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  • Prsentes par DEMTREIOAKIMIDIS, Jacques Goimard

    et Grard Klein

    LA GRANDE ANTHOLOGIEDE LA SCIENCE-FICTION

    HISTOIRES DE DEMAIN

    (1974)

  • INTRODUCTION A

    LANTHOLOGIE

    La science-fiction ! Selon certains, ce nestquune sous-littrature, tout juste bonne rassasier limagination des nafs et desjobards, et quil conviendra de verser unjour au rayon des vaticinations et deschimres visant soulever le voile delavenir. Pour dautres, cest la seule expres-sion littraire de notre modernit, de lgede la science, la dernire chance duromanesque et peut-tre enfin la voie roy-ale, conciliant limaginaire et la raison, vers

  • une apprhension critique dun futur im-possible prvoir en toute rigueur.

    La science-fiction mrite-t-elle cet excsdhonneur ou cette indignit ? Aprs tout, ilne sagit que dune littrature, on aurait tortde loublier. Or, les reproches quon lui faitcomme les espoirs quon place en elletiennent peut-tre la relation ambigu decette littrature la science et la tech-nique. Trop de science pour un genre lit-traire digne de ce nom, disent bien des lit-traires pour qui la culture sarrte au seuilde la connaissance positive et qui ne com-prennent lintrusion de la science dans le ro-man que si elle est prsente comme unavatar du mal, dans la ligne du Meilleurdes mondes ou Orange mcanique. Lascience-fiction traite la science comme unemagie, persiflent dautres, gnralement desscientifiques bon teint. Tandis que certainsthurifraires la prnent comme propre faire natre la curiosit scientifique,

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  • discuter les consquences du dveloppementscientifique pour lavenir de lhumanit. Onvoit que de tous cts le dbat est dplac : ilne sagit plus dune littrature et du plaisirquon y prend, mais dune querelle sur laplace philosophique, idologique, voire poli-tique de la science dans le monde moderne.Le reproche du manque de srieux ou delexcs de srieux fait la science-fiction,tout comme Vide quelle est le chanonmanquant entre les deux cultures, la scienti-fique et la littraire, renvoient tout uniment la fonction de la science dans cette littrat-ure. Et le risque de malentendu est alors sigrand que lon conoit que des crivains,agacs par cette prtention qui leur est at-tribue, aient eu lambition de se dbarrass-er du terme de science-fiction et de le rem-placer par celui de fiction spculative.

    Aussi bien la science-fiction ne sest pascontente dutiliser la science comme thme,comme dcor ou comme ftiche dot de

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  • pouvoirs quasi magiques ; elle a aussi puisson inspiration dans le bouleversement in-troduit dans notre socit par la science etlintuition que sans doute ce bouleversementest loin dtre fini ; enfin et surtout, elle a tprofondment influence par la pense sci-entifique. Ce que la science-fiction a relle-ment reu de la science, ce nest pas locca-sion dune exaltation de la technique, maislide quun rcit, et plus encore une chanede rcits, peuvent tre le lieu dune d-marche logique rigoureuse, tirant toutes lesconclusions possibles dune hypothse plusou moins arbitraire ou surprenante. En celala science-fiction est, modestement ou par-fois fort ambitieusement, une littrature ex-primentale, cest--dire une littrature quitraite dexpriences dans le temps mme oelle est un terrain dexpriences. En dautrestermes, elle ne vhicule

    pas une connaissance et na donc pas deprtention au ralisme, mais elle est,

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  • consciemment ou non, le produit dune d-marche cratrice qui tend faire sortir lalittrature de ses champs traditionnels (lerel et limaginaire) pour lui en ouvrir untroisime (le possible).

    On notera dailleurs quil a exist et quilexiste toujours des uvres littraires qui af-fectent de se fonder sur une connaissancescientifique (par exemple luvre de Zola)ou qui prtendent dcider si une telle con-naissance est bonne ou mauvaise, qui luifont donc une place trs grande mais qui nerelvent pas, lvidence, de la science-fic-tion ; ces uvres traitent des connaissancesscientifiques transitoires comme sil sagis-sait de vrits ternelles et ne font gure queles substituer aux dogmes mtaphysiquesquune certaine littrature sest longtempsvoue commenter ou paraphraser. Aulieu de quoi lcrivain de science-fiction partdun postulat et se soucie surtout den ex-plorer les consquences. Il se peut bien que,

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  • parasitairement, il expose sa propre visiondes choses comme sil sagissait dune vritrvle. Mais sur le fond, il crit avec des siet des peut-tre. Et parce que sa dmarcheest celle dun explorateur de possibles,lauteur de science-fiction crit une uvrebeaucoup plus ouverte et beaucoup plus mo-derne que la plupart des crivains-matres--penser dont les efforts tendent toujours perptuer les catgories de la vrit et delerreur, quels que soient les contenus quilsleur donnent. Cela est si patent quune his-toire qui, comme beaucoup descelles deJules Verne, a perdu sa base scientifique. ou qui nen a jamais eu nest pas nces-sairement sans charme. La crdibilit dunehistoire de science-fiction ne tient pas laforce de ses rfrences externes mais seule-ment sa cohrence interne. A la limite, letexte tient tout seul. Et cest prcisment partir de cette autonomie que, par un para-doxe qui nest que superficiel, il dvient

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  • possible de dire quelque chose doriginal, dedrangeant, dventuellement pertinent, surlavenir, sur le prsent, sur tout, absolumenttout ce que lon voudra. Au lieu de quoi la lit-trature qui saffirme solidement enracinedans le rel cest--dire dans une illusion deralit, ne fait que projeter sur le prsent etsur lavenir lombre des prjugs du pass ;elle ne donne que des rponses attendues etesquive tous les problmes un tant soit peudifficiles poser.

    Si lon retient de la science-fiction unetelle dfinition, il en rsulte quelle est aussiancienne que toute littrature orale oucrite, quelle a toujours entretenu dtroitsrapports avec la naissance des ides et desmythes quaujourdhui elle renouvelle etmultiplie. Lucien de Samosate, Cyrano deBergerac, Swift, Voltaire (dans Microm-gas) combinent dj linvention extraordin-aire, le dplacement dans lespace et dans letemps, la remise en question du prsent.

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  • Mais cest au dix-neuvime sicle que lascience-fiction prend son visage actuel.Esquisse dans le Fran-kenstein de MaryShelley (1817), prcise dans luvre de Poe,ce pote pris de raison, traversant celle deHugo avec le mtore de Plein ciel, elle seconstitue vraiment sous les plumes de JulesVerne et de Herbert George Wells. PourVerne, il sagit dabord de faire uvre dan-ticipation technicienne, de prolonger parlimagination et le calcul le pouvoir delhomme sur la nature, exerc par linterm-diaire des machines. Pour Wells, il sagitsurtout de dcrire les effets sur lhomme etsur la socit elle-mme de savoirs hypo-thtiques. De nos jours, on pourrait tretent de voir en Verne lanctre des futurologues , ces techniciens de lextra-polation raisonne et de la prvisiondavenirs quasi certains, et en Wells lepremier des prospectivistes , ces explor-ateurs volontiers tmraires des futurs

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  • possibles. Mais lopposition ne doit pas treexagre : les deux tendances se nourrissentlune de lautre jusque dans les uvres deces pres fondateurs.

    Aprs un dbut prometteur en Europe,vite remis en question par la grande criseconomique puis par la crise des valeurs quilaccompagne, et peut-tre en France parune incoercible rsistance des milieux lit-traires la pense scientifique, cest auxtats-Unis que la science-fiction trouverason terrain dlection, sur un fond dutopies(Edward Bellamy), danticipations sociales(Jack London) et de voyages imaginaires(Edgar Rice Burroughs). Hugo Gerns-back,ingnieur lectricien dorigine luxembour-geoise et grand admirateur de Verne et deWells, cre en 1926 la premire revue con-sacre entirement la science-fiction,Amazing stories ; trs vite les magazines semultiplient. Ils visent dabord un public pop-ulaire et sacrifient la qualit littraire ou

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  • mme la vraisemblance la recherche dusensationnel ; puis le genre se bonifie pro-gressivement. La Seconde Guerre mondiale,rvlant aux plus sceptiques limpact de latechnologie, incite plus de rigueur scienti-fique, et le dsenchantement qui accom-pagne les mutations acclres du mondeactuel conduit beaucoup dcrivains uncertain pessimisme tout en les amenant suppler la carence des valeurs par unerecherche esthtique croissante. Le rsultatest l : la science-fiction contemporaine,vivante dans tous les pays industrialiss, estun extraordinaire laboratoire dides et ellena plus grand-chose envier sur le plan dela forme la littrature davant-gardequand elle ne se confond pas avec elle chezun William Burroughs, un Claude Ollier, unJean Ricardou, un Alain Robbe-Grillet.

    Le plus surprenant peut-tre, cest que,malgr la varit de son assise gograph-ique, le domaine conserve une indniable

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  • unit. Peut-tre le doit-il entre autres fac-teurs la prsence insistante dun certainnombre de grands thmes qui se sont d-gags au fil de son histoire et qui le charpen-tent en se combinant, se ramifiant sanscesse. Cest un choix de ces thmes, prisparmi les plus reprsentatifs, que laprsente srie entend illustrer.

    Ce serait pourtant une erreur que de r-duire la science-fiction un faisceau dethmes en nombre fini dont chacun pourrait la limite se constituer en genre. A lexpri-ence, on sapercevra souvent que telle his-toire se trouve assez arbitrairement logedans un volume plutt que dans un autre(o classer une histoire de robot extrater-restre ? dans les Histoires dExtraterrestresou dans les Histoires de Robots ?), que telleautre histoire chappe au fond toutethmatique fortement structure et dfinit elle seule toute la catgorie laquelle elleappartient. Chemin faisant, on dcouvrira

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  • sans doute que, malgr les apparences, lascience-fiction nest pas une littrature thmes parce quelle ne raconte pas toujoursla mme histoire (le thme) sur des registresdiffrents, mais que, au contraire, chacun deses dveloppements chappe aux dveloppe-ments prcdents tout en sappuyant sur euxselon le principe, bien connu en musique, dela variation. Quand on a dit de telle nouvelleque cest une histoire de vampire, on saitdavance peu prs tout ce qui sy passera ;au contraire, quand on dit que cest une his-toire de robots, on nen a, contrairement aupoint de vue commun, presque rien dit en-core. Car toute la question est de savoir dequelle histoire de robots il sagit. Et cest dela confrontation entre quelques-unes desvariations possibles (lesquelles sont peut-tre, vrai dire, en nombre infini) que sur-git comme le halo foisonnant du mythe.

    Il serait pour le moins aventur deprtendre avoir enferm en douze volumes

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  • (onze catgories plus une qui les recouvretoutes, celle de lhumour) le vaste univers dela science-fiction ne serait-ce que parcequon estime plus de 30 000 le nombre detextes parus dans ce domaine aux tats-Unis seulement et qu lchelle mondiale ilfaudrait doubler peut-tre ce nombre. Dumoins cette anthologie a-t-elle t tabliemthodiquement dans lintention de donnerun aperu aussi vari que possible de lascience-fiction anglo-saxonne de la fin desannes 30 au dbut des annes 60. Plus de3 000 nouvelles ont t lues pour la com-poser, dont beaucoup figuraient dj dansdes anthologies amricaines. Laire cul-turelle et la priode retenues Vont t toutnaturellement : cest aux tats-Unis, ac-cessoirement en Angleterre (dans la mesuresurtout o les auteurs anglais sont publisdans les revues amricaines), que se joue ledeuxime acte de la constitution de lascience-fiction aprs lre, surtout

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  • europenne, des fondateurs ; cest l quavecune minutie presque maniaque les vari-ations possibles sur les thmes sont ex-plores lune aprs lautre ; cest l encoreque se constitue cette culture presqueautonome avec ses fanatiques, ses clubs, sesrevues ronotypes, ses conventions an-nuelles ; cest aussi lpoque dont les uvresse prtent le mieux a la dcouverte du genrepar le profane. Depuis le milieu des annes60, la science-fiction a considrablementvolu, au moins autant partir de sapropre tradition que demprunts la lit-trature gnrale. Aussi son accs sest-ilfait plus difficile et demande-t-il une cer-taine initiation.

