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Séminaire commun Strasbourg- Fribourg
« Expériences » de la mort: Kierkegaard, Rosenzweig, Heidegger
date : 21 février 2013
sous la direction de
Pr. Dr. L. Hühn & Pr. Dr. G. Bensussan
Titre de l’intervention :
« La vie, la mort et leurs figures possibles chez Kierkegaard et
Heidegger »
Auteur : Marko Tasic
Présentation :
Les pensées de Kierkegaard et de Heidegger accordent une place décisive à la mort. La
mort est comprise par nos auteurs à deux niveaux : un niveau où la mort et la vie
s’excluent mutuellement et un niveau où une certaine mort est incluse dans la vie. Mourir
à nos désirs, à nos espérances, à notre volonté n’est pas mourir tout court. Ces deux
niveaux d’intelligibilité permettent de comprendre la vie et la mort en des sens multiples.
Il s’agira d’identifier ces sens, ces figures possibles de la vie et de la mort en rendant
compte des paradoxes qui y sont liés. Ces derniers concernent les rapports que l’homme
ou le Dasein a avec lui-même, avec le monde et avec Dieu. Entre la vie du public et la vie
de l’esprit (Kierkegaard), entre la vie inauthentique et la vie authentique (Heidegger), il
s’esquisse des manières de se rapporter à soi-même qui apparaissent l’une pour l’autre
comme des figures de la mort. Ces regards croisés semblent être un fondement possible
pour le dialogue entre ces deux auteurs.
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Vie et mort chez Soeren Kierkegaard
Soeren Kierkegaard envisage l’effort du chrétien à devenir esprit comme une progression qui
se fait par sauts1, c’est-à-dire par choix, par décision, par conversion. La progression est celle entre le
stade esthétique où domine la jouissance, la légèreté, un esprit romantique, une certaine
indifférence devant le bien et le mal ; le stade éthique où il y a choix entre le bien et le mal, et
l’angoisse liée à ce choix et le stade religieux où l’homme atteint la cime de son être, la plénitude de
l’amour2 en Dieu. Un tel effort vers l’absolu religieux conduit inévitablement à mourir au monde, à
mourir à tout ce qui relève du public. La collectivité, le public, les autres, comme lieu de
l’impersonnel, de la non-vérité, de la non-responsabilité, de la non-détermination de soi comme
choix éthique, semblent être autant de figures de la mort de l’homme, ou plus précisément la mort
de l’esprit. L’homme du public annihile toute possibilité d’éprouver le divin en lui, la vie divine, la vie
profonde. L’élément public est l’élément de mort, de fuite de la vie spirituelle. A proprement parler,
l’homme n’est pas mort, il n’est pas devenu un cadavre, un corps inerte, sans vie. Il est un mort dans
la vie, dans la possibilité pour lui de devenir ce qu’il est, c’est-à-dire esprit. Ainsi s’exprime notre
auteur dans son journal (1849-1850): « Comme Johannes Climacus [perspective du non-chrétien] a
raison de le remarquer, la plupart des hommes au fond, au moment où la vie devrait se révéler à eux
dans sa profondeur, s’y dérobent par un virage et versent dans la pratique, on devient « mari, père et
roi des concours de tire » ; comme Anticlimacus [perspective du chrétien] observe justement, la
plupart des gens ne vivent jamais l’expérience de devenir esprit : ainsi ne connaîtront-ils jamais la
rencontre qualitative avec le divin »3. Cette rencontre qualitative avec le divin apparaît comme une
figure de la vie dans la vie, une figure de la vie pure, de la vie qui n’est que vivante. En s’abandonnant
aux affaires, aux rôles familiaux, sociaux, économiques, politiques, l’homme perd de vue la possibilité
pour lui de devenir esprit, de rencontrer Dieu dans un rapport de vérité, d’authenticité. L’esprit,
comme lieu de la vie divine, en est la figure paradigmatique.
Il s’esquisse entre la vie du monde et la vie en Dieu un rapport de « Ou bien…Ou bien… ».
Soit c’est la vie mondaine qui l’emporte, soit c’est la vie divine. Le rapport d’exclusion qui semble
s’établir entre vie en Dieu et vie au monde semble être marqué par un renoncement fondamental.
En disant oui au monde, l’homme dit non à Dieu, du moins à la possibilité d’une expérience
profonde, vraie de Dieu. En disant non à Dieu, l’homme dit oui au monde. Entre Dieu et le monde, il y
a l’alternative entre une exclusivité et une autre exclusivité. Là où il y a Dieu, il n’y a pas de place
pour le monde, là où il y a monde, il n’y a pas de place pour Dieu. Le rapport d’exclusion entre le
monde et Dieu ne signifie pas pour autant que celui qui mène une vie mondaine cesse de croire en
Dieu, ou ne peut éprouver quelque sentiment spirituel. Seulement, il laisse sommeiller en lui cette
part divine. Ainsi s’exprime notre auteur dans son Journal (1850-1853) : «La plupart des gens ne font
guère que laisser dormir en eux le christianisme. Ceux qui ne laissent pas de s’y rapporter s’y
prennent sans doute ainsi : ils laissent au Christ le soin pour ainsi dire de leur salut éternel, comme si
ce n’était pas du tout leur affaire, et emploient alors leur temps, leurs forces à jouir de cette vie »4.
1 Kierkegaard parle volontiers de « saut qualitatif », cf. Soeren Kierkegaard, Le concept d’angoisse, éditions
Gallimard, 1933, p.95. 2 « Tout au fond, tu m’as mis dans l’âme ineffablement l’assurance que tu es l’amour. Puis tu me traitas
paternellement comme un enfant, tu m’inculquas la même conviction une seconde fois en me prouvant sans cesse que tu étais amour » dit Kierkegaard, Journal (1850-1853), IV, éditions Gallimard, 1957, p.76. 3 Soeren Kierkegaard, Journal (1849-1850), tome III, éditions Gallimard, 1955, p. 195.
4 Soeren Kierkegaard, Journal (1850-1853), tome IV, éditions Gallimard, 1957, p.366.
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Dans cette situation, la vie en Dieu regarde la vie du monde comme une figure de la mort et la vie du
monde regarde à son tour la vie en Dieu comme une figure de la mort, la mort au monde. Chacune
de ces vies se revendique comme étant la vraie vie, la vie véritable, et chacune exprime une manière
pour l’homme de se rapporter à lui-même. Dans un cas l’homme se rapporte à lui-même
horizontalement par l’immédiateté de son moi au contact des autres, du monde et des objets qui le
composent ; dans l’autre l’homme se rapporte à lui-même verticalement par la médiation de Dieu.
Pour l’homme religieux, les catégories du monde sont des « catégories de l’immédiat », tandis que
Dieu figure la vie de la médiation. Aux yeux de notre auteur, ces catégories de l’immédiat « ne sont
rien quand elles s’opposent au Christ »5. Chacun de ces rapports apparaît aux yeux de l’autre comme
une figure de la mort dans la vie.
