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LE PARTI COMMUNISTE ALLEMAND ET LA FORMATION DES CADRES

André MommenUniversité d’Amsterdam

Séminaire InternationalÉcoles, formation et itinéraires militants dans le monde communiste

*Centre d’Histoire et de sociologie des Gauches ULB-Institut de Sociologie

Centre d’histoire sociale du XXe siècle Paris I Panthéon-Sorbonne(séminaire « communisme »)

le 12 et 13 décembre 2003

MaarssenCEPS2010

isbn

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Introduction

La formation des cadres des partis politiques est un phénomène lié à l’apparition des partis de masse. Ces partis, qui sont pour la plus grande partie composés de membres issus des classes populaires, se sont vu obligés de mettre sur pieds des organisations de masse ayant pour but

explicite d’encadrer la masse des membres. Ainsi, on est aussi obligé de recruter et de former des cadres pouvant enrégimenter et mobiliser la multitude. Les partis social-démocrates et les partis communistes ont même essayé à intégrer la classe ouvrière en un univers clos, avec ses propres organisations et rituels. Les buts révolutionnaires ouvertement prêchés nécessitaient alors une stratégie spécifique de socialisation. L’éducation politique des cadres se passe dans

un environnement qui se veut en rupture avec l’idéologie bourgeoise.

Dans cet article le cas du KPD est étudié. Le KPD est dans l’entre-deux-guerres le parti communiste le plus important et le mieux organisé. Lors de la bolchevisation de son appareil

et de la stalinisation il fait un effort considérable pour former et éduquer ses cadres dans le but explicite d’en faire des révolutionnaires.

Les expériences socialistes d’avant 1914

Le SPD et la formation des cadres

La social-démocratie allemande a été le produit historique des Arbeiterbildungsvereine1, dont les origines doivent être cherchées dans le libéralisme et les Lumières. Bien que la social-démocratie se soit démarqué des initiatives du Bildungsbürgertum, le slogan « Wissen ist Macht, Macht ist Wissen » (Savoir, c’est pouvoir ; pouvoir, c’est savoir)2, jadis utilisé par Wilhelm Liebknecht, traduit encore fidèlement une certaine conception pédagogique dérivée du libéralisme.3 Ce qui est nouveau, c’est la notion de la lutte des classes. Ensuite, des cercles d’éducation d’inspiration socialiste se forment au sein du parti social-démocrate, afin d’imprégner le Parti de l’idéologie socialiste.

Parce que la Loi anti-socialiste (1878-1890), mettant hors la loi le mouvement socialiste, n’a point eu d’effet sur la croissance de la social-démocratie, la Loi anti-socialiste n’est plus prolongée en 1890. Ceci permet alors au SPD de reconstruire ses structures politiques et de se doter en 1991, à son congrès d’Erfurt, d’un nouveau programme. Le SPD ouvre à Berlin une Arbeiterbildungsschule.4 Les sections locales organisent partout leurs propres cours. Pour mieux servir la base, le SPD organise partout des conférences5 qui ont parfois un vrai succès. Parce que le Parti ne s’occupe guère de l’école à Berlin, une discussion s’engage dans la revue théorique Die Neue Zeit de Karl Kautsky du SPD. Otto Rühle,6 qui fait un appel au Parti pour

1 En Prusse, un groupe autour de Ferdinand Lassalle quitte le libéralisme pour fonder l’Allgemeiner Deutschen Arbeiterverein (ADAV), tandis qu’en 1869, Wilhelm Liebknecht et August Bebel fondent en Saxe le Sozialdemokratischer Arbeiterpartei (SDAP). En 1875, les deux partis fusionnent au Congrès de Gotha.2 Wilhelm Liebknecht, Wissen ist Mach – Macht ist Wissen, Berlin : Vorwärts, 1894.3 Gustav Mayer, Radikalismus, Sozialismus und bürgerliche Demokratie, Francfort s/M.: Suhrkamp, 1969.4 Nicholas Jacobs, ‘The German Social Democratic Party School in Berlin, 1906-1914’, in History Workshop. A Journal of Socialist Historians, 1978, no. 5, p. 179-187.5 H.C.M. Michielse, Socialistiese vorming. Het Instituut voor Arbeidersontwikkeling (1924-1940) en het vormings- en scholingswerk van de nederlandse sociaal-demokratie sinds 1900, Nimègue : Socialistiese Uitgeverij Nijmegen, 1980, p.45.6 Otto Rühle (1874-1943) est un ancien instituteur devenu théoricien de la pédagogie antiautoritaire. Il est l’auteur d’un manifeste libertaire, intitulé Erziehung zum Sozialismus. Ein Manifest, Berlin : Verlag Gesellschaft

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réformer l’école à Berlin, veut aussi introduire des cours d’allemand (le Hochdeutsch) afin de combattre l’usage du patois.7

L’aile marxiste du SPD n’est guère charmée des propositions de Rühle, parce qu’elles seraient influencées par les idées de la Bildungsbürgertum. Heinrich Schulz8, un instituteur de Brème, défend la thèse que la connaissance de la grammaire allemande est moins importante que la connaissance de la théorie socialiste et de l’histoire de la lutte des classes.9 L’aile réformiste, supportée par les syndicats, conteste immédiatement la justesse de ce point de vue jugé trop radical. Pourtant, en 1905, quand des grèves éclatent partout dans les centres industriels, les auditeurs affluent pour suivre des conférences données par des orateurs marxistes.10 Au Congrès de Mannheim de 1906, le SPD décide de nommer un Zentralbildungsausschuss pour coordonner les initiatives de formation politique et culturelle. Deux mois plus tard une École Centrale de Formation des Cadres s’ouvre à Berlin. L’aile droite se mobilise aussitôt. Max Maurenbrecher (1874-1930)11 et les révisionnistes accusent la gauche de ne pas respecter le principe de l’objectivité scientifique12 et d’imposer la théorie du matérialisme historique13 au programme des cours.14 Malgré leur opposition, les réformistes15 ne peuvent pas empêcher la nomination de plusieurs professeurs « marxistes »16. Au congrès de Nuremberg de septembre

und Erziehung, 1919. En 1920, l’année de la fondation du KAPD, il publiera un programme d’éducation communiste. Otto Rühle, Das kommunistische Schulprogramm, Berlin-Wilmersdorf : Verlag der Wochenschrift Die Aktion (Franz Pfemfert), 1920. Il quittera le KPD pour le KAPD. Gottfried Mergner, Arbeiterbewegung und Intelligenz, Starnberg : Raith Verlag, 1973, p. 37-48. Horst Groschopp, ‘Otto Rühle. Zum Arbeiterbild in der ultralinken deutschen Arbeiterbewegung der zwanziger Jahre’, in Arbeiter im 20. Jahrhundert, Klaus Tenfelde (réd.), Stuttgart : Clett-Cotta, 1980, p. 301-322. 7 Otto Rühle, ‘Ein neuer Weg zur Volksbildung’, in Die Neue Zeit, vol. 22, 1903-1904, II, no. 29, p. 92-96.8 Heinrich Schulz restera membre du SPD après la Grande Guerre. Il publiera encore en 1931 un aperçu traçant l’histoire de l’éducation prolétarienne en Allemagne. Heinrich Schulz, Politik und Bildung. Hundert Jahre Arbeiterbildung, Berlin : Verlag J. H. W. Dietz, 1931. En 1941, Schulz publiera, à compte d’auteur, un opuscule illustré vantant les réalisations sociales des nazis : Heinrich Schulz, Sozialpolitik im neuen Deutschland, Berlin : Deutsche Informations-Stelle, 1941.9 Heinrich Schulz, ‘Volksbildung oder Arbeiterbildung ?’, in Die Neue Zeit, vol. 22, 1903-1904, II, no. 43, p. 522-529.10 C’est notamment le cas à Düsseldorf dans la Ruhr, où 250 ouvriers viennent pour entendre une conférence de Heinrich Schulze sur le matérialisme historique. Mary Nolan, Social democarcy and society. Working-class radicalism in Düsseldorf, 1890-1920, Cambridge : Cambridge University Press, 1981, p. 129.11 Maurenbrecher est un ancien pasteur protestant, qui a gagné, en 1903, le SPD. Il défraie bientôt les chroniques socialistes en défendant sans vergogne l’impérialisme allemand. Il quitte en juin 1913 le SPD. 12 Max Maurenbrecher, ‘Die « bürgerliche » Wissenschaft’, in Die Neue Gesellschaft, vol. 3, 1906, nr. 5, p. 54-56 ; idem, ‘Parteischule’, in Die Neue Gesellschaft, vol. 2,1905, nr. 30, p.353-354.13 Au congrès de Nuremberg (1908) des débats acerbes entre Rosa Luxemburg et la droite ont lieu. Il est clair que les syndicats n’aime pas le programme trop « marxiste » de l’école centrale. Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands, Abgehalten zu Nürnberg vom 13. bis 19. September 1908 sowie Bericht über die 5. Frauenkonferenz am 11. und 12. September 1908 in Nürnberg, Berlin : Buchhandlung Vorwärts, 1908, p. 230-231.14 Dieter Fricke, ‘Die sozialdemokratische Parteischule (1906-1914)’, in Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, vol. 5, 1975, no. 2, p. 228-248.15 Le droitier Eduard David s’est joint à eux. Eduard David, ‘Volkserziehung und Sozialdemokratie’, in Die Neue Gesellschaft, vol. 2, 1905, nr. 39, p. 459-462.16 Rosa Luxemburg, Rudolf Hilferding, Franz Mehring, Hermann Duncker (1874-1960), Gustav Eckstein, Arthur Stadthagen, Heinrich Schultz, Simon Katzenstein, Kurt Rosenfeld et Anton Pannekoek. Rosa Luxemburg écrira pour son cours un manuel d’économie politique. Ernest Mandel, ‘Préface’, in Introduction à l’économie politique, par Rosa Luxemburg, Paris : Éditions Anthropos, Éditions 10-18, 1973, p. 5. Avant l’ouverture officielle, le 15 novembre 1906, on a convenu de ne recruter qu’une trentaine d’étudiants par semestre d’hiver. Il incombe aux sections locales du SPD de sélectionner les étudiants et de subvenir à leurs frais. Au total seulement 203 étudiants ne passeront à l’école de Berlin. C’est très peu. Le SPD y forme surtout des comptables, des rédacteurs et des secrétaires, presque pas de militants syndicaux, les responsables syndicaux boudent cette école étant à leurs yeux trop à gauche. Fricke, o.c., p. 241-242. Les étudiants appartiennent en majorité à la catégorie

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1908, les révisionnistes mènent une attaque en règle contre l’école. Rosa Luxemburg insiste alors que le but de l’école n’est pas d’enseigner un semblant de savoir académique, mais de renforcer la connaissance théorique des cadres.17 La Zentralbildungsausschuss a, entre temps, dressé des plans pour organiser systématiquement des cours de marxisme, des expositions d’art, des projections de films, des soirées musicales, etc.