    Les anthologistes, qui sont collectivementresponsables de lensemble des textes chois-is, ont vis trois objectifs dans le cadre dechaque volume :

    Donner du thme une illustration aussicomplte que possible en prsentant ses

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  • principales facettes, ce qui a pu les conduire carter telle histoire clbre qui en re-doublait (ou presque) une autre tout aussiremarquable, ou encore admettre unenouvelle de facture imparfaite mais duneoriginalit de conception certaine ;

    Construire une histoire dialectique duthme en ordonnant ses variations selonune ligne directrice qui se rapproche parfoisdune histoire imaginaire ;

    Proposer un ventail aussi complet quepossible des auteurs et fournir par l une in-formation sur les styles et les coles de lascience-fiction classique .

    Pour ce faire, une introduction vient pr-ciser lhistoire, la porte, les significationssecondaires, voire les connotations scienti-fiques du thme trait dans le recueil.Chaque nouvelle est prsente en quelqueslignes qui aideront nous lesprons lelecteur profane se mettre en situation, et

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  • qui lveront les obstacles ventuels duvocabulaire spcialis. Enfin un diction-naire des auteurs vient fournir des lmentsbiobibliographiques sur les crivainsreprsents.

    Ainsi cet ensemble ouvert quest laGrande Anthologie de la science-fiction, or-donne thmatiquement sur le modle de laGrande Encyclopdie, sefforce-t-il dtre unguide autant quune introduction la plusriche avance de notre sicle dans les ter-ritoires de limaginaire.

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  • PRFACE

    RVER DES LENDEMAINS

    De quoi demain sera-t-il fait, dans celivre ? Essentiellement, du quotidien : de lavie de tous les jours dans divers futurs pos-sibles, telle que lont imagine des auteursanglo-saxons de la science-fictioncontemporaine.

    Un des attraits majeurs de la science-fic-tion aux yeux des auteurs autant qu ceuxdes lecteurs tient ce que le genre permetla conception de mondes sur mesure. Desmondes, cest--dire des cadres : groupes hu-mains ou non-humains, communauts, cits,nations, plantes et galaxies. Sur mesure,cest--dire exactement tels quils

  • conviennent le mieux aux intentions delauteur lesquelles peuvent tre, par ex-emple, narratives, philosophiques, moralis-antes, didactiques, sociales, satiriques ouapocalyptiques.

    Acceptons une dfinition de la science-fic-tion telle que la proposa Isaac Asimov (le-quel voit l le domaine littraire o il estquestion de linfluence du progrs scienti-fique sur les gens), dune part ; et rappelons-nous, dautre part, que le progrs scientifiquepeut concerner la sociologie ou les applica-tions psychologiques des mass media aussi bien que la physique ou la chimie bio-logique ; nous comprenons alors sans peineque les auteurs dutopies ont frquemmentt salus comme des prcurseurs de lascience-fiction.

    Lorsque Aristophane dcritNphlococcygie ( Coucouville-sur-Nuage ) dans Les Oiseaux, lorsque Platonimagine sa cit idale dans La Rpublique,

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  • lorsque Thomas More prsente LUtopie eninventant le mot lui-mme (qui signifie enaucun lieu ), ces auteurs font-ils de lascience-fiction la manire dontM. Jourdain faisait de la prose ? Ils cdent entout cas une tendance naturelle de lesprithumain, celle qui consiste chercher com-ment la vie pourrait se drouler en un autrelieu, en un autre temps. Ils sefforcent, gale-ment, dnoncer directement ou indirecte-ment les rgles qui selon eux amlioreraient les structures de la socit etleur fonctionnement.

    Ces rgles furent dabord prsentes sousun clairage le plus souvent positif. Endautres termes, lauteur imagine une socito les choses vont mieux que chez lui (dansson pays, ou sur la Terre en gnral) et il lapropose en exemple ses lecteurs. Ainsiprocdent, parmi dautres, Tommaso Cam-panella dans La Cit du Soleil (1623), FrancisBacon dans La Nouvelle Atlantide (1627),

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  • Sbastien Mercier dans LAn 2440 (1771),Etienne Cabet dans son Voyage en Icarie(1839), Edward Bellamy dans Looking back-ward (1888), Ivan Efremov dans LaNbuleuse dAndromde (1957).

    Mais lide naquit galement du ngatif de tels rcits. Dautres auteurs semirent en quelque sorte prcher par lab-surde. Ils imaginrent ainsi des socits cari-caturales, dans lesquelles les vices rels oulatents de leurs propres mondes apparais-saient lvidence, grce lamplification, lexagration dlibre. Un exemple clbreest celui des Voyages de Gulliver (1726), nsdu dsir, chez Jonathan Swift, de fustiger sescontemporains en gnral et les savants de laRoyal Society en particulier.

    Parmi les mules longtemps rares deSwift figurent Emile Souvestre avec LeMonde comme il sera (1845) et EvgheniZamiatine avec Nous autres (1920). On peutconsidrer que celui-ci exprime laffirmation

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  • toujours plus marque de la contre utopie,aux dpens de lutopie ou tout au moinsaux dpens de lutopie telle que la con-cevaient encore, au sicle prcdent, les Ca-bet et les Bellamy.

    Les raisons de cette volution sontsimples. La premire est de nature purementlittraire. Les utopies dcrivent par dfini-tion primitive des socits parfaites. Or, laperfection fournit difficilement la trame dunvrai rcit. Tout au plus lauteur peut-il ra-conter les vnements ayant amen linstaur-ation du rgime parfait, et les tapes de sadcouverte par un visiteur tranger ainsique le fait par exemple en 1890 lconomisteviennois Theodor Hertzka dans Freiland.L intrigue de Looking backward, quant elle, se rsume ainsi : Bellamy endort sonhros en 1887 (cest--dire lpoque laquelle le livre fut crit) et le rveille en lan2000 ; ds ce moment, le visiteur venu duXIXe sicle est simplement rgal dexposs

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  • sur lorganisation sociale et conomique dela socit nouvelle dans laquelle il se trouveplong.

    La plupart des utopies sont atteintes decette sorte dimmobilisme, et comment sentonnerait-on ? Une socit qui a atteint laperfection na plus besoin dvoluer : oncomprend qutant heureuse, elle nait plusdHistoire. Le temps parat stre arrt pourelle. Or, le droulement dune action prsup-pose lcoulement du temps. Telle est lapremire raison du dclin des utopies.

    La seconde raison est le recours toujoursplus systmatique une technique de narra-tion beaucoup plus efficace cest--direbeaucoup plus intressante que celle des voyages guids des Cabet et des Bellamy.Ces auteurs, ainsi que leurs mules, faisaientvisiter leurs utopies la manire de muses.Laction, dans le rcit, tait avant tout mar-que par la promenade de ltranger,laquelle seffectuait comme devant les

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  • tableaux dune exposition lorsque lutopiene se limitait pas aux tableaux eux-mmes.Cependant, il ne sagissait plus dans ce casduvres prsentes comme tant dimagina-tion, mais bien dpures proposes en vue delorganisation future dune communaut :dune part lIcarie de Cabet et, de lautre, lesphalanstres de Fourier.

    Au XXe sicle, les romanciers dcouvri-rent quils avaient tout intrt mme silsse sentaient une me de rformateur ou deprophte imaginer une action, enpeignant au fur et mesure de celle-ci ce quitait ncessaire en guise de dcor. Ainsilutopie minutieuse et statique fut-elle sup-plante, dans le domaine de la fiction, parune utopie suggre et susceptible dechangement, montre en fonction du droul-ement de lintrigue. Bien videmment, ledroulement de cette intrigue tait prparselon le message ou la leon que lauteurdsirait donner.

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  • Dans Quand le dormeur sveillera (1899)de H. G. Wells, dans Le Meilleur des mondes(1932) dAldous Huxley, il sagit ostensible-ment de ce qui arrive au Dormeur et auSauvage respectivement, alors mme queWells et Huxley se proposent de mettre leurslecteurs en garde contre certaines tendancesde leurs socits contemporaines. LeDormeur et le Sauvage servent en quelquesorte dagents de liaison entre les autres per-sonnages et le lecteur : influencs par lecomportement de ceux-l, ils en sont souventaussi compltement drouts que celui-ci.

    Les auteurs modernes de science-fictiontendent supprimer cet agent de liaison.Souvent, ils recourent aux services dun Nar-rateur, et Plante gogos (1952), de Fre-derik Pohl et C. M. Kornbluth, montre le pro-cessus de faon particulirement claire.

    Dans ce roman, laction est raconte parun homme appartenant lpoque et la so-cit que les auteurs mettent en scne pour

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  • le lecteur. Pour le Narrateur de Pohl et Korn-bluth, contrairement au Dormeur de Wellsou au Sauvage de Huxley, il ny a donc pas desurprise ni de dcouverte immdiate,puisquil est apparemment bien intgr sonmilieu. Mais ce Narrateur se rvle progress-ivement un naf ; au dbut du roman, il croitvivre dans un monde parfait, ou presque par-fait, et il est amen ensuite dcouvrir petit petit la prvarication, la malhonntet oule cynisme de ceux quil admirait et qui ilaccordait sa confiance. A coup sr, leprocd convient la peinture dune contre-utopie, mais la vraisemblance de la narrationen souffre. Il est, en effet, malais de con-cilier la navet qui tait celle du Narrateurau moment de laction avec lamertume ou lesoulagement du mme Narrateur au mo-ment, ultrieur, o il fait son rcit : celui-cidevrait logiquement comporter des notationsvoquant la confiance dantan oppose audessillement des yeux survenu depuis lors.

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  • La contre-utopie prsente, tout commelutopie, des problmes dexposition.Habituellement et cest le cas de Pohl etKornbluth les romanciers sen tiennent auseul ton de candeur confiante, peu soucieuxquils sont de rvler prmaturment un effetde chute ou un retournement desituation.

    Plante gogos est en gnral considrcomme un des meilleurs romans de ce quona appel la science-fiction sociale, ou sociolo-gique. Pour crer leur cadre, Frederik Pohl etC. M. Kornbluth ont extrapol partir dunetendance quils distinguaient dj dans la so-cit de leur temps, en loccurrence la puis-sance de la publicit, et ils ont monstrueuse-ment hypertrophi ce trait dans lAmriquefuture quils dpeignent. Cette manire deprocder a t frquemment employe, carelle prsente deux avantages importants.

    Elle permet, tout dabord, de mettre en lu-mire un trait particulier de la structure

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  • sociale actuelle (impact de linformatique etdes mass media , surpopulation, tensionpsychologique ne de lagitation et du bruit,problmes urbains de transport, etc.) afindattirer lattention sur les dangers que sonamplification pourrait prsenter pourlavenir. Le cadre de la nouvelle convientaussi bien, sinon mieux, que celui du romanpour llaboration de vignettes satiriques decette sorte.