Il y a donc de la mort dans la vie au point où la vie sous-jacente apparaît comme ce qui rend
possible de telles morts. Il ne peut y avoir de mort dans la vie que s’il y a une vie première qui en est
le support fondamental. Il faut d’abord être vivant pour vivre la mort dans la vie. Ainsi, vie et mort se
laissent comprendre à deux niveaux, un premier niveau où il en va du simple fait d’être vivant, et où
la mort est définitive, sans retour, et un second niveau où l’on peut vivre et mourir à la vie sans pour
autant être mort. Le second niveau n’est possible que si l’on est vivant au premier niveau. Entre les
deux niveaux se joue la possibilité de passer de la considération de la vie et de la mort comme
extérieure l’une vis-à-vis de l’autre, à la considération de la vie et de la mort comme intérieure l’une
par rapport à l’autre. En outre, le rapport d’exclusion entre Dieu et le monde n’est pas un rapport
statique, immobile, mort, c’est un rapport dynamique, vivant car l’expérience religieuse renvoie chez
Kierkegaard à un effort, à un devenir, à un processus, comme la vie, plutôt qu’à un état. Ainsi
s’exprime l’auteur, dans une critique de la religiosité telle qu’elle est comprise par Schleiermacher :
«L’erreur de la dogmatique de Schleiermacher c’est qu’au fond la religiosité est toujours pour lui un
état, elle est, il représente tout en ‘être’, c’est du spinozisme. Comment elle devient, dans le sens de
naître et se conserver, au fond ça ne l’occupe pas »6. Si les guises dans lesquelles un homme devient
esprit ne semblent pas intéresser Schleiermacher, elles intéressent profondément Kierkegaard.
« Toute catégorie chrétienne porte la marque de l’éthique en tant qu’effort »7 dit l’auteur. Cette
éthique en tant qu’effort est l’éthique en tant qu’elle est la figure de la vie dans la vie, la vie rendue
possible par la vie. Loin d’être une vie statique, une vie simplement mécanique, répétitive, comme
peut l’être la vie publique, la vie en Dieu est une vie remplie de crainte et de tremblement, de
conquêtes et de défaites, d’avancées décisives et de reculs momentanés. « Toute la lutte ne
commence qu’au devenir »8 remarque notre philosophe. Les notions de lutte, de devenir, d’effort
expriment un sentiment de vitalité, de vivacité, de vie dans toute véritable expérience religieuse. Et
pourtant, il existe des figures de la mort dans la vie, des figures de la négation de la vie dans la vie,
des figures du néant dans l’être. L’une d’entre elles est ce que Kierkegaard nomme l’angoisse.
L’angoisse est ce tremblement intérieur qui ouvre l’homme à son possible, qui ramène
l’homme à la possibilité pour lui d’être. Dans l’espace des possibilités ouvert par l’angoisse, l’homme
se regarde comme pouvant-être ceci ou cela, comme pouvant accomplir telle action ou telle autre.
Comme ouverture du possible, l’angoisse est ouverture vers le « démoniaque », le mal et ouverture
5 Kierkegaard, Soeren, Journal (1846-1849), II, 15 mai 1848 à janvier 1849, II, éditions Gallimard, 1954, p. 240.
6 Kierkegaard, Soeren, Journal (1849 -1850), III, éditions Gallimard, 1955, p. 331. Relativement notamment à la
question de l’amour. 7 Ibidem.
8 Kierkegaard, Soeren, Journal (1849 -1850), III, éditions Gallimard, 1955, p. 332.
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vers le bien, le spirituel. L’angoisse est une souffrance et une détresse parce que le péché n’est
jamais très loin. Dans l’angoisse, la chute est menaçante, quasi-imminente. L’angoisse, ou plus
précisément l’instant de l’angoisse, est ambivalent. Il peut être ce discrimen qui sépare le mal du
bien, le temps de l’éternité, séparation qui rend possible la chute, et il peut aussi être l’instant conçu
comme atome d’éternité et de bien, comme voie d’accès à de l’éternel, lieu du bien. L’angoisse est
ainsi une figure à la fois de la vie (possible) dans la vie et de la mort (possible) dans la vie. La vie et la
mort reçoivent ici un sens éthique, la vie comme bien, comme éveil, comme accomplissement et la
mort comme mal, comme chute, comme déchéance. Le vide de l’angoisse devient d’autant plus
vertigineux que l’homme rapporte son présent à la totalité de l’avenir, cet avenir9 qui contient tous
les possibles, même la possibilité de son impossibilité, la possibilité de sa mort. L’angoisse est
destruction de ce qui est clos, refermé, fini, destruction qui ouvre l’être à l’infini du possible.
Paradoxalement, c’est une destruction sur laquelle l’homme se construit, s’érige comme décision,
comme résolution vers. C’est une destruction créatrice d’être. L’angoisse est une figure de la mort
dans la vie, car elle conduit l’homme vers l’impasse du vivre, vers un point mort qui semble définitif,
sans issue. Et pourtant, l’angoisse est la possibilité de la vie la plus haute, la plus vivante, la vie
renouvelée, régénérée dans la nouveauté, dans l’inédit de l’instant. « A chaque terreur qui survient,
l’angoisse souhaite la bienvenue ; et quand il n’y a plus aucune issue, quand il n’y a plus aucun point
d’appui, quand tout est perdu, quand l’homme est mort à lui-même et à sa raison, elle devient
l’esprit secourable qui conduit l’homme où il veut aller »10. A l’instant ultime où tout semble livré à la
mort, au néant, ce néant surgit de façon inouïe comme l’être de l’être, la vie de la vie, cette vie qui
unifie la vie, qui totalise la vie et semble vaincre la mort. L’angoisse est la figure du possible, de
l’atterrement du possible, ce possible qui du fond de sa possibilité ouvre l’être vers ses sublimes
extrémités. L’angoisse est la figure du sublime de la vie et du sublime de la mort, c’est pourquoi elle
apparaît comme menaçante, dangereuse, comme possibilité de l’extrême dans la vie. Elle est
ambivalente, car elle est le poison et le remède, la fin et le commencement de tout avenir, de toute
espérance. Elle est le feu qui consume et le feu qui guérit. Elle est le maître qui punit et le guide qui
sauve, elle est la nécessité du mal, du péché et la nécessité du bien, de la béatitude, elle est la voie
de la culpabilité et la voie de l’innocence.
Ces oppositions sont autant de figures de la mort et de la vie, d’une mort qui suppose la vie,
et d’une vie qui suppose la mort. Tout se tient ensemble dans une réalité de l’autre en soi qu’il faut
traverser pour communier avec l’Autre suprême. Le péché sert le bien, comme la mort sert la vie.