Le Central Labour College

En Angleterre, l’éducation ouvrière reste encore pendant longtemps tributaire aux initiatives individuelles. Les bibliothèques ouvrières et les conférences sont pour la bourgeoisie libérale le moyen idéal pour « former » la conscience de la classe laborieuse. Le mouvement de l’Extension Universitaire, qui a ses origines à l’Université de Cambridge, organise bientôt des conférences pour adultes dans tout le pays. Mais ce type d’éducation ne touche guère la classe ouvrière. En France, la situation n’est guère différente, car, bien que le mouvement des Universités Populaires s’y appuie sur les syndicats et la Bourse du Travail, il n’attire point de public ouvrier. À Bruxelles, où la Maison du Peuple du Parti Ouvrier Belge (POB) organise des conférences et des soirées musicales, le public est principalement petit bourgeois.18

Le 22 février 1899, l’Université d’Oxford inaugure avec Ruskin Hall (par après nommé Ruskin College) un collège pour étudiants recrutés dans la classe ouvrière. Les philanthropes subventionnant le projet exige des professeurs une stricte « neutralité » scientifique. L’enseignement y a un caractère « académique », avec des étudiants résidant au campus et y suivant des cours d’économie politique et d’histoire moderne, donc tout ce que l’honnête homme doit savoir pour devenir un citoyen à part entière.19 L’expérience ne dure que dix ans, car, en mars 1909, une révolte estudiantine conduira à la fondation du Central Labour College (CLC). Les étudiants20 en révolte exigent, en chantant le « Red Flag », l’enseignement des théories de Karl Marx.21 La révolte estudiantine à Ruskin College met au grand jour la contradiction qui existe entre l’enseignement scientifiquement « neutre » et l’enseignement « politisé » ou « partisane ». Les syndicats financent désormais le CLC.22

des ouvriers qualifiés de la petite industrie. Heinrich Schulz, ‘Fünf Jahre Parteischule’, in Die Neue Zeit, vol. 29, 1910-1911, II, no. 49, 806-888. Très peux de futurs militants communistes sortent de l’école de Rosa Luxemburg. Pourtant, on y note la présence de Wilhelm Pieck, Wilhelm Koenen, Rosi Frölich-Wolffstein et Jacob Walcher, mais aussi des droitiers comme Fritz Tarnow et A. Winnig. En effet, Rosa Luxemburg constate qu’une bonne proportion des élèves supporte l’aile droite et déplore que le SPD n’exerce pas de responsabilités. J.P. Nettle, Rosa Luxemburg, Londres : Oxford University Press, 1966, vol. 1, p. 393.17 Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages, 1908, o.c., p. 230-235 ; J.P. Nettl, o.c. , p. 392-394.18 Jean-Luc Degée, Le mouvement d’éducation ouvrière. Évolution de l’action éducative et culturelle du mouvement ouvrier socialiste en Belgique (des origines à 1940), Bruxelles : Vie Ouvrière, 1986, p. 36-60.19 Paul Yorke, Ruskin College 1899-1909, Education and the Working Class, Ruskin Students’ Labour History Pamphlets, No. 1, 1977, pp. 1-5.20 Des étudiants originaires des charbonnages et de la métallurgie, avaient déjà remplacé la catégorie des ouvriers artisanaux, et les syndicats se transforment alors en organisations sur base industrielle. Les liens avec le Parti Léral sont coupés et le Labour Party Representation Committée est formé en 1906. C’est la fin du Lib-Lab.21 Ian W. Hamilton, ‘Education for Revolution : The Plebs League and Labour College Movement 1908-1921’, Warwick University, M. A. Thesis, June 1972 (thèse universitaire non-publiée); J. T. Murphy, Preparing for Power. A Critical Study of the History of the British Working-Class Movement, Londres : Pluto Press, 1972, p. 94-95.22 CLC, qui s’établit par la suite à Londres, disparaît en 1926. Cette année-là, la Comtesse de Warwick offre sa maison Easton Lodge, en Essex, pour permettre la fusion du CLC avec le Ruskin College. Le British Socialist Party (BSP) et l’Independent Labour Party (ILP) et le Plebs League, qui popularisait les idées du marxiste Américan Daniel De Leon, favorisaient l’idée du syndicalisme sur base industrielle. Idem, p. 27-37. L’internat du CLC disparaît en 1926. Le CLC devient alors une école n’organisant que des cours par correspondance. Hamilton, o.c., appendice.

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La Centrale d’Éducation Ouvrière du POB

Fondée en 1911 par le Parti Ouvrier Belge (POB), la Centrale d’Éducation ouvrière (CEO)23 est alors dirigé par Henri de Man, un jeune militant revenu d’Allemagne.24 Copiant le modèle allemand, la CEO organise des cours pour un nombre très restreint d’étudiants internes. Elle organise aussi des « semaines syndicales » pour des groupes de 45 militants syndicaux. Des cours du soir, s’adressant aux militants du POB, complètent le programme de formation. Bien que la CEO soit chargée de la coordination des conférences et des manifestations culturelles pour les « masses », l’accent est mis sur la formation fonctionnelle des cadres ouvriers. Le programme des cours ne comporte pas seulement l ’économie politique, l’histoire du mouvement syndical et la lutte des classes, mais aussi l’enseignement de la pratique municipale et coopérative.25 

Bien qu’Henri de Man parte du principe de la lutte des classes pour structurer ses leçons, sa théorie pédagogique reste marqué par le positivisme académique régnant à l’université. De Man part de l’instinct de classe et espère évoluer ensuite vers des notions plus abstraites Comme ses collègues allemands, il rejette l’idée selon laquelle il faut à tout prix remédier au manque de « culture générale ». En partant du concret et en stimulant les discussions au sujet de la stratégie du mouvement ouvrier, les professeurs doivent approfondir la conscience de classe des étudiants.26

Lénine et l’école du Parti

Lénine précise dans son pamphlet Que faire ?, qu’Engels « reconnaît à la grande lutte de la social-démocratie non pas deux formes (politique et économique) comme cela se fait chez nous, - mais trois, en mettant sur le même plan la lutte théorique », parce que «le socialisme, depuis qu’il est devenu une science, c’est-à-dire être étudié »27 se différencie du socialisme utopique ou sentimental. Ici Lénine se base sur la célèbre formule de Kautsky que « la conscience socialiste est un élément importé du dehors [von Aussen hineingetragenes] dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément [urwüchsig] ».28

Kautsky défend, en effet, la thèse que le socialisme est une science, que la classe ouvrière ne possède pas d’elle-même. La théorie socialiste doit donc être importée de l’extérieur, ce qui est la tâche des intellectuels socialistes.29

23 Le capital pour financer la CEO est fourni par le grand industriel Solvay, un ami personnel d’Émile Vandervelde.24 De Man travaille, à partir de 1906, à la Leipziger Volkszeitung, où il travaille sous Franz Mehring et Paul Lensch. Il y rencontre aussi Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Robert Michels, Konrad Haenisch, Theodor Rotstein, Parvus (Helphand) et Trotski. Avec Karl Liebknecht et Ludwig Frank, il jette la base de la Socialist Youth International. Peter Dodge, Beyond Marxism. The Faith and Works of Hendrik de Man, La Haye : Martinus Nijhoff, 1966, p. 22-23.25 La CEO attire principalement des militants ouvriers venant de la grande industrie métallurgique et charbonnière. Degée, o.c., p.71-75.26 Des résistances se font jour contre cette conception « dogmatique » de De Man, car son compagnon de route Louis de Brouckère défend un point de vue positiviste. Selon lui, il faut partir des exigences et tendances existantes, sans se lier à des positions et des idées préconçues. André Mommen, De strategie van het politiserend vormingswerk. Een marxistische analyse, Alphen aan den Rijn et Bruxelles : 1979, p. 44.27 V. Lénine, Que faire ?, Moscou : Éditions en Langues étrangères, 1958, p. 28, 30.28 Lénine, Que faire ?,p. 43-44. 29 « Dass die Parteikämpfe gerade einer Partei Kraft und Leben geben… » Karl Kautsky, in Die Neue Zeit, 1901-1902, vol. XX, I, no. 3, p. 53.

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S’appuyant sur Ferdinand Lassalle, qui prétend que la « lutte intérieure donne au parti la force et la vitalité »,30 Lénine y ajoute que « la conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles. C’est pourquoi, à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ? […] Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée. » 31

Pour Lénine, le parti social-démocrate est une organisation d’avant-garde possédant une analyse scientifique de l’évolution du système capitaliste et de la manière de transformer la lutte de classe en une lutte politique pour le pouvoir et dont le noyau dure sait « comment s’y prendre et ce qu’il faut pour cela ».32 En somme, la théorie léniniste du parti révolutionnaire peut se résumer à la phrase lapidaire : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. »33 Le développement de la conscience politique de la classe ouvrière ne dépend pas seulement du déroulement des grèves ou de l’attitude des ouvriers envers le gouvernement, mais aussi - et surtout - de la propagande et de l’agitation dans toutes les couches du peuple. Telle est la thèse de Lénine.

Mais comment réaliser ce projet en un pays, comme la Russie tsariste, qui ne connaît pas de régime démocratique ? Selon Lénine, cette situation particulière n’impose pas seulement une vigilance accrue, mais aussi plus de rigidité doctrinaire. Lénine : « Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande pour trois raisons trop souvent oubliées, savoir : tout d’abord, notre parti ne fait encore que se constituer, qu’élaborer sa physionomie et il est loin d’en avoir fini les autres tendances de la pensée révolutionnaire, qui menacent de détourner le mouvement du droit chemin. »34 La conclusion est que « […] seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. »35 Partant de cette logique, Lénine privilégie le rôle de l‘avant-garde au détriment de l’initiative prolétarienne. Ceci lui amène à désigner l’avant-garde de « têtes intelligentes », de « révolutionnaires professionnels, étudiants et ouvriers d’origine, peu importe » 36, donc comme le facteur décisif dans la lutte pour le pouvoir. Pas de parti révolutionnaire sans organisation stable, composée d’hommes ayant une activité révolutionnaire professionnelle, telle est la devise de Lénine : « Donnes-nous une organisation de révolutionnaires et nous retournerons la Russie ! ».37

La lutte contre la police politique exige évidemment des qualités spéciales des révolutionnaires. Grâce à la centralisation des fonctions les plus conspiratrices, les révolutionnaires peuvent enrichir et étendre l’action d’une foule d’autres organisations aussi peu conspiratrices que les syndicats ouvriers, les cercles de lecture des publications illégales, les cercles socialistes et même les cercles démocratiques des autres couches de la population. Pour Lénine, il faut que les hommes se consacrent spécialement et entièrement à l’activité

30 Dans une lettre de Ferdinand Lassalle à Marx du 24 juin 1852. Briefe von Ferdinand Lassalle an Karl Marx und Friedrich Engels, Franz Mehring (rédaction) (Aus dem literarischen Nachlass), Stuttgart : J.H.W. Dietz.31 Lénine, o.c., p. 89.32 Ibidem, p. 88.33 Ibidem, p. 27.34 Ibidem, p. 27.35 Ibidem, p. 28.36 Ibidem, p. 139.37 Ibidem, p. 142.

