Hors-série Architecture & Design / Printemps 2015

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Dans ce numéro de printemps, Hubert Le Gall détourne des tableaux Pop Art pour en faire du mobilier. Claudio Colucci concrétise l'idée folle d'un inventeur, une éolienne en forme d'arbre. Tandis qu' India Mahdavi plonge dans l'enfance, source de l'oeuvre. Des portes s'ouvrent: visite privée chez Pierre Yovanovitch, maître de la ligne pure. Et dans une étonnante maison en forme de pont.

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THOMAS JANTSCHER

ARCHITECTURE& DESIGN

LA FORME, L’ARTET LA FONCTIONCLAUDIO COLUCCIHUBERT LE GALLINDIA MAHDAVIPIERRE YOVANOVITCH

2 Architecture & Design Le Temps l Samedi 30 mai 2015

ÉDITO

Trafic d’influences

Par Géraldine Schönenberg

A l’origine du geste, il y a l’inspiration. Dont une des sources étymologiques est la locution latine In Spiritum «avoir Dieu en soi» et que l’on définissait au XIIe siècle plus précisément par «les mouvements de l’âme dus à une influence divine». Au XXIe, si l’on en conteste son émanation religieuse, elle reste tout aussi mystérieuse. C’est comme si elle s’insi-nuait en nous sans que nous ayons la moindre conscience de ce qui nous guide au mo-ment d’exprimer cette force d’invention, dans tout acte créatif, quel qu’il soit.

Mais cette étincelle qui sem-ble jaillir spontanément s’est en fait ravivée au contact de notre mémoire sélective. L’inspiration, ce souffle sacré qui s’empare de nous, nous accule, nous soumet, nous permettant d’accoucher de productions prétendument inédites, trouve son origine dans des expériences tangi-bles ou éprouvées par d’autres. Qu’il s’agisse de ceux qui dictent l’air du temps, de modes passées dont on aimerait faire revi-vre l’esprit, d’images et de sensations familiales qui se sont imprimées dans notre développement cognitif ou encore d’œuvres d’artistes

dont le génie nous a marqués au fer rouge.

Et lorsque nous plongeons dans le processus créatif de designers ou d’architectes, ressort le matériau de leur inspiration, qui a fait d’eux ce qu’ils sont aujourd’hui.

Comme l’avoue sans embar-ras le designer Hubert Le Gall (p. 6) qui détourne les marguerites sérigraphiées d’Andy Warhol ou un ta-bleau de Roy Lichtenstein pour les transformer en table basse ou en bibliothèque.

Quant à Claudio Colucci (p. 22), adepte du morphing, il invente des objets issus de deux cultures opposées, l’asiatique et la méditerra-néenne pour définir un style bien à lui. India Mahdavi (p. 31) crée, elle, avec l’image de son enfance en arrière-plan. Et Pierre Yovanovitch (p. 8) exprime un goût de l’ascèse et de la géométrie puisé dans l’Art déco.

Il y a aussi Ivé de Lisle (p. 24), qui oriente, dans l’antre de son showroom, le talent des décorateurs au moyen de nuanciers de tissus manufacturés par les der-niers fleurons de l’artisanat d’art textile.

Tandis que l’architecte Christian von Düring (p. 12) invoque l’ingénierie civile en construisant une maison en forme de pont pour s’adap-ter au mode de vie du maître d’ouvrage.

Enfin, les paysagistes japonais inventent des compositions végétales sur le terreau de préceptes philosophiques.

La fonction s’inspire de l’art et la forme de la fonction. Comment lutter contre tou-tes ces influences qui nous traversent et dont certaines nous étreignent jusqu’à assujettir notre inspiration, ce mystère des grandes pro-fondeurs de la création?

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4 Hubert Le Gall, univers chimériqueLe créateur ne prétend pas changer le monde grâce à ses objets. Ce qui l’anime? Composer un univers en trois dimensions à partir d’un humour décalé et d’emprunts aux artistes.Par Géraldine Schönenberg

8 Visite privée chez Pierre Yovanovitch,Le décorateur à la renommée internationale aimerait vivre comme un moine dans sa cellule, entre des mursblancs avec un banc pour seul mobilier. Mais la passion du beau l’amène à s’entourer d’un décor luxueux fait de contrastes.Par Antonio Nieto. Reportage photographique: Stephan Julliard, Tripod Agency

12 Géométrie descriptivePour définir le tracé d’une habitation de 250 m2 sur une parcelle tout en longueur, l’architecte Christian von Düring a articulé trois blocs, comme un pont, dont les volumes se répondent en parfaite cohérence.Par Géraldine Schönenberg. Reportage photographique: Thomas Jantscher

18 Résidence bohèmeDans le cadre du partenariat entre «Le Temps» et les Journées du Patrimoine 2015, nous avons réveillé les fantômes d’un lieu au destin mouvementé, les Maisons Mainou.Par Géraldine Schönenberg. Reportage photographique: Eddy Mottaz

22 La leçon de choses de Claudio ColucciLe designer baroudeur mène un projet pionnier, une éolienne de proximité en forme d’arbre. Rencontre autour d’une idée folle.Par Géraldine Schönenberg

24 Ivé de Lisle, montreur de couleurs Le fondateur de Showroom 77, qui fournit les architectesd’intérieur et les décorateurs les plus exigeants, est à lui tout seul une encyclopédie de l’artisanat d’art.Par Géraldine Schönenberg

26 Salon du meuble de MilanSélection d’objets phares.Par Emmanuel Grandjean

28 Paysages contemplatifsLes jardins de l’ancienne capitale traduisent l’importance de la nature et de ses mises en scène dans la culture japonaise. Par Jonas Pulver. Reportage photographique: Aline Paley

30 Les rêves d’enfant d’India MahdaviPlongée dans l’imaginaire de la créatrice.Par Isabelle Cerboneschi

SOMMAIRE

4 Hubert Le Gall

22 Claudio Colucci

26 Milan

8 Pierre YovanovitchD

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L’architecte Christian von Düring a créé une maison en forme de pont dans laquelle s’élève un escalier à double volée rendu aérien par les filins d’acier qui le soutiennent. (A lire p. 12)

Editeur Le Temps SAPont Bessières 3CP 67141002 Lausanne

Président du conseil d’administrationStéphane Garelli

Administrateur déléguéDaniel Pillard

Rédacteur en chefStépane Benoit-Godet

Rédactrice en chef déléguée aux hors-sériesIsabelle Cerboneschi

Rédactrice responsable du hors-série Architecture & DesignGéraldine Schönenberg

RédacteursIsabelle Cerboneschi Emmanuel GrandjeanAntonio Nieto Jonas Pulver

PhotographiesVéronique BotteronThomas JantscherStephan Julliard, Tripod AgencyEddy MottazAline Paley

Réalisation, graphisme, photolithoChristine Immelé

CorrectionSamira Payot

Responsable productionNicolas Gressot

Conception maquetteBontron & Co SA

Internetwww.letemps.chGaël Hurlimann

CourrierCase postale 2570CH – 1211 Genève 2Tél. +41-22-888 58 58Fax+41-22-888 58 59

PublicitéCase postale 2564CH – 1211 Genève 2Tél. +41-22-888 59 00Fax+41-22-888 59 01Directrice: Marianna di Rocco

ImpressionIRL plus SA

La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite.ISSN: 1423-3967

4 Architecture & Design Le Temps l Samedi 30 mai 2015

UNIVERS CHIMÉRIQUE

Hubert Le Gall, le design comme alibi de l’artiste

Le créateur ne prétend pas changer le monde grâce à ses objets. Ce qui l’anime? Composer un univers en trois dimensions à partir d’un humour décalé et d’emprunts aux artistes. Par Géraldine Schönenberg

Dans l’atelier montmartrois qui a appartenu au peintre Bonnard, l’artiste a aménagé son showroom comme un cocon. Sous la verrière, un coin accueillant composé d’un canapé Babeth, d’un fauteuil Baleine et d’un jeu de tables basses Pia en bois laqué et miroirs dorés à la feuille.

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Il paraît en visite chez lui, vire-voltant entre les journalistesqui ont envahi son bureau-mezzanine, l’œil frisant decuriosité amusée et un amuse-bouche entre les doigts. Tout

juste s’il ne se cognerait commeun papillon à la verrière de sonatelier, qui fut celui du peintreBonnard, petite maison biscor-nue encastrée dans ce villaged’artistes secret au cœur de Mont-martre. L’on attend sagement sontour pour l’interview au bordd’un fauteuil à queue de baleinetapissé de velours vert mousse.Tandis que d’autres se loventdans les profondeurs d’un ca-napé tilleul au dossier alvéolécomme des feuilles de trèfle. Lebonheur d’expérimenter ce mo-bilier au réalisme parfois incarné,parfois elliptique, des objets dé-routants comme leur géniteur.

Comment appréhender HubertLe Gall à travers toutes ses créa-tions? Des formes naïves et desobjets anthropomorphes. Maisaussi du mobilier architecturé etdes matériaux précieux qui luiont façonné une carrure interna-tionale. Le conformisme cloué aupilori par la cheminée ReadyMade de la Bourgeoise ou son fa-meux fauteuil Pot de fleurs.

L’imaginaire enfantin débridé àl’origine d’un paravent fromageen bois laqué auquel s’agrippentdes rongeurs dorés à la feuille, LeRêve de la Souris, ou encore d’unelampe à fourrure et à cornes, MonYéti. Autant de pirouettes stylisti-ques, de circonvolutions de gen-res et d’influences qu’il pioche,tel son héron lampadaire intituléPic poissons, dans les références

des beaux-arts ou des Arts déco-ratifs. Des détournementsd’œuvres comme les fleursd’Andy Warhol transposées enune table Marguerite en bronzeque complète un tapis dessinantses ombres portées. Des objetsqui composent un tableau. Maisaussi un dessin qui devient objet,telle la bibliothèque Sunset, oucomment ranger ses livres dansdes nuages et un soleil.

Artiste, designer, décorateur,mais qui est Hubert Le Gall? Ledesigner autodidacte a com-mencé à créer des meubles surcommande dans les années 90pour ses amis avant d’être remar-qué par la propriétaire d’unegalerie d’art parisienne réputée.Son mobilier, en édition limitée,obtenant depuis le statutd’œuvres d’art. Il signeaujourd’hui une création unique > Suite en page 6

Derrière Hubert Le Gall, le lampadaire Géode en bronze et feuille d’aluminium.

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pour la maison de ChampagneRuinart: un calendrier de verreévoquant toutes les étapes d’ex-ploitation de la vigne puis desvendanges. Lui l’habitué dubronze et d’autres matériauxluxueux s’est moulé dans l’exi-gence du maître verrier du studioBerengo à Murano, qui a donnécorps à ses aquarelles qui flot-tent, là, sur sa table à dessin. Dessculptures de verre qui serontprésentées dans les foires d’artinternationales et dont nousavons eu la primeur. En mêmetemps qu’un moment d’entretienprivilégié avec l’artiste. L’occa-sion de s’introduire dans les re-coins de son enfance, d’arpenterle chemin de sa vocation et defaire poindre un soupçon d’an-goisse derrière la jovialité.

6 Architecture & Design Le Temps l Samedi 30 mai 2015

Le Temps: D’où venez-vous Hubert Le Gall? Vous avez travaillé dans la finance et un beau jour vous vous êtes improvisé dessinateur de mobilier?Hubert Le Gall: J’ai toujours été attiré par l’art, par les Arts décora-tifs. Enfant, je passais beaucoup de temps dans ma chambre à dessiner, à bricoler et à créer des maquettes. J’étais un manuel. A l’école, je faisais des dessins à longueur de journée et je les échangeais contre les devoirs de math de mes voisins de classe. J’étais doué là-dedans et fainéant dans tout le reste. J’ai quand même passé mon bac. Si j’avais dit à mon père que je voulais devenir artiste, il n’aurait jamais accepté. Mes parents étaient d’un milieu bourgeois lyonnais, mon père travaillait pour une grosse boîte de produits chimiques et m’a poussé à faire carrière dans l’expertise comptable comme mon grand-père. J’ai donc intégré une école de gestion à Paris. Puis j’ai été engagé dans une compa-gnie d’assurances pour concevoir leurs films de formation. Chez eux, je devenais «l’artiste». J’étais créatif tout en utilisant mon cursus en fiscalité. Mais le soir, dans mon petit appart, je me remettais à dessiner. J’ai réalisé que je n’étais pas dans la direc-tion de ce que j’avais toujours rêvé de faire et je me suis dit qu’à 27 ans c’était le bon moment pour me lancer.

Ce qui vous attirait c’était la création en général?Oui, mais je n’étais pas sûr d’avoir des idées assez fortes pour ce monde-là dans lequel vous êtes confronté à des gens qui en ont vraiment… Je me suis dit qu’il fallait que je bosse beaucoup, que j’aie de la chance mais aussi des relations. J’ai rencontré à ce mo-ment-là des gens formidables dont Jacques Garcia, qui m’a ouvert les yeux sur ce travail de création et avec qui j’ai collaboré sur une scénographie pour le

Musée de la vie romantique. Jacques Garcia avait décidé que j’étais un artiste et il m’a fait composer des décors pour des hôtels, en me demandant de sculpter une lampe, par exemple. Il trouvait que j’avais trop de sensibilité pour n’être que décorateur.