    Le second des avantages mentionns plushaut est dordre purement pratique. Lauteurde science-fiction il ne faut pas loublier nest pas un futurologue. Il ne dispose ni desmoyens ni du temps ncessaires pour accu-muler la totalit de la documentation partirde laquelle il pourrait laborer une imagevraisemblable, cohrente et complte de ceque sera la socit dans vingt-cinq ou trenteans. Lorsquil crit une histoire de demain,lauteur de science-fiction ne prtend pasdpeindre demain tel quil sera. Il montre

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  • simplement demain tel quil pourrait tre sitel ou tel des facteurs contemporainsvoluait dune certaine manire.

    Pour que cette science-fiction sociale ousociologique gagne en importance, au pointde se dtacher dfinitivement du genre delutopie et de la contre-utopie, il a fallu queles hommes comprennent lampleur quepeut avoir limpact de la science sur leur viequotidienne, et surtout sur le rythme auquelcette vie quotidienne peut en tre modifie.

    Lexplosion de la premire bombeatomique, en 1945, avait fait dcouvrir quedes applications de la science pouvaient bru-talement intervenir dans la vie de tous lesjours. Aux yeux de beaucoup de profanes, labombe atomique avait lair de sortir toutdroit dun rcit de science-fiction, et cettedernire y gagna indirectement un renou-veau dattention, souvent mfiante dailleurs.Mais, surtout, les annes suivantes mon-trrent que les applications de la science

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  • susceptibles dinfluencer la vie quotidiennene se limitaient aucunement la seulebombe atomique. Certaines de ces applica-tions taient malfiques ; dautres,bnfiques : tout dpendait, en fin decompte, de la volont de lhomme. Mais lesdeux points importants taient la ralit deces applications, et la rapidit avec laquelleelles en venaient jouer un rle jusque danslexistence de gens trs loigns de la recher-che scientifique. En quelques annes, desnologismes comme antibiotiques, inform-atique et transistor sont entrs dans levocabulaire courant du fait de la science.

    Au cours des trente dernires annes, il aainsi fallu accepter lide dun changement :le changement rapide et apparemment ir-rversible que la science impose par diversesvoies aux vies humaines. Et cest un reflet decette acceptation que lon peut distinguerdans les histoires de demain , qui re-prsentent le dveloppement, dans le cadre

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  • de la science-fiction moderne, des utopies etdes contre-utopies dantan.

    Isaac Asimov, dont la dfinition de lascience-fiction a t rappele au commence-ment de ces pages, a galement t le premi-er souligner, au moyen dune comparaison,une distinction entre deux types d histoiresde demain . Il a compar le premier de cestypes aux parties dchecs, et le second auxproblmes dchecs.

    Une partie dchecs se droule partirdune situation donne (la position initialedes pices sur lchiquier est toujours lamme) et conformment des rgles de jeutablies et connues (en particulier, lemouvement des diverses pices). Unproblme dchecs, dautre part, peut avoirpour point de dpart une position quel-conque. Une telle position est souvent tout fait invraisemblable du point de vue de lapartie, mais le problme doit tre rsolu con-formment des rgles qui sont exactement

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  • celles de la partie, ni plus ni moins. Asimovremarque trs pertinemment que certains r-cits de science-fiction peuvent ressemblerbeaucoup plus des problmes dchecs qudes situations rsultant du cours dune partierellement dispute par deux adversaires : ilspeuvent ainsi mettre en scne des socitsfutures dont on ne conoit gure commentelles auraient logiquement pu natre de lantre. Une fois que de telles socits ont tadmises, cependant, le comportement deshumains qui y voluent doit tre compatibleavec le ntre, en ce sens que lon doit pouvoiry reconnatre des mobiles tels que lamour,lambition, la mfiance, la cupidit, la sociab-ilit, et dautres. Cest toujours dtres hu-mains quil sagit, cest sur des tres humainsque la science fait sentir ses effets.

    Ces tres humains, que feront-ils, danslavenir qui leur est ouvert ? De quoi demainsera-t-il fait ? Cest la question laquelle lesutopies proposaient jadis une rponse ; cest

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  • la question propos de laquelle les contre-utopies lanaient un avertissement ; cestaussi la question qui a fait fleurir tout un do-maine de la science-fiction moderne.

    DEMTRE IOAKIMIDIS.

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  • LE COUT DE LA VIE

    par Robert Sheckley

    Incontestablement, lexistence delhomme occidental est devenue de plus enplus facile au cours des sicles. Le superfluet le luxe dune poque sont lindispensableet lordinaire de la suivante. Cela pose cer-tains problmes lconomie, et cesproblmes sont ici examins sur le plan duconsommateur.

    CARRIN dcida quil pouvait attribuer sontat desprit actuel au suicide de Miller, la

  • semaine prcdente. Mais cette certitude nelaida pas se dbarrasser de la peur vagueet informule qui le tenaillait. Ctait stupide.Le suicide de Miller ne le concernait pas.

    Mais pourquoi ce gros homme jovialstait-il donn la mort ? Miller avait toutpour tre heureux une femme, des enfants,un bon mtier et tout le merveilleux confortde lpoque. Pourquoi avait-il fait a ?

    Bonjour, chri, dit la femme de Carrinalors quil sasseyait la table du petitdjeuner.

    Jour, mon chou. Jour, Billy. Son fils grommela quelque chose.On ne peut jamais savoir avec les gens,

    pensa Carrin, qui forma un numro sur lecadran pour commander son petit djeuner.Le repas tait remarquablement prpar etservi par la nouvelle auto-cuisine lectriqueAvignon.

    Son cafard ne le quittait pas et ctait as-sez ennuyeux, car Carrin voulait tre au

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  • maximum de sa forme ce matin-l. Ctaitson jour de repos et il attendait la visite dureprsentant financier de llectrique Avign-on. Ctait un jour important.

    Il alla jusqu la porte avec son fils. Bonne journe, Billy. Son fils rpondit par un hochement de

    tte, puis il ramassa ses livres et partit pourlcole sans un mot ; Carrin se demanda siquelque chose le tracassait, lui aussi. Il es-prait que non. Un tre soucieux dans la fa-mille, ctait amplement suffisant.

    A tout lheure, mon chou. Il em-brassa sa femme qui sortait pour faire desachats.

    Elle, au moins, pensa-t-il en la regardantsloigner sur le trottoir, tait heureuse. Il sedemanda combien elle allait dpenser aumagasin E.A.

    Il jeta un coup dil sa montre et saper-ut quil restait une demi-heure avant lar-rive du reprsentant financier de lE.A. La

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  • meilleure manire de se dbarrasser de soncafard tait de le noyer, pensa-t-il, et il se di-rigea vers la douche.

    * **

    La salle de bain tait une petite merveillede plastique luisant et son luxe authentiquerendit un peu de sa srnit Carrin. Il jetases vtements dans le nettoyeur-repasseurautomatique E.A. et rgla le jet d la douchesur vif . Leau--trois-degrs-au-dessus-de-la-temprature-du-corps claboussa soncorps blanc et mince. Dlicieux ! Il conclutpar un schage-massage dans lauto-scheurE.A.

    Merveilleux ! pensait-il pendant que laserviette tirait et ptrissait ses muscles fil-andreux. Et il tait tout fait normal que ceft merveilleux, Se rappela-t-il. Lauto-sch-eur E.A. avec ses accessoires de rasage luiavait cot trois cent treize dollars, taxes noncomprises.

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  • Mais cela valait vraiment la dpense,dcida-t-il tandis que le rasoir E.A.mergeait dun coin et dbarrassait sonmenton du poil foltre qui lornait. Aprstout, que serait la vie sans les satisfactionsque procure le luxe ?

    Il avait des picotements dans tout lpi-derme lorsquil arrta lauto-scheur. Ilaurait d se sentir merveilleusement bien,mais ce ntait pas le cas. Le suicide de Millercontinuait lagacer, lui gchant la paix deson jour de repos.

    Y avait-il autre chose qui le tracassait ?Certainement rien en ce qui concernait lamaison. Ses papiers taient en ordre pour lereprsentant financier.

    Ai-je oubli quelque chose ? demanda-t-il voix haute.

    Le reprsentant financier de llec-trique Avignon sera l dans quinzeminutes , murmura son mmo parlant E.A.fix au mur de la salle de bain.

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  • Je sais. Y a-t-il autre chose ? Le mmo mural droula ses donnes en-

    registres une quantit de petites chosestelles que larrosage de la pelouse, la vrifica-tion du turboracteur, lachat de ctelettes demouton pour le lundi suivant, etc. Des bri-coles dont il navait toujours pas le temps desoccuper.

    Trs bien, a suffit. Il laissa lauto-valet E.A. lhabiller, drapant adroitement unchoix nouveau de tissus sur son corps. Unsoupon de parfum masculin la mode ache-va sa toilette et il passa dans le living-room,en se faufilant entre les nombreux appareilsqui salignaient le long des murs.

    Un rapide regard sur les cadrans fixs aumur lui indiqua que tout tait en ordre dansla maison. La vaisselle du petit djeuneravait t dsinfecte et range, la maisonnettoye, poussete et cire, les vtementsde sa femme suspendus, et les maquettes defuses de son fils ranges dans leur placard.

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  • Cesse de te tracasser, espce dhypocon-driaque, se dit-il rageusement.

    La porte annona : Mr. Pathis, des fin-ances dAvignon, est l.

    Carrin sapprtait ordonner la porte desouvrir lorsquil remarqua le barmanautomatique.

    Bon Dieu ! Il lavait compltement oubli,celui-l !

    Le barman automatique tait une produc-tion de la Castile Motors. Il lavait achetdans un moment de faiblesse. LE.A. nap-prouverait pas cela tant donn quellemme en fabriquait.

    * **

    Il roula le barman dans la cuisine puis dit la porte de souvrir.

    Je vous souhaite une excellentejourne , dit Mr. Pathis.

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  • Pathis tait un homme de grande taille etimposant, vtu dun drap de tweed tout fait classique. Les petites rides au coin de sesyeux indiquaient quil sagissait dun hommequi riait facilement. Il eut un large sourire etsecoua la main de Carrin, tout en jetant uncoup dil au living-room encombr.

    Belle maison que vous avez l, mon-sieur. Merveilleuse ! A ce propos, je ne croispas outrepasser le code de la Compagnie envous disant que votre intrieur est le plusbeau de ce quartier.

    A ces mots, Carrin sentit une bouffe defiert lenvahir, pensant la range de mais-ons identiques de ce pt de maisons, dusuivant, et de ceux daprs.

    Est-ce que tout fonctionne convenable-ment ? demanda Mr. Pathis en posant sa ser-viette sur une chaise. Pas dennuis de cect-l ?

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  • Absolument aucun, rpondit Carrindune voix enthousiaste. Le matriel delElectrique Avignon ne se drgle jamais.

    Llectrophone marche bien ? Il renou-velle bien les disques toutes les dix-septheures ?

    Certainement , rpondit Carrin. Ilnavait pas eu loccasion dessayer llectro-phone, mais ctait un meuble splendide.

    Le solido-projecteur fonctionne bien ?Ses programmes vous plaisent ?

    La rception est absolument parfaite ,affirma Carrin. Il avait regard un pro-gramme le mois prcdent, et ctait frap-pant de vie dune manire saisissante.

    Et la cuisine ? Lauto-cuiseur marche bi-en ? Le matre-recette cuisine bien ?

