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Les Allemands fascins par l Algrie
Rcits de voyages des XVlllme et X Xme sicles
*
Par
Ernspeter Ruhe
Professeur l Universit de Wrzburg - R.F.A.
De nombreux contacts se sont tablis entre J Allemagne
et
l Algrie depuis son indpendance, autant dans les secteurs poli
tiques et conomiques que culturels. Dans ce dernier domaine,
des chercheurs et des tudiants algriens se consacrent dans
leurs instituts d allemand la langue
et
la littrature allemandes,
et des spcialistes allemands de diffrentes facults s intressent
au pays central du Maghreb ; des arabisants
et
des romanistes
font des recherches sur la riche littrature algrienne, qui n a pas
encore reu chez nous l cho qu elle mrite.
Si
l on essaie de remonter avant
1962
et
de
s informer
sur
les contacts existants alors entre les deux pays, on ne trouvera
qu un grand vide. Ceci est d autant plus surprenant qu au XIX
sicle, les Allemands parcouraient le monde entier et qu ils jou
rent un rle important dans la dcouverte du dernier continent
inconnu, la mystrieuse Afrique (Barth, Nachtigal, Rohlfs, Sch-
weirrfurth]. e (leut-il cr f fIs aient considr t Atgde comme fai-
sant tellement partie de la France - ce qui correspondrait
la politique coloniale franaise - qu ils ne s intressrent pas
ce pays o les Franais se rservaient absolument tout, jusqu aux
dcouvertes
En
ralit, les Allemands ne montraient pas un tel respect
devant les activits coloniales de leurs voisins europens. Ils
avaient t
en
Algrie, et ceci dj avant
183
o, cause d un
coup d ventail, les Franais commencrent une longue
et
dif
ficile conqute. Au cours du XIX sicle, les Allemands vin
rent de plus en plus nombreux et suivil ent avec attention les
tapes de la colonisation, qu ils relatrent dans leurs publications.
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cits de voyages es
XVIIIe
et
XIX
sicles
Si ces faits ne sont pas c o n n u ~ c'est uniqua:nent parce que
personne ne
s y est
encore intress (1)
et
qu'il n'est pas facile
de rassembler les textes. La recherche de documents que j'ai
entreprise
il
y a quelque temps dj, a rvl
ma
propre sur
prise l'existence d'un corpus important. Parmi les auteurs de ces
rel tions de
voyage, on trouve des noms fameux comme celui
du
Prince Pckler, l'auteur de rcits
de
voyage le plus clbre de
la premire moiti
du
XIxe sicle,
et
celui de Karl Marx. Mais
tous les autres, qui sont maintenant oublis
et
qui, mme
leur
poque, taient souvent inconnus
du
grand public, prsentent
pour nous un intrt de
mme importance : en effet, on peut tre
particulirement reconnaissant
du
fait
que des gens
de
condition
sociale et de profession trs diverses aient retenu par crit leurs
impressions de voyage : des aristocrates, tels des princes, des
barons
et des
nobles dames,
tout
comme
des
simples soldats
de
la lgion trangre, des botani.stes, des zoologistes, des mi
nraogistes, des mdecins ou bien encore, tout simplement, des
touristes. Si 'on rass'emble 'leurs observations, on peut recons
tituer une image dtaille
de
l Algrie partir de la fin
du
XVIII
sicle
et
suivre son volution, telle que les Allemands
l ont
vue
et
commente.
L'analyse de ces documents est intressante sur bien des
plans. Tout d'abord pour les Allemands eux-mmes : en effet,
par
tout
ce qu ils observent, travers les intrts qui les habi
tent
au
dpart de chez eux, travers la faon dont ils sont confor
ts dans l'opinion qu'ils ont dei 'Algrie ou dont,
au
contraire, ils
en
changent et enfin, travers leur faon de relater tout ce qu'ils
voient et
tout
ce qui leur arrive, ces voyageurs
en
disent avant
tout long
sur
eux-mmes,
ce
qui peut nous aider grce
ce
miroir
mieux nous
voir et
donc
mieux nous comprendre.
D'autre part, les observations
et
les jugements qu'ils ont
transmis sont importmt pour le pays qu ils ont travers. Ces Al
lemands qui arrivaient en Algrie au XVlfI sicle ou au X Xe sicle
n'y venaient pas, contrairement aux Franais, en conqurants.
Leur regard est donc par dfinition plus distant mais aussi plus
neuf, plus libre
de
prjugs que celui que l'on trouve dans les
nombreuses publications d'auteurs franaiS de l'poque. Ceci ne
veut pourtant pas dire que les voyageurs allemands aient t indif
frents
au
pays dont
ils
parlent. Au contraire, ils sont tous
en-
thousiasms par l Algrie
et ils se
proccupent
de sa
destine
avec un engagement personnel qui les mne souvent ,critiquer
les colonisateurs.
Pour
l Algrie
d'aujourd'hui, ces relations
de
voyage sont des
sources historiques qui prsentent
un
double
intrt
: d'une part,
on y trouve des descriptions et des reprsentations (dessins,
photos) qui conservent les traces d'une poque passe au cours
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Ernstpeter
RUHE
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de laquelle,
partir de 1830, le caractre de ce pays arabe
et
musulman n a pas t beaucoup respect,
c est
le moins qu on
puisse dire. D autre part, la lecture de ces textes met en vidence
les constantes
et
les caractristiques qui sont propres
ce pays
et sa
population
et
qui rsistrent
13 ans
de
domination colo
niale. Ce sont des sources_ d information
qui.
ne devraient pas
tre ngliges par celui qui voudra crire une histoire de l identit
nationale. Pour les germanistes algriens, ce serait un travail
intressant et utile que de les exploiter.
Ma confrence se donne pour but de permettre
un
premier
accs
ce corpus
de
textes
et
d en analyser quelques aspects
particulirement intressants.
Il se pose tout d abord
un
problme de mthode comme pour
l analyse de
tout rcit
de voyage. Ce problme peut se rsumer
dans le paradoxe suivant :
tout rcit de
voyage est le rsultat
de deux voyages : celui du corps prsuppose
un
voyage de
l esprit.
Chaque voyageur arrive dans le pays dont il entreprend la
dcouverte avec, dans la tte, une certaine image
qu il s est
for
me par les lectures traitant de ce sujet. A ct des informations
prcises sur des dtails qui lui sont transmises
de
cette faon,
d autres entrent en jeu
et
l atteignent de plusieurs manires : ce
sont les ides gnrales, les jugements
tout
faits, les clichs,
comme chaque peuple s en cre d un autre. Ces simplifications
sont commodes, car elles permettent de donner
la complexe
ralit d une culture trangre une structure simple. Cependant,
elles cachent dans leur principe
de
rduction le danger
de
rem
placer la rflexion personnelle
et
d tre utilises des fins pu
rement polmiques.
