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Tous droits réservés © Société d'histoire du théâtre du Québec, 1991 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 14 juil. 2021 08:47 L'Annuaire théâtral Revue québécoise d’études théâtrales « Michel Strogoff » de Jules Verne et Adolphe d’Ennery Succès remporté par la pièce à Québec entre 1900 et 1910 Christian Beaucage et Louis Bilodeau Numéro 10, automne 1991 URI : https://id.erudit.org/iderudit/041148ar DOI : https://doi.org/10.7202/041148ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Société d'histoire du théâtre du Québec ISSN 0827-0198 (imprimé) 1923-0893 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Beaucage, C. & Bilodeau, L. (1991). « Michel Strogoff » de Jules Verne et Adolphe d’Ennery : succès remporté par la pièce à Québec entre 1900 et 1910. L'Annuaire théâtral,(10), 159–171. https://doi.org/10.7202/041148ar

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Tous droits réservés © Société d'histoire du théâtre du Québec, 1991 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

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Document généré le 14 juil. 2021 08:47

L'Annuaire théâtralRevue québécoise d’études théâtrales

« Michel Strogoff » de Jules Verne et Adolphe d’EnnerySuccès remporté par la pièce à Québec entre 1900 et 1910Christian Beaucage et Louis Bilodeau

Numéro 10, automne 1991

URI : https://id.erudit.org/iderudit/041148arDOI : https://doi.org/10.7202/041148ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Société d'histoire du théâtre du Québec

ISSN0827-0198 (imprimé)1923-0893 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleBeaucage, C. & Bilodeau, L. (1991). « Michel Strogoff » de Jules Verne et Adolphed’Ennery : succès remporté par la pièce à Québec entre 1900 et 1910. L'Annuaire théâtral,(10), 159–171. https://doi.org/10.7202/041148ar

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Christian Beaucage Louis Bilodeau

«Michel Strogoff» de Jules Verne et Adolphe d'Ennery:

succès remporté par la pièce à Québec entre 1900 et 1910

JDe l'abondante production littéraire de Jules Verne, on ne retient habituellement que la somme romanesque à laquelle il a donné le titre — évocateur entre tous — des Voyages extraordinaires. De plus, on a souvent tendance à le considérer, avec une condescendance à peine voilée, comme un auteur pour la jeunesse. Or, c'est faire bien peu de cas de la diversité de son oeuvre et de l'intérêt, voire de la passion, qu'il a toujours suscités chez les lecteurs «adultes». Les quarante dernières années ont, à cet égard, grandement à réhabiliter l'image de Jules Verne: des critiques tels que Michel Butor, Michel Serres et Simone Vierne ont jeté sur son oeuvre un éclairage nouveau. Et pourtant, malgré l'essor des études verniennes, il n'en demeure pas moins que sa production théâtrale est, encore aujourd'hui, fort peu connue.

Car Jules Verne se lança d'abord dans la carrière de dramaturge et, à l'instar de bien des auteurs du XIXe siècle, aspirait à la gloire théâtrale, Seul ou en collaboration, il écrivit pas moins d'une quarantaine de pièces, dont 14 furent représentées de son vivant. Entre 1845 et 1890, il rédigea des comédies, des livrets d'opéras comiques, et adapta certains de ses romans pour la scène. De toutes ces oeuvres, bien peu remportèrent un réel succès, à l'exception de deux pièces, le Tour du monde en quatre-vingts jours et Michel Strogoff, qui obtinrent de grands triomphes. Il s'agit de deux adaptations de romans qu'il réalisa en collaboration avec

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Adolphe d'Ennery, un des maîtres incontestés du mélodrame, après Pixerécourt. Même si les deux pièces furent représentées au Québec dès la fin du XIXe siècle, nous nous limiterons, dans le cadre de cette étude, à Michel Strogoff, qui représente probablement la meilleure pièce de Verne et qui illustre bien l'importance du mélodrame à Québec au tournant du siècle. Nous retracerons d'abord la genèse de l'oeuvre, puis évoquerons sa création à Paris ainsi que l'accueil qui lui fut réservé. Dans un second temps, nous suivrons le courrier du tsar dans ses pérégrinations et verrons comment, des confins de la Sibérie orientale, il parvint jusqu'à Québec.