    Il prpare des plats excellents. Toutsimplement dlicieux.

    Mr. Pathis poursuivit en le questionnantsur son rfrigrateur, son aspirateur, sa voit-ure, son hlicoptre, sa piscine souterraine,

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  • et sur les centaines dautres articles que Car-rin avait achets llectrique Avignon.

    Tout est parfait, dit Carrin dun ton unpeu incertain, car il navait pas encore toutdball. Absolument parfait.

    Jen suis ravi, dit Mr. Pathis qui reculaen poussant un soupir de soulagement. Vousnavez pas ide des efforts que nous fournis-sons pour essayer de satisfaire nos clients. Siun article ne convient pas, nous le reprenonssans poser la moindre question. Nous nepensons qu satisfaire notre clientle.

    Japprcie beaucoup, Mr. Pathis.

    * **

    Carrin esprait que le reprsentant delE.A. ne demanderait pas voir la cuisine. Ilvoyait le barman de la Castile Motors installl, comme un porc-pic au milieu dune ex-position canine.

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  • Je suis fier de dire que la plupart desgens de ce quartier achtent nos articles,disait Mr. Pathis. Notre socit est puissante.

    Est-ce que Mr. Miller tait un de vosclients ? demanda Carrin.

    Cet homme qui sest suicid ? Pathiseut un bref haussement de sourcils. Oui, eneffet. Cela ma surpris, monsieur, beaucoupsurpris. Tenez, le mois dernier, Mr. Millerma achet un turboracteur du dernier mod-le, capable de rouler 600 kilomtres lheure en ligne droite. Il tait heureuxcomme un enfant, et pourtant, quelquetemps aprs Une chose pareille ! Naturelle-ment, le turbo avait un peu enfl le montantde sa dette.

    Naturellement. Mais quelle importance cela avait-il ? Il

    avait tout le luxe quun homme peut dsirer.Et pourtant, il prit une corde et alla sependre.

    Il sest pendu ?

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  • Oui, dit Pathis en fronant nouveaules sourcils. Tout le confort moderne dans samaison, et il se pendit avec un morceau decorde. Il tait probablement dsquilibrdepuis longtemps.

    Lexpression soucieuse quitta son visage,remplace par le sourire habituel. Maislaissons cela, et parlons de vous.

    Le sourire de Pathis slargit tandis quilouvrait sa serviette.

    Maintenant, votre compte. Vous nousdevez deux cent trois mille dollars et vingt-neuf cents, Mr. Carrin, votre dernier achatinclus. Est-ce exact ?

    Exact, dit Carrin, se rappelant lasomme daprs ses propres comptes. Voicimon acompte.

    Il donna une enveloppe Pathis qui la mitdans sa poche aprs en avoir vrifi lecontenu.

    Parfait. Maintenant, Mr. Carrin, je sup-pose que vous savez que vous ne vivrez pas

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  • assez longtemps pour nous rgler la totalitde votre dette ?

    Je ne le pense pas, en effet , rpondittranquillement Carrin.

    Il navait que trente-neuf ans, et cent an-nes de vie pleines devant lui, grce aux mer-veilles de la science mdicale. Mais avec unsalaire de trois mille dollars par an, il nepourrait pas tout payer et en mme tempsfaire vivre sa famille.

    Naturellement, nous ne voudrions pasvous priver du ncessaire, ce qui dailleursest formellement interdit par les lois llab-oration desquelles nous avons particip, etque nous avons contribu faire voter. Sansparler des articles extraordinaires quisortiront lanne prochaine des chosesdont vous ne pourrez vous passer.

    Carrin hocha la tte. Naturellement, ilsintressait aux nouveauts.

    Eh bien, si nous concluions larrange-ment habituel ? Si vous voulez vous engager

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  • ce que les revenus de votre fils pendant lestrente premires annes de sa vie adultenous soient verss, nous pourrons alors fa-cilement vous consentir de nouvelles condi-tions de crdit.

    Mr. Pathis sortit de sa serviette une liassede papiers quil tala devant Carrin.

    Si vous voulez bien signer ici, monsieur. Eh bien, dit Carrin, je ne suis pas sr.

    Jaimerais que mon fils prenne un bon d-part dans la vie et ne pas laccabler de

    Mais, mon cher monsieur, interrompitPathis, ceci est galement pour votre fils. Ilvit ici, nest-ce pas ? Il a le droit de profiterdu confort luxueux, des merveilles de lascience.

    Bien sr, dit Carrin, mais Monsieur, aujourdhui lhomme moyen

    vit comme un roi. Il y a cent ans, lhomme leplus riche du monde naurait pu acheter ceque le citoyen moyen possde actuellement.

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  • Vous ne devriez pas considrer ceci commeune dette. Cest un investissement.

    Cest vrai , dit Carrin dun tonincertain.

    Il pensa son fils et ses modles defuses, ses cartes clestes et gographiques.Est-ce que cela serait juste ? se demanda-t-il.

    Quelque chose ne va pas ? demandaPathis dun ton enjou.

    Eh bien, je rflchissais, rpondit Car-rin. Engager les revenus de mon fils Vousne pensez pas que cest aller un peu troploin ?

    Trop loin ? Mais, mon cher mon-sieur ! Pathis clata de rire. Connaissez-vous votre voisin, Mr. Mellon ? Eh bien nedites surtout pas que cest moi qui vous, laidit il a dj engag les revenus de sespetite-fils pour la dure totale de leur vie ! Etil ne possde pas la moiti des biens quilsouhaiterait acqurir ! Nous arrangerons

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  • quelque chose pour lui. Servir le client estnotre mtier et nous le connaissons bien.

    Carrin tait visiblement branl. Et quand vous aurez disparu, monsieur,

    tout appartiendra votre fils. Ctait vrai, pensa Carrin. Son fils pos-

    sderait toutes les merveilleuses choses quiremplissaient la maison. Et aprs tout, celane reprsentait que trente ans dune vie quipouvait se prolonger jusqu cent cinquanteans.

    Il signa avec un large paraphe. Excellent ! dit Pathis. A propos, est-ce

    que votre maison est quipe dun matre-oprateur E.A. ?

    Non, elle ne ltait pas. Pathis expliquaque le matre-oprateur tait la nouveaut delanne, un progrs surprenant de la sciencelectronique. Lappareil se chargeait detoutes les fonctions domestiques et de lacuisine sans que son propritaire ait leverle petit doigt.

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  • Au lieu de courir toute la journe pourpousser une demi-douzaine de boutonsdiffrents, avec le matre-oprateur, tout ceque vous avez faire cest den pousser unseul ! Cest un progrs remarquable.

    Comme cela ne cotait que cinq centtrente-cinq dollars, Carrin en commanda unet la somme sajouta sa dette.

    Oh ! aprs tout, pensa-t-il, en reconduis-ant Pathis jusqu la porte, cette maisonserait un jour celle de Billy. La sienne et cellede sa mre. Il dsirerait certainement les art-icles au got du jour.

    Simplement appuyer sur un bouton.Quelle conomie de temps !

    * **

    Aprs le dpart de Pathis, Carrin sassitdans un fauteuil ajustable et mit en marchele solido. Aprs avoir rgl lezi-cadran, il se

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  • rendit compte que le tlviseur ne retrans-mettait rien qui pt lintresser. Il fit bas-culer le fauteuil et sallongea pour faire unpetit somme.

    Mais un je-ne-sais-quoi continuait letracasser.

    Hello, chri ! Il sveilla et se renditcompte que sa femme tait de retour. Ellelembrassa sur loreille. Regarde.

    Elle avait achet un sexy-nglig E.A. Ilfut agrablement surpris quelle net achetque cela. Habituellement, Leela revenait deses courses surcharge de paquets.

    Cest adorable , dit-il.Elle se pencha pour quil lembrasse, puis

    elle mit un petit rire habitude nouvellequelle avait prise en voyant la dernire stardu solido. Il aurait prfr quelle senabstienne.

    Je vais au cadran qui commande lesouper , dit-elle, et elle se dirigea vers lacuisine. Carrin sourit, en pensant que son fils

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  • pourrait commander son souper sans bougerdu living-room. Il se laissa aller en arriredans son sige, au moment prcis o son filsentrait.

    Comment a va, fils ? demanda-t-il. Trs bien, rpondit distraitement Billy. Quest-ce quil y a, fils ? Lenfant re-

    garda ses pieds sans rpondre. Approche.Dis papa ce qui ne va pas.

    Billy sassit sur une caisse non ouverte etprit son menton dans ses mains. Il leva lesyeux et regarda pensivement son pre.

    Papa, si je le voulais, est-ce que je pour-rais devenir un matre rparateur ?

    Mr. Carrin sourit la question. Billyvoulait tre tour tour matre rparateur etpilote de fuse. Les rparateurs constituaientllite. Leur travail consistait mettre aupoint les machines rparer automatiques.Les machines rparatrices pouvaient rparernimporte quoi, mais il tait impossibledavoir une machine rparant les machines

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  • qui rparaient les machines. Ctait l o lesmatres rparateurs entraient en jeu.

    Mais ctait un domaine hautement com-ptitif et seuls les meilleurs cerveaux taientcapables dobtenir cette qualification. Bienque lenfant ft brillant, il ne semblait pasavoir lesprit scientifique.

    Pourquoi pas, fils ? Tout est possible. Mais est-ce possible pour moi ? Je ne sais pas, rpondit Carrin aussi

    honntement quil le put. De toute faon, je ne dsire pas devenir

    matre rparateur, dit lenfant en compren-ant que la rponse tait ngative. Je veuxtre pilote spatial.

    Pilote spatial, Billy ? demanda Leela,qui entrait dans la pice. Mais il ny en a pas.

    Si, il y en a, affirma Billy. On nous a dit lcole que le gouvernement sapprtait envoyer des hommes sur Mars.

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  • Il y a une centaine dannes quilsrptent a, dit Carrin, et ils nont pas encorerussi le faire.

    Cette fois, cest diffrent. Mais pourquoi voudrais-tu aller sur

    Mars ? demanda Leela en clignant de lil Carrin. Il ny a pas de jolies filles sur Mars.

    Les filles ne mintressent pas. Tout ceque je veux, cest aller sur Mars.

    a ne te plairait pas, mon chri. Cestun vieux monde dsagrable o il ny amme pas dair.

    Si, il y a de lair, et jaimerais y aller, in-sista lenfant, la mine renfrogne. Je ne meplais pas ici.

    Que dis-tu ? demanda Carrin en seredressant. Est-ce que tu manques dequelque chose ? Y a-t-il quoi que ce soit quetu dsires ?

    Non, pre. Jai tout ce que je veux. Quand son fils lappelait pre , Carrinsavait que quelque chose nallait pas.

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  • coute, fils. Quand javais ton ge, moiaussi je voulais aller sur Mars. Je voulaisfaire des choses romanesques. Je voulaismme tre matre rparateur.

    Alors, pourquoi nas-tu rien fait decela ?

    Eh bien, jai grandi. Jai ralis quil yavait des choses beaucoup plus importantes.Tout dabord, il me fallait payer les dettesque mon pre mavait laisses, puis ensuiteje rencontrai ta mre

    Leela mit un petit gloussement. et je voulais ma propre maison. Ce

    sera la mme chose pour toi. Tu rgleras tesdettes et tu te marieras, tout comme moi.

    Billy demeura silencieux un moment, puisil repoussa en arrire ses cheveux noirs aussi raides que ceux de son pre ethumecta ses lvres.