Vue sous cet angle, la longue srie de relations
de
voyage
qui nous intresse peur tre analyse comme un procs perma
nent
de la
confrontation
de
l individu qui
fait un
voyage
en Algrie
et
en
voit
la ralit, avec ce qu il a emmagasin dans sa tte.
Qu il voie se transformer ce que les autres avant lui ont ob
serv
ou
bien qu il fasse d autres expriences qui soient
en
contra
diction avec ses lectures - son voyage sera toujours double.
L intelligence des voyageurs sera facile
mesurer suivant le degr
de ,conscience qu ils auront du
lest
mental qu ils tr anent avec
eux :
on
observera dans quelle mesure ils
arrivent
garder un
regard lucide, malgr les points
de
vue
et
les jugements triqus
dont ils ont
hrit;
il se peut aussi que, comme provoqus par
ces pr-informations, ils sachent s en dtacher tout
fait; l autre
extrme, dans la ngative, tant qu ils ne remarquent mme pas
qu on leur a col des lunettes sur le nez
et
qu ils se contentent
de rpter ce qu ils ont lu
ou
entendu dire.
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Rcits
de
voyages des XVIII
et
XIX' sicles
Toutes ces ractions sont pour notre tude d'un intrt gal;
car mme le plus
intelligent
aura des moments de faiblesse o
sa,
lucidit
lui fera dfaut et, d'autre part, le
touriste
moyen ne
pourra pas toujours empcher les contradictions de la ralit de
troubler la clart de ses images d'Epinal.
Vouloir analyser la littrature allemande de voyage sur l'Al
grie signifie donc reconstruire comme un processus dialectique
le processus de la confrontation
existant
entre, d'un ct, la thse
que sont les ides reues
et
les descriptions prexistantes, et,
de l'autre ct, l'antithse reprsente par la vision personnelle
des choses et les ventuelles corrections qu'elle entrane : Ce
processus
aboutit toujours
de nouvelles synthses. Cette syn
thse fera partie de la thse des voyageurs suivants et apportera
ainsi denouvelles forces dynamiques aux
trois
tapes
du
raison
nement dialectique.
,*
**
Les
rcits
des voyageurs allemands
datent
de deux poques
trs diffrentes de
l histoire
de l Algrie : l'poque ottomane
et celle de la colonisation franaise. Jusqu'en 1830,
l Algrie
n'tait
pas seulement
pour
le voyageur europen
un
pays hermtique
ment
referm sur lui-mme, ce qui normalement ne
fait
qu'exciter
la
curiosit des aventuriers, mais encore tait-oe un pays que l'on
avait tout
intrt
viter. Le long de la cte entre le Maroc et
la Tunisie, le danger pour la
libert et
la vie
tait
trop grand, com
me
en
tmoignent les noms que lui donnent toutes les nations de
la
chrtient qui parcouraient les mers: la Cte des Pirates, l'Etat
pillard, la Barbarie, l'Etat barbaresque. C est d Alger que partaient
les navires de corsaires vers leurs sombres quipes
;
leur
butin humain
tait
rduit
en
esclavage
et
dprissait dans
un
pays
cruel
au
milieu
des ennemis
de
la Foi
Qui donc se serait appro
ch de son plein gr de cette cte
Il n'y avait que peu d'Europens qui taient assez courageux
pour s y risquer.
C tait
des membres du personnel des consulats
europens qui taient accrdits auprs du Dey d'Alger. Leurs
rcits sont
pour nous d'un grand
intrt
parce que ces gens
restaient plusieurs annes dans le pays
et ils
pouvaient donc
en
acqurir une connaissance approfondie.
Le
baron von Rehbinder a rassembl son savoir sur le pays
en
trois volumes portant le titre Nouvelles
et
remarques sur
l'Etat algrien , parus de 1798
1800 (2). Il
est
imprgn des
ides du side des Lumires.
Le
but principal de
Son
ouvrage
est
donc de combattre les prjugs existants
sur
l Algrie,
l tat
pirate,
et
de prcher la tolrance face aux autres religions.
La
peur de ce pays tait systmatiquement entretenue avant tout par
des ecclsiastiques et des missionnaires catholiques, par l'inter-
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Ernstpeter RU HE
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mdiaire d'crits arborant des titres pseudo-scientifiques (3). Von
Rehbinder, qui ne mche pas ses mots, caractrise leur contenu
comme
tant
un sordide mlange de thologie de moinillons
et
d'idiotie (t. l, p. 11). A son avis, les auteurs de ces pamphlets
font
tout
pour
dcrire les murs, la religion
et
les habitudes de
vie des autochtones comme tant repoussantes,
r p u g n n ~ e s
et
abject'es. L'incroyance seule-- des indignes leur aurait suffit
trouver toute organisation ,et amnagement d'ici imparfaite' et
oondamnable ; ce qui ne nat pas de la fois est impie, ainsi radote
le missionnaire bigot; la seule chose qui soit encore plus condam
nable et insupportable, c'est que les indignes traitent des fidles
des Euroropens chrtiens comme des esclaves ngres, alors
qu'ils devraient savoir qu'agir de cette faon est un droit rserv
aux pieux et puissants Europens, qui, tant les justes matres
de
la terre, en ont le droit absolu ,et exclusif . (t. l, p. 9).
Avec adresse et beaucoup d'ironie, von Rehbinder retourne
les accusations contre les auteurs eux-mmes ; il s'en prend
la pratique esclavagiste des tats europens et, comme incidem
ment, met nu le caractre arrogant et abusif du colonialisme
europen.
A travers cet honteux commerce de personnes hu
maines, les indignes se rvlaient
et
se rvlent encore
au
vrai missionnaire sous le
jour
le plus odieux. Ils dcri
vent le comportement des Musulmans envers leurs
esclaves chrtiens d'une faon verbeuse
et
exagre :
Ils prennent quelques exemples d'actes
de
cruaut et
d'injustice qui se produisent ici pour
en
faire la preuve
irrfutable que les indignes traitent ainsi leurs 'esclaves
en
gnral. Ils en dduisent que les habitants
de
la Bar
barie
mritent
bien les noms
de
Barbares
et
de
monstres.
