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Entretien sur un terroir du nouveau monde avec Bill Pannell, une légende
silencieuse du monde du vin
Nous sommes un vendredi 8 juillet 2016 au domaine Picardy, à Pemberton en Australie Occidentale.
Tout présentement, l’hiver bat son plein dans l’hémisphère sud1. A cette période de l’année, c’est
presque un gel qui affleure à la surface du sol et l’enivrante rosée matinale a laissé place au divin
rouge vespéral. Les vignes, dévêtues de leurs fruits et de pudeur, se dévoilent nues dans une
splendeur morbide. Le pâle pourpre de la demeure des Pannell égaye le paysage. Les cyprès flanqués
sur le pan nord et son architecture rappellent sensiblement une villégiature méditerranéenne. La
terrasse de la maison où s’érige une colonnade grecque surplombe un champ d’oliviers derrière
lesquels le soleil couchant voit ses rayons réfléchir sur de jolies étendues d’eau.
Cela fait bientôt 4 semaines que la taille hivernale nous échine. Afin de convertir en Guyot double
les restes des sarments hirsutes et en débâcle, nous devons dans le froid et la flotte renoncer à nos
vertèbres. Au demeurant, chaque jour nous transformons environ 300 ceps, à raison de 2 baguettes
et 4 coursons par cep soit près de 2000 décisions afin de sélectionner judicieusement ce qui sera le
châssis de l’année prochaine mais aussi de celles qui suivront.
1 Par phénomène d’inversion hémisphérique
« Pruning is probably the most important moment of the year, it is like chess you must think several
moves ahead »2 m’explique Bill. Accompagner au mieux la vigne est crucial pour toute personne qui
croit indubitablement que le vin se fait surtout dans le vignoble. Arrivée 16h24 : un déluge s’abat sur
nous, 6 minutes avant le repos du weekend. De façon spécieuse, peu dissimulée, un de nous
questionne Bill sur l’heure afin d’échapper aux sous-vêtements humides. « 4 :24 » répond-il
indifférent et décontracté. Notre plan tombe à l’eau. Cette vaine tentative était prévisible tout
compte fait, cet homme ne serait pas une légende autrement.
Le nom Bill Pannell ne vous évoque peut-être rien et c’est tant mieux vous dira-t-il humblement. A
la fin des années 60, ce jeune docteur fut à la genèse de Margaret River, en créant pendant son
2 « La taille est probablement le moment le plus important de l’année. Comme aux échecs il est nécessaire de
penser plusieurs coups à l’avance. »
temps libre la plus renommée winery3 Moss Wood. La foule et la cupidité affluant sur cette région
viticole prodigue, il décida, tombé éperdument amoureux du Pinot Noir, de vendre son affaire et
migrer vers une zone plus fraiche. Il fit ses armes en Bourgogne et de retour en Australie enquêta
avec ferveur pour trouver une terre propice. Il découvrit Pemberton, ses vents océaniques d’une
fraîcheur opportune, et en 1993 créa Picardy (Hauts-de-France lui plaisait étonnamment moins).
Cette passion sans borne et cette contribution à l’industrie viti-vinicole lui valurent d’être distingué
en 2003 Member of the Order of Australia4 (l’égal Australien de notre Légion d’Honneur).
Sa vigueur peu affectée par les années, il travaille toujours plus de 60 heures par semaine et est
allergique à l’oisiveté. Pour l’anecdote : afin de respecter l’intervalle de 4 heures entre les pigeages il
s’est longtemps réveillé à 2 heures du matin pendant les périodes de macérations pelliculaires. La
modestie du personnage ne pourrait nier tout cet acharnement et cette attention. Les stigmates
d’éternelles heures de labeur ne mentent pas. Des mains fortes et rustiques à la peau drue qui sont
en totale harmonie avec un torse gaillard. Des cheveux ivoire qui exacerbent un visage au teint hâlé
par les heures de travail à la vigne ; et en dépit de ce tempérament flegmatique un sourire qui reflète
une chaleureuse sérénité.
Bill et son épouse Sandra.
Le succès et la chute des vins australiens sont dus à leur image de vins peu onéreux et autrefois
bien, désormais trop marketés . En outre, la culture vinicole et son héritage ne portent pas l’accent
sur le terroir ; le Penfold’s Grange de Max Schubert est depuis son origine un « vin œnologique »
élaboré avec des raisins de plusieurs vignobles. Bill fait partie des vignerons de son pays qui
3 Domaine viticole
4https://www.itsanhonour.gov.au/honours/honour_roll/search.cfm?aus_award_id=1043336&search_type=qui
ck&showInd=true
privilégient les vins suivant le fil du terroir plutôt que le Philip Kotler5. Toutefois, les définitions du
terroir diffèrent. Dans son blog notoire Wine Anorak, Jamie Goode précise6 « Speaking generally, in
the old world terroirists aim to make wines that express the typicity of the specific vineyard site,
whereas in the more pragmatic new world, understanding terroir is seen as a route to improved
quality.” 7 Nous souhaitons donc aborder ce sujet en compagnie de Bill.