Comment avez-vous commencé à créer du mobilier?Au début lorsque les gens m’achetaient mes tableaux, ils me demandaient «tu sais où je peux trouver une table? un lustre?» Et je leur répondais «je vais te le faire». Je me suis rendu compte que j’étais très à l’aise avec les Arts décoratifs et qu’en plus ça me donnait beaucoup de liberté parce que je n’avais pas le poids de l’histoire de l’art, je n’étais pas hypercultivé. J’avais compris qu’on me ficherait la paix si je met-tais de la fonction dans tout ce que je faisais, en disant «c’est un vase», «c’est une table».

Cette fonction, c’était donc un alibi de l’artiste? Parce qu’elle n’est pas flagrante dans vos objets.Elle est un prétexte à l’objet. Mais la fonction est aussi le sujet cen-tral de mon interrogation sur ce que sont l’art et l’art décoratif. Ma bibliothèque Sunset, par exemple c’est quoi? C’est un dessin Pop art, un Roy Lichtenstein en deux dimensions. J’en ai apporté une troisième, la fonction. Ça donne un objet qui n’a plus de statut particulier, mais pour un dessin vous pouvez y ranger beaucoup de choses! Ce n’est ni un tableau ni tout à fait une sculpture, c’est aussi une bibliothèque, un objet un peu hybride.

En fait, si vous vous intéressez à la fonction de l’objet c’est pour vous donner une crédibilité?Au départ, ça me rassurait. Je me disais «je fais un fauteuil», je ne

voulais pas avoir la prétention de dire «je fais de l’art». Vous vous souvenez, dans les années 90, c’était la ligne droite Andrée Putman, etc. Et moi, franche-ment, je n’étais pas dans ce cré-neau-là quand j’arrivais avec mes tables fleurs… Et en même temps en art, c’était le règne de la vidéo. La peinture c’était fini, c’était ringard. Moi, j’aimais la peinture et cette idée de l’Art total, William Morris le fondateur du mouve-ment Arts and Crafts en Angle-terre. Les meubles peints avec de la sculpture…

Comme la Sécession viennoise?Oui, je pense que l’art est partout. J’ai un vrai goût pour l’art décora-tif, et la fonction est pour moi au

cœur de tout mon travail.Je me suis rendu compte

au fur et à mesure qu’il yavait une vraie logique:quand je crée mes tablesfleurs, je m’inspire des

marguerites d’Andy Wa-rhol. j’adore cette idéed’image archétypale de lamarguerite. J’adore cette

idée que les motifsdécoratifs issus de la

nature sont dévoyés.

Une grande partie de votretravail fait référence à la nature, mais vous ne vous inspirez pas directement d’elle?Je suis émerveillé par la nature, mais ce n’est pas en allant à la campagne que je trouve mes idées. C’est en étant urbain, en étant confronté à la création des autres. La campagne et la mer me reposent, me rendent introspectif même nostalgique parfois, mais ça ne me met pas dans un état de créativité.

Votre œuvre paraît plus prosaïque que poétique. Vous faites des objets du quotidien finalement, un pot de fleurs par exemple.Mais ce pot de fleurs, il vient de quoi? Du Pot doré, sculpture monumentale contemporaine de Jean-Pierre Raynaud. Comme de nombreux artistes des années 80,

Bourgeoise». Parce qu’il y a un réflexe quasi sculptural de re-composer tout cet ensemble… Elle a beaucoup aimé. Au fond ce que je voulais exprimer, c’est que dans la décoration il y a des sté-réotypes qu’on véhicule. Ce qui m’intéressait, c’était le clin d’œil, le côté Cocteau du faux-semblant, mais aussi ce rapport aux réflexes de la déco.

Entre l’hédonisme et la cérébralité, on n’arrive pas bien à vous cerner…C’est très intuitif tout ça. Il y a derrière mes créations une vraie inquiétude, une interrogation sur ce qu’est l’art, sur sa force de séduction, sur les artifices de l’art contemporain. Et c’est pour ça que j’ai beaucoup de mal à me définir. Quand on me demande si je suis designer, j’ai tendance à dire que je suis davantage artiste. Mais si être artiste c’est avoir la prétention de changer le monde… J’aimerais pouvoir être artiste sans avoir la prétention de l’être.

Donc tout se mélange pour vous? Mais en même temps la fonction est liée au design, non?Oui, mais comme vous l’avez deviné tout à l’heure, elle est mon prétexte pour faire des choses inutiles. Pour moi, un designer doit avant tout penser à la fonc-tion, à la production. Ma démar-che est totalement artistique, ce qui m’intéresse c’est de véhiculer mon émotion.

Vous aimez beaucoup déstructurer les miroirs, de sorte que leur fonction, refléter le réel, se dilue?Il m’a fallu dix ans pour m’y atta-quer. Parce que je voulais m’ex-traire du concept du miroir planté au-dessus de la commode. Ma première création, le miroir Romulus, était une composition d’ovales reliés qui reflétait toute la pièce et pas seulement celui qui se regardait dedans. J’aimais bien le fait que le miroir joue avec l’architecture et pas seulement avec le narcissisme pur. Il a eu énormément de succès et, pour le

il a pris un objet usuel, il lui a soustrait sa fonction en le sacrali-sant. Et moi je lui recolle une fonction, la mienne, je m’assieds dedans. Cette œuvre m’a inspiré, tout comme le Pop art. C’est ce que font les artistes qui m’interpellent.

Donc vous revendiquez piocher vos idées dans celles des autres, comme une mise en abîme d’une même référence?Oui, je ne me gêne pas. De toute façon si vous représentez un taureau, on vous dit «ah, un Pi-casso!», un mouton, ce sera «ah, un Lalanne!», un lapin «ah, un Flanagan!» Il y a beaucoup d’ar-tistes qui se sont orientés dans le zoomorphe… Mais maintenant, quand vous touchez à la fleurette on vous dit «ah, le Gall!» (rires)

Alors que vous vous inspirez d’Andy Warhol?Oui, mais la fleur n’est pas l’iden-tité d’Andy Warhol. C’est ça et plein d’autres choses. Et quand je fais une table en bronze, on n’y pense pas directement.

Mais lorsque vous l’associez à un tapis avec les ombres en prolongement de la table, vous recréez des ambiances prosaïques de campagne?Oui, mais c’est dans l’idée de l’art total. Je suis à la fois dans une image, le motif du tapis, et il y a la sculpture, la table en trois dimen-sions. C’est plutôt de l’ordre du décor. Comme ma cheminée Ready Made de la Bourgeoise destinée à une cliente collection-neuse d’art contemporain. Chez elle, il y avait une cheminée avec posés dessus deux bougeoirs, le vase, etc. Je lui ai dit: «Elle est tarte, ta cheminée!»

Elle représentait le conformisme?Oui, et je me suis dit que cette femme imaginait sa cheminée dans sa globalité, comme si par nature il fallait lui coller symétri-quement les bougeoirs et le reste. J’ai créé cette pièce en bronze, je l’ai appelée le «Ready Made de la

> Suite de la page 4

Ci-dessus: le miroir Romulus,sorte de déstructuration de l’espace.Ci-contre: la bibliothèque Sunset inspirée d’un dessin Pop art.Ci-dessous: vase Vice Verso en bronze.

Une table Fleurs, devenue iconique, dont les ombres portées du tapis composent un tableau champêtre.

Le fauteuil Pot de fleurs, inspiré du Pot doré, œuvre du plasticien Jean-Pierre Raynaud.

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coup, j’ai été hypercopié et ça m’a fait plaisir! J’étais content, car personne ne l’avait fait avant et sur dix choses que vous créez, il n’y en a qu’une qui est une vraie idée. Parce que souvent ce sont des digressions, des choses décoratives.

Vous faites des objets très subversifs: un chandelier composé de chiens qui lèvent la patte sur une bougie, des chenets en forme de sexe…Pour moi, les chenets Adam et Evene sont pas subversifs, c’est une référence extrêmement classique. Ils renvoient à ceux du XVIIIe avec l’homme et la femme de chaque côté, le symbole du feu, la passion. C’est aussi le symbole phallique que l’on trouvait déjà à Pompéi sur les maisons et qui est devenu le modèle de nombreuses rambardes d’escaliers d’immeubles XVIIe dans le Marais.

Et le bougeoir avec les chiens?Là, c’était pour m’amuser. Et par moments, il faut aller trop loin. Moi je suis violent, j’aime l’art violent en réalité. Comme les peintures de Bacon, par exemple.

Ces objets, c’est un peu des blagues de sale gosse?Oui, ils me rappellent un peu les objets insolents du XVIIIe siècle avec ces personnages qui clignent des yeux, tout ça a de la poésie, de l’humour. Je voulais aussi qu’il soit un objet à part entière même sans bougie, comme si la fonction était cachée. Et dans La Ronde de Nuit, c’est la patte qui tient le réverbère, en l’occurrence la bougie. Je déteste les bougeoirs sans bougie. Tout comme je déteste les vases dans les vitrines. Je déteste le meuble vitrine.

C’est pour ça que vous avez créé le vase Vice Verso?Oui, d’un côté, c’est un contenant et lorsque vous le retournez c’est une sculpture, avec des fleurs en bronze.

Vous avez peur du vide en fait?Non, j’ai peur des objets inutiles.

Vos objets sont utiles par intermittence et vous êtes joueur et sérieux tout à la fois.Je n’aime pas les choses qui me rasent, les gens qui m’ennuient. Je déteste les objets qui ne me racontent rien. J’aime les choses qui me parlent et qui sont pleines d’humour. Mais à côté de ça, j’adore les Arts décoratifs. J’adore l’art de Pompéi où la moindre casserole se termine par une tête d’animal, l’art décoratif du XVIIIe siècle où il y a une fantaisie, un savoir-faire inouï que je n’atteindrai jamais parce qu’à l’époque ils avaient des moyens que nous n’avons plus.

Quels sont les objets qui vous ennuient? Une tabatière, une boîte?Tous ceux qui sont banals, qui n’ont pas d’âme. Comme la vitrine par exemple, qui enferme les objets qui ont une fonction habi-tuellement, sinon j’adore les boîtes parce que c’est un conte-nant, ça enferme, il y a l’idée du mystère, du secret. L’interaction du contenant et du contenu, ça amène à toucher…

Une vitrine aussi ça fait rêver, on voit des choses derrière la transparence.Non, parce qu’elle enferme les objets qui ont des fonctions habituellement. C’est mon côté claustro peut-être, je déteste ça.

Il y a un aspect très rigoureux dans le travail de la matière, du verre, en l’occurrence dans vos créations pour Ruinart. Qu’avez-vous souhaité exprimer par ce Calendrier de verre?Chez Ruinart, on m’a permis de faire ce que je voulais à partir de ma vision du vignoble. En tant que Lyonnais, je connaissais bien la vigne lors des vendanges, mais je n’avais pas d’image de la vigne en hiver. En visitant celles de Ruinart en février, j’ai pensé à une sculpture de Land Art, ces poteaux à l’infini avec toutes ces branches attachées en bas. Ce que je voulais exprimer c’est ce travail

de l’homme qui prépare la nature, qui la cadre. Et aussi la notion du temps, qui est si importante dans une vigne: le temps qu’il fait, mais aussi le temps qui passe. La fabrication du vin, c’est un processus ancestral: le temps qu’il faut pour le faire, pour pouvoir le boire et le celui qu’on choisit pour faire du champagne. Cette notion du temps, elle est liée aux saisons. J’ai proposé de travailler avec Murano parce que pour moi le verre était le matériau idéal pour évoquer la lumière. Mais je voulais qu’il n’y ait surtout pas de griffes ou de tiges métalliques qui

viennent entraver cette transparence. J’ai gardé l’idée du poteau en bois, car il symbolise la vigne et c’est lui qui tient les ceps.

Vous préférez être entouré d’objets que de gens?Non, quand même pas. Même si ma mère disait: «Oh, Hubert c’est facile, vous lui donnez un bout de ficelle et un bout de bois, il va jouer dans un coin pendant trois heures.» Mais c’est vrai que j’en-tretiens des relations affectives avec mes objets. Par exemple, mon fauteuil Placide, le lapin câlin qui est une référence au fauteuil Chesterfield avec de grandes oreilles, il n’est pas ques-tion que quelqu’un d’autre s’y installe, chez moi. Quand on rentre chez soi, on a besoin de se rassurer.

Vous avez besoin d’avoir un cocon?C’est une façon de me protéger de l’agressivité. Mais j’ai de la chance parce que grâce à mon travail, j’arrive à vivre heureux et sans angoisse.

Donc vous avez des angoisses? De quoi?J’ai peur de manquer, par exem-ple. Je trouve que la vie est dure, c’est terrible d’être jeune aujourd’hui, dur de trouver du boulot. Ça m’est arrivé d’avoir peur de ne pas avoir de plaisir dans ma vie, d’être besogneux. Si j’ai fait tout ça c’était aussi pour me créer une sorte d’univers bienveillant. Je veux qu’on dise de moi «c’était un mec sympa». Et je n’ai vraiment aucune prétention de postérité. On veut tous donner un sens à sa vie. Aujourd’hui j’ai réalisé que le sens de ma vie, c’était de vivre au présent, de m’amuser et d’en profiter.

Le Calendrier de verre, une œuvre composée spécialement pour la maison Ruinart, représentant les étapes saisonnières de l’exploitation des vignes jusqu’à la production de champagne. Chaque pièce est à taille humaine.

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VISITE PRIVÉE

Chez Pierre Yovanovitch, une épure sous tension

Le décorateur à la renommée internationale aimerait vivre comme un moine dans sa cellule, entre des murs blancs avec un banc pour seul mobilier. Mais la passion du beau l’amène à s’entourer d’un décor luxueux et fait de contrastes. Par Antonio Nieto.