Non seulement cherchent-ils rapporter dans leurs crits
en exagrant et en la plaant sous un jour odieux tout'e
description de la duret,
de
la cruaut et de la barbarie
des indignes, mais encore
se
croient-ils permis d'y ra
joute'r de loin
en
loin parfois des fables 'et des inventions
de leur propre cru, avec la pieuse intention d'animer par
l et d'augmenter la piti
et
l'indignation des fidles 'euro
pens. T. l, pp. 9-19).
Von
Rehbinder rpond toute ces mdisances
et
ces horreurs
en
donnant une description dtaille des faits. Il n'embellit pas
les souffrances auxquelles l',emprisonnement
et
l'esclavage peuvent
tre lis. Mais il montre aussi que, tout d'abord, le nombre de
l'ensemble des esclaves qui se trouvent Alger est bien infrieur
celui qui est souvent donn
et
que,
du
reste, le
sort
rserv aux
victimes des pirates ne concerne qu'une petite partie des esclaves:
la plupart des esclaves chrtiens sont ce que l'on appelle des
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Rcits de voyages des XVIIIe et XIX sicles
Oranistes, des dserteurs de la garnison espagnole d'Oran et de
Merselkebir qui
y
avaient t envoys d'Espagne pour
y
purger
une peine ,et qui ensuite avaient
justement
prfr
l'esclavage
algrien l'es,clavage espagnol (394). De cette bande de canailles
et d'aventuriers, parmi lesquels ct des Espagnols et des Ita
liens - qui taient les pires
- ,S e
trouvaient galement des
Franais, des
Anglais
des Suisses, des Polonais et des Prus
siens (t. l, p. 394),
on
avait fait des esclaves
au
service de l'Etat
Alger. Bien que Von Rehbinder ne peut s'empcher de
les
gner sous le nom de rebut de la plupart des nations europenn
S
Ct l, p. 389), il essaie de dcouvrir l,es causes de
la
situation
ans
laquelle
ils
sont:
chez
les
Allemands,
il
la
voit
dans
la
dplorable
habitude qu'avaient des Etats prussiens de faire recruter les
jeunes
gens dans l'arme pardeis
enrleurs
qui usaient
de
rUse
ou
de violence,,; aprs avoir dsert, ces mercenaires descen
daient toujours plus bas. Mais, mme ayant atteint le point le plus
bas de cette dchance, ils conservent un caractre dbonnaire,
poli et zl ". constate Von Rehbinder qui ne leur refuse pas
sa
compassion (t.
1 p.
391).
la
quintessence de son analyse trs dtaill
du problme
des
esclaves
est trs
claire et - contrairement
au
priuq habituel
- elle
rduit
les accusations des dtracteurs europens de l'AI
1rie
en
miettes:
... on sera bien forc de reconnatre que les Europens
qui s e disent si
civiliss
et clairs ont de quoi rouqir
devant la faon dont des peuples et des nations qu'ils
appellent des Barbares, traitent leurs prisonniers de guerre
et leurs esclaves. (T. l, p. 415).
Aprs avoir lu cela,
on
ne s'tonnera pas
du
fait
que non
seulement il se trouve dans le deuxime volume de Von Rehbinder
un expos dtaill et prcis sur la religion islamique, mais que
l'auteur se soit tellement familiaris par exemple aux habitudes
et aux faons
de
penser de la socit a'lgrienne qu'il arrive
comprendre
l
faon de ce comporter vis--vis des femmes, ce qui
posait des difficults ses collgues europens. En racontant
un incident auquel il avait assist. il dmontre magistralement
combien
il
tait normal qu'un musulman
ait
t bless par la
rflexion dite
sans mchancet, mais la lgre par un Europen
(t. l, pp. 627-630, note).
De mme il n est pas surprenant qu'un livre aussi clair
qui ne mnage ni l es autorits d'Etat, ni les autorits d'glise
de l'Europe, ne soit pas bien accueilli par tous : dans l'avant
propos
au
troisime volume, von Rehbinder rapporte que son livre,
cause de cette deuxime partie [consacre
la
religion is
lamique] fait
partie, dans plusieurs rgions d'Allemagne, des
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Ernstpeter
RUHE
3
livres
interdits...
le
premier
volume fut galement considr
comme dangereux 'et von Rehbinder s'attend ce que le
troisime
suive le mme chemin (t. III,
p.
ix).
les
efforts
e n t ~ e p r i s par la censure pour empcher que les
ides
toute
faites
soient
corriges
n a b o u t i ~ e n t
pas.
l ouvrage
fut
non seulement remarqu par les spcialistes
et
analys dans
les comptes ~ e n d u s , mais encore
il
servit de base, en 1819, la
rdaction de
l article sur l Algrie
dans une des premires ency
clopdiesallemandes.
Dans
cet
article, la question de l'esclavage
est traite
tout fait dans l esprit de von Rehbinder et
on
peut
y
lire
la laconique constatation suivante :
l
traitement inflig
aux esclaves
n est
en gnral pas rigoureux
et
leurs tches ne
dpassent que rarement leu'rs forces. ,. (4) Von Rehbinder, le ratio
naliste, pouvait-il attendre une rcompense plus grande que de
voir
ses observations, par
l intermdiaire
du dictionnaire de conver
sation, atteindre le plus grand nombre
pOSSible
de lecteurs
***
1830 : une nouvelle poque s'ouvre pour
l Aglrie et
pour
les voyageurs qui attendent depuis longtemps de pouvoir se lancer
la dcouverte de ce pays qui
leur e s t ~ e s t
ferm jusqu'alors.
le vieux clich de l'Etat barbaresque
et
pirate
ne
hante leur
mmoire que pour provoquer juste
ce
qu'il faut
de
suspense
et
_de pouvoir en
jouir
sans danger :
ils
soulignent bien
qu ils
pn
trent dans un pays terriblement
craint
jusqu' maintenant;
par
quelque frisson,
il
s'agissait
d inspirer au lecteur
bien
au
chaud
dans son foyer douillet le respect que rclamait une telle audace.
