Ecole Nationale des Beaux-arts de Paris
UC Recherche
Mémoire d’étude
présenté par
Jean-Baptiste Lenglet
L’expérience du désastre :
Etude de l’espace dans
Le Château de l’Araignée d’Akira Kurosawa.
Sous la direction de
Mr. Alain Bonfand
Novembre 2011
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Ecole Nationale des Beaux-arts de Paris
UC Recherche
Mémoire d’étude
présenté par
Jean-Baptiste Lenglet
L’expérience du désastre :
Etude de l’espace dans
Le Château de l’Araignée d’Akira Kurosawa.
Sous la direction de
Mr. Alain Bonfand
Novembre 2011
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Quand tout s’est obscurci, règne l’éclairement sanslumière qu’annoncent certaines paroles. 1
1 Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980, p. 62.
5
Sommaire
Introduction........................................................................................................................... 6
I – L’espace théâtral ............................................................................................................ 7
I – 1 – Le modèle Macbeth .................................................................................................... 7
I – 2 – Une machinerie théâtrale ............................................................................................ 9
I – 3 – Le théâtre oriental......................................................................................................12
II – L’espace filmique.........................................................................................................17
II – 1 – Approche du film .....................................................................................................17
II – 2 – Des mondes intérieurs ..............................................................................................20
II – 3 – La nature comme puissance extérieure......................................................................25
III – L’espace spectral ........................................................................................................27
III – 1 – Des ténèbres sortent les spectres..............................................................................27
III – 2 – Angoisse et hallucination ........................................................................................30
III – 3 – L’expérience du désastre .........................................................................................36
Conclusion ...........................................................................................................................40
Bibliographie........................................................................................................................41
Table des matières ................................................................................................................42
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Introduction
Akira Kurosawa met deux ans à réaliser Le Château de l’Araignée. Dans la
filmographie du cinéaste, il inaugure un cycle de trois films historiques, avec à sa suite Les
Bas-Fonds, en 1957, et La Forteresse cachée, en 1958. Le film sort en 1957 au Japon, et est
présenté cette année là à la Mostra de Venise. La critique française qui assiste à la projection
ne comprend pas le film, et l’éreinte. En conséquence, le film ne sort en France qu’en 1966.
C’est un échec commercial.
Le présent mémoire consiste en une analyse de ce film. Dans une perspective avant
tout esthétique, j’ai tenté de l’appréhender synthétiquement. En réduisant mon corpus
d’analyse exclusivement au Château de l’Araignée, j’ai souhaité concentrer mon attention sur
un moment artistique, et l’interroger. Aussi la finalité de ce travail n’est pas d’apporter un
regard sur le cinéma de Kurosawa, mais plus modestement, de témoigner d’une implication
personnelle, d’un corps à corps avec une œuvre précise.
J’ai structuré le mémoire en trois parties, afin d’organiser ma recherche en un fil
continu, en une droite qui vaudrait comme démonstration. Les pensées apparaissent
éparpillées, et il faut les arranger dans une construction linéaire, dans un raisonnement
littéraire. Je suis parti du devoir, et progressivement je suis allé vers l’intuition : du théâtre au
désastre, en passant par le médium cinématographique.
L’analyse est une utopie totalitaire, comme si elle pouvait absorber l’œuvre, la
vampiriser. Les pages qui suivent ne sont que les cendres d’un fantasme. Elles restent
dépassées par des zones d’ombres, par des trous, à travers lesquels le film s’échappe.
Toutefois des idées y sont avancées. Aussi le film reste libre : ce n’est qu’un prétexte au
travail. Ce mémoire lui échappe également, finalement.
7
I – L’espace théâtral
Avant d’analyser le Château de l’Araignée il me semble nécessaire de revenir un
temps sur Macbeth, dont le film est une adaptation. Puis, j’élargirai mon propos aux relations
que le film entretient avec le théâtre.
I – 1 – Le modèle Macbeth
Présentation de la pièce
Dans le texte qui sert d’introduction à l’édition Flammarion de Macbeth, George
Wilson Knight écrit que « Macbeth est la vision la plus mûre et la plus profonde du mal chez
Shakespeare. […] Le mal n’y est pas relatif, mais absolu.2 » Macbeth, tragédie en cinq actes,
offre l’image d’un monde noir, cruellement sanguinaire.
Shakespeare écrit Macbeth en 1606. L’histoire de la pièce se situe à cette époque, dans
une Ecosse fictive. Macbeth y est général. Tandis qu’il rentre victorieusement de guerre avec
Banquo, un autre général écossais, trois sorcières font leur apparition. Elles leur annoncent
une prophétie. D’après celle-ci, le destin de Macbeth serait de devenir roi, et celui de Banquo
serait d’engendrer des rois. Macbeth et Banquo, troublés, voient la prophétie commencer à se
réaliser dès leur retour au château : comme l’avaient prédit les sorcières, le roi nomme
Macbeth sire de Cawdor. Grisée par cette nomination, Lady Macbeth pousse son mari à
assassiner le roi, afin de réaliser son destin. Macbeth s’exécute, pris dans la promesse
prophétique. Le régicide qu’il commet le place dès lors dans une fuite en avant vers le mal, et
il devient le spectateur angoissé de son propre destin. Il rentre dans une logique paranoïaque,
vivant dans la peur d’être renversé. Aussi pour assurer sa place sur le trône, il commandite les
meurtres de Banquo et de son fils. Il leur tend un guet-apens dans lequel Banquo est tué, mais
le fils en réchappe. Celui-ci, pour venger la mort de son père, lance une fronde contre
Macbeth. Les seigneurs écossais s’allient et déclarent la guerre au tyran. Macbeth, dans un
engrenage qu’il ne contrôle plus, est progressivement acculé. Il est tué dans un dernier duel, et
le fils de Banquo le remplace finalement sur le trône. La pièce s’achève selon la prophétie :
les descendants de Banquo seront rois d’Ecosse.
Le long de la pièce, Macbeth s’est petit à petit enlisé dans le mal. Il est captif d’un
cauchemar qu’il a lui-même mis en scène. Macbeth « soupçonne et craint tout le monde
2 G. Wilson Knight, « Préface » à Macbeth, Flammarion, Paris, 2010, p.7.
8
hormis lui-même et sa femme. Chaque acte de sang est déterminé par l’horrible discordance
qu’il y a entre lui et son monde. Il essaie d’atteindre l’harmonie par le meurtre.3 » Cette
discordance qui s’impose progressivement fait apparaître Macbeth et sa femme comme
victimes d’eux-mêmes. Leur faim les a menés jusqu’au royaume de la folie, et a transformé
leur prophétie en monstruosité. Macbeth est le récit de cette démesure, de cette ambition sans
limites qui conduit l’humanité à l’insensé.
L’histoire de Macbeth dans la perspective du Château de l’Araignée
Dans Le Château de l’Araignée Akira Kurosawa reprend l’histoire de Macbeth, mais
en la déplaçant dans le Japon du XVIème siècle. À cette époque le pays est en pleine guerre
civile, ce qui n’est pas sans rappeler le contexte troublé de la tragédie Shakespearienne. Les
shoguns, les seigneurs de guerre japonais, se mènent alors une guerre sans merci, et tout
comme dans Macbeth multiplient les complots. Réalisant cette correspondance, Kurosawa
décide de mettre en scène la pièce dans ce décor : « Lorsque j’ai lu Macbeth, j’ai trouvé ça
très intéressant. Ça m’a fait penser à beaucoup de choses. Le Japon de la guerre civile et
l’époque de Shakespeare se ressemblent beaucoup. Les personnages aussi. Donc prendre du
Shakespeare et l’adapter à un contexte japonais n’était pas difficile. 4 »
Kurosawa change les noms et les lieux, et modifie sensiblement l’histoire : le cinéaste
ajuste Macbeth à son projet. Néanmoins malgré cette prise de liberté, l’adaptation reste fidèle
à l’esprit de la pièce. En effet Kurosawa respecte la construction de Macbeth, et les
déplacements qu’il opère n’altèrent pas la structure narrative de l’œuvre originale.
Le récit du Château de l’Araignée reprend largement celui de Macbeth, tel que je l’ai
résumé plus haut. Il s’agit de la même histoire, mais avec quelques modifications. Par
exemple, les personnages ont des noms différents : Macbeth s’appelle Washizu dans le film,
Banquo est Miki, et Lady Macbeth devient Lady Asaji. Les lieux changent également, l’action
se déroulant dorénavant dans le territoire fictif du château de l’Araignée. Enfin, le scénario est
légèrement retouché. Par exemple s’il y a trois sorcières dans la pièce, il n’en reste plus
qu’une dans le film, et si dans la pièce Macbeth meurt au cours d’un duel à l’épée, dans le
film Washizu est criblé de flèches, par l’armée qui se retourne contre lui.
3 Ibid., p. 25.4 Extrait d’une interview d’Akira Kurosawa, réalisée en 1986 par Leslie Megahey pour la BBC.
9
La question de l’adaptation
Macbeth est donc un modèle pour Le Château de l’Araignée. L’œuvre de Shakespeare
fait figure de structure, à laquelle Kurosawa se réfère. D’un côté le film diverge de la pièce, et
de l’autre, il lui est fidèle. Il y a là une réelle ambivalence, entre ce mouvement de
réappropriation d’une part, et ce respect rigoureux à la pièce d’autre part. Ces deux tendances
contraires dessinent un écart, qui est significatif. Il s’agit de l’écart de l’adaptation. C’est
l’écart entre le film et la pièce, entre l’œuvre et son modèle. Aussi l’étudier est révélateur,
car un tel face-à-face positionne le cinéaste : il met ses choix en avant, et indique dans quelle
perspective il se situe.
I – 2 – Une machinerie théâtrale
Un mouvement vers Shakespeare
Le fait que Kurosawa soit japonais, et donc étranger vis-à-vis de Shakespeare, est
décisif dans son travail d’adaptation. Ne lisant Shakespeare dans le texte il ne lui est pas
tributaire de la langue, contrairement à Orson Welles par exemple5. Une telle barrière
langagière encourage l’adaptation. Elle encourage la réappropriation, le déplacement, du fait
que le texte travaillé est une traduction (c’est-à-dire lui-même un texte adapté, déplacé). Mais
Kurosawa choisit de radicaliser cette position, et de l’étendre du texte à l’ensemble du récit :
Le Château de l’Araignée est tout entier une traduction de Macbeth. Ce ne sont pas
uniquement les dialogues, mais l’intégralité de la forme, qui est déplacée de l’Ecosse au
Japon, du théâtre au cinéma. Ce faisant, Kurosawa opère un basculement, un déplacement de
perspective vis-à-vis de Macbeth. Contrairement à la plupart des adaptations, on a la sensation
ici que Kurosawa ne part pas de Shakespeare, mais va vers Shakespeare. Car à l’origine de
son projet il y a une tabula rasa, un déracinement absolu de la diégèse Shakespearienne, que
Kurosawa transplante dans sa culture-mère japonaise. Le geste premier du cinéaste, à l’égard
de Macbeth, est de tout balayer, et de repartir de l’histoire de son propre pays. Shakespeare est
dans un premier temps effacé. Sa transposition fait amnésie : qui ne connaît l’histoire de
Macbeth n’a pas idée, lorsqu’il voit Le Château de l’Araignée, qu’il s’agit de son adaptation.
Toutefois, dans un deuxième temps Kurosawa dresse des ponts vers Shakespeare. Non
seulement il reprend la trame de Macbeth, en adaptant la pièce, mais il engage un large
mouvement vers le théâtre, tant occidental que japonais.
5 Cf. l’adaptation de Macbeth par Welles, plus proche de la pièce, plus fascinée par sa langue.
10
La mise en place du film
La première séquence du Château de l’Araignée est à cet égard frappante, car elle
place le film dans le paradigme du théâtre.
Tout d’abord, classiquement mais d’une manière particulièrement pertinente ici, le
générique, constitué d’une succession d’idéogrammes, évoque la présentation des
personnages d’une pièce théâtrale : les protagonistes du drame sont présentés au spectateur.
Puis, dans un fondu apparaît la première image, un paysage de montagne embrumé. En bande-
son, un chœur commence à chanter d’une voix grave : « Voyez ces vestiges désolés… Traces
du château de l’obsession... Ne semblent-elles pas habitées… par ces morts qui l’ont
anéanti… Ils ont emprunté la voie du démon… la voie de la passion démoniaque… Jadis,
maintenant… rien ne change. » Au fur et à mesure que le chant avance, la caméra scrute le
paysage vide, par panoramiques, et l’on se rend compte de la présence de pierres, de ruines.
