n Cahiers de la Fondation Charles-de-Gaulle n
Cahier n° 15 - 2005
La PoLitiqueéconomique et financière
du généraL de gauLLe1958-1969
Cahiers de la Fondation Charles de Gaulle
LA POLITIQUE ECONOMIQUE
ET FINANCIÈRE
DU GÉNÉRAL DE GAULLE
1958-1969
Fondation Charles de Gaulle
5, rue de Solferino 75007 Paris
Cahiers déjà parus
n" 1 « L'établissement des relations diplomatiques entre la France et la
Chine populaire », 168 p., 1995.
n° 2 « De Gaulle enseigné », 220 p., 1995.
n° 3 « Archives du Rassemblement du Peuple français (RPF) », 219 p.,
1996 (Inventaire).
n° 4 « La genèse du RPF », 254 p., 1997.
n° 5 « La participation dans l'Entreprise », 174 p., 1998.
n° 6 « Coudenhove-Kalergi-de Gaulle, une certaine idée de l'Europe »,
280 p., 1999.
n° 7 « L'idée de Nation chez Charles de Gaulle », 141 p., 2000.
n° 8 « Bernard Tricot 1920-2000 », 180 p., 2001.
n° 9 « Maurice Patin, témoignage », 183 p., 2001.
n° 10 « Gaullisme et Gaullistes dans l'Ouest parisien, de la Libération à
la fin des années 50 », 224 p., 2001.
n° 1 1 « Le colonel de Gaulle et son régiment, de la théorie à la pratique,
507 e Régiment de chars », 275 p., 2002.
n° 1 2 « Le général de Gaulle et la recherche scientifique et technique »,
289 p., 17 €
n° 13 « Le Rassemblement du peuple français et l'Outre-mer », 175 p.,
17 €
n° 14 « La France et la Grèce dans le monde au temps de De Gaulle et
Caramanlis » 190 p., 18 €
Suivi éditorial : Philippe Oulmont,
avec le concours de Létizia de Linarès
© Fondation Charles de Gaulle, 2005
ISSN 1266-2437
SOMMAIRE
La politique économique et financière de 1 958 à 1 969
Antoine Dupont-Fauville, ancien conseiller du général de Gaulle, et
Jean Boissonnat, ancien directeur de la rédaction de L'Expansion 7
Débat 32
De Gaulle, les finances extérieures de la France et le système monétaire
international
André de Lattre, ancien conseiller du général de Gaulle, et
Michel Margairaz, professeur d'histoire à l'université Paris VIII 43
Débat 65
De Gaulle et la construction européenne
François-Xavier Ortoli, ancien ministre du général de Gaulle, et
Robert Frank, professeur d'histoire à l'université Paris I 73
Débat 95
De Gaulle et la modernisation de l'économie française
Jean Méo, ancien conseiller du général de Gaulle, et
Alain Beltran, directeur de recherche au CNRS 105
Débat 122
Les mécanismes de décision du général de Gaulle dans le domaine de la
politique économique et financière
Jean-Maxime Lévêque, ancien conseiller du général de Gaulle, et
Alain Plessis, professeur émérite d'histoire à l'université Paris X 127
Débat 150
Annexe : Ministres des Finances et collaborateurs directs du général
de Gaulle en matière d'économie et de finances 155
Index 157
Le Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle organise
périodiquement des colloques, entretiens ou conférences visant à appro-
fondir et actualiser les connaissances relatives aux divers domaines de
l'action du général de Gaulle. Au cours de l'hiver 2004-2005, un cycle
de conférences a été consacré à la politique économique et financière du
général de Gaulle de 1958 à 1969.
Comme l'ont exposé dans l'introduction de la première conférence,
M. le professeur Alain Larcan, président du Conseil scientifique de la
Fondation Charles de Gaulle et M. André de Lattre, ancien conseiller
économique et financier du général de Gaulle et responsable du cycle,
l'objet de ces conférences était d'associer, dans l'analyse d'un certain
nombre d'aspects de cette politique, le regard de témoins, ministre ou
collaborateurs du Général, et celui d'universitaires ou observateurs exté-
rieurs particulièrement compétents en ces matières.
Une quinzaine d'années après le grand colloque De Gaulle en son
siècle 1 , tenu à PUNESCO en novembre 1990 et au cours duquel ces
questions avaient fait l'objet d'un examen approfondi, il a paru opportun
de réunir dans le présent Cahier l'ensemble des conférences du cycle et
des débats qu'elles ont suscités.
1 . En particulier dans le tome III « Moderniser la France » des actes du colloque, pages 17 à 287, Pion - La Documentation française, 1992.