L'image strotype qui avait t dpasse par l'volution
historique va tre remplace par une autre. Elle
doit
son
origine
une mode occidentale de l'poque, le mythe oriental. Inverse
ment ,ceux qui l'on prcd, ce mythe
est tout
fait positif,
c est
un rve romantique tel qu'il s tait dvelopp
en
Allemagne
ds le XVlllme sicle avec l e philosophe Herder (5). Avec le
Divan occidental
et oriental
de Goethe, qui parat en 1818,
et surtout avec la rception de la mode orientale franaise, il
connat une extension importante. Le pote Ferdinand Freiligrath,
comptabl,e dans
un
comptoir de commerce qui ne devait jamais
quitter le sol de l'Europe du Nord, en deviendra le reprsentant
principal;
qrce ses uvres d'un
lyrisme
dbordant, et, en tout
premier lieu, grce ses Sandlieder (Chants du dsert), il sus
citera J'enthousiasme. mme parmi ses collglJes potes les plus
clbres. Cet exotisme
transmettait
une socit qui se
sentait
~ J'troit dans la politique de rest::Juration de l'poque,
et
qui souf
frait
de la trs rpandue maladie qui
tait
la fatigue de l'Europe ,
des possibilits d'vasion ve'rs un monde aussi riche en couleurs
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Rcits
de
voyages des XVIIIe
et
XIX sicles
qu'en aventures, dans lequel mme
l,es
liens de la pudiponderie
pouvaient se relcher sans risque.
Les ingrdients 'entrants dans la composition de c e mythe
de l Orient sont vite numrs : ce sont l'Arabe hospitalier et
noble et sa belle monture, le sable fin du dsert, le bdoin pris
de libert, sous sa tente, quelques btes sauvages,
en
plus -
c est
Freiligrath que
je
cite -
La Mditerrane
.. et
sur ses rives,
un peuple audacieux, beau et pittoresque aux visages bruns
et
blancs. un coutelas, une lance et un kaftan, des accords e guitare
et, sous la sombre
nuit
des boucl,es, les yeux
de
gazelle d'une
Anatolienne,. (6).
Les voyageurs qui arrivaient
Alger
avec de telles esprances
n'taient pas dus - au moins au dbut - : tous, ils sont mer
veills par le premier coup d'il sur le spectacl'e qu'offre la ville
vue du bateau : Dans la baie, comme dans un amphittre. la
blanche pyramide de la Casbah, belle dans son tranget pour
certains
ou
nigmatique et angoissante pour d autres; les vertes
collines des alentours
o
se cachent de splendides villas. Tous
les 'rcits de voyage vont commencer par cette scne, avec quel
ques variantes,
et
elle envahira jusqu'aux colonnes des articles
sur
Alger
dans
I,es
Encyclopdies (7).
Von
a l t a ~ a n l u i
ddie un long pome (8). C est une aristo
crate, Mme Rugard qui nous
dcrit
dans le style le plus impres
sionnant la vue
s offrant elle l'arrive tant attendue sur Alger,
dans
J.es
annes
60
:
Au pied du Sahel. les fins minarets s,cintillent dans les voiles
parfums d'or et de vert, les blanches coupoles des villas arabes
brillent
et refltent
merveilleusement les flamboyants rayons du
soleil, des centaines de maisons de campagne blanohes, de villages
accueillants comme taills dans ce bijou rafrachissant pour l il
et pour le cur qu est le jeune printemps, lgrement orn de
duvet. Puis, un curieux triangle se dtache dont lia pointe est
couronne par la Casbah. Devant nos yeux s'lve la pyramide
blanche comme neige des maisons mauresques d'Alger - la vieille
ville
de pirates sur un fond de ciel d'un bleu transparent dans le
soleil matinal brille, 'comme s i elle tait ,construite du plus pur
a'rgent. C est la beaut dan.::; toute sa plnitude, comme je ne l'avais
enoore jamais vue se
dresser
sous mes regards enthousiasms (9).
Puis.
au
moment d'accoster, la population orientale
fait
irru
ption, les port'e-faix envahissent l e bateau et s e
prcipitent
sur
les bagages.
A peine avions-nous pos le pied
terre qu'une cen
taine d'individus bruns
ou
noirs, tous vtus
de
burnous qui
avaient
d
t're blancs
l'origine,
lia
plupart [l'ayant que des
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Ernstpeter RUHE
33
loques sales pendant autour d'eux, se prcipitr'ent sur
mes valises, comme des bandits, en
,se
bagarrant entre
eux ... Cela dura bien un quart d'heur'eavant que cinq ou
six de ces individus dmeniaques n'aient eu raisen de
leurs riva'ux au peint que ceux-ci les laissent partir en
paix avec les charges, d'ailleurs 'rparties
fert
ingale
ment (10).
Des bateliers aux yeux de brais'es neus entourent
et
escal,adent le bateau; ils ent le teint brun, neir eu brenze
et
portent toutes les sertes
de
costumes imaginables
..
Teut n'est que cri, appel et signes de la main ininterrempus.
Le
pays
du
seleil
neusattend
(11)
Enfin vient le feurmillement prepre ;Ia l ue
erientale:
Des cestumes rgionaux de teutes sertes neus entou
rent - c es t ainsi que le prince Pckler-Mukau cemmence
la descriptien de ses premi'resimpressiens - des Kabyles
Ngres dans des vestes ressemblant celle d'Arlequin,
neirs venant de l'Atlas, avec des manteaux blancs ; des
Maures portant
de
semptueux cestumes multiceleres ; des
bredes trs 'richement de fl-eurs et
d'teilesaux
couleurs
vives;
d'lgant efficiers franais; des zeuav,es et des
spahis portant cet uniferme franais d'inspiratien erientale ;
des seubrettes parisiennes; des femmes mauresques en
veleppes dans un grand tissu de lin de faen ne laisser
libres que les yeux, elles ressembl'ent des cadavres
qui se sel aient juste relevs de leur
l it
de mert pour la
ville
une derni're feis ; des femmes juives aux jambes
nues, des sandales aux pieds, couvertes d'er, sur la tte
un tuyau haut de treis pieds,
fuit
avec du
fil
de fer tress
- teut
,ce
mendeauquel se mlaient de nembreux animaux
greuillait auteur de nous, un vrai mH-mlo multicelere.
T. l,
pp.
28-29).
Mais, en
I:is ant
cette descriptien crite en 1835, en s'apereit
que d'entre, la beaut du rve oriental, 'est entame; une fissure
s'ouvre entre le mythe et
la ralit:
ene est le rsultat
de
la
celonisation franaise qui vient de ,commencer
et elle ira s'lar
gissant d'anne
en
anne. Grce aux r,el'ations
de
veyage, neus
pouvens suivre cette velution destructive pas
pas.
Avant de peuvei'r jeuir du spectacle de la pitteresqueagitatien
de la rue principale dcrit plus haut qui s'offre lui sen arrive
en Janvier
1835,
le prince Pchle'r-Muskau dceuvre un tableau
plus affligeant qu'II dcrit ainsi:
... dans la rue la plus large de la ville, droite et
gauche,
des
maisons sont moiti
en
ruines parce
que
les
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34
Rcits
de
voyages
des XVIIIe
et
XIX
sicles
Franais les ont dmolies pour largir les rues. 1 1 y a donc
des tas de gravats
et
de pierres partout... Maintenant,
nous tions devant une maison dtruite dont on nous
annona qu'elle tait l'htel. Je pris peur. En escaladant
les gravats avec peine, nous nous engagemes sous une
vote troite moiti terre .. (T. l, pp. 27-29).