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politique, et qu’ils « fassent leur éducation de révolutionnaires professionnels. »38 Il est donc nécessaire que cette éducation se fasse dans l’organisation d’un parti révolutionnaire. Lénine, qui se pose ici en admirateur de la social-démocratie allemande, soutient qu’il n’y a pas un seul événement politique en Allemagne qui ne puisse contribuer à renforcer l’autorité et le prestige du SPD. Parce que ce dernier s’immisce dans toutes les questions de la vie sociale et politique, le SPD est « partout au premier rang de combat », excitant le mécontentement politiques dans toutes les classes pour en développer la conscience politique.39

La social-démocratie russe ne tarde pas à imiter le SPD en matière de formation des cadres. À Capri, Maxime Gorki, G. A. Alexinski, Alexandre Bogdanov et Anatoli Lounatcharski fondent en 1906 une école supérieure de propagande pour leurs militants ouvriers.40 Aux yeux de Lénine, « l’école de Bogdanov » doit aboutit à la constitution « d’une nouvelle faction »41 dans un Parti déjà divisé entre bolcheviks et mencheviks. Il combat donc cette initiative et, quand en l’automne de 1909 les élèves l’invitent pour un cours, il refuse de s’y rendre. En revanche, il les appelle à venir à Paris pour y recevoir un cours. Cinq étudiants acceptent l’invitation de Lénine. Vers la fin du mois de décembre, les cours à Capri ayant pris fin, les autres élèves partent pour Paris. Finalement, au printemps de 1911, une véritable école du Parti est fondée à Longjumeau, aux environs de Paris, où les étudiants des différentes fractions sont tous acceptés.42

Le KPD et la formation des cadres (I)

Après la Grande Guerre, l’ancienne école centrale du SPD n’a pas été réouverte. Le SPD se contente, à partir de 1926, d’organiser des cours d’une semaine à la station balnéaire Buckow dans le Märkische Schweiz.43 La théorie de la lutte de classes a été délaissée, car le SPD veut désormais réaliser son programme de réformes économiques et sociales en participant à des coalitions avec les partis bourgeois. Croyant la révolution très proche, le petit KPD (Spartakusbund) s’intéresse davantage à l’agitation. Pourtant, l’ancienne « gauche marxiste », représentée par Hermann Duncker, plaide déjà dans la Rote Fahne du 5 janvier 1919 pour constituer un « Bildungssekretariat der Kommunistische Partei »44. Pour le 7, 10 et 14 janvier 1919, Duncker annonce trois cours ayant pour sujet le destin de la révolution allemande. Mais quelques jours plus tard, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont assassinés et l’idée d’une école centrale est alors nécessairement abandonnée. Elle refait pourtant surface lors du 2ième Congrès du KPD(S) d’octobre 1919.45 En novembre 1919, Hermann Duncker, devient secrétaire d’état du gouvernement USPD de Saxe, où il devient professeur à la « Marxistische

38 Ibidem, p. 141.39 Ibidem, p. 109-110.40 Ronald W. Clark, Lenin. The Man Behind the Mask, Londres : Faber and Faber, 1988, p. 126.41 ‘Lettre aux organisateurs de l’école du parti de Capri’, 18 août 1909, in Lénine, Œuvres, Paris : Éditions sociales, Moscou : Éditions en Langues étrangères, tome 15, 1967, p. 51.42 Nadiejda Kroupskaïa (compagne de Vladimir Ilitch Lénine), Ma vie avec Lénine 1893-1917, Paris : Payot, p. 130-151 ; Gérard Walter, Lénine, Verviers : Marabout, [1950], p. 173-192.43 Entre 1926 et 1931 15 cours avec 491 participants furent organisés. Thekla Kluttig, Parteischulung und Kaderauslese in der Sozialistischen Einheitspartei Deutschlands 1946-1961, Berlin : Berlin Verlag A. Spitz, 1997, p. 40.44 Klaus Kinner, ‘Die Bildungsarbeit der KPD 1919 bis 1923’, in Zeitschrift für Geschichte, vol. 29, 1981, no. 10, p. 894. 45 Bericht über den 2. Parteitag der Kommunistischen Partei Deutschlands (Spartakusbund) vom 20. bis 24. Oktober 1919. Herausgegeben von der Kommunistischen Partei Deutschlands (Spartakusbund), s.p., s.d., p. 28.

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Arbeiterschule ».46 En 1921 il est nommé professeur itinéraire à l’Agitprop du Comité Central.47 En réalité, l’agitation l’emporte encore largement sur la formation.48

La fusion du KPD avec l’aile gauche du USPD fait du VKPD, le nouveau parti unitaire, un parti de masse. Au congrès d’Iéna d’août 1921, la nouvelle direction, avec Wilhelm Pieck, Wilhelm Koenen et Hugo Eberlein, promet d’améliorer la formation des cadres et de centraliser les thèmes de propagande. Elle fait la promesse d’envoyer des professeurs et de systématiser la formation des fonctionnaires. En octobre 1921, une « Abteilung Bildung und Propaganda », avec à sa tête Edwin Hoernle49, est chargée de la coordination. Dans ses nombreuses publications, il met alors l’accent sur la nécessité de combattre l’idéologie bourgeoise et de promouvoir « la méthode, que le prolétariat devra utiliser pour accomplir cette tâche, […] le matérialisme dialectique les principes pédagogiques de l’éducation et la formation des cadres.50 En novembre 1921 une école centrale du Parti ouvre ses portes à Berlin.51 Mais côté organisation des cours, le chaos est complet. Christophe Wurm, qui est alors le seul professeur itinérant, se plaint assez vite du manque d’organisation et de coordination dans son secteur.52

Hoernle projette la création d’un vaste appareil de formation, avec, au niveau local, des cadres se chargeant de l’organisation des cours, des bibliothèques et de la vente des publications. Il veut doter le KPD d’enseignants qui connaissent les principes et la tactique du Parti, qui maîtrisent les méthodes marxistes pour analyser la réalité sociale et qui sont à la hauteur de l’histoire de la lutte des classes.53 Une grande conférence, nommée « Reichsbildungskonferenz »54, rassemble, en août 1922, à l‘hôtel de ville « rouge » de Berlin 37 délégués et 73 invités, envoyés par les « Bezirke » et les partis frères. Hoernle esquisse alors en grandes lignes son projet. Il propose de transformer tout membre du Parti en un agitateur. Il faut dorénavant rompre avec la pratique d’un parti de membres passifs vivant au rythme de l’action parlementaire.55 Des « cours scientifiques itinérants » (« wissenschaftliche

46 Après la fusion du USPD avec le KPD en 1920, Duncker reçoit la direction d’une Partiehochschule locale. Willi Bohn, Einer von Vielen. Ein Leben für Frieden und Freiheit, Francfort s/M. : Verlag Marxistische Blätter, 1981, p. 49. 47 Annelies Voigtländer, ‘Zum Wirken Hermann Dunckers als Propagandist in der KPD 1920-1922’, in Beiträge zur Geschichte der Arbeiterbewegung, vol. 25, 6, 1983, p. 835-837.48 Un premier cours a lieu à Hanau du 18 novembre au 11 décembre 1919. Kinner, o.c., p. 895.49 Hoernle (1883-1952), un ancien pasteur protestant (« Landvikar »), qui est devenu membre du SPD en 1910. En 1919, il est co-fondateur du KPD. Il travaille pour la « Freie Sozialistische Jugend ». Il a été rédacteur de plusieurs revues spécialisées, telles que Das Proletarische Kind, Jugend-Internationale et Der Junge Genosse. Il deviendra aussi membre du Reichstag pour le KPD, où il devient spécialiste de la question agraire. Lutz von Werder et Reinhart Wolff : Edwin Hoernle, Grundfragen proletarischer Erziehung, Francfort s/M.: März Verlag ; Wolfgang Mehnert, Herbert Flach et Hans Lemke, Edwin Hoernle, Grundfragen der proletarischen Erziehung. Pädagogische und Bildungspolitische Schriften, Berlin : Volk und Wissen Volkseigener Verlag, 1983.50 « Die Methode, die das Proletariat zur Erfüllung dieser Aufgabe anwenden muss, ist der dialektische Materialismus. », Die Internationale, 1921, no. 18/19, p. 682.51 L’école organise du 20 novembre à 20 décembre 1921 un premier cours pour 40 élèves envoyés par les districts. Bericht über die Verhandlungen des III. (9.) Partietages der Kommunistischen Partei Deutschlands (Sektion der Kommunistischen Internationale). Abgehalten in Leipzig vom 28. Januar bis 26. Februar 1923, Berlin, p. 90.52 Chr. Wurm, ‘Kommunistische Bildungsarbeit (Zur Frage der Lehrkurse)’, in Die Internationale, vol. 5, le 23 juillet 1922, p. 75.53 « Die Bildungsarbeit der KPD », in Die Internationale, vol. II, 1922, no. 1,2, p. 35.54 Gabriele Gerhard-Sonnenberg, Marxistische Arbeiterbildung (MASCH), Cologne : Pahl-Rugenstein, 1976, p. 58.55 Kinner, o.c., p. 902.

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Wanderkurse ») sont prévus et, au plan pédagogique, il veut que l’unité entre la théorie et la pratique se réalise.

Les congressistes ne se montrent nullement tendre pour Hoernle. Ils critiquent notamment la nature abstraite et schématique de son plan. Ils veulent améliorer l’initiation des professeurs itinérants aux particularités locales et renforcer la participation des responsables locaux à l’exécution du programme de formation des cadres. Finalement, Hoernle doit mettre de l’eau dans son vin ; il demande aux responsables locaux de convoquer des conférences régionales pour y nommer des comités de programmation chargés de la sélection des candidats aux cours.56 La conférence s’occupe aussi de la question des universités populaires (« Volkshochschulen »). Grâce à la politique libérale du gouvernement, le mouvement des universités populaires a partout le vent en poupe. Il couvre le pays d’institutions d’éducation populaire, subventionnés par l’état. Sous l’emprise des circonstances, la conférence, faisant alors abstraction de ses réticences au sujet des universités populaires, encourage les membres à joindre les universités populaires afin d’y exercer leur influence.57

En novembre 1922, le IVième Congrès du Komintern met la question de l‘insuffisance des activités théoriques et idéologiques à son ordre du jour. Avec l’aide de Kroupskaïa, Hoernle défend la différence entre l’éducation bourgeoisie et la formation communiste. Comme à la « Reichsbildungskonferenz », il appelle à la lutte contre l’idéologie réformiste et bourgeoise. Il ne suffit donc pas de former des cadres aptes à organiser des activités politiques, il faudra former des révolutionnaires. Hoernle donne ensuite un aperçu des matières à traiter dans les cours. Il insiste particulièrement sur les cours d’histoire de la lutte des classes, d’économie politique et de sociologie marxiste. L’unité de la théorie et de la pratique doit être réalisée en organisant des cours de tactique et de stratégie politique et l’emprise de la religion sur les esprits doit être combattue par des cours d’histoire naturelle et par la participation aux sociétés de libre pensée.

Hoernle fait une analyse concrète de la situation dans laquelle les partis communistes se trouvent et il constate que dans des pays au faible niveau d’éducation, des cours élémentaires peuvent servir à améliorer la qualité des cadres. Il est aussi utile de joindre les organisations d’éducation prolétarienne (comme le Plebs’ League en Angleterre) ou de participer aux universités populaires. Hoernle fait une distinction claire entre la méthode bourgeoise avec ses cours magistraux, et la méthode communiste, privilégiant la discussion et les travaux en séminaire. Finalement, le Congrès se décide à fonder, à Moscou, une Académie socialiste pour les fonctionnaires des partis membres.58 Hoernle est élu membre du Comité Exécutif du Komintern avec la mission de mettre sur pieds la section de formation des cadres du Komintern.59

La résolution finale du IVième Congrès de 1922 exige que chaque membre devienne un agitateur dans les secteurs de la société (les cercles sportifs, les chœurs ouvriers, les sociétés de consommation, etc.) où il se trouve. Bien que chaque parti communiste soit obligé de d’appliquer ces décisions, le problème de l‘amélioration de l’agitation et du travail théorique

56 Kinner, o.c., p. 899-901.57 Gerhard-Sonnenberg, o.c., p. 59.58 Protokoll des Vierten Kongresses der Kommunistischen Internationale, Petrograd/Moskau vom 5. November bis 5. Dezember 1922, Hambourg : Hoym, 1923, 758-765.59 Hermann Duncker lui succèdera comme responsable de la formation des cadres du KPD. Hoernle ne restera qu’une bonne année à Moscou. De retour à Berlin, il ne s’occupe plus de la formation des cadres, mais il deviendra membre du Reichstag et spécialiste de la question agraire. Après la chute du Troisième Reich, il deviendra professeur de politique agricole.