C'est en 1876 que le roman Michel Strogoff (d'abord intitulé le Courrier du Czar) paraît d'abord en feuilleton. Comme pour la majorité des oeuvres de Verne, celle-ci est publiée dans le Magasin d'éducation et de récréation, périodique dirigé par l'éditeur Pierre-Jules Hetzel, qui lança Verne en 1863 avec Cinq semaines en ballon. Le volume est mis en vente en 1876 et son succès dépasse si bien les prévisions que l'on songe immédiatement à le porter à la scène.

Les diverses péripéties de la genèse de la pièce furent longues et assez complexes. Plusieurs directeurs de théâtre intervinrent dans les négociations et quatre salles furent, à un moment ou l'autre, envisagées pour la création: la Porte-Saint-Martin, l'Odéon, la Gaîté et finalement le Châtelet. C'est d'abord à la Porte-Saint-Martin, où avait eu lieu en 1874 la première du Tour du monde en quatre-vingts jours, que Verne destine sa pièce Mais ce projet avorta et Félix Duquesnel (1832-1915) — alors directeur de l'Odéon — manifesta très rapidement son intérêt et voulut à tout prix être le grand responsable de la création de Michel Strogoff. Le sujet de la pièce ne devait certes pas lui déplaire puisqu'il venait de monter avec grand succès les Danicheff, autre pièce russe, d'Alexandre Dumas fils et Pierre Newski. Duquesnel visait l'Exposition universelle de 1878, mais parut insatisfait du texte que lui soumit Verne et préféra monter Joseph Balsamo de Dumas fils (d'après le roman de son père). En 1878, c'est encore la Porte-Saint-Martin qui joua du Verne: d'abord une reprise du Tour du monde, puis la création des Enfants du capitaine Grant, autre pièce écrite avec d'Ennery. Entre-temps, Dusquesnel, sur le

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point d'être évincé de l'Odéon, cherchait un nouveau théâtre pour monter Michel Strogoff.

Cest donc seulement en 1878, après bien des tergiversations, que Verne accepta de travailler avec d'Ennery. En effet, il n'éprouva jamais beaucoup de plaisir à collaborer avec l'auteur des Deux orphelines et c'est à contre-coeur qu'il se résolut, une nouvelle fois, à faire équipe avec d'Ennery. On ignore à peu près tout de la répartition des tâches, sinon que Verne rédigeait seul le synopsis de la pièce et qu'ensuite seulement commençait la véritable collaboration. Le travail avança lentement, si bien que c'est seulement en 1880 que la pièce — en 5 actes et 16 tableaux — était enfin terminée.

S'ils durent évidemment élaguer dans l'oeuvre romanesque, les deux auteurs en retinrent tout de même les principaux épisodes, tout en ménageant certains tableaux spectaculaires. Ainsi, plutôt que d'insister sur les multiples obstacles semés sur la route de Strogoff, la pièce déploie les fastes d'une réception impériale à Moscou, l'atmosphère exotique du camp tartare de Féofar-Khan ou le spectacle terrifiant de l'incendie de la ville d'Irkoutsk. De plus, la pièce exalte, jusqu'au paroxysme, les mêmes valeurs que celles du roman, soit l'amour filial et, en premier lieu, le dévouement à la patrie. C'est sans hésiter un seul instant que Strogoff accepte d'affronter les innombrables embûches que lui réservent les 5200 verstes entre Moscou et Irkoutsk: il fait son devoir «pour Dieu, pour le Czar, pour la patrie!».

Une fois la pièce écrite, il fallait songer à assurer sa création, ce que n'avait jamais perdu de vue Duquesnel: en 1880, il devint directeur associé du Châtelet, un des théâtres les plus vastes et les mieux équipés de Paris. C'est là, dans ce cadre qui seul pouvait lui convenir, que Michel Strogoff allait être enfin créé à la fin de l'année. Les répétitions, fort longues, nécessiteront un mois complet de relâche.