La dmolition de rues entires n'est que de ce que-Ie prince
rencontrera sans ,arrt : le palais
du
Dey dans la Casbah est dans
un
tat lamentable :
...
il
a t) dvast d'une faon honte, les arcades
ont t condamnes par des murs, les jardins ravags,
et
comme il
sert
de caserne 13000 hommes,
il
est ais
d'imaginer dans quel tat de salet et de dlabrement
il se trouve. Tous les kiosques dors d'antan, la grande
galerie des glaces, les beaux pavs de marbre, ils n'exis
tent plus. (T. l, p. 37).
L'architecte paysagiste clbre qu'tait le prince Pckler
Muskau
en
Europe devait particulirement
souffrir
de voir que
les arbres imposants avaient t tous coups,
de
rares ex,ceptions
prs, ce qu'il pourra constater galement par la suite l'intrieur
du pays. Emu, le prince constate:
Mme
pas l'ombre de la
splendeur passe subs'iste. (p. 38). La magnifique maison
de
campagne que l'on appelle ,l,a maison riche est occupe par
des sous-officiers franais : Les consquences en s'ont v'rita
blement tragiques. et
une
telle
dvastation
en
l'espace de quatre
ans
me
parat peine pens'able. (p. 217).
Huit ans plus tard, ce procs s'est avanc, inxorable et sys
tmatique.
En
1843,
le Gnral von Decker,
en
visite Alger,
constatera :
Les indignes ont d presque tous quitter l'unique fau
bourg de la ville, Bab-a-Zun, situ devant la porte du mme
nom,
~ u
faire place des colons frana'is, pour la plu
part des cafetiers, restaurateurs ou commerants. .
.
Il
reste peine
,la
moiti des nombreuses mosques, l'autre
moiti a t dmolie afin d agrandir les rues ou bien trans
formes en casernes ... (12).
Douze ans plus tard, les lamentations sur la destruction in
cons:idre de l'achitecture mauresque tant admire se trans
forment
en
vritables griefs d'accusation. Quand le baron von
Maltzan commence en 1853.ses voyages intensifs travers tout
le pays qu'i l renouv,lera plusieurs reprises
au Dours
des 10 an
nes suivantes, il ne rencontre que dvastation systmatique de
l'ancienne culture. A la place de ces bonbonnires infiniment
belles, harmonieuses, lgres, dlicates et adorables que l'on
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Ernstpeter RUHE
5
nomme maisons maul' S il ne
voit
que ce que les Franais, ces
vandales
modernes.
comme
il
les appelle, ont construit, c'est-
dire
: des lourdes maisons europennes ... ces monstres de
btiments 'en forme deca,sernes que les Franais aiment tant
(13). Que ce soit Alger, Milianah, Blida, Mda, Tlemcen ou
Oran,
l'a
majeure partie de l'Algrie est devenue, en ce qui
concerne l'architecture, dj largement franaise
.
(t. l, p. 184).
Et von M ltzan
ne
s'tonnerait
pas
si
un
tremblement de terre
fournissait
la
preuve que
la
nouvelle faon franais,e
de
btir
n'est pas seulement laide. mais encore non adapte ce pays .
(t.
l,
p 18).
Suivant l'opinion de von Maltzan,
tout
ceci est l'expression
du
mpris,
de
la manire cavalire avec laquelle ,les Franais
tra'itent ces gens l'allure noble, et de la manire dont ils bles
sent, chaque occasion qui s'offre, ,la dlicatesse et la sensibilit
des autochtones (t. l, p. 49). Et ceci est une observation que
, j'ai pu faire plusieurs reprises en Algrie : moins les Franais
ont d'instruction, plus ils hassent les Arabes
(t. Il, p. 12). Et,
tant donn que, suivant une autre constatation de von Maltzan,
cette classe de Franais s'ans instruction, rustre. est malheu
reusement prdominante ici, en Algrie -, (t. Il, p. 12) on peut
s ~ i m a g i n e r
que l'expression ces cochons de Bdouins qu'il a
si souvent entendue, tait en effet monnaie courante.
Mais les Algriens savent se dfendre.
Le
prince Pckler
rapport l'anecdote suivante : lors de sa visite dans une maison
de belles mauresques - il fallait bien sacrifier au mythe d'un
Orient pays
de
la volupt - une jeune
fille
rpond aux propos
indlicats
d un
officier franais d'une faon tellement pertinente que
le soldat, bless
mort dans
sa
virilit, s'empressa de
fuir
cette
maison de (d) plaisir (14).
Von Maltzan cite d'autres exemples non moins frappants. Il
raconte la tentative entreprise par un de ses compagnons de
voyage, un cuisinier franais, qui voulait, en employant ,la ruse,
faire manger de la viande de porc un Algrien. La ruse
est
d-
c9uverte et, pour finir, le Franais est l'arroseur arros dont tout
le monde se moque (t. Il, pp.12-13). Il parle aussi d'un touriste
allemand que le bureau arabe lui impose pendant
un
certain temps
comme accompagnateur et qui a t svrement puni
cause
de
son racisme : Des Algriens, qu'i l insultait sans cesse,
au
cours
d'une chasse o ils devaient l'aider,
se
vengrent
en
conduisant
leur t o ~ i o n n a r e
.dans
un marais o il s enlisa;
de
peur, il ,lcha
son fusil, qUi disparut immdiatement, et y laissant une botte,
l'Allemand
fut
content de sauver
sa
peau - (t. II. pp. 62-63). Cette
punition bien russie amuse von Maltzan.
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6
Rcits de voyages
des XV e
et X X sicles
Le
mythe fabuleux ori'ental ne fonctionne plus
en
Algrie,
c'est ce que Pckler-Muskau et von Maltzan doivent constater avec
amertume. Pckler respire quand il atteint enfin Biserte. Il
crit:
L' intrusion perptueHe des Fr,anais cesse enfin,
tout
semble
tre un monde vraiment nouveau (t. III, p. 3). Von Maltzan ne
trouvera le caractre naturel
et
original qu'il cherchait que tout
fait dans le sud algrien, dans le dsert qu'il qualifie
de su-
blime, sacr, paisible
et
divin (t. III. pp. 188,
232,
259). Quand il
le voit pour la premire fois, au clair
de
.Iune, il est totalement
emport d'enthousiasme et,
dans
sa
description, il introduira des
accents lyriques, voire mme des fragments de posie dont il
parsme son texte :
Sous nos yeux se droulait un spectacle merveilleux,
encore jamais vu, que l'on ose
peine rver. A l'horizon
s'tendait le dsert, sacr et paisible - Image
de
l'infinI.