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n’est pas pour autant résolu. La sélection des cadres pose encore un problème60 et même au KPD la formation des cadres est défectueuse.61 En 1924, ce point revient donc à l’ordre du jour du Vième Congrès du Komintern.62 Les partis-membres sont alors obligés de réagir et d’exécuter la décision de bolcheviser ses structures. En janvier 1925, la section Agitation et Propagande du KPD, maintenant dirigée par Ernst Schneller, invite les « Bezirke » à former des cercles d’études « marxistes-léninistes » dirigés par des militants formés à la théorie marxiste-léniniste. Jusqu’à ce moment, la formation des cadres est restée chaotique.63 Pourtant, les choses ne s’améliorent pas pour autant. Lors d’une conférence, tenue le 31 octobre et le 1er novembre 1925, le philosophe hongrois, Béla Fogarasi, et le fonctionnaire du KPD, Philipp Dengel, accusent le leader « gauchiste » Arthur Rosenberg d’aventurisme. Dengel avance l’opinion qu’une meilleure formation des militants pourrait constituer un antidote contre le gauchisme proféré par Rosenberg et sa clique.64 À l’issue de la conférence, on publie des directives visant à réorganiser la propagande et à centraliser les cours élémentaires.65 Cela signifie concrètement que, (i) le travail d’agitation et de propagande doit être confiée à deux départements distincts,66 (ii) que l’organisation de la propagande et la formation se fera désormais via les cellules, et (iii) que les cours élémentaires seront standardisés.67

La section d’Agitation et de Propagande (Agitprop) acquiert donc plus de poids au sein de l’organisation du Parti et la théorie léniniste de l’impérialisme sera dorénavant la pierre de touche de toute analyse d’économie politique ou de politique internationale. Le Verlag für Literatur und Politik est chargé de publier, dans la série Marxistische Bibliothek, des livres utilisables dans les cours. Est-ce un hasard si le livre de Lénine sur l’impérialisme ouvre la série ? Ensuite, des textes « classiques » de Marx, 68 d’Engels, et aussi de Staline, sortent de la presse.69 L’Agitprop publie des opuscules destinés aux cours élémentaires. Le grand classique du genre est, sans aucun doute, la brochure « Was wollen die Kommunisten ? » de Josef Lens (Joseph Winternitz).70 L’éducation des néophytes qui entrent en communisme, sera complétée par la lecture des petits volumes de Marx, Engels, Lénine et Lassalle, tous publiés, à partir de

60 Les partis communistes doivent interroger chaque membre au sujet de leurs activités passées. ‘Die Bildungsarbeit der kommunistischen Parteien’, in Protokoll des Vierten Kongresses, o.c., p. 1045-1047.61 Pendant l’été de 1923, Hermann Duncker, alors actif en Saxe, réunit une quarantaine de cadres à l’hôtel « Haus zum Löwen » pour un cours de trois mois. Hans Fladung, Erfahrungen. Vom Kaiserreich zur Bundesrepublik, Francfort s/M. : Röderberg-Verlag, 1986, p. 79-81.62 Protokoll des fünften Weltkongresses der Kommunistischen Internationale, 17. Juni bis 8. Juli 1924 in Moskau, Hamburg : Verlag Carl Hoym [1925].63 Klaus Kinner, ‘Die Parteipropaganda der KPD im Ringen um die Aneignung und Verbreitung des Marxismus-Leninismus 1925 bis 1933’, in Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, vol. 33, 1985, no. 6, p.542-543.64 Ibidem, p. 543. Témoignage de Willy Sägebrecht, in Nicht Amboss, sondern Hammer sein, Berlin : Dietz Verlag, 1968, p. 112.65 Gerhard-Sonnenberg, o.c., p. 65.66 L’agitation inclut l’agitation générale, les campagnes, la documentation des orateurs, la presse communiste, les maisons d’édition, etc. La propagande inclut les cours, les activités dans la culture et les sports, les arts, les cercles, la rédaction de publications théoriques, les bibliothèques, les archives, les statistiques, etc.67 Kinner, o.c., p. 902.68 L’édition complète des œuvres de Marx et Engels par David Riazanov, et le projet des œuvres de Lénine ont une grande importance pour les communistes. Rolf Hecker, ‘« Marx gehört uns ! Das Karl-Marx-Jahr 1933 und das Ende der ersten Marx-Engels-Gesamtausgabe’, in Junge Welt, le 8 mars 2003 (Wochenendbeilage).69 Le cinquième et sixième volume, publié en 1927, contient en effet sous les titres Probleme des Leninismus et Auf dem Weg zum Oktober, une collection d’articles de Staline. Un deuxième volume des Probleme des Leninismus paraît en 1929 avec de nouveaux textes de Staline. Ceci indique que l’influence de Staline est déjà tellement grande que ses écrits ont acquis une valeur exceptionnelle.70 Témoignage de Willy Sägebrecht, Nicht Amboss, sondern Hammer sein, Berlin : Dietz Verlag, 1968, p. 112. Josef Lens, Was wollen die Kommunisten ?, Berlin : Vereinigung Internationaler Verlagsanstalten.

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1923, dans la série « Elementarbücher des Kommunismus ».71 La série, « Elementarbücher des proletarischen Klassenkampfes »,72 offre un manuel devenu bientôt classique, «  Die Grundlagen des Sowjetstaates »,73 de Frida Rubiner.74 Ce livre permet de s’approprier, « en quatre leçons du soir », une analyse complète des réalisations du socialisme en URSS. Néanmoins, les cours imprimés font encore largement défaut et ceci empêche l’organisation de cours élémentaires pour les nouveaux membres.75

Ce n’est pas tout. Le membre du KPD a l’obligation morale de se procurer les publications vantant les accomplissements du régime soviétique ou le rôle révolutionnaire du parti bolchevique. Le manuel écrit par E. Jaroslawski76 au sujet de l’histoire du parti bolchevique annonce déjà le discours stalinien. Il y a les livres illustrés et encyclopédiques du genre encyclopédique, comme celui de Hermann Remmele, « Die Sowjetunion ».77 Ces deux volumes, reliés en plein lin, et imprimés à 30.000 exemplaires, sont un succès en librairie. Les amateurs, ou les croyants, peuvent se procurer l’histoire illustrée, en vingt épisodes, de la Révolution d’Octobre.78 Pour les curieux il y a des livres de voyage. Surtout des ouvriers et ouvrières qui racontent ce qu’ils ou elles ont vu en Russie, font l’affaire du KPD.79 Des revues, comme Das Neue Russland ou Die Volkswirtschaft der Union der Sozialistischen Sowjetrepubliken, doivent « fidéliser » un public (grand) bourgeois et affairiste.

Pendant la période de la tactique de « classe contre classe », des initiatives propagandistes peuvent encore se transformer en des structures durables. Un des ces miracles institutionnels est la Marxistische Arbeiterschule (MASCH). La MASCH, mise sur pieds en 1926 par des militants berlinois, n’est rien d’autre qu’une université populaire, qui, profitant des largesses des autorités publiques, couvre bientôt, sous la direction de Johann Schmidt (László

71 Une publication de la « Vereinigung Internationaler Verlags-Anstalten », Berlin, Kleine Alexanderstrasse 28.72 Les deux premiers volumes sont compilés par August Enderle, Die Gewerkschaftsbewegung. Ein Leitfaden für die proletarische Gewerksschaftseinheit, vol. 1, 146 p., 2 marks; J. Lens, Elementarkursus über aktuelle Probleme der proletarischen Politik, vol. 2, 88 p., 1,29 marks.73 Frida Rubiner, Die Grundlage des Sowjetstaates. Ein Elementarkursus in vier Abenden. Mit 1 Landkarte und 4 Tafeln (Elementarbücher des proletarischen Klassenkampfes), Band 3, Berlin : Vereinigung Internationaler Verlagsanstalten, 1927. Ce livre succède à sa brichure Sowjetrussland von heute, Berlin, 1925.74 Frida Rubiner (1879-1952), née Frida Ichak, est la veuve de l’écrivain Ludwig Rubiner (1881-1920). Elle fait des études de philosophie en Suisse, où elle a connu Lénine pendant la Grande Guerre. Elle est active dans le SPD entre 1908 et 1914. Elle occupe des fonctions de responsabilité pendant la Révolution bavaroise de 1919. Ensuite, elle a purgé une longue peine de prison de 21 mois. Elle commence assez vite à traduire les livres de Lénine et Zinoviev (Gegen den Strom), de Boukharine, de Trotski (Literatur und Revolution, Vienne : Verlag für Literatur und Politik, 1924) et Materialismus und Empiriokritizismus de Lénine. Sur sa vie : Hermann Weber, Damals als ich Wunderlich hiess. Vom Parteihochschüler zum kritischen Sozialisten, Berlin : Aufbau-Verlag, 2002, p. 86-91.75 Uwe Falkenberg, ‘Die Schulungsarbeit der Bezirksparteiorganisation Erzgebirge-Vogtland der KPD 1925-1929’, Thèse de doctorat non-publiée, Karl-Marx-Stadt [Chemnitz], août 1988.76 E. Jaroslawski, Aus der Geschichte der Kommunistischen Partei der Sowjetunion (Bolschewiki), Hambourg et Berlin : Verlag Carl Hoym Nachfolger, 2 tomes. 1929.77 Hermann Remmele, Die Sowjetunion, Hambourg et Berlin : Verlag Carl Hoym Nachf., 1932, 2 tomes.78 Vladimir Astrov, A. Slepkov et J. Thomas, Illustrierte Geschichte der russischen Revolution, Berlin : Neuer Deutscher Verlag.79 Bericht der englischen Gewerkschaftsredaktion, Berlin : Neuer Deutscher Verlag, 1924 ; Was sahen 58 deutsche Arbeiter in Russland ? Bericht der ersten deutschen Arbeiterdelegation, Berlin : Neuer Deutscher Verlag, 1925 ; Im Lande der roten Fahne. Bericht der 2. Arbeiterdelegation über Sowjetrussland, Berlin : Verlag Die Einheit; Quer durch Russland. Bericht der deutschen Jungarbeiterdelegation, Berlin : Verlag Die Einheit, 1926 ; Die Frau im neuen Russland. Bericht englischer Gewerkschaftlerinnen über ihren Aufenthalt in Russland vom April bis Juli 1925, Vienne : Münster-Verlag, 1925.