Entre le haut et le bas s’opère un équilibre, cet équilibre de la vie qui porte la mort en elle et de la
mort qui rend toute vie possible. Une autre notion fait figure de mort dans la vie chez Kierkegaard,
c’est cette « maladie de l’esprit »11 qu’il nomme le désespoir. Pour comprendre le désespoir, il
convient de partir de la vie de l’esprit qui est la vie du moi. « Qu’est-ce que l’esprit ? C’est le moi » dit
Kierkegaard. Et « qu’est-ce que le moi ? » demande-t-il. « Le moi est un rapport qui se rapporte à lui-
même, ou cette propriété qu’a le rapport de se rapporter à lui-même » répond-il. Il ajoute : « le moi
n’est pas le rapport, mais le fait que le rapport se rapporte à lui-même »12. Le moi est donc l’acte de
9 « le futur, possible de l’éternité (c’est-à-dire de la liberté) apparaît à son tour dans l’individu comme
angoisse», Soeren Kierkegaard, Le concept d’angoisse, éditions Gallimard, 1933, p.94. 10
Cité dans Wahl, Jean, Etudes kierkegaardiennes, chapitre VII, « Par l’angoisse vers la hauteur », éditions Vrin, 1967, p. 247. 11
Kierkegaard, Soeren, La maladie à la mort (par Anti-Climacus, Copenhague, 1849), éditions Robert Laffont, Paris, 1993, p.1207. 12
Ibidem.
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reliaison entre moi et moi-même, ou plutôt le mouvement de cette reliaison se rapportant à elle-
même. Le désespoir exprime une guise, une manière négative par laquelle l’homme se rapporte à lui-
même. En effet, dans le désespoir, il subsiste un écart entre moi et moi, cet écart que la Bible
envisage comme occasion du péché, comme lieu de la mort13. Cet écart est source de malheur, de
non-liberté de l’homme, de l’impossibilité de toute unification et totalisation de son individualité. Se
rapporter à soi-même d’une manière qui laisse subsister un écart, quelque chose d’étranger,
d’opaque entre moi et moi conduit à un état maladif, c’est-à-dire un état de mort dans la vie. Plutôt
que d’écart, Kierkegaard parle de « dysharmonie », et plutôt que de « dysharmonie », Kierkegaard
parle de « désaccord » : « La dysharmonie dont témoigne le désespoir n’est pas une simple
dysharmonie ; c’est un désaccord au sein d’un rapport qui se rapporte à lui-même et qui a été posé
par autre chose »14. Cet autre chose semble indiquer Dieu comme ce qui a rendu possible tout
rapport, c’est-à-dire tout moi. Le désespoir est une « maladie à la mort », une maladie qui, en tant
que telle, provoque une mort dans la vie, une mort comme élément négatif d’une vie toujours
vivante. La mort contenue dans le désespoir n’est pas la mort comme extériorité d’un corps inerte,
sans vie, mais comme intériorité d’une vie habitée par la mort au présent de son décours, cette mort
qui paralyse toute possibilité de choisir, de décider, cette mort qui nous contraint au mieux, à
survivre dans la vie. « Le tourment du désespoir est justement de ne pouvoir mourir »15 affirme
Kierkegaard. Le désespoir consume la vie du vivant, de sorte que l’homme désespéré finit par
envisager la mort objective comme une issue possible, une voie de sortie hors de son tourment.
Mais, tout le problème est qu’il est dans l’incapacité de mourir. Le désespéré ressemble « à l’état du
moribond qui, sur son lit, attend sa fin sans pouvoir mourir »16. Ce qu’il appelle la « torturante
contradiction » réside en ceci que le désespéré se meurt, mais son mourir est un mourir dans la vie,
un mourir qui précisément ne meurt pas. Le désespoir est « cette maladie du moi qui consiste à
mourir sans cesse, à mourir sans mourir, à mourir la mort »17, et cela dans un éternel présent qui
recommence toujours. Et « mourir la mort, c’est vivre le mourir, et le vivre un seul instant, c’est le
vivre à jamais »18. Puisque « le mourir du désespoir se transforme constamment en un vivre »19, c’est
comme si la mort, en s’approchant au plus près de la vie, telle une asymptote, fait réagir cette vie qui
l’absorbe et la convertit en une vie nouvelle.
Le néant de la mort n’est pas seulement négatif, mais agit comme une positivité qui attire la
vie vers son fond, son noyau dur, vers l’amour qui rend possible sa sublimation. La mort est amour.
Au bout du mourir, de l’anéantissement, de la régression du moi replié sur lui-même, il y a la
possibilité d’un saut vers une vie spirituellement renouvelée, conformément aux trois stades de
l’existence identifiés par notre auteur. C’est donc qu’au bout du désespoir se trouve une guérison qui
arrive de surcroît. La figure, l’horizon de cette guérison est Dieu-amour. Et pourtant, l’homme devant
Dieu est un homme atterré car « la représentation de Dieu le détruit, comme l’incendie du soleil
13
Cet écart qui s’exprime dans les paroles de saint Paul, Epître aux Romains (7,15) : « Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais », dans La Bible de Jérusalem, éditions du Cerf, 2009, p.1949. 14
Kierkegaard, Soeren, La maladie à la mort, éditions Robert Laffont, Paris, 1993, p.1208. 15
Kierkegaard, Soeren, La maladie à la mort, éditions Robert Laffont, Paris, 1993, p. 1211. 16
Ibidem. p.1211. 17
Ibidem. p.1211. 18
Ibidem. p.1211. 19
Ibidem. p.1211.
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d’été détruirait tout si le soleil ne se couchait jamais »20. Dieu afflige et Dieu guérit. Il est à la fois une
figure de la mort dans la vie par la distance qui sépare l’homme de Dieu et une figure de la vie dans la
vie par la possibilité pour l’homme de s’ouvrir à Dieu, de communier avec Dieu. La mort dans la vie
est ce que l’auteur, dans « Coupable ? »- « Non coupable ? », appelle « le royaume des soupirs »
duquel il ne peut s’arracher21. Ce royaume des soupirs, celui du désespoir, est un royaume où le moi
se consume sans pouvoir se consumer jusqu’au bout. Le désespoir est une « autoconsomption, mais
impuissante et incapable de ce qu’elle veut »22, c’est-à-dire se consumer elle-même. Notre auteur
distingue ainsi trois formes du désespoir qui sont autant de figures de la mort dans la vie : « le
désespoir où l’on n’a pas conscience d’avoir un moi (…) ; le désespoir où l’on ne veut pas être soi ; le
désespoir où l’on veut être soi »23.
La première forme de cette autoconsomption, de cette mort dans la vie, est une forme
inconsciente, celle par laquelle la singularité, l’individualité est entièrement recouverte par l’être-
collectif, par les autres. L’homme, tout en étant désespéré, n’a pas conscience de l’être. La
domination du public est la domination de ce qui est affairé, de ce qui fige toute singularité, qui
inhibe toute individualité. L’esprit du public est l’esprit de la sécurité, de la prudence, on n’ose pas
s’affirmer au-delà de ce qui est convenable, toléré, accepté. On préfère se fier au jugement d’autrui
plutôt qu’à son propre jugement, qu’à ses propres pouvoirs de réflexion. Personne n’est soi-même
dans cet état où chacun est tout le monde. Cette modalité du rapport à soi introduit un élément
étranger entre moi et moi-même, rendant par là toute relation à Dieu impossible. Dans le public,
dans ce que Heidegger appellerait sans doute le On, il n’y a pas de place pour le sens de l’intériorité.
