura.Puis, cherchant à excuser Victor,il allégua l'opi-
nion de Rousseau L'enfant n'a pas de responsabi-lité, ne peut être moral ou immoral.
Ceux-là, suivant Pécuchet, avaient l'âge du di
cernement et ils étudièrent les moyens de las cor-
riger. Pour qu'une punition soitbonne,ditBentham,elle doit être proportionnée à la faute, sa consé-
quence naturelle. L'enfant a brisé un carreau, on
n'en remettra pas qu'il souffredu froid si, n'ayant
plus faim, il demanded'un plat, cédez-lui une indi-
gestion le feravite se repentir. Il est paresseux,qu'ilreste sans travail l'ennui desoi-mêmel'y ramènera.
MaisVictorne souffriraitpas du froid, son tempé-rament pouvaitendurer lesexcèset la fainéantiselui
conviendrait.Usadoptèrent le système inverse, la punition mé-
dicinale, des pensums lui furent donnés, il devint
plusparesseux on le privait de confitures,sa gour-mandise en redoubla. L'ironie aurait peut-être du
succès? Une I~is, étant venu déjeuner, les mains
sales, Bouvard!erailla, l'appelantjoli cavalier,mus-
cadin, gants jaunes. Victorécoutaitle front bas, blê-
mit tout a coup, et jeta son assiette&la têtede JUou-
vard, puis, furieux de l'avoir manqué, se précipita
BOUVARD ET PECUCHET. 378
sur lui. Cen'était pas trop que trois hommespour le
contenir. Il se roulaitpar terre, tâchant de mordre.
Pécuchet l'arrosa de loin avecune carafed'eau de
suite il fut calmé, mais enroué pendant deuxjours.Lemoyen n'était pas bon.
Usen prirent un autre, au moindre symptômede
colère, le traitant comme un malade, ils le cou-
chaient dans son lit Victor s'y trouvait bien, et
chantait. Unjour, il dénichadans la bibliothèqueune
vieillenoixde cocoet commençaità la fendre, quandPécuchet survint
« Moncoco M»
C'était un souvenir de Dumouchel Jl l'avait ap-porté de Parisà Chavignolles,en levales bras d'indi-
gnation. Victorse mit à rire. « Bonami » n'y tint
plus, et d'une large calottel'envoyabouler au fondde l'appartement, puis tremblant d'émotion, alla se
plaindre àBouvard.
Bouvardlui fit des reproches.« Es-tubête avecton coco Lescoups abrutissent1
la terreur énerve.Tu te dégrades toi-même1M
Pécuchetobjectaque les châtimentscorporelssont
quelquefoisindispensables.Pestalozziles employait,et lecélèbreMélanchtonavoueque, sanseux, il n'eûtrien appris. Maisdespunitions cruellesont poussédes enfantsau suicide,onen lit des exemples.Victors'était barricadédans sa chambre. Bouvardpar-lementaderrière la porte, et, pour la faireouvrir, lui
promit une tarte aux prunes.Dèslors il empira.Restaitun moyenpréconisépar monseigneurDu-
panloup: «le regard sévère. » Ilstachèrent d'im-
BOUVARD ET PÉCUCHET.376
primer à leurs visagesun aspectenrayant, et ne pro-duisirent aucun effet.
« Nousn'avons plus qu'à essayerde la religion,)*»
dit Bouvard.
Pécuchet se récria. Ils l'avaient bannie de leur
programme.Maisle raisonnementne satisfaitpas tous les be-
soins.Le cœur et l'imaginationveulentautre chose.
Le surnaturel pour bien des âmes est indispensable,et ils résolurent d'envoyerles enfantsau catéchisme.
Reine proposa de les y conduire. Elle revenait
dans la maison et savaitse faire aimer par des ma-;nièrescaressantes.
Victorinechangeatout à coup, fut réservée,miel-
leuse, s'agenouillaitdevant la Madone, admirait lesacrificed'Abraham,ricanaitavecdédain, au nom de
protestant.Elledéclaraqu'on lui avait prescrit le jeûne, Ils
s'en informèrent, ce n'était pas vrai. Le jour deja
Fête-Dieu, des juliennes disparurent d'une plate-bandepour décorer le reposoir elleniaeNrontémentles avoircoupées. Une autre foiselle prit à Bouvard
vingt sols qu'elle mit, aux vêpres, dans le plat d~sacristain.
Ils en conclurentque la morale se distingue deia religion quand elle n'a point d'autre base, son
importanceest secondaire
Un soir, pendant qu'ils dînaient, M. Marescoten-
tra, Victors'enfuit immédiatement.
Lenotaire, ayant refusé de s'asseoir, contace quil'amenait: Le jeune Touache avait battu, presquotué son fils.
BO~VARPET~P&CUCHET. 377
Commeon savait les originesde Victor, et qu'ilttait désagréable, les autres gamins l'appelaientforçat, et tout à l'heure, il avaitbanques M.ArnoldMarescot une insolente raclée. Le cher Arnold en
portait des traces sur le corps « Sa mère est au dé-
sespoir, son costumeen !ambeaux,sa santé compro-ïnise Où allons-nous?M
Le notaireexigeait unch&timentrigoureux,et queVictor,entre autres,ne fréquentâtplus lecatéchisme,aun de prévenir des colliions nou\c))es.