Puis, en plongée se dégage ce qui semble être un monument : une haute poutre de bois clair,
plantée verticalement, entourée d’une clôture foncée. Un gros plan sur la poutre révèle une
inscription : « vestiges du château de l’Araignée ». Le chant s’éteint, et l’on passe à un plan
large, où l’on distingue au loin, au centre du cadre, le monument/vestige du château de
l’Araignée. La brume se fait alors plus dense, et asphyxie littéralement l’espace du cadre, dans
un effet semblable à un fondu au blanc. Puis, lentement la brume s’atténue, et derrière elle le
spectateur découvre le château de l’Araignée, cette fois reconstitué. Un cavalier en costume
entre dans le cadre : l’histoire du château de l’Araignée débute dès à présent.
Le présent mis au passé
Cette première séquence, située entre le générique et le début effectif du récit, a un
statut particulier dans le film. Tout d’abord elle pose un décor originaire, les collines où se
trouvent les ruines du château de l’Araignée. Kurosawa les filme d’une manière descriptive,
presque documentaire. Il montre au spectateur le paysage de la tragédie. Ensuite, le chant
prend à partie le spectateur (« Voyez ces vestiges désolés ») : il l’invite à s’identifier au film,
c’est-à-dire à rentrer dans l’illusion de sa réalité. Le film, dans cette première séquence,
propose une temporalité qui se veut synchrone à celle de la projection. La séquence se donne
fictivement au présent. Mais avec l’apparition du chant, le spectateur comprend que le film
installe deux couches temporelles : un présent, illusoire, qui se propose de correspondre avec
le présent de la projection, et un passé, donné d’emblée comme légendaire (le chant évoquant
une légende). Le film, par la suite, va ressusciter les ruines, va rejouer la tragédie oubliée. Il
va rappeler le « jadis », l’actualiser en « maintenant » : le film va remémorer cette histoire
11
légendaire. Ou plutôt, le film va transformer le « maintenant » en « jadis » : à travers le fondu
de la brume, qui fait apparaître le château de l’Araignée, c’est le présent qui se transforme en
légende. Le présent en ruines devient un passé mis en scène, sous le regard du spectateur. Le
fondu est un effet qui marque ce passage, du présent au passé représenté. Comme dans une
pièce de théâtre, le film propose ainsi un spectacle en représentation. À partir d’une scène
vide, le paysage désolé, une histoire se reconstitue, le temps de la projection. Kurosawa, avec
cette première séquence, crée donc un espace tampon, qui a comme valeur de baliser pour le
spectateur la scène de la représentation. Il représente la représentation. Ce faisant, il lui
insuffle cet aspect magique proprement théâtral de « retour à la vie », dont parle Peter Brook à
la fin de son livre L’Espace vide :
Une représentation, c’est le moment où l’on montre quelque chose qui appartientau passé, quelque chose qui a existé autrefois et qui doit exister maintenant. Carune « représentation » n’est pas imitation ou description d’un événement passé : lareprésentation est hors du temps. Elle abolit toute différence entre hier etaujourd’hui. Elle prend ce qui s’est passé hier et le fait revivre aujourd’hui soustous ses aspects, y compris la spontanéité. En d’autres termes, une représentation,c’est une mise au présent, qui doit favoriser un retour à la vie que la répétition avaitnié, mais qu’elle aurait dû sauvegarder.6
En marquant une différence entre le présent en ruines et le passé de la légende, Kurosawa
recrée artificiellement ce sentiment de sortie hors du temps propre à la représentation
théâtrale. Non seulement le présent devient passé, avec la mise en scène de la tragédie, mais le
fait qu’il y ait représentation induit une certaine magie. Cette magie réside dans l’ambiguïté
de la spontanéité théâtrale dont parle Brook. En effet au théâtre, les gestes ont l’étrangeté de
la mise au présent d’une action morte. Le temps du spectacle le texte prend corps, la pièce se
réanime. Cela confère à la représentation théâtrale comme une qualité de « sur-présence » : le
présent y est intensifié, porté par cette spontanéité d’essence irréelle.
Certes il s’agit ici de cinéma, et donc la spontanéité qu’évoque Brook serait à de
nouveau problématiser, mais ce qui importe est qu’il y ait un effet de représentation. En des
termes purement cinématographiques, Kurosawa dresse à travers cette séquence introductive
la scène de la représentation à venir. Par là, il signifie au spectateur qu’à l’instar d’une pièce
de théâtre, on lui donne à voir la mise au présent d’un drame déjà joué.
6 Peter Brook, L’Espace vide, Editions du Seuil, Paris, 1968, 2003, p. 179.
12
L’écriture du théâtre
Avec la première séquence du film, Kurosawa simule cinématographiquement un
dispositif de type théâtral. Il génère un plan théâtral, sur lequel ensuite le film se développe.
C’est comme un cadre, qui enchâsse le récit, et qui renvoie de manière allusive à Macbeth.
Par ailleurs, d’autres aspects de la mise en scène rappellent les conventions du théâtre. Par
exemple, la construction du film insiste beaucoup sur la succession des lieux, et notamment
des intérieurs : le décor permet de rendre compte de l’évolution de Washizu, de son avancée
dans la prophétie. Ainsi le déroulement du film n’est pas éclaté, mais linéaire. Comme dans
une pièce de théâtre, les espaces s’enchaînent les uns aux autres, les scènes les unes aux
autres, sans se superposer. Il n’y a jamais de montage alterné, entre deux espaces différents.
De ce fait le film conserve la structure d’une pièce de théâtre traditionnelle, élaborée comme
un enchaînement linéaire d’actes et de scènes.
Enfin, en outre de l’importance des dialogues dans la construction narrative du film
(un autre héritage de Macbeth : la parole a souvent une puissance performative, et notamment
à travers la prophétie), dans les similitudes que le film entretient avec le théâtre, on peut
relever le fait que la prophétie écrive à l’avance le destin des personnages. Puisque la
prophétie fixe les destins, les personnages donnent l’impression d’être les acteurs d’un
scénario écrit d’avance, d’une pièce jouée d’avance. Inexorablement, le destin happe les
personnages. Contrairement à la plupart des films de fiction, leur sort n’est pas ouvert mais en
entonnoir. Cette sensation d’assister à un mécanisme dont on connaît d’emblée l’issue
renforce l’idée de représentation. Tel un spectacle de marionnettes, les agissements des
personnages paraissent manipulés par un fil invisible. Ou plutôt, la sensation que leur destin
est écrit rend visible le fil du scénario (de la pièce de théâtre), que les acteurs animent.
Le récit du Château de l’Araignée est une mise en scène du destin. À travers différents
effets reliés à l’expérience théâtrale il représente ses rouages, les rend sensibles. Comme dans
Macbeth, le destin pressure l’histoire. C’est une machinerie théâtrale : un engrenage qui
emporte le film, et qui broie ses protagonistes.
I – 3 – Le théâtre oriental
Le théâtre dans le film : récapitulatif
Je viens d’énumérer plusieurs aspects du Château de l’Araignée qui renvoient à la
forme théâtrale. Cependant, je n’ai jusqu’ici considéré le théâtre que dans son acception
occidentale. Il s’agissait d’observer le mouvement vers Shakespeare, engagé par Kurosawa :
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qu’est-ce que le cinéaste retient de Macbeth, et, plus largement, du théâtre Shakespearien.
Nous avons constaté que c’était avant tout la structure de l’œuvre, l’enveloppe, le dispositif.
Dans la stricte mise en scène en effet, Kurosawa dévie. D’une part Le Château de l’Araignée
est absolument cinématographique, comme on le constatera plus tard (on est très loin du
« théâtre filmé »). Et d’autre part, en poursuivant cette logique de déplacer Macbeth dans un
contexte japonais, Kurosawa choisit d’envisager la pièce selon la forme d’un théâtre
typiquement oriental : le théâtre Nô.
Présentation du Nô
Le Nô est l’une des plus anciennes formes théâtrales japonaises. Dès son origine, au
XIVème siècle, le Nô est un spectacle de cour, un théâtre de nature aristocratique. Le jeu d’un
acteur de Nô est dépouillé et extrêmement codifié. Sa gestuelle est ainsi très stylisée, et sa
parole proche du chant. De plus il porte des costumes et des masques spécifiques.
Le Nô est au cœur de la culture japonaise. Il relève d’une culture traditionnelle, au
même titre par exemple que l’art des jardins ou la poésie haïku.
Le jeu de Lady Asaji
Pourtant, dans le film, la forme du Nô ne se repère pas immédiatement. En effet
Kurosawa n’en conserve pas les attributs les plus apparents, les plus évidents : nulle part on
ne voit des masques ou des costumes traditionnels Nô. Comme pour son travail d’adaptation
avec Macbeth en fait, le cinéaste déplace les codes du Nô, et les réajuste à son projet.
L’utilisation du Nô se fait donc subtilement, par touches, mais malgré tout systématiquement.
Il y a une scène dans le film où l’évidence du Nô semble percer, et passer au premier
plan. C’est lorsque Washizu part assassiner le seigneur de l’Araignée, alors qu’il n’est que le
maître de la citadelle du Nord. Quand Washizu s’en va, la caméra reste avec Lady Asaji. Elle
est seule, placide, dans la chambre où le maître précédent s’est suicidé, en se faisant seppuku.
En silence, un travelling-avant cadre Asaji assise, en plan moyen. Dans une posture fixe, elle
bouge très lentement son regard, puis son visage. Elle se retourne et observe les traces de sang
sur le mur, peinture abstraite, rappel du corps du suicidé, actualisation de l’idée de meurtre.
En bande-son, une musique traditionnelle gonfle, jouée par une flûte traversière. Asaji,
brusquement glacée par l’horrible de la situation, reprend sa pose première, immobile. Puis
elle se lève soudainement, se retourne vers le mur ensanglanté, et entame quelques pas de
danse alors que la musique devient rythmique (avec l’arrivée d’instruments percussifs). Sa
danse, se résumant à une esquisse de quelques gestes, est étrangement stylisée. La caméra
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prend part à sa chorégraphie en découpant l’espace, puis en se rapprochant d’elle, dans une
accélération qui répète le rythme de ses pas. Asaji se fige de nouveau, en regardant le sol
taché de sang. Elle se retourne, la caméra fait de même en prenant le contre-champ, et l’on
voit Washizu pénétrer dans la pièce à reculons. Il tremble, une lance maculée de sang dans les
mains.
L’émergence du Nô, dans la forme filmique
Cette courte scène, d’à peine plus d’une minute, synthétise l’ensemble des rapports
que tisse le film envers le Nô. Aussi l’analyser a valeur d’exemple, et vaut pour le reste de
l’œuvre.
En premier lieu il y a la musique, tout à fait singulière. Celle-ci est représentative
d’une esthétique japonaise, avec ses harmonies rêches et ses rythmes brisés. La mise en scène
lui accorde une grande importance. Car si d’une manière générale la bande-son du film est
extrêmement épurée, Kurosawa optant pour une économie expressive, dans cette séquence
hormis un plissement de robe significatif, elle se résume à la musique seule. Une telle mise en
avant de la musique n’est pas sans rappeler le dispositif du théâtre, Nô cette fois, puisqu’une
représentation de Nô est toujours accompagnée de musique. Les musiciens sont
traditionnellement situés dans le fond de la scène, et leur musique a pour fonction de produire
des atmosphères étranges, notamment quand des éléments surnaturels interviennent. Ici le
film reproduit cette situation théâtrale, mais artificiellement : la musique provient de la bande-
son et non plus de la scène. En revanche la tension est conservée, entre le jeu de l’actrice et la
musique. Le dispositif subsiste, mais à un niveau plus abstrait.
Les acteurs de Nô jouent en costumes et avec des masques traditionnels. A priori, cet
aspect n’est pas respecté dans le film. Aucun acteur ne porte de masque. Toutefois au sein de
cet ensemble, le personnage de Lady Asaji semble faire exception7. En effet, le jeu de Lady
Asaji dénote de celui des autres acteurs, en particulier en ce qui concerne ses expressions
faciales. L’actrice travaille dans un registre rigide, ce qui l’amène à produire des attitudes
anormalement pauvres. Son visage est toujours impassible, pratiquement seules bougent ses
lèvres : contrairement aux autres personnages ses émotions paraissent bloquées, contenues en
deçà de leur expression. Le visage reste perpétuellement figé, tel un masque qui cacherait
l’émotion : le jeu de l’actrice donne l’impression qu’elle porte un masque. Son jeu simule un
masque, elle en recrée un, artificiellement. L’élément masque, un des fondements du Nô, reste
7 Avec son double dans le récit, le personnage de la sorcière, qui lui répond symétriquement.
15
donc présent, mais par simulation, de manière sublimée. Comme le relève Lionel Guillain, la
présence de ce masque déplace le champ expressif, et sa contrainte ouvre l’acteur de Nô à un
autre type de répertoire :
Peu importe, l’impossibilité de l’acteur du théâtre nô à ne pouvoir s’exprimer par levisage. Cette contrainte qui consiste à masquer son visage n’en est pas vraimentune puisqu’elle favorise, par le manque qu’elle provoque, une mise en relation del’énergie spirituelle avec le reste du corps. Ainsi, le visage objectivé par le masque,contraint l’acteur à décupler ses capacités corporelles. […] Le port d’un kimonopesant et rigide limite les expressions de son corps et conduit l’acteur à s’exprimerque par les parties visibles. C’est pour cette raison que la main et le pied ont prisune importance particulière.8
Le masque d’une part, le kimono d’autre part, sont des caches pour le corps. L’acteur en tire
partie, en stylisant sa gestuelle. Il travaille avec les parties de son corps qui restent visibles, en
leur insufflant un poids expressif tout à fait particulier. L’acteur de Nô leste ses gestes, à
l’exemple ici de Lady Asaji, qui exprime un infini en seulement quelques mouvements9. Son
désarroi s’écrase dans le plan par à-coups, dans l’entre-deux de ses saccades, dans le terrible
de son regard.