Reportage photographique: Stephan Julliard, Tripod Agency

Dans le grand salon, des créations du maître des lieux: un canapé en chêne massif et un fauteuil Ourson. Au centre, des tables basses Kubo de Rasmus Fenhann. A droite, une table basse signée de John Lloyd Wright, fils de Frank. Derrière le canapé, un tableau de Georg Baselitz. A droite, une œuvre signée Alex Katz.

Si l’on devait décrire lestyle de Pierre Yovano-vitch, cela serait à la foisaussi simple et com-plexe qu’on le perçoitdans ses réalisations. De

par l’utilisation des matériaux lesplus nobles, tels que le bois, inter-prétés d’une manière aussi éthé-rée que la lumière du jour qui ex-hale la blancheur des pièces qu’il décore ou plutôt des espaces qu’ilhabille.

Entouré d’une vingtaine de jeu-nes architectes, architectes d’inté-rieur ou décorateurs, il composedes intérieurs dont la ligne de force est à l’évidence l’Art déco. Cen’est pas pour rien qu’il a choisicomme décor d’implantation deson cabinet le patio très typé du Palais de Tokyo à Paris. Les colon-nades du monument, créé pourl’Exposition internationale de1937, encadrant sur trois côtésune place qui reflète les thèmes

récurrents du créateur. Des jeuxd’ombre et de lumière dans un es-pace d’une rigueur aérienne.

La scénographie de son cabi-net illustre l’essence même de sonsavoir-faire, la géométrie d’un es-pace sublimé par la lumière. Il n’ya pas de meilleur exemple pourillustrer ses inclinations profon-des que son cadre de vie person-nel pour lequel il dit: «Je penseque je me suis intégré dans l’ap-partement que je me suis conçu,en donnant la priorité aux volu-mes plutôt qu’à la décoration.»Une leçon de style qu’il a appli-quée dans son appartement deplus de 210 m2, d’une hauteur deplafond vertigineuse, de plus de4 mètres, quai Anatole-Francedans le VIIe arrondissement deParis.

Son premier vis-à-vis est le coursnonchalant de la Seine, qui passe plus loin sous le «pont Mirabeau». Cette image du temps qui s’écoule

calmement forme un parfait contraste avec l’attitude de cet hy-peractif qui ne prend pas la peine de s’arrêter un instant pour s’as-seoir et lire, là où Apollinaire re-garde s’échapper la vie. Mais ce fleuve, qu’il aime pour son débit languide, est peut-être la première image de sa journée: «Mon petit plaisir du matin est de prendre mon café ici, dans l’axe de la salle à manger et de la vue sur la Seine et la Concorde», dit-il, exposant ainsi l’un des premiers principes de son art: «La vue, c’est comme un ta-bleau, une œuvre qu’on ne se lasse jamais d’admirer.»

Son appartement est aménagésur la dépouille démodée d’une dé-coration des années 70, qu’il trou-vait «abominable» où éclataient des laques vertes et orange, cou-leurs qui faisaient vibrer les esthè-tes d’alors. «L’architecture d’inté-rieur doit être le reflet de l’architecture extérieure, explique-t-il. Créer des contrastes violents entre les deux, au point de ne plus savoir où l’on est, cela ne m’inté-resse pas.»

Tous les témoignages de ce dé-cor d’une autre époque ont été supprimés, des moulures jus-qu’au parquet en point de Hon-grie, pour que Pierre Yovanovitchpuisse concevoir de nouveaux vo-lumes vides, servis par cette belle hauteur de plafond, et aux formesépurées. Il a donc redessiné entiè-rement les plans du somptueuxappartement, florilège de la fin duXIXe siècle, dont un des côtés, enPierre Yovanovitch.

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enfilade, est illuminé par des fenê-tres orientées vers la perspectivemajestueuse de la place de la Con-corde et des jardins des Tuileries.

Afin d’exploiter l’espace à dis-position de manière plus ration-nelle et en adéquation avec sonmode de vie, il a rendu habitablesles lieux allant de la salle à mangerà la chambre à coucher, en pas-sant par le grand salon, tout en conservant leur transversalité. Ledécorateur a créé des pièces, no-tamment une cuisine rectangu-laire sous la verrière de la courarrière, imaginant de meilleurescirculations entre elles. De l’es-pace immense mais clos, au plus petit incroyablement ouvert, l’ar-chitecte d’intérieur a opéré ce re-modelage des formes pour don-ner à cet appartement unedimension moins somptuaire, oùil est possible de vivre, même sic’est entre deux avions, deux chan-tiers, là où le décorateur exerceson art, à un rythme effréné.

De sa collaboration avec PierreCardin, auprès duquel il a com-mencé sa carrière en concevantdeux expositions sur SalvadorDalí, jusqu’à sa décision de s’inves-tir entièrement dans le monde dela décoration, qui lui était apparucomme un lieu privilégié d’ac-complissement personnel, PierreYovanovitch accomplit un certainnombre de tâches initiatiques.

Bien décidé à suivre un cheminqu’il sentait être conforme à sa na-ture profonde, le décorateur choi-sit, pour parfaire sa formation, de travailler sous l’égide de John Lo-ring, qui fut directeur artistique deTiffany & Co. C’est avec lui qu’il va véritablement empoigner l’exer-cice de l’art de la décoration, et ac-quérir les bases qui vont devenir son abécédaire. A propos de celui qu’il appelle son mentor, il précise:«Ce féru de design américain des années 30 m’a fait connaître le mo-bilier extraordinaire de Billy Hai-

nes qui meubla le Tout-Hollywood,mais aussi le travail du sulfureux designer new-yorkais James Mont, qui a produit, je l’avoue, le pire comme le meilleur. Il faisait des fautes de goût commanditées par ses clients!»

Cette approche va devenir l’an-tienne de Pierre Yovanovitch, jus-tifiant pour lui une tolérance faceà ce qui pourrait être perçucomme des dissonances. Il se re-fuse «à imposer un diktat du bongoût». A l’écouter, personne n’est àl’abri de la faute de goût: «Qui n’enfait pas?»

Loin de viser une perfection to-tale, car «sans ces dissonances, undécor peut vite devenir en-nuyeux», il cherche avant toutune atmosphère de «beautéchic». Cette notion se définitprincipalement par un plan oùdes lignes épurées bien souventse coupent à angles droits, netrouvant que rarement des arron-dis qui obéreraient la perspec-tive, ici spectaculaire.

L’ouverture d’une pièce dansune autre permet de donner,comme par un mouvement sourdqui se poursuit d’espace en espace,une vibration lente et profonde.Paraphrasant l’une des nombreu-ses devises du Bauhaus telle cellede Walter Gropius «L’art et la tech-nique, une nouvelle unité». Et yadjoignant un luxe revendiquéquand il évoque la noblesse desmatériaux: «Le bois est pour moisynonyme de luxe absolu.» Uneremarque qui donne le ton de larigueur dominante qui émane deses réalisations.

Dans cet appartement majes-tueux, la succession de pièces ap-paraît comme un trompe-l’œilmonumental, éclairé par la lu-mière du jour. Une sensation ren-forcée par un large trait graphi-que noir, entourant les ouvertures

En haut à gauche: une autre vue du grand salon avec sa cheminée en fer patiné et ses chenêts en titane, le tout design de Pierre Yovanovitch. Huile sur toile de Marc Quinn. A droite: petit salon avec parquet en chêne du XVIIIe. Fauteuil de Flemming Lassen, 1935. Lampadaire en liège de Karl Springer, 1960. En bas: la salle à manger au parquet XVIIIe, table en verre de Carlo Scarpa, années 1960, et chaises de James Mont, années 1940, La cheminée en marbre blanc Ariston, design de Pierre Yovanovitch. > Suite en page 10

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des portes et les encadrements dela bibliothèque, comme pourfaire scintiller le blanc qui couvreles murs. Un vrai décor à l’instard’architectes autrichiens telsAdolf Loos et Joseph Hoffmannqui ont animé la Sécession vien-noise, prônant l’Art total, auquelle décorateur se réfère souvent.Un tableau dans un tableau. Cette impression est vite dissipée par lesouffle qui circule entre toutes cespièces dans lesquelles les meu-bles, en majorité créés par le maî-tre des lieux, accrochent le regard.

De la même manière que leslignes sont rarement rompues,sauf lorsqu’on en aperçoit une enbiais pour passer du grand au pe-tit salon, donnant l’impressionquand on en sort de jouer un im-promptu, la forme ronde est pres-que inexistante. Pierre Yovano-vitch paraît avoir furtivementintégré des placards dans l’épais-seur des murs, mais s’offre cepen-dant un moment de gloire avec unarrondi surprenant et unique, unescalier hélicoïdal en acier brutsur deux étages. Cette mezzanineaménagée, grâce à la hauteur deplafond, entre sa chambre et sa salle de bains, qui n’est autre queson dressing circulaire paraît êtreun renvoi amusé à un décor dethéâtre où Bob Wilson pourraitsonger à une mise en scène de Pel-léas et Mélisande dans un universqui, pour une fois, serait lumi-neux. Une note ludique dans un univers ordonné de grands cubesblancs. Paradoxe des contrairesou effet voulu, dans ces volumesstatiques, les entrées en biais et lespassages secrets se conçoiventcomme des issues, comme les por-tes d’un théâtre suggérant l’illu-sion d’une dimension encore plusgrande. Normal pour un magiciende l’espace qui estime que «la dé-coration n’est belle que si l’on apensé au volume, à la proportiond’un lieu». Allant jusqu’à entre-prendre de plus en plus fréquem-ment des projets architecturaux.

Dans cet ordre d’idées, les ma-tériaux et les couleurs deviennentstratagèmes pour composer desvolumes surprenants lorsque lesmurs ne sont pas blancs, ce qui est

le cas presque partout. Les cou-leurs utilisées, minérales et végé-tales, restent naturelles. Le petitsalon, refuge plus sombre, pro-pice à l’introspection, voit sesmurs tapissés de chêne sablé dehaut en bas.

Les meubles et objets baignentdans un camaïeu d’ocre foncé jus-qu’au mastic pâle que seul le revê-tement bleu de Prusse clair d’un canapé de bois fait de lattes dechêne vient rompre. Ce meuble,spécifique pour ce coin précis,œuvre de Pierre Yovanovitch etexécuté par son ébéniste Pierre-Eloi Bris (ainsi que toutes les créa-tions originales du maître des

lieux), se retrouve sous différentsaspects dans d’autres pièces.

L’appartement se résume ainsipar un même esprit de rudesse etde sophistication, tel que l’«em-pilement de poutres de chêneclair, marquées de coups de rabotmais douces au toucher». Uneteinte proche de l’acajou ici et làrenforce une atmosphère médi-tative. L’architecte, qui se définitcomme «introverti», ne serait-ilpas un anachorète raffiné? Nedit-il pas que «si cela ne tenaitqu’à lui, il vivrait entouré de mursblancs, sans rien d’autre qu’unbanc. C’est le style dont je rêve,même si ce n’est jamais ce que je

réalise pour mes clients ou pourmoi-même…»

Cette aspiration à l’épure do-mine toutes ses créations. Dans lachambre principale, par exemple,tapissée de lambris de chêne clairmis en relief par la couleur desparquets «terre brûlée» jusqu’àl’encadrement de lit. Le décora-teur est conscient qu’une rigueurtrop appuyée entraînerait de lafroideur, comme s’il avait conçuun espace muséal pour y exposer,le temps d’un passage à Paris, savie trépidante de créateur interna-tional. A ce constat, il répond parla création d’une gamme de meu-bles spécifiquement étudiés pourcet appartement, lesquels, s’ils re-flètent son style personnel aus-tère, laissent cependant échapper,par des tonalités suaves, une parti-tion plus mélodieuse.

Ainsi, dans le salon, deuxgrands canapés en madrier dechêne clair, dont la couleur d’unroux très pâle se marie à la dou-ceur du rouge délicatement cerised’un tissu de lin qui le recouvre.Créant un heurt subtil de couleursdans l’association de coussins rec-tangulaires et boules en mohair,dans les tonalités de beige. Deux fauteuils traités tout en rondeur,donnent, avec leur forme pro-fonde, une autre rupture derythme. Créer des meubles ou des éléments de décoration adaptés àun lieu est un des moments privi-légiés de son travail. «J’aime lescontraintes de la commande, ex-plique-t-il, car cela me permet deme renouveler. Et le sur-mesureest un service: cela va de l’agence-ment de la cuisine aux casserolesjusqu’aux brosses à dents.»

En revanche, il ne se voit pas encréateur de mobilier indépendam-ment d’un lieu: «Aujourd’hui, tous les architectes font des meubles, orje ne veux pas faire des copies de copies. Le sur-mesure est un parti pris, une niche d’expérimentation, un luxe sans ostentation.»

Dans la salle à manger rectan-gulaire, une imposante bibliothè-que tapisse avec légèreté toute lasurface d’un mur, pour que les li-vres qu’elle contient aient valeurd’objets décoratifs. Les reliures ar-tisanales d’entre les deux guerresou du début des années 50 sem-

blent des figurines dansantes surces rayonnages blancs rétro-éclai-rés. Sur le mur d’en face, l’archi-tecte a dessiné une cheminée demarbre blanc aussi suave quecelle du salon dont le manteau esten acier poli au toucher douxcomme du cuir.

Terminons par… la porte d’en-trée. Tapissée de dalles d’acier po-lis noirs, elle joue dans cet appar-tement aux rares cimaises le rôled’un tableau que d’aucuns assimi-lent à une monumentale œuvrede Soulage.