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Rádványi),80 tout le territoire de l’Allemagne.81 Bien que la MASCH enseigne le « marxisme-léninisme », elle attire aussi, grâce à ses cours « pratiques » (les langues étrangères), « artistiques » (les conférences sur l’art) ou « scientifiques » (les sciences naturelles), un publique avide de culture82 Des artistes ou des savants, comme le compositeur Hanns Eisler ou Albert Einstein83, y donnent des conférences.84

La bolchevisation du KPD et la Rosa-Luxemburg-Schule à Fichtenau

Le Vième Congrès du Komintern de 1924 constate que le capitalisme se trouve maintenant dans une phase de stabilisation relative et que les partis communistes doivent adapter leur stratégie à la nouvelle situation.85 Le KPD est invité à enterrer sa tactique insurrectionnelle.86 Une intervention de la part du Komintern est nécessaire.87La stalinisation du KPD, qui suivra un chemin tortueux, est entamée.88 En 1924-1925, le KPD pratique, sous la direction de Ruth Fischer (Elfriede Eisler), Arcadi Maslow (Isaac Tchemerinski) et Ernst Thälmann, encore une politique de « gauche », mais, entre 1926 et 1928, une nouvelle direction, conduite par Thälmann, choisit une stratégie « centriste ». Entre temps, le courant ultra-gauchiste autour de Ruth Fischer est déjà exclue. Finalement, en se débarrassant de l’aile droite avec ses « Versöhnler » (les conciliateurs), le triumvirat composé de Thälmann, Heinz Neumann et Hermann Remmele prend en 1928 de nouveau un virage à gauche.89

80 Schmidt introduit aussi des compatriotes à la MASCH: Durus (Alfréd Kemény), Stefan Faber (Gyula Háy), Georg et Gertrude Keller (György et Gertrude Lukács). Julius Hay, Born 1900, Memoirs, Londres : Hutchinson, 1974, p. 111 ; Julius Hay, Geboren 1900. Aufzeichnungen eines Revolutionärs. Autobiographie, Munich : Wilhelm Heyne Verlag, 177, p. 114.81 En 1931, des MASCH existent à Barmen, Bochum, Brandenbourg, Breslau, Chemnitz, Cologne, Dantzig, Dessau, Dresde, Duisburg, Düsseldorf, Elberfeld, Eisenach, Erfurt, Essen, Francfort s/M, Gelsenkirchen, Gotha, Hagen, Halle, Hambourg-Altona, Hannover, Heidelberg, Heilbronn, Iéna, Königsberg, Leipzig, Mannheim, Munich, Nuremberg, Recklinghausen, Remscheid, Solingen, Stuttgart, Würzbourg.82 En 1926-1927 on note 19 soirées avec 146 auditeurs et en 1930-1931 le programme compte déjà 2.000 soirées avec 4.000 auditeurs. Le nombre de professeurs a augmenté de huit à 160. ‘Fünf Jahre Marxistische Arbeiterschule’, in Der Marxist, 1931, vol. 1, no. 1, p. 29.83 Einstein, membre de l’Académie de Prusse à Berlin, est catalogué comme « socialiste pacifiste de gauche ». Il n’est pas établi qu’il fut aussi membre du parti communiste. Son biographe soviétique Boris Kouznetsov n’en souffle pas un mot. B. Kouznetsov, Einstein. Sa vie, sa pensée, ses théories, Verviers : Marabout, 1967.84 Le KPD se trouve dès mars 1928 au milieu de ces turbulences culturelles avec la « Assoziation Revolutionärer Bildender Künstler Deutschlands » (ARBKD). La dernière organisation a Max Keilson à sa tête et elle peut compter sur la collaboration de John Heartfield (Helmut Herzfield), du critique d’art hongrois Alfred Kemény (Durus) et d’Alfred Beier. Johann R. Becher s’occupe alors du projet des écrivains prolétariens et de la revue Linkskurve, qui publie des articles d’Alexander Abusch, Berta Lask, Ludwig Renn, Anna Seghers. Erich Weinert, Friedrich Wolf, etc. Tous donnent des conférences à la MASCH. L’Agitprop met sur pieds le « Arbeiterradiobund », le « Volksfilmbund » et le « Arbeiter-Theater-Bund Deutschlands ». L’organisation chapeautant tout est l’ « Interessengemeinschaft für Arbeiterkultur » (IfA), fondée en 1929.85 ‘Thesen über die Propagandatätigkeit der KI und ihrer Sektionen’, in Internationale Presse Korrespondenz, 1924, no. 119, p. 1573.86 Hermann Weber, ‘Postface’, in Ossip K. Flechtheim, Le parti communiste allemand (k.p.d.) sous la république de weimar, Paris : François Maspero, 1972, p. 307.87 Ruth Fischer, Stalin und der Deutsche Kommunismus. Der Übergang zur Konterrevolution, Francfort s/M. : Verlag der Frankfurter Hefte, s.d., p. 478-479.88 Hermann Weber, ‘Thälmann und Stalin, die KPdSU und die KPD’, in Der Thälmann-Skandal. Geheime Korrespondenz mit Stalin, Hermann Weber et Bernhard H. Bayerlein (réd.), Berlin : Aufbau-Verlag, 2003, p. 12.89 Un nouveau parti est formé, le KP Opposition, qui est fort bien implanté à Offenbach, mais qui est ailleurs absent. Heinrich Galm, Ich war halt immer ein Rebell. Politische Erinnerungen von Heinrich und Marie Galm, nach Gesprächen zusammengestellt von Werner Fuchs und Bernd Klemm. Mit einem Nachwort von Adolf Mirkes, Offenbach : Saalbau Verlag, 1980, p. 10-13.

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La bolchevisation des structures du Parti va de pair avec un recrutement systématique de jeunes ouvriers non-contaminés des idées luxemburgistes ou social-démocrates. Ceci pose un problème, car ces jeunes gens n’ont aucune expérience politique et point de discipline.90 Au 11ème Congrès de mars 1927, le KPD veut faire un effort supplémentaire pour améliorer le niveau théorique des cadres afin de ne plus tomber dans le piège de la « propagande creuse » ! Pour mettre à nu les tendances d’un capitalisme dans sa phase de stabilisation « relative », l’étude du marxisme-léninisme et de la théorie de l’impérialisme deviendra dorénavant de rigueur.91 La décision est prise (i) de fonder une école centrale pour la formation des cadres, (ii) d’améliorer le travail d’éducation, (iii) d’organiser la propagande par le biais des cellules, et (iv) de transformer la revue Die Internationale en une revue théorique. On décide aussi de lancer une grande campagne pour la commémoration du dixième anniversaire de la Révolution d’Octobre et pour mettre en relief les réalisations du régime soviétique.92 En juin 1929, le 12ième Congrès du KPD doit revenir à la charge et exige qu’on applique désormais à tous les niveaux (i) les nouvelles méthodes d’agitation, et (ii) qu’on améliore et intensifie la formation des cadres.93 La formation des cadres est désormais structurée à la façon de l’Agitprop soviétique.94 À part (i) des cours élémentaires, le KPD organise aussi (ii) des cercles d’éducation mutuelle pour y intensifier l’étude des textes classiques.95 La presse du Parti contient désormais des pages avec (iii) des thèmes à débattre dans les cellules. L’initiation des (iv) nouveaux membres commence avec l’étude de la brochure « Was wollen die Kommunisten ? ». (v) Les écoles régionales du parti (« Bezirksparteischule ») prennent en mains la formation des cadres.

En 1927, la décision est prise d’organiser des cours d’été pour cadres au vieux château de Burg Hohnstein (une auberge de jeunesse). Un an plus tard, les cours ont lieu dans une villa à Dresde-Loschwitz. La décision est prise d’établir une école pour 30 internes. Le 3 février 1929, la Rosa-Luxemburg-Schule ouvre ses portes à Fichtenau, une localité près de Berlin.96 Le programme contient surtout des cours de marxisme-léninisme et d’histoire du mouvement ouvrier et du régime soviétique. Au début, des cours d’une durée de neuf semaines sont

90 La vie du jeune Georg Fischer, ouvrier typographe d’Ingolstadt en Bavière, peut servir de modèle du jeune communiste à la recherche d’aventures. Georg Fischer, Vom aufrechten Gang eines Sozialisten. Ein Partiearbeiter erzählt, Berlin et Bonn : Verlag J.H.W. Dietz Nachf, 1979. 91 Thesen und Resolutionen des XI. Parteitages der Kommunistische Partei Deutschlands, Essen 2. bis 7. März 1927, Hrsg. ZK der KPD, Berlin, den 15. März 1927, p. 34.92 ‘XI. Parteitag der Kommunistischen Partei Deutschlands, Essen, 2. bis 7. März 1927. Die politische Lage und die Aufgabe der Partei, 2. März 1927’, in Ernst Thälmann, Reden und Aufsätze zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, volume I, Auswahl aus den Jahren Juni 1919 bis November 1928, Berlin: Dietz Verlag, 1955, p. 462.93 Waffen für den Klassenkampf. Beschlüsse des 12. Parteitages der KPD, 9. bis 15. Juni 1929 (Wedding), Berlin : Internationaler Arbeiter Verlag, s.d. ; Protokoll des 12. Parteitages der KPD, Berlin-Wedding, 9. bis 16. Juni, Berlin, s.d. , rapport de Thälmann, p. 80 e.s. ; Die Kommunistische Partei Deutschlands – Zwei Jahre – zwei Jahre Kampf. Bericht des ZK der KPD and den 12. Parteitag, Berlin : Internationaler Arbeiter Verlag, Berlin, 1929, p. 256 e.s.94 Ф. Г. Кротов, Школа идейной закалки. Очерки истории маркистско-ленинского образобания в КПСС, Moscou : Éditions en Langues Étrangères, 1978.95 Friedrich Dönhoff et Jasper Barenberg, Ich war bestimmt kein Held. Die Lebensgeschichte von Tönnies Hellmann. Hafenarbeiter in Hamburg. Mit einer Einleitung von Marion Gräfin Dönhoff, Hambourg : Rowohlt, 1998, p. 69.96 Selon Franz Dahlem, Ernst Thälmann aurait été l’instigateur de cette initiative. Franz Dahlem, ‘Ernst Thälmann begründete den Beschluss zur Eröffnung der Rosa-Luxemburg-Schule in Fichtenau’, in Willi Persike (rédacteur), Damals in Fichtenau. Erinnerungen an die zentrale Parteischule der KPD, Berlin : Gedenk- und Bildungsstätte Schöneiche-Fichtenau, p. 16-17. La villa à Fichtenau n’appartient pas au KPD, mais à Mentona Moser (1874-1971), une grande bourgeoise, membre du KPD et active au Secours Rouge. Mentona Moser, Unter den Dächern von Morcote ; Meine Lebensgeschichte, Berlin : Dietz, 1987 ; Mentona Moser, Ich habe gelebt, Zürich : Limmat, 1986.

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prévus, mais, très vite, une durée de seulement deux ou trois semaines devient normale. Le projet pédagogique de la Rosa-Luxemburg-Schule est relativement ambitieux. Il fait notamment abstraction du manque de préparation intellectuelle d’une jeunesse ouvrière pauvre, mais enthousiaste. La plupart d’entre eux préfèrent des cours d’une durée limitée à deux ou trois semaines. Dépendant de la convention collective en vigueur, on n’a que deux semaines de congé par an. Rester plus longtemps pose donc un problème, au moins qu’on ne peut tromper son patron en lui présentant un certificat médical délivré par un médecin ami.