Enfin, le Nô renvoie à la tradition. Le Château de l’Araignée est un film en costumes.
Et s’il ne présente pas de costumes Nô typiques, on peut considérer que l’utilisation même des
costumes renvoie à l’usage dans le Nô de porter des costumes d’époque. Dans Eloge de
l’ombre, Junichirô Tanizaki parle en ces termes du théâtre Nô. Il souligne combien le Nô est
lié à la transmission d’un folklore japonais :
C’est que l’obscurité qui règne sur la scène de nô n’est autre que l’obscurité desdemeures de ce temps-là ; quant aux dessins et aux accords de couleurs descostumes de nô, s’ils sont un peu plus vifs peut-être que dans la réalité, ils n’ensont pas moins analogues, dans l’ensemble, à ceux des vêtements que portaient lesnobles et les seigneurs du temps. […] Le nô en vérité montre dans sa forme la plushaute la beauté des hommes de notre race ; combien imposante et majestueusedevait être la démarche de ces vétérans des antiques champs de bataille lorsque,avec leurs visages burinés par le vent et la pluie, tout noirs avec les pommettessaillantes, ils revêtaient ces capes, ces robes d’apparat, ces costumes de cérémoniede semblables couleurs, ruisselants de lumières.10
Le Nô s’inscrit dans un mouvement de résurrection, omniprésent dans le film. Le Nô, théâtre
classique, correspond à un resurgissement du passé japonais. Si bien que les recherches
8 Lionel Guillain, Le Théâtre Nô et les arts contemporains, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 59.9 Il faut élargir cette remarque à l’ensemble de la mise en scène, car de l’aveu même de Kurosawa, la formestylisée du film est une réponse à l’épuration du théâtre Nô (cf. les bonus de l’édition DVD Wild Side).10 Junichirô Tanizaki, Eloge de l’ombre, Publications orientalistes de France, Paris, 1933, 1993, p. 70.
16
historiques de Kurosawa, qui réutilise les mêmes costumes, les mêmes objets, les mêmes
décors qu’alors, vont de pair avec son travail sur le Nô. Dans un souci de reconstitution, le
cinéaste s’inspire de la forme théâtrale la plus traditionnelle, et donc la plus en phase avec son
désir de mise en scène. Le Nô rejoue un art du passé, comme le film rejoue une légende
oubliée.
Le classicisme face à la modernité
Vis-à-vis de Macbeth ou du Nô, c’est donc la même attitude que Kurosawa développe.
Dans Le Château de l’Araignée, il utilise le théâtre comme un appel vers le passé. Le théâtre
sert de base pour l’élaboration du travail cinématographique. Macbeth représente une origine
occidentale, et le Nô une tradition japonaise. Avec son cinéma Kurosawa se situe au
croisement de ces deux influences. Il les prend en compte, en menant un travail rigoureux tant
sur Macbeth que sur l’époque de la guerre civile japonaise, mais les dépasse aussi, en se
positionnant résolument dans son temps. Le cinéaste en effet ne réalise pas une œuvre
classique : s’il prend appuie sur une tradition classique, c’est pour aussitôt l’actualiser
cinématographiquement. Son style relève d’une modernité, et son propos, nous l’observerons,
se rapporte à l’actualité contemporaine du film. Ainsi si la tradition occidentale s’oppose à
celle orientale, avec le déplacement de Macbeth dans un contexte japonais, elles se rejoignent
également en tant que symboles d’un temps passé. Celui-ci, en retour, s’oppose au temps
présent du film, c’est-à-dire à l’histoire du XXème siècle. D’un côté c’est le théâtre, en tant
qu’art originel, et de l’autre c’est le cinéma, en tant que médium de la modernité.
17
II – L’espace filmique
On pourrait envisager l’espace cinématographique comme un phénomène dynamique
et fondamentalement multiple, qui se construirait virtuellement dans l’esprit du spectateur. On
pourrait considérer l’objet film à l’aune du concept de rhizome, développé par Gilles Deleuze
et Félix Guattari, et en tirer les conséquences. L’espace filmique serait alors un agencement
de dimensions, qui s’instituerait de manière organique dans la perception. L’espace
rhizomique comme un agencement ouvert de territoires : un espace troué, à l’allure de
cerveau11.
II – 1 – Approche du film
L’analyse prismatique
Fondamentalement, je considère le film comme un objet en devenir. J’estime qu’un
film est avant tout un phénomène perçu : en tant qu’objet esthétique, il n’existe qu’à travers le
regard de son spectateur. De ce postulat découle une remarque fondamentale vis-à-vis de
l’attitude analytique : puisque le regard du spectateur est relatif, variable, le film est perçu de
manière inconstante. Un film n’est donc pas une donnée stable (s’il l’est c’est théoriquement,
en tant qu’abstraction), mais un flux polyphonique dans lequel l’attention du spectateur glisse,
et ricoche. Un film propose un espace sensible dynamique, stratifié en de nombreuses couches
de sens. Aussi il n’y a pas un mais une multiplicité d’espaces au cinéma : à l’image répond le
son, au son répond la structure, à la structure répond la diégèse, à la diégèse la cartographie,
etc., et cet ensemble s’imbrique dans la perception du spectateur. Chaque espace correspond à
la perception d’une dimension filmique, et la perception passe perpétuellement d’un espace à
un autre.
Il ne s’agit pas pour moi d’instaurer une grille analytique pratique, mais de rendre au
film la complexité de sa réalité12. Car à la différence d’une phrase écrite, que l’on peut
considérer linéairement, un plan de cinéma est d’emblée une expérience éclatée. L’analyse
filmique doit donc prendre en compte cet éclatement. Pour ma part, c’est envisager l’objet
11 Cf. un travail précédent, L’anatomie du « rhizome » : étude de l’espace dans Le Désert rouge de MichelangeloAntonioni, mémoire de Master 2, Université Paris 3 – U.F.R. de Cinéma et Audiovisuel, septembre 2008.12 Pierre Kaufmann parle ainsi de la pluralité inhérente à la perception : « Perceptivement nous habitons en effetun monde de réalités qui sont tantôt perdues, tantôt ramenées à nous par l’attention, ou par une redécouverteactive des régions de l’espace où elles nous étaient momentanément soustraites. » (Pierre Kaufmann,L’Expérience émotionnelle de l’espace, Vrin, Paris, 1967, 1987, p. 75.)
18
filmique comme un prisme, et se concentrer successivement sur quelques-unes de ses facettes.
L’analyse correspond alors à une rotation systématique de ce prisme.
Remarques sur la mise en scène
Dans Le Château de l’Araignée, il semble que Kurosawa atteigne un sommet dans son
art de la mise en scène. Dans un état de grâce stylistique, chacun de ses plans est inspiré et
précis. L’ensemble présente une liberté formelle stupéfiante, tout en étant concis, de par la
rigueur du cinéaste.
La précision du cinéaste est liée à sa conscience de la narration cinématographique. Il
a le souci de raconter une histoire, ce qui l’amène à rechercher systématiquement la forme la
plus juste pour son récit. Toujours, Kurosawa vise l’expression la plus cinématographique.
Avec Le Château de l’Araignée il arrive à une maîtrise du langage cinématographique
relevant de la virtuosité, tout en réussissant à ne pas diluer cette puissance formelle dans une
esthétisation. Une telle gageure vient que sa mise en scène est perpétuellement pensée en
fonction du récit. Ici la question du rythme est cruciale. Il n’y a jamais de longueurs, tout est
parfaitement dosé. Le montage va droit à l’essentiel d’une scène. Les cadrages reposent sur un
découpage strict des séquences, ce qui balise le montage avec précision. Cet art dans le
découpage est éminemment occidental, et l’on pense par exemple à Hitchcock qui tournait
avec une exactitude telle qu’un seul montage fut possible, celui permis par son découpage. Ce
n’est pas un hasard si Kurosawa fut un des premiers réalisateurs japonais à connaître une
reconnaissance internationale. Son style s’inscrit dans le prolongement du cinéma classique
américain, qui met la forme au service du récit. C’est une logique économique : tout effet doit
avoir une efficacité narrative13.
Gilles Deleuze interprète cette aptitude de Kurosawa à dégager la forme juste comme
un élan métaphysique. Selon lui, Kurosawa dépasse là la contingence narrative pour exprimer
une problématique de nature existentielle :
Il faut arracher à une situation la question qu’elle contient, découvrir les donnéesde la question secrète qui, seules, permettent d’y répondre, et sans lesquellesl’action même ne serait pas une réponse. Kurosawa est donc métaphysicien à samanière, et invente un élargissement de la grande forme : il dépasse la situationvers une question, et élève les données au rang de données de la question, non plusde la situation. […] Celui qui ne comprend pas, celui qui s’empresse d’agir parcequ’il croit tenir les données de la situation, et s’en contente, celui-là périra, d’une
13 Chris Marker souligne ce point dans le documentaire qu’il consacre à Kurosawa : « Il n’aime pas qu’on insistesur cet aspect là de son travail et qu’on le présente comme un homme obsédé par la violence. Il dit que pour luice ne sont que des problèmes techniques à résoudre » (Chris Marker, AK, 1985, 46’ du film).
19
mort misérable : dans Le Château de l’Araignée, l’espace-souffle se transforme entoile d’araignée qui prend Macbeth au piège, puisque celui-ci n’a pas compris laquestion dont seule la sorcière tenait le secret.14
Kurosawa condense la forme cinématographique, dans une précision de virtuose, ce qui
simultanément l’ouvre à des questions plus larges. En se concentrant sur l’expression d’une
situation narrative, il l’extrait également, et la hisse vers une problématique omniprésente
dans son œuvre, de nature humaniste, qui correspond à mettre l’être dans une situation de
tension vis-à-vis du monde.
Une appréhension émotionnelle de l’espace
Dans la mise en scène de Kurosawa, les personnages occupent une place centrale. Du
fait de l’importance donnée au récit, son système formel se focalise autour des personnages.
Kurosawa filme une scène en la rapportant aux protagonistes. Perpétuellement, il met en
tension la figure humaine avec sa propre mise en scène (avec le décor, avec le cadrage, avec
le montage). Cela induit un rapport particulier à l’espace. L’espace, dans Le Château de
l’Araignée, est perçu dans son rapport avec les personnages. L’espace est investi par les
personnages et par leur psychologie. Certes l’espace n’est jamais neutre au cinéma, et toujours
vecteur d’émotions variées. Toutefois ici cette qualité est redoublée par le lien puissant que
l’espace noue avec les personnages. L’espace est comme animé par eux, c’est-à-dire que dans
une logique projective, le spectateur aborde l’espace émotionnellement, en le liant avec les
personnages.
Pierre Kaufmann, dans son livre L’Expérience émotionnelle de l’espace, fait état de
cette propension qu’a l’espace à déclencher des émotions. En menant une réflexion d’ordre
phénoménologique, il analyse certaines émotions provoquées par des situations dans l’espace.
Il aboutit à la conclusion que l’espace est une perception subjective, dans laquelle l’individu
se projetterait. Ainsi, selon lui, l’espace serait le théâtre d’une projection psychologique, qui
rejouerait un rapport émotionnel entre le Je du sujet percevant et Autrui. Considéré de la sorte,
l’espace n’est plus une donnée fixe mais une entité mouvante que la perception restructurerait.
La réalité de l’espace serait ajustée par le regard du sujet : « L’espace, autrement dit, s’ouvre
et se creuse, il cesse d’être le milieu où les choses se situent, il est leur pulsation continue, et
de leur surgissement même s’ouvre le regard qui s’y précipite. […], et c’est ainsi que dans
l’étendue vient à s’indiquer, comme un pôle centrifuge, un point de vide.15 » Le point de vide
14 Gilles Deleuze, L’Image-Mouvement, Les Editions de Minuit, Paris, 1983, p. 257-258.15 Pierre Kaufmann, op. cit., p. 31.