    Comment se fait-il que jaie des dettes,pre ?

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  • Carrin expliqua avec soin. Ce dont une fa-mille avait besoin pour mener une vie civil-ise, et ce que cela cotait. Comment il fallaitpayer. Comment il tait courant quun filsprt part aux dettes de ses parents lorsquildevenait adulte.

    Le silence de Billy lagaa. Ctait toutcomme si son fils lui en faisait le reproche.Aprs des annes desclavage pour donnertout le confort possible son ingrat rejeton !

    Fils, dit-il durement, as-tu tudi lhis-toire lcole ? Bien. Alors, tu sais ce qui sepassait dans le pass. Il y avait des guerres.Aurais-tu aim tre tu au cours duneguerre ?

    Lenfant ne rpondit pas. Ou prfrerais-tu treinter durant huit

    heures par jour effectuer le travail quunemachine devrait faire ? Ou avoir faim tout letemps ? Ou froid, avec la pluie tombant surtoi et aucun endroit o tabriter pourdormir ?

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  • Il se tut, attendant une rponse, nenreut pas et poursuivit :

    Tu vis lpoque la plus fortune quelhumanit ait jamais connue. Tu es entourde toutes les merveilles de lart et de la sci-ence. La meilleure musique, les plus grandslivres, tout lart du monde sont la porte detes doigts. Tout ce que tu as faire, cest ap-puyer sur un bouton. Son ton sadoucit. Eh bien, quen penses-tu ?

    Jtais en train de me demander com-ment je pourrais aller sur Mars, rponditlenfant. Avec la dette, je veux dire. Je nepense pas que je puisse y chapper.

    Non, naturellement. A moins dtre passager clandestin

    bord dune fuse. Mais tu ne ferais pas cela. Non, bien sr que non, rpondit len-

    fant, mais son ton manquait de conviction. Tu resteras ici et tu pouseras une gen-

    tille jeune fille, dit Leela.

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  • Oui, dit Billy. Oui, bien sr. Il souritsoudain.

    Je ne pensais pas srieusement allersur Mars, vous savez.

    Jen suis heureuse, rpondit Leela. Oubliez tout ce que jai dit , dit Billy

    avec le mme sourire froid.Il se leva et courut vers lescalier. Il est probablement parti jouer avec ses

    fuses, dit Leela. Cest un vrai petit diable.

    * **

    Les Carrin dnrent tranquillement, puisce fut lheure pour Mr. Carrin daller trav-ailler. Il tait de lquipe de nuit ce mois-l. Ilembrassa sa femme, monta dans son turbo etfona vers lusine. Les portes automatiques lereconnurent et souvrirent devant lui. Il par-qua son vhicule et pntra dans son atelier.

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  • Il y avait des tours automatiques, despresses automatiques tout en fait taitautomatique. Lusine tait immense et bril-lamment claire, et les machines ronron-naient doucement pour elles-mmes, faisantleur travail et le faisant bien.

    Carrin se dirigea vers lextrmit de lachane dassemblage des machines laverautomatiques, pour y relever son camaradedu quart prcdent.

    Tout va bien ? demanda-t-il. Bien sr, rpondit lhomme. Il ny en a

    pas eu une seule de rate depuis un an. Cesnouveaux modles sont parlants. Ils ne sal-lument pas comme les anciens.

    Carrin sassit la place de lhomme et at-tendit que la premire machine laver ap-paraisse. Son travail tait la simplicitmme. Il demeurait assis sa place et lesmachines passaient devant lui. Il appuyaitsur un des boutons de la machine afin desassurer que tout tait en ordre. a ltait

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  • toujours. Aprs tre passes devant lui, lesmachines laver se dirigeaient vers la sec-tion demballage.

    La premire apparut sur le long tapisroulant. Il appuya sur un bouton latral.

    Prte pour le lavage , dit la machine laver.

    Carrin pressa sur un autre bouton et lamachine sloigna.

    Satan gamin, pensait-il. Ferait-il un jourface ses responsabilits ? Une fois lgeadulte, sinsrerait-il sa place dans la so-cit ? Carrin en doutait. Lenfant tait unrebelle-n. Si quelquun allait un jour surMars, ce serait son fils.

    Mais cette pense ne le proccupait passpcialement.

    Prte pour le lavage. Une autre ma-chine passa devant lui.

    Carrin se rappela quelque chose proposde Miller. Cet homme jovial parlait contin-uellement des plantes, disant toujours en

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  • blaguant quil partirait un jour quelque partet y vivrait la dure. Pourtant il ne lavait pasfait. Il avait pris un rouleau de corde et taitall se pendre.

    Prte pour le lavage. Carrin avait huit heures devant lui, et il

    relcha sa ceinture pour sy prparer. Huitheures pousser des boutons et couterdes machines annoncer quelles taientprtes.

    Prte pour le lavage. Il appuya sur le bouton. Prte pour le lavage. Lesprit de Carrin svada de son travail,

    qui de toute manire ne demandait pas beau-coup dattention. Il aurait souhait avoir faittout ce quil dsirait faire lorsquil taitjeune.

    Cela aurait t merveilleux dtre un pi-lote de fuse, dappuyer sur un bouton etdaller sur Mars.

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  • Titre original : The cost of living.

    Reproduit avec lautorisation de Intercon-tinental Literary Agency, Londres.

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  • AUDITIONS FORCEES A

    PERPTUIT

    par Ann Warren Griffith

    Si largent est depuis longtemps le nerf dela guerre, la publicit est en train de sim-poser comme celui du commerce. On peut,ds lors, concevoir une socit qui vit sur cenerf, et cela de faon ininterrompue.

  • MAVIS BASCOM parcourut htivement lalettre et la tendit son mari par-dessus latable du petit djeuner. Fred, ayant lu lepremier alina, scria : Elle sera ici cetaprs-midi !

    Mais ni Mavis ni les deux enfants ne len-tendirent, car la bote de crales mettait un Boum ! Boum ! qui couvrit sa voix.

    Puis ce bruit cessa et le pain dit, dunevoix pressante :

    Une tranche de pain si exquise mritequon en mange une autre ! Maman, quediriez-vous dune nouvelle tranche de painpour chacun ?

    Mavis plaa quatre tranches de pain danslappareil toasts. Il y eut un bref silence.Fred aurait aim discuter la visite immin-ente, mais sa fille le devana en disant :

    Maman, cest mon tour de choisir laprochaine marque de crales. Cette bote estpresque vide, du reste elles ntaient pas

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  • particulirement bonnes. Memmneras-tuau magasin cet aprs-midi ?

    Oui, naturellement, ma chrie. Je doisavouer que, moi aussi, je suis heureuse devoir cette bote toucher sa fin. Elle ne faitque rpter Boum ! Boum ! tandis quil yen dautres qui mettent des slogans et descouplets publicitaires si charmants. Je necomprends vraiment pas ce qui tavait faitchoisir cette marque-l, Billy ?

    Billy fut sur le point de rpondre lorsquele paquet de cigarettes de son pre lui coupala parole.

    Mais oui, monsieur ! Cest le momentdallumer une bonne Chesterfield ! Linstantde savourer cette premire cigarette de lajourne, si dlicieuse et si douce.

    Fred alluma une cigarette et observa dunair furieux :

    Mavis, tu sais parfaitement que jenaime pas tentendre parler de la sortedevant les enfants. Ce Boum ! Boum ! est

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  • une publicit excellente et par tes rflexionsdsobligeantes tu sapes tout Je ne per-mettrai pas que tu induises nos enfants enerreur.

    Je mexcuse, Fred , fut tout ce queMavis eut le temps de rpondre, car la bote sel commena une longue causerie sur lesbienfaits de liodisation, fort bien docu-mente du point de vue technique.

    Ayant t oblig de partir pour son bureauavant la fin de cette causerie, Fred tlphona Mavis dans la journe au sujet de laprochaine visite de la grand-mre de celle-ci.

    Mavis, dit-il, il est absolument im-possible quelle demeure chez nous ! Il tefaudra nous dbarrasser delle le plus vitepossible !

    Entendu, Fred. Du reste, je ne crois pasquelle ait lintention de rester longtemps. Tusais trs bien quelle dteste autant venir envisite chez nous, que nous dtestons larecevoir.

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  • Eh bien, le plus tt elle partira, lemieux ce sera. Si quelquun au bureau d-couvrait qui elle est, je serais mis la portede Vu le jour mme.

    Oui, Fred, je men doute. Je ferai demon mieux.

    Depuis quinze ans Fred travaillait la So-cit de Ventriloquie Universelle des tats-Unis. Son travail avait t exceptionnel, soustous les rapports, et moins que ses chefsaient vent de laffaire de la grand-mre deMavis, il pouvait esprer rester au service decette compagnie jusqu la fin de ses jours.Chacun de ses avancements, sur cette longueroute qui lavait men de garon de bureau son poste actuel de vice-prsident adjointcharg des ventes, lui avait procur une sat-isfaction intense, quoique parfois il regrettaitnavoir pu faire sa carrire dans les servicestechniques. Elles taient fascinantes, cesnormes batteries de machines dversantleurs messages au peuple amricain. Cela lui

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  • paraissait tenir du miracle, cette faon dontles slogans publicitaires taient lancs danslatmosphre et capts par des disquesminuscules placs dans la bouteille, ou labote, ou le carton, ou nimporte quel em-ballage contenant le produit vant. Tout cequil savait tait que cela impliquait un cer-tain processus lectronique quil ne par-venait pas comprendre. Un processus si in-croyablement complexe et cependant duneprcision extraordinaire. Il navait jamais en-tendu dire quune de ces machines ait com-mis une erreur. Par exemple, il ntait encorejamais arriv quune publicit devant tremise par une bote de cirage ait t diffusepar un flacon de lotion pour faire repousserles cheveux. Cependant, si intress quilpouvait ltre par les complications tech-niques de la Ventriloquie Universelle, il ne sesentait pas particulirement dou pour cettesorte de choses et, finalement, tait heureuxde pouvoir collaborer au Service des ventes.

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  • Du reste, sa collaboration tait trs im-portante. Dj, dans le courant des deuxcourtes annes depuis sa nomination auposte de vice-prsident adjoint du Servicedes ventes, il avait russi placer sous con-trat les deux clients les plus rcalcitrants quiaient jamais t amens dans le camp de laVentriloquie Universelle. Dabord ce fut laCompagnie des Tlphones, prsent un desbudgets les plus importants sur les livres dela Vu. Elle avait rsist toutes les sollicita-tions des meilleurs dmarcheurs de la Vupendant des annes, jusquau moment o lui,Fred, eut lide lumineuse qui fit franchir leRubicon cette compagnie : un simple mes-sage lanc par chaque appareil tlphonique, des intervalles dun quart dheure, pendanttoute la dure des missions journalires dela Vu, rappelant aux usagers de consulterlannuaire avant de demander les renseigne-ments. Aprs ce coup de matre qui rduisitnotablement les demandes inutiles, librant

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  • ainsi les lignes pour les communications,Fred fut considr par ses chefs comme unhomme que lon pouvait donner en exemple.Au surplus, il ne stait pas repos sur seslauriers. Il avait mme russi un coup plusfort que laffaire des tlphones. La Vu avaitpresque abandonn tout espoir de vendre sesservices au trs digne et trs conservateurNew York Times. Mais Fred alla de lavant etrussit dcrocher la timbale. Il avait gardle secret de cette affaire mme envers Mavis.Elle allait voir le rsultat, pour la premirefois, demain matin. Demain matin ! Zut !Grand-mre serait l. On pouvait mettre lamain au feu quelle ferait des remarques d-places et gcherait tout.