La politique économique et financière
de 1958 à 1969
Antoine Dupont-Fauville 2 et Jean Boissonnat 3
Alain Larcan, président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle
M. le président, Mesdames, Messieurs
En vous souhaitant la bienvenue, je voudrais saluer les nombreux
auditeurs et auditrices fidèles de nos cycles de conférences précédents
ainsi que les nouveaux venus qui seront certainement intéressés par le
sujet de notre thématique de cette année : De Gaulle et la politique
économique et financière, 1958/1969. Nous ne reprendrons donc pas les
problèmes de 1945/1946, le choix entre les propositions Pleven et les
propositions Mendès France, mais nous traiterons de la politique écono-
mique et financière de la Ve République.
Monsieur André de Lattre, membre du Conseil scientifique de la
Fondation, ancien conseiller économique et financier du général de
Gaulle, ancien professeur à Sciences Politiques, a préparé, avec une
grande minutie dont je le remercie tout particulièrement, ce programme
qui associe des témoins, anciens collaborateurs du général de Gaulle, à
des spécialistes universitaires des problèmes économiques et financiers.
Ils montreront, j'en suis sûr, non seulement ce qui s'est passé sur le plan
historique du temps du général de Gaulle, mais aussi la pérennité des
idées-force du Général. Plus l'on avance dans l'approfondissement de
cette pensée, quel que soit le sujet, mieux l'on s'aperçoit que le général
de Gaulle a des idées simples qui ne sont pas des idées simplistes, des
2. Ancien conseiller du général de Gaulle. 3. Ancien directeur de la rédaction de « L'Expansion »..
idées qui sont caractérisées par leur profondeur et en même temps, leur
pérennité ; ce qui fait que les problèmes que nous allons envisager d'un
point de vue historique se retrouvent, certes avec une modification de
l'environnement, dans les problèmes d'actualité.
M. de Lattre va maintenant présenter ce cycle consacré à cet aspect
relativement peu connu des activités du Général.
André de Lattre
Merci Monsieur le président
Si j'ai l'honneur de présenter et d'introduire ce cycle, c'est en vérité
pour la simple raison qu'il y a quarante-six ans cet automne, j'ai été solli-
cité pour être chronologiquement le premier des conseillers financiers
du général de Gaulle à l'Elysée, du général de Gaulle président de la
République.
Le programme du cycle, qui vous a été remis et que je vais parcourir
avec vous, montre bien que notre préoccupation essentielle a été d'asso-
cier dans chaque conférence, les acteurs et témoins : conseillers
financiers du Général, ou dans le cas de François-Xavier Ortoli, ministre
du Général, et des spécialistes de l'université ou des observateurs. Il se
trouve que les témoins qui étaient à l'époque tous assez jeunes, âgés de
35 à 40 ans, un peu plus dans le cas de Roger Goetze, sont encore,
malgré les décès que nous déplorons : Roger Goetze, Alain Prate, Jean
Dromer, assez nombreux pour vous apporter leur témoignage. Nous
voulons aussi rappeler, et notamment par l'écrit puisque nos débats
feront l'objet d'une publication, les points forts de cette politique écono-
mique et financière du général de Gaulle. Bien sûr, tout ou presque a été
dit au colloque « De Gaulle en son siècle » de novembre 1990 ; la poli-
tique économique et financière y a fait l'objet de la moitié d'un gros
volume de 600 pages ; il n'y a donc pas grand chose de nouveau à dire
sur le sujet, mais il est très important de rappeler ce qu'a été cette poli-
tique, quels en ont été les points forts, quelles en sont les valeurs. Et,
sans vouloir à tout prix faire parler le Général, en se gardant naturelle-
ment de toute hagiographie, en se méfiant aussi des anachronismes,
dégager les nombreuses leçons qui restent aujourd'hui valables. Certes,
les circonstances sont différentes. Un certain nombre de données de
notre vie d'aujourd'hui n'existaient pas du temps du général de Gaulle :
il n'y avait pas de chômage : au début des années 1970, on ne comptait
que 300 000 demandeurs d'emploi ; il n'y avait guère de mouvements
internationaux de capitaux ni de vrais marchés financiers ; la « mondiali-
sation » n'existait pas ; l'Asie n'était pas entrée dans le concert des
nations dont la croissance importe aux autres ; le rôle de l'Etat dans
l'économie n'était évidemment pas le même qu'aujourd'hui.
Mais il reste de cette période un extraordinaire héritage : l'ouverture
de la France sur l'extérieur qui est sans doute la contribution essentielle
du Général, la modernisation de notre économie : l'électricité nucléaire :
seule en Europe, la France a la maîtrise complète du cycle de l'uranium ;
la création d'un des « grands » du pétrole ; l'espace ; l'industrie aéronau-
tique ; tout cela a pris naissance sous le Général. Et plus encore, comme
l'a dit M. le Professeur Larcan, les valeurs : le sens de l'effort, le refus de
faire peser sur les générations futures le poids d'une dette excessive,
restent des valeurs d'aujourd'hui.