La première eut lieu le mercredi 17 novembre 1880, devant un public qui, aux dires des journalistes, était impatient de contempler les merveilles qu'on lui promettait depuis des mois. La représentation commença à 19

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h 30 et se termina, selon Francis Sarcey, chroniqueur théâtral du Temps, à 2 heures du matin. La presse commenta abondamment cet événement.

De la distribution originelle, deux noms à retenir. Le créateur de Michel Strogoff était un jeune comédien du nom de Marais. Il se tailla un beau succès grâce à ce rôle qu'il marqua profondément. Parmi les autres interprètes, figurait Marie Laurent, créatrice du rôle de Maria Strogoff. Elle était sans contredit l'artiste la plus célèbre de la distribution et Barbey d'Aurevilly la préférait à Marie Dorval. Elle se spécialisa dans les emplois de mères.

La scénographie et la mise en scène , quant à elles, firent couler beaucoup d'encre. Car il s'agissait d'une «pièce à grand spectacle» et les directeurs du Châtelet n'avaient certes pas lésiné sur cet aspect du drame: 16 tableaux, plusieurs changements de décors à vue, 400 figurants et 138 danseuses composaient cette «gigantesque folie»1. D'ailleurs, il ne faut pas se leurrer: ce sont les effets de mise en scène plus que le texte ou le jeu des acteurs qui attiraient les spectateurs. Dans presque tous les comptes rendus de la pièce, les journalistes insistent longuement sur la richesse absolument inouïe des décors et de la mise en scène. Tous s'entendent pour dire que Michel Strogoff dépasse, et de loin, ce que les théâtres parisiens ont pu offrir jusque-là à leurs spectateurs. Même les critiques les plus sévères, au premier rang desquels il faut placer Sarcey, reconnaissent qu'«on a rarement offert aux yeux un spectacle plus saisissant»2 et que les décorateurs se sont surpassés. Dans la chronique «Au jour le jour» du Temps, le journaliste, anonyme, résume bien le sentiment général:

Il n'est pas possible à la mise en scène d'aller plus loin. Les splendeurs de ces ballets, de ces défilés de Tartares, de Tziganes,

1 Edmond StouUing, Annales du théâtre et de la musique, Paris, G. Charpentier, 1881, p. 539.

2 Francisque Sarcey, «Chronique théâtrale», le Temps, 22 novembre 1880, p. 2.

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à travers une Sibérie aussi ensoleillée que l'Inde, font songer [...] aux aventures dignes des Mille et une Nuits3.

De même, pour Charles Darcours, du Journal illustré,

la mise en scène de cette attachante fiction recule les bornes du merveilleux. C'est une succession de tableaux d'une splendeur incomparable ou d'un réalisme terrible et qui défient toute description4.

Pour réaliser les seize tableaux de la pièce, la direction du Châtelet avait fait appel à une équipe de scénographes, parmi les plus fameux de Paris: Nézel, Rubé, Chapron, Lavastre, Carpezat, Chéret, Robecchi et Poisson. Deux tableaux, en particulier, obtinrent des commentaires dithyrambiques: la retraite aux flambeaux du premier acte et le panorama mouvant des rives de l'Angara. De tous les tableaux, c'est celui qui clôt le premier acte qui remporta le plus grand succès. Auguste Vitu, du Figaro, en donna une longue description:

Quoique placé au premier acte, dont il forme la seconde partie, ce seul tableau suffirait à appeler la foule pendant de longs mois dans la salle du Châtelet. Sous l'éclat contrastant des lanternes de couleur et de la lumière électrique, se déploie un immense ballet où figurent, dans leurs costumes originaux, les diverses nationalités du vaste empire des Czars [...]. À travers les mille entrelacements des quadrilles, dont le rythme est donné par des mélodies slaves, où la mélancolie du nord se joint à la grâce italienne, éclate un appel de trompettes et de tambours; c'est la retraite aux flambeaux qui commence, précédée par les gardavoï portant de hautes torches. Viennent ensuite les tambours aux brandebourgs d'or des grenadiers du régiment de Préobrajenski; après les tambours,, apparaissent, perchés sur leurs chevaux

3 «Au jour le jour», le Temps, 19 novembre 1880, p. 2. 4 Charles Darcours, «Beaux-arts et théâtres», Journal illustré, 28 novembre 1880.