Passer quelques semaines à Fichtenau est un grand luxe. La section, qui a choisi l’élève, lui donne une subvention pour couvrir les frais du voyage. Le KPD paie évidemment les frais de séjour à Fichtenau. Entre temps, la famille de l’étudiant reste pourtant sans revenues. Il y a encore d’autres frais à supporter. Il faut, si on ne les possède pas encore, acheter des livres au magasin Litladen de l’école.97 Malgré « l’or de Moscou », le KPD reste un parti extrêmement pauvre, toujours à la recherche de ressources.98 Les 200 fonctionnaires permanents ne sont pas payés convenablement et, parmi eux, on compte d’ailleurs de vrais ou de faux chômeurs et emcore quelques intellectuels ayant d’autres sources de revenu. Ceci explique pourquoi le KPD ne peut pas soutenir financièrement les familles des quelques centaines d’élèves passant chaque année à la Rosa-Luxemburg-Schule.99

Fichtenau sert d’école préparatoire à ceux qui seront un jour appelés à poursuivre leurs études à l’École Internationale Lénine à Moscou100 avec laquelle des liens101 existent. Fichtenau sert donc de pépinière de cadres. Ceux qui y passent, ont l’occasion de se frotter au monde « intellectuel » 102 du Parti et d’y nourrir des ambitions cachées. Ces militants, très peu habitués aux activités purement intellectuelles, y souffrent aussi d’un système scolaire, qui ne leur laisse aucune liberté de mouvement.103 Les professeurs exigent beaucoup, sinon trop, d’eux. D’abord, il faut lire les grands maîtres marxistes « dans le texte ».104 Ensuite, il y a le rythme d’étude imposé par la direction. Le matin, on attend les cours ; l’après-midi, on discute, de préférence en petits groupes, de tout ce qu’on a appris le matin ; le soir, on fait les travaux pour le lendemain matin. On se couche à 11 heures du soir. Il est d’ailleurs strictement défendu de quitter le bâtiment ou de se promener seul aux environs. On craint, non 97 Copie d’une lettre du 26 mai 1931 aux nouveaux étudiants, in Damals in Fichtenau, o.c. La plupart des brochures utilisées ne coûtaient que 10 ou 20 pfennigs et les livres entre 1 et 2 marks. Pour un volume broché des « œuvres complètes » de Lénine on devrait déjà débourser 6 marks. 98 Le KPD collecte constamment de l’argent pour financer ses congrès, ses campagnes électorales et ses autres activités. Devenir membre coûte l’équivalent d’une heure de salaire moyen d’un ouvrier qualifié. Les chômeurs et les travailleurs mal payés ont droit à des réductions. Le « Parti en détresse » réussit pourtant à se tailler un empire dans le monde de l’édition, grâce à l’Arbeiter-Internationale Zeitung, éditée par Willi Münzenberg. 99 Ernst Thälmann. Eine Biographie, Berlin : Dietz Verlag, 1979, p. 437. Pendant les six ans que l’école centrale a fonctionné, on y a organisé 35 cycles de cours pour 1.131 fonctionnaires au total, dont 31 cycles pour 1.010 fonctionnaires au total à Fichtenau. ‘Das Rosa-Luxemburg-Haus. Gedenk- und Bildungsstätte in Schöneiche/Fichtenau’, in Angebote Politische Bildung, 2. Halbjahr, 1991, Rosa-Luxemburg-Haus, Schöneiche-Fichtenau, p. 66.100 Il existe encore la Kommunistische Universität der Nationalen Minderheiten des Westens à Moscou. Cette institution était spécialement destinée aux cadres des minorités nationales en Europe.101 Fred Oelssner, par exemple, a étudié à l’École Internationale Lénine et à l’Institut des Professeurs Rouges à Moscou. Fred Oelssner, ‘Unterricht in politischer Ökonomie’, in ibidem, p. 19.102 Gabo Lewin, ‘Unsere Universität’, in Damals in Fichtenau, p. 37-50.103 Il fallait un chahut pour que la direction se décide à accorder aux étudiants une forme de participation.104 Fred Oelssner, devenu professeur à Fichtenau après avoir fait des études à l’École Internationale Lénine à Moscou, rapporte qu’il a donné à Fichtenau un cours basé sur le premier tome du « Capital » de Marx. Plus tard, il donne encore un cours intitulé « économie politique – capitalisme-socialisme », sans pourtant utiliser un manuel. Il exige des étudiants d’étudier Marx « dans le texte ». Oelssner, o.c., p.19-23. Hermann Duncker utilise aussi des textes de Marx : « Lohnarbeit und Kapital », « Lohn, Preiss und Profit » et le « Manifeste Communiste ».

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sans raison, la visite de la police ou les inimitiés des voisins.105 Ernst Schneller106, s’occupant à l’époque de la gestion de la Reichsparteischule, n’est que connu par les professeurs, pas par les élèves. Pour ces derniers, c’est Hermann Duncker,107 qui est la figure de proue de l’école.108 À l’école c’est pourtant un camarade soviétique,109 qui y tire les ficelles.110

Le KPD et la formation des cadres (II)

En 1929, le KPD fera des efforts considérables pour organiser des cours de marxisme-léninisme à tous les niveaux de son organisation et il pousse les militants à s’instruire du marxisme-léninisme.111 Hermann Duncker lande alors l’idée d’insérer des pages auto-éducation (« Selbstbildungsecken ») dans les journaux communistes.112 Les cellules sont inondées de brochures et de cours polycopiés. Les responsables des organisations de masse encadrant la classe ouvrière (syndicats ouvriers, cercles sportifs, cercles de libre-penseurs, organisations de jeunes et de femmes, etc.), n’y échappent guère.113 En 1931, entre 20 à 25 pour cent des membres sont touchés par des projets de formation et d’éducation; entre 75.000

105 Le quartier huppé est décrit par Jürgen Kuczynski dans ses Memoiren. Die Erziehung des J. K. zum Kommunisten und Wissenschaftler, Berlin et Weimar : Aufbau-Verlag, 1973, p. 21-28.106 Il s’agit d’un ancien instituteur venu de l’aile gauche du SPD et devenu ensuite le « pédagogue du Parti ». Wolfgang Kiessling, Ernst Schneller. Lebensbild eines Revolutionärs, Berlin : Dietz, 1960.107 Il a écrit pas mal d’introductions aux textes de Marx et d’Engels, notamment au volume intitulé Über historische Materialismus : Ein Quellenbuch, paru dans dans la série Elementarbücher des Kommunismus. Puis, il y a le volume Karl Marx und Ferdinand Lassalle, Unter der Anklage des Hochverrats : Zwei Gerichtsreden aus dem Jahre 1849, mit Vorword von Engels (1885) und Anhang : Aus Artikeln der Neuen Rheinischen Zeitung (1848), nouvelle édition rédigé par Hermann Duncker. Le volume de Max Beer, Allgemeine Geschichte des Sozialismus under der sozialen Kampf (publié par Universum-Bücherei à Berlin, 7ème édition, 1931, 8ème édition, 1932) contient aussi une petite introduction de sa main. Il a rédigé l’édition allemande du pamphlet de Lénine contre le gauchisme (V.I. Lenin, Der « Radikalismus » : Die Kinderkrankheit des Kommunismus : Versuch einer populären Darstellung der marxistischen Strategie und Taktik, Berlin : Internationaler Arbeiter-Verlag, 1932, 4ème édition augmentée), publié dans la série Elementarbücher des Kommunismus, vol. 9. Finalement il y a encore sa contribution à W.I. Lenin, Karl Marx ; Anhang : Beiträge zum Marxismus (aus Artikeln und Schriften Lenins), Vienne-Berlin : Verlag für Literatur und Politik, 1931 (Kleine Bibliothek, vol. 1).108 Ernst Schneller, Wilhelm Pieck, Erich Kunik, Karl August Wittfogel, Christoph Wurm, Philipp Dengel, Albert Kuntz, Fritz Heckert, Edwin Hoernle, August Creutzburg, Martha Arendsee, Paul Schwenk, Else Himmelheber, Helene Overlach, Theodor Neubauer, Roberta Gropper, Josef Lenz, Franz Dahlem, Heinrich Rau, Albert Hottop, Ernst Reinhardt (Alexander Abusch), Karl Borosch (Boros), Leo Flieg, Ernst Noffke, Eugen Kraus, Hermann Remmele, Franz Schwarzmüller, Paul Schwenk, Paul Merker et Alexander Emel (l’historien Mossei Lurié,un ancien professeur à l’Université Sun Yat-Sen à Moscou).109 Otto Fleischer, ‘Die Geschichtslektion im Walde’, idem, p. 85. Elli Schmidt, une modiste de Berlin qui résidait en 1932 pendant trois semaines à Fichtenau, est une élève modèle qui poursuivra ses cours à l’École Internationale Lénine. Elli Schmidt, ‘Voller Erwartungen’, in Damals in Fichtenau, o.c., p.155-164.110 Cläre Quast, ‘Die Rosa-Luxemburg-Schule im Jahre 1928 in Dresden’, in Damals in Fichtenau, o.c., p. 31-36.111 Édifiante est l’histoire de Gottfried Grünberg, ouvrier mineur, qui, devenu propagandiste, donne des cours aux membres de sa cellule de Moers. Il a, à ce moment, déjà lu quelques livres de Lénine et de Marx. Il prétend avoir lu le Manifeste Communiste plusieurs fois et d’avoir suivi un cours de la MASCH à Duisburg, une ville qui se trouve à 20 km de Moers. Chaque dimanche, il lui fallait couvrir cette distance à bicyclette. Ce Grünberg, qui a été un militant coriace, finira d’ailleurs comme étudiant à l’École Internationale Lénine. Gottfried Grünberg, Kumpel, Kämpfer, Kommunist, Berlin : Militärverlag der Deutschen Demokratischen Republik, 1977, p. 94-103, 132-135.112 Falkenberg, o.c., p. 55.113 Ceci est certainement le cas de la stratégie syndicale du Komintern et du Profintern. Die Strategie und Taktik der revolutionären Gewerkschaftsopposition, Zur Marxistisch-Leninistischen Schulung, Kursusmaterial Nr. 3, (Zweite verbesserte Auflage), Herausgegeben vom Zentral-Komitee der Kommunistischen Partei Deutschlands. Als Manuskript Gedruckt.

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à 80.000114 cadres (25 à 33 pour cent du total) ont suivi des cours élémentaires ou spéciaux.115 Ces chiffres prouvent que le KPD est en train de se transformer en un parti marxiste-léniniste.

Le KPD reste pourtant un parti dont les militants préfèrent l’agitation à la réflexion. Il recrute d’ailleurs ses adhérents dans les milieux les plus défavorisés116 du prolétariat, ce qui a fait baisser le niveau intellectuel et organisationnel des cadres. Y remédier en organisant des cours n’est donc pas un luxe. Le KPD (i) manque pourtant les moyens financiers pour se payer une structure solide ; (ii) la théorie marxiste-léniniste, avec son jargon étrange, ses acronymes et ses abréviations (diamat, histomat) multiples, requiert un effort soutenu des militants ; (iii) le KPD ne peut pas contrebalancer une social-démocratie s’appuyant sur des syndicats omniprésents et les organisations coopératives puissantes ; (iv) son activisme frénétique et ses campagnes trop nombreuses ou intenses l’empêchent fortifier durablement son organisation.