Par conséquent, les hommes ne se consacrent à rien qui puisse engager l’être dans la totalité de sa
résolution.
Une deuxième forme du désespoir comme figure de la mort dans la vie est celle dans laquelle
« l’on ne veut pas être soi », celle de la faiblesse de la volonté, ou, si cette volonté est forte, de son
refus à assumer la totalité de l’être. Il y a comme une faille, une déficience dans la volonté, dans
notre résolution à devenir ce qu’on est toujours-déjà, à actualiser son être-possible. Dans cet état de
non-résolution, de passivité, le moi subit les exigences mondaines, les sollicitations extérieures qui
s’imposent à lui. En même temps, il prend conscience que le monde vis-à-vis duquel il doit prendre
position (d’ordre politique, économique, sociale, culturelle) ne suffit pas pour le révéler à lui-même,
dans ce qu’il est en substance, dans ce qu’il est essentiellement. Il y a une profonde insuffisance du
monde dans sa capacité à refléter l’être véritable du moi. Ce dernier découvre que la vérité
mondaine étouffe l’éclosion de la vérité du moi, ce qui peut créer les conditions d’un conflit
fondamental entre moi et les autres, ou entre moi et l’autre dans les autres. Devant l’abîme des
20
Cité dans Wahl, Jean, Etudes kierkegaardiennes, chapitre XIII, « La catégorie de ce qui est au-dessus des catégories », éditions Vrin, 1967, p.407. 21
« Ah ! Pourquoi neuf mois dans le sein de ma mère ont-ils suffi à faire de moi un homme âgé ; pourquoi ne m’a-t-on pas mis au maillot dans la joie ; pourquoi suis-je né non seulement dans la douleur, mais pour la douleur ; pourquoi mes yeux se sont-ils ouverts non pour regarder le bonheur, mais uniquement pour plonger dans le royaume des soupirs, sans pouvoir m’en arracher ! », Kierkegaard, Soeren, dans « Coupable ? » - « Non coupable ? » (par Frater Taciturnus), éditions Robert Laffont, 1993, p.1008. 22
« Cependant, le désespoir est justement une autoconsomption, mais impuissante et incapable de ce qu’elle veut. Mais ce que veut le désespoir est une nouvelle forme d’autoconsomption où de nouveau le désespoir est incapable de ce qu’il veut, se consumer lui-même », dans La maladie à la mort, éditions Robert Laffont, p.1211-12. 23
Soeren Kierkegaard, La maladie à la mort, éditions Robert Laffont, Paris, 1993, p. 1207.
7
possibilités qui s’ouvre sous ses pieds, le moi s’effraie, refuse de regarder ce qui se présente à ses
yeux, n’ose pas assumer la responsabilité de l’être-possible qui se présente devant lui. Cet être est la
figure de l’autre dans le même, cet autre qui pourra devenir-même dans le progrès spirituel. Il est
encore étrange, étranger au moi, bien qu’il constitue son fond, sa vérité première. Le moi s’attache
encore à ce qui réconforte, à ce qui sécurise. Il est conscient que l’actualisation du moi profond a un
prix, celui du renoncement vis-à-vis de l’affairement quotidien, la rupture avec ce que Heidegger
nomme l’« être-au-monde » au profit d’un éveil spirituel, d’un être-au-Dieu, cet être qui s’épanouit
dans l’isolement. L’Isolation est une catégorie si importante pour Kierkegaard qu’il affirme que
« c’est à travers elle et par elle que subsiste le christianisme »24. L’Isolation est l’occasion pour le
chrétien de devenir esprit, d’assumer son moi et se confronter à son créateur, Dieu, au point où
« tout le reste n’est que remèdes à faire vivre la maladie »25. Dans l’état de faiblesse, d’indécision
dans laquelle se trouve l’homme livré à cette forme de désespoir, le monde devient un poids, un
obstacle, qui ne peut être surmonté que par une décision d’ordre éthique. S’isoler demande du
courage.
Enfin, la troisième forme du désespoir peut surprendre, parce qu’elle décrit un moi qui n’est
plus passif, mais bien actif, un moi qui semble déterminé à sortir de la mort dans la vie, pour une vie
nouvelle, régénérée. Dans cette troisième forme, le moi part désormais de lui-même, non plus des
sollicitations extérieures du monde. Il est à lui-même son propre lieu d’activité, son point de départ
et son point d’arrivé. Il est engagé dans un processus où il décide, choisit, où il créé le sens du réel. Il
sait qu’il y a encore du chemin à parcourir jusqu’à Dieu, jusqu’à la sphère religieuse. L’homme est
encore désespéré parce qu’il prend conscience de l’immensité de la tâche à accomplir. Il s’agit donc
bien d’une forme de désespoir, même si cette forme demeure singulière et exceptionnelle. Elle est
l’étape par laquelle le moi, en prenant conscience qu’il est un rapport, s’ouvre à ce qui a posé ce
rapport, à une transcendance, un infini, à Dieu. Dieu devient la figure de la Vie, de la promesse de la
Vie, qui vient sortir l’âme de la mort-désespoir. Ainsi, il y a du désespoir tant que l’homme se
rapporte au monde ou à ses propres forces, et il y a sortie du désespoir lorsque l‘homme s’engage,
comme en une possibilité devenue « nécessité intérieure », sur la voie de la puissance divine dans le
miroir de laquelle il retrouve une transparence vis-à-vis de lui-même. Si la chute de l’homme dans le
désespoir se produit lorsque Dieu « le laisse pour ainsi dire échapper de sa main »26, tout l’effort vers
la guérison consiste à revenir dans la main de Dieu. Revenir à Dieu, c’est cesser de se rapporter à soi-
même horizontalement dans un rapport fini, et se rapporter à soi-même verticalement dans un
rapport infini. Dans cette verticalité conquise, l’homme est ouvert à ce qui a posé son rapport à soi,
son moi d’essence éternelle, Dieu. Dieu apparaît comme une occasion propice, un kairos, qui est
toujours là quelque part, mais qu’il faut trouver, qu’il faut rencontrer dans le fond de l’âme.
L’homme livré aux mains du public, à l’opinion des autres, se trouve vis-à-vis de lui-même dans une
condition d’extériorité, de -ek, de hors-de. Cette condition est une figure de la mort dans la vie.