Bouvardet Pécuchet, bienque btessé~par son ton
rogue, promirent tout ce qu'it voulut. calèrent.Victoravait-ilobéi au sentiment de t'honneurou
de la vengeance? Rn tout cas, ce n'était point un
lâche.
Maissa brutalité les effrayait,la musiqueadoucis-
sait les mœurs, Pécuchetimagina de lui apprendrele solfège.
Victoreut beaucoup de peine a~tire courammentles notes et à ne pas confondre les termes ~«y:<~
presto et~/wza'M~o.Son maître s'évertua à lui expliquer la gamme,
l'accordparfait, la diatonique, la cht'umatique.et tesdeux espècesd'intervalles,appeté~majoH'etmmeur.
!1le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant,les épaulesbien effacées,ta bouchegrande f'uverte,
et, pour l'instruire par l'exemple pnu~a des intona-
tions r!'une voixfausse; celle de Victor lui sortait
péniblement du larynx, tant i! !e coatr.tcuit q'~adun soupir commençaitla mesure, il pK:'t3tituut de
suite ou trop tard.
Pécuchet néanmoins aborda le chaut en partis
BOUVARDET PÉCCCHET.378
double. Il prit une baguette pour tenir lieu d'archet
et faisaitaller son bras magistralement, commes'il
avait eu un orchestrederrière lui mais occupépardeux besognes, il se trompait de temps, son erreur
en amenait d'autres chez l'élève, et fronçant les
sourcils, tendant les muscles de leur cou, ils conti-
nuaient au hasard, jusqu'au bas de la page.EnfinPécuchetdit à Victor «Tu n'es pas près.de
briller aux orphéons. » Et il abandonna l'enseigne-ment de la musique.
Locke,d'ailleurs, apeut-être raison: « Elleengagedans des compagniestellement dissolues qu'il vautmieux s'occuperà autre chose. »
Sansvouloir en faire un écrivain, il serait com-modepourVictorde savoirtrousser une lettre. Une
.réuexionles arrêta: le style épistolairene peut s'ap-prendre, car il appartientexclusivementauxfemmes.
Ils songèrent ensuite à fourrer dans sa mémoire
quelques morceauxde littérature, et, embarrassésdu choix, consultèrent l'ouvragede M""Campan.Elle recommande la scène d'Èliacin, les chœurs
d'jEs~er, Jean-BaptisteRousseautout entier.C'est un peu vieux. Quant aux romans, elle les
prohibe, comme peignant le monde soua des cou-
leurs trop favorables.
Cependantelle permet C~eB~otpcetIe Père
a'e/~MM?/epar missOpy. Qui est-cemis§Opy?Ilsnedécouvrirentpas son nomdansIaFM~~te
Michaud.Restaitles contesde iées. « Ils vontespérer~s patais de diamants, dit Pécuchet. La littéra-ture développel'esprit, mais exalte les passions.
Victorinefut renvoyéedu catéchismeà cause des
BOUVARD ET P&CUCHRT. 379
siennes. Onl'avait surprise embrassantle fils du no-
taire, et Reinene plaisantaitpas sa figure était sé-ïieuse sousson bonnet à gros tuyaux.
Aprèsun scandale pareil, comment garder une
jeune fillesi corrompue?Bouvardet Pécuchetqualifièrentle curé de vieille
bête. Sa bonne le défendit en grommelant: « Onvousconnaît on vous connaît » Ils.ripostèrent, etelle s'en alla en roulant des yeux terribles.
Victorineeffectivements'était prise de tendresse
pour Arnold, tant elle le trouvait joli avec son col
brodé, sa vestede velours, ses cheveuxsentant bon,et elle lui apportait des bouquets jusqu'au momentoù elle fut dénoncéepar Zéphyrin.
Quelleniaiserieque cette aventure, les deuxen-fants étant d'une innocence parfaite
Fallait-il leurapprendre le mystèrede la généra-tion ?«Je n'y verrais pas de mal, » dit Bouvard.Le
philosopheBasedowl'exposaità sesélèves,ne détail-lant toutefoisquo la grossesseet la naissance.
Pécuchet pensa différemment.Victorcommençaità l'inquiéter.
Il le soupçonnaitd'avoir une mauvaise habitude.
Pourquoi pas? des hommes graves la conserventtouteleur vie, et onprétend que le ducd'Angoulemes'y livrait.
Il interrogea son disciple d'une telle façon,qu'illui ouvrit les idées et peu de temps après n'eut au-cun doute.
Alors, il l'appela criminelet voulait, commetrai-
tement, lui faire lire Tissot. Cechd'-d'tBuvre,scion
Bouvard,était plus pernicieux qu'utUc, Mieuxvau-
BOUVARD ET PÉCUCHET.380
tlrait lui inspirer un sentiment poétique AimeMartin rapporte qu'une mère, en pars:! cas, prêtela Nouvelle N<~o?s<?à son fils, et pour se rendre
dignede l'amour, le jeune hommeseprécipita dans
le chemin de la vertu.Mais Victor n'était pas capable de rêver une
Sophie.« Si plutôt nous le menionschezles dames? »
Pécuchetexprimasonhorreur des nUespubliques.Bouvard la jugeait idiote et mômeparla de faire
exprès un voyageau Havre.« Ypenses-tu? on nous verraitentrer t
Eh bien achète-luiun appareil 1
Maisun bandagiste croiraitpeut-êtreque c'est
pour moi, » dit Pécuchet.H lui aurait fallu un plaisir émouvant commela
chasse, elle amènerait la dépense d'un fusil, d'un
chien ils préférèrent le fatiguer, et entreprirentdes courses dans la campagne.