Le « fonctionnaire »117 ou le « Parteiarbeiter » communiste est constamment menacé de surmenage. Prenons son agenda des mois de février et de mars 1931 du fonctionnaire responsable des cours. Celui-ci doit alors s’occuper de l’organisation des cours commémorant le soixantième anniversaire de la Commune de Paris et de la vente de la brochure « État et Commune de Paris ». La vente d’un beau volume de luxe, intitulé « Pariser Kommune 1871 »,118 lui incombera aussi. À part de ces activités commerciales, il devra organiser des séminaires ayant pour objet l’étude des expériences de la Commune.119 Malheureusement, cette campagne purement commémorative a lieu au même moment que des cours (« Betriebskurse ») devront être organisés pour les candidats sur les listes des Betriebsrätewahle (les élections pour les conseils d’entreprises). Dans la Ruhr, où le KPD possède des bastions, des cours sont organisés dans tous les « Bezirke », mais ailleurs les beaucoup de « Bezirke » ne succèdent pas à organiser des « Betriebskurse ». En Bavière-du-Nord, par exemple, où, le KPD est pourtant implanté dans quelques grandes entreprises, un seul des 50 « Bezirke » a su organiser des cours. Ailleurs, la situation n’est guère plus

114 Le KPD compte alors 259.155 membres. Hermann Weber, Die Wandlung des deutschen Kommunismus. Die Stalinisierung der KPD in der Weimarer Republik, Francfort s/M.: Europäische Verlagsanstalt, 1969, p. 364.115 Kinner, ‘Die Parteipropaganda’, o.c., p. 550.116 En 1927, 30 pour cent des membres sont des ouvriers non-qualifiés, contre 40 pour cents d‘ouvriers qualifiés ; 95 pour cent des membres n’a qu’un diplôme d’école primaire. < www.teachsam.de/geschichte. >117 À peu près 30 pour cent des membres du KPD ont alors une « fonction ». Un fonctionnaire est une personne responsable d’activités. Parmi eux, on compte les « propagandistes », les « instructeurs » ou les « organisateurs », sans oublier les secrétaires politiques des « Bezirke » et des « Unterbezirke », les responsables des organisations de masse, les responsables d’une cellule, les camarades travaillant pour la presse communiste, etc. En plus, les membres des parlements ou des conseils municipaux occupent une position spécifique dans la machine de propagande et d’organisation. L’idéal est de faire un fonctionnaire ou « Parteiarbeiter » de chaque membre. Pour y parvenir, il y a la revue Der Parteiarbeiter, qui doit informer le fonctionnaire comment surmonter les problèmes administratifs et techniques. En 1932, ce « Parteiarbeiter » est vivement conseillé de s’abonner aussi à la revue d’information, Die Nachrichten, qui contient des articles sur la crise capitaliste, le développement en URSS, la culture, l ‘hygiène, les sports, etc. 118 Il s’agit d’un recueille de documents et d’articles coûtant 10 marks. L’introduction est écrite par Hermann Duncker. 119 Par exemple, le fonctionnaire du Parti est vivement conseillé de lire la brochure de Lénine sur la Commune de Paris et de consulter ensuite le « Bürgerkrieg in Frankreich » de Marx, publié dans la série « Elementarbücher des Kommunismus, no. 25 ». Il lui faut aussi lire « Staat und Revolution » (chapitre 3) de Lénine et « Dem Andenken der Pariser Kommune » (un article de 1911) du même auteur. Ensuite il peut s’attaquer à Marx et Engels, « Briefwechsel IV. Die Briefe vom 7. und 10. September 1870 », Marx, « Briefe an Kugelmann (14.4.1871) », Franz Mehring, « Karl Marx, die Geschichte seines Lebens » (chapitre 14), Sinowjew, « Krieg und Krise der Sozialdemokratie » (p. 70-92, 115-140), Lénine, « Die Diktatur des Proletariats und der Renegat Kautsky » (chapitres 1 et 2), Max Beer, « Allgemeine Geschichte des Sozialismus », Paul Lissagaray, « Die Geschichte der Kommune von 1871 » et Alexander Emel, « Leitfaden zur Geschichte der Arbeiterbewegung » (chap. 7).

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brillante. Christoph Wurm, alors responsable pour le « Bezirk » Hesse-Francfort, constate, que les quelques cours qu’on y a organisés, ne répondent point aux exigences imposées par le Parti.120

En février 1931, le KPD décide que des cours pour les fonctionnaires des organisations de masse (« Massenfunktionärkurse ») devront désormais être organisés dans tout le pays. À quelques exceptions près, les « Bezirke » ne réagissent pas ! Les militants désertent partout les cours. Aux « Bezirksparteischulen », on constate qu’un « manque de zèle a envahi les esprits. Seulement deux ou trois « Bezirke » ont alors organisé des «Funktionärinnenschulen» (Écoles des fonctionnaires féminins), et, sauf à Berlin, les autres « Bezirke » ne répondent pas aux injonctions venant de l’Agitprop. Même les « cercles marxistes-léninistes » des « Bezirke » se sont endormis. Face à cette situation, l’Agitprop invite tous les « Bezirke » à rapporter une fois par mois de leurs activités de formation. Afin de faciliter la logistique, ils doivent faire savoir à temps quels thèmes ils désirent mettre à l’ordre du jour et les livres qu’ils veulent commander. On est donc très loin d’un KPD complètement bolchévisé. Des mesures sont bientôt prises contre cet autonomisme enraciné. Les « cercles marxistes-léninistes » et les « Bezirke » ne seront désormais plus libres de choisir eux-mêmes les thèmes à étudier. Pour le mois de mars 1931, l’Agitprop impose donc deux thèmes à tous les « Bezirke » : (i) le problème de la crise économique et son aboutissement à une crise révolutionnaire, et (i) la grève politique de masse.121 Les raisons principales pour bouder les cours sont (i) qu’ils sont trop intensifs et trop nombreux; (ii) qu’ils éloignent parfois les fonctionnaires pendant des semaines de leur base122 ; (iii) et qu’ils se sont parfois mal adapté aux besoins concrets des fonctionnaires.

Pourtant, la vie sociale des cellules est parfois intense et les cours peuvent y contribuer. En se réunissant quelques fois par mois à la maison d’un camarade ou dans une arrière-salle d’un café du quartier, les membres d’une cellule retrouvent aussi la convivialité dont la classe ouvrière est si friande. On peut y discuter politique, mais le succès de ces rencontres dépend aussi du savoir-faire du fonctionnaire responsable, car ces débats en camarades peuvent toujours dégénérer en dispute. Si le fonctionnaire est un peu habile et s’il est assez bien « formé », il peut lui-même socialiser les nouveaux membres en se servant de la littérature marxiste-léniniste.123 Pour acquérir une connaissance sérieuse du marxisme-léninisme, il faut étudier systématiquement les grands maîtres « dans le texte ». Le malheur est que le fonctionnaire rencontre des problèmes insurmontables à intégrer ces textes théoriques dans sa pratique de tous les jours. Ceci ne l’empêchera pas qu’il se croit un bon « marxiste-léniniste ».124

120 Wurm prétend que les cours ne répondant aux exigences avaient un caractère « bourgeois » (« Bildungsarbeit »). Les thèmes y traités (l’économie politique, le matérialisme historique et dialectique et l’histoire économique) ne sont nullement liés à l’actualité politique ou à l’action du Parti. La rédaction du Propagandist trouve cette situation intolérable et elle invite le « Bezirk » de Francfort s/M. à y porter remède.

‘Aus der Praxis – Für die Praxis. Berichte aus den Bezirken’, in Der Propagandist, Monatschrift für die Propaganda des Marxismus-Leninismus, vol. 2, 1931, no. 3., p.31.121 ‘Propaganda und Betriebsrätewahl’, in Der Propagandist, vol. 2, 1931, no. 3, p. 28-29.122 Par contre, les cours du week-end rencontrent parfois un réel succès. En été, ils sont parfois organisés à la campagne. Là-bas, les militants peuvent, tout en discutant, se promener dans les bois ou les champs.123 Il y a par exemple encore les « Elementarbücher für den proletarischen Klassenkampf ». Des revues comme « Der Propagandist » et « Der Marxist » (la revue des cadres de la MASCH) publient des synthèses marxistes, qui sont fort utiles aux militants. Der Marxist publie en 1931des articles de J. Kraus (Was ist Marxismus ?, Was ist Leninismus ?), de H. Duncker (Einführung in das Studium des Marxismus), de Kurt Heinz (Über die Krise), de Hans Günther (Die Marxsche Werttheorie) et de Johann Schmidt (Hegel 1931), qui expliquent en un langage fort simple, les « vérités fondamentales » du marxisme.

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Les intellectuels ne devront pas avoir des problèmes avec les textes des grands maîtres. Pourtant, peu ont étudié les trois volumes du Capital de Marx,125 ce qui explique peut-être pourquoi la plupart d’entre eux sont très discrèts quant à la lecture de ce magnum opus.126 Le Parti n’insiste d’ailleurs pas. Afin d’épater les intellectuels, le Parti publie des livres luxueusement reliés et il les gâte avec la revue Unter dem Banner des Marxismus, qui se veut d’ailleurs « die führende theoretische Zeitschrift des Marxismus-Leninismus ».127 À un niveau plus bas, on trouve le fonctionnaire « averti ». Pour eux, le Parti publie la revue théorique Die Internationale et les revues spécialisées, comme Proletarische Sozialpolitik128, Der Parteiarbeiter, Die Kämpferin,129 Die Kommune130 et Der Kampf131 et les brochures à 10 pfennigs. En 1932, le KPD diffuse des brochures dont les titres reflètent les thèmes de propagande du moment : « Klasse gegen Klasse », « Sozialismus schafft Wohlstand für alle », « Krieg in China », « Wofür kämpft die SA ? », « Und das Zentrum ? », « Was ist die eiserne Front ? », « An der Front des roten Aufbaus » (de Maria Reese), « Kommune Kommanjak », « Hungerdiktatur in Brüning-Deutschland », « 20.000 Frauen Rufen ». Ces brochures doivent aider les fonctionnaires à se défendre contre les adversaires politiques et à convaincre les incrédules. Le « Parteiarbeiter » est vivement conseillé de se procurer les petits volumes publiés dans la série « Die Bücherei des Parteiarbeiters »132 ou d’acheter le volume de F. David, « Bankrott des Reformismus » (3,60 marks) ou celui de Paul Langner, « Der Massenstreik im Kampfe des Proletariats » (1,80 marks) et les « Kampfreden und Aufsätzen » d’Ernst Thälmann, un volume de 96 pages, ne coûtant que 20 pfennigs. Pour le reste, le fonctionnaire fait confiance aux journaux133 et aux publications qui touchent à sa pratique politique.134 Il lui est d’ailleurs vivement conseillé d’étudier attentivement les résolutions du Plénum du CC du KPD et les « Wirtschaftsberichte » d’Eugen Varga, publiés dans la revue « Inprekorr ». Il en puisera des arguments et des faits pour étoffer ses exposés. S’il doute encore