Parcourons donc rapidement notre programme. Aujourd'hui,
Antoine Dupont-Fauville et Jean Boissonnat procéderont à une analyse
cursive de toute la période, aussi bien en ce qui concerne la maîtrise de
la politique conjoncturelle, les crises auxquelles le Général a eu à faire
face, que les axes essentiels des réformes qu'il a initiées et poursuivies.
En novembre, j'étudierai avec le professeur Margairaz le redressement
des finances extérieures françaises et la critique du système monétaire
international. En janvier 2005, François-Xavier Ortoli et le professeur
Robert Frank analyseront la contribution du Général à la construction
européenne, aussi bien dans ses débuts en 1958 avec les problèmes de la
zone de libre-échange, qu'à travers les crises de 1965 avec la naissance
de la politique agricole commune. En mars, Jean Méo et le professeur
Alain Beltran se consacreront à la modernisation de la France dans
l'agriculture, l'industrie, la distribution, la finance. Enfin, en avril,
Jean-Maxime Lévêque, avec la collaboration du professeur Alain Plessis,
traitera des mécanismes de décision du Général : comment travaillait-il
avec ses ministres ? Avec ses conseillers ? Qui recevait-il ? Quelles
opinions extérieures souhaitait-il recueillir ? C'est un sujet que nous
n'avions pas évoqué au colloque de 1990 et qu'il est sans doute oppor-
tun de traiter aujourd'hui.
Tels sont les contours de notre exercice. En voici les limites : il y a
des sujets que nous ne traiterons pas comme tels : par exemple la poli-
tique monétaire et la réforme du crédit qui n'ont pris une physionomie
plus moderne que tout à fait à la fin de la période ; Olivier Wormser a
prêté serment devant le général de Gaulle comme gouverneur de la
Banque de France, huit jours avant le référendum d'avril 1969. D'autres
sujets ont été écartés à dessein parce qu'ils ont fait l'objet de cycles de
conférences ou de colloques particuliers. Ils sont naturellement essen-
tiels, mais nous n'y ferons qu'épisodiquement référence : l'enseignement
et la recherche, les salaires, la participation, les problèmes sociaux,
l'aménagement du territoire, la réforme de l'administration.
Il n'est pas nécessaire d'introduire longuement les deux orateurs
d'aujourd'hui : Antoine Dupont-Fauville a été avec Roger Goetze, le
premier conseiller financier du général de Gaulle à Matignon, à l'été de
1958. Par la suite, il a suivi Michel Debré dans ses divers postes et
notamment comme directeur de son cabinet aux Finances en 1966,
avant d'entamer une longue et brillante carrière de banquier. Jean Bois-
sonnat a été, on le sait, un grand journaliste économique, directeur de la
rédaction de L'Expansion, arbitre de débats politiques à la télévision et,
ce qui est également cher à mon cœur, membre du Conseil de la poli-
tique monétaire de la Banque de France.
Je me hâte de leur céder à l'un et l'autre la parole, et en premier lieu
à M. Antoine Dupont-Fauville.
Antoine Dupont-Fauville
Cette première conférence est axée sur deux thèmes : la politique
conjoncturelle et un certain nombre de réformes. Je voudrais simplement
faire une remarque générale et fournir une précision. Nous allons parler
« économie et finances », mais en réalité, l'action dans ce domaine est au
service d'un dessein politique qui n'a pu être mené à bien que grâce à une
volonté politique ; comme l'écrit le Général : « L'efficacité et l'ambition de
la politique sont conjuguées avec la force et la puissance de l'économie ».
Le rétablissement du rang de la France implique une économie forte, en
expansion, ouverte à la concurrence, dont les progrès profitent à tous dans
un pays uni. Je précise que j'ai fait de nombreux emprunts au colloque de
1990 dont a parlé André de Lattre, et au livre remarquable d'Alain Prate,
mon ami malheureusement décédé aujourd'hui. J'ai essayé d'y ajouter
aujourd'hui, un peu de mon expérience personnelle. Commençons donc
par la politique conjoncturelle ; nous retiendrons quatre périodes : le Plan
de décembre 1958, le Plan de stabilisation de septembre 1963, la relance
de 1967 et la gestion de l'après mai 1968.