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géants, les cuirassiers de l'Impératrice, à la cuirasse et au casque d'argent [...]. C'est le coup d'oeil le plus surprenant qu'ait jamais offert aucun théâtre; on a fait relever trois fois le rideau; et l'enthousiasme était si grand qu'il semblait devoir nuire au reste de la soirée5.

En somme, l'aspect purement décoratif de la production sut rallier à peu près tous les suffrages. Seul Sarcey trouva à redire sur la question: pour lui, cette débauche de couleurs, de riches étoffes et de mouvements scéniques constitue

un plaisir harassant. [...] Il est certain qu'on sort de là, les yeux perdus, aveugles, et avec un tournoiement douloureux d'images dans la tête. Trop de plaisir n'est plus du plaisir6.

En outre, Léon Chapron (du Gil Bias), de même que Sarcey, voient dans Michel Strogoff un exemple symptomatique et poussé à l'extrême d'une tendance qu'ils jugent extrêmement fâcheuse: la soumission sans cesse croissante du texte théâtral à la mise en scène:

Les décors et les costumes ont pris une telle importance au théâtre que le drame, si bien charpenté qu'il soit, ne semble plus être qu'un simple accessoire. L'action, alors même qu'elle est un puissant d'intérêt, est brusquement coupée par des ballets, des défilés et des calvacades. MM. Verne et d'Ennery ne sont plus que les très humbles collaborateurs de MM. Rubé et Chapron. Cette manière assez récente de comprendre l'art dramatique offre plus d'un inconvénient. Le premier, qui me dispensera d'énumérer les autres, est d'abord de tuer le drame tout net7.

5 Auguste Vitu, «Premières représentations», le Figaro, 18 novembre 1880, p. 3. 6 Francisque Sarcey, op. cit., p. 2. 7 Léon Chapron, «Premières représentations», Gii Bias, 19 novembre 1880, p. 2.

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Malgré ces commentaires sévères, le tout Paris se précipita au Châtelet pour admirer les fastes de Michel Strogoff. On joua sans interruption pendant toute une année et Ton donna 386 représentations. Par la suite, Michel Strogoff revient régulièrement à l'affiche jusqu'en 1939, soit 59 ans après sa création. Selon nos renseignements, l'oeuvre fut donnée en 2432 fois au Châtelet. Voilà pourquoi, lorsque les Ballets russes de Diaghilev s'y produisirent pour la première fois en 1909, la danseuse Karsavina eut l'impression de pénétrer dans le «temple de Michel Strogoff».

Sitôt après sa création à Paris, Michel Strogoff conquit de très nombreuses villes de province. Au Québec, et plus particulièrement dans la capitale, la pièce fut présentée à plusieurs reprises dans la première décennie du vingtième siècle et connut toujours un grand succès.

Ce succès s'explique d'abord par le genre auquel appartient l'oeuvre. En effet, le mélodrame trouva à Québec, dans la première décennie du XXe siècle, un terrain propice à son développement. Il nous semble même aujourd'hui la forme de spectacle qui contribua pour beaucoup à la naissance d'un public de théâtre à Québec8. Aussi, plutôt que d'interpréter le succès du mélodrame comme le triomphe d'un instrument d'hébétude ou de la culture populaire, nous proposons, au contraire, une lecture de cette pratique et de l'impact qu'elle a connu comme la maîtrise enfin accomplie de l'illusion totale. Notons que les mélodramaturges français surent véhiculer, dans une forme éminemment spectaculaire, une propagande morale, sociale et politique, capable de contrôler le plaisir des masses populaires9. Le caractère édifiant du mélodrame - les bons récompensés, les méchants punis - lui assura de surcroît les bonnes grâces du clergé québécois. À cet égard, la moralité de Michel Strogoff fut jugée irréprochable.