Le gamin leur échappait, bien qu'ils se re-
layassent ils n'en pouvaientpluset le soir, n'avaient
pas la forcede tenir !ejournal.Pendant qu'ils attendaientVictori!scausaientavec
les passants, et par besoin de pédagogie tâchaientde leur apprendre l'hygiène, déploraientla perte des
e&ux,le gaspittago des fumiers, tonnaient contreles superstitions, le squelette d'un merle dans une
grange, le buis bénit au fond de t'étaMo, un sac devers sur les orteils des Bévreux.
lis en vinrent à inspecter les nourrices et s'indi.
gRMentcontra le régime de leurspoupons les unes!a~a~?3"v~atde gfttxn, CMqn! !fs fa't pé"f
BOUVARDETPÉCUCHET. 38i
Mes~e; d'autres les bourrent de viande avant sixmois et ils crèventd'indigestion; plusieurs tes net-toient de leur propre salive, toutes les manient bru-
talement.
Quand ils apercevaient sur une porte un hibou
oruciué, ils entraient dans la ferme et disaient« Vous aveztort, ces animauxvivent de rats,
de campagnols on a trouvé dans l'estomac d'unechouetteune quantité de larves de chenilles. »
Lesvillageoisles connaissaientpour les avoirvus,
premièrement commemédecins, puis en quête devi ;uxmeubtes, puis à la recherche des caillouxet
ils répondaient« Allez donc, farceurs n'essayezpas de nous en
remontrer. »
Leur conviction s'ébrauta car les moineaux
purgent les potagers mais gobent les cerises. Leshibouxdévorent les insectes, et en mômetemps leschauves-souris qui sont utiles, et si tes taupes
mangenttes limaces,ellesbouleversentla terre. Unechose dom ils étaient certains, c'est qu'il faut dé-truire tout te gibier comme funeste à l'agriculture.
Un soir qu'ils passaientdans le bois de Paverges,ils arrivèrent devant la maisonoù Sore!,au bord dela route, gesticulait.entre trois individus.
Le premier était un certain Dauphin savetier,
petit, maigre, et la figure sournoise. Le second, Ïe
père ,ubain, commisstonmure dans les vittages,portaitune vieilleredingotejaune avec un pautatonde coutil bleu. Le troisième, Eugène, domestiquechezM. Marescot,se distinguaitpar sa barbe, taiuée< ommeceMcdes magistrats.
BOUVABD ET PECUCHET.382
Sorel leur montrait un nœud coulant, en fil de
cuivre, qui s'attachaità un fil ie soie retenu par une
brique, .ce qu'qn nommeun collet, et il avaitdécou-
vert le savetieren train de l'établir.« Vous~etestémoins, n'est-ce pas ? »
Eugène baissa le menton d'une manière appro-Lative,et le père Aùbainrépliqua
« Du moment que vousle dites. »
Ce qui enrageait Sorel, c'était le toupet d'avoirdresséun piège auxabords de son logement, le gre-din se figurant qu'on n'aurait pas l'idée d'en soup-çonner dans cet endroit.
Dauphinprit le genre pleurard« Je marchais dessus, je tâchaismôme de le cas-
ser. » On l'accusait toujours, on lui en voulait, ilétait bien malheureux1
Sorel, sans lui répondre, avaittiré de sa pocheun
calepin, une plume et de l'encre pour écrire un
procès-verbal.« Oh non » dit Pécuchet.Bouvard ajouta « Relâchez-le, c'est un brave
homme 1
Lui, un braconnierEh bien, quand cela serait?)) Et ils se mirentà
défendre'le braconnage on sait d'abord que les la-
pins rongent les jeunes pousses, les lièvresabtmentles céréales, sauf la bécassepeut-être.
Laissez-moidonctranquille. » Et le gardeécri-
vait, les dents serrées.
Quel entôtcmcst murmura Bouvard.Ua mot de plus, et je fais venir les gen-
da~me$1
BOUVARD ET PÉCUCHET. 383
Vousêtes un grossier personnage 1 dit Pécu-
chet.Vousdes pas grand'chose, » reprit Sorel.
Bouvard s'oubliant, le traita de butor, d'estafieret Eugène répétait « La paix la paix respectonsïa loi, » tandis que le père Aubaingémissaità trois
pas d'eux sur un mètre de cailloux.
Troubléspar ces voix, tous les chiens de la meutesortirent de leur cabanes, on voyait à traversle gril-lage, leurs prunelles ardentes, leurs mufles noirs et
courant çà et là, ils aboyaient effroyablement.« Nem'embêtezplus, s'écria leur maître, ou bien
je les lance sur vos culottes »
Les deuxamis s'éloignèrent,contents,néanmoins,d'avoir soutenu le progrès, la civilisation.