    Lorsquil sinterrogeait honntement,Fred se demandait sil aurait pous Mavissil avait connu sa grand-mre.

    Car le plus pnible, dans toute cette his-toire, tait que la grand-mre ne stait ja-mais adapte la Vu. Elle tait la seule

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  • personne que connaissaient Fred et Mavisqui regrettait encore les bons vieux jours ,comme elle les appelait, lpoque davant lergne de la Vu, et elle en discourait adnauseam. Elle et sa rengaine : On doitavoir la paix chez soi Charbonnier estmatre chez lui sil ne lui avait pas en-tendu dire cinq cents fois, il ne lui avait pasentendu dire une seule. Malheureusement, ilny avait pas seulement le fait que grand-mre tait une vieille toque qui ne voulaitpas vivre avec les progrs de lpoque. Ce quitait bien plus dlicat, cest quelle avait com-mis un dlit et que ce jour mme elle sortaitde prison aprs y avoir purg une peine decinq ans. Y avait-il un autre homme, ici, laSocit de Ventriloquie Universelle, qui et porter une telle croix ?

    Cependant, Fred et Mavis navaient cessde prvenir grand-mre que son grand gene lui viterait pas dtre jete en prison. Elletait devenue folle furieuse le jour o la Cour

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  • suprme des tats-Unis avait rendu sonjugement condamnant lutilisation et ladtention de bouche-oreilles. Ce fut le pointculminant dune longue lutte, terriblementcoteuse, quavait engage la Socit deVentriloquie Universelle. Au cours des an-nes o la Vu prenait de plus en plus dexten-sion, la vente des bouche-oreilles avait connuun accroissement rapide et juste en une pri-ode de pointe, alors que la Vu avait plus de3 000 clients, lAssociation Nationale desFabricants de Bouche-Oreilles avait eu lau-dace de lancer une norme campagne publi-citaire travers tout le pays, vantant lemrite des bouche-oreilles comme dfensesuprme contre la Vu. Le succs de cettecampagne fut tel que la Socit de Ventrilo-quie Universelle se trouva perdre descentaines de clients. Elle porta aussittplainte et pendant des annes le procstrana de tribunal en tribunal, dinstance eninstance. Les juges prouvrent certaines

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  • difficults rendre leurs jugements. Avec unmanque total de considration, une certainepartie de la presse parlait des auditionsforces perptuit . La compagnie Vuavait la quasi-certitude que les juges de laCour suprme taient des hommes senss,mais tant donn que son existence mmetait en jeu, lattente du jugement endernire instance fut assez nervante. EnfinlAssociation Nationale des Fabricants deBouche-Oreilles fut dclare coupable d at-teinte la libert de la publicit, contraire lesprit et la lettre de la Constitution destats-Unis .

    Grand-mre qui, lpoque, se trouvait envisite chez Fred et Mavis, bondit jusquauplafond. Elle spuisa et les puisa par sestirades contre la Vu et jura que jamais, ja-mais, au grand jamais, elle abandonneraitses bouche-oreilles.

    Les reprsentants de la Vu Washingtonrussirent trs rapidement obtenir que le

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  • jugement soit appliqu dans toute sa rigueur,et finalement, exactement comme le luiavaient prdit Fred et Mavis, grand-mre fitpartie de ce groupe de citoyens ridicules quifurent condamns des peines de prisonpour avoir viol la loi interdisant la dtentionet lusage de bouche-oreilles.

    Chacun sait que dans toutes les familles ily a toujours, selon lexpression connue : unsquelette dans le placard . Grand-mre en constituait un et dune importance trsgnante pour un dirigeant de l Vu.

    Fort heureusement, jusqu prsent, cesquelette tait rest enfoui dans son placard,car aucun moment pendant son procs, niaprs, grand-mre navait mentionn quelletait apparente un employ suprieur dela Socit de Ventriloquie Universelle.Cependant Fred et Mavis staient laiss ber-cer par un sentiment de fausse scurit. Ilsavaient espr que grand-mre mourrait enprison avant davoir purg sa peine et que

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  • par consquent le problme quelle leur po-sait serait rsolu. Et maintenant voil quilsavaient y faire face une fois de plus.Comment allaient-ils faire pour lui fermer lebec devant leurs amis et voisins ? Commentla persuader de partir loin, loin, et dallervivre dans quelque coin perdu ?

    La secrtaire de Fred interrompit sesmditations lugubres en lui apportant unepile de courrier bien plus importante quedhabitude.

    Il semble y avoir une raction dfavor-able du public au sujet de la nouvelle cam-pagne Airotsac Pratt . Dj quarante-septlettres de protestations lisez-les et pleurez chaudes larmes , dit-elle avec dsinvol-ture en repartant vers son bureau.

    Fred prit une des lettres dans le tas et lut :Messieurs,

    Comme la majorit des mres, jadmin-istre mon bb une dose d AirotsacPratt chaque fois quil pleure pour en

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  • avoir. Cependant, au cours de ces derniersjours, il ma sembl que bb pleurait bienplus souvent que dhabitude. Puis jentendisvotre nouvelle publicit Airotsac et com-pris immdiatement que ce ntait pas monbb, mais le bb Vu qui pleurait. Je croisvotre ide extrmement ingnieuse, mais jeme demande sil ne vous serait pas possibledemployer un autre bb, parce que celuique vous avez actuellement pleure dunefaon tellement identique au mien que jenarrive jamais distinguer si cest monbb moi qui veut sa dose d AirotsacPratt ou le bb Vu qui pleure pour fairede la publicit.

    Vous remerciant lavance de ce quilvous sera possible de faire pour remdier cet tat de choses, et avec tous mes souhaitspour la continuation de votre succs, je vousprsente, Messieurs, mes salutationsdistingues.

    MRS. MONA P. HAYES.

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  • Fred gmit et parcourut encore quelquesautres lettres. La chanson tait toujours lamme des mres ne sachant pas si ctaitleur bb ou le bb Vu qui pleurait et qui,par consquent, ne se rendaient plus du toutcompte sil fallait lui administrer le mdica-ment ou non. Crtines ! Pourquoi doncnavaient-elles pas suffisamment de bon senspour mettre le bb un bout de la maison etle flacon d Airotsac lautre bout, alorselles sauraient, daprs la direction dovenait le son, si ctait le vrai bb ou le bbpublicitaire qui pleurait ! Eh bien, il faudraittrouver un moyen quelconque pour re-mdier cet tat de choses , car on signalaitdj de nombreux bbs malades davoirconsomm des doses trop fortes du mdica-ment. La Socit de Ventriloquie Universellene dsirait certainement pas tre rendue re-sponsable de tous ces malaises de bbs.

    Sous la quarante-septime rclamation, iltrouva un mmo du vice-prsident du

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  • Service des ventes, le flicitant de la faonbrillante dont il avait men bien laffaireNew York Times. Ordinairement, ceci auraitt une journe marquer dune croixblanche, mais tant donn grand-mre et Airotsac Pratt , elle tait dj complte-ment gche.

    Pour Mavis, la journe ne se droulait pasnon plus dune faon trs heureuse.

    Elle se sentait mal laise, abattue, etpendant le court rpit entre la publicit dupetit djeuner et celle des articles de nettoy-age et dentretien, elle essaya danalyser sessentiments. Peut-tre tait-il exact que,comme laffirmait Fred, grand-mre exeraitune influence nfaste sur son entourage. Cenest pas quelle pouvait avoir raison, Maviscroyait en Fred parce quil tait son mari etcroyait en la Vu parce que ctait la socit laplus importante des tats-Unis. Nanmoins,cela la bouleversait lorsque Fred et grand-mre se disputaient, ce qui tait presque de

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  • rgle ds quils se trouvaient en prsence lunde lautre.

    Cependant, il se pourrait que cette fois-cigrand-mre ne soit plus aussi difficile manier. Peut-tre quen prison elle aurait ap-pris combien elle avait tort de sobstiner vouloir sopposer au progrs. Sur cette noteplus gaie, les mditations de Mavis furentbrusquement interrompues, car la bote depaillettes de savon scria :

    Bonjour maman ! Que diriez-vous defaire la vaisselle du petit djeuner en vous of-frant en mme temps un traitement de beau-t pour vos mains ? Vous savez bien, maman,quil nexiste pas dautre savon que le Si-Bril-lant, Si-Brillant, ici, sur cette tagre, pourvous soigner les mains en mme temps quevous faites la vaisselle. Si-Brillant attendpour vous aider. Aussi voulez-vous que nousnous y mettions ?

    Tout en faisant la vaisselle, Mavis se de-manda quel dessert elle pourrait bien

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  • prparer pour le dner. La veille elle avaitachet diffrentes marques nouvelles, et prsent, daprs ce quelle leur entendaitdire, toutes paraissaient tellement exquisesquelle ne savait plus laquelle essayer enpremier. La publicit pour les ingrdientsdune tarte aux pommes en conserve tait unsketch au sujet dun mari qui rentrait chez luiaprs une longue et fatigante journe detravail. En ouvrant la porte, il humait le fu-met de la tarte aux pommes et se prcipitaitdans la cuisine. Il soulevait sa femme dansses bras, la couvrait de baisers et lui disait : Ma chrie, unique au monde ! Celaparaissait trs prometteur Mavis, surtoutlorsque le commentateur dclara que toutemnagre qui commencerait la prparationde cette tarte aux pommes en conserve cetinstant mme, pouvait avoir la certitudequune scne absolument identique se re-produirait dans son foyer ce soir mme.

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  • Puis il y eut quelques couplets, vraimentbien tourns, de la bote contenant lemlange pour un gteau la crme, chantspar un trio d voix de femmes, avec un excel-lent orchestre swing en bruit de fond. Cescouplets linformaient que si elle avait com-mis limprudence de nacheter quune seulebote de cet excellent produit, elle devrait seprcipiter pour en acheter une autre, avantde commencer son gteau, car un seul de cesgteaux dlicieux ne serait certainement passuffisant pour toute sa famille affame. Lairtait trs entranant et Mavis se sentit mieux.Elle regarda sur ses rayons et, dcouvrantquelle navait quune seule bote de ceproduit, nota sur sa liste de commissionsden acheter une seconde.

    Puis la bote dentremets-express diffusaun slogan trs familial qui bouleversa com-pltement Mavis avec son :

    Mmmmmmmm oui ! Exactementcomme le faisait ma grand-mre !

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  • Aprs avoir cout encore plusieurs autresmissions, elle se dcida finalement ouvrirune bote dananas :

    Cest rapide ! Cest facile ! Oui, maman,vous navez qu me passer dans le r-frigrateur et me servir !

    tant donn ltat desprit de Mavis,ctait exactement ce quil lui fallait.

    Elle termina la vaisselle et tait sur lepoint de quitter la cuisine lorsque le bidondencaustique liquide scria :

    Mesdames, regardez vos planchers !Noubliez jamais que les autres vous jugentdaprs ltat de vos planchers ! Pouvez-voustre fires des vtres ? Sont-ils nets par-faits et reluisants ? Lamie lesprit le pluscritique, qui pourrait passer vous voir, nytrouverait-elle rien redire ?

    Mavis regarda le plancher. Certainementil avait besoin quelle sen occupe. Elle lepassa rapidement lencaustique schage

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  • rapide, reconnaissante la Vu, comme elleltait frquemment, de le lui avoir rappel.