20
dont parle ici Kaufmann, c’est la relation à Autrui. Quand cette relation s’étiole, lorsqu’elle
est par exemple submergée par une montée d’angoisse, alors à son tour la perception de
l’espace s’altère. L’espace se déforme, car en lui le sujet projette son angoisse (ou d’autres
états émotionnels, comme la peur ou la joie).
Si la plupart des scènes du Château de l’Araignée présentent un espace « normal », du
moins en apparence, certains plans travaillent explicitement cet état de déformation spatiale,
quand les perceptions d’un personnage deviennent troubles. C’est notamment l’espace de
l’hallucination, quand la réalité spatiale se déforme par la projection d’une angoisse délirante.
Cependant, le moment spectaculaire de l’hallucination ne doit pas évacuer d’autres
situations, plus en retrait. Je vais donc mettre de côté pour un temps la culmination
hallucinatoire, et analyser d’autres aspects du film en lien avec cette « expérience
émotionnelle de l’espace ».
II – 2 – Des mondes intérieurs
Le décor
Qu’est-ce qu’un artiste si ce n’est quelqu’un de confronté à sa solitude ? La création
est un dialogue de sourd, où voltigent les pulsions. Kurosawa, en maître d’œuvre, écrase les
siennes dans le film. Il les brise, en fait de la poussière, et construit des visions. Il élabore des
châteaux, dans lesquels les perspectives sont des vertiges. Les personnages se déplacent dans
le décor, mais le décor les bouscule. Il les enkyste psychologiquement, en les encadrant de
manière expressive. Par ses légères contre-plongées, Kurosawa fait buter le regard contre les
angles. Souvent, les cadres dirigent la respiration. C’est particulièrement le cas dans les
scènes d’intérieur, où les parois ont valeur d’enchâssement. C’est comme si elles dictaient le
rythme de l’action aux personnages. Ainsi la séquence du meurtre du seigneur par Washizu,
dont j’ai déjà parlé à propos du théâtre Nô : dans le complot puis dans la danse Nô, le sol, les
murs et le plafond forment une entité dynamique qui prend part au drame. Le décor renvoie la
pulsation en étant le terme absent de la discussion. Quand Lady Asaji esquisse des pas de
danse, elle parle avec l’espace. Ses mouvements sont des incisions, qui rebondissent contre le
décor. Bien sûr elle s’offre au spectateur, par la caméra, et produit un événement. Mais dans
la relation psychologique qu’elle vit, l’actrice joue et avec le meurtre qui se commet hors-
champ, et avec le lieu. Et, une fois transcrite cinématographiquement, avec la bande-son, le
cadrage et le montage. Mais le décor de la chambre est la coquille de cet événement filmique.
C’est la matrice, non pas de la séquence (car la séquence est structurellement dépendante du
21
reste du film), mais de cet acte cinématographique. Soit, en d’autres termes, de ce nœud
expressif.
Les décors vivent par leur rigueur. Leur immobilité frappe, et dessine un rapport à
l’espace gluant. Les volumes avancent dans le regard, dans une pure liturgie optique. Cette
élasticité du décor est caractéristique de l’expérience émotionnelle de l’espace telle que la
définit Kaufmann. Selon lui en effet, l’atmosphère (soit le décor, en tant qu’il excède l’objet
qu’il contient), agit sur l’intégralité de l’expérience spatiale :
L’atmosphère, en effet, c’est d’abord la qualité émotionnelle en tant qu’elle estinhérente à la totalité d’un champ d’expérience, et non pas à un objet déterminé[…]. De ce point de vue, l’atmosphère se caractérisera comme une expression del’intensité dans l’extension ou, si l’on veut, comme la marque du caractèreprimitivement intensif de l’extension, en tant que celle-ci témoigne au sujet d’uncertain degré de présence. […] Et nous nous préparons ainsi à saisir ce que peutêtre une nuit lourde ou légère, en quel sens quasi-littéral nous pouvons prendrel’élasticité de l’espace. […] Autrement dit, l’atmosphère n’est pas un contenu, maisun auxiliaire de la vision, elle n’est pas vue, mais elle donne à voir.16
L’atmosphère, matérialisée dans le film par les décors, détermine un arrière-plan émotionnel
qui saisit les personnages. Par sa tonalité émotionnelle, elle qualifie les scènes. Elle installe
une ambiance qui est indirectement signifiante, l’atmosphère agissant de manière subliminale.
Le décor nappe l’espace, lui donne consistance émotionnellement, et par intensification, le fait
jaillir.
Le phénomène ombreux
La notion de décor embrasse de nombreux paramètres. Par exemple, pour une scène
d’intérieur, le décor fait intervenir la scénographie, l’architecture du lieu, les objets présents
dans le champ, mais aussi l’éclairage, qui est un vecteur d’ambiance fondamental. Dans Le
Château de l’Araignée, le travail de la lumière est ainsi un point formel essentiel. Kurosawa
l’utilise pour ses qualités expressives, d’une manière tout à fait singulière. Le film a une
qualité lumineuse particulière, qui s’origine dans le type de pellicule utilisé.
Sur l’ensemble du film, l’image noir et blanc est contrastée, mais en même temps
toujours dans une tonalité sombre. La pellicule semble déplacer le spectre lumineux vers le
sombre. Même dans les scènes les plus éclairées, le blanc est légèrement grisâtre. De plus, si
le contraste entre les noirs et les blancs est tranché (les noirs ayant une densité forte, qui les
extrait dans le plan), la transition dans les gris est paradoxalement douce, presque laiteuse. 16 Pierre Kaufmann, op. cit., p. 224-225.
22
C’est comme si un filtre ombreux avait été placé devant la caméra, qui aurait grisé le réel, et
renforcé les noirs. L’omniprésence d’une légère granulation, qui berce l’image de sa douce
vibration, sous-entend que le film a été tourné avec une pellicule à haute sensibilité. Peut-être
que Kurosawa a contrebalancé cette haute sensibilité à la lumière par une plus grande
fermeture du diaphragme, c’est-à-dire par une légère sous-exposition, ce qui pourrait
expliquer le déplacement dans une gamme lumineuse sombre.17
S’ajoutant à cette pellicule particulière, l’éclairage favorise l’apparition du phénomène
ombreux. Souvent réduite à quelques sources, la lumière ne baigne jamais les scènes. Elle
vient rencontrer les objets pour projeter leurs ombres, ou même ne les éclairent que
partiellement, en laissant leurs restes dans l’obscurité. Cette lumière directive, sélective, qui
procède par touches, s’inscrit dans une culture de l’ombre typiquement japonaise. Junichirô
Tanizaki en trace la généalogie, et la fait converger dans l’image de la maison japonaise, qu’il
pense comme une réserve d’ombres fantastique :
Jadis, par contre, tant dans les palais que dans les lieux de plaisirs, l’usage exigeaitdes plafonds hauts, des couloirs larges et d’immenses salles de plusieurs dizainesde nattes, ce qui implique que dans ces édifices stagnait à toute heure une obscuritéde cette sorte, pareille à un brouillard impénétrable. […] Or, ces « ténèbressensibles à l’œil » donnaient l’illusion d’une sorte de brouillard palpitant, ellesprovoquaient facilement des hallucinations et, dans bien des cas, elles étaient plusterrifiantes que les ténèbres extérieures. Les manifestations de spectres ou demonstres n’étaient somme toute que des émanations de ces ténèbres, et les femmesqui vivaient en leur sein, entourées de je ne sais combien de rideaux-écrans, deparavents, de cloisons mobiles, n’étaient-elles pas elles-mêmes de la famille desspectres ?18
Phénomène intrinsèquement décoratif, au sens actif du terme, l’ombre renvoie dans l’intérieur
japonais à la notion d’habitation. L’ombre habite l’espace, en étant un effet recherché.
L’ombre est cultivée, dans l’architecture japonaise, et en retour est investie d’un pouvoir de
fascination. Elle a une vertu anthropomorphique, tant elle est présente dans l’imaginaire
japonais : c’est un milieu dans lequel les hommes se projettent, imaginent, et font apparaître
17 Cette esthétique révèle une sensibilité plastique propre à la culture japonaise. Tanizaki en fait la remarque dansEloge de l’ombre : « Voyez par exemple notre cinéma : il diffère de l’américain aussi bien que du français ou del’allemand par les jeux d’ombres, par la valeur des contrastes. Aussi, indépendamment même de la mise en scèneou des sujets traités, l’originalité du génie national se révèle déjà dans la seule photographie. Or, nous nousservons en l’occurrence des mêmes appareils, des mêmes révélateurs chimiques, des mêmes films (…). »(Junichirô Tanizaki, Eloge de l’ombre, op. cit., p. 32).18 Ibid., p. 88.
23
différentes figures19. Tanizaki la relie avec justesse à l’apparition spectrale. On verra comment
dans le film la brume en est le prolongement.
Les châteaux de l’Araignée
La topographie du film se partage entre deux types d’espace, qui se font face : d’un
côté il y a les scènes d’extérieur, se déroulant en milieu naturel, dans le territoire contrôlé par
le seigneur du château de l’Araignée, et de l’autre il y a les scènes d’intérieur, dans
l’architecture des deux forts du film. L’extérieur de la nature, face à l’intérieur du bâtiment.
Toutefois cette délimitation ricoche, car la nature du film est donnée elle-même comme étant
à l’intérieur d’un territoire. Il y a ainsi une série d’englobements, qui exprime la réalité et
l’enjeu du pouvoir dans le film : le seigneur du château de l’Araignée contrôle tel et tel autres
châteaux, et donc tel et tel autre territoire, mais son pouvoir s’arrête à telle frontière, qui
marque l’entrée dans le territoire de l’ennemi. Tout le récit se noue autour de cette
topographie fondamentalement stratégique, où le pouvoir, dans une logique féodale,
s’exprime par territoires.
Les châteaux apparaissent comme des points de concentration, qui émergent au milieu
de la nature. Si la nature est l’espace de l’immanence, les châteaux sont celui de la finitude.
Ce sont des enclos, qui ramassent l’activité humaine. Aussi leur symbolique est cruciale, et se
rattache à celle de l’habitation. Les châteaux sont des espaces habités. À l’instar d’une
maison, ce sont des édifices qui abritent les hommes. Les châteaux sont des enveloppes, et en
tant que tel représentent une construction de pensée. Il y a une édification par l’homme, d’un
bâtiment, qui lui-même contient l’homme. Cette situation synthétise l’édification d’une
pensée, que l’homme ensuite habite20.
Les châteaux sont profondément associés à la notion d’atmosphère. Ils n’apparaissent
jamais pour eux-mêmes, mais toujours en tant que décor. Ils sont à l’arrière-plan des
personnages. Aussi, en les englobant, ils conditionnent les corps. Il faudrait décrire ces
intérieurs japonais fascinants, dont la géométrie répétée aspire le regard. Les droites et les
angles interpellent. Ils invitent la vision à prendre de la vitesse, puis à buter contre un
croisement.
19 Je renvoie ici au chapitre que Jacques Aumont consacre à la question de l’ombre dans Matière d’images,redux, et notamment à son commentaire d’Eloge de l’ombre (Jacques Aumont, « Ombres », dans Matièred’images, redux, Editions de la Différence, Paris, 2009, p. 359 – 377).20 Dans le film, le château représente l’habitation par excellence. En ce sens, il consacre l’activité d’édification.Au sein d’un espace vide, l’homme fait émerger un objet habitable, soit une matrice à d’autres activités. Si l’onpousse l’analogie avec l’acte de penser, le château serait ainsi l’équivalent d’un concept, à partir duquel despensées connexes peuvent ensuite se déployer.
24
C’est un moment de fascination, lorsque le château fait glisser les corps. Lady Asaji
par exemple, qui prise dans son kimono n’exécute que des petits pas. Et quand le château
glisse lui-même, hors de la brume, en apparaissant en fondu au début du film, Kurosawa fixe
le paradigme. Le château est un fantôme, un être spectral, qui s’extrait des temps. Au même
titre que la sorcière, dont je reparlerai, les châteaux sont des entités projectives, qui émergent
du contexte naturel.
Le motif du cheval
Image récurrente, le cheval est un agent narratif important le long du récit. Il revient à
de nombreuses reprises, souvent en tant qu’élément fonctionnel (le cheval transportant les
chevaliers), et parfois en tant que pur motif, présent à l’avant ou à l’arrière-plan de l’action.