Dès le lendemain, on leur envoya une citationà
comparattredevantletribunal de simplepolice,pour
injures envers le garde, et s'y entendre condamnerà 100 francs de dommageset intérêts « saufle re-
cours du ministère public, vu les contraventionspareuxcommises coût 6 fr. 75 c. Tiercelin,huissier ».
Pourquoi un ministère public? La tête. leur en
tourna, puis se calmant, ils préparèrent leur dé-
fense, <s
Lejour désigné,Bouvardet Pécuchetse rendirent
à la mairie une heure trop tôt. Personne, des
chaiseset trois fauteuils entouraient une table ovale
couverte d'un tapis, une niche était creusée dans le
mur pour recevoirun poêle, et le buste de l'empe-reur occupant un piédouche, dominait l'ensemhin.
Il nânèrent jusqu'au grenier, où il y avait uau
pompe à incendie, plusieurs drapeaux, et dans un
4BOUVARDET P&CUCH.ET.384
coin, par terre, d'autres bustes en pl&tre le grandNapoléonsans diadème,Loui9XVIIIavec des epau-lettes sur un frac, Charles X, rèconnaissable à sa
lèvretombante, Louis-Philippe,les sources arqués
et la chevelure en pyramide l'inclinaison du toit
frôlait sa nuque et tous étaient salispar les mouches
et la poussière. Ce spectacle démoralisaBouvardet
Pécuchet. Les gouvernements leur faisaient pitié
quand ils revinrent dans la grande salle.
Ils y trouvèrent Sorel et le garde champêtre,l'un
ayant sa plaque au bras, et l'autre un képi. Unedouzainede personnes causaient, incriminées pourdé&ut de balayage, chiens errants, manque de lan-
ternes à des carrioles, ou avoir tenu, pendant Ismesse, un cabaret ouvert.
Enfin Coulonse présenta affublé d'une robe en
serge noire et d'une toque ronde avec du veloursdans le bas. Son greffier se mit à gauche, le maireen écharpeà droite et on appelapeu de temps aprèsl'affaire Sorel contre Bouvardet Pécuchet.
Louis-Martial-EugèneLenepveur,valetde chambrea Chavignolles(Calvados),profita de sa position detémoin pour épandre tout ce qu'il savait sur unefoule de chosesétrangères au débat.
Nicolas-JusteAubain, manouvrier, craignait de
déplaireà Sorel et de nuire à cesmessieurs il avait >:entendu de grosmots, en doutaitcependant alléguasa surdité.
Le juge de paixle fit se rasseoir, puis s'adressantau garde
« Persistez-vousdans vos déclarations?2
Certainement. »
BOUVABDNTPECUCHET. 38S
M
Coulonensuite demanda aux deux prévenus ce
-qu'ils avaientà dire.
Bouvardsoutenaitn'avoirpasinjurié Sorel mais,en prenant le parti du braconnier, avoirdéfendul'in-
térêt de nos campagnes il rappelales abusféodaux,les chasse.sruineuses des grands seigneurs.
« N'importe la contravention.Je vous arrête as'écria Pécuchet.
Les mots.contravention,crime et délit ne valent
tien. Vouloirainsi classer les faits punissables,c'est prendre une base arbitraire.
Autant dire auxcitoyens «Nevous inquiétezpasde la valeur de vos actions,ellen'est déterminéequepar le châtiment du pouvoir » le Codepénal, du
reste, me paraît une œuvre absurde, sans princi-
pes.« Cela sepeut »réponditCoulon.
Et il allait prononcer son jugement; mais Fou-
reau, qui était ministère public, se leva. On avait
outragé le garde dans l'exarcice de ses fonctions.Si
on ne respecte pas les propriétés, tout est perdu.«Bref, plaise à M. le juge de paix a appliquer le
maximumde la peine. »
Elle fut de dixfrancs, sous forme de dommagesetintérêts enversSorel.
« Bravo » s'écria Bouvard.Couionn'avait~pasfini« Lescondamne,enoutre, à cinqfrancsd'amende
comme.coupablesde la contraventionrelevéepar le
ministère pubiic. MPécuchetse tourna vers l'auditoire« L'amende est unebagatelle pour le riche, mais
386 BOJVARMt;T l'&CUCHET.
un désastre pour le pauvre. Moi, ça ne me taitrien! H w~
Et il avaitl'air de narguer le tribunal.« Vraiment,dit Coulon,je m'étonne que des gens
d'esprit.w
Laloi vousdispensed'en avoir1 répliquaPécu-
chet.Lejuge de paix siège indéfiniment,tandis quele juge de la cour suprême est réputé capable jus-
qu'à soixante-quinzeans, et celui de première ins-
tancene l'est plus à soixante-dix.
Mais sur un geste de Foureau, Placquevent s'a-_
vança. Ilsprotestèrent.« Ah sivousétieznommésau concours1 1
Oupar le conseilgénéral.Ou un comité de prud'hommes, d'apresune
liste sérieuse »
Placqueventles poussait, et ils sortirent, hués
des autres prévenus, croyant se faire bien voir au
moyende cette bassesse.
Pourépancherleur indignation,ils allèrent le soir
chez Beijambe; son café était vide; les notables
ayant coutumed'en partir vers dixheures. On avait
baisséle quinquet las murs et le comptoir appa-raissaient dansun brouillard une femme survint.
C'étaitMélie.
Elle ne parut pas troublée, et en souriant leur
versa deux bocks. Pécuchet, mal à son aise, quittavite l'établissement.