De son passage chez John Lo-ring, le concepteur a gardé unepassion pour l’art décoratif améri-cain du XXe siècle, de designerstels que James Mont ou EdwardWormley. «En France, les meublessont souvent un peu précieux etde petite taille, tandis qu’auxEtats-Unis, ils sont beaucoup plusgrands. C’est très facile de les inté-grer dans un décor contempo-rain.» On trouve ainsi chez lui deséditions des années 50, et mêmeplus tardives, et du mobilier sué-

dois de la fin du XXe siècle pour lequel il a une prédilection parti-culière. Et encore des créationstrès contemporaines comme lestables basses géométriques ennoyer du salon, dessinées par Ras-mus Fenhann, ou la suspension dela cuisine, créée par le studio japo-nais Nendo. Des associations quile définissent parfaitement. «Cequi me plaît, c’est le mélange des genres, explique Pierre Yovano-vitch. J’apprécie autant le travaildes designers scandinaves des an-nées 50 que l’architecture de Ta-dao Ando, les photos de Sam Sa-more ou les peintures de Georg Baselitz.»

Cet appartement est l’acte defoi d’un décorateur que l’espaceanime et qui ne craint pas de lais-ser deviner ses regards intérieurs.

«LA DÉCORATION N’EST BELLE QUE SI L’ON A PENSÉ AU VOLUME DU LIEU»

A gauche: passage du grand salon vers le petit salon avec embrasure de porte et revêtement mural en chêne sablé. En arrière-plan, banquette en chêne sur mesure, design de Pierre Yovanovitch. A droite, la chambre au revêtement mural en chêne sablé, lit en chêne massif, table de nuit en béton, le tout design Pierre Yovanovitch.

L’escalier en colimaçon en acier patiné dessiné par Pierre Yovanovitch pour accéder au dressing situé en mezzanine.

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GÉOMÉTRIE DESCRIPTIVE

Une maison comme un pont

Pour définir le tracé d’une habitation de 250 m2 sur une parcelle tout en longueur, l’architecte Christian von Düring a articulé trois blocs dont les volumes se répondent en parfaite cohérence. Et dont le point d’orgue est un escalier suspendu. Visite philosophique autour de la mission de l’architecte. Par Géraldine Schönenberg. Reportage photographique: Thomas Jantscher

Reliant la remise à vélos (à droite) et l’espace de jour, une habitation comme une passerelle.

Il n’aime pas ce qualificatif qui atrait à l’ingénierie civile, unpont, qui pour lui n’est ici qu’ungeste. Le jeune architecte ins-tallé à Genève avait surnommécette bâtisse construite entre

2012 et 2013 à Tannay dans le can-ton de Genève «The Bridge House» trouvant que l’appellation sonnait mieux en anglais, sa langue mater-nelle. Avant de pénétrer dans la maison, il évoque sa vision de la mission de l’architecte, lui que rienne destinait à cette voie. D’origine américaine et autrichienne, ce pas-sionné de dessin, après avoir été reçu aux Beaux-Arts section pein-ture, s’est senti happé par l’archi-tecture un jour où il visitait la villa Savoye de Le Corbusier, au nord de Paris. «J’ai eu un déclic. J’ai compris qu’il y avait quelque chose de plus fort, une dimension autre à la-quelle je n’avais pas encore été sen-sibilisé. Cette question de l’espace et du rapport intérieur-extérieur. On y parlait de l’importance du vide alors que je n’appréhendais cette discipline que sous l’angle de la décoration. D’ailleurs, aujourd’hui, on valorise davantagel’objet que l’espace en architecture,je trouve ça dommage.»

Il s’enflamme en évoquant unediscussion avec un politiqueconcernant la protection du titrequi en Suisse n’est pas protégé.«En Suisse, l’architecture n’est pasconsidérée comme étant d’utilitépublique alors qu’en France, oui(depuis 1977) même si les condi-tions ne sont pas forcémentmeilleures. Le politique me dit:«Pourquoi l’architecte serait-ildavantage d’utilité publiquequ’un boulanger?» «Je lui ré-ponds que si le boulanger fait dumauvais pain, je n’y retourneplus, mais qu’un mauvais bâti-ment se subit pendant au moinsun demi-siècle.» Et de citer FrankLloyd Wright qui disait en subs-tance: «Si on rate un bâtiment, lemieux que l’on puisse faire c’estde planter des arbres devant.»* Ilse sent investi de cette responsa-bilité de la semi-permanence del’ouvrage créé. «Un bâtiment n’estpas éternel non plus, par contreses traces restent.»

Pour Christian von Düring, unearchitecture réussie ne doit paschercher à tout prix à être expres-

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sive. S’appropriant ce concept cor-buséen de «machine à habiter»,une notion perçue péjorative-ment mais qui pourtant doit être au centre de la réflexion architec-turale: soit comment vivre à l’inté-rieur d’un espace. «L’individu estcontraint tous les jours par l’archi-tecture, qu’elle soit bonne oumauvaise, et en est totalement in-conscient.»

Mais qu’est-ce qu’une maisonen forme de pont offre-t-ellecomme cadre de vie? Commentune famille y trouve-t-elle sesmarques? Comment s’articulentles espaces intérieurs dans cetteabstraction vitrée qui évoque da-vantage la géométrie descriptiveque l’architecture?

La forme est née d’une exigenceinattendue du maître d’ouvragepour qui une des pièces les plusimportantes de la maison est… le local à vélos. Le couple, très spor-tif, en possède une quinzaine et leur avait dédié une pièce dans son appartement précédent. C’estdonc la remise à vélos qui a condi-tionné cette structure en forme depont, car il fallait délimiter un es-pace couvert, pour y accéder entout temps, où l’on puisse circuler et bricoler, et qui fasse aussi le lienavec la pièce à vivre (cuisine, salle à manger et séjour). L’idée de lapasserelle où seraient aménagésles chambres et les lieux privatifsest apparue à l’architecte commeune évidence vue l’étroitesse du

terrain. «Cette sorte de portiquepermet des activités très variées,comme une extension de la mai-son et le soir les rampes lumineu-ses intégrées au plafond donnentune ambiance particulière»

Le rôle de l’escalierDeux battants de porte monumen-taux s’ouvrent sous cet espace pro-tégé qui relie les deux parallélépi-pèdes inférieurs. A peine entré dans la pièce à vivre, un escalier à double volée encadré de filins d’acier, comme les cordes d’une harpe, menant au bloc supérieur, semble en lévitation. Dans ce lieu ouvert sur toute la longueur et troué de baies vitrées, de plain-pied sur le jardin, il découpe l’es-

pace comme un origami de bois. Une composition tout en transpa-rence qui s’envole dans une vertica-lité aérienne tandis que le regard file à travers cette sculpture sus-pendue. «L’escalier avait un rôle central. Il ne devait pas empêcher la perméabilité visuelle», explique l’architecte. L’énorme erreur aurait été d’imaginer du verre pour les garde-corps. «Comme il y en a trois,les reflets sur les verres superposés auraient rendu la structure opa-que. J’avais été frappé par l’escalier conçu par Jean Tschumi dans le bâ-timent Nestlé à Montreux, sus-pendu par des cordes de piano. J’ai voulu imiter le procédé mais avec des câbles métalliques.» Le maître d’ouvrage propose entre-temps de supprimer les contremarches pour davantage de légèreté. Mais Chris-tian von Düring les convainc que, vu de côté, cela ne fait pas grande différence «Ce qui est lourd dans un escalier, hormis les con-trecœurs c’est le limon, ce qui le porte. Ici entre une considération statique: un pilier est dimensionné non à la charge qu’il peut suppor-ter, mais au risque qu’il fléchisse. Alors que si vous le suspendez, vous n’avez pas ce problème de flé-chissement. Grâce à ce système de suspension avec des tubes d’acier, nous avons pu faire en sorte de supprimer le limon pour que l’es-calier soit le plus fin possible.»

Volume en porte-à-fauxPour que les blocs aient l’air posésl’un sur l’autre, il a fallu rajouterdu volume au-dessus du plafondde celui du bas et au-dessous de ladalle de celui du haut. «Souventdans ce genre de construction (unvolume sur un autre), on imbri-que le sol et la dalle. Je souhaitais au contraire accentuer ce langageexpressif de superposition d’ob-jets. Ce volume d’environ 80 cm dehaut a permis d’installer toute la tuyauterie à l’intérieur.»

Quant à la passerelle elle a étéconçue d’un seul tenant. «Un ma-tin est arrivé un camion spécialtransportant deux éléments de 25m de bois, c’était impression-nant», dit le maître d’ouvrage. L’ar-chitecte a souhaité laisser paraîtreles poutres qui la constituent

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Ci-dessus de haut en bas: côté jardin, à l’extrémité du pont, en porte-à-faux, la chambre des parents où s’invite le paysage.Dans la pièce à vivre au sol en béton ciré, un rapport intense à l’extérieur.

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comme témoins. «Quand j’ai eul’idée de faire cette énorme por-tée, je me suis dit que ce seraitintéressant de voir des détails, entransparence, de cette grandestructure en bois porteuse trian-gulée avec une poutre en haut,une en bas et des diagonales entreles deux», explique-t-il. Les fenê-tres posées derrière permettent dedégager de profonds rebords quiont un rôle d’étagères. A l’inté-rieur de cette passerelle habitable,les chambres placées à chaque ex-trémité du bloc, entièrement vi-trées, dessinent des sortes degrands cadres qui les projettentdans le paysage, les contrecœursen verre des balcons renforçant latransparence. La chambre du fils,en lisière de bois, paraît s’y fondre.Un peu à la manière du conte Maxet les Maximonstres, souvenir d’en-fance de l’architecte qu’il a voulutransposer ici: un enfant puni etreclus dans sa chambre la voit de-venir forêt.

A l’extérieur, pour minimiserl’impact volumétrique de cette lon-gue boîte longitudinale, l’archi-tecte a pris le parti de la barder de tasseaux de bois carrés posés hori-zontalement et montés en biais de façon à ce que l’eau s’écoule sans stagner. Ils ont été peints en gris pour que le vieillissement du bois ne soit pas perceptible.

Considérations énergétiquesDans cette structuration de l’es-pace particulière avec peu d’élé-ments fermés, la déperdition dechaleur devait être contrôlée avecprécision. Christian von Düring

place les critères énergétiques aucentre de sa mission et évoquel’importance de l’énergie grise(celle nécessaire au cycle de vie d’un produit): «La «maison écolo-gique» c’est un terme à la modequi ne veut rien dire. On peut con-sommer beaucoup plus d’énergieà la construction que ce qu’on vaéconomiser sur toute la durée devie du bâtiment, car la construc-tion a un énorme impact sur l’en-vironnement.»

Du côté du maître d’ouvrage, lechauffage reste bien sûr le premiercoût énergétique. «La maison est Minergie. L’énorme qualité de ce label, c’est qu’il a fait évoluer les standards, même s’il ne doit pas être considéré comme un dogme»,note l’architecte. Ici, la maçonne-rie est en terre cuite sous la forme d’une brique mono-mur très épaisse (43 cm) pleine d’alvéoles remplies d’air; l’air étant en géné-ral le meilleur des isolants. L’inté-rêt de cette brique est l’inertie ther-mique (elle emmagasine la chaleur pour la diffuser sur un long terme). Comme c’est de l’ar-gile, elle absorbe une partie de l’humidité de l’air et rend l’atmos-phère plus agréable. La terre est une ressource accessible. La tem-pérature de cuisson est bien moin-dre que pour produire du ciment. Le béton a un impact énergétique énorme dû au processus de fabri-cation de la chaux hydraulique, qui va faire le liant du ciment.»

* «A doctor can bury his mistakes but an architect can only advise his clients to plant vines», Frank LLoyd Wright.

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«J’avais été frappé par l’escalier conçu par Jean Tschumi dans le bâtiment Nestlé à Montreux, suspendu par des cordes de piano. J’ai voulu imiter le procédé mais avec des câbles métalliques.»Christian von Düring

Page de gauche: l’intérieur de l’espace-pont avec son couloir qui mène aux chambres de chaque côté.

En dessous: les câbles métalliques qui retiennent l’escalier dessinent une sorte de harpe monumentale.

Au centre: à travers les fenêtres apparaît la structure de la poutre porteuse triangulée d’un seul tenant de 25 mètres.

A droite, de haut en bas: Une salle de bains avec vue sur les maisons avoisinantes.La chambre parentale prolongée d’une terrasse avec contrecœurs de verre.

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RÉSIDENCE BOHÈME

Les Maisons Mainou, pour l’amour de l’art

Dans le cadre du partenariat entre «Le Temps» et les Journées du Patrimoine 2015, qui seront dédiées au thème de la philanthropie, nous avons réveillé les fantômes d’un lieu au destin mouvementé, sur les hauts de Pressy à Vandœuvres. Par Géraldine Schönenberg.

Reportage photographique: Eddy Mottaz

La salle à manger, lieu de réunion pour débats d’idées entre passionnés de théâtre.

C’est l’histoired’un domainequi a connudes vies luidonnant uneâme pour

l’éternité, le marquant au sceaudu théâtre et de la musique. LesMaisons Mainou, du surnom desa légataire Germaine Tournier,ont traversé les siècles, parcourules classes sociales, se sont inter-posées entre deux pays. Elles sesont laissé agréger, disloquer, re-dessiner, ont essuyé l’adversité,goûté aux heures de gloire. Pourredevenir aujourd’hui un havrede paix dans le bruit du monde,que la Fondation Johnny Aubert-Tournier offre aux écrivains, artis-tes, poètes ou traducteurs quiœuvrent pour la scène.