Fondamentalement associé au combattant, le cheval est un symbole du destin. Sa nature
animale en fait un messager des forces de la nature, à laquelle la prophétie appartient. Les
hommes interprètent son comportement, et le lisent comme un présage des évènements à
venir (tout comme le déferlement des corbeaux, à la fin du film, présage la chute imminente
de Washizu21). Il signe l’inexorable : quand Miki et son fils doivent se rendre à l’intronisation
de Washizu, l’affolement du cheval est un mauvais augure, et lorsque le cheval revient seul, le
soir, on comprend l’assassinat de son maître.
Dans certaines scènes, la présence du cheval rend compte de l’état psychologique des
personnages. Par exemple, au moment où Lady Asaji essaie de convaincre Washizu de
devenir le seigneur du château de l’Araignée, alors qu’ils viennent de prendre possession de la
citadelle du Nord. Tout au long de la discussion, au fond de l’image, un cheval tourne dans la
cour. La trajectoire circulaire du cheval, rehaussée par le frappement de ses sabots, imprime
une tension au dialogue. Mais au-delà de cette qualité atmosphérique, le cheval qui gronde, en
tournant en boucle, matérialise la pensée affolée en train de s’effectuer. Le cheval est comme
l’illustration de la psychologie des personnages, leur représentation. C’est la projection de
leur psychologie dans la représentation. C’est une figure du double. Il est le double des
personnages. Il les prolonge, les complète : il les exprime par métonymie. Celui-ci appelle
celui-là. En ce sens, c’est ici un procédé narratif, puisqu’il vise à clarifier la situation, à
l’exprimer visuellement, à transformer l’enjeu du dialogue en une évidence
cinématographique. Le fait esthétique est fonctionnalisé, il est pensé au service du récit.
21 Par ailleurs, voici l’exemple d’un motif que Kurosawa reprend à Shakespeare : « The raven himself is hoarse/That croaks the fatal entrance of Duncan/ Under my battlements… » (Macbeth, Acte I, Scène 5)
25
II – 3 – La nature comme puissance extérieure
La forêt labyrinthe
La forêt de l’Aragne est un labyrinthe qui entoure et protège le château de l’Araignée.
Faîte de chemin tortueux, elle permet d’égarer l’ennemi et de lui tendre des guets-apens.
Toutefois dans le film elle apparaît plutôt comme le lieu où les personnages communiquent
avec le destin, en tant que vérité surplombant leur champ d’action. La forêt est donc un
territoire ouvrant vers une dimension transcendantale, symbolisée dans le film par la figure de
la sorcière. Ainsi parfois hantée et même parfois vivante (lorsqu’elle se déplace littéralement,
à la fin du film), la forêt dépasse les personnages, et les recouvre à distance.
Washizu et Miki rencontrent la sorcière pour la première fois en se perdant dans la
forêt, au début du film. Il y a là une différence avec Macbeth. Car si dans la pièce c’est le
destin qui vient à la rencontre des deux généraux écossais, les trois sorcières attendant
Macbeth et Banquo sur leur chemin, dans Le Château de l’Araignée le mouvement est
inverse. Ce sont les personnages qui trouvent la sorcière, à force d’avancer dans la forêt.
Washizu et Miki sont d’abord perdus, et c’est en rentrant au plus profond de la forêt, comme
dans une trajectoire centripète, qu’ils débouchent sur la sorcière. En se perdant, c’est-à-dire en
rentrant dans les méandres d’une temporalité non linéaire, ils découvrent un élément spectral,
hors du temps, englobant le temps. La perte des repères amène un déplacement en spirale, fait
de retours sur soi. Et quand les personnages s’adaptent à ce flux en spirale, c’est-à-dire quand
ils réussissent à se guider de nouveau, en suivant les signes du surnaturel (les éclairs et les
rires diaboliques qui servent de repères), ils aboutissent à un point de jaillissement hors de
leur temporalité. Car la sorcière, personnage panoptique, étend son omniscience à travers les
temps.
La forêt de l’Aragne, présentée d’emblée comme une forme labyrinthique, c’est-à-dire
comme un enchevêtrement complexe de chemins, débouche donc sur une sorte de labyrinthe
temporel22. La sorcière, à travers sa prophétie énigmatique, insinue une modélisation du temps
qui reprend la forme labyrinthique de la forêt. Le temps ne semble plus être droit, dans un
écoulement linéaire, mais un dédale de strates. Au présent se superpose le futur de la
prophétie, et le passé, qui survit avec les spectres.
22 Réfléchissant sur Vampyr, Aumont voit la forme labyrinthique du film de Dreyer comme la représentationd’un cerveau : « Le labyrinthe du film est aussi et d’abord le labyrinthe d’un cerveau (d’un cauchemar, ou d’unefolie). L’espace confus, décousu, fait de trouées dans la brume, de murs infranchissables, de portes battant surdes ouvertures incertaines, est celui d’un psychisme, avec ses courts-circuits, ses errements – sa névrose. »(Jacques Aumont, Vampyr de Carl Th. Dreyer, Editions Yellow Now, Paris, 1993, p. 16-17). S’il en est différentpour le Château de l’Araignée, il n’empèche que la forêt de l’Aragne, tentaculaire, est également une sorte depsychisme dans lequel Washizu pénètre (tel l’inconscient, le surnaturel jouant dans ses profondeurs).
26
L’arrière-plan climatique
Le Château de l’Araignée affiche des situations climatiques tranchées. D’une séquence
à l’autre on passe de la brume au soleil, du vent à la pluie. Le climat a un effet similaire sur la
perception de l’espace que les décors. C’est d’ailleurs un élément décoratif, en termes de mise
en scène. Mais à la différence des objets ou des architectures, le climat est un élément
décoratif actif, qui agit physiquement sur les personnages (la pluie les frappe, le brouillard les
noie, etc.). Le climat les affecte directement. Il conditionne la situation, c’est-à-dire qu’il fixe
un certain type de réactions. Il caractérise émotionnellement la séquence, en déterminant un
répertoire pour le jeu des acteurs. Le climat est donc un élément expressif fondamental, et
Kurosawa l’utilise méthodiquement.
27
III – L’espace spectral
Dans cette dernière partie, j’envisagerai le film comme un « méta-fantôme », c’est-à-
dire comme une entité spectrale regroupant à l’intérieur d’elle-même plusieurs régimes de
spectralité23.
III – 1 – Des ténèbres sortent les spectres
La brume
La brume est le milieu climatique d’où émerge le film. Bain amniotique, elle
enveloppe les premiers paysages, et dans un moment de condensation, fait apparaître le
château de l’Araignée. Dans la suite du film, elle réapparaît régulièrement. Quand Washizu et
Miki sortent de la forêt, après avoir vu la sorcière, la brume les enveloppe. Comme au début
du film, la brume ici encore fait tampon, entre deux registres différents de réalité : la brume
est un espace entre-deux, un no man’s land, entre le moment d’étrangeté de la forêt et le
retour au château, entre le générique et le début du récit. Si l’ombre correspond à une
suppression de lumière, alors la brume est une saturation ombreuse. Elle envahit le cadre, et
transforme l’intégralité de l’espace en ombres. Ainsi quand Washizu et Miki émergent de la
forêt, la brume prolonge leur égarement, en réduisant l’espace à une zone étouffée. Pendant
quelques minutes, encore étourdis par leur rencontre avec la sorcière, ils chevauchent dans le
vide. Puis la brume se dissipant, ils retrouvent le chemin du château.
Kurosawa utilise la brume en tant qu’espace de perte. Les personnages sont avalés par
la brume, disparaissent, et doivent lutter pour réapparaître à l’image. Perte du motif, perte des
repères, perte du rationnel. La brume est un espace poreux dans lequel la raison vacille,
gagnée par l’incertitude. En effet la matière brumeuse, lorsqu’elle se densifie, devient
ténèbres. C’est un environnement ombreux, qui oppresse l’homme, qui le désoriente et qui
l’aveugle. Il s’agit d’un aveuglement progressif, insidieux (la montée de la brume étant peu
appréhendable), mais total. Comme dans les ténèbres, l’homme au cœur de la brume n’y voit
23 Je rejoins ici une conception du cinéma que propose Jacques Derrida : « Le cinéma permet ainsi de cultiver cequ’on pourrait appeler des « greffes » de spectralité, il inscrit des traces de fantômes sur une trame générale, lapellicule projetée, qui est elle-même un fantôme. […] Mémoire spectrale, le cinéma est un deuil magnifié, untravail du deuil magnifié. » (« Entretien avec Jacques Derrida », dans Cahiers du cinéma, n°556, avril 2001, p.77). Toutefois, si pour Derrida la spectralité concerne au plus haut point l’expérience cinématographique, qu’ilrelie à l’expérience psychanalytique, dans le cas du Château de l’Araignée il me semble que la spectralitéenvahisse directement le film, et le structure. Du spectre du désastre à la spectralité de l’expérience onirique, lefilm déploie tout un champ fantomatique, dans lequel il s’inscrit successivement.
28
plus rien. Mais précisément, parce que le réel se trouve soudainement masqué, voilé par la
brume, l’homme prolonge l’espace environnant, imagine l’invu, et dès lors se projette en lui.
La brume est une sorte d’écran, dans lequel l’homme se projette. Aussi naturellement, de la
brume peut émerger le surnaturel : lorsque l’imagination devient inquiète, la brume, instance
ombreuse, devient le lieu où se silhouette le fantastique24.
Tant par son caractère plastique que par son rapport au mystère, la brume est donc un
milieu propice à l’apparition spectrale. Dans le film elle entoure ainsi systématiquement
l’émergence fantomatique. Les spectres ont d’ailleurs eux-mêmes une qualité brumeuse, de
par un éclairage trop important qui leur confère une apparence vaporeuse, et de par leur mode
de surgissement (ils vont et viennent tel le mouvement de la brume).
La foudre
Lacération de l’espace, l’éclair est un choc de réalité : son spectateur est repris
brusquement dans le réel de la situation, dans un réveil de conscience. Toutefois dans Le
Château de l’Araignée cet effet de réalité est déplacé, et l’éclair correspond davantage à un
signe associé au surnaturel. La foudre frappe pour la première fois lorsque Washizu et Miki
cherchent leur chemin dans la forêt. Washizu décoche une flèche vers le ciel, et en bande-son
retentit un rire d’outre-tombe. Les deux personnages comprennent alors la présence des
spectres. L’éclair d’une part signifie que la forêt est hantée, et d’autre part guide les
personnages vers la sorcière.
Dans la dernière partie du film, lorsque Washizu réunit ses généraux pour mettre au
point une stratégie de défense, la foudre frappe une nouvelle fois. La caméra cadre l’intérieur
de la salle, et soudain un flash silencieux blanchit l’image, l’espace de quelques instants.
Washizu réagit instantanément, et interprète l’éclair comme un appel que lui lance la sorcière.
Sur le champ il quitte le château, et s’en va la retrouver dans la forêt. Ainsi à l’aune de sa
première occurrence dans la forêt, l’éclair est devenu un élément de communication entre
Washizu et les puissances surnaturelles. L’éclair, qui littéralement connecte le ciel à la terre,
s’élargit là symboliquement à une connexion entre l’homme et le surnaturel25.
24 Assez similairement dans Vampyr, la brume, et plus largement le gris, est le révélateur de l’épouvante : « Or,c’est le gris qui domine dans ce film, et si le noir et blanc sont associés, soit à une lumière, soit à une matièrepesante, le gris est toujours celui d’une brume, semi-transparente, envahissant tout l’espace disponible, à lamanière d’un gaz. Gris fantomatique, couleur de ce qui n’a pas de couleur, comme pour « rendre visible »l’invisible, la « menace inexplicable » et l’horreur qu’elle engendre. » (Jacques Aumont, Vampyr, op. cit., p. 29).25 Cf. à ce propos l’analyse d’ Aby Warburg sur le rituel du serpent des indiens Hopis : « Il s’agit d’établir entrela force de la nature et l’homme une connexion, c’est-à-dire le symbolon, l’élément de liaison, l’acte magique quiétablit des liens concrets – en déléguant un médiateur, dans ce cas un arbre, plus proche de la terre que l’être
29
Si la brume prépare l’arrivée des spectres, en soulevant un nuage d’irréalité, la foudre
effectue brutalement leur apparition. Quand Washizu revient pour la deuxième dois dans la
forêt, les spectres jaillissent exactement comme la foudre, par clignotement. Les spectres sont
des éclairs de vision. Ce sont des apparitions brûlantes venues d’une autre réalité : de
l’extérieur de la diégèse quand il s’agit de prophétie, de l’intérieur de l’esprit quand il s’agit
d’hallucination.