Bouvardy retourna seul, divertit quelquesbour-
geoispar des sarcasmoscontre le maire, et 4~sIor&
fréquental'estaminet.
Dauphin,six semainesaprès, fut acquittéfaute de°
-BOUVAHBETPÉCUCU]i:T. 387
preuves.Quellehonte Oususpectaitcesmêmes té-
moin?,que l'Unavait crus déposantcontreeux.
Et leur colèren'eut pas de bornesquandl'enregis-trement les avertit d'avoir à payer l'amende. Bou-
vard attaqua l'enregistrement comme nuisibleà la
propriété.« Vousvous trompez1 dit lepercepteur.
Allonsdonc elle endure le tiers de la charge
publiqueJe voudraisdes procédésd'impôts moinsvexatoi-
res, un cadastre meilleur, des changements ~u ré-
gimehypothécaireet qu'on supprimât la Banquede
France, qui ale privilègede l'usure. »
Girbaln'était pas de force, dégringola dans l'opi-nionet ne reparut plus.
CependantBouvardplaisait à l'aubergiste il "tti-
rait du monde, et en attendant les habitués, causait
familièrementavec la bonne.
Il émit des idées drôles sur l'instructionprimaire.On devrait, en sortant de l'école,pouvoirsoigner les
malades, comprendre les découvertesscientifiques,s'intéresser aux arts. Les exigences de son pro-
gramme le lâchèrent avecPetit et il blessa le capi-taine enprétendant queles soldats,au lieu deperdreleur temps à la manœuvre, feraient mieux c~ culd-
var des légumes.Quandvint la question du libre échange, il em-
mena Pécuchet et pendant tout l'hiver, il y eut
dans le cafédes regards furieux, des attitudes mé-
prisantes, des injures et des vociférationsavecdes
coupsde poingsur les tables qui faisaientsauter I~s
<;aneties.
JUS BOUVARD ET PÉCUCUET.
Lang!o!set les autres marchands défendaient lecommerce national Oudot, filateur, et Mathieu~orfèvre, l'industrie nationale les pcopriétau'es.eiles
fermiers, l'agricul'ure nationale, chacun réclamant
pour soi des privilèges au détriment du plus grandnombre. Les discours de Bouvardet Pécucheta!ar-,maient.
Commeon les accusaitde méconnaîtrela~a~-Mg,de tendre au nivellementet à i'.mmoraiïtô,i!s déve-
loppèrent ces trois conceptions remplacer le nom
de famillepar un numéro matricule hiérarchiserles
Français, et, pour conserver son grade, il faudraitde temps à autre subir un examen plus de châti-.zments, plus de récompenses, mais dans tous le~
villages une chronique individuellequi passerait ala postérité.
On dédaignaleur système. Ils en firent un article
pour le journal de Bayeux, rédigèrent une note au
préfet, une pétition aux Chambres,un mémoire &l'empereur. 1~
Le journal n'inséra pas leur article."Æ!
Le préfet ne daigna répondre.Les Chambresfurent muettes, et ils attendirent
longtemps un pli des Tuileries.
De quoi donc s'occupait l'empereur, de femmessans doute ? '(.
Foureau, de la part du sous-préfet, leur conseiMa
plus de réserve.
Ilsse moquaientdu sous-préfat,du préfet,descon-
seillersde préfecture,voire du Conseild'Ètat. Lajus-tice administrative était une monstruosité,car l'ad-
ministratton, par desfaveurs et des menaces, gou-
DOCVARï'MT PÉCUCHET. 3M
M.
verne injustement ses fonctionnaires.Bref, ils deve-
naient incommodes, et les notables enjoignirent à
Beijambede ne plus recevoir ces deux particuliers.AlorsBouvardet Pécuchetbrûlèrent de se signa-
ler par une œuvre qui éblouirait leurs concitoyens,et ils ne trouvèrent pas autre chose,quedes projetsd'embellissementpour Chavignolles.
Les trois quarts des maisons seraient démolies,on ferait au milieu du bourg une place monumen-
tale, un hospicedu côtéde Falaise, des abattoirs sur
la route de Caenet «au pas de laVaque une égliseromaine et polychrome.
Pécuchet composa un lavis à l'encre de Chine,n'oubliant pas de teinter les bois en jaune, les bâ-
timents en rouge, et les prés en vert, car les ta-
bleaux d'un Chavignollesidéal le poursuivaientdans
ses rêves il se retournait sur son matelas
Bouvard, une nuit, en fut réveille.« Souffres-tu? »
Pécuchetbalbutia« Haussmannm'empêche do dormir. »
Verscette époque, il reçut une lettre de Dumou-
chel pour savoirle prixdes bains de mer sur la côte
normande.« Qu'il aille se promener avec ses bains Est-ce
que nous avonsle temps d'écrire? »
Et quand ils se furent procurés une chatne d'ar-
penteur, un graphomètre, un niveau d'eau et une
boussole, d'autres études commencèrent.Ils envahissaientles propriétés souventles bour-
geoisétaient surpris d'yvoir ces deux hommesplan-tant des jalûus.
390 POUYARP~f PËCUCBE.T,
Bouvardet Pécuchet annonçaient d'un air tran-
quille leurs projets et ce qui en adviendrait.