Toute la promesse de la vie en Dieu réside en ce que cette extériorité, cette opacité deviendra
intériorité, transparence à soi. Dieu est la figure de la Vie-infinie dans la vie-finie, figure d’une
réappropriation du moi par lui-même, d’une réappropriation de la Vie fondamentale, la Vie source de
la vie, la Vie-amour. Puisque le désespoir, pour notre philosophe, est à l’esprit ce que le vertige est à
24
Kierkegaard, Soeren, Journal (1846-1849), II, éditions Gallimard, 1954, p.120. 25
Ibidem. 26
Kierkegaard, Soeren, La maladie à la mort, éditions Robert Laffont, 1993, p. 1209.
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l’âme27, Dieu est la seule issue possible, celle qui offre un monde par-delà le monde, un monde en
dépit du monde, un monde du plein, de la plénitude, de l’achèvement où le vertige devant le vide n’a
plus lieu d’être, et où le moi supporté par Dieu devient d’autant plus supportable pour l’homme28.
Vie et mort chez Heidegger
Husserl considérait les élaborations de Sein und Zeit comme des « acrobaties avec la
mort »29. A première vue, la mort, comme la destruction de l’existence, de la vie, semble être son
contraire, voire son ennemi. Il y aurait entre la vie et la mort un rapport d’extériorité radicale, un
rapport d’opposition frontale. S’il y a de la vie, il n’y a pas de mort, et s’il y a de la mort, il n’y a pas de
vie. La mort serait cet évènement, ou non-évènement, qui interrompt la vie. Devant cette vision
naïve, la pensée de Heidegger nous invite à comprendre que, bien loin d’être l’ennemi de la vie, la
mort peut se révéler comme son ami le plus intime, le plus intérieur. La mort est posée par
Heidegger à deux niveaux, un niveau ontique-existentiel et un niveau ontologique-existential. Le
premier niveau envisage le Dasein comme être-déchu (verfallen), comme toujours-déjà engagé dans
une facticité, une quotidienneté. Selon ce premier niveau, auquel correspond un temps vulgaire
(durchschnittlich), chronologique, abstrait, la mort marque simplement l’arrêt, le terme, la fin de
l’existence. Il est né à telle date et il est mort à telle autre date. « La quotidienneté est bien
justement l’être ‘entre’ naissance et mort »30 affirme l’auteur. Au niveau de l’ontologique-
existentiale, la question de la mort se pose tout autrement. La mort, en ce sens, qualifie certes une
fin, mais une fin en tant qu’elle rend possible la totalisation de l’être au présent. La mort, où plutôt la
conscience31 que le Dasein en a comme être-pour-la-mort (Sein Zum Tode), devient l’horizon à partir
duquel le Dasein possibilise la possibilité pour lui d’être-tout. « La structure existentiale de cet être se
révèle comme la constitution ontologique du pouvoir-être-tout du Dasein »32. Seul l’être propre,
individuel, peut se totaliser, tandis que l’être de l’opinion commune, l’être inauthentique est tenu
pour « non-total »33.
Sous sa compréhension existentiale, la mort permet au Dasein d’accéder à la vie originaire, et
de mourir à la vie recouverte, à la vie préoccupée, sédimentée. Par la conscience de la mort comme
sienne, le Dasein peut vivre la vie de la résolution (Entschlossenheit), cette vie qui est une « modalité
27
«(…) le vertige est à l’âme ce que le désespoir est à l’esprit (…)», Kierkegaard, Soeren, La maladie à la mort, éditions Robert Laffont, 1993, p. p. 1210. 28
A l’inverse de ce jeune homme ambitieux qui, ayant pour devise « ou César ou rien », ne devient pas César, et « n’étant pas devenu César, il ne peut maintenant supporter d’être lui-même », c’est-à-dire ne peut supporter son moi ou de cette jeune fille qui désespère de la perte de l’objet aimé et dont le « moi (…) est désormais pour elle un vide écœurant », un vide insupportable, cf. Kierkegaard, Soeren, La maladie à la mort, éditions Robert Laffont, 1993, p. 1212-13. 29
Cité dans Richir, Marc, « Vie et Mort en phénoménologie », Alter n°2 : Temporalité et affection – Fontenay-aux-Roses – octobre 1994 – pp.336. 30
Heidegger, Martin, Être et temps, §45, [233], « Le résultat de l’analyse-fondamentale préparatoire du Dasein et la tâche d’une interprétation existentiale plus originaire de cet étant », éditions Martineau, p.189. 31
« Or, l’attestation d’un pouvoir être authentique, c’est la conscience qui la donne ». L’interprétation existentiale « conduit à l’aperçu suivant lequel un pouvoir-être authentique du Dasein réside dans le vouloir-avoir-conscience », Heidegger, Martin, Être et temps, §45, [234], p.190. 32
Heidegger, Martin, Être et Temps, Deuxième section, « Dasein et temporalité », §45, [234], éditions Martineau, p.190. 33
Ibidem. §45, [233], p.189.
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du souci authentique »34. Ainsi « l’être du Dasein (lui-même) doit être manifesté comme souci »35. Le
souci apparaît comme la figure de la vie résolue, cette vie qui appartient originairement à la structure
ontologique du Dasein, et non à ses occurrences ontiques36. Si le souci comme lieu de résolution
semble être une figure de la vie, il est aussi une figure de la mort. Le souci (donc la vie) et l’être-pour-
la-mort (Sein zum Tode) sont à ce point liés, que l’auteur affirme : « le souci est être pour la mort »37.
Cela semble vouloir dire : la vie comme souci c’est être-pour-la-mort, et tout ce qui est accompli en
dehors de cette vie-souci relève d’une non-vie, d’une mort. La mort est ce négatif qui rend la vie
d’autant plus vivante. Elle est le néant qui rend possible l’être de la vie authentique. A la mort ainsi
comprise, correspond une temporalité d’un autre ordre, une temporalité originaire et infinie
(ursprünglichere und unendliche Zeitichkeit), « originaire et authentique », qui devient la temporalité
à partir de laquelle l’autre temps, le temps mondain peut être pensé comme sa dérivation. Cette
«temporalité se dévoile comme le sens du souci authentique »38, c’est-à-dire de la vie authentique.
Le Dasein se rapporte à la mort comme à sa possibilité la plus extrême, « absolue et indépassable »39,
celle de son impossibilité. C’est précisément cet horizon d’impossibilité qui fait de la mort, comprise
existentialement, une figure de la vie résolue. Ainsi s’exprime notre auteur dans une conférence de
1925 consacrée à Dilthey : « Moi-même je suis ma mort précisément lorsque je vis. Il ne s’agit pas ici
de décrire les manières de mourir (Todesarten), mais de comprendre la mort comme possibilité de la
vie. Nous ne voulons pas faire une métaphysique de la mort, mais comprendre ses structures d’être
dans la vie »40. En 1924, il affirme également : « Anticiper la possibilité d’être la plus extrême, ce
n’est pas mourir, mais vivre. C’est dans le vivre, et non dans le mourir, que réside le poids de l’être-
là »41.