Typologie des spectres
Dans Macbeth, Shakespeare conçoit deux types de spectres : les trois sorcières, qui
sont les spectres principaux, qui agissent et reviennent plusieurs fois dans la pièce, et des
spectres secondaires, comme par exemple les huit rois que les sorcières appellent dans la
première scène de l’acte quatre. Kurosawa reprend cette différence dans Le Château de
l’Araignée, avec la sorcière principale d’un côté, et une série d’apparitions de l’autre.
La sorcière, à la différence des autres spectres, est la seule à rester plus d’un plan dans
les séquences où elle apparaît. Cette durée prolongée lui donne une réalité supérieure dans le
film, et confère à son existence une indépendance : en tant que personnage, sa constitution est
plus marquée que celle des autres spectres. De plus, son degré de réalité est renforcé du fait
que c’est le seul fantôme à avoir été vu par deux personnages en même temps (Washizu et
Miki). Les autres ne sont perçus que par Washizu, ce qui sous-entend une possibilité
d’hallucination.
Le premier des autres spectres à apparaître dans le film est le fantôme de Miki, qui
surgit la nuit de son assassinat durant le banquer d’intronisation de Washizu. Washizu le
perçoit plusieurs fois. Cette apparition est présentée comme une hallucination, avec une
explication (Washizu est soûl), et une isolation (seul Washizu voit le spectre, les autres invités
ne comprenant pas ses gestes dans le vide).
Enfin, les derniers spectres surgissent lors du deuxième passage de Washizu dans la
forêt de l’Aragne. Kurosawa reprend ici l’apparition des huit rois dans Macbeth, et l’adapte.
Ce sont désormais des guerriers qui hèlent Washizu, l’encourageant au massacre. Ils
apparaissent par flash, exécutent un geste, et disparaissent. Ce sont de pures visions, des
représentations, des images qui jaillissent sur la scène, postures d’un instant.
humain parce qu’il s’enracine en elle. Cet arbre est le médiateur donné, qui conduit vers le monde souterrain. »(Aby Warburg, Le Rituel du Serpent, Macula, Paris, 2003, p. 93.)
30
III – 2 – Angoisse et hallucination
L’espace du rêve
Lorsqu’enfin Washizu et Miki s’extirpent de la brume et aperçoivent le château de
l’Araignée, Washizu, harassé, demande à son ami de s’arrêter et de se reposer un peu. Ils
descendent alors de cheval, s’assoient lentement. Miki exprime sa fatigue : « J’ai sommeil. Je
n’ai qu’un désir, dormir comme une souche. » Washizu lui répond : « Moi j’ai l’impression
d’être au beau milieu d’un rêve. Et la sorcière, elle fait peut-être partie de ce rêve. »
Les analogies entre l’état du rêveur et celui du spectateur de cinéma ont été explorés
plus d’une fois. Par exemple Jean-Louis Baudry, qui dans L’effet cinéma dresse un parallèle
entre le dispositif cinématographique et la situation du rêve :
Le dispositif cinématographique si l’on tient compte de l’obscurité de la salle, de lasituation de passivité relative, de l’immobilité forcée du ciné-sujet, comme sansdoute des effets inhérents à la projection d’images douées de mouvement,déterminerait un état régressif artificiel. […] Le sujet peut toujours fermer les yeux,se soustraire du spectacle, s’en aller mais, pas plus que dans le rêve, il ne possèdeles moyens d’exercer une action sur l’objet de sa perception, il ne peut changervolontairement son point de vue. Il a bien affaire à des images ; et le déroulementde ces images, le rythme de vision, le mouvement, lui sont imposés à l’égal desreprésentations du rêve et des hallucinations.26
Le spectateur de cinéma serait dans un état proche du rêve. Enfoncé dans son siège, il
assisterait au film dans un état de conscience régressif. Cette hypothèse de Jean-Louis Baudry
m’est utile par rapport à celle de Pierre Kaufmann, sur l’expérience émotionnelle de l’espace.
En effet, Baudry sous-entend que les images cinématographiques ont un caractère onirique,
hallucinatoire pour le spectateur. Leur perception serait intégrée dans un contexte régressif,
proche du rêve. La perception de l’espace filmique, ainsi, serait dominée par un mouvement
de conscience régressif, qui biaiserait le rapport du spectateur à l’espace, et qui amplifierait
son pouvoir émotionnel. Le spectateur percevrait l’espace filmique d’une manière
particulière, à mi-chemin entre l’état du rêve et celui de la réalité. De la sorte, l’espace
filmique ne lui apparaîtrait pas comme un espace réel, mais particulièrement comme un
espace vecteur d’émotions.
L’image de Washizu annonçant son impression d’être au milieu d’un rêve éveillé
renvoie à la situation du spectateur. Avec Washizu assis, commentant l’état onirique de
l’expérience cinématographique, le film se met en abyme, et installe Washizu dans la position
du spectateur. Le film pour Washizu, c’était l’apparition de la sorcière, et la prophétie : le film
26 Jean-Louis Baudry, L’effet cinéma, Editions Albatros, Paris, 1978, p. 44-45.
31
comme un degré de réalité autre, qui émerge projeté sur l’écran, auquel on assiste, passif, et
enfin qui nous poursuit la projection terminé, lorsque l’on revient à la réalité.
Il est périlleux de pousser les analogies entre rêve et cinéma. Toutefois, l’état du rêve
est une perspective intéressante pour appréhender le cinéma, en tant que cas limite. Aussi sans
aller trop loin, je reprendrais uniquement quelques points du travail entrepris par Sami-Ali sur
la question de l’espace. Dans L’espace imaginaire, Sami-Ali focalise sa réflexion
psychanalytique autour de la perception spatiale. Il y explique que la représentation de
l’espace est déterminée par le « corps propre », que l’on pourrait définir comme l’instance
psychique opérant le passage entre l’intérieur de l’homme et l’extérieur du monde. Comme
Pierre Kaufmann finalement, mais avec un autre vocabulaire, Sami-Ali émet l’hypothèse que
l’individu perçoit l’espace en se projetant en lui : « C’est sans doute par la projection latente
des dimensions du corps propre que l’espace de la représentation se met à exister. Sa réalité
est fonction de la spatialité du sujet qu’elle prolonge dans le monde extérieur.27 » Le rêve
radicalise cette position, en élargissant l’action du corps propre à l’intégralité de la
représentation spatiale. Dans l’état d’éveil, la sensation de profondeur s’effectue dans une
projection de soi qui arrive à mettre « l’objet » à distance. Dans l’état de rêve, cette mise à
distance n’est plus réalisée. Le corps propre est omniprésent dans l’espace, ce qui empêche
l’unicité du point de vue nécessaire à la perspective :
Désormais, la structure de l’espace régresse de la forme « ici-là-bas » qui comportela distanciation virtuelle de l’objet à celle plus archaïque fondée sur la relation« dedans-dehors » (ces deux termes étant identiques). Privé de recul indispensablele sujet ne fait plus face au sensible, il s’y confond en devenant le sensible.28
Cette sensation de ne faire qu’un avec l’espace, de se confondre avec le sensible, est effective
dans l’espace filmique. Non pas au niveau du spectateur, qui au mieux pourrait avoir une
impression haptique d’immersion dans le film, mais dans la perception du fait esthétique, dans
l’acte même du film. C’est l’aptitude au sensible de l’espace filmique. Il s’agit là de cette
porosité dont j’ai parlé à propos de la notion de décor. C’est ce va-et-vient entre les formes,
entre l’atmosphère et la figure, entre la sensation et la projection. C’est l’expérience
émotionnelle de l’espace, en tant qu’investissement de l’espace par la psychologie du
spectateur. Cette agglutination, d’un espace dans un autre, relève du processus onirique. La
perspective s’efface, et est remplacée par des logiques métaphorique (des différences sont mis
27 Sami-Ali, L’espace imaginaire, Editions Gallimard, Paris, 1974, 2000, p. 87.28 Ibid., p. 156.
32
en parallèle) et métonymique (une différence prolonge une autre, et la substitue). Au cinéma
l’espace n’est pas fixé, comme dans la réalité, mais en constante communication. Puisqu’il
s’agit d’un objet esthétique dynamique, chacun de ses éléments acquiert une valeur
expressive, et de ce fait rentre dans une situation d’agencement avec le reste du film. La mise
en scène, en tant qu’action paradigmatique, confère potentiellement une importance
expressive à chaque élément du film, autant aux personnages qu’aux décors. Dès lors, ces
éléments qui composent l’espace filmique deviennent significatifs. Blocs d’émotion, leur mise
en relation constitue l’expérience filmique.
Un rêve spectral
S’il y a quelque chose comme de la spectralité, il y a des raisons de douter de cetordre rassurant des présents, et surtout de la frontière entre le présent, la réalitéactuelle ou présente du présent et tout ce qu’on peut lui opposer : l’absence, la non-présence, l’inneffectivité, l’inactualité, la virtualité ou même le simulacre engénéral, etc. Il y a d’abord à douter de la contemporanéité à soi du présent. Avantde savoir si on peut faire la différence entre le spectre du passé et celui du futur, duprésent passé et du présent futur, il faut peut-être se demander si l’effet despectralité ne consiste pas à déjouer cette opposition, voire cette dialectique, entrela présence effective et son autre.29
Dans l’essai qu’il consacre à Vampyr, Jacques Aumont envisage la possibilité d’un
film qui dans sa forme même serait un « rêve filmé »30. Produire un rêve éveillé fantastique
était en effet une des ambitions de Dreyer, comme en atteste le titre allemand, Vampyr – Der
Traum des Allan Grey. Dans l’histoire du cinéma, de nombreuses œuvres intègrent un rêve à
leur récit. Cependant dans la plupart ce moment onirique est balisé, borné par une scène de
réveil. Le rêve n’est alors qu’une sortie momentanée hors de la réalité diégétique, qui n’a pas
ou peu de conséquences sur celle-ci. À l’image de La Femme au portrait (1944) de Fritz Lang,
où dans un « happy end » le héros se réveille, alors qu’il vient de mourir, et l’on comprend
que tout le film n’aura été que son songe.
Dans Vampyr le traitement du rêve est différent. Le film se veut être une expérience
onirique en soi, aussi le rêve envahit l’intégralité de la forme filmique. Dreyer réussit cela en
brouillant les passages entre rêve et réalité, au point de les confondre par confusion. Pris dans
le doute, le spectateur peut considérer l’intégralité du film en tant que rêve. D’une certaine
29 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Editions Galilée, Paris, 1993, p. 72.30 Jacques Aumont, Vampyr, op. cit., p. 25-27.
33
mesure il en est de même avec Le Château de l’Araignée. Kurosawa y recrée une sensation
similaire de rêve éveillé.
Tout d’abord plusieurs fois dans le dialogue, les personnages évoquent la situation du
rêve. En la formulant, ils font émerger cette idée à la surface du film, et la rendent effective.
Ainsi, il devient possible pour le spectateur d’imaginer que ce qu’il voit, à un certain niveau,
fasse partie d’un rêve : « Voyez ces vestiges désolés… Débris du rêve d’un obsédé… »
chantent ainsi en choeur les voix d’hommes, à la fin du film.
Mais c’est avant tout par le biais de la spectralité que le film s’accomplit en tant que
puissance onirique. Un éventail fantomatique traverse le film de part en part, et il perturbe sa
réalité diégétique. Il la trouble, en la nimbant d’une aura spectrale, d’un voile d’irréalité. Telle
la brume la spectralité grise le récit, de manière expansive. C’est un souffle qui gagne chaque
image. Par lui la diégèse toute entière est hantée, contaminée par l’existence fantomatique.
Derrida l’explique, le spectre n’a pas besoin d’être présent pour être visible :
Le spectre, comme son nom l’indique, c’est la fréquence d’une certaine visibilité.Mais la visibilité de l’invisible. Et la visibilité, par essence, ne se voit pas, c’estpourquoi elle reste epekeina tes ousias, au-delà du phénomène ou de l’étant. Lespectre, c’est aussi, entre autres choses, ce qu’on imagine, ce qu’on croit voir etqu’on projette : sur un écran imaginaire, là où il n’y a rien à voir. Pas mêmel’écran, parfois, et un écran a toujours, au fond, au fond qu’il est, une structured’apparition disparaissante.31
La spectralité, en tant que régime d’être, est ainsi omniprésente dans le film, en ombre portée
sur le récit. À travers elle, un climat fantastique contamine le film. D’une certaine manière la
spectralité agit ici comme un décor, en tant qu’ambiance. Sauf que ce n’est pas le décor d’une
scène, mais du film entier. Ce déplacement qu’elle induit, du réel au surnaturel, est
profondément onirique. Et c’est là que réside le rêve : dans cette réalité légèrement décalée,
incertaine, qui toujours menace de s’effriter32.
Hallucinations
L’espace qui se transforme. Le réel qui glisse dans une nouvelle signification. Les
volumes qui s’altèrent.