Les habitants s'inquiétèrent, car enfin i'autorj~ôse rangerait peut-être à leur a vis?
Quelquefoison les renvoyaitbrutalement.
Victor escaladait les murs et montait dans les
comblespour y appendre un signal, témoignait de
la bonne volontéet même une certaine ardeur.
Ils étaient aussi plus contents de Victorine.
Quandelle repassaitle linge, elle poussait son fer
sur la planche en chantonnant d'une voix douce,s'intéressait au ménage, fit une calotte pour Bou-~vard, et ses points de piqué lui valurent les compli-ments de Romiche.
C'étaitun de ces tailleursqui vont dans les fermesraccommoderles habits. On l'eut quinze jours à lamaison.
Bossuavecdes yeux rouges, il rachetait ses dé-fauts corporelspar unehumeur bouffonne.Pendant
que les maîtres étaient dehors, il amusaitMarceletVictorineen leur contant des farces, tirait sa languejusqu'au menton, imitait le coucoufaisait le ventri-
loque, et le soir, s'épargnant les frais d'auberge,allait coucherdans le fournil.
Or, un matin, de très bonne heure, Bouvard
ayant froid, vinty prendredes copeauxpour allumerson feu.
Un spectaclele pétrISa.Derrièrelesdébrisdu bahut, sur une paillasse,Ro-
micheet Victorinedormaient ensemble.Il lui avaitpasséle bras autour de.la taille, et son,
autre main, longue comme celle d'un singe, la te-
POtfVARD ET PËCUCHET. 39i
nantp&run genou, les paupières entre-choses, le
visage encore convulsé dansun spasmede plaisir.Ellesouriait, étendue sur le dos. Le Mi!!ement de
sa camisolelaissait à découvertsa gorge enfantine,marbréede plaquesrougespar les caressesdu bossu;ses cheveuxblonds traînaient, et !a clarté de l'aube
jetaitsur tous les deux une lumière blafarde. °
Bouvard, au premier moment, avait ressenti
commeun heurt en pleinepoitrine. Puis une pudeur
l'empêchade faireun seul geste des réflexionsdou-
loureusesl'assaillaient.« Sijeune perdue 1 perdue »
Ensuite il alla réveiller Pécuchet, et, d'un mot,lui apprit tout.
« Ah 1 le misérable
Nous n'y pouvonsrien Calme-toi.»
Et ils furent longtempsà soupirer l'un devant l'au-tre Bouvard,sansredingote et lesbras croisés Pé-
cuchet, aubjrd de sa couche,pieds nuset en bonnet
de coton.
Romichedevaitpartir ce jour-là,ayant terminéson
ouvrage. Il le payèrent d'une façonhautaine, silen-
cieusement.MaislaProvidence~eurenvoulait.
Marcelles conduisit peu de temps après dans la
chambrede Victoret leur montraau fondde sa com-mode une piècede vingt francs. Le gamin l'avait
chargé de lui en fournir la monnaie.D'oùprovenait-elle? D'un vol, bien sûr et com-
mis durant leurs tournées d'ingénieurs. Mais, pourla rendre, il eût falluconnaître la personne, et si onla réclamait,ils auraient l'air complices.
392 BOUVARO ET PÉCUCHET.
Enfin, ayant appelé Victor, ils lui commandèrentd'ouvrir son tiroir le napoléon n'y était plus. Il
feignit de ne pas comprendre.Tantôt, pourtant, ils l'avaient vue, cette pièce, et
Marcel était incapable de mentir. Cette histoire te
révolutionnaittellement que, depuis le matin, il gar-dait dans sa pocheune lettre pour Bouvard.
«Monsieur,
« Craignantque M.Pécuchet ne soit malade,j'airecoursà votre obligeance.M.
Dequi donc la signature?
« OlympeDNttouŒEL,née CuARpEAu.»
Elleet son épouxdemandaientdans quellelocalité
~balnéaire,Courseulles, Langrune ou Lucques, se
trouvaitla meilleurecompagnie, la moinsbruyante,et tous les moyensde transport, le prixdu blanchis-
sage, etc., etc.
Cetteimportunitélesmit en colèrecontreDumou-~z
chel puis la fatigue les plongea dans un découra- ,,>gement pluslourd.
Ils récapitulèrenttout le malqu'ils s'étaient don-
né tant de leçons, de précautions, de tourments« Et songer, disaient-ils,que nousvoulionsautre-
fois faire d'elle une sous-maîtresse et de lui, der-
nièrement, un piqueur de travaux1
.–Ah! 1quelledéception!Si elle est vicieuse,ce n'est pas la faute de ses
lectures.
Moi, pour le rendre honnête, je lui avais ap-<~t.t. J-.~t~t-- .< ,.m,t(1ptta m utugmpRto uc utmuuuuo. '~ga
POUVARU RT P&CUCHR'f. 393
–Peut-être out-ils manqué d'une famillo, des
H0!usd'une mère?2 ,wJ'en étaisune objectaBouvard,ïléias! reprit Pécuchet. Maisil y a des natures
dénuées de sens moral, et l'éducationn'y peutrien.
Ah oui, c'est beau, l'éducationM»
Commeles orpheiins ne'savaient aucun métier,ou leur chercherait deux placesde domestiques;et puis, à la grâce de Dieu ils ne s'en mêleraient
plus. Et désormais, « oncle et j&o~ami »
les firent manger à la cuisine.