I - Politique conjoncturelle
1) Le Plan de décembre 1958
En me rappelant cette période, je ne puis m'empêcher d'être, et je
crois être le seul d'ailleurs, iconoclaste en indiquant qu'à mon avis, la
fameuse formule de Jean Fourastié, « Les Trente Glorieuses », traduit
certes une part de vérité pour ce qui concerne l'évolution des indices de
production, mais couvre ce qui a été plus une rupture qu'une simple
continuité. Dans ses Mémoires d'espoir, le Général le dit en une ligne :
« Notre pays qui a guéri, au bord de la mort, son économie, ses finances,
sa monnaie ». Comme nous étions seulement « au bord de », beaucoup
de personnes ont oublié la situation qui était la nôtre lorsque le Général
est revenu au pouvoir en 1958. Michel Poniatowski, qui était cette
année-là, attaché financier aux Etats-Unis, a rappelé lors d'un colloque,
qu'il allait presque chaque mois, demander une rallonge en devises aux
Américains. Notre endettement envers les Etats-Unis était de 3 milliards
de dollars, dont la moitié exigible avant un an, alors que nos réserves de
change étaient de 610 millions de dollars. Le prêt consenti en janvier
1958 au tandem Monnet-Schweitzer, avait été accordé sous réserve du
plafonnement du réescompte des effets de la CACOM, ce qui peut
paraître très technique mais ce qui signifie en fait un contrôle des Améri-
cains sur le volume des logements sociaux en France. Le Trésor devait
couvrir un déficit de l'ordre de 5 à 6 % du PIB et les prix s'envolaient.
En réalité, la France était paralysée et les hommes politiques, aussi intel-
ligents et lucides que Félix Gaillard, n'avaient rien pu faire d'autre que
de prendre des mesures en trompe-Pœil qu'eux-mêmes savaient ineffica-
ces. Le plan de 1958 qu'on a appelé « Rueff », que j'appellerai plus
justement « de Gaulle », décide d'aller au fond des choses et de couvrir
un grand nombre de domaines. Dans son allocution du 28 décembre
1958, le Général déclare : « Avec mon gouvernement, j'ai donc pris la
décision de mettre nos affaires en ordre, réellement et profondément ;
nous avons adopté et demain nous appliquerons tout un ensemble de
mesures financières, économiques, sociales qui établit la nation sur une
base de vérité et de sévérité, la seule qui puisse permettre de bâtir sa
prospérité ».
C'est dans cette optique d'avenir, visant à établir des bases solides
pour notre pays, que seront prises toute une série de mesures dont je ne
donnerai pas le détail. Il y a trois volets : arrêt de l'inflation par
rééquilibrage budgétaire, complété par une nouvelle loi organique rela-
tive aux lois de finances et la suppression des indexations, une action
monétaire réaliste avec une dévaluation de 17,5 % et l'introduction des
nouveaux francs et, enfin et surtout, l'ouverture sur l'extérieur. Comme
André de Lattre, je pense que ce dernier point est le choix essentiel. Il
entraîne la libération des échanges, modulée suivant les zones intéres-
sées, une première étape de l'abaissement des droits de douane vis-à-vis
des pays du Marché commun et le retour à la convertibilité externe du
franc.
Le Plan fut un succès. L'expansion repart vigoureusement, l'aug-
mentation des prix est limitée, la balance commerciale est pratiquement
équilibrée ; nos réserves de change, négatives à la fin de 1958, seront de
20 milliards de francs à la fin de 1962. Seule ombre au tableau, selon
moi, il n'y a pas de retour à l'indépendance du bilan de la Banque de
France, objectif théoriquement souhaitable, mais pratiquement peu
réaliste dans la situation générale d'alors. En tout état de cause, comme
l'indique le Général, ainsi est établie la base solide sur laquelle le pays
doit inscrire sa transformation. C'est la première phase.