C’est l’actuel directeur, Phi-lippe Lüscher, qui nous reçoit unmatin de mai côté jardin dans uneatmosphère chargée de trillesd’oiseaux. Dans l’air flotte commeun écho lointain de tirades et dedidascalies que paraissent échan-ger deux hommes de pierre, plan-tés face à face, couverts demousse. La Fondation a investiune des quatre bâtisses du do-maine, la villa Favre, maison devacances de la petite bourgeoisiedu XVIIIe siècle. La demeure, quiremonte au moins à 1784 selon

les archives, a gardé son caractèrepresque intact, avec ses fenêtres àguillotines à petits carreaux, sesplanchers de sapin aux lattes irré-gulières, ses tommettes disposéesdirectement sur la terre. Le bâti-ment qui la jouxte reçoit, vers1840, un décor de façade: une ga-lerie de style néo-classique surdeux niveaux avec arcades et pi-liers en pierre et en bois.

C’est l’une des trois autresconstructions que comprend ledomaine, des bâtisses d’origineagricole et de différentes épo-ques, aujourd’hui reliées entre el-les, et qui ont été offertes à lalocation pour que la Fondationpuisse survivre. Pierre Mon-noyeur, historien de l’art qui aconsacré une étude sur le do-maine*, évoque les remanie-ments au cours des siècles: «C’est

l’évolution de ce qu’on appelle un«mas». Soit un noyau originel àcaractère rural qui se morcelle aufil des siècles pour des raisons desuccessions familiales.» En 1784,la villa Favre rompt cette évolu-tion, première marque d’embour-geoisement de ce domaine qui vadevenir résidentiel.» Exceptécette construction isolée sur leterrain, les autres s’articulent bi-zarrement. Leurs hauteurs sontmal assorties ainsi que leurs toi-tures: l’une est en bâtière (à deuxpans), une autre en croupe (àdeux pans et deux petits ver-sants), la troisième en demi-croupe, et s’ornant encore d’unberceau à la bernoise au XIXepour faire plus helvétique… Siè-cle au cours duquel on en réunitdeux au moyen d’une tourelle etd’un escalier pour passer d’une

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RÉSIDENCE BOHÈME

Les Maisons Mainou, pour l’amour de l’artmaison à une autre, en une sorted’ajout bâtard.

Dans l’histoire du lieu, il fautévoquer aussi l’importance straté-gique du chemin des Princes quile jouxte: le duc de Savoie souhai-tait contourner Genève pourconvoyer les marchandises ve-nant de Haute-Savoie et de la val-lée de l’Arve, afin d’éviter de payerdes taxes sur les marchandises.Pour embarquer ses bateaux, ilfait construire un port à Bellerive,occasionnant le tracé d’une routeà côté du domaine dont les cons-tructions deviennent des bâti-ments frontières (avec la Savoied’un côté et Genève de l’autre).

Ce n’est qu’au XXe siècle quel’art, sous toutes ses formes, enva-hit le domaine sous l’impulsiondu couple Johnny Aubert et Ger-maine Tournier, lui pianiste de re-

nom et elle, comédienne et vio-loncelliste. Ils voient grand etconsacrent le lieu tout entier à desateliers de travail, des salles derencontres et à une résidence d’ar-tistes. Mais au fil des ans, les sub-ventions s’amenuisent et l’endroitpériclite. Aujourd’hui, seule lavilla Favre est occupée depuis larelance de la Fondation en 2008.Dans son étude*, Pierre Mon-noyeur note que «cette villad’agrément utilisée à la bonne sai-son, aussi simple et modeste soit-elle, conserve une substance origi-nale que les autres maisons,d’origine rurale, ont perdu au fildes siècles. Cette résidence d’étéentre cour et verger est une va-riante rurale de la formule classi-que des hôtels situés entre cour etjardin. L’hygiénisme et la percep-tion nouvelle de la nature boule-

versent le rapport entre l’architec-ture et son environnement. Il y aune volonté nouvelle de s’ouvrir àla nature, à l’air et à la lumière.»

Cette villa de petite proportionoù nous guide Philippe Lüscher,avec les espaces communs deplain-pied, les chambres à l’étageet un grenier aujourd’hui amé-nagé, ses recoins bancals, ses esca-liers en colimaçon au passageétroit, garde le mystère de tous cesesprits qui se sont échauffés surfond de théâtre et de création ar-tistique dans des conditions à lafois spartiates et de quiétude bu-colique, une bulle hors du tempsoù entretenir l’inspiration. «Lamaison a été équipée en chauf-fage en 2003. Elle a été mise àl’inventaire par le Service du Patri-moine et des sites et considéréed’intérêt régional. Nous avonsdonc pu obtenir des subventionsde la commune de Vandœuvrespour doubler les fenêtres et re-faire les huisseries. Nous espé-rons que la façade sera restaurée,car elle est très décrépie, la mol-lasse est abîmée. Lors de précé-dentes interventions, le mur a étébétonné par endroits, c’est une ca-tastrophe», explique le directeur.Il s’enflamme lorsqu’il évoque samission: «Germaine Tournier a

Vestige de lilas sur tablier de cheminée XVIIIe.

Ci-contre: la villa Favre dont la construction date de 1784 est la première marque d’embourgeoisement d’un domaine agricole remanié au cours des siècles. C’est ici que la Fondation accueille ses résidents. Le bâtiment qui la jouxte est orné à l’étage d’une galerie de style néo-classique, avec arcades et piliers de bois, qui date de 1840.Ci-dessous, dialogue de pierre dans le parc, des sculptures en hommage au théâtre. En bas: les bancs de buis du jardin à la française, de l’autre côté de la maison, où s’évanouissent des pivoines plombées de pluie.

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baigné dans le monde du théâtreet de la musique toute sa vie, etavant sa mort elle a souhaité quel’esprit de cette maison perdure àtravers les artistes par le biaisd’une fondation. Nous avonsouvert aux premiers résidents en2010 et organisons régulière-ment des ateliers d’écriture et descafés littéraires.» Trois chambressont mises à disposition pour desséjours variables selon la naturedu projet. «Nous accueillons desartistes de tout âge. On ne peutpas vivre de l’écriture, la plupartdes auteurs ont un travail à côté.Ici, ils trouvent un cadre loin dessollicitations quotidiennes. J’ainotamment accueilli un traduc-teur de plus de 70 ans car cethomme-là s’est consacré à la tra-duction toute sa vie. Vous pouvezcommencer la création à tout âge.Jeanne Moreau a monté sa pre-mière mise en scène pour le Théâ-tre de Vidy à 70 ans…»

Installés sur le balcon de plai-sance situé derrière la maison, la

façade ayant été doublée au XIXepour que l’on puisse profiterd’une vue étendue sur la campa-gne, cette visite est l’occasion dedisserter sur le théâtre et sa pro-blématique actuelle. Nous espé-rions recevoir un cours d’archi-tecture, mais nous voilà emportépar la passion de la scène qui ha-bite Philippe Lüscher, comédien,auteur, qui a empoigné le destinde la Fondation en 2008 aprèsavoir été le maître du Théâtre duGrütli. Le directeur des MaisonsMainou s’exalte autour du Chœur

antique à qui il aimerait redonnerses lettres de noblesse: «J’ai montéun atelier sur l’écriture de ce pro-cédé théâtral. Sa fonction dansune pièce est très importante: elleinstaure une distance avec les per-sonnages. Ce peut être la voix dupeuple, de la conscience, d’unanathème. Cela crée un dialogueavec les personnages, avec le pu-blic. Ce procédé pourrait êtrebeaucoup plus utilisé dans l’écri-ture contemporaine.» Et d’évo-quer l’écriture pour la scène qui,comme la vie moderne, évolue,

certaines, expérimentales, n’étantpas forcément abouties. «L’écri-ture est soumise à un autre statutqu’autrefois. Autrefois c’était lepilier, la base du théâtre.Aujourd’hui, on est dans des pan-nes d’histoire narrative ou dans lecôté obsessionnel du fait divers. Ilmanque le symbolique, l’emblé-matique. Il faut un renvoi au my-the. Aujourd’hui, les auteurs sonttrop souvent dans l’anecdote et lepublic est submergé par desproblématiques sociales ousocio-politiques.»

Le théâtre et ses coulisses nousrenvoient à notre humanité. Cellequi s’incarne si bien dans ces Mai-sons Mainou au destin contrasté,qui ont abrité un temps des ac-teurs célèbres, tel François Simon,et où a été tourné le film Les Arpen-teurs de Michel Soutter en 1972.

Ces maisons sont les gardien-nes des aspirations d’un mécènetel que Germaine Tournier. Et desa volonté de faire vivre sa passiondes mots et de la musique à traversces murs battus par le temps,réceptacles de l’imaginaire.

* «Vandœuvres – Maisons Mainou, Fondation Aubert-Tournier», septembre 2002. Etude historique pour le compte de la Direction du patrimoine et des sites du Canton de Genève.

L’historien d’art Pierre Monnoyeur mènera la visite du domaine lors des Journées du Patrimoine, dont le thème est «Echanges-influences: la philanthropie à Genève» les 12 et 13 septembre 2015,

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Le jardin à la française relie les maisons du domaine, atténuant son caractère rustique.

Ci-dessus, détails XVIIIe: parquets aux lattes irrégulières, escaliers bancals et portes vitrées à petits carreaux.

En haut, vue de la villa Favre avec son balcon de plaisance aménagé au XIXe pour profiter de la vue sur la campagne côté Suisse. Au centre, détail de la galerie néo-classique de la maison adjacente. En bas, la façade aux pierres de molasse effritées.

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L’éolienne de proximité fait la taille d’un arbre (12 m de haut sur 7 de large) et dégage de l’énergie pour une maison de quatre personnes, hors chauffage. Suivant le bouquet de feuilles, il peut être plus ou moins puissant. Il est installé sans permis de construire: on creuse un trou, on coule la dalle de béton puis on y plante l’arbre qui est ensuite raccordé à la maison. Coût: 30 000 fr. environ.

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Claudio Colucci est ledesigner le plus abor-dable qui soit. Atta-blé dans un petit sa-lon de la banqueprivée Piguet Galland

à Genève, première institutiondans le monde à adopter son Ar-bre à vent, il a gardé sa veste maiss’est délesté de toute posture destar pour évoquer sa dernièrecréation low design. «Eolienne»,un mot qui évoque une rupturedans le paysage, pales métalliquesdans le bleu du ciel, intrusionagressive dans la beauté dumonde. De cette espèce d’ovni,Claudio Colucci en a fait un objetfamilier. A l’origine de cette fabri-que d’énergie durable biomiméti-que, l’imagination d’un penseurlunaire déambulant au jardin duLuxembourg, à Paris. Jérôme Mi-chaud-Larivière remarque lesfeuilles des arbres trembler mal-gré le manque de vent. «Il a eu

cette idée lumineuse, explique ledesigner, de créer des feuilles en forme d’hélices pour capter cesminuscules énergies, ces petitscoups de vent qui sont sans effet sur une pale d’éolienne.» L’inven-teur approche des ingénieurs quilui confirment le potentiel de son projet avant de convaincreClaudio Colucci: «Il fallait un desi-gner pour lui donner une enve-loppe et surtout savoir quel dessindonner à la feuille, chacune d’ellesen recouvrant une autre et mena-çant de lui en retirer sa puis-sance.» L’inventeur, sans moyen fi-nancier, séduit le designer par sondiscours teinté de mégalomanie:«J’aimerais arriver à un produit in-dustriel aussi fort que le Minitel, leTGV ou le Concorde, qui ont mar-qué l’histoire du design enFrance», lui a-t-il avoué.

Claudio Colucci est conquis parle culot de ce candide. «J’ai tout desuite signé. Je voulais m’engagerdans ce type d’énergie. C’était une

année après Fukushima. Habitantsur place, j’avais monté une expo-sition manifeste autour des éner-gies nucléaires qui avait été refu-sée, les conglomérats japonaisétant favorables au nucléaire.» Il lamonte enfin à Genève il y a deuxans sous le titre «On ne laisse pas les enfants jouer avec des allumet-tes», présentant, à cette occasion,la maquette de l’éolienne biomi-métique qui conquiert à son tour la banque privée Piguet Galland.Après l’installation de plusieursprototypes en France, le premiermodèle commercialisé de l’Arbreà vent s’enracinera donc à Genève en automne 2015. Tout commeson créateur qui retrouve sa terred’origine pour y élever ses enfants après plusieurs années passées enChine et au Japon. Interview.

Le Temps: Pourquoi êtes-vous resté si longtemps en Extrême-Orient? En quoi la culture asiatique a-t-elle enrichi votre travail?Claudio Colucci: Ma sensibilité vient du monde graphique, j’aime la ligne pure et c’est pour cela aussi que j’ai élu le Japon comme un de mes lieux de vie, car on y trouve ce minimalisme, cette perfection. Et j’aime aussi la Méditerranée, l’humour et la couleur. Les deux sont présents

dans mon travail. Je suis souvent dans cette ambivalence entre deux courants. Et les voyages sont une source d’inspiration. J’aime revenir pour prendre de la dis-tance, pour mieux regarder les choses. S’écarter de l’objet pour le voir autrement. J’ai aussi ce côté enfantin qui me fait m’émer-veiller du quotidien. J’accorde beaucoup d’importance à la notion de «morphing»: par ma façon de vivre en Asie et en Eu-

«JE SUIS SOUVENT DANS CETTE AMBIVALENCE ENTRE DEUX COURANTS»

LEÇON DE CHOSES

Claudio Colucci,bouffée d’air frais

Le designer baroudeur qui a longtemps vécu en Asie revient s’installer en Suisse. Il y mène un projet pionnier, une éolienne de proximité en forme d’arbre. Rencontre autour d’une idée folle. Par Géraldine Schönenberg

Carafe Un Verre.