Maisbientôt ils s'ennuyèrent, leur esprit ayant be-
soin d'un travail, leur existenced'un but.
D'ailleurs, que prouve un insuccès? Cequi avait
échouésur des enfants pouvait être moins difncite
avecdes hommes. Et ils s'imaginèrent d'établir un
cours d'adultes.
11aurait fallu une conférence pour exposer leurs
idées. La grande salle de l'auberge conviendraità
celaparfaitement.
Beijambe, commeadjoint, eut peur de se compro-mettre, refusa d'abord, puis, songeant qu'il pouvaity gagner, changead'opinionet le fit dire par sa ser-
vante.
Bouvard,dans l'excès de sajoie, la baisa sur lesdeux joues.
w
Le maire était absent l'autre adjoint, M. Mares-
cot, pris tout entier par son étude, s'occuperait peude la conférence;ainsielle aurait lieu, et le tambour
l'annonça pour le dimanchesuivant, à trois heures.La veille,seulement, ilspensèrentà leur costume.
394 BOUVARCET PECUCHET.
Pécuchet, gr&ceau ciel, avait conservéun vieHhabit de cérémonieà colletde velours,deux cravatesManches et des gants noirs. Bouvardmit saradm-gote bleue, un gilet de nankin, des &ouUersde cas-
tor et ils étaient fort émus quand ils traversèrentle,
villageet arrivèrent à l'hôtei de la Croixd'or..
/CÏs'a~~e le manuscrit de GtM~ueF~M&c~.
A~OM~publions un extrait dit plan, ~OMt)~~Mses papiers, et qui indique la COMë/MMOMde ~OM-vrage.
CONFÉRENCE.
L'aubergede la Croixd'or, deux galeri6sde boislatérales au premier avec balcon saillant, corps de
logisau fond, café au rez-de-chaussée,salle à man-
Mr. billard, les porteset les fenêtres sont ouvertes.Foulé: notables, gens du peuple.Bouvard « II s'agit d'abordde démontrerl'utiiïté de
notre projet, nos études nous donnentle droit de par-ler. »
Discoursde Pécuchet,pédantesque.
Sottisesdu gouvernementet de l'administration,
trop d'impôts,deuxéconomiesà faire suppressiondu
budgetdes culteset de celui de l'armée.On l'accused'impiété.« Au contraire mais il faut une rénovation reli-
gieuse. M
Foureausurvient et veut dissoudre l'assemblée.Bouvardfait rire aux dépensdu maire en rappelant
ses primesimbécilespour les hiboux. Objection.« S'il faut détruire les animauxnuisibles auxplantes,
il faudrait aussi détruire le bétail, qui mange deThcrbe. <
Foureau se retire,
3~ .âS.~v~'L~l.J'J~ç.u~
j~co!e/?<wt'tï!'ti', –fanxuer. 'j~
Préjuges ce!ibatde:tprêtres, futilité de ~<!du!~û,émancipationde la femme
« Ses bouclesd'oreiiie sont le signe de sqn~aju~S,servitude. »
Harasd'hommes..
On reproche &Bouvardet Pécuchet !'inconduitedeleurs élèves. Aussi pourquoi avoir adoptéles e~d'un forçat?̀>~
Théorie de la rchaMmation. Ils dtacraient~y~Touache.
Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvar~une pétitionde lui au caaseit munipipa!.où H demande~'étabHssemcntd'un bct'detà Chavignoues. (Raisons.ttcRobin.), J""
Laséancee~t te vée'ians)ep! us grand tumulte.
En s'en retournMitchez eux, Bouvard et Pécuchet
aperçoivent te dotacstiquc de Fourbu, gatopantsur jt~.route de Fahtisettt~tMctt'icr.
Ils se couchenttroufatigues, sansse douter de toutestes tramesqui fermeMtctttcontt'eeux, expttquertes
motifs qu'ont de tcuren v&nbir tecurc.te mqdeon~ie maire,Marescot,tepeupte,tout !e ntGuUe. ~F~~
Le kndemaia~au d~euMer.its repartent de ta con~'f~rence.
Pécuchetvoit!'avenu'de,t'Hutnanitéen noirL'hommetuoderne est amoindriet devcuuu~J.Q.
'chtne.~
~narchiç Hnatedu genre huma~a~B~chuer/ IJj),ttnpo~sibU~de la Paix(id.). .f~
BOUVARD ET PÉCUCHET 397
M
Barbariepar l'excèsde l'individualismeet Jedélirede
la science.Trois hypothèses: i"le radicalismepantueiste rom-
pra tout Hcnavec le passé, et un despotismeinhumain
s'ensuivra 20si l'absolutisme théiste triomphe, le H-
bératismcdont l'humanité s'est pénétrée depuis la Ré-
forme succombe,tout est renversé 3" si les convul-
sionsqui existent depuis89 continuent, sans fin entre
deuxissues, cesoscillationsnous emporterontpar leurs
propres forces.Il n'y aura plus d'idéal, de religion,de
moratité.
L'Amériqueaura conquisla terre.Avenir(lela littérature.
PiguouHismeuniversel. Tout ne sera plus qu'unevaste ribotted'ouvriers.