Les vague,s dlicates, peine marques
de
ses collines de
sable en
pente douce flottaient telles des bancs
de
nuages'
passant
bas
dans le ciel. Mais un 'accueil exquis nous at
tendait
cet endroit.
Le
dsert s'tendait devant nous dans
toute ,son immensit, comme l'ocan s'tire jusqu' chacun
des points cardinaux. Et, pourtant,
tout
prs de
l'il
en
chant, se dvoila la plusadmirabl,e des oasis, talant
sa mer d'arbres verts et en fleurs, ses ruisseaux clairs
comme de l'eau
de
roche qui courent travers la
campa
gne ...
Ce fut
un des moments les plus forts de ma vie,
,lorsque moi, qui venais de pntrer dans l'immuable dsert,
je fus recueilli par la plus splendide des oasis, illumine
par l'astre nocturne, et introduit dans son ombr,e hospita
lire. ft. III, pp. 97-98).
Mais le dsert, le dernier espace que la colonisation
n'ait
pas
encore gch, est aussi menac. Si von Maltzan peut trouver la
vie orientale originale Touggourt, que
pas
un seul Franais
n'osait encore
habiter
et sur laquelle les auteurs de son guide
de voyage ne rpandaient que des mensonges en parlant de luxe
fabuleux - ils 'avalent
d
se
fier eux-mmes
d'autres rcits -
ft. III,
pp.
149-153),
il en
va bien diffremment
Dschelfa. L,
il.
Y a un htel dont les meilleures chambres sont occupes par
deux Anglaises bizarres, grands amateurs d'absinthe; le Cheik,
qui reoit dans sa tente, en bordure de la ville, offre aux Europens
un ;repas franais, dans le confort d'un salon meubl
la
fran
aise. Je fus trs
du
notera von Maltzan ft. III, p. 218).
,.
**
Aprs les renseignements apports par ces auteurs, les voya
geurs qui Ieur succderont ne s'attendront plus
trouver l'Orient
en Algrie. rrs devront accepter les changements oprs dans le
pays comme des faits, et ils considrent malgr tout qu'il est
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Ernstpeter RUHE
7
encore suffisamment
et
merveilleusement ,africain et oriental.
Ceci formera une bonne base psychologique pour
,le
nouve,au
mythe qui va s'tablir. Il caractrise trs bien la banalisation que
l'Algrie a subi avec la colonisation : l'Algrie ,est considre
comme un lieu aux vertus curatives - uniquement dans le sens
mdical, en tant que station thermale, pour les Europens, qui
souffrent des bronches et des poumons.
Comme beaucoup d'autres malades, l'aristocrate Mme Rugard
y trouvera la gurison deux reprises et prouvera une grande
reconnaissance envers le pays. Quelques annes plus tard, au
printemps
1882,
ce sera
un
homme auquel les privilges de
la
00
,blesse sont bien trangers qui y cher,chera la mme chose, dans
le cadre trs simple de la pension Victoria Mustapha Suprieur;
pourtant, :il ne trouvera pas la gurison : il s'agit de Karl Marx.
Par contre il laissera Alger quelque chose d'important qui fait
partie de sa lgende,
sa
barbe de prophte et son abondante
chevelure -. C est le soleil d'Afrique qui l'obligea faire ce
sa-
crifice pOilu sur l'autel d'un barbier algrien , il l crit Engels
dans sa lettre du 28
avril
1882
(15). Il s'est fait photographier juste
avant pour ses filles. Malheureusement, il n'est pas retourn
tout
de suite aprs chez le photographe, ce qui fait que nous n'avons
aucune photo de lui aprs cette intervention qui a
d
laisser des
traces dans sa remarquable physionomie.
Intrieurement, Alger n'a pas chang Marx. Dans son opinion
surie colonialisme franais
en
Algrie telle qu'il l'exprime un an
avant sa mort, JI peut se rattacher une longue tradition de voya
geurs allemands.
Cela commence ds le dbut
de
la conqute d'Alger
en
1830.
A la suite du Marchal
et
Comte de Bourmont, un officier allemand,
le
prince Schwarzenberg, fils d'un clbre feld-marchal, aborde
la cte algrienne. Il participe la conqute depuis les tous pre
miers moments. Dans le rcit qu il
en
fait et qu'il publie en 1837,
il arrive la conclusion suivante :
Nous ,comprenions trs bien l'attachement des Arabes
ce
pays que nous foulrent
en
conqurants. Etant tran
gers leur foi, trangers leurs coutumes,
on
devait trou
ver
en
eux d'inconciliables ennemis,
et
ceci d'autant plus
que, contrairement aux Anglais
en
Inde qui s'adaptent
l esprit des autochtones, les Franais emportent la France
et Paris partout avec eux. C'est pourquoi les tentatives des
,Franais de coloniser l ou vivent dj des populations indi
gnes ont chou pour la plupart. les Franais ... taient
hais... partout o
ils
imposrent leur autorit.
En
Allema
gne, en Italie, en Espagne ou en Egypte, nulle part ils n ob-
tinrent
de :Iapopulationle droit de cit. C'est pourquoi,
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38
Rcits de
voyages des
XVIIIe et XIX sicles
mme si les Franais
ont
conquis l'Algrie, et en comptant
autant d'annes supplmentaires que la conqute a requis
de jours, cela ne suffira pas affermir cette possession
D'autres officiers allemands se rendront dans les annes
autrement que par
la violence des armes (16).
Voici des paroles vraiment prophtiques auxquelles d'autres,
issus de plumes diffrentes, viendront s'ajouter. D'autres officiers
allemands se rendront dans les annes suivantes sur le champ
de
bataille africain - cet aspect serait, lui tout seul, un chapitre
entier
du
sujet trait ici, et serait digne d'une recherche spcifique.
En
1842, un autre militaire de haut rang, le gnral de brigade
von Decker, au service de sa Majest le roi de Prusse, dont j'ai
dj parl, dbarque en Algrie. la guerre dure dj depuis treize
ans et, comme il le dit, rien ne laisse prvoir la fin de cette
guerre funestre
(17). Decker en voit la raison principale dans la
rsistance de la population qui est tellement exacerbe par les
abus impardonnables - pour Decker lui-mme - des Franais
(destructions de lieux saints, dvastation du pays, etc.) que l'ap
pel la vengeance rsonne dans les rgions les plus lOignes
du
pays
: (18).