2) Le Plan de stabilisation de septembre 1963
Les accords d'Evian et la fin du conflit algérien vont entraîner des
changements qui auront des conséquences évidentes sur la politique
économique. Il y a en premier lieu, le retour des 800 000 Français
d'Afrique du Nord, qui crée une demande supplémentaire dans de
nombreux domaines. Il y a aussi un climat général : l'équipe du nouveau
Premier ministre et de son ministre des Finances adopte plus un prag-
matisme souple que la rigueur préoccupée de l'avenir qui caractérisait
Michel Debré. La masse des salaires distribués dans le secteur privé
augmente de 11 % en 1962 et le SMIG est relevé en juin, puis en
novembre 1962. Au début de 1963, ce fut la grève des mineurs. Le
Général, alerté par ses collaborateurs, réagit aussitôt. Il décrit lui-même
la situation. « En été 1963, alors que depuis un an l'augmentation du
produit national atteint tout juste 5,8 %, l'ensemble de la masse moné-
taire (billets, bons du Trésor, dépôts dans les banques, chèques postaux),
est passé de 123 à 142 milliards, que la progression des salaires a été de
l'ordre de 10 %, que l'indice des prix s'est élevé de 6 % et que, si les
exportations ont gagné 1 1,5 %, c'est de 23 % qu'ont monté les importa-
tions. Au cas où se poursuivrait cette dégradation d'équilibre
économique, le franc serait bientôt mis en cause » ; et il ajoute un peu
amer : « il faut d'ailleurs bien reconnaître que le souci, à plus forte
raison, le dogme d'une monnaie inébranlable, n'occupe pas beaucoup
d'esprits ». Le Général le dit à qui de droit, MM. Pompidou et Giscard
d'Estaing, en convoquant deux conseils pour la fin de l'été, qui abouti-
rent au Plan de stabilisation du 12 septembre 1963. Les principales
mesures sont les suivantes : blocage des prix, abaissement des droits de
douane, diminution de 2,3 milliards de l'impasse budgétaire, freinage du
crédit et des prêts au logement, mesures en faveur de l'emploi. Dans
l'ensemble, le Plan se révèle bénéfique. Alors que la production reste
forte, les investissements élevés, le rythme d'augmentation des salaires,
de la consommation et des prix diminue très sensiblement. Le
commerce extérieur restera cependant déficitaire et le rythme des haus-
ses de prix demeure très supérieur à celui de l'Allemagne et encore plus
à celui des Etats-Unis. En matière budgétaire, la situation s'améliore
nettement. Giscard d'Estaing comprend habilement le parti qu'il peut
tirer d'une situation que le Général l'a forcé à assumer : le budget de
1965 fut le seul de la Ve République, voté et exécuté en équilibre.
3) La relance de 1967
Michel Debré prend la responsabilité de l'Economie et des Finances
au début de 1966. Quelques jours auparavant, le 30 novembre 1965, a
été promulgué le cinquième Plan, qui constitue ce que nous appellerions
aujourd'hui, la feuille de route pour les années 1966-1970. En effet,
l'objectif fondamental est défini : « assurer sur des bases solides, la capa-
cité concurrentielle de notre économie en vue de préserver son
indépendance, d'assurer son expansion dans l'équilibre et de faire d'elle
le support d'un progrès social réel et durable ». Chaque mot compte. La
notion de capacité concurrentielle est d'autant plus affirmée que la
réalisation complète de l'union douanière est proche, elle est pour le
1 er juillet 1968.
Cet objectif se traduit par quelques chiffres-clés concernant la crois-
sance de la production, les investissements des entreprises, la croissance
des salaires ainsi que l'obligation de respecter les grands équilibres en
matière de prix ou de commerce extérieur. L'année 1966 s'inscrit tout à
fait dans cette ligne sauf sur un point : l'apparition d'un déficit du
commerce extérieur. De même si l'expansion croît au rythme de 5,9 %
sur l'ensemble de l'année, une inflexion sensible apparaît au deuxième
semestre et va durer pendant le premier semestre 1967.
L'année 1967 s'annonce sous des auspices moins favorables, d'au-
tant plus que la conjoncture internationale est franchement mauvaise.
L'économie française est à la fois plus ouverte vers l'extérieur, mais plus
dépendante de lui depuis les mesures prises ces dernières années. L'Alle-
magne, notamment, est devenue un partenaire très important ; or ce
pays, ainsi que son ministre des Finances, Karl Schiller, l'explique à
Michel Debré, a été amené à prendre dès 1966 des mesures très strictes
pour maintenir la stabilité des prix et de la monnaie, élevée à la hauteur
d'un dogme depuis les réformes Erhard. L'indice de la production
industrielle baisse en Allemagne de 6 % entre le premier trimestre 1966
et le deuxième trimestre 1967. De même en Grande-Bretagne, la crois-
sance ne sera que de 1,5 %, gênée par les mesures protectionnistes des
Etats-Unis qui sont confrontés à un déficit extérieur croissant.
En France, la hausse du PIB, dont l'opposition critique le caractère
très insuffisant, sera néanmoins de 5 %, grâce notamment à la forte
hausse des investissements privés, + 6,7 %, favorisée par les déductions
fiscales. En effet le climat politique, par suite d'événements internes et
externes, s'est nettement détérioré, ce qui crée une ambiance pour le
moins morose. Même si la situation de l'emploi ne s'était pas dégradée,
contrairement aux affirmations répétées des médias, il est vrai qu'une
politique salariale prudente, peut-être trop prudente, avait fait qu'en
dépit d'une relative stabilité des prix, (+ 2,6 % sur l'année) pour la
première fois depuis 1960, le pouvoir d'achat du salaire horaire avait
cessé de progresser pendant le deuxième semestre de 1967.
Dans la ligne du cinquième Plan, des mesures d'incitation avaient
été prises dès mai 1966, avec des avantages fiscaux en faveur des investis-
sements et un assouplissement du régime des prix. Tout au long de
l'année 1967, et notamment au Conseil du 12 juillet, des mesures de
nature fiscale et budgétaire visent à soutenir l'activité. Gonflé par le défi-
cit de la Sécurité sociale, le déficit global atteint 6,7 milliards en 1967.