La mort exprime la possibilité pour la vie d’être ce qu’elle est en son fond. Une telle vie
conduit le Dasein à une existence qui lui serait propre, individuelle, authentique. La mort est l’avenir
du Dasein, ou plus précisément, la possibilité pour lui de réaliser un avenir ici et maintenant. La mort
comme possibilité n’est pas la mort effective, mort qui précisément anéantirait l’être-possible du
possible. Elle est la mort comme à-venir, comme ce qui est déterminé quant à son fait, mais
indéterminé quant à son quand. Cette mort comme horizon du Dasein le conduit à convertir au
présent sa guise, sa vie mondaine, inauthentique, en une guise, une vie propre, authentique. Cette
conversion est un acte de passage d’une vie tenue pour morte vers une vie tenue pour vivante. Un
tel acte, comme passage de la mort vers la vie, est la figure du renouvellement de la vie. Toutefois,
entre une modalité de vie inauthentique et une modalité de vie authentique, il est toujours question
de vie. Comme être-au-monde (In-der-Welt-Sein), comme vivant dans le monde, le Dasein vit dans la
vie de ce monde. Loin d’être mort, il y est bien vivant. Si, dans le monde, se meuvent des Daseins
34
Heidegger, Martin, Être et Temps, §65, « La temporalité comme sens ontologique du souci », éditions Martineau, [327], p. 252. 35
Heidegger, Martin, Être et Temps, chapitre II, §12, [58], « Esquisse préparatoire de l’être-au-monde à partir de l’orientation sur l’être-à…comme tel », p.65. 36
« Le souci n’a rien à voir avec la « peine », les « ennuis », les « soucis de la vie » qui se rencontrent ontiquement en tout Dasein », Ibidem. 37
Heidegger, Martin, Être et Temps, §65, [329], « La temporalité comme sens ontologique du souci », p. 254. 38
Heidegger, Martin, Être et Temps §65, [326], « La temporalité comme sens ontologique du souci », p.252 39
Heidegger, Martin, Être et Temps, §51, [251], « L’être pour la mort et la quotidienneté du Dasein », éditions Martineau, p. 201. 40
Cité dans Sommer, Christian, Heidegger, Aristote, Luther, Les sources aristotéliciennes et néo-testamentaires d’Être et Temps (1927), éditions Puf, 2005, p.182. 41
Ibidem. note 6.
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vivants, c’est le signe que le monde est lui-même une figure sinon de la vie, du moins d’une certaine
vie, celle de l’ « être-l’un-avec-l’autre quotidien »42. Une dialectique subtile semble s’installer entre la
vie et la mort, puisque la mort à la vie mondaine rendrait possible la vie de la vie originaire. Toujours
une vie semble supposer, ou être conditionnée par la mort d’une autre vie, et toujours une vie
s’oppose à une autre vie. La vie mondaine, sédimentée s’oppose à la vie profonde, originaire et
s’impose à ses dépens ; la vie originaire, qui suppose l’épochè (la mise entre parenthèses -
Ausschaltung-), la mort au monde, s’oppose au monde, et relève de l’hors-monde. C’est la
concurrence des vies au cœur du Dasein. A chaque fois, une vie plus vivante vient s’opposer à une
autre vie, et qui, au nom de ce surplus, de ce plus présumé de vie, condamne, qualifie l’autre vie de
mort. Et c’est toujours au nom de la vie, que la vie (mondaine ou originaire) se revendique comme la
vie véritable. La vie mondaine se revendique comme véritable dans la mesure où elle est ce sans quoi
le Dasein ne peut être vivant, puisqu’il en dépend comme de sa première condition de possibilité, en
tant qu’il est en son entièreté, un être-au-monde (zu-der-Welt-Sein); la vie profonde se revendique
comme véritable en ce sens qu’elle désédimente ce qui est sédimenté, elle ouvre ce qui est refermé,
elle rompt le sens en sa continuité, en sa significativité et l’ouvre vers le pressentiment de l’être.
L’ouverture du Dasein (Erschlossenheit des Daseins) devient une figure de la possibilité de la vie
véritable, tandis que sa fermeture à cette vie-là est tenue pour une mort. Chaque vie a des raisons
pour considérer l’autre vie, la vie qui tend à la nier, comme une mort, de sorte que nous nous
trouvons devant une vision quasi spectrale des vies se revendiquant comme telles et refusant d’être
qualifiées en termes de mort.
Dans ces conditions, qu’est-ce qui peut justifier le fait de considérer le monde comme une
figure d’une certaine mort ? La réponse semble tenir à ceci qu’entre le Dasein et le monde, il y a une
inégalité structurelle, puisque le monde survit au Dasein, tandis que le Dasein ne survit pas au
monde. Un Dasein fini, mortel se rapporte à un monde infini, immortel. Le Dasein ne partage avec ce
monde ni l’immortalité, ni l’infinité. Le monde accueille le Dasein et lui survit, de sorte que, même si
le Dasein est déterminé existentialement comme être-au-monde43, il est précisément au-monde,
c’est-à-dire un rapport, un se-rapporter-au-monde. Et pourtant, le monde n’est pas à comprendre
comme un contenant, à l’image du verre qui contient de l’eau ou de l’armoire qui contient des
vêtements44, il est plutôt le terme d’un rapport constitutif de l’être du Dasein. Si le Dasein se tient
toujours-déjà dans l’horizon d’un monde, ce monde, bien qu’étant « un caractère du Dasein lui-
42
Heidegger, Martin, Être et Temps, §27, [125], éditions Martineau, p. 114. Tout en reconnaissant cette guise quotidienne, cette guise existentielle, dans laquelle le Dasein se tient sous l’emprise d’autrui (« Le Dasein, en tant qu’être-l’un-avec-l’autre quotidien, se tient sous l’emprise d’autrui », Être et Temps, §27, éditions Martineau, p.114), Heidegger qualifie l’« être-avec » (Mitsein) de « constituant existential de l’être-au-monde » (Heidegger, Martin, Être et Temps, §26, éditions Martineau, p.114), c’est-à-dire qu’il appartient à l’essence, à l’être du Dasein d’être pour autrui. Même isolé, un Dasein est en vue d’autrui. 43
« Dasein besagt : in der Welt sein », Heidegger, Martin, Gesamtausgabe, Der Begriff der Zeit, Band 64, (publié en 1924), éditions Vittorio Klostermann, 2004, p. 19. « L’être-à, au contraire, désigne une constitution d’être du Dasein, c’est un existential »(…) «L’être-à…est donc l’expression existentiale formelle de l’être du Dasein en tant qu’il a la constitution essentielle de l’être-au-monde », Être et temps, §12, [54], éditions Martineau, p.63. 44
Exemples cités par Heidegger, « nous inclinons à comprendre etre-à comme être-dans qui « nomme le mode d’être d’un étant qui est ‘dans’ un autre comme l’eau ‘dans’ le verre, le vêtement ‘dans’ l’armoire ». Pour Heidegger, l’être-à comme être-dans ne peut concerner que des étants-sous-la-main, qui n’ont pas le mode d’être du Dasein, cf. Être et temps, §12, [54], éditions Martineau, p.63.