31 Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 165.32 Ici il faut évoquer la gestion du temps dans le film, qui oscille entre accélérations irréelles (la plus saisissanteétant l’arrivée au début du film du deuxième messager, porteur de bonnes nouvelles, juste après le retrait dupremier, qui annonçait l’état de guerre), et moments de dilatation (à l’exemple des séquences dans la brume).Cette élasticité temporelle, qui mélange en les fondant les raccourcis au ralenti, contribue également à lasensation de rêve.
34
Washizu boit du saké durant son banquet d’intronisation. Il vient de commanditer le
meurtre de Miki et de son fils, pour arrêter l’avancée de la prophétie. C’est à contrecœur qu’il
a ordonné cet assassinat, cédant à la volonté de Lady Asaji. Aussi les remords le prennent, et
l’angoisse, devant la place vide de Miki que tout le monde attend, et qui au fil du retard
devient de plus en plus visible. Dans ce contexte, il voit soudain apparaître le spectre de Miki.
Image blanchie, hagarde, son ami a désormais pris l’aspect d’un être fantomatique, d’un
ectoplasme. Pris de panique Washizu se lève et le supplie de partir, c’est-à-dire de le laisser
seul, de ne pas hanter sa conscience. Le spectre disparait au plan suivant, ce qui fait
comprendre le délire d’angoisse dans lequel se trouve Washizu. Puis il réapparaît encore une
fois, quelques plans plus tard. Là Washizu sort son sabre, et l’attaque. À l’écran Washizu se
bat contre le vide, contre une figure absente, contre une hallucination de son esprit, contre une
projection qu’il fait sur la réalité. Suite à cette scène étrange le banquer prend fin, et les
invités quittent la salle. Une fois seuls, Lady Asaji réprimande Washizu : « Vous êtes
admirables ! Vous voulez régner sur tout le pays et vous êtes effrayé par une vision ! » Mais
elle se retourne tout à coup, elle-même effrayée : « Qui va là ? » La caméra, en contre-champ,
montre l’assassin de Miki, agenouillé dans l’ombre, qui attend à l’autre bout de la salle.
Avec cette chute (l’apparition de l’assassin), Kurosawa indique la friabilité de la
réalité. Lady Asaji qui croyait maîtriser le réel se retrouve subitement en face d’une vision
cauchemardesque. L’assassin silencieux, qui s’introduit dans la réalité à la manière du spectre
de Miki, à la faveur d’un contre-champ, apparaît comme une hallucination renvoyant Lady
Asaji à la monstruosité de ses agissements : la froideur de la scène suggérant l’horreur en
hors-champ. Mais ici l’effroi est cruellement redoublé par le fait que l’hallucination est une
réalité, engendrée par Lady Asaji (puisque c’est elle qui a demandé l’assassinat de Miki).
L’hallucination se déplace donc d’un niveau, et envahit la réalité. Le réel, que les personnages
ne contrôlent plus, prend l’allure d’une hallucination.
La fin du film rejoue cette ambiguïté, entre le réel et l’hallucination, et entre
l’hallucination et la mise en scène. Alors que la sorcière lui a promis qu’il ne lui arriverait rien
tant que la forêt de l’Aragne ne bougerait pas, Washizu, épouvanté, contemple le mouvement
des arbres qui avancent vers lui. Il s’agit en fait de ses ennemis, qui s’approchent du château
camouflés derrière des branches. Mais Washizu n’y voit qu’un geste impossible, le
déplacement d’une forêt, synonyme pour lui de catastrophe. Le désastre, que de nombreux
signes annonçaient (à l’exemple des corbeaux envahissant le château), se réalise enfin. Le
délire devient réalité : la prophétie s’accomplit, dans une hallucination mise en scène. Le lien
entre la vision de Washizu et sa mise en scène, en tant que rapport de cause à effet, me semble
35
allégorique du cinéma. En effet, cette hallucination se présente comme une déconstruction du
pouvoir de sidération du cinéma. En exagérant les termes, elle montre qu’une mise en scène
(des soldats avancent vers le château en portant des arbres) peut produire un effet
hallucinatoire sur le spectateur (Washizu perçoit le mouvement des arbres comme une réalité).
Synthèse
D’un côté il y a donc le film qui produit un rapport hallucinatoire à l’espace (dans sa
faculté onirique de contamination du réel, par projection), et de l’autre il y a les personnages
du film, qui sont en proie à différents types d’hallucination (avec, pour modèle, la figure
spectrale). Cet aller-retour entre la forme et la diégèse n’est pas anodin. Kurosawa raconte une
histoire, son adaptation de Macbeth, mais évoque en même temps d’autres histoires, dont
celle de son film. Kurosawa parle de la forme qu’il élabore : de nombreux éléments mettent la
création cinématographique en abyme. Par exemple, le rapport entre l’hallucination et l’effet
de réalité du médium. Certes, il est déjà existant chez Shakespeare, puisque les spectres sont
présents dans la pièce originale. Cependant Kurosawa s’approprie la problématique, et la
rapporte non plus à un effet théâtral de projection dans l’acteur, mais à un effet
cinématographique de projection dans l’espace. Aussi les hallucinations des personnages
prennent toute leur pertinence, et se rattachent à la forme même du cinéma.
Topographie de la paranoïa
Mais dans le film les hallucinations ont une justification narrative. Elles sont
l’expression d’un délire, d’une angoisse terrible. Dans la scène du banquet notamment,
l’hallucination est l’effet d’un délire d’angoisse33. L’angoisse de Washizu se projette dans la
réalité, et la déforme, en y intégrant le fantôme de Miki. L’hallucination est alors un
symptôme, un signe narratif indiquant la folie du personnage. D’une certaine manière
l’hallucination est un exutoire, à l’anxiété qui ronge les personnages. Expression du corps,
elle convertit l’angoisse en vision.
33 Sami-Ali rappelle le lien puissant entre l’hystérie d’angoisse et l’hallucination : « La psychanalyse, dès l’aubede ses formulations sur l’hystérie et le rêve, fut seule à avoir reconnu et exploré cette région limitrophe traverséed’ombres et de clartés où les échanges entre l’homme et le monde passent mystérieusement par la médiation ducorps propre. Mais, en l’occurrence, le corps se définit comme une puissance inconnue qui se laisserait saisir parce qu’elle est en mesure de faire, c’est-à-dire par la magie de la transformation de l’espace réel en un espaceimaginaire. Cette métamorphose s’accomplit de la façon la plus éclatante dans l’hystérie d’angoisse. Là,invariablement, le corps imprime à l’espace environnant ses propres dimensions » (Sami-Ali, L’espaceimaginaire, op. cit., p. 15-16.)
36
L’angoisse naît de la paranoïa, et la paranoïa naît du complot. Dans le film, l’idée de
complot est omniprésente, et pèse sur chaque rapport humain. Tout est en lien avec des
stratégies de pouvoir : une conspiration lance l’histoire, la prophétie encourage la félonie,
Lady Asaji pousse Washizu au meurtre sous couvert de se protéger,… C’est une logique
militaire qui gouverne les personnages, et qui dans une fuite en avant proprement
paranoïaque, les mène au délire. La suspicion est l’a priori psychologique du film. Toutefois
elle découle de la situation de guerre civile, dans laquelle se passe l’histoire. Aussi, cette
attitude paranoïaque semble être induite par les évènements historiques. C’est la logique d’un
temps de guerre. Comme le déclare Lady Asaji à Washizu, dans la Citadelle du nord, la
conspiration est une obligation des temps : « En cette époque de fin du temps, pour survivre il
faut frapper le premier. »
III – 3 – L’expérience du désastre
Le cercle de la prophétie
Après avoir entendu les rires retentir diaboliquement dans les arbres, Washizu et Miki
fendent la forêt à cheval, en brandissant leurs armes. La foudre continue à frapper et à éclairer
violemment le décor, ce qui confère à la séquence une allure fantastique. Après plusieurs
travellings horizontaux, Washizu et Miki aboutissent sur une clairière. En son centre se dresse
une cabane en roseaux. Particulièrement blanche, à cause de l’éclairage, elle a un aspect
surnaturel. Méfiants, les deux généraux s’approchent. De la cabane émerge alors une douce
mélopée. Il s’agit de la sorcière, qui assise derrière un métier à tisser rudimentaire, chante
fragilement :
« Hommes au destin pitoyable ! Hommes au destin pitoyable ! La vie sur terre n’a
qu’un temps éphémère. Comme la vie des insectes, toute vie est précaire. Stupides sont les
humains qui se battent pour rien. La vie des fleurs ne dure qu’un instant. Tout n’est rien
d’autre que pourrissement. Pauvres humains dont le destin est d’être consumé par les cinq
passions. Ils exposent leur corps aux cinq impuretés. Faute après faute, ils aggravent leur
peine. Une fois parcouru le labyrinthe de la vie il ne reste que pourrissement. Fleurissent les
fleurs transformant l’odeur putride en un parfum délicieux. Comme elle est curieuse, la vie
des humains ! Curieuse vie ! »
Cette tirade, qui introduit le personnage de la sorcière dans le récit, dénote par rapport
au drame en cours. L’histoire, jusque-là, était concentrée sur le complot engagé contre le
seigneur du château de l’Araignée, et sur la victoire in extremis de ce dernier, grâce aux
exploits militaires de Washizu et Miki. Avec le monologue de la sorcière, le film bascule. Le
37
discours de la sorcière casse le ton, tempère l’histoire principale, remet en perspective son
intensité dramatique. En soulignant la vanité des actions humaines, la sorcière adopte le point
de vue du sage. Son expérience du monde relativise l’importance de cette guerre, qui anime
les personnages, et la juge futile. Détachée du récit, la sorcière le juge d’un point de vue
extérieur, à distance. C’est la position d’un regard périphérique, externe à la diégèse.34
La scansion chantée et la tournure imagée du discours le rapproche d’une poésie, que
la sorcière réciterait. Elle s’exprime lyriquement, par métaphores, et le sens général demeure
obscur, ce qui lui rajoute la beauté du mystère. Toutefois cette obscurité est avant tout
culturelle. En effet, elle semble s’intégrer dans une tradition japonaise, comme en témoigne
cet extrait d’une nouvelle de 1932 de Yasunari Kawabata, étonnamment proche de la tirade :
Quand une fleur se fane ici-bas, son parfum monte jusqu’au ciel ; alors, la mêmefleur s’épanouit là-haut. Toute la matière du Pays de l’Esprit est constituée par lesparfums qui s’élèvent de la terre. […] Quant aux âmes, elles ne se libèrent pasbrutalement des cadavres […], mais forment une sorte de filament que l’odeuraurait tissé, qui monterait au ciel pour y former le corps spirituel du défunt, àl’image de son corps physique abandonné.35
La relation à la mort dont parle Kawabata et que sous-entend le discours de la sorcière est peu
habituelle pour un regard occidental. Cette continuation de la vie après la mort, ici à travers
une fleur, mais là sous la forme d’un esprit, d’un spectre, correspond en fait à une pensée de
type shintoïste. Selon celle-ci, comme l’explique Lionel Guillain, l’esprit des morts se
perpétuerait dans la nature :
Le rite primitif que nous évoquons est le shintoïsme. On ne peut pas en parlercomme d’une religion mais plutôt d’une communion avec la nature dans une quêted’authenticité qui est présente dans toute la tradition japonaise. L’origine duShintô, littéralement « la voie du divin », remonte au fond des âges, il est avant toutl’expression profonde de la culture ancienne des Japonais. Certains esprits (Kami)sont des éléments naturels majeurs qui représentent des flux d’énergies cosmiquesanimant l’Univers. Ils s’incarnent dans les éléments terrestres pour y insuffler lavie, ce qui explique l’importance de ce lien avec la nature où se trouve l’élan vital.Cet élan vital explique l’évolution du vivant, il est un processus créateur quiorganise les corps qu’il traverse. Cette énergie est celle de la nature qui donnerait àl’homme l’élan vital pour réagir contre l’idée qu’il va mourir. A l’idée que la mortest inévitable et naturelle, nous lui opposons l’image d’une continuation de la vieaprès la mort.36
Ainsi, l’usage des spectres par Kurosawa renverrait à cette tradition shintoïste. 34 On retrouve ce point de vue dans le chant qui ouvre et clôture le film, qui lui aussi souligne la vanité du récit.35 Yasunari Kawabata, « Elégie », dans La danseuse d’Izu, Edition Livre de poche, p. 45.36 Lionel Guillain, Le Théâtre Nô et les arts contemporains, op. cit., p. 133.
38
Une fois la tirade terminée, Washizu et Miki avancent, et se présentent à la sorcière.
Ils la questionnent, et celle-ci peu à peu leur révèle la prophétie.