124 Isaac Abusch, Erinnerungen und Gedanken eines oppositionellen Kommunisten, Herausgegeben von Joachim Kowalczyk, Mayence : Decaton Verlag, 1994, p. 80.125 Tel est le cas de Curt Geyer, qui est le fils d’un professeur d’université et membre socialiste du Reichstag. Die revolutionäre Illusion. Zur Geschichte des linken Flügels der USPD, Erinnerungen von Curt Geyer, Herausgegeben von Wolfgang Benz und Hermann Graml, mit einem Vorwort von Robert F. Wheeler, Stuttgart : Deutsche Verlags-Anstalt, 1976, p. 26.126 C’est notamment le cas du psychologue Sperber. Manès Sperber, Die vergebliche Warnung. All das Vergangene…, Vienne : Europaverlag, 1975.127 Cette revue publie en 1931 des articles de Vladimir V. Adoratski, Béla Fogarasi et Karl August Wittfogel pour commémorer le centenaire de la mort de Hegel.128 Proletarische Sozialpolitik. ARSO. Organ der Arbeitsgemeinschaft sozialpolitischer Organisationen, à partir de 1928, 30 pfennigs le numéro, mensuel.129 Die Kämpferin. Organ der Gesamtinteressen der arbeitenden Frauen, bi-mensuel, 20 pfennigs le numéro.130 Die Kommune. Zeitschrift für kommunistische Kommunalpolitik, bi-mensuel, à partir de 1921, 20 pfennigs le numéro.131 Der Kampf. Organ für Gewerksschaftsbewegung und soziale Fragen, mensuel, à partir de 1927, 20 pfennigs le numéro.132 En 1932 six volumes ont paru : O. Pjatnizki, Die aktuellen Fragen der internationalen Gewerkschaftsbewegung, 52 pages, 30 pfennigs ; idem, Brennende Fragen, Rede auf dem 11. Ekki-Plenum, 48 pages, 20 pfennigs ; A. Bewer, ABC der Org-Arbeit. Leitfaden für den Parteiarbeiter (verboten), 124 pages, 1,20 marks ; Creutzburg, Die Org-Arbeit der KPD, 124 pages, 1,20 marks ; Büchner, Kampf gegen Provokation und Spitzelei, 80 pages, 20 pfennigs ; O. Pjatnitzki, Die Bolschewisierung der Kommunistischen Parteien der kapitalistische Länder durch Überwindung der sozialdemokratischen Traditionen, 56 pages, 20 pfennigs. 133 Erich Honecker atteste en 1946, quand il complète le questionnaire pour le département des cadres, qu’il lit surtout des journaux et peu de livres. Peter Przybilski, Tatort Politbüro. Die Akte Honecker, Berlin ; Rowohlt, 1991, p. 236. Il se rappelle avoir lu « Das ABC des Sozialismus » (sic) de Boukharine et « d’autres livres » lors de son passage à l’École Internationale Lénine à Moscou. Reinholt Andert et Wolfgang Herzberg, Der Sturz. Erich Honecker im Kreuzverhör, Berlin et Weimar : Aufbau-Verlag, p. 144.134 Georg Fischer témoigne que les militants de son âge se comportaient en rebelles et que les problèmes de la « stratégie politique » ne venaient à eux que par la voie des journaux du Parti. Fischer, o.c., p. 60.

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de la justesse de ses opinions, il se confiera aux spécialistes qui lui répondront dans les colonnes des revues.135

Le Parti « impose à tout membre du KPD de vendre les publications du Parti ».136 Mais vendre à qui ? Le KPD est lui-même devenu un parti de chômeurs ne recevant en moyenne que 8 marks d’allocation de chômage par semaine. Même des membres ayant conservé leur emploi, pensent parfois que le Parti leur en coûte trop cher.137 Malgré ces difficultés, le KPD enrôle des ouvriers prêts à faire de grands sacrifices. Ceci peut explique pourquoi le KPD a pu écouler à la fin de 1932 150.000 exemplaires d’une nouvelle édition du Manifeste Communiste de Marx et d’Engels. En effet, beaucoup de militants, notamment le chanteur Ernst Busch, achètent ce bouquin qui leur tient au cœur et dont ils connaissent parfois le texte par coeur.138 Pourtant, beaucoup de responsables se plaignent du nombre considérable de brochures et de livres invendus. Faut-il les distribuer gratuitement ? Parce que ces publications ont coûté beaucoup d’argent au Parti. La réponse est nettement négative. Il ne faut surtout pas donner l’impression, en les distribuant gratuitement, que le Parti peut se payer ce luxe.

Conclusions

Quelques lignes de force se dégagent dans la politique du KPD. Dans sa phase de bolchevisation, le KPD met surtout l’accent sur les réalisations soviétiques et sur la nécessité de défendre la patrie du socialisme contres les visées de l’impérialisme. En se basant sur Lénine, le KPD pense que la crise économique le portera bientôt au pouvoir. Son gauchisme, teinté « d’économisme déterministe»,139 l’amène à faire une guerre à deux fronts en combattant à la fois les « sociaux-fascistes » du SPD et le vrai fascisme du NSDAP. Le KPD soupçonne les deux adversaires d’être les « derniers » supports d’un capitalisme monopoliste, qui, en s’emparant de la plus grande partie de la plus-value réalisée, se prépare à une guerre contre l’URSS.

Le KPD espère en bolchevisant l’appareil du Parti et en initiant ses cadres à la théorie marxiste-léniniste, de forger une arme révolutionnaire capable de prendre le pouvoir. Ceci explique pourquoi le KPD a investi beaucoup d’énergie et de moyens dans la formation de ses cadres. Pourtant, la grande crise qui éclate à la fin de 1929, n’est pas le prélude à la révolution. Bien qu’une armée croissante de chômeurs enfle à partir de ce moment le nombre de ses adhérents, ceci ne fait pas croître sa capacité intellectuelle et organisationnelle.140 La masse stable du prolétariat141 boude ce parti jugé par eux d’être trop extrémiste et trop enclin à

135 Il y a le cas exemplaire du camarade L. W., un militant habitant la petite ville de Clève, qui remarque dans une lettre au Propagandist, qu’il serait faux de croire, qu’il n’ait pas « d’issue » à la crise économique. Selon lui, la théorie marxiste démontre clairement, que chaque crise sera, un jour, suivie d’une reprise conjoncturelle. La rédaction du « Propagandist » le renvoie alors aux numéros 8 et 9 de la « Marxistische Arbeiterschulung », où il peut trouver la bonne réponse à ses questions. Der Propagandist, vol. 3, mars 1932, no. 3, p. 31.136 « Jedes Parteimitglied ist verpflichtet, die Parteiliteratur zu verkaufen. », ‘Die Bedeutung des Literaturvertriebs im Wahlkampf’, in Der Parteiarbeiter, vol. 10, 1932, no. 3, p. 93.137 Un « Parteiarbeiter » constate que ses dépenses s’élèvent à 37,60 marks par mois. ‘Klage eines Parteiarbeiters », in Der Parteiarbeiter, vol. 6, 1928, no. 1, p. 20-21.138 Ulrich Eumann, ‘ »Kameraden vom roten Tuch .» Die Weimarer KPD aus der Perspektive ehemaliger Mitglieder’, in Archiv für die Geschichte des Widerstandes und der Arbeit, no. 16, 2001, p. 109.139 Nicos Poulantzas, Fascisme et dictature, Paris : Le Seuil/Maspero, 1974, p. 14-15.140 Erich Wiesner, Man nannte mich Ernst. Erlebnisse und Episoden aus der Geschichte der Arbeiterjugendbewegung, Berlin : Verlag Neues Leben, 1978, p.147 ; Oskar Hippe, …und unsere Fah’n ist rot. Erinnerungen an sechzig Jahren in der Arbeiterbewegung, Hambourg : Junius, 1979.

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passer aux actes de violence142 lors des manifestations de rue. Les cadres nouvellement recrutés parmi la jeunesse ouvrière n’ont pas toujours les qualités requises pour renforcer les structures du Parti.143 Bien que le KPD soit devenu le parti des chômeurs, il ne succède pas à les enrôler durablement.144 Les chômeurs restent une masse flottante sans attaches réelles avec le KPD.145 Il ne succède pas à pénétrer le milieu campagnard146 ou de s’attirer un nombre substantiel de femmes.147

Le KPD se trouve bientôt économique sociologiquement et politiquement complètement isolé. Pourtant, il nourrit l’illusion que son isolement fait sa force, car, devenu en 1932 le troisième parti politique d’Allemagne, il se croit même à la veille de la prise du pouvoir. En réalité, son encrage à gauche lui interdit de prendre le pouvoir.148 Sa lutte contre le « social-fascisme » lui a ôté toute possibilité de gagner la sympathie de la classe ouvrière restée fidèle au SPD et ses syndicats. Le KPD combat donc à la fois le SPD et le NSDAP. Les batailles de rue avec les troupes de choc du parti nazi créent ensuite l’illusion qu’il puisse gagner avec des batailles de rue les faveurs de la masse stable de la classe ouvrière.149 Sentant la révolution proche, il se prépare à mettre sur pied un appareil illégal.150 Entre-temps, les nazis peuvent se préparer à la prise du pouvoir en invoquant la nécessité d’une révolution nationale contre le chaos démocratique crée par le libéralisme et les partis marxistes.

141En 1928, 62,3 pour cent des membres travaillent encore dans une entreprise industrielle, mais in 1933 ce n’est plus que 11 pour cent. < www.teachsam.de/geschichte> Selon Hermann Weber, en 1931, 78 pour cent des membres est au chômage. En 1932, c’est déjà 85 pour cent. Die Wandlung, p. 243.142 Eve Rosenhaft, Beating the Fascists ? The German Communists and Political Violence 1929-1933, Cambridge : Cambridge University Press, 1983.143 67 étudiants du total des 1.010 étudiants de Fichtenau 67 ont été massacrés par les nazis et 21ont été porté disparu en Union Soviétique. ‘Das Rosa-Luxemburg-Haus’, o.c., p. 67. L’ancien étudiant le plus célèbre est certainement Erich Honecker. Des 29 anciens étudiants, ayant contribué au livre commémorant lé 50ième anniversaire de l’école de Fichtenau, seulement deux (Hans Jendretzky et Karl Mewis) sont devenus plus tard membres du Comité Central de la SED. Les autres ont sombré dans l’anonymat. 144 La fluctuation se chiffre à 38 pour cent en 1931, et à 54 pour cent en 1932. Weber, Wandlung, o.c., p. 243.145 Siegfried Bahne, ‘Die Erwerbslosenpolitik der KPD in der Weimarer Republik’, in Hans Mommsen et Winfried Schulze (réd.), Vom Elend der Handarbeit. Probleme historischer Unterschichtenforschung, Stuttgart : Klett-Cotta, 1981, p. 477-496 ; Rose-Marie Huber-Koller, ‘Die kommunistische Erwerbslosenbewegung in der Endphase der Weimarer Republik’, in H.-G. Backhaus et al. (réd.) Gesellschaft. Beiträge zur Marxschen Theorie, vol. 10, Francfort s/M.: Suhrkamp Verlag, 1977, p. 89-140.146 Kinner, o.c.147 Lors des élections municipales de novembre 1929, un tiers des candidats sur les listes du KPD sont des femmes. Pourtant, faute de vraies candidates, iI s’agit ici surtout d’épouses de communistes recrutées pour l’occasion. En 1932 le pourcentage de femmes, membres du Parti, n’excède pas les 15 pour cent. Sur la politique féminine du KPD : Silvia Kontos, Die Partei kämpft wie ein Mann. Frauenpolitik der KPD in der Weimarer Republik, Bâle et Francfort s/M.: Stroemfeld/Roter Stern, 1979.148 Son progrès électoral lent, mais bien visible (9,1 pour cent en 1924, 10,7 pour cent en 1928, 13,1 pour cent en 1930, 17 pour cent en novembre 1932).149 David Abraham, The Collapse of the Weimar Republic. Political Economy and Crisis, New York et Londres : Holmes & Meyer, 1986, p. 39.150 Allan Merson, Communist Resistance in Nazi Germany, Londres : Lawrence and Wishart, 1985, p. 24-25.

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