De nouveau, le 24 janvier 1968, des mesures importantes sont prises
pour stimuler la consommation mais en maintenant les objectifs
essentiels du Plan.
Le premier, c'est l'équilibre du commerce extérieur, ce qui n'est pas
facile dans la conjoncture internationale. L'équilibre est rétabli en 1967
après le déficit de 1966 ; cette condition d'indépendance est d'autant
plus prioritaire que d'âpres et importantes discussions interviennent au
même moment concernant le système monétaire international.
Le second objectif est la stabilité des prix ; or une menace existe. En
effet si le principe de la généralisation de la TVA au commerce a été voté
en 1964, son application a été reportée au 1 er janvier 1968 et nous
redoutions un emballement des prix. Or non seulement la hausse a été
limitée à 2,6 % en 1967, mais grâce notamment à un effort considérable
de communication, la hausse redoutée pour le début de 1968 ne s'est
pas produite.
Au début de 1968, ainsi que l'indique Alain Prate, le contraste est
évident entre les bonnes données statistiques et les commentaires néga-
tifs de la presse ; l'expansion est manifestement repartie ; l'indice de la
production industrielle est passé de 126 en juillet 1967 à 138 en avril
1968, dans un climat de reprise internationale amorcée en Allemagne à
l'été 1967, alors que nous sommes libérés de l'hypothèque sur les prix
du fait de l'application de la TVA.
4) La gestion de Faprès mai 1968
C'est dans ce contexte qu'intervient mai 1968. Chacun connaît ces
événements dont l'histoire n'a pas encore été vraiment écrite, les
éléments les plus intéressants me paraissant être dans les Mémoires de
Bernard Tricot. Les conséquences sur le plan économique et financier
furent importantes mais contrastées ; la hausse du SMIG, décidée en
juin, est de 30 % ; en moyenne les salaires nominaux sont relevés de
10 %, puis s'élèvent au rythme de 7 % l'an ; les prix montent, mais
moins que prévu : 3,1 % pour le deuxième trimestre de l'année et 5,2 %
pour l'ensemble de l'année. La production industrielle baisse de 15 %
au deuxième trimestre, mais stimulée par la bonne conjoncture interna-
tionale et les mesures de soutien prises en juin et juillet, ainsi que par les
déductions pour investissement d'octobre, elle repart vigoureusement. Si
bien que, du premier trimestre 1968 au premier trimestre 1969, sa
hausse est de 9,3 %. Le nombre des chômeurs, peu élevé, diminue
encore.
Les conséquences sur le climat général sont au moins aussi impor-
tantes. La mini-révolution marque le triomphe d'un choix en faveur de
la liberté et du bonheur. L'influence des médias est considérable, il faut
à tout prix du nouveau ; c'est l'excès de rigueur qui a entraîné la crise.
La thèse à la mode, soutenue vigoureusement par le CNPF, est qu'il faut
relancer à tout prix l'économie pour permettre aux entreprises, grâce à
une production accrue, de supporter la charge des salaires et de tenir les
engagements pris envers les salariés. Le budget de 1968 avait été voté
avec un déficit initial de près de 2 milliards de francs, porté à 5,5 par le
plan de relance de janvier 1968. Les diverses mesures prises ensuite ont
porté le déficit à 15 milliards qu'il fallut financer dans des conditions
d'autant plus difficiles que la crise avait entraîné une fuite des capitaux
en dépit du rétablissement du contrôle des changes. Il était admis que la
solution, aussi bien de l'expansion des entreprises que des déficits
publics, ne pouvait être qu'une expansion monétaire. La création moné-
taire entre mai et novembre 1968 atteint 23 milliards, soit un peu plus
que la diminution de nos réserves en devises pendant la même période.
Les balances commerciales et des paiements courants, excédentaires en
1967, deviennent déficitaires de, respectivement, 614 et 1450 millions.
A cette conception de fuite en avant qui triomphe en pratique,
s'opposent ceux, peu nombreux, qui veulent au contraire rétablir un
certain ordre et garder la maîtrise des événements. Le général de Gaulle
est de ceux-là. Il le manifeste dès le 19 juin dans une allocution, puis aux
Conseils des 26 juin et 19 juillet. Dans l'intervalle, il a voulu que la
France tienne ses engagements et honore l'échéance du 1 er juillet pour la
réalisation intégrale de l'union douanière. Mais la situation se détério-
rant, se pose assez vite la question de la parité du franc, question
aggravée par une spéculation en faveur d'une réévaluation du mark,
affaire dans laquelle la France n'obtient aucun soutien de l'Allemagne.