* C'est du moins l'hypothèse qui se trouve au coeur de la thèse de doctorat que prépare actuellement Christian Beaucage à l'Université Laval.

9 Voir Julia Przybos, l'Entreprise mélodramatique, Paris, José Corti, 1987, pp. 174-187.

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L'enthousiasme des spectateurs pour la pièce s'explique aussi, comme nous le verrons, par le fait qu'elle fut mise en scène et interprétée par des troupes françaises de Montréal dont les directeurs se gagnèrent rapidement la sympathie de la population locale. Les représentations de Michel Strogoff, au tournant du siècle, coïncidèrent presque toujours avec les tentatives des Julien Daoust, Paul Cazaneuve, Palmieri ou Léon-Alexandre Petitjean pour implanter un théâtre francophone professionnel et permanent dans la capitale.

Il suffit d'examiner la programmation des deux principaux théâtres de la ville de Québec du début du siècle, soit la salle Jacques-Cartier (emplacement de l'actuelle Bibliothèque Gabrielle-Roy) et l'Auditorium (actuel Capitol), pour constater la prédominance du mélodrame.

À cette époque, on ne peut pas encore parler de tradition théâtrale québécoise et le répertoire national était plutôt mince. Ainsi, les premières troupes de théâtre montréalaises qui voulurent monter des pièces en français durent faire appel aux oeuvres d'auteurs étrangers. On se rendit vite compte que seuls les comédies les plus anodines et surtout les mélodrames les plus moralisateurs assuraient de bonne recettes à l'entreprise théâtrale.

La succursale théâtrale, que constituait alors Québec, dut également souscrire aux choix artistiques de la métropole, au grand dam de certains «connaisseurs». Un citoyen exprimant son opinion dans le journal le Soleil de Québec en 1904, en avait long à dire sur «le mélodrame bien fait»:

On appelle mélodrame, paraît-il, certains ouvrages dramatiques et populaires visant à émouvoir la foule par l'accumulation de situations violentes et de péripéties imprévues [...] Mais allons, du mélodrame tous les soirs, à l'année, en anglais et en français, avouera-t-on que c'est du fanatisme. [...] Le mélodrame français est à peu près ce qu'il y a de plus pauvre, de plus plat en fait de littérature. [...] le mélodrame passera sans laisser de biens profonds souvenirs. Au contact de genres plus propres à développer le goût, on finira par comprendre que les

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Européens n'ont pas tort de rire de nous et de notre amour effréné pour le mélo. Il est bien vrai qu'ils ont pris dix à douze siècles pour se dégager l'esprit de cette passion-là; quand même nous prendrions dix ou douze ans. En attendant, vivons d'espérance... et de crimes10.

Cette déclaration ne parvint pas à ébranler la popularité d'un genre qui s'assura l'adhésion du public et l'indulgence du clergé. La violence du mélodrame, élément essentiel à l'effet cathartique, alerta moins l'opinion publique que les propos de certaines pièces jouées par la troupe de Sarah Bernhardt. C'est ce qu'apprit à ses dépens la Compagnie de l'Auditorium lorsque, en décembre 1905, elle osa faire venir «la Divine» malgré les condamnations du clergé. Le répertoire de Sarah Bernhardt (Angelo de Padoue de Hugo, la Dame aux camélias de Dumas fils, et sa propre version d'Adrienne Lecouvreur) fut en effet jugé inacceptable par l'archevêque de Québec. Si bien que le 31 décembre 1905, Monseigneur Bégin interdit aux fidèles, sous peine de leur refuser l'absolution, d'assister aux représentations théâtrales données à l'Auditorium. Le 10 janvier 1906, cette défense était levée puisque trois citoyens11 étaient nommés censeurs des pièces françaises devant être jouées dans le plus grand théâtre de Québec. Le Québec du début du vingtième siècle n'avait rien de cette France athée et moderne, symbolisée par Sarah Bernhardt; aussi, nos hommes de théâtre durent-ils privilégier le mélodrame au détriment de tout autre genre dramatique.