    Puis, en une rapide succession, la Vu an-nona qu prsent il tait possible de donnerun clat plus durable, plus tincelant, lar-genterie ; se demanda si Mavis tait peut-tre coupable de O. C. (Odeur deCheveux) et ferait peut-tre bien de se laverles cheveux avant le retour de son mari ; luiconseilla trois reprises diffrentes de sedlasser un peu en buvant un verre de cola ;suggra quelle avait nglig ses ongles etpourrait bien passer une nouvelle couche devernis ; lui rappela que son dsodorisateurpermanent dappartement perdrait son ef-ficacit merveilleuse si elle ne le rechargeaitpas temps.

    Aussi, au dbut de laprs-midi, elle avaitdj fait son argenterie et nettoy lesfentres, stait lav les cheveux et verni lesongles, tait fermement dcide de faire cetaprs-midi mme une permanente froid

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  • sa fille Kitty, et stait abreuve de cola. Maiselle tait compltement puise.

    Ctait une responsabilit que dtrelpouse de lun des dirigeants de la Vu. Il fal-lait tre, en quelque sorte, un exemple pourle reste de la communaut. Seulement, par-fois, elle se sentait tellement fatigue Enpassant devant la porte ouverte de la salle debain, son regard se posa sur un nouveau flac-on de cachets que Fred venait dacheter. Ceflacon tait en train de dire :

    coutez, tous ! Vous savez que cest lemoment de la journe o vous avez besoindun remontant. Oui, je sais parfaitementque vous vous sentez abattus, fatigus,puiss. Allons, remettez un peu de toniquedans votre corps ! Tout ce quil vous reste faire, cest de dvisser mon couvercle, deprendre un cachet, de lavaler, et vous sen-tirez vos forces revenir aussitt, comme parmiracle !

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  • Mavis fut sur le point de suivre ce conseil,lorsquun flacon daspirine scria :

    Mon action est immdiate ! Et puis un flacon daspirine dune marque

    concurrente (pourquoi Fred persistait-il acheter dautres flacons alors que lancientait encore aux trois quarts plein ? cela nefaisait quaugmenter la confusion), glapit :

    Jagis deux fois plus rapidement ! De laspirine ! Brusquement Mavis se

    rendit compte que ctait exactement ce dontelle avait besoin. Elle tait en proie une mi-graine pouvantable, mais, mon Dieu ! com-ment savoir laquelle de ces deux marquesprendre ? Un cachet de chacun des flaconslui parut tre la seule solution quitable.

    Lorsque les enfants rentrrent de lcole,Kitty refusa net de se laisser faire la perman-ente avant davoir t au magasin avec samre, comme celle-ci le lui avait promis aupetit djeuner. Mavis se sentait presque in-capable de sy rendre. Comment grand-mre

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  • appelait-elle dj ce grand magasin o ils al-laient faire leur march ? Lenfer sur terre,lenfer roulettes, ou quelque chose dumme genre. Naturellement, Mavis com-prenait fort bien que des messages Vu simul-tans taient indispensables pour accorder chacun des produits sa chance de participeraux dpenses du client, mais cet aprs-midielle se serait vraiment passe de lobligationdaller faire des achats.

    Cependant, ayant fait une promesse cematin, il ny avait pas dautre moyen que desexcuter. Naturellement Billy les avait ac-compagnes les deux enfants adoraient al-ler au grand magasin plus que nimportequoi. Ils longrent les alles, entre les ray-ons, aux sons de :

    Essayez-moi Essayez-moi Voil leplus frais, le plus crmeux Maman ! Vosenfants madorent Enfants ! Demandez votre maman de choisir le paquet vert vif etrouge Je suis l, juste sous vos yeux, le

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  • dlicieux saindoux dont toutes vos amiesvous parlent

    Billy en couta autant quil put en passantdevant les comptoirs et souhaitait pour lamillime fois pouvoir couter la maison lesslogans publicitaires du type-magasin. Cer-tains taient aussi excellents que ceux dutype-consommateurs ! Il essayait constam-ment de persuader les contrleurs du grandmagasin de ne pas arracher les disques devente dans les paquets, mais ceux-cigrognaient toujours quils avaient lordre dele faire et navaient pas le temps de soccuperde lui. Ctait une des raisons pour lesquellesBilly avait dcid, depuis bien longtempsdj, de devenir un contrleur de grand ma-gasin quand il serait grand. Pensez donc !Non seulement il entendrait toute la journeles magnifiques missions publicitaires des-tines aux consommateurs et serait au cour-ant des toutes dernires nouveauts, mais ilentendrait galement les slogans de vente.

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  • tant donn quau cours de sa journe detravail, comme contrleur, il arracherait desmilliers de disques Achetez-moi , il pouv-ait parier quil russirait en glisser dans sapoche de temps en temps. Alors tous sesamis ne lenvieraient-ils pas dtre mmedcouter chez lui les missions rservespour la vente ?

    Ils arrivrent enfin au comptoir descrales et, comme toujours, les enfantsfurent transports de joie. Leurs visagestaient luisants dexcitation en prenant unebote aprs lautre pour mieux entendre lesmissions publicitaires. Il y avait des bruitsde fusillades, tous genres de craquements,des bruits secs dclatements ; il y avait degrands cris de : Plus croustillants ! Pluscroquants ! Plus stimulants ! Il y avait desappels moduls sadressant tout particulire-ment aux mres, au sujet de la valeur nutrit-ive plus grande et dnergie reconstitue. Il yavait des voix dathltes invitant les gosses

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  • en manger et devenir un des leurs. Il y avaitdes hennissements de chevaux et des bruitsexplosifs de fuses et davions raction. Il yavait des mlopes et des cow-boys et deschansons de montagnards et des accordonset des orchestres et des quartettes et des tri-os ! Pauvre Kitty ! Comment pourrait-ellejamais faire son choix ?

    Mavis attendit patiemment pendant vingtminutes, prenant plaisir la joie des enfants,quoique son mal de tte empirt de secondeen seconde. Finalement elle dit Kitty quiltait vraiment temps quelle se dcidt.

    Entendu, maman, je prendrai celle-cipour aujourdhui , dit Kitty.

    Elle approcha la bote de loreille de samre :

    coute, maman, nest-ce pas magni-fique ? Mavis entendit un cri de com-mandement vous dchirer le tympan : Enavant marrrche ! et puis ce qui luisembla tre le bruit dun millier dhommes

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  • dfilant au pas cadenc. Croque ! Croque !Croque ! Croque ! chantaient-ils lunisson, recouvrant le bruit de leurs bottestandis quun chur masculin entamait un re-frain au sujet de croquants marchant versvotre table, directement dans votre bol crales.

    Brusquement, inexplicablement, Mavissentit quelle serait incapable de supporterune chose pareille tous les matins.

    Non, Kitty, dit-elle plutt durement, jene veux pas que tu prennes cette marque-l.Je ne pourrai jamais couter tous ces bruitsde pas et tous ces hurlements au petitdjeuner.

    Le joli petit visage de Kitty se transformaen un nuage dorage et des larmes jaillirentde ses yeux.

    Je raconterai papa ce que tu viens dedire ! Je dirai papa que tu nas pas vouluque jachte cette marque !

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  • Mavis recouvra ses sens aussi vite queceux-ci lavaient abandonne.

    Je mexcuse, ma chrie. Je ne saisvraiment pas ce qui ma pris. Mais naturelle-ment tu peux avoir cette marque si tu y tiens.Cette publicit est excellente et toute nou-velle. Maintenant rentrons vite la maisonafin que je puisse te faire ta permanente av-ant larrive de grand-mre.

    Grand-mre arriva juste temps pour ledner. Elle embrassa chaleureusement lesenfants, quoiquils ne se souvinssent pasdelle, et parut tre heureuse de voir Mavis etFred. Mais ils ne tardrent pas remarquerquelle tait reste la mme vieille grand-mre. A table, elle essaya de hurler pourcouvrir de sa voix les missions publicitairesdu dner, jusqu ce que Mavis ft oblige dela prier de se taire, car la famille aurait man-qu toute cette belle publicit. En outre, ellefaillit russir leur gcher tout le plaisirquils prenaient la nouvelle campagne de

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  • Digrebien quils attendaient avec impa-tience depuis quelques jours dj.

    Fred savait que les enfants adoreraientcette nouvelle formule publicitaire. Il avaitun tube de Digrebien tout neuf dans sapoche, prt capter lmission et la dif-fuser. Ce fut minut dune faon parfaite. Alinstant mme o Fred avalait son derniermorceau dananas, il y eut un norme rot,personne ne pouvait sy tromper, ctait belet bien un rot. Mavis parut choque, mais semit rire avec les autres lorsquelle entenditune voix dhomme dire :

    Extrmement gnant, nest-ce pas ? Etsupposez que cela vous soit arriv vous ?Mais ce qui est pire cest le malaise que lonprouve en voulant retenir les gaz digestifs !Pourquoi risquer dtre embarrass ou res-sentir des malaises ? Prenez une tabletteDigrebien et vitez le risque de (le rot re-tentit une fois de plus, dchanant de nou-veau le fou rire chez les enfants). Oui, mes

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  • amis, assurez-vous que cela ne puisse pasvous arriver !

    Fred distribua des Digrebien chacun aumilieu des exclamations des enfants :

    Oh ! papa, je nen avais encore jamaisentendu de meilleure.

    Jattends demain soir avec impatiencepour le rentendre.

    Mavis opina : Ctait trs bien. Cela fait beaucoup def-

    fet. Cependant grand-mre prit son cachetDigrebien, le jeta par terre et lcrasa enpoudre sous son talon. Fred et Mavischangrent des regards dsesprs.

    Ce soir-l les enfants eurent la permissionde se coucher plus tard, pour leur permettrede bavarder avec leur bisaeule aprs la findes missions Vu onze heures. On leuravait racont quelle venait de rentrer dunlong voyage et maintenant quils lui posa-ient des questions sur ce quelle avait vu, elleinventait des histoires dendroits loigns

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  • quelle avait visits et o il ny avait pas deVu. Puis, tandis que les enfants com-menaient sennuyer, elle poursuivit enleur racontant des histoires de sa jeunesse,avant linvention de la Vu, bien avant, dit-elle, cette journe fatale o la Coursuprme ouvrit toutes les portes la Vu endcidant que mme les pauvres voyageursdautobus, sans dfense, devaient couter lesslogans publicitaires, que cela leur plaise ounon.

    Mais naimaient-ils pas entendre cettepublicit ? demanda Billy.

    Fred sourit intrieurement. Voil un gossequi promettait. Il tait vraiment bien. Grand-mre pourrait parler jusqu en perdre lesouffle, mais ce gosse-l, elle ne le conver-tirait pas son point de vue.

    Non, dit grand-mre, qui paraissait treterriblement triste, ils ne laimaient pas.

    Elle faisait des efforts vidents pour seressaisir.

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  • Vous savez, Fred, le commerce desspiritueux perd une bien belle occasion. Sil yavait une bouteille de vieille fine ici en cemoment, disant : Bois-moi ! Bois-moi ! ,je crois bien que je me laisserais tenter.

    Fred comprit lallusion et remplit troisverres.

    Au fait, dit Mavis en lanant un regardcharg de fiert vers son mari, cest engrande partie grce Fred que les choses ensont l. Les grandes socits de spiritueuxont plaid avec lui, lont suppli pendant desmois et des mois, ont offert des monceauxdargent et tout et tout, mais Fred sest ditque cela pourrait avoir une influence nfastedans les familles sil y avait, dans tous les in-trieurs, des bouteilles suppliant quon lesboive. Et je crois quil a raison. Il a refus devritables fortunes.