Le Général était très attaché, on le savait, à la valeur du franc qu'il avait
institué sur des bases solides au début de la Ve République. Presque tous
les experts officiels, les groupes de pression, les médias, considéraient
néanmoins la dévaluation comme acquise. Le Général tranche le
23 novembre : la parité du franc est maintenue. Mais cette décision
négative n'avait de sens que si elle était prolongée par des mesures positi-
ves pour rétablir les grands équilibres. Comme en 1958 et 1963, le
Général décide de se porter lui-même en première ligne et présidera, le
29 novembre et 19 décembre 1968, puis 28 janvier et 11 mars 1969, les
Conseils restreints portant sur les principaux aspects de la politique
économique et financière.
La première mesure fut de rétablir le contrôle des changes qui avait
été supprimé le 4 septembre. Les décisions budgétaires ramènent le défi-
cit de 1969 à 1,4 milliards, contre 11,4 en 1968. Le Général donne
lui-même les instructions pour que le budget de 1970 revienne à
l'équilibre, ce qui sera obtenu. Un effort parallèle fut mené en matière
monétaire ; on revient, dès le 12 novembre 1968 à l'encadrement du
crédit, les taux sont fortement relevés, on admet que les taux pratiqués
en France ne peuvent être fortement inférieurs à ceux de l'eurodollar qui
atteignent 12 % en milieu de 1969. Enfin, comme le souhaite le Général,
on s'efforce d'étaler dans le temps les fortes hausses de salaires décidées
en juin ; l'augmentation des salaires dans la fonction publique et les
entreprises nationales est limitée forfaitairement à deux fois 3 et 2,5 %.
En réalité, l'économie française, confortée par les mesures prises entre
1958 et 1968, connaîtra jusqu'en 1973, une période de développement
en rééquilibrant ses échanges extérieurs et en diminuant l'endettement
de l'Etat.
La maîtrise de la conjoncture était nécessaire mais ne constituait pas,
en elle-même, une finalité. L'objectif visé par le Général était manifeste-
ment plus ambitieux. Il fallait d'une part, rétablir la France à son rang
dans le monde ; il fallait d'autre part, réunir les Français en les faisant
participer à ce progrès économique, en ne laissant pas sur le bord de la
route des régions ou des catégories sociales. La France forte passait par
une nation unie. Comme l'écrit Michel Debré : « le pragmatisme, à quoi
certains veulent résumer le gaullisme, ne doit pas dissimuler l'essentiel ».
Dès lors qu'un problème surgit, on sent à quel point l'orientation du
Général est éclairée par la longue méditation qui l'a accompagné toute
sa vie sur les destinées de la France.
Appuyé sur une large adhésion du pays et les institutions renouve-
lées, le Général va donc guider une série de réformes en profondeur dans
de nombreux domaines. J'en sélectionnerai quatre : l'ouverture des
marchés, la politique agricole, les lois-programme économiques et la
modernisation du secteur financier. Nous passons donc à un exercice
tout à fait différent puisqu'il s'agit maintenant des réformes et non plus
de la conjoncture.
II - Les réformes
1) L'ouverture des marchés
Roger Goetze a écrit dans ses Mémoires : « La grande œuvre du
Général, c'est finalement d'avoir imposé l'entrée dans le Marché
commun ». Aujourd'hui, cette nécessité apparaît rétrospectivement
évidente ; en 1958, cela ne l'était pas pour tout le monde, mais les
membres du comité Rueff et l'équipe du Général, notamment Goetze,
en étaient convaincus. L'important, c'est que le Général en était lui aussi
persuadé.
Tout concourait dans ce sens, la France avait largement achevé sa
reconstruction dans un cadre protégé, les limites étaient atteintes, l'ex-
pansion ne pouvait plus se concevoir que dans la compétition
internationale, la concurrence, critère d'efficacité. Comme l'écrit le
Général : « C'est une certaine sécurité mais une médiocrité certaine que
les barrières des douanes ». La médiocrité n'était pas un objectif.
Il était clair que l'ouverture entraînait non seulement des change-
ments techniques, mais une transformation profonde et permanente des
mentalités et des pratiques. La cohésion du Plan de 1958 impliquait l'ar-
rêt de l'inflation ; or la mesure la plus efficace à cet égard était
clairement l'ouverture des frontières.
Enfin, nous avions pris des engagements internationaux et il était
souhaitable que la France honorât sa signature. Le 1 er janvier 1959 est la
date limite pour le retour généralisé à la convertibilité externe des
monnaies pour les pays industrialisés, pour le respect des engagements
de libération des échanges au sein de l'OECE et le passage à la première
étape du Traité de Rome. Or Maurice Faure, européen convaincu, est
allé demander en mai 1958, au nom de la France, que celle-ci bénéficie
d'une clause de sauvegarde à l'OECE et Pierre Pflimlin a déclaré qu'il
ne serait pas en mesure d'honorer les engagements de la France pour ce
qui concerne la diminution des droits de douane.