Durant la discussion, la sorcière ne cesse de faire tourner son métier à tisser.
Cependant on se rend compte que la sorcière ne tisse rien, qu’elle ne fait qu’enrouler du fil.
Plutôt qu’un métier à tisser il s’agit d’une simple machine de bobinage, constituée de deux
roues en bois de tailles différentes. D’une main la sorcière tient le fil, et de l’autre elle active
le mécanisme qui rembobine. Cette action, à l’arrière-plan de la discussion, constitue un
mouvement hypnotique. Berçant la scène, le rembobinage formalise l’écoulement du temps.
Sablier à sens unique, la machine enroule le temps dans une caresse continue. Le temps glisse
dans les doigts de la sorcière : elle a comme un pouvoir tactile sur lui. À l’image des Parques,
elle regarde la vie des hommes en filant le temps. La sorcière est au-dessus de la diégèse, elle
la domine, en en connaissant le passé comme l’avenir.
Les crânes
Lorsque la sorcière termine d’énoncer son discours, quand elle finit de révéler la
prophétie à Washizu et Miki, la caméra la cadre de dos. La sorcière se lève alors, et un souffle
la prend, de l’arrière à l’avant-plan, fait voler son kimono, et la fait disparaître soudainement.
Washizu et Miki, interdits, ouvrent la porte de la cabane et la traversent. Derrière elle, ils
découvrent une zone en friche, un terrain vague embrumé. Des monticules d’ossements
parsèment l’espace. Des accumulations de squelettes, sur lesquels parfois on discerne un
casque ou une armure. Washizu et Miki déambulent dans ce paysage mystérieux, qui n’a pas
de raisons, dans ce tableau cauchemardesque. La séquence se termine avec une montée
brumeuse, qui engloutit la scène.
Aparté sans suites dans le récit, la signification de cette séquence est obscure, cryptée,
à l’image d’une parabole. Elle n’a pas de sens dans l’histoire, si ce n’est de présenter le
cimetière des spectres que Washizu verra plus tard, lorsqu’il retournera dans la forêt pour
interroger la sorcière. Mais il n’y a pas de véritable nécessité narrative à cela, d’ailleurs le lien
est flou, contingent. À mon sens, la séquence vaut plutôt en tant que « souvenir-écran37 »,
c’est-à-dire en tant qu’image renvoyant à une autre, par ricochet. En effet la séquence semble
37 Sigmund Freud introduit le terme de « souvenir-écran » pour définir un certain type de souvenirs, qui cachentune scène refoulée. Ces souvenirs, qui indiquent tout autant qu’ils dissimulent, opèrent leur occultation parcontigüité métonymique : « Les deux fantasmes sont projetés l’un sur l’autre et il en sort un souvenir d’enfance.[…] J’appellerais un tel souvenir un souvenir-écran. Sa valeur consiste en ce qu’il représente dans la mémoiredes impressions et des pensées d’époques ultérieures dont le contenu est rattaché à son contenu propre par desrelations symboliques et autres du même genre. » (Sigmund Freud, « Sur les souvenirs-écrans », dans Névrose,psychose et perversion, P.U.F., Paris, 1973, p.117).
39
s’échapper de l’histoire, et exprimer dans le film une réalité absente. Elle semble s’extraire de
la diégèse, et rendre visible un évènement refoulé, en tout cas non dit. Cette scène
traumatique, cet évènement refoulé, c’est évidemment la seconde guerre mondiale. D’une
manière à peine métaphorique, les tas d’ossements renvoient aux montagnes de cadavres
découvertes dans les camps de concentration. Ou à d’autres charniers (les exemples ne
manquent pas). Mais il est sûr que la catastrophe est encore trop brûlante dans les esprits, trop
proche au moment du tournage, pour n’elle n’ait pas hanté Kurosawa. Et le cinéaste
l’exprime. Et il se remémore aussi sa propre scène traumatique, qu’il évoque dans son
autobiographie, des cadavres du tremblement de terre de Tokyo, spectacle que son frère
l’oblige à regarder. Dans cette séquence donc, le désastre creuse son sillon. Les crânes en
appellent d’autres, plus réels. En marquant le film, le désastre entre en lui, et l’envahit. Il
pénètre l’œuvre, et l’enveloppe. Une possibilité interprétative s’ouvre alors : lire le film dans
la perspective de la catastrophe.
Le travail du deuil
Au cours de ce mémoire nous avons constaté combien le principe spectral de la
résurgence, de la réapparition intempestive, taraudait le film. L’histoire du Château de
l’Araignée est hors du temps. Plus ou moins située au XVIème siècle, elle revient au présent
lors de la projection. Mais elle répète ce mouvement en son sein même : lors du banquet
d’intronisation de Washizu, un troubadour chante une vieille légende selon laquelle au VIIIème
siècle, un seigneur serait allé à sa perte à force de conspirations… L’histoire est en spirale,
elle file dans les temps et est amenée à revenir. Vis-à-vis du désastre, cette courbure spectrale
n’est pas anodine. Elle correspond à la charge du traumatisme, et à la nécessité d’en faire le
deuil. Les spectres sont la catastrophe qui hante. C’est l’horreur sans nom qui se formalise,
dans l’intermédiaire d’une figure surnaturelle. Aussi pour en faire le deuil il ne faut pas la
refouler, mais travailler à sa compréhension. Tâche infinie, comme l’écrit Derrida :
Ce traumatisme n’en finit pas d’être dénié par le mouvement même qui tente del’amortir, de l’assimiler, de l’intérioriser et de l’incorporer. Dans ce travail de deuilen cours, dans cette tâche interminable, le fantôme reste ce qui donne le plus àpenser – et à faire. Insistons et précisons : à faire et à faire arriver aussi bien qu’àlaisser arriver.38
38 Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 162.
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Conclusion
Dans ce commerce insensé avec l’irréalité, le surnaturel, Kurosawa exprime
l’égarement face à la catastrophe. L’effarement grimpe dans les corps, les secoue par un éclair
cruel. Washizu vit cela, mais insidieusement. Personnage d’un drame théâtral, c’est davantage
dans la circonvolution de son destin que l’inexorable grince. Mais c’est une image, une
métaphore expressive. Kurosawa retranscrit la catastrophe non pas à travers l’immédiateté,
mais par une lente déchirure, qui implacablement se charge, et qui finit par cribler l’homme,
par le crucifier dans un tranchant aérien. Les flèches que son armée mutine lui décoche sont la
main du destin. Elles frappent du ciel, et clouent le corps, le glacent dans une posture
verticale. Elles le figent, dans l’instant absolu du désastre. Le silence de la déflagration :
Depuis que le silence imminent du désastre immémorial l’avait fait, anonyme etsans moi, se perdre dans l’autre nuit où précisément la nuit oppressante, vide, àjamais dispersée, morcelée, étrangère, le séparait et le séparait pour que le rapportavec l’autre l’assiégeât de son absence, de son infini lointain, il fallait que lapassion de la patience, la passivité d’un temps sans présent – absent, l’absence detemps – fût sa seule identité, restreinte à une singularité temporaire.39
Hiroshima et Nagasaki, comme brûlures indélébiles. Les éclairs qui font surgir les spectres
font surgir l’éclair de la bombe. Le temps qui s’arrête collectivement, dans un effacement
continu.
Le film est une butée fantomatique. Organisé en scène théâtrale, il prend pied sur la
réalité de la projection, puis s’enfuit dans l’espace de la légende. Espace ailleurs, hors du
temps, celui-ci nous surplombe en retour, et surplombe notre histoire. Dans le film la sorcière
s’adresse à Washizu et Miki par paraboles, avec Le Château de l’Araignée, Kurosawa fait de
même, vis-à-vis du spectateur. Sous couvert de remettre en scène Macbeth, Kurosawa
exprime une angoisse propre à son époque. Sans être moralisateur, il adopte plutôt le point de
vue de la sorcière, c’est-à-dire du sage, qui considère l’humanité avec amertume : « Voyez ces
vestiges désolés… Débris du rêve d’un obsédé. Ne semblent-ils pas habités… par ces morts
qui l’ont anéanti… Ils ont emprunté la voie du démon… la voie de la passion démoniaque…
Jadis ou maintenant… rien ne change. »
39 Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, op. cit., p. 29.
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Bibliographie
• Aumont (Jacques), Matière d’images, redux, Editions de la Différence, Paris, 2009
• Aumont (Jacques), Vampyr de Carl Th. Dreyer, Editions Yellow Now, Paris, 1993
• Baudry (Jean-Louis), L’effet cinéma, Editions Albatros, Paris, 1978
• Blanchot (Maurice), L’écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980
• Bonfand (Alain), Histoire de l’art et phénoménologie. Recueil de textes 1984-2008,
Vrin, Paris, 2009
• Bonfand (Alain), Le cinéma saturé, Presses Universitaires de France, Paris, 2007
• Brook (Peter), L’Espace vide, Editions du Seuil, Paris, 1968, 2003
• Deleuze (Gilles), L’Image-Mouvement, Les Editions de Minuit, Paris, 1983
• Deleuze (Gilles), Guattari (Félix), Capitalisme et schizophrénie 2 – Mille Plateaux,
Les Editions de minuit, Paris, 1980
• Derrida (Jacques), « Entretien avec Jacques Derrida », dans Cahiers du cinéma, n°556,
avril 2001
• Derrida (Jacques), Spectres de Marx, Editions Galilée, Paris, 1993
• Freud (Sigmund), « Sur les souvenirs-écrans », dans Névrose, psychose et perversion,
P.U.F., Paris, 1973
• Guillain (Lionel), Le Théâtre Nô et les arts contemporains, L’Harmattan, Paris, 2008
• Kaufmann (Pierre), L’Expérience émotionnelle de l’espace, Vrin, Paris, 1967, 1987
• Kawabata (Yasunari), « Elégie », dans La danseuse d’Izu, 1932, Edition Livre de
poche
• Shakespeare (William), Macbeth (édition Flammarion, Paris, 2010)
• Sami-Ali, L’espace imaginaire, Editions Gallimard, Paris, 1974, 2000
• Tanizaki (Junichirô), Eloge de l’ombre, Publications orientalistes de France, Paris,
1933, 1993
• Warburg (Aby), Le Rituel du Serpent, Macula, Paris, 2003
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Table des matières
Introduction........................................................................................................................... 6
I – L’espace théâtral ............................................................................................................ 7
I – 1 – Le modèle Macbeth .................................................................................................... 7
Présentation de la pièce.................................................................................................. 7
L’histoire de Macbeth dans la perspective du Château de l’Araignée. ............................ 8
La question de l’adaptation. ........................................................................................... 9
I – 2 – Une machinerie théâtrale ............................................................................................ 9
Un mouvement vers Shakespeare. .................................................................................. 9
La mise en place du film. ..............................................................................................10
Le présent mis au passé.................................................................................................10
L'écriture du théâtre. .....................................................................................................12
I – 3 – Le théâtre oriental ..................................................................................................12
Le théâtre dans le film : récapitulatif. ............................................................................12
Présentation du Nô........................................................................................................13
Le jeu de Lady Asaji. ....................................................................................................13
L’émergence du Nô, dans la forme filmique..................................................................14
Le classicisme face à la modernité. ...............................................................................16
II – L’espace filmique.........................................................................................................17
II – 1 – Approche du film .....................................................................................................17
L’analyse prismatique. ..................................................................................................17
Remarques sur la mise en scène. ...................................................................................18
Une appréhension émotionnelle de l’espace. .................................................................19
II – 2 – Des mondes intérieurs ..............................................................................................20
Le décor........................................................................................................................20
Le phénomène ombreux. ...............................................................................................21
Les châteaux de l’Araignée. ..........................................................................................23
Le motif du cheval. .......................................................................................................24
II – 3 – La nature comme puissance extérieure......................................................................25
La forêt labyrinthe. .......................................................................................................25
L’arrière-plan climatique...............................................................................................26
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III – L’espace spectral ........................................................................................................27
III – 1 – Des ténèbres sortent les spectres..............................................................................27
La brume. .....................................................................................................................27
La foudre. .....................................................................................................................28
Typologie des spectres. .................................................................................................29
III – 2 – Angoisse et hallucination ........................................................................................30
L’espace du rêve. ..........................................................................................................30
Un rêve spectral. ...........................................................................................................32
Hallucinations...............................................................................................................33
Synthèse. ......................................................................................................................35
Topographie de la paranoïa. ..........................................................................................35
III – 3 – L’expérience du désastre .........................................................................................36
Le cercle de la prophétie. ..............................................................................................36
Les crânes. ....................................................................................................................38
Le travail du deuil. ........................................................................................................39
Conclusion ...........................................................................................................................40
Bibliographie........................................................................................................................41