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même »45, ne se réduit pas au Dasein. Le monde ne dépend pas de ce Dasein-là pour être, c’est
plutôt l’inverse. En conséquence, le Dasein est davantage le rapport, le mouvement du se-rapporter-
au-monde que le terme du rapport. Nous voilà devant un paradoxe, un déséquilibre qui fait pourtant
l’équilibre stratifié du monde. Un Dasein structurellement déterminé à avoir une fin, ne peut faire
autrement (en tant que Dasein commençant) que se penser à partir d’un monde qui est, quant à lui,
infini, sans fin. Par conséquent, cela rend possible une illusion, un aveuglement, une aliénation, une
mort du Dasein à lui-même dans le monde. Le Dasein est aveuglé par les catégories même du
monde, catégories qui assurent la survie infinie du monde, mais pas celle du Dasein. Le tragique du
Dasein consiste en ceci qu’il se pense à partir d’une extériorité dont les besoins sont autres que les
siens propres. Le Dasein collabore au monde, sans que le monde puisse changer structurellement la
condition d’être du Dasein. Si, jusque-là, le monde était la figure la vie infinie, il devient pour le
Dasein la figure d’une non-vérité, d’un leurre, d’une mort. Dans cette situation dans laquelle des
Daseins mortels et finis se rapportent à un monde immortel et infini, le monde agit comme un miroir
qui déforme les formes vraies du Dasein qui s’y reflète. Ce dernier ne se voit pas comme il est
authentiquement, dans la vérité du Grund, de l’ouvert de l’être, mais comme il est
inauthentiquement, dans une modalité d’être qui le rend étranger, mort à lui-même. Et pourtant, il
faut bien reconnaître au monde sa fonction vitale, celle de donner un monde à une conscience qui,
autrement, en serait dépourvue. Une conscience sans monde est une conscience livrée à la psychose,
à la mauvaise folie ou à la mort. Il faut reconnaître que le monde sauve le Dasein du néant de
monde. Il rend possible une certaine vie au Dasein. Le monde est donc une figure ambivalente, une
figure de la vie en tant qu’elle offre un quelque chose sur quoi le Dasein peut s’appuyer et une figure
de la mort au sens où les catégories mondaines ne permettent pas au Dasein de se découvrir dans sa
vérité fondamentale. Le monde à la fois tient sa promesse et ne la tient pas. Là où il la tient, c’est le
monde comme figure de la vie, là où il ne la tient pas, c’est le monde comme figure de la mort.
Entre le Dasein et le monde, il y a un rapport d’appropriation. Heidegger qualifie les vécus de
la vie comme des « évènements appropriants » (Ereignisse). Le Dasein s’approprie le monde et dans
cet acte d’appropriation, il fait devenir-même quelque chose qui est autre. Mais ce n’est pas un
rapport de propriété qui caractérise le Dasein se rapportant au monde, ou se rapportant à lui-même
à travers le monde. Le Dasein emprunte au monde les possibilités pour lui-même de devenir
mondain, d’avoir un monde. Il est dans un rapport de dette vis-à-vis du monde, ce que Heidegger
appelle « l’être-en-dette »46. Entre le monde et le Dasein, il semble y avoir une dette réciproque. Si le
Dasein a besoin d’un monde qui l’accueille, dont il hérite, comme son support pour être-au-monde,
pour appartenir à la communauté des Dasein, à leur destin collectif, le monde a besoin de Dasein
pour être, comme supports qui sont autant d’appuis sur lesquels il repose. Il n’y a pas de monde
possible sans Dasein comme son fondement ultime, sa condition de possibilité. Le monde ne peut
mourir que si tous les Dasein sans exception, meurent. Un seul Dasein parvient-il à survivre, et le
monde n’est pas mort, quoique affaibli dans ses appuis. Mort et vie, aliénation et libération
caractérisent le monde comme ses figures ambivalentes. L’aliénation ne vient pas simplement du
monde, elle vient aussi de l’attitude du Dasein. Le Dasein se fuit, s’esquive lui-même dans le monde
45
« Le ‘monde’, au sens ontologique, n’est pas une détermination de l’étant que le Dasein n’est essentiellement pas, mais un caractère du Dasein lui-même », Être et Temps, §14, [64], éditions Martineau, p.71. 46
Heidegger, Martin, Être et Temps, §58, [281], « Compréhension de l’ad-vocation et dette », éditions Martineau, p.221.
12
factice, puisque le « On interdit au courage de l’angoisse de la mort de se faire jour »47. Il fuit la
possibilité pour lui d’être ce qu’il est toujours-déjà car cela suppose d’affronter une autre figure de la
mort dans la vie, qu’est l’angoisse. Cette « angoisse [qui] s’angoisse pour le pouvoir-être de l’étant
ainsi déterminé »48 s’identifie précisément à l’être-pour-la-mort. « L’être-pour-la-mort est
essentiellement angoisse »49 affirme l’auteur. L’angoisse est une figure de la mort comprise comme
désormais ma propre mort et aussi comme mort au monde. Dans le premier sens de la mort
comprise comme mienne, l’angoisse rend possible une vie, précisément la vie de la mienneté
(Jemeinigkeit), du propre de l’être. L’angoisse, cet affect (Befindlichkeit), cette tonalité (Stimmung)
fondamentale, est aussi une figure ambivalente, puisqu’elle se manifeste comme nécessité d’une
mort au symbolique et comme possibilité d’une vie renouvelée. L’angoisse est à la fois une figure de
la mort en surface et de la vie en profondeur. Si, à la surface, tout est étranger (fremd), tout est
autre, c’est que dans la profondeur, il y a peut-être du chez-soi, du Heim, du même. Or, précisément,
tel n’est pas le cas. Dans l’angoisse, le Dasein n’est pas chez soi (nicht-zuhause-sein). Le Grund de
l’être est le lieu de l’Unheimliche, donc un fond qui n’est pas le Heim, mais la crise du Heim.