Au 1 er janvier 1959, tous nos engagements sont tenus : rétablisse-
ment de la convertibilité externe du franc, libération à hauteur de 40 %
puis de 90 % des importations à l'égard des pays de l'OECE, et de 50 %
à l'égard des pays de la zone dollar, abaissement de 10 % des droits de
douane à l'égard des pays du Marché commun et élargissement des
contingents.
L'orientation ainsi marquée sera poursuivie avec continuité et
succès ; il faut toutefois bien se rappeler que les décisions du Traité de
Rome ne préconisaient pas une libération immédiate et générale, mais
une marche par étapes, permettant à l'économie de s'adapter, un tarif
extérieur commun et des dispositions pour une politique agricole qui n'a
toutefois pas été arrêtée en 1958. La situation de la France s'étant
améliorée, une accélération du désarmement douanier fut envisagée
mais le Général rappela que l'accord de la France supposait le respect de
l'ensemble des clauses du Traité et notamment un accord sur les affaires
agricoles. Celui-ci ne fut acquis que le 14 janvier 1962, ce qui entraîna le
report du passage à la deuxième étape prévue pour le 1 er janvier. Mais
ensuite, en dépit de certaines divergences, la réalisation de l'union doua-
nière fut poursuivie sans discontinuité jusqu'à son achèvement final le
1 er juillet 1968. C'est dans le même esprit d'ouverture avec maintien de
dispositions équitables et raisonnables, que la France aborda, par l'inter-
médiaire de la Commission européenne qui en était chargée
directement, les négociations avec le GATT, connues sous le nom de
Kennedy Round. L'accord final du 16 mai 1967 aboutit, suivant les
termes d'Alain Prate, à un équilibre réaliste de concessions réciproques
sur tous les points essentiels.
Durant toute cette période, l'ouverture aux marchés a donc été cons-
tante et importante, mais encadrée, pragmatique et prudente.
2) La politique agricole
L'ouverture de notre économie sur l'extérieur, point fondamental, je
le répète, du Plan de Gaulle de 1958, pose immédiatement un
problème : notre économie est-elle en état d'affronter la concurrence, et
conduit à regarder, face notamment à notre voisin allemand, nos problè-
mes de structure.
Il faut, je crois, faire un véritable effort en 2004, pour se représenter
ce qu'était la situation de l'agriculture et des agriculteurs en France à
cette époque et son importance économique, sociale et politique. L'agri-
culture comptait encore 25 % de la population active, 2,3 millions
d'exploitations dont seulement 110 000 avaient plus de 50 ha. En 1960,
la France importe davantage de produits agricoles alimentaires qu'elle
n'en exporte. Le déficit est de 3 milliards de francs.
C'est donc une agriculture très largement sous-productive, sauf dans
certaines régions, à la structure foncière morcelée, sans organisation de
marché. Le problème économique se doublait d'un problème social
rendu d'autant plus aigu que la diffusion des moyens de communication
avait décloisonné le monde rural. Tout cela risquait de déboucher sur un
problème politique dangereux.
Les grandes organisations nationales, à l'exception de la Fédération
du Crédit, de la Coopération et de la Mutualité, et surtout des Jeunes
Agriculteurs, animés par Michel Debatisse, étaient plus ou moins
n Cahiers de la Fondation Charles-de-Gaulle, n° 15, 2005 n
Le Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle organise pério-diquement des colloques, journées d’étude et conférences visant à approfon-dir et actualiser les connaissances relatives aux divers domaines de l’action du Général.
Au cours de l’hiver 2004-2005, un cycle de conférences a été consacré à la politique économique et financière du général de Gaulle de 1958 à 1969. La par-ticularité de ces conférences était d’associer, dans l’analyse d’un certain nombre d’aspects de cette politique, le regard des témoins, ministre ou collaborateurs du Général, et celui des universitaires ou observateurs extérieurs particulière-ment compétents en ces matières.
Une quinzaine d’années après le grand colloque De Gaulle en son siècle, tenu à l’Unesco en novembre 1990 et au cours duquel ces questions avaient fait l’objet d’un examen approfondi, il a paru opportun de réunir ici l’ensemble des conférences du cycle et des débats qu’elles ont suscités.
L’analyse de nombreux exemples de décisions importantes – par exemple la préparation à l’été 1958 de l’ouverture des frontières, révélant la part de la réflexion préalable personnelle du Général et celle résultant de sa rencontre amicale avec le chancelier Adenauer à Colombey‒– permet sur bien des points d’enrichir encore la connaissance d’une œuvre qui a marqué la France.
La PoLitique économique et financièredu généraL de gauLLe
1958-1969