En
Algrie, ~ u t l'Algrie est l'ennenie de
la
France.
t us
les habitants qui y reconnaissent leur patrie et qui
,l'aiment en tant que telle, du plus jeune enfant jusqu'au
vieillard. Mme ,les ossements des morts se sont levs
'contre les Franais, car, des tombes violes se dresse le
sombre esprit de la vengeance qui enflamme les vivants
contre les sacrilg-es les poussant mener une guerre
d'extermination sans merci (t. l, p. 243).
Cette conclusion est plus prophtique qu'il n'aurait jamais
pu
l'imaginer :
Et,
malheur aux Franais si - ce qui n'est pas impos
sible - l esprit de discipline s'tablissait parmi les tri
bus le marchal Buy,eaud dit lui-mme qu'ils
ne
leur
manque rien d'autre eux autochtones que de la discipline
et de l'organisation pour devenir les guerriers les plus
re-
doutables (t. Il, p. 260).
J ne
fallut pas attendre
1954
pour que la vrit contenue dans
cette sentence se vrifie. Dj avec Abd-EI-Kader, les Franais
reurent une premire preuve qui failli remettre totalement en
question la colonisation qui avait si difficilement dbut. l'admi
ration des Allemands envers .J Emir victorieux est grande : toutes
les publications sur lui paraissent l'tranger (en France, au
Da-
nemark) sont traduites immdiatement. Ce sont des uvres dans
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Ernstpeter
RUHE
9
l s ~ u l l s
s'exprime
la
profonde admiration pour la personnalit
d'un homme quia su faire natre au sein de son peuple un senti
ment national, donner une nouvelle orientation leurs ides poli
tiques
et
poser le germe du bonheur, de la prosprit
et
de la
force, sans pour autant briser violemment les liens
un
tat
antrieur
et
aux traditions des poques prcdentes
t
(19).
La reconnaissance de ses normes qualits de conducteur
des armes et de figure de ralliement pour son peuple atteint son
apoge dans la comparaison de sa personne avec le prodigieux
Napolon Bonaparte (20).
Ceux des voyageurs qui s'offre l'occasion de rencontrer
l'mir
le font. Cette chance ne
fut
pas donn Pckler-Muskau,
mais il peut pour le moins relater en dtail l'accueil que Abdel
kader rserva en
1835 un
de ses compagnon de voyage, Klimerath,
qui le confirme dans son admiration de cet homme extraordinaire,
de sa culture et de la noblesse de son comportement (21).
Ni sa dfaite, ni son exil
ne
porteront atteinte :l'estime por
te l'mir.
Von
Maltzan lui rend visite deux reprises: en 1854
Brussa et plus tard Damas. Ils s'entretiennent
de la
bataille
de
la Makta, remporte par l'mir, au cours de laquelle les Franais
subirent des pertes plus lourdes qu'ils ne le dclarrent officiel
lement, comme von Maltzan le ,constatera en tudiant des docu
ments. Le visiteur a:llemand
est
heureux de voir que cet homme
fier
qui avait lutt pour la libert, n'avait pas t corrompu par la
vie d'oisivet, laquelle il est condamn dans son exil et qu'il
n'avait pas chang d'opinion en ce qui concerne ses anciens ad-
versaires.
Seul Napolon III, qui le dlivra de captivit jouit de son es
time : el
r a n s i ~
okhrin ulkhul kelleb (tous les autres Franais
sont des chiens), dit-il Maltzan (22).
Von
Maltzan avait dj pu constater l'existence de ce gouffre
infranchissab'le entre
tout
ce qui tait maure
et tout
ce qui tait
franais (23). Lorsque, en 1882, Karl Marx arrive de nouveau
Alger pour y passer 3 mois, rien n'a modifi ce bilan, bien au
contraire. Par
les
relations amicales qu'il entretien avec
le
juge
d'appel Ferm, il apprend que les traitements arrogants ,infligs
:Ia
population continuent d'tre
pratiqus;
entre temps, des cho
ses terribles s,e passent dans le secret derrire les portes fer
mes : la police emploie la torture pour faire avouer les
Arabes
Oettre Engels du 8 avril 1882) (24); quant aux juges on attend
d'eux qu'ils fassent comme s'Us ne s'avaient rien. Des familles
de colons menacent le juge, s'il le faut de mort, si, au cours du
jugement d'un Arabe coupable, il
ne
.. racourcisse pas aussi
une demie douzaine d'Arabes innocents . Tous ces faits, Marx
les commente en les gnralisant de la manire suivante :
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Rcits de voyages des
XVIIIe
et
XIX
sicles
L
o un
col n
europen
s'tablit
parmi les
races
infrieures
.,
ou ne
fait
qu'y
sjourner
pour affaires, il se
considre en gnral comme plus i n t o u : l , ~ b e que le beau
Guillaume Premier
54).
Les
autorits
franaises maltraitent la population de diff
rentes manires (25). Il
n'est
pas tonnant, si, face cette situation
qui ne fait que se dtriorer depuis le dbut de la colonisation,
Marx constate que les Algriens sont habits d'une c haine des
chrtiens
et
de l 'espoir de vaincre dfinitivement ces mcrants
Comme le
font
galement - juste titre ", dit-il - les politi
ciens algriens,
Marx
voit
dans le
c
sentiment et
la pratique d'une
galit abso'lue dans le
comportement
social des Algriens entre
eux une condition importante pour atteindre cette victoire, c une
galit
- explicite-t-il - non pas de biens
matriels ou
de la
position sociale, mais une galit
de
la personnalit ". A son avis,
l'important est encore autre chose et cE.'a
leur
manque: il ajoute
entre parenthses dans sa
lettre
: " (Pour:"ant. ils sont perdus sans
un
mouvement
rvolutionnaire) ". (Lettre 8 Laura Lafargue du
4
avril 1882). (26).
L'istoire
algrienne a
confirm
ce
pronostic
d'une faon im
pressionnante. Quant le mouvement nationaliste du pays conquis
mais jamais soumis arrivera enfin sous le choc des massacres
de
mai 1945, rassembler ses forces d'abord au sein du
c
Comit
r ( ~ v o l u t i o n n a i r e d'unit
et
d'action et puis du Front de libration
nationale , alors, les conditions dcisives l'achvement d'une
longue priode de colonisation furent runies.