D'abord intégré à notre production théâtrale grâce à son contenu hautement moral, le mélodrame devint l'un des éléments dynamiques de notre insatitution théâtrale naissante: il permit au théâtre francophone de s'implanter définitivement à Montréal comme à Québec et de lutter contre l'envahissement du théâtre américain sur nos scènes. Sa dimension

10 «Propos de théâtre — Le mélodrame», le Soleil, 27 décembre 1904, p. 7. 11 P.-B. Dumoulin, banquier, Ferdinand Roy, avocat, et F.-X. Drouin, bâtonnier du

barreau de Québec.

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spectaculaire stimula les élans créateurs des metteurs en scène et souleva l'enthousiasme des spectateurs.

Si, au début du siècle, il fut ardu pour Montréal d'assurer la survie des troupes francophones et d'instaurer une tradition théâtrale autochtone, on peut imaginer les difficultés que rencontra l'institution théâtrale québécoise. Depuis quelques décennies, Québec souhaitait ardemment posséder sa «troupe permanente française». La Compagnie lyrique et dramatique des Antilles, dirigée par Alfred Maugard, qui se produisit entre 1871 et 1877 à la salle Jacques-Cartier, constitue la première tentative d'établissement d'un théâtre francophone dans la capitale. Toutefois, c'est seulement après 1900 que tous les espoirs furent permis: la construction de l'Auditorium, en 1903, dota la haute-ville d'un des théâtres les plus prestigieux d'Amérique, tandis que la salle Jacques-Cartier (dans la basse-ville) conservait toute sa popularité. Il y eut certes d'autres lieux consacrés au théâtre, mais la coexistence de ces deux grandes salles témoigne du dynamisme de l'activité théâtrale à Québec. Cependant la capitale ne possédait pas de compagnie théâtrale professionnelle et dut donc intéresser à sa cause les artistes de la métropole. Séduits par l'invitation, ou déchus de leur fonction à Montréal, certains chefs de troupe s'installèrent dans la ville pour tenter d'établir une troupe francophone permanente.

Qu'il s'agisse de Julien Daoust ou de Paul Cazaneuve, les directeurs ne vinrent pas à Québec pour créer de nouvelles productions: les pièces présentées dans les théâtres québécois avaient auparavant été applaudies à Montréal. Les troupes montréalaises qui s'installèrent temporairement à Québec présentèrent donc plusieurs mélodrames... toujours les mêmes.

Les premières représentations que nous ayons relevées de Michel Strogoff se donnent en septembre 1899 à la salle Jacques-Cartier (nommée alors Théâtre de la Gaieté) par une troupe montréalaise de passage dirigée par Julien Daoust. La pièce reçoit un accueil très favorable des quotidiens, qui insistent surtout sur sa valeur morale:

Nous avons assisté hier soir à la première représentation de Michel Strogoff. Cette représentation s'est terminée au milieu des

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applaudissements frénétiques du public. [...] Nous ne saurions trop encourager nos lecteurs à patroniser le théâtre de la Gaieté, qui cette fois ne nous donne que des ouvrages sains et moraux où peu­vent assister sans crainte toutes les familles12.

Ou encore:

Le spectacle est d'une moralité à toute épreuve, la pièce contient de grandes leçons et ne peut qu'exciter les masses à suivre le chemin de la vertu...13

Le 3 septembre 1904, Paul Cazeneuve quitte le théâtre National de Montréal et vient s'installer avec sa troupe à l'Auditorium. Il reprend se grands succès montréalais, tels les Trois Mousquetaires, Faust, les Deux Orphelines et Michel Strogoff, qu'il avait montés en janvier et novembre 1901. Encore une fois, le choix de l'oeuvre de Verne et d'Ennery est jugé très pertinent par la presse, qui lui trouve valeur d'actualité:

Au moment où la guerre russo-japonaise menace de détruire le système d'équilibre européen, la direction de l'Auditorium ne pouvait mettre à l'affiche une pièce qui eût plus d'à-propos que Michel Strogoff. Nous félicitons M. Paul Cazeneuve d'avoir fait un pareil choix pour inaugurer l'an de grâce 190514.