Nous nous retrouvons à la tombée du jour, autour d’un verre de Picardy Pinot Noir 2011. C’est la
métamorphose du sensuel. Sa robe est d’un léger rubis faisant écho à la teinte des nuages
crépusculaires. Son nez est profond et délicat, rappelant un Chambolle couplé d’aromes subtils de
rose. Sa bouche est charnelle de par ses fruits rouges, et fine. Elle vous caresse délicatement de ses
tanins. Les touches florales vous embrassent, s’obstinent, indélébiles.
(Interview originale en anglais)
Antoine: Pensez-vous être un “terroiriste” du Vieux Monde ou du Nouveau Monde?
Bill: Mon attrait pour la France, a fortiori la Bourgogne, est dû aux charmes de sa myriade de climats.
Je me considère Bourguignon « du plus profond de mon être »8. Néanmoins, je crois aussi qu’il est
possible d’influencer notre terroir afin de tendre vers la délicieuse texture, la finesse et la complexité
des grands vins de Bourgogne. De mon point de vue, un « bon terroir » est la réunion du sol et du
climat, ainsi que la manière dont cette liaison vient influencer l’expression variétale. Il suffit pour
cela de se promener le long de la route des vins de Bourgogne, de Gevrey à Nuits-Saint-Georges et
constater les multitudes d’expressions du Pinot Noir sur moins de 15 kilomètres.
Antoine: Au vu de votre passion pour le Pinot Noir et la Bourgogne, on pourrait penser que vous
essayez de recréer un style « à la bourguignonne » à Pemberton. Serait-ce comme une sorte de
« terroir nomade » ?
Bill : Je ne pense pas que le terroir soit un privilège exclusif à la France. Pourtant je pense que les
Français ont l’avantage de s’être penché sur le sujet depuis bien longtemps. Il est évident que je ne
vais pas produire un Bourgogne à Pemberton, et du reste, ce n’est pas mon objectif. J’essaye de
produire la meilleure expression du Pinot Noir à Pemberton. Si l’on considère que Margaret River est
idéale pour produire des cépages bordelais, le Cabernet notamment, alors pour le Pinot Noir, nous
devons rechercher une région plus continentale et plus fraiche. Pemberton est bien au sud de
Margaret River, à une plus haute altitude, a plus d’humidité et est très influencé par la fraicheur des
courants océaniques méridionaux.
Ce n’est pas le terroir français qui a erré jusqu’en Australie. Nous avons, pour le meilleur9, plus de
fruits dans nos vins. En ce qui concerne la finesse et la complexité, les vins « goûtent » plus la
Bourgogne que le Nouveau Monde mais c’est de toute évidence un terroir frais propre à l’Australie.
5 Professeur de marketing émérite qui incarne cette discipline
6 http://www.wineanorak.com/mechanisms_terroir1.htm
7 « Généralement le « vieux monde » perçoit la notion de terroir comme l’expression de la typicité d’un
vignoble donné, alors que de façon plus pragmatique le « nouveau monde » conçoit la compréhension du terroir comme un moyen d’améliorer la qualité du vin ». 8 En français dans la discussion
9 En français dans la discussion
Le fils d’un producteur bourguignon, Guillaume Tardy, est venu au domaine pour une année. Il a
rapporté des bouteilles de Picardy quand il est rentré chez lui. Lors d’une dégustation avec des amis
œnologues, ils ont dégusté tous leurs vins à l’aveugle. Ils ont toujours pensé que les vins de Picardy
venaient de Bourgogne, sans pouvoir le rapporter à un climat particulier.
Antoine : Un regroupement de l’INRA-INAO-UNESCO a donné une définition10 du terroir incluant le
facteur humain. Que pensez-vous de cette inclusion ?
Bill : Je n’apprécie pas vraiment le facteur humain lié au terroir si le facteur humain passe outre et
masque le terroir. Un bon nombre de jeunes œnologues en Bourgogne ont dérivé vers des vins au
style Nouveau Monde. Je trouve que ces vins manquent clairement d’expression d’un terroir
spécifique.
Antoine : Un dernier mot ?
Bill : Le terroir existe incontestablement. C’est un phénomène mondial. Les pays plus jeunes en
matière de vin, l’Australie ou les Etats-Unis par exemple, n’ont pas encore défini leurs terroirs avec la
même précision que les pays du Vieux Monde tels que la France ou l’Italie. Toutefois, on ne peut pas
dire que le terroir soit l’apanage de la France11. Si je devais citer un terroir australien avec des
caractéristiques distinctives et distinctes, pour donner un exemple probant, je dirais Wendouree
dans la région de Clare, le célèbre Hill of Grace ou Crawford River en Western Victoria qui est pour ce
dernier une expression unique du Riesling.
10
https://vertigo.revues.org/14807 11
En français dans la discussion