Ci-dessus de haut en bas: une des feuilles-hélices, avec génératrice individuelle, de l’Arbre à vent. Chaise Petit Cœur Clear.

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PUBLICITÉrope de manière intermittente, j’ai imaginé créer une identité en mélangeant les deux cultures, deux opposés pour faire quelque chose de nouveau, une fusion de styles dont l’équation est 1 + 1 = 3

Pourquoi avoir choisi le design parmi toutes les filières artistiques?Je suis issu d’une famille d’entre-preneurs. Mon père vient d’Italie du Sud, il avait fait des études d’architecture mais n’avait pas eu les moyens de continuer et a dû gagner sa vie avec des petits métiers. Ma mère dessinait. Très tôt, mes parents m’ont fait faire du dessin. Le graphisme m’a plu et mes profs m’ont poussé vers la modélisation et le design pro-duit. C’était en 1989, il n’y avait pas d’école 3D en Suisse alors j’ai intégré celle de Paris, l’ENSI.

Vous vous définissez comme un artiste ou un designer qui s’attache à la fonction?Je ne suis pas un artiste. Mais dans mon métier, j’ai deux façons de travailler: une, très libre, orientée vers un design en édition limitée, artistique et non fonctionnel. A Paris, j’avais cofondé le groupe Radi Designers qui était déjà à cheval entre le design et l’art, et j’expose au sein de la galerie Mit-terrand + Cramer à la Foire de Bâle par exemple. D’un autre côté, je m’oriente vers le design industriel, comme la création de l’Arbre à vent. J’aime aussi les mandats d’architecture d’intérieur pour une boutique, un hôtel ou une maison. J’aime voguer entre tous ces domaines. Et c’est presque une obligation si l’on veut travailler à Genève, car le marché est donné soit aux architectes soit aux déco-rateurs. Alors que le design, c’est répondre à une demande, à une fonctionnalité, à un cahier des charges, on fait du branding. Genève est un tout petit marché et c’est pour ça que j’ai dû voyager. Mais je vois maintenant après vingt ans de promenade autour du monde que ça a peu changé…

Aujourd’hui, le design est de plus en plus considéré comme de l’art à part entière? Alors qu’à ses débuts c’était une discipline liée à l’industrie.Dans les années 60, il y avait «les carrossiers» qui étaient chargés de donner une forme à un produit. C’est le début du design industriel avec Raymond Loewy. Aujourd’hui, on intervient sur des scénarios, pas seulement sur des formes. Avec le branding, on peut

répondre à des besoins très précis, créer un concept de service et non plus un produit. Le designer évolue vers ça aussi, ce n’est plus seulement un plasticien qui a un certain geste.

Quant aux architectes, ils font aussi incursion dans le branding, dessinant des stands pour des salons horlogers, tel Tadao Ando pour Hermès à Bâle par exemple. Le métier de designer évolue vite?Oui, car c’est une branche qui existe depuis un demi-siècle. Au XIXe siècle, il s’agissait d’ingénieurs qui avaient des idées et un geste. L’origine c’est la chaise Thonet (1859), le premier objet industriel qui devait être dupliqué. On a donc imaginé des moules, des pièces qu’on assemble. Ensuite ont été inventées toutes sortes de produits, des locomotives aux machines à laver. Des objets industriels dont on ne pensait pas à cacher la mécanique. Puis on est passé à des études ergonomiques, de style, et les premiers designers sont arrivés, dont Raymond Loewy avec ses dessins de locomotive, de paquets de cigarettes, il a tout fait. C’était le Philippe Starck de l’époque! A partir de là, les écoles se sont formées, l’esthétique industrielle est née.

L’informatique est-elle un levier intéressant à la créativité aujourd’hui?Moi, je suis à cheval entre deux générations, celle de l’informati-que et celle du dessin à la main, j’ai connu les dessins au stylo-plume sur du papier-calque. Avec l’ordinateur, on arrive à une esthétique qu’on n’aurait pas imaginée avant. Prenons en architecture l’exemple de Zaha Hadid, qui dessinait des œuvres d’art complètement déstructu-rées que l’on n’avait pas les moyens qualitatifs de construire. En moins de dix ans, l’outil infor-matique lui a permis de créer ses bâtiments. Je suis allé visiter en Corée son Musée du design tout en tuiles dont il n’y en a pas deux qui ont la même dimension… Impossible à réaliser sans ordinateur.Mais c’est vrai, je suis frustré lorsque je vois apparaître l’objet conçu grâce à l’informatique. Avant, le dessin était une inter-prétation d’une vision. Aujourd’hui, la 3D c’est la photo de ce qui va être fait. Quand l’objet est créé, on a l’impression de le connaître…

Le design c’est l’art d’enjoliver la vie, mais c’est très sérieux en fait si l’on revient à cet arbre qui génère de l’énergie? Comment l’avez-vous imaginé?L’arbre est blanc parce que je voulais qu’il illustre cette idée d’énergie propre. Le vert et le blanc sont des codes de couleurs pour ce type d’énergie. J’ai fait plusieurs versions, mais c’est celle-ci qui a le plus d’impact. Il peut s’éclairer et ses feuilles sont de trois couleurs. D’autres décli-naisons seront possibles: en buisson, sur des toitures, sur des rambardes de balcons, des faça-des, sur des voies d’autoroute. Il faudra adapter le dessin de la feuille.

L’aspect de l’Arbre à vent va-t-il évoluer?On pourrait lui mettre des feuilles transparentes, le customi-ser. Je commence à organiser des workshops à l’ECAL, à la HEAD et à l’EPFL pour le rendre toujours plus performant. La feuille pour-rait par exemple avoir des quali-tés de photosynthèse grâce à des matériaux qui s’appliquent sur le

plastique, les racines pourraient devenir de la géothermie pour chauffer toute la maison, le tronc qui est en métal pourrait être en carbone pour filtrer l’air et puri-fier l’air tout autour. L’arbre pourrait devenir aussi performant qu’un vrai arbre… voire plus!

Vous touchez un domaine pointu, la recherche scientifique, lorsque vous vous attaquez à une telle réalisation.Oui, il y a un énorme travail d’in-génierie. Dans la forme des feuilles par exemple: une coque encapsule la matrix, génératrice qui crée l’électricité. Chaque feuille possède sa propre généra-trice à l’intérieur, donc si l’une tombe en panne, chaque feuille se répare ou se remplace. Nous avons dû penser au gel: les composants résistent jusqu’à moins 50 degrés. Nous n’en trouvions pas sur le marché et avons dû consulter des militaires. Pour éviter le vanda-lisme, les premières branches sont posées à plus de 3 mètres du sol. Tout cela en conservant son capital de poésie…

Sculpture Morphing Series Love Star.

Siège Geisha.

Ecrin et boîte à cigares.

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MONTREUR DE COULEURS

Ivé de Lisle ou le vocabulaire du style

La poésie d’un motif, le soyeux d’un tissu, la complexité d’un tissage le rendent intarissable. Le fondateur de Showroom 77, qui fournit les architectes d’intérieur et les décorateurs les plus exigeants, est à lui tout seul une encyclopédie de l’artisanat d’art. Rencontre avec un amoureux de la belle facture. Par Géraldine Schönenberg

Tous les tissus présentés sur ces deux pages proviennent des collections du studio de création et éditeur français Elitis.

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Une stature et une voix.L’homme a la poignede main militaire etla galanterie d’unchevalier égaré dansla campagne gene-

voise, à Colovrex, là où s’ébattentdes troupeaux de bisons. Mais sesconquêtes à lui il les mène sur leterritoire de la décoration d’inté-rieur. Pourfendant les fautes degoût, telles que la «fantaisie», ladisparition des manufactures oule nivellement du choix.

Le Showroom 77 est une vitrinedestinée aux professionnels etrien n’énerve autant Ivé de Lisleque lorsqu’un curieux fait intru-sion. «Revenez avec votre décora-teur», s’entend-il répondre genti-ment mais fermement. Etpourtant comme on le comprendcet inconnu qui a aperçu à traversles vitres de cette sorte de chaletpréfabriqué des pans d’étoffesprécieuses et du mobilier signé.L’opulence du décor nous trans-porte dans un tableau du peintre flamand Van Eyck où hermine, vi-son, tissus et tentures paraissentpalpables. Un luxe véhiculé parIvé de Lisle, distributeur exclusif

en Suisse d’éditeurs d’exception etde manufactures du monde entierqui fabriquent papiers peints, re-vêtements muraux et tissusd’ameublement. Des centaines deliasses d’échantillon exposées, unfoisonnement de couleurs et dematières, de textures insoupçon-nées. De l’artisanat d’art, les codesde la haute couture appliqués à ladécoration.

Le toucher et le façonnageEt surtout un vocabulaire qu’Ivéde Lisle manie avec passion. Le da-mas, le lampas, la brocatelle, lebrocart, des techniques de tissagedont a perdu le sens sinonl’usage*. «En quinze ans, la moitiédes usines textiles ont disparudans le monde. Celles qui subsis-tent ont les mêmes cahiers de ten-dance, ça réduit le choix», se déso-le-t-il tout en nous tendant unepeau de lapin au toucher de vison.«Si l’on veut savoir si une fourrureest belle, on souffle dessus. Et sil’air répartit bien le poil et qu’il seredresse tout de suite, c’est unetrès bonne fourrure.» Il nous mon-tre du galuchat, ces peaux de raiedont on voit le squelette poncé au

tendre quatre ou cinq ans, parexemple lorsqu’il s’agit de restau-rer le château de Versailles. Il y a une dizaine de tisseurs à bras dansle monde qui ont du travail pourl’éternité!» Ajoutant que l’artisa-nat d’art poussé à l’extrême étantle «broché main» avec ses irrégula-rités dues au geste de l’artisan. «Cen’est pas comme avec l’ordinateurlequel, en repérant la tension d’unfil, cesse la production d’un seulcoup.»

A Versailles justement, tout estrestauré avec de la soie, même si elle cuit au soleil. «La soie reste le meilleur accueil de pigments quisoit et donne les plus belles cou-leurs du monde. Pas le coton ou le lin qui sont des fibres réticentes à l’absorption. La soie est un buvardextraordinaire. Sur les blancs et

les écrus, on peut aller jusqu’à 20tons différents.»

Parmi les manufactures et leséditeurs qu’il représente autourdu monde, dont le plus importantest Elitis, il ne tarit pas d’élogesenvers la directrice de la fabriquesud-africaine De la Cuona qui,dit-il, «n’a peur ni des lions ni deshommes». De l’excellence des ma-tières façonnées, tels le lin, le ca-chemire et la laine. «Pour 1 m de tissu, son lin tissé façon damier pèse 800 g alors que le poidsmoyen est de 120 g.»

Et il y a Jim Thompson bien sûr,la fameuse soierie thaïlandaise.Nous apercevons des bocaux oùsont stockés des cocons de vers àsoie. A l’ouverture, une odeur ani-male nous étreint. «Les coconsthaïlandais sont jaunes tandis queles cocons français, chinois, ita-liens ou indiens sont blancs. Celatient à la feuille du mûrier que lesvers mangent. En Thaïlande, lesplantations sont en altitude etmoins traitées. Colorer du filjaune demande d’utiliser des tein-tures beaucoup plus sophisti-quées que sur du blanc. La soiethaïlandaise est la plus belle.

«Une étoffe doit être façonnée, car à l’origine ce n’est qu’un matériau, il faut la transformer»

milieu qui donne ce motif si parti-culier. Mais ce sont surtout ces tis-sus qu’il déploie l’un après l’autre, comme autant de supports àl’imaginaire qui vagabonde à tra-vers les siècles ou les contrées dubout du monde. Des broderies, du dévoré, de la moire, des ottomans. «Il fut untemps où l’on trouvait des spécia-listes dans le velours, le jacquard,le gobelin, mais aujourd’hui leséditeurs font de tout. On ne peutplus se contenter d’être très bondans une niche sauf pour les soie-ries à la main.» C’est à Lyon queperdure cette vieille tradition, lescanuts tissant à peine 40 cm parjour sur des métiers à bras de pe-tite largeur. «C’est une réalisationtellement exclusive que pour ob-tenir 60 m de tissu vous devez at-

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Regardez ce brin lavande à l’inté-rieur de la soie rouge, ça lui donneun écho.» Parmi toutes ces compo-sitions, l’une nous attrape l’œil parson graphisme abstrait telle unepeinture de Zao Wou-Ki.

Plus loin se trouvent les tartansdont Ivé de Lisle possède les échan-tillons de tous les clans existants. Et des modèles du créateur Hol-land & Sherry. «La maison ne fabri-quait que des tissus de costume jusqu’à ce que l’un des dirigeants ait l’idée de se lancer dans la con-fection de rideaux et de tissus d’ameublement il y a une quin-zaine d’années», dit-il.