    En effet, cest splendide de la part deFred et je len flicite.

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  • Grand-mre avala son verre rapidementet consulta sa montre.

    Je crois que nous ferions mieux dallertous nous coucher maintenant. Tu mas lairbien fatigue, Mavis, et je suppose que, toutparticulirement dans cette maison, il faut selever ds les premires missions de la V-u.

    Certainement, cest ce que nous faisonsdhabitude, dit Mavis, puis tout excite elleajouta : Et je sais que pour demain matinFred nous a prpar une merveilleuse sur-prise. Un nouveau client quil a russi con-vaincre et il ne veut pas nous dire qui cest.Mais cest extrmement important et a db-ute demain.

    Le lendemain matin, les Bascom et grand-mre taient en train de sinstaller la tabledu petit djeuner, lorsque quelquun frappatrs fort la porte dentre.

    Voil la surprise ! scria Fred. Venez,tout le monde !

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  • Ils se prcipitrent tous vers la porte den-tre et Fred louvrit toute grande. Il ny avaitpersonne, mais le numro du New YorkTimes tait sur le perron et disait :

    Bonjour ! Voici votre New York Times !Naimeriez-vous pas me trouver votre portetous les jours ? Pensez un peu combien cestplus commode, combien vous

    Mavis attira Fred sur la pelouse o ilpouvait entendre ce quelle lui disait.

    Fred ! scria-t-elle, le New YorkTimes tu as russi avoir le New YorkTimes comme client ! Mais comment as-tubien pu ty prendre ?

    Les enfants dansaient autour de lui, leflicitant.

    Oh ! papa, mais cest magnifique ! Est-ce le journal qui a frapp la porte enarrivant ?

    Ouais ! dclara Fred avec une fiert bi-en justifie. Cela fait partie du message.Regarde, Mavis !

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  • Il fit un geste vers la rue. Dans les deuxdirections, aussi loin quils pouvaient voir,les familles taient agglutines sur lesmarches de leurs perrons coutant le NewYork Times.

    Lorsque lmission fut termine, le plusproche voisin cria : Cest une ide vous,Fred ?

    Je dois avouer que oui , rpliqua Freden riant.

    De tous cts on entendit : Du beau travail, Fred ! Mais cest magnifique ! Il faut vraiment dire que vous savez y

    tter, Fred ! Mais probablement seuls, lui et Mavis, se

    rendaient bien compte de ce que cela allaitsignifier au point de vue avancement.

    Sans tre remarque, grand-mre tait re-tourne dans la maison, monte dans sachambre et avait tir une petite bote dunede ses valises. Maintenant elle ressortait de

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  • la maison et sapprochait du groupe familialsur la pelouse.

    Pendant que vous tes encore dehors,nous pourrions peut-tre parler en entend-ant ce que nous disons. Jai une dclaration vous faire et je crois quil serait prfrable derenvoyer les enfants lintrieur de lamaison.

    Mavis demanda Kitty si elle navait paspeur de manquer la publicit de la nouvellebote de crales et les enfants partirent augrand galop pour disparatre dans la maison.

    Je ne peux supporter un jour de plus dececi, dclara grand-mre. Je regrette, mais jesuis oblige de vous quitter sur-le-champ.

    Mais, grand-mre, vous ne pouvez pasfaire a vous ne savez mme pas o aller !

    Ah ! vous croyez que je ne sais pas oaller ? Je retourne en prison. Cest vraimentle seul endroit possible pour moi. Jy ai desamis et cest lendroit le plus tranquille que jeconnaisse.

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  • Mais vous ne pouvez pas, commena dire Fred.

    Mais que si. Je peux ! rpliqua grand-mre.

    Elle ouvrit la main et leur montra la petitebote.

    Des bouche-oreilles ! Grand-mre !Cachez-les ! Vite ! O diable avez-vous pu entrouver !

    La grand-mre ignora la question deMavis.

    Je vais de ce pas tlphoner la policeet leur demander de venir marrter.

    Elle pivota sur ses talons et se dirigea versla maison.

    Mais elle ne peut pas faire a ! scriaFred sauvagement.

    Laisse-la faire, Fred. Du reste cela r-sout tous nos problmes et elle a parfaite-ment raison.

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  • Mais, Mavis, si elle appelle la police,toute la ville le saura. Je serai ruin !Empche-la de tlphoner et dis-lui quenous allons lemmener un autre poste depolice.

    Mavis rattrapa grand-mre avant quecelle-ci narrive auprs du tlphone et luiexpliqua la mauvaise passe dans laquelle setrouvait Fred, une lueur vicieuse apparutdans lil de grand-mre, mais disparut aus-sitt. Elle considra Mavis avec une certainetendresse et dit que ctait entendu condi-tion quelle puisse retourner en prison le plusvite possible.

    Ils mangrent leur petit djeuner en com-mun. Les enfants, fredonnant le couplet pub-licitaire de la nouvelle marque de crales,partirent pour lcole on leur raconterait cesoir que grand-mre tait partie faire unautre voyage et Mavis et Fred partirenten voiture vers une ville 75 kilomtres de

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  • l, avec grand-mre et ses bagages sur lesige arrire.

    Grand-mre tait heureuse et en paix,pensant, en coutant les rservoirs essencecrier quils devraient tre remplis et les bou-gies pleurer pour tre dcrasses et toutes lesautres pices demander tre vrifies ourpares ou remplaces, quelle entendait laVu pour la dernire fois.

    Mais lorsque les Bascom furent sur lechemin du retour, aprs avoir dpos grand-mre, lide vint subitement Fred. Dans sonexcitation il hurla :

    Mavis ! Nous avons t aveugles commedes chauves-souris !

    Que veux-tu dire, mon chri ? Aveugles, te dis-je, aveugles ! Je viens

    de penser grand-mre en prison et tousces milliers de gens dans les prisons et lespnitenciers, tous sans Vu. Ils nachtent ri-en, par consquent ils nont pas de Vu. Peux-

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  • tu imaginer quel effet dsastreux cela doitavoir sur leurs habitudes dacheteurs ?

    Oui, tu as raison Fred Cinq ou dix ouvingt ans sans faire dachats. Aprs un tempspareil ils doivent certainement avoir perdutoutes leurs habitudes dacheteurs.

    Elle rit et ajouta : Cependant je ne vois tout de mme pas

    comment nous pourrions remdier cet tatde choses.

    Et comment ! Mavis, il ne sagit passeulement des prisons, mon ide va pro-voquer une rvolution dans la Compagnie !Te rends-tu compte que depuis que la Vu at invente, nous avons toujours pens queles disques devaient tre attachs auxproduits. Pourquoi ? Au nom du Ciel, pour-quoi ? Pourquoi ne pourrions-nous pas pr-voir, disons une petite bote o lon garderaitles disques dans chaque cellule ? Ainsi lesprisonniers pourraient tout de mme en-tendre la Vu et, en quelque sorte, ceci leur

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  • viterait de perdre leurs habitudes dachet-eurs et, lorsquils sortiraient de prison, ils neseraient pas compltement la drive.

    Fred, je me demande ce que diraient lesservices pnitenciers. Il vous faudra obtenirleur collaboration. Je veux dire que ce seronteux qui seront chargs de distribuer lesdisques, nest-ce pas ?

    Mais Fred avait dj dpass tout a. Nous en ferons un service public, Mavis.

    Outre la Vu rgulire, nous intresserons ceci quelques annonceurs aux ides larges,quelques-uns de ces types des grandes so-cits qui adorent faire du bien. Ils serontsatisfaits simplement avec une trs courtepublicit pour leur produit et le reste dumessage pourra tre consacr au bien et lducation des prisonniers. Comme par ex-emple des petites confrences sur le thme Soyez honntes ou Le crime ne paiepas , ou encore Comment nous aimerionsles voir se conduire aprs avoir purg leur

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  • peine des choses qui rellement les pr-pareront de nouveau la vie en dehors desmurs de la prison. Impulsivement Mavismit sa main sur le bras de son mari et leserra. Ce ntait pas tonnant quelle soit sifire de son Fred ! Qui dautre que Fred Mavis cilla pour retenir ses larmes quidautre que Fred penserait immdiatementet en tout premier lieu non pas simplementau ct mercantile de laffaire, mais aussi aubien-tre et la rgnration de tous cespauvres prisonniers !

    Titre original : Captive audience.

    Mercury Press, 1953. Reprinted fromThe Magazine of Fantasy and Science-Fiction.

    Editions Opta, 1972, pour la traduction.

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  • DBUT DE CARRIRE

    par Dave Dryfoos

    La pyramide des ges est cet difice ima-ginaire dans lequel les dmographes fontsoutenir les adolescents par les enfants, lesadultes par les adolescents et les vieillardspar les adultes. La prolongation de la duremoyenne de la vie transforme la pyramideen poire, et les problmes du troisime gesont dj une ralit dans notre prsent.Quant lavenir

  • CE quil y a de bien dans un rveil lectro-nique cest que, si compliqu que soit sonmcanisme, si mlodieux son carillon ou siimportant lavertissement quil vous lance,quand il sonne avec insistance le matin, onpeut toujours appuyer sur un bouton pour lefaire taire. Cest exactement ce que faisaitchaque jour Boswell W. Budge.

    Mais il ne suffit pas dappuyer sur unbouton pour faire taire ses enfants, et cestainsi que, le matin le plus important de savie celui du 30 fvrier 2054 Bozzy fut r-veill, bien malgr lui, 08 00 prcises.

    Sa fille Sophie, ge de huit ans et djtrs petite femme, se contenta de secouer lelit dun geste ddaigneux. Mais Howard, sixans, viril et athltique, grimpa dessus poursasseoir sur lestomac de Bozzy. Ralph, lebb au sourire dor, donna un gros baiser son pre, partageant ainsi avec lui ce quisemblait tre de lor mais ntait que dujaune duf.

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  • Cest maman qui vous a envoys ici ?demanda Bozzy en regardant autour de luidun air souponneux, du seul il quil etencore russi ouvrir.

    Nous sommes venus parce que noustaimons bien , rpondit Sophie.

    Ce qui eut pour effet de faire ouvrir Bozzy son deuxime il.

    Merci, ma chrie, dit-il. Tu es trs gen-tille ou trs maligne. Et maintenant, si tuvoulais bien persuader Howard de descendrede mon estomac

    Je nai pas besoin quon me persuade,dclara Howard en se laissant glisser terreavec toutes les couvertures. A partir de main-tenant, tu nas qu me donner des ordres,papa. Parce que, demain, tu seras unAncien.

    Bozzy ne tenait pas penser cela pour lemoment. Allez dire votre mre que je suislev, ordonna-t-il. Et sortez vite de cette

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  • chambre pour que je puisse prendre monbain et mhabiller.

    Sophie sloigna en minaudant. Howardquitta la chambre au pas de course. Ralphsuivit sa sur et son frre en trottinant.

    Bozzy se leva. Ctait un homme replet,dune taille (un mtre quatre-vingt-cinq)lgrement au-dessous de la moyenne, auxyeux bleus et aux cheveux chtains clair-sems. Il avait atteint trs exactement lgede trente-neuf ans, onze mois et vingt-neufjours.

    Et ctait l le point noir : quarante ans,il devrait se mettre au travail. Aujourdhuimme il lui fallait prendre un emploi.

    Il en prouvait une grande crainte.Chassant de ses penses les crmonies

    venir, il concentra son esprit sur son bain su-p