Fin du mondepar la cessationdu calorique.
Bouvard voit l'avenir de l'Humanité en beau.L'Hommemoderneest enprogrès.
L'Europe sera régénéréepar l'Asie.La loi historiqueétant quela civilisationailled'Orienten Occident,- rôlede la Chine,- les deuxhumanitésenfinserontfondues.
Inventionsfutures manières de voyager.Ballon.Bateauxsous-marinsavecvitres, par un calmeconstant,
l'agitation de la mer n'étant qu'à la surface. Onverra passer les poissons et les paysages au fondde l'Océan.-Animaux domptés.-Toutes les cultures
Avenir de la littérature (contre-partiede Httétature
industrielle).Sciencesfutures. Régler la forcema-
gnétique. <?Paris deviendraun jardin d'hiver espaliers à
fruits sur le boulevard.La Seine filtrée et chaude,abondancede pierresprécieusesfactices, prodigalitéde la dorure, éclairage desmaisons on emmaga-sinerala lumière,c .r il ya des corpsqui ont cettepro-
BOUVAR D ET PÉCUCHET.398
priété, commele sucre, la.chair de certainsmollusqueset le phosphorede Bologne.Ou sera tenu d~faire badi-
geonner les façades des maisons avec la substance
phosphorescente,et leur radiationéclairerales rues.
Disparition du mal par la disparitiondu besoin.La
philosophiesera une religion.Communionde tous les peuples.Fêtes publiques.Onira dans les astres, et quand la terre sera usée,
l'Humanitédéménageravers les étoiles.
.Apeine a-t-ilfini que les gendarmesapparaissent.Entrée desgendarmes.
A leur vue, eti'roi des enfants, par l'effet de teuys
vaguessouvenirs.Désolationde Marcel.Émoi de Bouvardet Pécuchet. Veut-on arrêter
Victor?2.Lesgendarmesexhibentun mandatd'amener,C'estla conférencequi en est cause,On les accuse
dj'avoirattentéà la. religion, à l'ordre, excité à la ré-
volte,,etc. 1Arrivéesoudainede M.et M""Dumouehel,avecleurs
'Mtgages;ils viennent prendre les bainsde mer. Dumou-ahel n'est pas changé, Madameporte des lunettes et
composedes fables. Leur ahurissement.Le maire, sachant que les gendarmessont chezBou-ardet Pécuchet,arrive, encouragépar leur présence.Gorju,voyantque l'autoritéet l'opinionpubliquesont
tontreeux,a vouluen profiteret escorteFoureau.Sup-posant Bouvardle plus riche des deux, il l'accused'a-wir autrefoisdébauchéMétie.
« Moi,jamais1»Et Pécuchettremble.« Et mcmede lui avoir donnédu mal. »'Bouvardse récrie.
BOUVARD ET PÉCUCHET. 399
« Au moins qu'il lui fasse une pension pour l'enfant
qui va naître, car elle est enceinte. »
Cette seconde accusation est basée sur la Drivauté de
Bouvard au café.
Le public envahit peu à peu la maison.
Barberou, appelé dans !e pays par une affaire de son
commerce, tout à l'heure a appris à l'auberge ce qui se
passe et survient.
Il croit Bouvard coupable, le prend à l'écart, et l'en-
gage a céder, à faire une pension.
Arrivent le médecin, comte, Reine, M* Bordin,M" Marescot sous son ombrelle, et d'autres notables.
Les gamins du village, en dehors de la grille, crient,
jettent des pierres dans le jardin. (Il est maintenant bien
tenu et la pn;)t)!ationen est jalouse.)Fourcan \'cnt traîner Bouvard et Pécuchet en pri-
son.
Barberou s'interpose, et, comme lui, s'interposent
Marescut, le médecin et le comte avec une pitié insul-
tante.
Expliquer le mandat d'amener. Le sous-préfet, au
reçu de la lettre de Fourcau, leur a expédié un mandat
d'amener pour leur faire peur, avec une lettre a Mares-
cot et a Favcrges, disant de les laisser tranquilles s'ils
témoignaient du repentir.Vaucorbeil cherche également à les défendre.« C'est plutô: dans une maison de fous qu'i) faudrait
les mener; ce sont des maniaques. –Jeu écrirai au
préfet. »
Tout s'apaise.Houvat'dfera une pension s Melic.
BOUVARD ET PJÈCUCHET.400
On ne peut leur laisser la direction des enfants.Ils se rebiffent; mais commeils n'ont pas adopté léga-lement !csorphelins,te maire les reprend.
I!s.montrent une insensibilitérévoltante. Bouvardet Pécucheten pleurent.
M.AimaDumouchels'envont.
Ainsitout leur a craquédans la mcin.
Ils n'ont plus aucun intérêt dans la vie.
Bonneidée nourrieen secretpar chacun d'eux. Ils sela dissimulent. De tempsà autre, ils sourientquandelle leur vient, puis, enfin, se la communiquentsi-multanément
Copiercommeautrefois.
Confectiondu bureau a double pupitre. (Ils s'a-dressentpourcelaa unmenuisier. Gorju,quia entendu
parler de leur invention, leur propose'de le faire.
Rappeler le bahut.)Achat de registreset d'ustensiles, sandaraque,grat-
toirs,etc..
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Ils s'y mettent.
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