La science des couleursLui qui voulait être artiste-pein-tre, et qui expose régulièrement,s’est formé à la couleur auprès desplus grands, tel le coloriste Jean-Philippe Lenclos. «Il a écrit plu-sieurs livres sur la géographie dela couleur. J’ai travaillé aussi avecVerner Panton. Mon parcours aété émaillé de ce type de rencon-tres, car je ne voulais pas êtrepassif dans mon métier», expli-

que-t-il. Il évoque les phraseschromatiques propres à chaquepays, un Japonais ou un Anglaisne parlant pas la même langue.«Mais ils sauront ce qu’est unealliance de tons rompus, une to-nique. C’est comme la musique,pour faire un accord il faut troisnotes. Dans la décoration, c’estpareil: vous pouvez partir enmode mineur, en mode majeur.»Comment s’orchestre cette sym-phonie de couleurs? Partir enmode mineur signifie estomper,avec une matière minérale au dé-part et deux pastels correspon-dants. «Le mode majeur, ce seraitpar exemple un pied-de-poulenoir et blanc avec un noir optiqueet un blanc très fort. Le noirchange en fonction de la matière:

sur un cachemire ou sur un ve-lours, ce n’est pas la mêmechose… Et sur un velours il y a cequ’on appelle la fleur, le reflet dupoil dans la lumière qui diffèreen fonction de l’ambiance selonqu’elle est électrique, du matinou du soir. Et aussi selon le cli-mat: la lumière n’est pas la mêmesur l’Atlantique que dans les îlesgrecques.» L’on apprend qu’ungrain sourd réduit les impacts delumière. Et quand parle-t-on detons rompus ou toniques? «C’estcomme dans un œuf: le jaune ori-ginal est tonique, et le jaunebattu avec le blanc est rompu.»

Et si pour éprouver la misérablepauvreté de notre vocabulairechromatique, on lui demande enavisant un luminaire exposé à la

couleur indéfinie: «Vous diriezque cette lampe est grise oumauve?» Il répond: «Elle est pla-tine avec une lumière de cristal etun abat-jour perlé.» Nous appre-nons aussi ce qu’est un «kaki vul-gaire»: «Quand il est trop réséda, ilfait militaire.»

Et le bon goût, en matière dedécoration, existe-t-il? Pour Ivé deLisle, le goût est une affaire deconnivence, d’époque. «Prenonsl’exemple du goût germanique.Quand vous regardez les maraisau nord de Hambourg, vous com-prenez que pour compenser latristesse poignante de ce paysage,il fallait bien, chez soi, une opu-lence baroque …» Et s’il déplore latyrannie du beige, de l’écru et de«l’off white» dans les intérieurscontemporains, l’ennemi morteldu goût se cache, selon lui, dans…la fantaisie. «Ça ne veut rien dire.On met de la fantaisie quand onn’a pas de culture. C’est l’acces-soire inutile dont on se lasse.»

*Voir notre lexique ajouté à la version de cet article pour notre site Internet

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Jacquards, soieries brodées, impressions ethniques: autant de façonnages, de techniques issues de l’artisanat d’art qui transforment chaque lé de tissu en pièce haute couture.

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E«Milá Chair», design Jaime Hayon pour Magis.

SALON DU MEUBLE DE MILAN

Elle représente l’archétype de l’objet design. Au point de se demander ce qui peut encore pousser un créateur à dessiner une chaise. Mais l’invention, les nouveaux matériaux, le style et une certaine poésie tendent à le prouver: on n’a jamais fini de repenser la position assise. Sélection d’Emmanuel Grandjean

«The Keystone», design Os&OOS.

Prouvé Raws «Office Edition», design Jean Prouvé réédité par Vitra et G-Star Raw.

«Industrial Garden», design Studio Job pour Seletti.

«Float», design Nendo pour Moroso.

«RAG Chair», design Piet Hein Eek.

«Sam Son», design Konstantin Grcic pour Magis.

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On croyait les formes molles disparues, l’effet «blob» des années 90 rangé des voitures. A Milan, les angles soft étaient partout. Dans la suspension de Tom Dixon, dans les carpettes de Front et dans le sofa de Ron Harad qui se gondole. Sélection d’ Emmanuel Grandjean

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L’EFFET«BLOB»

«Moon Jelly», vase tactile, design Eva Walkuski.

«Melt Copper», suspension, design Tom Dixon.

«Mexo», miroir en laiton, cuivre et acier poli, design Laurent Divorne.

«Matrizia», sofa, design Ron Arad pour Moroso.

«Shimmer», étagèreen verre, design

Patricia Urquiolapour Glas Italia.

«Scribble Red/Yellow», tapis à impression numérique, design Front pour Moooi.

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COMPOSITIONS MÉDITATIVES

Kyoto, où les jardins sont des voyages immobiles

Qu’ils soient d’agrément, de contemplation ou de thé, les jardins de l’ancienne capitale traduisent l’importance de la nature et de ses mises en scène dans la culture japonaise. Autant de mondes miniatures qui démultiplient les narrations et les temporalités. Par Jonas Pulver, Kyoto. Reportage photographique d’Aline Paley

«Ecoutez!Ecoutez attentivement…»

L’après-midi éblouissant tombe àl’oblique dans les grandes herbes. Les troncs

des vieux pins noueux sommeillent à l’ombre deleurs feuillages. A peine plus haut, encore invisible,

une cascade fait ricocher ses eaux vives. Fermer les yeux.Eprouver la chaleur qui frappe les paupières. Se désaltérer

aux seuls murmures de la source.Edifié en 1995 pour célébrer les 1200 ans de l’ancienne

capitale japonaise, le jardin Suzaku reflète les traditions d’hieret d’aujourd’hui qui font de Kyoto un véritable archipel depaysages. On trouve au Suzaku de grands bassins biseautésdont les pierres géométriques racontent le Japon contempo-rain, mais aussi des assemblages de roches et de végétationsaux éloquences de montagnes apprivoisées, des fleurs rou-

ges comme la mort en hommage aux esprits de l’au-delà, et quelques arbres penchés au-dessus de la

rivière pour mieux s’y réfléchir. Des paysages mi-niatures, des micro-mondes qui dialoguent

avec l’histoire et l’esthétique du Ja-pon: voilà ce que sont les jar-

dins de Kyoto.

Trente ans de pratique«La dimension sonore est primor-diale», observe Yuji Takata, unjeune paysagiste. «Les éléments nedoivent pas se dévoiler d’un seulcoup d’œil. Leur disposition doitstimuler l’imaginaire.» Le sentierdu jardin Suzaku serpente à fleurde mousses. «La cascade est mas-quée par un rocher, lui-mêmemasqué par un arbre, lui-mêmede l’autre côté d’un petit pont. Lebruit de l’eau est une invitation. Certains jardiniers peuvent passerplusieurs décennies à se spéciali-ser dans l’art de disposer les pier-res pour imprimer au fluide lebon mouvement et obtenir le cla-potis voulu…»

Yuji Takata, lui, est encore audébut du parcours. «Il faut beau-coup de patience. Pendant les pre-mières années, on ne fait que ra-masser les feuilles, porter lestroncs, à la rigueur on est autoriséà faire un peu de coupe.» Trenteannées de pratique: voilà le tempsnécessaire pour devenir un paysa-giste accompli, estime Takahiro

sa disposition «se ressent plusqu’elle ne s’explique». Affiner sasensibilité aux rythmes des sai-sons est une discipline de persévé-rance et de dévotion.

Tout au long de son histoiremillénaire, «le jardin japonais aété une évocation en miniatured’un paysage renommé ou pitto-resque», écrit Nicolas Fiévé dansun chapitre du livre Dispositifs et notions de la spatialité japonaise,paru aux Presses polytechniqueset universitaires romandes. Ro-ches dressées, collines artificielles,montagnes en bassin, arbres nani-fiés (bonsaï) ou paysages depierre, cette tradition «établie àpartir d’images et de croyances re-ligieuses en partie venues deChine» remonte au moins au dé-but de la période ancienne (593-1185). La montagne et l’eau ensont les deux métaphores fonda-trices, «auxquelles s’ajoute la fron-tière, symbole du passage de no-tre monde à un au-delà», poursuitNicolas Fiévé. La dimension sacréeassociée aux éléments primor-diaux du jardin remonte plus loinencore, à l’époque ancestrale oùles cultes locaux célébraient lesroches, les cascades ou les arbres comme réceptacles ou représen-tations des esprits et des dieux.

La nature imaginaireDès l’époque Heian (784-1185), àl’heure où l’actuelle Kyoto prenait

Inoue, l’un des patriarches de laprofession. L’œil aiguisé et lesmains fortes, il règne sur le syndi-cat des jardiniers de Kyoto tout endonnant régulièrement desconférences dans les grandes uni-versités du Japon. «Après dix ansde travail, on commence à maîtri-ser la taille des plantes. Bien sûr, ily a des règles, des critères debeauté et d’harmonie. L’eau, parexemple, doit toujours venir d’enhaut et couler naturellement, iln’y a pas de fontaine à propre-ment parler ou de jaillissementdans les jardins japonais. Néan-moins, ce sont les débutants quisuivent les règles. Les maîtres n’enont pas l’utilité.»

L’eau et la montagneLe jardin Suzaku a justement étéconçu par le bureau d’Inoue-san.«La force de Kyoto, c’est de savoirs’appuyer sur une tradition millé-naire pour faire naître des propo-sitions nouvelles.» Si, en général,un jardin reproduit ou reflète unpanorama historique ou connu,

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Kyoto, où les jardins sont des voyages immobiles

De gauche à droite: le jardin Suzaku, au centre de Kyoto; le jardin Kaizando du temple Tofuku-ji dont les arbustes s’accrochent au coteau artificiel datant de l’ère Edo; le jardin zen du temple Tofuku-ji avec ses écumes de sable et ses îlots de roche.

de thé Chikujoso s’ouvrent sur un espace vert ombrageux, moins co-difié, dans lequel l’œil se plaît às’égarer tandis que les vapeurs dematcha clarifient l’esprit. Un es-pace protégé, à l’écart de la rue,traditionnellement pensé pourpermettre au citadin de s’extrairedes trépidations urbaines et detranscender sa condition pour re-joindre une enclave rêvée.

Passer d’un monde à un autre.Voyager, immobile. Ce principearticule également les rapportsentre jardin et bâti, entre paysageet édifice. «Les constructions ja-ponaises diffèrent particulière-ment par deux aspects des bâti-ments occidentaux: l’absence desymétrie et l’absence de centrali-sation», faisait remarquer JosiahConder. Lumière, directionnalité,composition: les différentes par-ties du jardin sont ainsi variées enfonction de l’importance des piè-ces adjacentes. Depuis l’intérieurdu temple Komyo-in (l’un des sa-tellites du Tofuku-ji), non loin dusalon de thé, les ombres portéessur le gravier par les pierres zensemblent étrangement lointai-nes. Encadrées par les portes cou-lissantes, elles s’offrent par aplats,à la manière de peintures nonfiguratives.

Un théâtre de soiL’humeur de la nature, l’humeurde l’homme. Le jardin japonais est

idéalement un lieu de retraite qui facilite la méditation, et demandeà être conçu en accord avec le tem-pérament de son propriétaire. Se-lon Takahiro Inoue, «un jardindialogue avec une personnalité.C’est un exercice d’interpréta-tion.» Avant 1945, la plupart desmaisons japonaises, quel qu’aitété le statut social de leurs habi-tants, possédaient un jardin. YujiTakata, le jeune paysagiste, a suexploiter avec un talent fou lesquelques mètres carrés qui joux-tent son appartement du centre-ville – lanternes de pierre et brûle-encens parmi les fougèresciselées. D’autres, comme l’acteurDenjiro Okochi, star de films desamouraïs disparu dans les an-nées 60, ont dédié des hectaresentiers à l’élaboration de jardinsqui puissent habiter leur regard etapaiser leur âme.

La propriété d’Okochi-san,ouverte aux visiteurs dans les hau-teurs d’Arashiyama, s’offre commeune juxtaposition de tableaux etd’impressions: intimité et modes-tie du chemin de thé, abrité dusoleil par les myriades de feuilles d’érables; dignité et solitude de laporte médiane, derrière laquelleles hautes flèches des arbres sedressent fièrement face à la vallée;pénombre et recueillement de labambouseraie contre laquelle lespavillons semblent vouloir seblottir. Tout à la fois théâtre de verdure, décors de vie et narrationde soi. Est-ce Denjiro Okochi qui afait sculpter ces paysages à l’imagede ses idéaux? Ou est-ce cette suc-cession d’espaces immémoriauxet symboliques qui ont façonné lapensée du grand acteur? Le jardinjaponais est un miroir dans lequell’imaginaire humain et les formesde la nature se contemplent mu-tuellement, pour mieux se rappe-ler à leur gémellité.

le statut de capitale et que le bouddhisme et le taoïsme ga-gnaient en influence, «la plupartdes palais se dressaient au milieud’un jardin paysager», note en-core Nicolas Fiévé. Dans la lignedes représentations bouddhistes,la figure de la montagne fabu-leuse émergeant au milieu du cos-mos pouvait y prendre la formed’une pierre circonscrite par unplan d’eau, ou d’un monticuledressé par la main de l’homme.C’est le cas du jardin à étang qui sedéploie au temple Tofuku-ji, de-vant le Kaizando (le pavillon dé-dié à la vénération des ancêtres-fondateurs), au sud-est de la ville. Derrière l’aire de sable ratissée endamiers (référence aux motifs dudélicieux jardin de mousses tapien contrebas), les masses sphéri-ques des arbustes s’accrochent auflanc de coteau datant de l’ère Edo. Contraste de verts et de gris,équilibre du plan et des volumes,horizon tronqué par la colline quirappelle les perspectives sans cielde certaines estampes.

Une représentation qui ne ca-che rien de ses artifices, mais qui,au contraire, les revendique. Unemise en scène de la nature qui seveut plus naturelle que la natureelle-même. Tout l’inverse de l’artoccidental dont les techniquesont longtemps cherché à s’effacerelles-mêmes. «L’amour de la na-ture au Japon se reflète dans les

arts décoratifs et l’artisanat desobjets les plus simples aux plussophistiqués, à tel point que cesformes, imaginaires ou réalisées,sont devenues des standards parlesquels la nature elle-même estvue et évaluée», observait JosiahConder (1852-1920), architecteet conseiller du gouvernementMeiji, dans son ouvrage de réfé-rence Landscape Gardening in Ja-pan. Tout comme chez les Grecs,au Japon la beauté féminine elle-même possède une typologie éta-blie. «De la même manière, l’arbrede pin, le prunier, les montagnes,les lacs, les cascades possèdentdes standards idéaux de compa-raison.»