Dès lors, comment la profondeur peut-elle être tenue comme le lieu de la vie véritable, alors
même qu’elle ne renferme que de l’étrange, de l’Unheimlichkeit et aussi de la négativité vis-à-vis du
monde ? A la peur de rompre cette harmonie parfaite, ce système d’évidences mondaines, cet
équilibre des symboles logiquement enchaînés les uns aux autres, s’ajoute la peur de découvrir dans
le fond rien, rien de solide (de solidifié) sur quoi le Dasein puisse se reposer. Dans l’Unheimliche de
l’angoisse, il n’y a pas d’autre lieu sur lequel le Dasein puisse s’appuyer que lui-même comme son
propre lieu. Le sans-appuie, le sans-lieu, le sans-devant-quoi déterminé de l’angoisse révèle le Dasein
à son ipse, à son ipséité, à la possibilité de son devenir le plus propre reflété dans le miroir de la mort
comprise comme désormais sienne. Il n’y a pas d’appuie autre que le soi, ce qui ouvre le possible à sa
possibilité, celle d’une liberté nouvelle, liberté qui porte le nom de résolution, de tenir-pour-moi un
monde choisi, modelé par moi, un monde (authentique, vivant) hors du monde (inauthentique,
mort). Dans ce monde hors du monde se joue la possibilité pour moi d’être, d’assumer la vie de ce
moi en la résolution de ses actes. Jusque-là, le Dasein se trouvait en face du monde dans une
situation de dette radicale, d’ « être-en-dette », ici le Dasein, en prenant conscience, dans l’angoisse,
de sa possibilité la plus propre, qui est son impossibilité, commence à se désendetter. Il commence à
se désendetter dans la mesure où il s’approprie le vivre comme sien, et la possibilité pour lui d’être à
l’origine d’un monde hors de ce monde, d’un monde en dépit du monde. L’authenticité est une
figure de la vie au sens où le Dasein qui s’y meut, devient créateur de mondes nouveaux. En créant
des mondes, le Dasein se désendette jusqu’à ce que le monde mondain ne finisse par absorber ces
mondes créés et les intégrer dans la continuité morte de ses symboles, de ses Wesen symboliques.
Dans l’authenticité, la mort est connue et reconnue comme l’avenir à la fois le plus certain et
le plus indéterminé. Par cette certitude incertaine, l’avenir se rapporte au présent comme une
injonction, comme une urgence. L’urgence, c’est d’être. Ainsi l’authenticité dépend de l’aptitude du
Dasein à connaître, à reconnaître la mort comme le néant destinal qu’il porte comme sa première
vérité. Cela pose la question plus générale de la possibilité pour la mort d’être connue et reconnue.
Comment connaître ce quelque chose qui est à la fois rien et tout ? Sous quelle modalité cette
47
Heidegger, Martin, Être et Temps, §51, [254], « L’être pour la mort et la quotidienneté du Dasein », p. 203. 48
Heidegger, Martin, Être et Temps, §53, [266], « Projet existential d’un être authentique pour la mort », p. 211. 49
Ibidem.
13
connaissance se laisse-t-elle saisir ? Connaître la mort, est-ce connaître l’état objectif, le fait
observable d’un corps mort, d’un corps-cadavre, d’un corps objet (Körper, en termes husserliens)?
Ou est-ce avoir conscience au présent de ma mort comme l’évènement possible le plus propre
(eigentlich)? Il y a, dans tout connaître mondain, une dimension abstraite, simplifiante, vulgaire (au
sens spécifique de durschnittlich), qui contraste avec la richesse concrète de l’être éprouvé, de l’être
senti dans la complexité de ses vécus. « Le connaître est un mode dérivé de l’accès au réel »50 dit
Heidegger. Le réel de la mort connu ontiquement, sous le mode d’un étant intramondain, n’est pas le
réel de la mort connu ontologiquement ou existentialement. La mort comme évènement
inauthentique est la mort reconnue comme une réalité familière, mondaine, tandis que la mort
comme évènement authentique est la mort reconnue non plus comme une réalité familière, mais
comme une possibilité étrange. Il y a de l’étrange, de l’étranger dans l’expérience du possible de la
mort, cet étrange qui est paradoxalement ce qui m’est le plus propre et que je ne reconnais pas
encore comme mien. Reconnaître cette étrange possibilité comme ma possibilité la plus propre est
un acte de libération d’un possible qui jusque-là était recouvert d’une impossibilité toute mondaine.
Ce possible que jusque-là je ne connaissais pas comme mien, désormais je le reconnais comme mien.
De cette mienneté reconnue, jaillit la vie originaire. Et pourtant, la question se pose de savoir: où est
la vie ? Est-elle dans ce corps biologique, ce corps-soma encore vivant et dont le circuit organique est
voué à cesser, à s’interrompre un jour ? Est-elle dans ce corps de chair (Leib), ce corps-psychè, dont
on ne peut dire s’il est voué à la mort ou à la vie éternelle ? Entre corps et chair, entre corps et âme,
il y a la disproportion entre la certitude d’une fin, d’un terme, d’un temps définitif, achevé et
l’incertitude d’une non-fin, d’un non-terme, d’une vie promise à se survivre à elle-même. A une
différence verticale de degré des profondeurs entre vie et mort dans la vie, succède une différence
horizontale entre un corps voué à la mort, voué à son arrêt comme corps abritant la vie, et l’âme-
chair qui, comme animée (animus), viendrait prolonger, survivre par-delà la fin du corps objectif.
Seule une vie en Dieu constitue la promesse d’une non-interruption de la vie, ce Dieu que Heidegger
a voulu dégager de la théologie chrétienne et de la tradition métaphysique. Dieu est lui-même
précédé par l’auto-fondation de l’être dans lequel le Dasein se meut toujours déjà. Ce n’est plus
Dieu, mais l’être qui constitue une figure de la vie qui ne saurait être autrement que vivante, cet être
dont le Dasein est le « berger » (der Hirt des Seins)51. Dans l’ouverture de l’être, la vie devient
résolument tournée vers l’excès, l’excèdence d’elle-même. La coappartenance fondamentale entre
l’homme et l’être exprime la coappartenance entre l’homme et la vie. Dieu est une figure de l’être
pour l’homme, il est une figure par laquelle l’homme a accès à la vie de l’être, sans que cette figure
soit l’être lui-même. La découverte de l’être en sa vérité (a-létheia) rend possible la découverte du
sacré, ce sacré qui, à son tour, rend possible la découverte de la figure infigurable de Dieu52. L’être, le
sacré et Dieu apparaissent ici comme des figures de la vie car ils introduisent la possibilité, au
présent, de l’évènement de la vie divine dans l’ouvert du Dasein. Un tel évènement (Ereignis) ouvre
l’horizon, la possibilité pour le Dasein d’être unifié et totalisé (Ganzheit), horizon qui est l’expression
du mouvement de la vie dans l’être et du mouvement de l’être dans la vie.
50
Heidegger, Martin, Être et Temps, §43, [202], « Dasein, mondanité, réalité », p.166. 51
«Der Mensch ist der Hirt des Seins», Heidegger, Martin, Brief über den Humanismus, 1946, in Wegmarken, Frankfurt/M: Klostermann, 2004, GA9, p. 331. 52
« Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’Etre que se laisse penser l’essence du sacré. Ce n’est qu’à partir de l’essence du sacré qu’est à penser l’essence de la déité. Ce n’est que dans la lumière de l’essence de la déité que peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot Dieu », Brief über den Humanismus, GA9, p.351, cité dans Sylvaine Gourdain, « Heidegger et le ‘Dieu à venir’ : s’il y a être, pourquoi Dieu ? », dans Klesis, Revue Philosophique, Später Heidegger, 2010=15, p.91.