Mais ce succès s'avère insuffisant car les spectateurs manquent quelquefois à l'appel. Après moins d'un an, soit en mars 1905, la troupe doit plier bagages et retourner au Théâtre Français de Montréal.

12 «Michel Strogoff au Théâtre de la Gaieté. Immense succès», le Soleil, 12 septembre 1899, p. 8.

13 «Théâtre de la Gaieté», le Soleil, 15 septembre 1899, p. 2. 14 «Chronique de théâtre. Michel Strogoff à l'affiche», le Soleil, 31 décembre 1904,

p. 6.

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De passage à l'Auditorium de janvier à avril 1906, la Compagnie française Stock ou «Compagnie permanente de théâtre français» interprète elle aussi Michel Strogoff. Dirigée par le comédien Hauterive, et comptant parmi ses vedettes Léon-Alexandre Petitjean, la compagnie montréalaise fait renaître l'espoir de l'implantation d'une troupe francophone à Québec. À cette occasion, l'Événement va même jusqu'à prétendre que «Montréal ne pourra plus lutter. Nous aurons la meilleure troupe française au Canada»15. Or, la compagnie Stock quitte bien vite la capitale, la laissant dépourvue face à sa «concurrente».

Québec revoit encore Michel Strogoff à la salle Jacques-Cartier (rebaptisée Théâtre Populaire) en juin 1907 et en juin 1908. En 1907, des vedettes du Théâtre National de Montréal, Palmieri, Elzéar Hamel et Eugénie Verteuil, assurent une nouvelle fois le succès de la pièce. En 1908, enfin, c'est au tour du Théâtre Populaire, dont Julien Daoust est devenu le directeur artistique, de présenter l'oeuvre. Il ne fut plus question dans les annonces et comptes rendus de la pièce que de la brillante mise en scène du spectacle.

La semaine prochaine, on donnera à notre théâtre français le célèbre drame à sensation Michel Strogoff [...]. La pièce sera montée avec un grand luxe de décors et de costumes. Les amateurs de pièces à grand spectacle ne doivent pas manquer ce superbe drame16.

«La mise en scène, réglée par M. Julien Daoust, est absolument merveilleuse, les costumes très riches. Ne manquons pas cette belle pièce»17. Malgré un discours critique encore peu articulé, le véritable impact de la représentation de Michel Strogoff à Québec et,

15 «À l'Auditorium», l'Événement, 26 février 1906, p. 2. 10 Anonyme, «Michel Strogoff», l'Événement, 4 juin 1908, p. 6. 17 Anonyme, «Un gros succès: Michel Strogoff au Populaire», l'Événement, 10 juin

1908, p. 6.

Page 14: « Michel Strogoff » de Jules Verne et Adolphe d’Ennery : succès … · MICHEL STROGOFF 159 Christian Beaucage Louis Bilodeau «Michel Strogoff» de Jules Verne et Adolphe d'Ennery:

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probablement, son réel succès résident dans ce regard que, finalement, on lui porta.

En l'espace de dix ans, Michel Strogoff connut à Québec une trentaine de représentations. L'oeuvre de Verne et d'Ennery ne brille guère par son originalité et ne révolutionna certes pas l'histoire du théâtre, mais elle représente un bon exemple du répertoire de toute une époque et illustre bien les goûts d'un public nombreux qui ne savait pas encore prendre de recul par rapport au jeu théâtral. Les mélodrames, et principalement ceux de d'Ennery, jouirent toujours de la faveur des spectateurs de Québec et seul le théâtre religieux de Julien Daoust parvint à les surclasser. Le mélodrame rassembla tous les publics et on peut affirmer qu'il contribua largement à l'éclosion de l'activité théâtrale francophone à Québec. Mais traiter ici du pouvoir de séduction du genre, de l'engouement d'un public enfin comblé et mesurer le succès au nombre de spectateurs et représentations est-il suffisant pour nous autoriser à considérer le mélodrame (et les variétés, avec lesquelles il tenait le haut du pavé), comme la véritable réussite de l'activité théâtrale au tournant du siècle?