Ecumes de sableCette nature réinterprétée et réin-vestie par ses propres signes ne seregarde pas seulement pour leplaisir. Elle est aussi, depuis Heianet les préceptes taoïstes, source delongévité: troncs tortueux des co-nifères centenaires, évocation desommets servant de retraites auxermites, roches-carapaces de tor-

tue, il y a là toute une grammairedu «vivre vieux». Dans la traditionjaponaise, l’accès au sens est orga-nisé par des préceptes philoso-phiques plutôt qu’esthétiques.Peinture, cérémonie du thé, artfloral et paysagisme sont des pra-tiques d’élévation. Elles parlentaux tempéraments du noble let-tré, mais aussi du poète, du moineou du bourgeois. Ainsi se déve-loppent, respectivement aux XIVeet XVIe siècles, deux autres typesde paysages: le jardin sec et lejardin à thé.

Le premier, «fait de roches et degraviers, parfois de mousses et de rares végétaux à croissance lente»,comme le décrit Nicolas Fiévé, en-toure en général le hojo, l’habita-tion du moine supérieur. C’est quele jardin zen a une fonction parti-culière: la contemplation. Côtésud du temple Tofuku-ji, îlots depierre et montagnes de roc sur-plombent leurs écumes de sableaux motifs incurvés. La composi-tion, minimaliste à l’extrême etcirconscrite par trois murs, pos-sède la pureté du gouffre.

Vapeurs de matchaLe jardin qui entoure le pavillonoù l’on procède à la cérémonie duthé, pour sa part, prend son essor avec la bourgeoisie d’Edo, friandede cette pratique. A deux pas duTofuku-ji, les tatamis, le mobilierlaqué et les baies vitrées du salon

Les deux photos de la p. 28: la propriété de l’acteur Denjiro Okochi est une juxtaposition de tableaux et d’impressions sur plusieurs hectares.P. 29: à gauche, vue sur le jardin sec depuis l’intérieur du temple Komyo-in: entre bâti et paysage, le passage d’un monde à l’autre; à droite: le jardin du salon de thé Chikujoso, un espace vert dans lequel perdre son regard.

30 Architecture & Design Le Temps l Samedi 30 mai 2015

INTERVIEW SECRÈTE

India Mahdavi,qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant?

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Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves.Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.

Le Temps l Samedi 30 mai 2015 Architecture & Design 31

India Mahdavi rêve en cou-leurs et en plusieurs langues.Elle crée en couleurs et en plu-sieurs langues aussi, quandon sait les décrypter. Cette ar-chitecte-designer-directrice

artistique conçue en Inde pen-dant la lune de miel de ses pa-rents (elle lui doit son prénom),née en Iran, qui a grandi auxEtats-Unis, puis en Allemagne eten France, a du sang-mêlé dansles veines: égyptien et anglais ducôté de sa mère, iranien du côtéde son père. Enfant nomade plu-sieurs fois déracinée, elle a l’art decréer des lieux qui racontent deshistoires dont on souhaite deve-nir personnage principal ou se-condaire pendant une heure, unjour, une vie.

India Mahdavi a suivi des étu-des d’architecte à Paris, étudié ledesign industriel à l’Ecole des artsvisuels de New York puis appris àdessiner des meubles à la fa-meuse école de design Parsons.Elle a travaillé avec le grand Chris-tian Liaigre et ouvert son proprebureau en 1999. Elle fait passer lafonction avant tout, mais dansson style hautement reconnaissa-ble, sorte d’orientalisme pop as-sez joyeux. Assez charnel aussi.

Ses projets sont comme elle, ilsont le goût de l’ailleurs: le restau-rant I Love Paris by Guy Martin quivient d’ouvrir à Roissy, un grand magasin à Istanbul, un yacht privé, deux villas à Big Sur en Cali-fornie, une autre dans le sud de la France. India Mahdavi a aussi créé cette année une collection de car-reaux de ciment pour Bisazza et detapis pour Nilufar. Une autre verrale jour cet été en collaborationavec la Manufacture Cogolin. On lui doit également la table Parrot, avec l’éditeur Petite Friture, petitetable blanche au pied rouge ter-miné en étoile, comme les pattes d’un oiseau des îles.

La rencontre s’est faite pendantle Festival d’Hyères, dont elle était membre du jury mode. Elle était assise à l’ombre, dans le jardin dela villa La Romaine, folie architec-turale en lente décadence.

Le Temps: Quel était votre plus grand rêve d’enfant?India Mahdavi: C’était de grandir. Quand j’étais très jeune, je voulais déjà être grande, indépendante.

L’avez-vous réalisé?Oui, forcément. Mais maintenant j’aimerais l’inverser. Retourner en enfance. J’ai grandi dans une structure familiale assez forte, dans une fratrie de cinq et j’étais pile la fille du milieu. Je parlais soit avec les grands, soit avec les petits, mais souvent j’étais seule. J’étais déjà assez indépendante. J’avais besoin de rêves et j’avais l’impression que la configuration familiale ne me le permettait pas suffisamment.

Quel métier vouliez-vous faire une fois devenue grande?Quand j’avais 14 ans, il était devenu évident que j’allais me lancer dans une carrière artisti-que. Mais je voulais faire des films. Je voulais être réalisatrice. Je me perdais à regarder des films et des films. C’était une obsession. J’avais besoin de vivre une autre vie. On met un peu de temps avant de se rendre compte que notre vie, c’est la nôtre et que c’est celle-là qu’il faut vivre d’abord, n’est-ce pas? J’avais l’envie de raconter d’autres histoires, d’être projetée dans un autre monde.

Comment êtes-vous passée de cette vie rêvée à la réalité de votre métier, qui vous permet d’embellir, de transformer le monde intime des autres?C’est arrivé assez tard. J’ai suivi des études d’architecture, mais je n’avais pas cette patience. Tout le processus était trop lent pour moi. J’ai commencé à travailler pour Christian Liaigre, et je me suis rendu compte que je pouvais raconter le temps avec l’espace. Les maisons, je vois cela comme des histoires. J’ai commencé à apprendre ce métier de façon pragmatique et professionnelle. Puis j’ai ouvert mon propre bu-reau. C’est difficile de passer d’un style – quand on travaille pour quelqu’un d’autre – au sien pro-pre. Définir sa signature person-nelle. Il faut savoir ce que l’on veut raconter. Parfois c’est assez facile de se placer derrière une autre personne, comme derrière un écran. Mais quand on est projeté sur le devant de la scène, on doit identifier ce que l’on veut dire, montrer. Quand je crée des mondes pour les autres, je le fais comme des portraits. J’essaie de tirer de chacun quelque chose d’important que je puisse retra-duire dans un espace. Cela m’aide. Je précise les choses au maximum.

Quel était votre jouet préféré?J’avais un petit lapin… En fait j’ai beaucoup déménagé dans mon enfance et je me souviens que quand j’ai quitté les Etats-Unis, je devais avoir 6 ans, ma mère m’a dit: «On va aller vivre en Europe, mais pas question qu’on emporte tous tes jouets.» J’ai eu droit à un nounours. Elle a donné tout le reste. Il m’était interdit d’avoir des poupées à la maison. Vous allez penser que mon enfance n’était faite que de frustrations, alors que ce n’était pas le cas. Ensuite j’ai eu pendant long-temps une sorte de truc en pelu-che: un lapin. Quand j’étais à l’école Freinet, à Vence, on avait le droit d’avoir nos animaux avec nous. J’ai eu un petit poussin et un petit canard. Oui, des vrais! Je les trimbalais partout dans l’école

tous les deux. (Rires.) Ils sont devenus très amis. Ils se bai-gnaient ensemble dans la piscine.

Avez-vous gardé votre premier nounours qui a fait le voyage depuisles Etats-Unis?Non. De mon enfance, je n’ai plus grand-chose. Nos enfances se sont envolées. En revanche, j’ai dità mon fils qu’il ne devait pas jeter ses jouets. Il a gardé son doudou. Il a 18 ans.

A quel jeu jouiez-vous à la récréation?A l’époque, dans les écoles, il y avait des jeux à la mode. Il y a eu l’élastique, les billes, l’épervier. Chez moi, à quoi est-ce qu’on jouait? La chose qui a le plus occupé mon enfance, c’était de construire des cabanes. On les démolissait, on les reconstrui-sait… Je me projetais dans une autre vie. Je m’imaginais vivre là.

Grimpiez-vous dans les arbres?Certainement, mais je n’en ai pas le souvenir. A l’école Freinet, qui était une école expérimentale, oui, on a dû faire tout ce qu’il fallait: grimper, creuser. On ne construisait pas nos cabanes dans les arbres, mais autour. Je me souviens qu’un jour, à l’école, un camion est arrivé rempli de volu-mes de mousses. Des volumes assez simples: des cubes, des parallélépipèdes, des rhomboè-dres, des cylindres. Et tous les élèves – on devait être 300 – ont eu trois jours pour faire des caba-nes dans toute l’école. Il y avait peut-être 1 ou 2 hectares de terrain. Et pendant trois jours, on n’a fait que cela. C’était rigolo.

Quelle était la couleur de votre premier vélo?Je n’en ai aucune idée.

Quel super-héros rêviez-vous de devenir?

des années 60 (elle est née en 1962, ndlr). Quand je pense à mon enfance, je pense à deux choses: aux lunch box (les sandwichs au beurre de cacahuète et à la gelée avec le lait au chocolat) mélangés à la culture familiale qui, chez moi, était la cuisine iranienne. L’odeur du riz basmati, les khoresh iraniens, les gâteaux que faisait ma mère. Ce sont les deux goûts de mon enfance.

Et si cette enfance avait un parfum, ce serait?Je pense que ce serait l’odeur du Play-Doh. (Pâte à modeler améri-caine, ndlr).

Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer?Je vivais à la mer, au bord de la Méditerranée. Elle était là. Je n’avais pas besoin d’y aller. Et quand j’étais plus jeune, on vivait au bord de l’Atlantique.

Savez-vous faire des avions en papier?Bien sûr! Et des bateaux. Et des décorations de Noël. Tout était fait main.

Aviez-vous peur du noir?Je n’en ai pas le souvenir. J’avais plus peur de la solitude que du noir. Seule dans le noir. Seule dans la mer…

Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour?Oui, bien sûr. Freddy.

Et de l’enfant que vous avez été?Oui, je m’en souviens très bien.

Est-ce qu’il vous accompagne encore?Oui, car ce sont les mêmes choses qui m’excitent. Mon travail sur la couleur me vient de mes mémoi-res d’enfance aux Etats-Unis. J’ai été élevée avec la télé en couleurs, avec les dessins animés. A la télé, le matin, on regardait les Peanuts, les Tex Avery. Et je crois que tout ce que je fais, les lieux, les mai-sons que j’imagine, possède un côté dessin animé. C’est coloré, acidulé. Il y a un côté pop. Une es-pèce d’orientalisme pop. Quand on est allés en Allemagne, je ne me souviens pas d’avoir eu une télé. Quand on est arrivés en France, j’avais 7 ans, on n’avait même pas le téléphone. Finale-ment un jour on a eu une télé, mais les couleurs n’existaient pas. C’était du noir et blanc. Les émis-sions commençaient à 18h, il y avait Colargol, Pollux et je ne sais pas quoi. On aurait dit de la pâte à modeler qui bougeait. C’était déprimant. Je trouvais la France de ces années-là glauquissimes. Mais j’ai puisé dans le sud de la France sa lumière, ses couleurs, ses odeurs.

«La chose qui a le plus occupé mon enfance, c’était de construire des cabanes. On les démolissait, on les reconstruisait… Je me projetais dans une autre vie.»India Mahdavi

Je crois que je voulais devenir un personnage de dessin animé. Bugs Bunny. Je trouvais cela très joyeux.

De quel super-pouvoir vouliez-vous être doté?Le pouvoir de la fée. Je voulais être Samantha de Ma Sorcière Bien Aimée, avec son nez.

Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc?En couleur, définitivement. Et en plusieurs langues. Polychromes et polyglottes, mes rêves.

Vous rêviez en quelles langues?Les premiers souvenirs sont liés au langage et quand j’ai appris à parler on vivait aux Etats Unis.

Avez-vous appris à parler iranien?Le farsi? Non. Aux Etats-Unis,

mon père pensait que ce n’était pas nécessaire. Peut-être a-t-il songé qu’on retournerait vivre enIran. Après j’ai dû apprendre à par-ler allemand. Puis Français. Cela faisait beaucoup de langues. Aujourd’hui, je prends des cours de farsi.

Quel était votre livre préféré?Il y en a eu plein! Curious George (de Margret et H.A. Rey, ndlr), l’histoire d’un petit singe mala-droit, Max und Moritz, Le ballon rouge d’Albert Lamorisse qui m’a touché plus que tout, Humpty Dumpty, ce livre de comptines anglaises de mon enfance. Les livres du docteur Seuss aussi. Et aussi ce livre dont je ne me sou-viens pas du titre dans lequel un petit garçon dessinait son monde au trait et ensuite rentrait dedans.

Les avez-vous relus depuis?Oui, je les ai tous achetés quand j’ai eu mon fils.

Quel goût avait votre enfance?C’est resté très lié aux Etats-Unis

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