*
**
Voici donc, comme je l'avais promis, une premire analyse
de certains aspects de
l'important
corpus de
textes
que nous
ont
laiss des voyaqeurs allemands
sur leur
sjour en
Algrie
aux
XVlllme
et
X1Xme sicle. Beaucoup d'autres choses seraient
analyser qui apporteraient des rsultats non moins intre 'lsants,
comme par exemple les aspects touchant les exoriences des
au-
teurs avec la population alqrienne. sa vie quotidienne, son carac
tre; l ' intrt Qu'ils portaient la langue arabe; leur position
face la foi
islamique;
l'A1lrie en tant que pays de civilisations
n c i e n n e ~
et
l'attitude des Francais face aux trsors archoloqi
ques;
le jUlement
qu'ils portent
sur
la
politique
coloniale fran
aise:
le sort des colnT1S allemands
Clue
les Franais avaient
appels dans
le
pays, etc.
Nous avons l
un
vaste domaine de recherr.hes. duquel il me
semble, nous avons tous quelque chose apprencire : les Alqriens
des connaissances sur
leur
propre P"'ys sw IAur histoire et sur
les Allemands, les Allemands sur les Alqriens
et
aussi - ce
qui n'est pas ngligeable - sur les Allemands.
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Ernstpeter
RUHE
41
(*) La confrence dont le texte est publi ici a t donne le 16 mars
1986
au
Centre National
dEtudes
Historiques
(CNEH, Palais de la
Culture)
L au
teur tient
remercier vivement
Monsieur
Mohamed Touili,
Directeur
Gllral
du
Centre National d Etudes Historiques, pour son aimable invi tation. Ses re ller
ciements vont galement tous les spcialistes qui, par leur
participation
il ten
sive
la
discussion,
l'ont
rendue trs fructueuse,
(1) Belad Doudou,
professeur
l'Universit d'Alger, est
le seul qui
en
les traduisant
en
arabe, se
soit
intress aux principaux textes
clu
XIX
: ,cie
(von Maltzan, Pfeiffer, etc,).
(2)
Nachrichten und Bemerkungen ber den algierischen Staat, Al tma.
(3) Cf.
p.
ex. : Anon., Etat des royaumes de Barbarie, Tripoli, Tuni:., et
Alger, contenant l 'histoire naturelle et
politique
de ces pays; la manire dont
les Turcs y
traitent les
esclaves, comme on les
rachette
et
diverses ave,,tures
curieuses, avec la tradition de l Eglise pour le rachat, ou le soulagemer,; des
captives, La Haye 1740.
(4)
J.
S.
Ersch - J.
G.
Gruber, AlIgemeine Encyclopiidie der Wissen
schaften und Knste in alphabetischer Folge,
t.
3, Leipzig
1819,
p 112 b
(5)
Johann Friedrich Herder, Ideen zur Philosophie der Geschite der Mens
chheit,
BerlinfWeimar
1965.
(6) Lettre de 1838, cite par J. Schwering, Freiligraths Werke, Berlin/Leipzig
Wien/Stuttgars,
s d. t.
1
p.
XLI.
(7)
Cf.
p.
ex. dans Meyers Konversations-Leixikon, LeipziQfWien
41890,
t. l, p. 356 a;
Der
groBe Brockhaus, Leipzig J.Bf928, t. l, p. 287 b. /
(8)
Algier, dans le recueil Pilgermuscheln. Gedichte eines Touristcn,
Leipzig
1863,
pp.
79-87
(9) Aus Welt und Herz. Reisebriefe, Elbing 1877, p.
87
(10) Frst Pckler-Muskau, Semilasso
in Afrika,
t. l, Stuttgart 1836, pp.
26-27.
(11)
Op.
cit
(Note
9), p. 87.
(12) Carl von Decker, Algerien und
die
dortige Kriegsfhrung,
t.
1
Berlin
1844,
pp. 185
et 187.
(13)
Heinrich Freiherr von Maltzan, Drei Jahre
im
Nordwesten von Afrika.
Reisen in Algerien und Marokko, t.
1
Leipzig 1863, pp. 15 et 18.
(14)
Op clt (Note
10l.
pp.
134-135.
(15) Karl Marx - Friedrich Engels, Werke, t. 35, Berlin 1967, p. 60.
(16)
Rckblicke auf
Aigier
und dessen Eroberunq durch die k o n i ~ l i h
franzosischen Truppen lm Jahre 1830. Von einem Qffizier aus dem Gefolge
des Marschall Grafen Bourmont, Wien
1837. p. 148.
(17)
Op cit. (Note
12),
t. Il,
p. 260.
(18) Op. cit. (Note 12), t. l, p. 306.
(19) A-
W Dinesen, AbdelKader und die Verhiiltnisse zwischen Franzosen
und Arabern im nordlichen Afrika, aus dem Diinischen bersetzt von August
von Keltsch, Berlin/Posen/Bromberg
1840,
p iii.
(2v) A de Lacroix, Ges-:hichte von Abd-el-Kaders politischem und Privat
lehen. Nach Mittheilungen von N. Manucci, der zwei Jahre in Abd-el-Kaders
Zelt
)elebt hat, Grnberg
1846,
pp.
230-231.
-;>:) Op. cit (Note 10), t. Il, pp. 158-172.
(22) Op cit. (Note 13), t
1
pp. 283-285.
(23)
Op cit. (Note
13),
t. II.
p. 91
(24) Lettre Engels
du
8 Avril 1882, Ed cit. (Note 15), p 54.
(25)
Cf. p. ex. la lettre Engels du 18 avril 1882, Ed. cit. (Note 15), pp.
57-58,
(26) Ed. cit. (Note 15), p. 309.
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Rcits de voyages des XVIII< et XIX' sicles
Note addidive la Confrence de Mr E. Ruhe
Les textes allemands sont rechercher pour bien examiner
les
tmoignages franais, souvent sources utiliss par les observateurs
~ o m m
le
signale bien S.R. Nebia 1) propos
de
'l'affaire d'El Ouffia.
C'est ainsi qu'en s e rfrant
H. Haubert:
Mmoire d'A'iger
ou journal d'un allemand dans l es rangs franais,
1844
'J'auteur
apporte d'utiles prcisions.
en est
de mme ga'f'ement d'une autre
source,
ceBe de
A. Jager,
g
raf von Schfumb : fAHemand
Alger,
ou
deux ans de
ma
vie, tutrgard, 1834.
Dj.
SARI
(1) Voir
El
Moudjahid
du
25 mai
1982
: contribution
l'affaire
d El
Duffia.